Article Volume 55:3

Les rapports entre le droit administratif et les droits et libertés : la révision judiciaire ou le contrôle constitutionnel ?

Table of Contents

McGill Law Journal ~ Revue de droit de McGill

LES RAPPORTS ENTRE LE DROIT ADMINISTRATIF ET
LES DROITS ET LIBERTS : LA RVISION JUDICIAIRE OU

LE CONTRLE CONSTITUTIONNEL ?

Stphane Bernatchez *

Lauteur propose de revisiter larrt Roncarelli
c. Duplessis pour rpondre la question suivante :
dans lhypothse o le droit administratif et le droit
constitutionnel sont susceptibles de fournir la solu-
tion un litige, celui-ci doit-il tre rsolu en ayant re-
cours au critre de latteinte minimale tir du test de
larrt R. c. Oakes, propre au droit constitutionnel, ou
aux rgles de la rvision judiciaire du droit adminis-
tratif ? Comme elle encourage lautoreproduction
normative, la logique de laccommodement raisonna-
ble respecte davantage le mouvement initi par
larrt Roncarelli.

Lauteur sintresse dabord au mouvement
de procduralisation rflexive des dispositifs de
gouvernance dmocratique amorc par lar-
rt Roncarelli. Lauteur examine
le raison-
nement des juges dissidentes Deschamps et
Abella dans larrt Multani c. Commission sco-
laire Marguerite-Bourgeoys, rendu par la Cour
suprme du Canada en 2006, prcisant que cest
leur approche, celle de laccommodement rai-
sonnable, qui prvaut depuis. Sappuyant ensui-
te sur lanalyse de divers auteurs, il suggre que
la dmarche de laccommodement raisonnable
est plus approprie puisquelle invite les parties
construire la signification et la porte de la
norme qui doit les rgir, leur permettant ainsi
didentifier des solutions qui encouragent da-
vantage le vivre-ensemble.

The author re-examines the decision in
Roncarelli v. Duplessis in order to answer the
following question: if administrative and consti-
tutional law can both provide the solution to a
given case, should the issue be resolved through
a constitutional law approach, namely; the
minimal impairment test developed in R. v.
Oakes, or through the undue hardship criterion
taken from the obligation of reasonable accom-
modation and usually associated with adminis-
trative law? Since it encourages normative self-
reference, the reasonable accommodation ap-
proach more greatly respects the movement ini-
tiated by the Roncarelli decision.

The author first examines the movement of
reflexive proceduralization of the means of de-
mocratic governance that emerged from Ron-
carelli. He analyzes the reasoning underpinning
the minority opinion of Justices Deschamps and
Abella in the Multani v. Commission scolaire
Marguerite-Bourgeoys
judgment by the Su-
preme Court of Canada in 2006, and notes that
it is their approach, based on the reasonable ac-
commodation framework, that has been applied
since then. Based on the work of various au-
thors, he then suggests that the reasonable ac-
commodation method is more appropriate, as it
allows parties to construct and determine the
meaning and the scope of the norm that governs
them, thus giving them the opportunity to iden-
tify solutions that favour living together.

* Professeur agrg, Facult de droit de lUniversit de Sherbrooke. Lauteur remercie la
professeure Genevive Cartier pour ses commentaires pertinents sur une version
prliminaire de ce texte.

Citation: (2010) 55 McGill L.J. 641 ~ Rfrence : (2010) 55 R.D. McGill 641

Stphane Bernatchez 2010

642 (2010) 55 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL

Introduction

I.

II.

Les principes constitutionnels sous-jacents

La priorit du droit administratif ?
A. Lexemple de larrt Multani
B. La thorie du droit

Conclusion

643

644

647
647
655

658

LA RVISION JUDICIAIRE OU LE CONTRLE CONSTITUTIONNEL ? 643

la question des rapports quentretiennent

Introduction
Rendu lpoque de lmergence de ltat providence et de la monte
en corollaire du droit administratif, larrt Roncarelli c. Duplessis1 soulve
notamment
le droit
administratif et le droit constitutionnel. Larrt survient durant la priode
processualiste inaugure en 1938 par la dcision de la Cour suprme des
tats-Unis dans laffaire United States v. Carolene Products2. Cette
dcision va gnrer une dynamique de transformation du droit
administratif et de la fonction de juger. Le juge va, ds lors, simposer
comme larbitre du processus rgulatoire pour crer les conditions
ncessaires la ralisation effective du respect d aux droits. Sinaugure,
ds ce moment, une priode dactivisme judiciaire qui va tenter de
rpondre la crise du modle rgulatoire de nos tats sociaux. Larrt
Roncarelli constitue cet gard, pour reprendre les termes de Lon L.
Fuller, the entreprise of subjecting human conduct to the governance of
rules 3.
jurisprudence rcente a bien montr que certaines des

La
interrogations souleves par la Cour suprme du Canada en 1959
conservent encore leur pertinence aujourdhui, mme si daucuns
sinterrogent maintenant sur le dpassement des catgories juridiques
traditionnellement consacres dans ce domaine4. Depuis Roncarelli, en
effet, non seulement le droit administratif sest-il considrablement
dvelopp, mais le droit positif, qui a t tabli pendant cette priode,
parat dj remis en cause par certaines volutions contemporaines, dont
le phnomne de la mondialisation5.
Un demi-sicle plus tard, le recours aux principes de la rvision
judiciaire du droit administratif continue de faire lobjet de litiges, comme
en tmoigne la jurisprudence rcente des tribunaux canadiens. Parmi les
questions qui sont aujourdhui abordes, celle de lintgration des droits et
liberts dans le droit administratif est lune des plus importantes.
Applaudie par les uns, critique par les autres6, cette bifurcation du

1 [1959] R.C.S. 121, 16 D.L.R. (2e) 689 [Roncarelli avec renvois aux R.C.S.].
2 304 U.S. 144 (1938).
3 Lon L. Fuller, The Morality of Law, d. rv., New Haven, Yale University Press, 1969

la p. 96.

4 Voir gnralement Daniel Mockle, La gouvernance, le droit et ltat : la question du

droit dans la gouvernance publique, Bruxelles, Bruylant, 2007.

5 Voir gnralement Karim Benyekhlef avec la collaboration de Antonia Pereira de
Sousa, Mathieu Amouroux et Karim Seffar, Une possible histoire de la norme : les
normativits mergentes de la mondialisation, Montral, Thmis, 2008.

