Article Volume 51:4

«Qui dit contractuel, dit juste.» (Fouillée) … en trois petits bonds, � reculons

Table of Contents

Qui dit contractuel, dit juste. (Fouille) …

en trois petits bonds, reculons

Louise Rolland*

Dans cet article, lauteure dmystifie le fameux
adage : Qui dit contractuel, dit juste. Elle expose les
tensions lgalo-philosophiques qui surgissent de cette
citation, tablissant ultimement que, en contraste
vident avec son traitement contemporain, lextrait
original prne une rconciliation de lautonomie de la
volont et des impratifs sociaux, les lments binaires
du droit civil priv.

Elle examine lutilisation contemporaine de la
citation, mettant en vidence que mme si lextrait
gnre habituellement des discussions sur limportance
centrale de lautonomie de la volont, il se rvle aussi
un tremplin pour une critique du droit priv. Prche
comme un fondement idaliste dgalit et de libert
parfaite, la thorie originale doit cder linfluence
dun modle externe qui correspond mieux aux
circonstances actuelles. Lauteure trouve la source de la
dynamique contemporaine dans le travail dEmmanuel
Gounot, qui, en 1912, critiqua sommairement la
centralit de lautonomie de la volont et suggra
alternativement lide que le droit doit rpondre au
contexte extrieur et aux normes de la vie en
communaut.

Larticle revient ensuite sur les origines de
lextrait. Alfred Fouille dfend
limportance de
lautonomie de la volont comme premier principe
lgal tout en prenant connaissance des impratifs
sociaux. Au lieu dopposer une doctrine lautre,
Fouille entreprend de rconcilier les deux points de
vue, prnant que la vie en communaut est lexpression
dun choix libre et quune socit est teinte par la
conscience individuelle de chacun de ses membres.

tensions

from

that arise

In this article the author unpacks the famous
adage: Qui dit contractuel, dit juste. She exposes the
legal-philosophical
the
quotation, ultimately establishing that, in stark contrast
to contemporary treatment, the full quotation in its
original context argues for a reconciliation of autonomy
of the will and social imperatives as dual foundations of
the civilian private law.

She reviews contemporary use of the quotation,
pointing out that while the quotation generally prompts
discussion of the centrality of autonomy of the will to
private law, it is then most often deployed as a
springboard for a critique. Predicated as it is on an
idealistic foundation of perfect equality and true
freedom, the theory must cede to the influence of an
external legal framework that better responds to
concrete circumstances. The author finds the source of
the contemporary dynamic in the work of Emmanuel
Gounot, who, in 1912, roundly criticized the centrality
of the autonomy of the will, advancing instead a
conviction that the law must respond to external
context, to the norms of community life.

The article returns then to the origins of the
quotation. Alfred Fouille argues for the importance of
autonomy of the will as legal first principal, while also
acknowledging social imperatives. Rather than oppose
one doctrine to the other, Fouille proceeds rather to
reconcile opposing views, arguing that community life
is an expression of free choice and that a society is
characterized by the individual consciousness of its
members.

* Professeure, Universit de Montral, Facult de droit. Ce texte sinspire dune communication
faite au IXe Congrs de lAssociation internationale de mthodologie juridique, Les principes
gnraux de droit, Tunis, Novembre 2005.

Louise Rolland 2006
Mode de rfrence : (2006) 51 R.D. McGill 765
To be cited as: (2006) 51 McGill L.J. 765

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

[Vol. 51

766

Introduction

767

767

770

773

777

I. Les auteurs contemporains : guillemets et parenthses

II. La thse dEmmanuel Gounot : les guillemets

III. La pense de Fouille : les parenthses

Conclusion

2006]

L. ROLLAND – QUI DIT CONTRACTUEL, DIT JUSTE

767

Introduction

Le fil de la pense suit les mandres dun ordre qui parfois lui chappe. Le
raisonnement qui, dans quelques moments privilgis, parat clair, direct et
parfaitement agenc masque litinraire tourment, les dtours et circonvolutions qui
lont engendr. Il arrive donc que le point darrive ne reflte nullement le point de
dpart.

Je me propose aujourdhui de dvoiler le parcours tortueux dune dmarche
intellectuelle qui a particip de prs lmergence dun principe gnral du droit. Il
sagit en quelque sorte de mettre nu la construction de la science juridique et les
trajets imprvus quemprunte son dification.

Tout commence par une anecdote. En 1999, alors que je travaillais la rdaction
dun article sur les figures contemporaines du contrat1, je me pris reproduire
lexpression Qui dit contractuel, dit juste., entre guillemets, suivi de Fouille
entre parenthses. Nous retrouvons cette citation telle quelle dans la plupart, sinon
tous les ouvrages contemporains en droit des obligations. Je lavais jusque-l lue et
relue sans jamais sourciller. Mais cette technique de rdaction soulve plusieurs
questions. Comment et surtout pourquoi les auteurs sautorisent-ils citer cet extrait
sans autre rfrence que le nom de Fouille? La littrature juridique, si friande de
notes en bas de page, si scrupuleuse de ses sources, si avide darguments dautorit,
se permet dans ce cas un cart et semble briser ses conventions tacites. Cette rupture
par rapport la tradition intellectuelle des juristes ma pouss faire enqute,
remonter le courant depuis les auteurs contemporains jusqu la source primaire.

Les caractristiques formelles de cette citation sarriment lordre squentiel de
la construction juridique pris rebours. Les trois signes rdactionnels correspondent
aux trois temps du parcours : jen ferai les trois rubriques de ce texte. Dabord, les
guillemets et les parenthses runis : (1) quelle est la fonction de cette citation dans le
raisonnement des auteurs contemporains ? (2) Puis, les seuls guillemets : comment ce
court extrait a-t-il pntr le langage du droit ? (3) Enfin, les seules parenthses :
quelle est cette uvre de Fouille laquelle lon fait laconiquement rfrence ?

I. Les auteurs contemporains : guillemets et parenthses
Sans exception, tous les auteurs qubcois douvrages en droit des obligations2 et

tous les auteurs franais que jai consults3 citent cet extrait. La plupart utilisent la

1 Louise Rolland, Les figures contemporaines du contrat et le Code civil du Qubec (1999) 44 R.

D. McGill 903.

2 Jean Pineau et Serge Gaudet, Thorie des obligations, 4e d., Montral, Thmis, 2001; Pierre-
Gabriel Jobin avec la collaboration de Nathalie Vzina, Baudouin et Jobin : Les obligations, 6e d.,
Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2005; Maurice Tancelin, Des obligations : Actes et responsabilits, 6e

[Vol. 51

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

768

formule des guillemets et parenthses, sans rfrence exacte la source primaire4.
Certains cependant citent lextrait entre guillemets sans aucune rfrence lauteur5;
dautres, enfin, en rfrent un autre auteur, donc une source secondaire6.
quelques exceptions prs7, tous utilisent cette citation dans la section quils
consacrent au principe de lautonomie de la volont et la libert contractuelle. Le
mode de raisonnement est relativement uniforme. Le contrat tant une source
volontaire dobligations, lon sinterroge sur le rle dvolu la volont dans sa
formation et ses effets. Lapproche est parfois historique : du formalisme romain, le
contrat est devenu de plus en plus consensuel sous linfluence de la pense
chrtienne, qui le fonde alors sur le serment ou la foi jure, donc dans une relation
sacre avec Dieu; ce nest qu lre moderne quil trouve ses assises dans
lindividualisme philosophique et le libralisme conomique. Le principe de
lautonomie de la volont aurait eu ses prcurseurs au XVIIe et XVIIIe8 sicles : Kant,
Rousseau, Diderot, Grotius, Hobbes, Suarez, Pufendorf, Locke; mais, ce serait dans
lesprit rvolutionnaire franais et ladoption du Code civil de 1804 quil aurait
obtenu sa pleine conscration.

Les auteurs rapportent que ce principe repose sur quelques postulats simples : des
individus libres et gaux sont pleinement en mesure de veiller leurs propres

d., Montral, Wilson & Lafleur, 1997; Didier Lluelles avec la collaboration de Benot Moore, Droit
qubcois des obligations, vol.1, Montral, Thmis, 1998.

3 Boris Starck, Henri Roland et Laurent Boyer, Droit civil : Les obligations, t. 2, Contrat, 6e d.,
Paris, Litec, 1998 la p. 5 : ces auteurs qualifient cet extrait de formule ramasse dun philosophe du
XIXe sicle; Franois Terr, Philippe Simler et Yves Lequette, Droit civil : Les obligations, 8e d.,
Paris, Dalloz, 2002 la p. 31; Jean Carbonnier, Droit civil : Les obligations, t. 4, 18e d., Paris, Presses
Universitaires de France, 1994 la p. 51 : lauteur reprend cet extrait de Fouille dans ltat des
questions consacr lautonomie de la volont (dans les ditions refondues subsquentes, lexpression
nest pas reprise textuellement : on prfre affirmer que le contrat est le pivot de toute justice
(Fouille)).

4 Pineau et Gaudet, supra note 2 la p. 303; Jobin et Vzina, supra note 2 la p. 118 : ces auteurs
font appel Fouill sans le e muet de la fin du nom, comme ctait du reste le cas dans toutes les
ditions prcdentes de cet ouvrage.
5 Tancelin, supra note 2 la p. 32.
6 Lluelles et Moore, supra note 2 la p. 424 : ces auteurs renvoient Jean Carbonnier, Droit civil, t.

4, Les obligations, 12e d., Paris, Presses Universitaires de France, 1985 la p. 148.

7 Lluelles et Moore, ibid., lvoquent dans le chapitre quils consacrent la lsion, donc la justice
contractuelle, et Tancelin, supra note 2 la p. 4, y recourt dans la section intitule Les diverses
conceptions de la notion de contrat.

8 Le trait La thorie des obligations de Jean Pineau (dont ldition la plus rcente est Pineau et
Gaudet, supra note 2, attribue compltement cette thorie Kant (de la 1re la 4ime dition), alors que
le trait en droit des obligations de Jean-Louis Baudouin (dont ldition la plus rcente est Jobin et
Vzina, supra note 2), voit chez les Encyclopdistes, Diderot et Rousseau, les fondateurs de cette
thorie (1re dition) auxquels il ajoutera plus tard Hobbes et Voltaire (2e dition) et Grotius (de la 3e
la 5e dition); Tancelin, supra note 2 aux pp. 34-35, sen remettant Vronique Ranouil (Lautonomie
de la volont : naissance et volution dun concept, Paris, Presses Universitaires de France, 1980 la
p. 13), fait remonter lapparition de ce concept au XVIe sicle avec Suarez et son dveloppement au
XVIIe sicle avec Grotius, Hobbes, Pufendorf, Locke et Thomassius.

769

L. ROLLAND – QUI DIT CONTRACTUEL, DIT JUSTE

2006]

intrts ; par consquent, les rgles auxquelles ils consentent sont les mieux mme
dassurer le bien-tre de tous, lintrt gnral ntant que la sommation des intrts
particuliers. Lapplication du principe de lautonomie de la volont aux rapports de
droit privs entrane des consquences immdiates. Les conditions de formation des
contrats, conditions de fond et de forme, reposent sur
lexpression des
consentements ; la force obligatoire des conventions prives sexplique par le respect
des volonts individuelles. Les contrats tenant lieu de loi ceux qui les ont faits, le
droit na plus quun rle instrumental : en assurer lexcution par la contrainte
publique. Toute intervention externe la volont des parties, politiques lgislatives ou
rvision judiciaire risque de fausser lquilibre inhrent des intrts en prsence. Tout
contrat librement consenti est par dfinition conforme la justice et lintrt
gnral9, car Qui dit contractuel dit juste. (Fouille).