6 Voir Michael Taggart, Porportionality, Deference, Wednesbury (2008) N.Z.L. Rev.
423 ; Murray Hunt, Against Bifurcation dans David Dyzenhaus, Murray Hunt et

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droit administratif en direction de la logique des droits et liberts peut
tre comprise au dpart de larrt Roncarelli, qui sinscrit dans une
priode o la jurisprudence de la Cour suprme du Canada est reconnue
pour avoir donn effet une reconnaissance implicite des droits et
liberts.
En consquence, nous voudrions soulever ici la difficult que peuvent
reprsenter les rapports entre le droit administratif et le droit
constitutionnel. Plus prcisment, la question pose est la suivante : dans
lhypothse o les deux domaines sont susceptibles de fournir la solution
un litige, celui-ci doit-il tre rsolu en ayant recours aux rgles de la
rvision judiciaire du droit administratif plutt qu celles de la justification
constitutionnelle propres au contrle judiciaire de constitutionnalit ? Cette
question sinspire dune relecture contemporaine de larrt Roncarelli la
lumire de la jurisprudence rcente de la Cour suprme du Canada. Pour
y rpondre, nous examinerons dabord lusage judiciaire des principes
constitutionnels (I), pour ensuite proposer une rponse fonde sur ltude
de larrt Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys7 et
lanalyse de la thorie du droit (II).

I. Les principes constitutionnels sous-jacents
valu dans la perspective constitutionnelle et avec le recul de cinq
dcennies, larrt Roncarelli semble avoir influenc la jurisprudence
ultrieure de la Cour suprme du Canada dans le recours par les
tribunaux aux principes constitutionnels qui sous-tendent la Constitution.
Tout en assurant une certaine protection implicite de la libert de
religion, cet arrt marque une ouverture vers lutilisation des principes
sous-jacents comme sources de droit constitutionnel. Le clbre passage
du juge Rand mrite dtre rappel :

That, in the presence of expanding administrative regulation of eco-
nomic activities, such a step and its consequences are to be suffered
by the victim without recourse or remedy, that an administration ac-
cording to law is to be superseded by action dictated by and accord-
ing to the arbitrary likes, dislikes and irrelevant purposes of public
officers acting beyond their duty, would signalize the beginning of
disintegration of the rule of law as a fundamental postulate of our
constitutional structure8.

Cette mention de
le maintien du rgime
constitutionnel, de prserver le principe de la primaut du droit afin de
faire obstacle larbitraire constitue un premier moment du tournant

limportance, pour

Grant Huscroft, dir., A Simple Common Lawyer: Essays in Honour of Michael Taggart,
Portland (Or.), Hart, 2009, 99.

7 2006 CSC 6, [2006] 1 R.C.S. 256, 264 D.L.R. (4e) 577 [Multani].
8 Roncarelli, supra note 1 la p. 142.

LA RVISION JUDICIAIRE OU LE CONTRLE CONSTITUTIONNEL ? 645

dfinitif que prendra ultrieurement la Cour suprme du Canada dans le
recours aux principes constitutionnels9. Dans le Renvoi relatif aux droits
linguistiques au Manitoba, la Cour rsume comme suit ce sens premier du
principe de la primaut du droit : [L]e droit est au-dessus des autorits
gouvernementales aussi bien que du simple citoyen et exclut, par
consquent, linfluence de larbitraire 10. Semblant considrer que la
Constitution forme un systme complet et ferm, la Cour dira aussi que le
prambule de la Loi constitutionnelle de 186711 invite les tribunaux
transformer ces principes en prmisses dune thse constitutionnelle qui
amne combler
les vides des dispositions expresses du texte
constitutionnel 12 :

En tant que tel, le prambule est non seulement une clef permettant
dinterprter les dispositions expresses de la Loi constitutionnelle de
1867, mais galement une invitation utiliser ces principes
structurels pour combler les lacunes des termes exprs du texte
constitutionnel. Il est le moyen qui permet de donner force de loi la
logique qui sous-tend la Loi13.

la pntration de

ils remplissent une

ltat administratif par

Dans larrt Roncarelli, le juge Rand amorce le mouvement de
procduralisation rflexive des dispositifs de gouvernance dmocratique
avec
les exigences
constitutionnelles relatives aux principes sous-jacents et aux droits
fondamentaux. La procduralisation rflexive peut se comprendre ici la
fois dans le sens de la thorie systmique et dans lacception formule par
la thorie pragmatiste. Ainsi, les principes et les droits ont un double lien
avec la rflexivit.
Dune part,
fonction dautorvision ou
dautoreproduction du droit, en ce quils permettent au systme juridique,
sous leffet de lun de ses lments internes, de remettre en question
certaines de ses propres rgles. Cest ce que la thorie systmique dcrit
comme le mouvement dautopose. La thorie systmique confre un sens
important la rflexivit, comme lexplique Louise Lalonde :

Ce droit rflexif se conoit alors dans une perspective systmique
dautoreproduction du droit. Ainsi, la rflexivit du droit peut
notamment tre comprise comme son accs dans sa propre

9 Sur lusage judiciaire des principes, voir Danielle Pinard, Certaines utilisations de
principes constitutionnels implicites par la Cour suprme du Canada (2007) 55
Jahrbuch des ffentlichen Rechts der Gegenwart 625.

10 Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721 la p. 748, 19

D.L.R. (4e) 1.

11 (R.-U.), 30 & 31 Vict., c. 3, reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 5.
12 Renvoi relatif la rmunration des juges de la Cour provinciale de lle-du-Prince-
douard, [1997] 3 R.C.S. 3 au para. 104, 150 D.L.R. (4e) 577 [Renvoi relatif aux juges de
la Cour provinciale].

13 Ibid. au para. 95.

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construction aux autres systmes sociaux et une certaine
contextualisation son environnement dapplication dont la finalit
est sa reproduction, ou son auto-reproduction. Lusage des acteurs
sert la construction du systme et les acteurs ne sont pas les
architectes de ce systme14.

Dautre part, des dispositifs institutionnels favorisant la participation
des acteurs sont bien souvent associs aux principes constitutionnels, tel
celui de la primaut du droit. Dans ce second sens, la rflexivit se
conoit comme convoquant ncessairement les acteurs, et non seulement
leur participation, mais leur construction du sens de la norme 15. Dans la
foule de larrt Roncarelli, il a fallu prvoir les conditions lgales
auxquelles un permis dalcool peut tre retir un restaurateur. Dans le
Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, la Cour suprme du
Canada, qui invalidait dun seul coup prs de cent ans de lgislation
provinciale en raison de son caractre unilingue anglais, a opt pour une
dclaration dinvalidit avec effet suspendu, qui a eu pour consquence de
renvoyer au lgislateur la responsabilit de procder la traduction des
lois provinciales. Par ailleurs, cest une vritable ngociation raisonne
que la Cour a convi les parties dans le Renvoi relatif aux juges de la Cour
provinciale16 ainsi que dans le Renvoi relatif la scession du Qubec17.
Dans le premier cas, la Cour se dit davis que la Constitution exige la mise
en place dun dispositif institutionnel. Il sagit plus prcisment de
lobligation de crer des commissions indpendantes charges dexaminer
la rmunration des juges par lesquelles les parties pourront tre
consultes et discuteront sans pour autant quil ne sagisse de
ngociations directes entre le gouvernement et le pouvoir judiciaire, ce qui
serait contraire au principe de lindpendance judiciaire. Dans le second
cas, le processus de scession dict par la Cour impose aux parties des
obligations de ngociation la suite dun rfrendum rpondant
certaines exigences de clart.