Lexpos de cette thorie, nous le savons, sert essentiellement de tremplin
argumentatif sa critique et la citation Qui dit contractuel, dit juste. est le pivot du
revirement doctrinal. La pleine libert et la parfaite galit des parties nexistant pas
dans les faits, la thse individualiste, parce quelle repose sur des postulats errons, se
trouve infirme. Lintervention de ltat et des tribunaux est donc ncessaire
lquilibrage contractuel. La loi et lordre public sont meilleurs garants des valeurs
suprieures de justice et dgalit sociale que ne le sont les volonts individuelles10.
Daprs Didier Lluelles, Qui dit contractuel dit juste est un axiome qui relve
davantage du sophisme que de la raison et qui est de moins en moins justifi sur le
plan socio-conomique11. Selon Starck, Roland et Boyer, la sentence Qui dit
contractuel dit juste est un peu simpliste et est dsormais dmentie par les faits12 ; en
ralit, expliquent-ils lautonomie de la volont est un mythe prim13.

circonscrite, limite, encadre par un autre principe gnral, la justice contractuelle.

Ce jugement semble unanime. Limpression qui ressort est que ce dbat est clos,
que le pas est franchi, que [lvolution est] dores et dj achev[e], selon
lexpression de Jacques Mestre14. Ce dbat a donc eu lieu, mais quand? Quels en
taient les acteurs? Quels en taient les arguments? Quel rle Fouille y a-t-il jou? Il
faut donc poursuivre lenqute en amont dans le temps.

Lautonomie de la volont, pose comme principe gnral, demeure mais

9 Si ces consquences sont clairement exprimes par Jobin et Vzina, supra note 2 la p. 118, et
Tancelin, supra note 2 la p. 32, elles se lisent en filigranes dans louvrage de Pineau et Gaudet, supra
note 2 la p. 303.

10 Pineau et Gaudet, ibid. aux pp. 303 308.
11 Lluelles et Moore , supra note 2 la p. 424.
12 Starck, Roland et Boyer, supra note 3 la p. 8.
13 Ibid.
14 Jacques Mestre, Lvolution du contrat en droit priv franais dans Lvolution contemporaine

du Droit des Contrats, Paris, Presses Universitaires de France, 1986 la p. 42.

[Vol. 51

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

770

II. La thse dEmmanuel Gounot : les guillemets
Ce dbat a anim la communaut juridique franaise au dbut du XXe sicle,

essentiellement autour de deux grandes questions : dune part sur la mthode
juridique, entre lcole exgtique et lcole de la libre recherche scientifique; dautre
part sur les fondements substantiels de lordre juridique, entre la conception
individualiste et la conception socialisante du droit. Parmi les acteurs, Capitant,
Meynial, Ripert auraient dfendu lapproche individualiste et lhgmonie des droits
subjectifs, alors que Duguit, Gny, Salleilles, Demogue auraient favoris lapproche
socialiste15 et lhgmonie du droit objectif.
Cest Emmanuel Gounot que lon doit davoir soulev systmatiquement ces

oppositions, dans sa clbre thse sur le principe de lautonomie de la volont en droit
priv16. Du mme souffle, cest Emmanuel Gounot que Fouille doit dtre si
populaire chez les juristes. Parue en 1912, anne du dcs dAlfred Fouille, sa thse
fait rfrence deux de ses ouvrages : Lide moderne du droit17 mais surtout La
science sociale contemporaine18.
Gounot explique dentre de jeu son projet : faire la critique du dogme de
lautonomie de la volont comme facteur surdterminant des rapports de droit ; il
dclare immdiatement ne pas vouloir lui opposer de substitut, ni proposer
ouvertement une nouvelle construction19. Sa dmonstration se structure en trois temps
mais ce sont les deux premiers qui nous occupent20 : dabord, lexpos de la doctrine
individualiste classique de lautonomie de la volont; ensuite, lvaluation de sa force
explicative dans les divers domaines du droit priv.
Dans le chapitre quil consacre la doctrine individualiste classique de
lautonomie de la volont, Gounot fait abondamment rfrence Fouille. Il affirme
quil existait en France, depuis au moins deux sicles, une doctrine qui a eu tellement
dinfluence sur les jurisconsultes que cela suffit la qualifier de classique. Elle se
rsume en quelques axiomes : lindividu est la base de ldifice social et juridique;
lindividu tant une volont libre, la dignit humaine est tributaire de cette libert.
Selon cette doctrine, lautonomie de la volont est lexplication causale universelle
des institutions sociales, des droits et obligations, de lide de justice, la pierre
angulaire de tout ldifice juridique21. Plus encore, elle constitue la finalit du droit
positif qui nen est que linstrument de jouissance et de protection : Sous la seule

15 Le socialisme est entendu ici comme doctrine dorganisation sociale.
16 Emmanuel Gounot, Le principe de lautonomie de la volont en droit priv : contribution
ltude critique de lindividualisme juridique, Paris, Arthur Rousseau, 1912 [Gounot, Principe de
lautonomie].

17 dition laquelle Gounot fait rfrence : 2e d., Paris, Hachette, 1883.
18 dition laquelle Gounot fait rfrence : 2e d., Paris, Hachette, 1885.
19 Gounot, Principe de lautonomie, supra note 16 la p. 26.
20 Dans le troisime temps, il confronte les arguments qui soutiennent sa rfutation aux courants de

pense philosophique, sociologique et historique qui lui sont contemporains.

21 Gounot, Principe de lautonomie, supra note 16 la p. 28.

771

L. ROLLAND – QUI DIT CONTRACTUEL, DIT JUSTE

2006]

condition, en effet, que les deux volonts en prsence respectent mutuellement leur
libert, tout contrat est juste : le droit na se soucier ni de la valeur morale de la fin
poursuivie par les parties, ni de la rpercussion sociale de leur acte22. Et en se
rfrant Charles Beudant, il affirme : En un mot, “[l]e droit, cest lautonomie de
ltre humain23.