Par une comprhension plus approfondie de la thorie de la norme,
dont lapplication exige la construction collective de son sens, la thorie du

14 Louise Lalonde, La parole des citoyens interpelle par les lois exigence de rflexivit,
quels usage(s) et quelle(s) parole(s) ? dans Vincente Fortier et Sbastien Lebel-
Grenier, dir., La parole et le droit. Rencontres juridiques Montpellier-Sherbrooke, juin
2008, Sherbrooke, ditions Revue de Droit de lUniversit de Sherbrooke, 2009, 25 la
p. 31. Voir aussi Niklas Luhmann, Le droit comme systme social (1989) 11-12 Dr. et
Soc. 53 ; Gunther Teubner, Droit et rflexivit : lauto-rfrence en droit et dans
lorganisation, trad. par Nathalie Boucquey avec la collaboration de Gaby Maier,
Bruxelles et Paris, Bruylant et Libraire gnrale de droit et de jurisprudence, 1996.

15 Lalonde, supra note 14 la p. 28.
16 Pour une analyse critique, voir Jean Leclair et Yves-Marie Morissette, Lindpendance
la Cour suprme : reconstruction historique douteuse et thorie

judiciaire et
constitutionnelle de complaisance (1998) 36 Osgoode Hall L.J. 485.

17 [1998] 2 R.C.S. 217, 161 D.L.R. (4e) 385.

LA RVISION JUDICIAIRE OU LE CONTRLE CONSTITUTIONNEL ? 647

droit rejoint la thorie de la gouvernance, plus prcisment dans le
potentiel de rflexivit des normes juridiques18. Cette question sera
examine plus loin.

II. La priorit du droit administratif ?

Par le recours au principe constitutionnel de la primaut du droit
lencontre dune dcision administrative, larrt Roncarelli soulve la
question des rapports entre
le droit
constitutionnel. Sur ce point, la jurisprudence rcente suggre que le droit
administratif cde le pas au droit constitutionnel pour rsoudre un litige
qui relve la fois de lun et de lautre. Cette valuation doit toutefois tre
situe dans le contexte contemporain : la priode durant laquelle larrt a
t rendu tait marque par le dveloppement de ltat administratif,
alors que nous avons depuis travers lre des droits fondamentaux
constitutionnaliss.

le droit administratif et

A. Lexemple de larrt Multani

Selon la Cour suprme du Canada, la question souleve dans larrt
Multani19 aurait pu se comprendre et sanalyser tant dans la perspective
du droit constitutionnel que dans celle du droit administratif. Il sagissait
de dterminer si la dcision dun conseil dune commission scolaire
interdisant un des lves de porter un kirpan lcole, tel que le
requiert sa croyance subjective, portait atteinte sa libert de religion.
Parmi les huit juges de la Cour stant prononcs dans cet arrt, seules les
juges Deschamps et Abella ont opt pour une analyse fonde sur le droit
administratif.
Avant danalyser cet arrt, il convient de prciser que ce ntait pas la
premire fois que des juges de la Cour proposaient de sen remettre au
droit administratif plutt quau droit constitutionnel pour rsoudre ce
type de litige. En effet, on retrouve dans la jurisprudence des traces de
cette approche de minimalisme judiciaire, laquelle propose de rsoudre

18 Voir Jacques Lenoble et Marc Maesschalck, Laction des normes : lments pour une
thorie de la gouvernance, Sherbrooke, ditions Revue de Droit de lUniversit de
Sherbrooke, 2009.

19 Supra note 7. Il convient de soulever le problme du caractre heuristique de cet arrt
pour les fins de la prsente analyse, car ce litige aurait pu recevoir un traitement
diffrent, quasi-constitutionnel, en vertu du droit lgalit et de la protection contre la
discrimination garantis par larticle 10 de la Charte des droits et liberts de la personne
(L.R.Q. c. C-12 [Charte qubcoise]). Bien quil ne soit pas possible den faire ici la
dmonstration, cette voie quasi constitutionnelle semblait pourtant prfrable, pour les
raisons qui seront prsentes dans ce qui suit.

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une question en ayant recours au moyen le moins ambitieux ou difficile20.
Il ne saurait sagir ici de prtendre que les rgles du droit administratif
sont simples : en tmoigne notamment la question des normes de contrle
judiciaire qui continue de faire lobjet de dcisions nombreuses et
complexes21. Nanmoins, sagissant dune dcision dun organisme
tatique ou public, le droit administratif semble offrir une adquation plus
immdiate avec lobjet du litige. En ce sens, le droit administratif
reprsente une voie dcisionnelle moins gnrale rpondant, sur les plans
conceptuel et analytique, une sorte de principe de subsidiarit.
Dans larrt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyennet et de
lImmigration), la juge LHeureux-Dub, qui crit au nom de ses collgues
Gonthier, McLachlin, Bastarache et Binnie, retient la voie du droit
administratif pour rpondre la question en litige. Elle crit sans
ambages :

Comme, mon avis, lappel peut tre tranch en vertu des
principes du droit administratif et de linterprtation des lois, il nest
pas ncessaire dexaminer les divers moyens fonds sur la Charte qui
ont t invoqus par lappelante et les intervenants qui lont
appuye22.

Au surplus, cet arrt dmontre que, loin dexclure les arguments reposant
sur la Charte canadienne des droits et liberts23, lanalyse fonde sur le
droit administratif en incorpore les principes. En effet, il y est reconnu
que,

mme si, en gnral, il sera accord un grand respect aux dcisions
discrtionnaires, il faut que le pouvoir discrtionnaire soit exerc
conformment aux limites imposes dans la loi, aux principes de la
primaut du droit, aux principes du droit administratif, aux valeurs
fondamentales de la socit canadienne, et aux principes de la
Charte24.

En ce sens, larrt Roncarelli illustre bien quel point il est difficile de
concevoir quune dcision administrative puisse tre maintenue si elle
enfreint des principes constitutionnels, tels que celui de la primaut du
droit.

20 Voir Cass R. Sunstein, One Case at a Time: Judicial Minimalism on the Supreme Court,

Cambridge, Harvard University Press, 1999.

21 Voir notamment Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190,
291 D.L.R. (4e) 577 ; Canada (Ministre de la Citoyennet et de lImmigration) c. Khosa,
2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, 309 D.L.R. (4e) 1 ; Lhonorable Louis LeBel, De
Dunsmuir Khosa (2010) 55 R.D. McGill 311.

22 Baker c. Canada (Ministre de la Citoyennet et de lImmigration), [1999] 2 R.C.S. 817 au

para. 11, 174 D.L.R. (4e) 193 [Baker].

23 Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant lannexe B de la Loi de 1982 sur

le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 [Charte canadienne].

24 Baker, supra note 22 au para. 56.

LA RVISION JUDICIAIRE OU LE CONTRLE CONSTITUTIONNEL ? 649

En apparence simple, le choix entre le droit constitutionnel et le droit
administratif a nanmoins divis les juges de la Cour suprme du Canada
dans larrt Multani. La majorit dentre eux a opt pour la voie
constitutionnelle en refusant de dissoudre les normes du droit
constitutionnel dans celles du droit administratif 25, alors que les juges
Deschamps et Abella ont plutt choisi la dmarche et les rgles de la
rvision judiciaire propres au droit administratif :

notre avis, la grille du droit administratif doit tre prserve pour
la rvision des dcisions et ordonnances des organismes
administratifs. Lanalyse de
constitutionnelle
simpose par ailleurs lorsquil sagit de contrler la validit ou
lopposabilit dune norme comme une loi, un rglement ou une autre
rgle dapplication gnrale de cette nature26.

justification

la

Les critres qui semblent les plus appropris pour justifier un pareil

choix concernent ladquation de la mthode avec le litige et lautonomie
de chaque domaine en cause. Ainsi, les juges Deschamps et Abella
dterminent dabord la norme de contrle judiciaire applicable, justifiant
par la suite lapproche quelles privilgient :

notre avis, le litige est rsolu de faon plus adquate en ayant
recours aux rgles de la rvision judiciaire du droit administratif
plutt qu celles de la justification constitutionnelle. Deux motifs
principaux commandent, selon nous, dappliquer une analyse fonde
sur le droit administratif. Premirement, le recours la justification
constitutionnelle est conu pour valuer une norme dapplication
gnrale, comme une loi ou un rglement. La grille danalyse
labore spcifiquement dans ce contexte ne peut tre importe
facilement lorsquil sagit dvaluer la validit dune dcision rendue
par un organisme administratif mme lorsquil sagit dune question
mettant en cause des droits de la personne. Dans un tel cas, cest
lanalyse du droit administratif qui est
la mieux adapte.
Deuximement, le choix de lanalyse fonde sur les rgles du droit
administratif permet dviter les difficults inhrentes la confusion
des rgles de la justification constitutionnelle et de celles du droit
administratif. Il permet aussi de prserver les outils spcifiques
dvelopps dans chacun des domaines27.

Pour justifier encore davantage le besoin de conserver le caractre
distinct de lapproche fonde sur le droit administratif 28, les juges
Deschamps et Abella invoquent la question du chevauchement apparent
des concepts datteinte minimale et daccommodement raisonnable. Selon
lopinion rdige par la juge Charron, il existerait un rapprochement

25 Multani, supra note 7 au para. 16, juge Charron, crivant pour la juge en chef McLach-

lin et les juges Bastarache, Binnie et Fish.

26 Ibid. au para. 103.
27 Ibid. au para. 85.
28 Ibid. au para. 129.

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logique entre les notions daccommodement et de limites raisonnables
dans le cadre de lanalyse de proportionnalit sous larticle premier de la
Charte canadienne29. Les juges Deschamps et Abella sont plutt davis
que, mme si ces notions comportent plusieurs similitudes, elles
appartiennent nanmoins deux catgories danalyse distinctes. Elles
comparent ainsi la mthode danalyse de lobligation daccommodement
raisonnable et celle de latteinte minimale :

La dmarche est toutefois diffrente lorsque la question de
latteinte minimale est tudie dans le contexte de limpact
considrable du rsultat de la justification constitutionnelle. La
justification de latteinte repose sur lintrt gnral de la socit et
non sur les besoins individuels des parties. Lanalyse propre au droit
administratif est microcosmique alors que celle du droit
constitutionnel est gnralement macrocosmique. Les valeurs en jeu
peuvent diffrer. Nous estimons quil y a avantage ne pas
confondre les deux dmarches30.

Plus loin, alors quelles comparent le critre de latteinte minimale tir
du test de larrt R. c. Oakes31 et le critre de la contrainte excessive que
lon retrouve dans
lobligation daccommodement
raisonnable, elles prcisent la distinction entre les deux types danalyse :

logique de

la

De plus, bien que le critre de latteinte minimale de larticle
premier de la Charte canadienne sapparente celui de la contrainte
excessive des lois sur les droits de la personne, la perspective dans
chacun des cas est diffrente, comme le sont les lments de preuve
susceptibles de soutenir lune ou lautre des analyses. Au surplus,
lvaluation de la porte dune rgle de droit requiert parfois la prise
en compte de faits sociaux ou des consquences potentielles de
lapplication de la rgle, alors que la dtermination de lexistence de
la contrainte excessive requiert la preuve de contraintes relles dans
un cas donn.
Les deux niveaux dvaluation, public et individuel, devraient
demeurer distincts. Lincohrence de la dmarche ne peut quagir au
dtriment de lexercice des droits de la personne. Laccommodement
raisonnable et la contrainte excessive appartiennent au domaine du
droit administratif et des lois sur les droits de la personne, alors que
lvaluation de
lanalyse
constitutionnelle et comporte des consquences sociales plus
importantes32.

latteinte minimale

fait partie de

Sur cette base, elles concluent que [l]es rgles de la rvision judiciaire en
droit administratif ont t conues pour lexamen des dcisions des
organismes administratifs. La rvision judiciaire en droit administratif

29 Ibid. au para. 53.
30 Ibid. au para. 132.
31 [1986] 1 R.C.S. 103, 26 D.L.R. (4e) 200 [Oakes].
32 Multani, supra note 7 aux para. 133-34.