Cette pense fondatrice, issue dautres disciplines comme la philosophie, la
sociologie, la politique et lconomie, les juristes y auraient souscrit par pure paresse
intellectuelle24. Ce sont donc les Fouille, Taine, Rousseau et Kant qui ont ainsi
faonn la thorie juridique, selon deux postulats essentiels : dabord, que nul ne peut
tre oblig sans lavoir voulu25; ensuite, que tout engagement libre est juste26. Ces
postulats sexpriment travers deux formules juridiques que Gounot emprunte
Fouille : Toute justice […] doit tre contractuelle27 et Qui dit contractuel, dit
juste28.
Ainsi pose, cette doctrine devient un principe structurant pour le droit. Mais plus
encore, en se rfrant Demogue, le principe de lautonomie de la volont
[constitue] un des [principes les] plus importants du droit civil29. Dans ce premier
temps de son raisonnement, Gounot a lev lautonomie de la volont au rang des
principes gnraux du droit. Or, les principes gnraux est-il besoin de les
dfinir? sont des prceptes juridiques fondamentaux qui traduisent les valeurs
essentielles dun systme de droit : ils ont la double vocation de constituer le
fondement des rgles juridiques et de permettre aux tribunaux de combler les lacunes
de la loi ou dinterprter une rgle ambigu30. Un principe gnral peut maner de
deux sources : sil merge du droit lui-mme, il sinduit des rgles poses; sil merge
dun ordre suprieur, il pntre le droit par procds logico-dductifs. Cest ce cot
quil acquiert sa force explicative. Gounot puise aux deux sources, utilise lune et
lautre mthode, sans autre distinction ou justification.
Dans le deuxime temps de sa thse, il semploie dnier au principe de
lautonomie de la volont toute aptitude fonder la thorie gnrale des lois31, la

22 Ibid. aux pp. 28-29.
23 Ibid. la p. 29; Charles Beudant, Le droit individuel et ltat, 2e d., Paris, Arthur Rousseau, 1891

la p. 146.

24 Gounot, Principe de lautonomie, supra note 16 la p. 31.
25 Ibid. aux pp. 61-73.
26 Ibid. aux pp. 73-84.
27 Alfred Fouille, La science sociale contemporaine, supra note 18 la p. 47, tel que cit dans

Gounot, Principe de lautonomie, ibid. aux pp. 61-62.

28 Fouille, ibid. la p. 410, tel que cit dans Gounot, Principe de lautonomie, ibid. la p. 73.
29 Gounot, Principe de lautonomie, ibid. la p. 7 citant Ren Demogue, Les notions fondamentales

du droit priv, Paris, Arthur Rousseau, 1911 la p. 147.

30 Centre de recherche en droit priv et compar du Qubec, Dictionnaire de droit priv et lexiques
bilingues, 2e d., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 1991, s.v. principes gnraux du droit aux pp. 449-
50.

31 Gounot, Principe de lautonomie, supra note 16 aux pp. 85-118.

[Vol. 51

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

772

thorie de lacte juridique32 et, plus globalement, le droit objectif33. Pour cela, il
entend dmontrer que dautres valeurs, dautres principes structurants sont mieux en
mesure de soutenir ldifice juridique.
Ainsi au dogme qui voudrait que toutes les lois se rattachent aux volonts
individuelles les rgles suppltives ou interprtatives comme expression dune
volont tacite, les rgles impratives comme prservation des liberts des uns contre
les empitements des autres il oppose dabord que cette summa divisio est
totalement strile et que chaque loi doit tre interprte selon ses propres objectifs,
selon les exigences psychologiques et sociologiques de son environnement. Dans la
mesure o toute loi est analyse en fonction de sa participation au bien commun, le
droit devient une science sociale fonde sur les expriences de la vie communautaire
et non sur la seule idologie. Cest par la drision, en poussant jusqu labsurde,
quil poursuit son argumentation pour dnigrer la doctrine volontariste et rattacher les
lois au but social ou familial quelles poursuivent, bref aux exigences de la vie en
commun. Il oppose ainsi les ides aux faits, la construction intellectuelle aux donnes
objectives, une conception de lindividu idal ses appartenances sociales relles.
De la mme manire, dit-il, fonder les effets des actes juridiques sur le principe
de lautonomie revient favoriser la satisfaction des seuls intrts particuliers comme
vecteurs de la force obligatoire des conventions, la libert individuelle comme seule
dfinitoire des lments constitutifs des contrats (volont interne et consensualisme),
lintention explicite, induite ou prsuppose des parties comme seuls horizons
dinterprtation. ce jeu, ni le lgislateur ni le juge ne sont convoqus ; labstention,
le silence, la rvrence doivent guider les interventions des acteurs institutionnels au
profit des acteurs privs. Cest, selon lui, lenfermement de lindividu dans un cercle
relationnel troit et son viction de la sphre sociale. Si, au contraire, lon voit les
actes juridiques comme des faits sociaux relevant de la nature des choses, ils
sinsrent dans un environnement social, conomique et juridique plus large. Les
institutions lgislatives et judiciaires sont alors garantes de lintrt gnral. La
dfinition des lments constitutifs du contrat rpond de la confiance lgitime dune
partie lgard de lautre et la force obligatoire des actes privs se justifie par leur
utilit sociale et par la recherche du bien commun. Linterprtation des contrats serait
alors guide par le principe dquit, quivalent de la justice commutative, par
lquilibre des intrts en prsence, par ladaptation des volonts individuelles la vie
en socit.