LA RVISION JUDICIAIRE OU LE CONTRLE CONSTITUTIONNEL ? 651

est maintenant reconnue comme une branche du droit part entire. Son
intgrit devrait tre prserve 33. Ainsi, faut-il prciser, comme le font
dailleurs les juges Deschamps et Abella, que la notion dobligation
daccommodement raisonnable sest surtout dveloppe dans le contexte
de la mise en uvre des lois sur les droits de la personne, loccasion de
litiges privs 34.
Dans la rcente dcision Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson
Colony35, la Cour suprme du Canada a de nouveau prcis les
distinctions entre
lobligation daccommodement raisonnable sans
contrainte excessive et le sous-critre de latteinte minimale du critre de
proportionnalit. crivant pour la majorit, la juge en chef McLachlin
consacre quelques paragraphes cette question. Observant que les
juridictions infrieures nont pas appliqu le test tabli dans Oakes
lorsquelles ont abord la question de latteinte minimale, mais quelles
ont plutt procd une analyse fonde sur la notion daccommodement
raisonnable en sinspirant de la dcision Multani36, la juge en chef estime
qu il faut maintenir la distinction entre lanalyse fonde sur la notion
daccommodement raisonnable pour lapplication de la lgislation sur les
droits de la personne et la justification en application de larticle premier
dune mesure lgislative contraire la Charte 37. Tout en rfrant au
paragraphe 131 de lopinion des juges Deschamps et Abella dans
Multani38, la juge en chef McLachlin ajoute lexplication suivante, quil
convient de citer longuement :
Latteinte minimale et
laccommodement raisonnable sont
distincts sur le plan conceptuel. Laccommodement raisonnable est
un concept qui dcoule de la lgislation et de la jurisprudence en
matire de droits de la personne. Il sagit dun processus dynamique
par lequel les parties gnralement un employeur et un employ
adaptent les modalits de leur relation aux exigences de la
lgislation sur les droits de la personne, jusquau point o il en
rsulterait une contrainte excessive pour la partie tenue de prendre
des mesures daccommodement. […]

Il existe une relation trs diffrente entre le lgislateur et les
personnes assujetties ses mesures lgislatives. De par leur nature,
les mesures lgislatives dapplication gnrale ne sont pas adaptes
aux besoins particuliers de chacun. Le lgislateur na ni le pouvoir ni

33 Ibid. au para. 137.
34 Ibid. au para. 130. Voir notamment Commission ontarienne des droits de la personne c.

Simpsons-Sears Limited, [1985] 2 R.C.S. 536, 23 D.L.R. (4e) 321.
35 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567, 310 D.L.R. (4e) 193 [Hutterian].
36 Ibid. au para. 65.
37 Ibid. au para. 66.
38 Voir infra note 58 et texte correspondant. Il est intressant de noter que la juge en chef
McLachlin avait souscrit, tout comme le juge Binnie, lopinion de la juge Charron
dans Multani.

652 (2010) 55 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL

lobligation en droit de prendre des dcisions aussi personnalises et,
dans bien des cas, il ne connat pas lavance le risque quune
mesure lgislative porte atteinte aux droits garantis par la Charte.
On ne peut sattendre ce quil adapte les mesures lgislatives
toute ventualit ou toute croyance religieuse sincre. Les mesures
lgislatives dapplication gnrale ne visent pas uniquement les
plaignants, mais lensemble de la population. Lensemble du contexte
social dans lequel sapplique la mesure lgislative doit tre pris en
compte dans lanalyse de la justification requise par larticle premier.
La constitutionnalit dune mesure lgislative au regard de larticle
premier de la Charte dpend, non pas de la question de savoir si elle
rpond aux besoins de chacun des plaignants, mais plutt de celle de
savoir si la restriction aux droits garantis par la Charte vise un
objectif important et si leffet global de cette restriction est
proportionn. Bien quil ne fasse aucun doute que leffet de la mesure
lgislative sur les plaignants constitue un facteur important dont le
tribunal doit tenir compte pour dcider si la violation est justifie, le
tribunal doit avant tout prendre en considration lensemble de la
socit. Il doit se demander si la contravention la Charte peut se
justifier dans une socit libre et dmocratique, et non sil est
possible denvisager un amnagement plus avantageux pour un
plaignant en particulier.
De mme, la contrainte excessive , notion essentielle de
laccommodement raisonnable, ne sapplique pas facilement la
lgislature qui adopte les mesures lgislatives. Dans le contexte des
droits de la personne, la contrainte est considre comme excessive
si elle menace la viabilit de lentreprise tenue de sadapter au droit.
Le degr de contrainte peut souvent se traduire en termes
pcuniaires. En revanche, il est difficile dappliquer la notion de
contrainte excessive en ces termes la ralisation ou la
non-ralisation dun objectif lgislatif, surtout quand il sagit (comme
en lespce) dun objectif de prvention. Bien quil soit possible de
donner la notion de contrainte excessive une interprtation
large qui englobe la contrainte dcoulant de lincapacit datteindre
un objectif gouvernemental urgent, une telle interprtation attnue
cette notion. Plutt que dessayer dadapter la notion de contrainte
excessive au contexte de larticle premier de la Charte, il est
prfrable de parler datteinte minimale et de proportionnalit des
effets39.

Selon cette explication, la logique de laccommodement raisonnable se
distingue donc de celle du droit constitutionnel et du critre de latteinte
minimale dvelopp dans le test de larrt Oakes. Elle justifie le maintien,
dune part, de la dmarche analytique propre lobligation daccommode-
ment raisonnable40 et, dautre part, de la distinction entre le droit

39 Hutterian, supra note 35 aux para. 68-70.
40 Voir Christian Brunelle, La scurit et lgalit en conflit : la structure de la Charte
qubcoise comme contrainte excessive ? dans Barreau du Qubec et Tribunal des
droits de la personne, dir., La Charte des droits et liberts de la personne : pour qui et
jusquo ?, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2005, 343.

LA RVISION JUDICIAIRE OU LE CONTRLE CONSTITUTIONNEL ? 653

infraconstitutionnel (quasi-constitutionnel ou administratif) et le droit
constitutionnel41. Utiliser la logique de larticle premier de la Charte
canadienne pour valuer
le caractre raisonnable dune dcision
administrative refusant un accommodement raisonnable oblige les juges
faire intervenir des considrations propres lobligation daccommode-
ment raisonnable sans contrainte excessive dans un test qui na pas t
conu cette fin. Cest dailleurs ce quavait reconnu la Cour suprme du
Canada peu de temps aprs larrt Oakes lorsquelle stait prononce
dans laffaire R. c. Edwards Books and Art Ltd.42. Selon le professeur Luc
B. Tremblay, [i]l est raisonnable de soutenir que laffaire Edward[s]
Books avait cart la thse selon laquelle larticle premier de la Charte
imposait ltat le fardeau daccommoder raisonnablement les pratiques
religieuses de chaque individu en particulier 43.

Linadquation du test de larticle premier de la Charte canadienne ou
de larticle 9.1 de la Charte qubcoise au contexte de laccommodement
raisonnable tait dj observable dans larrt Syndicat Northcrest c.
Amselem44. Tant dans cet arrt que dans Multani, la Cour suprme du
Canada na pas emprunt le raisonnement juridique propre la notion de
lobligation daccommodement raisonnable sans contrainte excessive, et
ce, mme si les situations juridiques le permettaient45. Dans chaque
affaire, la Cour a choisi de traiter la question sur la seule base de la
libert de religion sans analyser le droit lgalit.
Notant le changement que cela cause dans la mthode danalyse,
Christian Brunelle a dj fait remarquer, propos de larrt Amselem,
que le test se limite une balance des inconvnients, o lanalyseque
lon peut qualifier dunitairesemble plutt porter sur la question de
savoir si les droits quasi-constitutionnels que la partie dfenderesse
oppose la partie demanderesse sont eux-mmes lobjet dune atteinte
minimale 46. Le juge Iacobucci crit :

41 Voir Jean-Franois Gaudreault-DesBiens, Quelques angles morts du dbat sur
laccommodement raisonnable la lumire de la question du port de signes religieux
lcole publique : rflexions en forme de points dinterrogation dans Myriam Jzquel,
dir., Les accommodements raisonnables : quoi, comment, jusquo ?, Cowansville (Qc),
Yvon Blais, 2007, 241 la p. 273.

42 [1986] 2 R.C.S. 713, 35 D.L.R. (4e) 1.
43 Luc B. Tremblay, Religion, tolrance et lacit : le tournant multiculturel de la Cour
Suprme dans Jean-Franois Gaudreault-DesBiens, dir., Le droit, la religion et le
raisonnable : le fait religieux entre monisme tatique et pluralisme juridique, Mont-
ral, Thmis, 2009, 213 la p. 250.

44 2004 CSC 47, [2004] 2 R.C.S. 551, 241 D.L.R. (4e) 1 [Amselem].
45 Sur Amselem, voir Sylvie Gagnon, Quelques observations critiques sur le droit une
rparation selon la Charte des droits et liberts de la personne dans Barreau du
Qubec et Tribunal des droits de la personne, supra note 40, 261 aux pp. 271-73.

46 Brunelle, supra note 40 la p. 353.

654 (2010) 55 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL

En dernire analyse, toutefois, je suis davis que les atteintes ou
effets prjudiciables qui, prtend-on, seraient causs aux droits ou
intrts des membres de lintim dans les circonstances sont tout au
plus minimes et ne sauraient raisonnablement tre considrs
comme ayant pour effet dimposer des limites valides lexercice par
les appelants de leur libert de religion47.

Dans Multani, tout en faisant remarquer que la mthode de mise en
uvre de larticle premier de la Charte canadienne des droits et liberts
[…] continue poser des difficults et soulever de nouvelles
interrogations , le juge LeBel prcise que [l]e cadre analytique tabli
par larrt R. c. Oakes […] pour la mise en uvre de la Charte canadienne
na pas rgl toutes les questions ni prvenu tous les problmes 48. Le
choix du droit applicable semble en partie li largumentation des
parties : Dans ltat o ce dossier est prsent devant notre Cour,
laffaire apparat donc comme une question de droit constitutionnel 49.
Mme sil crit Je reconnais volontiers quil vaut mieux tenter dabord de
rgler les problmes poss dans de pareilles circonstances au moyen du
droit administratif , le juge LeBel tranchera la question soumise la
Cour sur la base du droit constitutionnel, puisque [s]eule cette analyse
permet de dterminer si la violation de la norme constitutionnelle est
injustifie 50.
Toutefois, son application de larticle premier de la Charte canadienne

consistera rduire le test celui de laccommodement raisonnable. Cest
dans ce contexte quil affirmera dabord que notre Cour na jamais conclu
de faon dfinitive que la mthode de justification en vertu de larticle
premier devait sappliquer mcaniquement et que chacune de ses tapes
taient pertinentes dans toute situation 51. Prnant une mthode
simplifie, le juge LeBel invoquera par la suite le droit administratif
comme variable modulant lapplication de la mthodologie juridique :

La flexibilit des mthodes dapplication de la Charte canadienne
doit se manifester particulirement dans lamnagement des
rapports entre le droit administratif et le droit constitutionnel.
Lorsquil sagit de contrler la conformit dun acte administratif
lordre normatif fondamental, le recours aux principes du droit
administratif demeure pertinent au dpart pour dterminer si la
mesure qui a t prise reste lintrieur des pouvoirs dlgus par
voie lgislative aux administrations scolaires. Sil est autoris par
cette dlgation, lexercice du pouvoir discrtionnaire de prendre des
mesures de scurit pour la protection du public et des lves doit

47 Amselem, supra note 44 au para. 84.
48 Multani, supra note 7 au para. 140.
49 Ibid. au para. 144.
50 Ibid.
51 Ibid. au para. 150.

LA RVISION JUDICIAIRE OU LE CONTRLE CONSTITUTIONNEL ? 655

alors tre mesur laune des garanties constitutionnelles et des
valeurs que comportent celles-ci52.

Quil faille ainsi modifier substantiellement lapplication de larticle
premier de la Charte canadienne au contact du droit administratif, voil
qui dmontre lcart entre le contrle constitutionnel et sa possible
application dans un contexte relevant du droit administratif. Ce qui
modifie substantiellement lapplication de cet article, cest prcisment le
caractre individualis du litige, alors que le test de larrt Oakes a t
conu pour soupeser des intrts plus gnraux53. Aucune autorisation
lgislative ntant conteste, cela rend inutile lexamen des objectifs de
lacte 54. Cest ici que survient lamalgame entre les deux types danalyse
alors que le juge LeBel propose, en guise de seule analyse de la limitation
du droit, la conclusion suivante :

La question se rduit un problme de proportionnalit ou, plus
prcisment, de restriction minimale du droit garanti, compte tenu
du contexte dans lequel survient latteinte ce droit. Cest cette
tape et dans ce contexte que se situe lexamen de laccommodement
raisonnable qui
la norme
constitutionnelle. En lespce, je dois conclure que la Commission
scolaire intime na pas russi dmontrer que son interdiction tait
justifie et respectait la norme constitutionnelle. Je suis donc
daccord avec la conclusion propose par mes collgues55.

satisferait aux exigences de

B. La thorie du droit

Divers critres, fonds sur autant de cadres thoriques, peuvent servir
valuer ce choix de recourir soit au droit constitutionnel, soit au droit
administratif, pour rgler un litige. Par exemple, la question peut tre
analyse dans la perspective dune thorie des droits. tant davis que le
choix de la majorit des juges dans Multani de recourir au droit
constitutionnel encourage la dynamique de fondamentalisation des droits
religieux, Jean-Franois Gaudreault-DesBiens crit :

Certes, il est toujours difficile dtablir une ligne de partage entre
ce qui relve de la constitution et ce qui relve des normes infra-
constitutionnelles. Mais les choix sont invitables et, face une
situation o une option parat mieux mme de permettre latteinte
des objectifs sous-jacents un rgime de droit, il y a lieu de
privilgier cette option moins que des considrations suprieures
exigent que la constitution ne sapplique lexclusion de lautre
rgime. Or, dans la mesure o cet autre rgime ne contredit

52 Ibid. au para. 152.
53 Ibid. au para. 155 : Dans le cas dune dcision individualise, prise en vertu dun
pouvoir dorigine lgislative, on pourrait faire lconomie de certaines tapes de
lanalyse .