Considrer enfin les volonts individuelles comme source primordiale du droit
objectif, cest, selon lui, mconnatre la nature organique et institutionnelle de
plusieurs situations
les situations contractuelles. Les
groupements humains ne sont pas forms par la somme des atomes individuels qui les
composent ; le droit social ne peut tre absorb par le droit individuel, ni le droit
objectif par le droit subjectif. Cest ce quoi nous convie pourtant lidologie fonde

juridiques, y compris

32 Ibid. aux pp. 119-231.
33 Ibid. aux pp. 232-317.

L. ROLLAND – QUI DIT CONTRACTUEL, DIT JUSTE

2006]

sur le pacte social. Le droit de la famille, du travail, des socits, des associations, des
syndicats ne sauraient se suffire dun rseau de contrats pour circonscrire sa ralit
complexe : dans tous ces cas, il sagit dorganisations humaines qui, assumant des
fonctions sociales essentielles, sont fondes sur linterdpendance et la solidarit.

En bout de ligne, il antagonise la vision volontariste et la vision organiciste de la
socit, la libert individuelle et la solidarit sociale comme moteur organisationnel,
le droit horizontal et le droit vertical comme facteur de structuration du systme :

773

la nature organique et

Une fois pos, en effet, le dogme de labsolue indpendance et de la
souverainet illimite du vouloir humain, on ne peut plus retrouver la socit et
le droit objectif quen faisant intervenir un contrat, exprs ou tacite. Ngation
de
institutionnelle des groupements humains
fondamentaux et du droit qui les rgit, mconnaissance de toute justice
suprieure prexistant au contrat, absorption du droit social dans le droit
individuel, du droit objectif dans le droit subjectif : tels sont, au point de vue qui
nous intresse, les traits les plus saillants du systme du pacte social34.

Gounot oppose ainsi non seulement deux doctrines qui soutiennent deux
conceptions de lorganisation sociale mais aussi deux conceptions du droit. En les
levant au rang de principes gnraux et en les prsentant comme incompatibles, il
impose la communaut juridique de faire des choix sur la prpondrance que lon
doit accorder lun ou lautre. La dmonisation de la premire, laquelle
concourent toutes les rfrences faites Fouille, et la dification de la seconde,
laquelle participent les rfrences faites aux Saleilles, Demogue, Gnie, Duguit et
autres, laisse peu de doute sur ses propres choix.

III. La pense de Fouille : les parenthses
Revenons maintenant aux parenthses et cette uvre de Fouille que Gounot a

mise profit dans sa thse. Qui dit contractuel, dit juste est un extrait que lon
trouve la page 410 dun ouvrage, dit chez Hachette en 1880, sous le titre La
science sociale contemporaine. La copie laquelle jai pu avoir accs tait la
cinquime dition de 1910, conserve la rserve de la Bibliothque des lettres et
sciences humaines de lUniversit de Montral35. Ce livre seffritait littralement au
toucher; les pages jaunies, maintenues ensemble par un lastique, smiettaient la
moindre manipulation36. Aucune trace de cet ouvrage dans les autres bibliothques
universitaires de Montral; aucune en fait dans les bibliothques de droit du Qubec,
comme sil navait pas de vocation juridique.

34 Ibid. la p. 253 [notes omises].
35 Alfred Fouille, La science sociale contemporaine, Paris, Hachette, 1880.
36 Jai travaill sur ldition numrise par la Bibliothque nationale de France, en ligne : Gallica
(donc la mme dition que celle que Gounot avait utilise dans sa thse, supra
note 18).

[Vol. 51

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

774

Alfred Fouille (1838 1912) est un philosophe autodidacte quon classe dans le
courant du positivisme spiritualiste. Luvre dAlfred Fouille est aussi colossale37
que diversifie38. Son ouvrage La science sociale contemporaine est une tude qui
sinscrit dans ses proccupations sociologiques et politiques. Mais, quelle en est la
teneur?

Partant de lide que les nations dmocratiques ont besoin de comprendre les lois
qui rgissent la vie en socit, il pense que la science sociale devrait se donner des
bases positives danalyse. Or, il nexistait, cette poque, aucun consensus sur les
principes et les mthodes quelle devait adopter pour atteindre ces objectifs
scientifiques. Au contraire, plusieurs courants de pense saffrontaient, au rang
desquels on peut classer lcole idaliste et lcole naturaliste. La premire, comme
son nom lindique, propose un modle idalis de la socit dont le principe
organisationnel repose sur le libre contrat; il sagit dune thorie abstraite qui impose
aux chercheurs dadopter une mthode danalyse dductive pour vrifier ses
prmisses. La seconde est fonde, au contraire, sur un modle empirique : il suffit
dobserver la ralit sociale pour expliquer, par une mthode inductive, les lois qui la
gouvernent. Ses penseurs prtendent que la socit nest pas une uvre de la
volont, mais un produit de la nature ; elle nest pas un contrat, mais un organisme39
qui volue selon des rgles dtermines comme cest le cas de tout organisme vivant.
Au premier regard, les deux thses semblent totalement incompatibles : comment
penser rconcilier le volontarisme et le dterminisme, le contrat social et lorganisme
social comme fondement dune structure organisationnelle moderne? Cest pourtant