54 Ibid.
55 Ibid.

656 (2010) 55 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL

nullement la constitution, on voit mal pourquoi il faudrait prfrer
cette dernire. Il faut donc regretter que lapproche propose par les
juges Deschamps et Abella nait pas emport les suffrages dune
majorit de juges de la Cour suprme. Cette issue est dautant plus
regrettable que la reconnaissance de la dimension constitutionnelle
stricto sensu dune revendication est de nature acclrer la
dynamique de fondamentalisation des droits religieux voque plus
tt56.

Lapproche propose par les juges Deschamps et Abella consiste
rapprocher la norme juridique des acteurs en les amenant participer
son laboration et son application dans le cadre dune conception
rflexive du droit57. Une comprhension des conditions pistmologiques
du jugement, cest–dire de la capacit de la raison de seffectuer et de la
possibilit pour la vise dintentionnalit dune rgle de se raliser dans le
monde vcu, oblige remettre en question la faon dont les juristes ont
traditionnellement suppos que lobjectif vis par une norme seffectue de
lui-mme en produisant automatiquement
les transformations de
comportements souhaites. Le processus de remise en question des cadres
interprtatifs spontanment mobiliss ncessite la mise en place de
dispositifs institutionnels susceptibles de produire de tels effets. Le
mcanisme de lobligation daccommodement raisonnable, dans la mesure
o il interpelle les acteurs et les incite participer la recherche dune
solution de nature assurer le vivre-ensemble, constitue un tel dispositif
de mdiation58. Les juges Deschamps et Abella rfrent dailleurs cet
lment processuel et rflexif dans un passage qui vaut dtre cit
nouveau :

impos par

Le processus
lobligation daccommodement
raisonnable tient compte des circonstances prcises dans lesquelles
les intresss doivent voluer et laisse place la discussion entre ces
derniers. Cette concertation leur permet de se rapprocher et de
trouver un terrain dentente adapt leurs propres besoins59.

Lexplication fournie par Gaudreault-DesBiens, lorsquil souligne que
les juges Deschamps et Abella se montrent bon droit conscientes de la
diffrence qualitative existant entre les deux processus de justification

56 Gaudreault-DesBiens, supra note 41 au para. 55.
57 Ce cadre thorique emprunte la thorie gntique labore par Jacques Lenoble. Voir
Jacques Lenoble, Au-del du juge : des approches hermneutique et pragmatiste
une approche gntique du concept de droit (2007) 1:2 Eur. J. Legal Stud. 1.

58 Voir Stphane Bernatchez, Les enjeux juridiques du dbat qubcois sur les
accommodements raisonnables (2007) 38 R.D.U.S. 233 aux pp. 273-75. Voir aussi
Stphane Bernatchez, Les accommodements raisonnables et la socit qubcoise : le
droit comme problme daction collective dans Vincente Fortier et Sbastien Lebel-
Grenier, dir., Le droit lpreuve des changements de paradigmes. Rencontres juridiques
Montpellier-Sherbrooke, juin 2007, Paris, monditeur.com, 2008, 73.

59 Multani, supra note 7 au para. 131.

LA RVISION JUDICIAIRE OU LE CONTRLE CONSTITUTIONNEL ? 657

sagissant de contribuer la solution dun diffrend dont les enjeux ne
sont tout simplement pas les mmes , sinscrit dans cette perspective :

Alors que, dans les cas de demandes daccommodement raisonnable,
il est dans lintrt des parties datteindre, aprs une ngociation
raisonne et balise par le droit, une solution juste sur le plan
intersubjectif mais aussi concrtement vivable, labstraction qui
caractrise larbitrage des droits et des valeurs dans le cadre
constitutionnel stricto sensu permet difficilement den arriver ce
type de solution. Par ailleurs, ce cadre constitutionnel a la proprit
de maximiser les attentes des revendicateurs de droits alors que,
sans les minimiser, le cadre de laccommodement raisonnable les
relativise, ou du moins tend faire chec
lapplication
systmatique et indiffrencie dune conception dworkinienne des
droits comme atouts ( rights as trumps )60.

Pour cette raison, le choix entre les approches constitutionnelle et

administrative (et, ajouterait-on ici, quasi-constitutionnelle) peut tre
jauge laune de cette capacit dassocier les parties impliques la
production normative. En cela, lapproche rflexive, qui conoit la rgle de
reconnaissance et lopration dapplication du droit en termes daction
cooprative
la mise en place de dispositifs
institutionnels), permet dclairer la question de savoir lequel du droit
constitutionnel ou du droit administratif doit tre mobilis :

(ce qui ncessite

La pratique de reconnaissance par laquelle les juges dfinissent les
critres de normativit juridique au sein dun groupe social ne peut
tre pense que comme une forme daction cooprative partage .
Une activit cooprative partage prsuppose une intention
partage . Cependant, comme le relve trs justement Bratman,
une telle intention nest pas une intention dpose dans les esprits:
cest une attitude qui se traduit par une certaine
forme
dorganisation de la pratique cooprative. Cest ici que se rvlent les
conditions de possibilit de cette forme spcifique daction. Pour que
seffectue la dimension cooprative quappelle cette intention
partage, il faut, souligne M. Bratman, que se mettent en place
divers dispositifs institutionnels [notes omises]61.

Cette intention partage ne peut se raliser sans des dispositifs
institutionnels de dialogue et de mdiation, tels ceux quappelle
lobligation daccommodement raisonnable sans contrainte excessive62.

60 Gaudreault-DesBiens, supra note 41 la p. 272.
61 Lenoble, supra note 57 aux pp. 22-23. Voir aussi Michael E. Bratman, Shared Coop-
erative Activity (1992) 101 Phil. Rev. 327 ; Michael E. Bratman, Shared Intention
(1993) 104 Ethics 97.

62 Le dfi consiste alors viter le pige en vertu duquel il suffirait dencourager le
processus dlibratif pour que sopre la ncessaire remise en question des cadres
interprtatifs. Bien quimportante, cette question dpasse largement lobjectif poursuivi
dans le prsent texte. Voir Lenoble et Maesschalck, supra note 18.