37 Sans faire de recherche exhaustive, jai relev au moins 21 titres de monographies : La libert et
le dterminisme, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1872; La philosophie de Socrate, Paris,
Librairie philosophique de Ladrange, 1874; Histoire de la philosophie, Paris, Charles Delagrave,
1875; L’ide moderne du droit en Allemagne, en Angleterre et en France, Paris, Hachette, 1878;
Critique des systmes de morale contemporains, Paris, Germer Baillire, 1883; La proprit sociale et
la dmocratie, Paris, Hachette, 1884; La philosophie de Platon, 4 vol., Paris, Hachette, 1888-1904;
Lavenir de la mtaphysique fonde sur lexprience, 2e d., Paris, Germer Baillire, 1890; Descartes,
Paris, Hachette, 1893; La psychologie des ides-forces, t. 1 et t. 2, Paris, Germer Baillire, 1893; Le
mouvement idaliste et la raction contre la science positive, 2e d., Paris, Germer Baillire, 1896; Le
mouvement positiviste et la conception sociologique du monde, Paris, Germer Baillire, 1896; Les
tudes classiques et la dmocratie, Paris, Armand Colin, 1898; La rforme de lenseignement par la
philosophie, Paris, Armand Colin, 1901; Temprament et caractre selon les individus, les sexes et les
races, Paris, Germer Baillire, 1901; Les lments sociologiques de la morale, Paris, Germer Baillire,
1905; Le socialisme et la sociologie rformiste, 2e d., Paris, Flix Alcan et Guillaumin, 1909; La
dmocratie politique et sociale en France, 2e d., Paris, Flix Alcan, 1910; La pense et les nouvelles
coles anti-intellectualistes, 4e d., Paris, Flix Alcan et Guillaumin, 1919; Psychologie du peuple
franais, 8e d., Paris, Flix Alcan, 1927; Esquisse psychologique des peuples europens, 8e d., Paris,
Flix Alcan, 1927.

38 Outre la philosophie, Fouille sintresse la politique, la sociologie, la psychologie,

lpistmologie, la morale et au droit.
39 Fouille, supra note 35 la p. xi.

L. ROLLAND – QUI DIT CONTRACTUEL, DIT JUSTE

2006]

cet exercice quil entend se livrer ; il tablit demble cette hypothse, dans son
introduction:

775

[I]l ne nous semble pas impossible doprer un rapprochement entre les
doctrines adverses, lidalisme et le naturalisme, ni mme de les rconcilier
entirement dans le domaine de la pratique, en montrant par quelle force
lidal, prsent notre pense, se ralise dans la nature mme. Loin de nous
paratre opposes, les thories du contrat volontaire et de lvolution organique
nous paraissent insparables : la vraie socit humaine doit en montrer lunit40.

Il construit sa dmonstration selon un modle dialectique et propose une mthode

danalyse quil qualifie lui-mme de rigoureuse et scientifique :

1o construction, lun aprs lautre, des divers systmes rpondant aux diverses
faces dun mme objet (qui est ici la socit humaine); 2o rectification de
chacun de ces systmes par
llimination des consquences fausses,
incompltes et exclusives, quon en a voulu tirer; 3o recherche des
convergences entre les systmes; 4o intercalation de moyens termes, toutes les
fois quil est possible, pour faire concider ou tout au moins rapprocher les
systmes divergents41.

Ses sources sont nombreuses : outre les philosophes classiques comme Rousseau,
Kant et Fichte, Fouille a frquent luvre de philosophes contemporains comme
Spencer42, Espinas43 et Taine44, de juristes comme Bluntschli45 et Sumner Maine46, de
philologues comme Renan47 et Littr48, de scientifiques comme Bernard49 et Huxley50,
dont il cite et commente les crits.
Dans le premier temps de son raisonnement, il expose le dbat auquel se livrent
les tenants de lune et lautre conception en ne manquant pas de soulever les
objections des uns contre les autres. Dans cette partie, son analyse se veut purement
descriptive ; il la structure autour de quatre variables : la place de lindividu dans
lorganisation sociale, les valeurs dominantes qui en dcoulent, le rle de ltat et les
fondements de la justice.

40 Ibid. aux pp. xi-xii.
41 Ibid. la p. xiii, n. 1.
42 Herbert Spencer (1820-1903) : philosophe anglais qui a propos des thories organiciste et

volutionniste de la socit.

43 Alfred Victor Espinas ((1844-1922) : philosophe franais connu comme organiciste en

44 Hippolyte Taine (1828-1893) : philosophe franais tenant du dterminisme.
45 Johan-Kaspar Bluntschli (1808-1881) : juriste et historien suisse qui stablit et enseigna en

46 Henry James Sumner Maine (1822-1888) : juriste britannique.
47 Ernest Renan (1823-1892) : philologue franais.
48 Maximilien Paul mile Littr (1801-1881) : philosophe et philologue franais.
49 Claude Bernard (1813-1878) : physiologiste franais.
50 Thomas Henry Huxley (1825-1895) : naturaliste anglais.

sociologie.

Allemagne.

[Vol. 51

lvolution du

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

776

Selon lcole idaliste, lorganisation sociale repose sur le contrat. La socit est
compose dindividus qui, choisissant de vivre ensemble, sentendent sur les rgles
qui rgiront leurs comportements. Les valeurs de libert et dgalit sont essentielles
lexpression des volonts individuelles; les valeurs de rciprocit et de mutualit
sont fondamentales pour assurer lquilibre contractuel tout autant que sa force
contraignante. Dans cet esprit, lide directrice qui guide la structuration de ltat
repose sur une prmisse simple : personne ne peut dcider pour lensemble sans le
consentement de chacun. Cela tant, le rle de ltat est dassurer chacun lexercice
de sa pleine libert et de donner tous lducation ncessaire la dfense de ses
intrts individuels et collectifs. La recherche de justice sociale doit reflter le rapport
dgalit mathmatique de lchange, la justice distributive doit sapparenter la
justice commutative : cela nenlve pas ltat la responsabilit dtablir les justes
proportions partout o les individus ou les associations particulires ne pourraient y
parvenir adquatement.
Pour les naturalistes, tout individu nat dans une socit dtermine, qui lui

confre son identit et qui simpose lui. Le corps social fonctionne par lui-mme,
selon sa propre nature, ses propres finalits et ses propres intrts. Les socits
humaines rpondent des mmes caractristiques physiologiques que tout autre entit
vivante. En effet, toutes les parties, quoique dissemblables, concourent la
conservation du tout; des liens dinterdpendance se crent par la division du travail,
par la spcialisation des fonctions assumes par chacun; chaque partie, travaillant sa
propre survie, participe spontanment
tout qui poursuit
mcaniquement sa finalit interne. Sy ajoutent les caractristiques psychologiques
communes toute organisation vivante : dabord lamour de soi, puis la sensation
agrable de se reconnatre dans les autres, ensuite linstinct de sociabilit qui pousse
la division et dlgation des fonctions, enfin la sympathie qui chez les humains se
transforme en fraternit.