658 (2010) 55 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL

Dans les affaires Amselem et Multani, lhistoire des faits avait mis en
vidence des tentatives de ngociation et de construction dalternatives
possibles aux conflits par les parties elles-mmes. En effet, dans le
premier cas, on rapporte que le Syndicat a propos de permettre
M. Amselem, ainsi quaux autres rsidents
juifs orthodoxes de
limmeubley compris les appelants MM. Fonfeder et Klein, dinstaller
une souccah commune dans les jardins du Sanctuaire 63, ce qui, selon
lopinion dissidente du juge Binnie, permettait une valuation diffrente
du rle des parties dans la recherche dune solution au conflit :

Linstallation des souccahs dans les jardins prsentait pour
11.
quelques appelants certains dsavantages, comparativement une
souccah sur les balcons, mais ces dsavantages taient davantage
dordre physique (M. Amselem par exemple sopposait lide de
devoir monter et descendre plusieurs voles de marches) que
spirituel.
12.
Les convictions religieuses de M. Amselem ne lempchaient
pas, selon son propre tmoignage, dutiliser une souccah commune
lorsquil ne pouvait pas disposer de sa propre souccah64.

Un effort semblable den arriver un accommodement raisonnable a t
observ dans Multani, comme il en appert des faits rapports :

Le 21 dcembre 2001, la Commission scolaire […], par lentremise de
son conseiller juridique, fait parvenir aux parents de Gurbaj Singh
une lettre permettant, titre d accommodement raisonnable ,
leur fils de porter son kirpan lcole si certaines conditions visant
le sceller lintrieur de ses vtements sont respectes. Gurbaj
Singh et ses parents acceptent cet arrangement65.

Cest en effet la lumire de ces conditions que la Cour apprcie le risque
potentiel la scurit dautrui que pose le kirpan66. La chose est dautant
plus significative que ce sera finalement cette solution qui prvaudra la
suite de la dcision de la Cour.

La logique de laccommodement raisonnable permet ainsi de rsoudre
les conflits en donnant la possibilit aux parties de construire la
signification et la porte de la norme qui doit les rgir, ce qui est
davantage susceptible dassurer le vivre-ensemble.

Conclusion

Pour conclure, il faut rpondre une question que la prsente analyse
soulve : lapproche propose ici nquivaut-elle pas rsoudre le dilemme

63 Amselem, supra note 44 au para. 13.
64 Ibid. au para. 207.
65 Multani, supra note 7 au para. 3.
66 Ibid. au para. 58.

LA RVISION JUDICIAIRE OU LE CONTRLE CONSTITUTIONNEL ? 659

entre le droit constitutionnel et le droit administratif en ayant recours,
paradoxalement, une troisime voie, celle du droit quasi-constitutionnel
des droits de la personne et de sa protection contre la discrimination ?
Comme il a t mentionn ci-dessus, il est vrai que le conflit dans
Multani aurait pu emprunter la logique mdiatrice de lobligation
daccommodement raisonnable sans contrainte excessive puisque les
parties avaient elles-mmes emprunt spontanment cette voie.
Cependant, mme dans les approches constitutionnelle et administrative
adoptes par les juges de la Cour suprme du Canada, chaque camp fait
rfrence la question de laccommodement raisonnable en intgrant
cette notion dans son raisonnement. Il sagit donc de voir laquelle des
deux approches se rapproche davantage, par son emprunt la logique
juridique de laccommodement raisonnable, de la philosophie de cette
notion juridique.

lapproche
constitutionnelle, cela signifie quil faut fondre les critres de la contrainte
excessive dans ceux de latteinte minimale. Par ailleurs, pour les juges
Deschamps et Abella, [c]e qui doit tre examin, en lespce, est donc la
validit de la dcision de la Commission scolaire au regard de loffre
daccommodement faite par le pre et llve et non pas la validit du Code
de vie de lcole 67. Sur cette base, elles concluent :

juges, plus nombreux,

suivent

Pour

les

qui

En loccurrence, la Commission scolaire na examin suffisamment
ni le droit la libert de religion ni laccommodement propos par le
pre et llve. Elle sest contente dappliquer aveuglment le Code
de vie. En faisant abstraction du droit la libert de religion et en
faisant valoir la scurit dans lcole sans tudier les solutions de
rechange qui ne posaient que peu ou pas de risques, la
Commission scolaire a rendu une dcision draisonnable68.

Enfin, ce qui est en cause ici est lide de prserver la distinction entre
les niveaux danalyse public et individuel. Comme le soulignent les juges
Deschamps et Abella,

[l]incohrence de la dmarche ne peut quagir au dtriment de
lexercice des droits de la personne. Laccommodement raisonnable
et la contrainte excessive appartiennent au domaine du droit
administratif et des lois sur les droits de la personne, alors que
lvaluation de
lanalyse
constitutionnelle et comporte des consquences sociales plus
importantes69.

latteinte minimale

fait partie de

67 Ibid. au para. 92.
68 Ibid. au para. 99.
69 Ibid. au para. 134.

660 (2010) 55 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL

Au surplus, la rcente dcision de la Cour suprme du Canada dans
laffaire des Huttrites70 tend confirmer que la logique juridique de
lobligation daccommodement raisonnable ne convient pas lanalyse
constitutionnelle.
Nanmoins, pour les raisons qui ont t invoques dans ce texte, il est
tout de mme possible de concevoir que lapproche privilgie par les juges
Deschamps et Abella se rapproche davantage de la dimension rflexive de
laccommodement raisonnable et parat, pour ce motif, plus approprie.
Suivant la voie du droit administratif, le contrle judiciaire prend alors la
forme dun contrle de la procdure de construction dune norme
daccommodement que les parties avaient la responsabilit dlaborer. Le
juge aurait dnoncer linsuffisance rflexive et la sanctionner en
renvoyant la norme son auteur charge pour celui-ci dorganiser une
nouvelle procdure perue comme susceptible de crer les capacits dune
reconstruction rflexive des problmes et des solutions identifier de
faon cooprative 71.
Cest prcisment cette rflexivit du droit qui doit tre clbre
loccasion du cinquantime anniversaire de larrt Roncarelli. Il sera
intressant de voir comment lautre grande interrogation que soulve cet
arrt, soit celle des rapports entre la rvision judiciaire propre au droit
administratif et laction en responsabilit civile, voluera dans la
jurisprudence de la Cour suprme du Canada qui est saisie en ce moment
de litiges portant prcisment sur cette question. Sur la base de lexemple
fourni par laffaire Multani, il y a lieu de penser que la Cour pourrait, une
fois encore, sloigner de la logique du droit administratif, ce qui risque de
mener, une fois de plus, son infodation, mais cette fois-ci par le droit
civil plutt que par le droit constitutionnel.

70 Hutterian, supra note 35.
71 Lenoble et Maesschalck, supra note 18 la p. 354.