Les lments constitutifs, cause de leur troite interdpendance, nont dautre
finalit que dassumer leurs tches particulires pour la survie et le bien-tre du tout.
La valeur dominante est forcment la solidarit. La socit se structure, comme tout
corps vivant, autour des fonctions propres aux organes vitaux : ainsi aux organes de
nutrition correspond lindustrie, aux organes de relation le gouvernement, aux
organes de circulation le commerce. En ce sens, ltat ne peut pas tre quun agrgat
dindividus ; il jouit dune personnalit singulire et, vritable cerveau social, de toute
lautorit ncessaire la bonne direction de lentit. L o rgne le dterminisme, la
justice sociale se calque sur un rapport ncessaire aux choses, que ce soit pour assurer
la juste rpartition des ressources ou pour valuer la justesse des changes
individuels.
Aprs cette double analyse, Fouille conclut que les doctrines du contrat social et
de lorganisme social peuvent, lune et lautre, fournir une explication plausible des
organisations humaines ; mais, si au lieu de mettre leurs divergences de lavant, nous
tentons de les unir en une ide plus comprhensive, nous pouvons donner naissance
une troisime voie, celle de lorganisme contractuel.

777

L. ROLLAND – QUI DIT CONTRACTUEL, DIT JUSTE

2006]

Le corps social est certes un organisme avec tout ce qui caractrise un organisme
vivant, mais qui sen distingue par une caractristique supplmentaire, soit la
conscience de ses membres; il sagit donc dun organisme qui se ralise en se
concevant et en se voulant lui-mme51. Aux conceptions purement mcanistes des
sciences naturelles, il faut opposer lide de finalit, lide directrice et organisatrice
qui prside lrection dune socit humaine et qui se caractrise par sa projection
dans lidalit.

La dpendance mutuelle de lorganisme social ne sexplique pas, dans les
socits humaines, par la seule contigut immdiate; elle sexprime davantage par la
solidarit volontaire. La fraternit est un idal humain qui tend sabsorber dans
lide de justice et la justice trouve sa meilleure expression dans la libert et lgalit
qui prsident lorganisation contractuelle.

Cette ide conciliatrice, qui constitue le second temps de son raisonnement, lui
permet ensuite den tirer les consquences cosmologiques et politiques, de rsoudre
les conflits entre conscience individuelle et collective, entre droits subjectifs et droit
objectif, entre justice distributive et rparatrice.

En conclusion, il dit et jouvre volontairement les guillemets : En dfinitive,
lide dun organisme contractuel est identique celle dune fraternit rgle par la
justice, car qui dit organisme dit fraternit, et qui dit contractuel dit juste52.

Cette enqute a suivi le trajet dune citation, du texte original jusqu lutilisation

Conclusion

quen font encore les juristes contemporains.

Lemprunt initial peut sexpliquer par lidentit des matriaux thoriques qui
soutenaient les thses de Fouille et de Gounot. Au tournant du XXe sicle, le march
des ides offrait deux courants de pense, deux cadres danalyse susceptibles de
soutenir le travail intellectuel sur les rapports sociaux. Entre lcole idaliste de
Fouille et la doctrine individualiste classique de Gounot, entre lcole naturaliste (ou
organiciste) de Fouille et la doctrine institutionnaliste naissante laquelle Gounot
fait appel sans la nommer, il y a une diffrence plus lexicale que fondamentale. Les
deux auteurs puisent aux mmes sources. Lorganisation des rapports humains, quand
on la projette dans lidalit, se structure conventionnellement autour des valeurs
individuelles de libert et dgalit auxquelles Fouille ajoute la rciprocit et la
mutualit. Quand on la tire de lobservation de la nature, elle se constitue
organiquement
collectives
dinterdpendance et de solidarit. Quelle que soit lcole ou la doctrine, les finalits
sont partages : lutilit sociale, lintrt gnral, le bien commun. Tous ces matriaux
sont utiliss par lun et lautre des auteurs.

institutionnellement)

valeurs

(ou

autour

des

51 Fouille, supra note 35 la p. 115.
52 Ibid. la p. 410.

[Vol. 51

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

778

Malgr ce bagage commun, les deux thses divergent sur des points
fondamentaux : Fouille et Gounot ne poursuivent pas les mmes objectifs ni ne
partagent le mme objet de recherche. Alors que le premier sinterroge sur le
fondement des organisations humaines et de la gouvernance travers le prisme de la
science sociale, le second sintresse uniquement aux fondements des rapports privs
travers le prisme de la science juridique. Le contraste se fait plus net encore, si lon
tient compte de la mthode analytique adopte par chacun. Fouille, nous lavons vu,
cherche un moyen terme capable de concilier des thses vues comme incompatibles ;
Gounot, au contraire, entend les opposer jusqu la rupture. Les deux auteurs enfin ne
partagent pas le mme noyau conceptuel. La pense de Gounot gravite autour de
lautonomie de la volont, concept nominalement absent de loeuvre de Fouille53. Ce
dernier fonde plutt sa thse sur le concept dorganisme contractuel auquel Gounot
naccorde quune mention, et cela dans une note au bas de la page 47 de son ouvrage,
sans autrement lanalyser et surtout sans le retenir54.
En fait, Gounot fait fi de la thse de Fouille. Il choisit dutiliser sa description de

la thorie idaliste, de la doctrine du contrat social, et de lidentifier cette cole, ce
qui nest vrai quen partie. Jamais il ne fait tat du second lment fondateur de sa
pense, soit lorganisme social, ou plutt jamais il ne lui attribue cette analyse. Les
nombreux extraits quil emprunte son ouvrage, La science sociale contemporaine,
sont cits hors de leur contexte, soit la fondation de la socit humaine et la fondation
politique de ltat. Il tronque les formules de Fouille : la proposition Qui dit
organisme, dit fraternit a t vince pour donner plus dclat au Qui dit
contractuel, dit juste dsormais pourvu dun Q majuscule. Les procds
rhtoriques
trononnement des
raisonnements et utilisation de formules lapidaires percutantes. Plus encore, la
dissociation des notions est appel dans le discours comme instrument tactique pour
provoquer une rvolution de la pense, pour renverser la posture hirarchique dun
couple philosophique55, ici celui de la domination de la libert individuelle par
rapport au dirigisme des institutions publiques.

Le droit se construit le plus souvent par la seule voie discursive. La science
juridique, comme toute science normative, salimente aux discours et sexprime dans
le discours : il nest donc pas tonnant quelle se dploie travers des techniques
argumentatives. Lnonciation des principes gnraux rpond de ces deux
caractristiques. Le plus souvent interpells pour systmatiser les rgles juridiques,
ces principes servent de scellant la cohrence du droit positif. Les juristes
prtendent procder par induction pour les dcouvrir, invoquant tantt lintention
tacite du lgislateur, tantt les valeurs dominantes vhicules par les sous-systmes

techniques damplification,

sont vidents :

53 Vronique Ranouil, supra note 8, a admirablement dmontr que ce concept fut engendr par ses
pourfendeurs, au rang desquels Gounot a jou un rle crucial en lui donnant le statut dun principe
gnral de droit, et cela avec effet rtroactif.

54 Gounot, Principe de lautonomie, supra note 16 la p. 47.
55 Cham Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Trait de largumentation, Bruxelles, Universit de

Bruxelles, 1988 la p. 561 et s.

779

L. ROLLAND – QUI DIT CONTRACTUEL, DIT JUSTE

2006]

sociaux, tantt la tradition juridique, tantt encore la rupture et la discontinuit
Lanalyse que jai faite de lmergence du principe dautonomie de la volont
travers Fouille, Gounot et les auteurs contemporains tend contredire cet
argumentaire. Les principes gnraux peuvent galement servir stratgiquement au
dploiement des idologies. Gounot a admirablement dmontr, peut-tre son corps
dfendant, que les rgles de droit priv pouvaient recevoir une lecture autonomiste,
volontariste et individualiste tout autant quune lecture moraliste, utilitariste et
solidariste. Le choix de lune ou de lautre dpend des croyances, des prfrences, des
convictions du lecteur et des finalits quil poursuit.

Ce que Gounot ne dit pas et qui pourtant parcourt toute sa thse en filigrane, cest
quil dfend en fait une troisime voie. Le dbut du XXe sicle est habit par deux
horizons idologiques forts : le libralisme et le socialisme. Lglise catholique rejette
lun et lautre : le premier trop laxiste pour ne pas dire immoraliste, le second trop
matrialiste pour ne pas dire athiste. La hirarchie religieuse propose, dans
lencyclique Rerum novarum de Lon XIII en 189156, la doctrine sociale de lglise :
le Pape y prconise le maintien de la proprit prive, droit naturel tabli par Dieu et
garant de lindpendance individuelle, mais en appelle lintervention de ltat pour
lutter contre la misre sociale. Gounot est un Catholique convaincu : il a milit toute
sa vie au sein du mouvement dmocrate-chrtien57 et il a particip activement aux
Semaines sociales de France. Sa thse est largement tributaire de ce courant de
pense : le droit a vocation servir le bien commun travers ses institutions, savoir
la famille, les ordres professionnels et ltat58. En 1937, Gounot a nuanc sa pense et
a reconnu la libert contractuelle sa valeur individuelle et sociale59. Sous linfluence
du philosophe Emmanuel Mounier60, il fera finalement tat de ses allgeances
personnalistes, thorie fortement associe la pense catholique et qui propose une
rvolution plus spirituelle que sociale61.

Qui dit contractuel dit juste. (Fouille) est ainsi entr dans la littrature
juridique et y poursuit son existence depuis prs dun sicle. L-dessus je ne peux que
citer Gounot une dernire fois :

Or rien nest plus dangereux quune doctrine qui signore elle mme. Elle tend
fatalement se dposer dans les esprits ltat dhabitude de plus en plus
tyrannique, devenir un pli du cerveau, une sorte de temprament intellectuel.
Elle se cristallise en ces formules toutes faites, ces brocards admis sans examen,

56 (15 Mai 1891), en ligne : Vatican ;

Gounot, Principe de lautonomie, supra note 16, la cite en exergue dans sa thse.

57 Jean-Baptiste Soufron, Emmanuel Gounot : Du catholicisme social au personnalisme juridique
(2004), Facult des sciences juridiques, politiques et sociales, Universit de Lille 2, en ligne : Le blog
de Jean-Baptiste Soufron .

58 Ibid.
59 Emmanuel Gounot, La libert des contrats et ses justes limites, Semaine Sociale de France, 1937

[Gounot, Libert des contrats].

60 (1905-1950) : philosophe franais.
61 Gounot, Libert des contrats, supra note 59.

780

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

[Vol. 51

qui ne sont le plus souvent que des rsidus simplistes de spculations et de
controverses antrieures, mais qui apparaissent bientt, parce quon en ignore
ou quon en oublie lorigine et quon les redit machinalement, comme aussi
inbranlables et aussi vidents que les axiomes des sciences mathmatiques62.

Dautres formules parcourent le discours juridique, par exemple : Entre le fort et
le faible cest la libert qui asservit, la loi qui libre. (Lacordaire) dont Terr, Simler
et Lequette disent quelle rpond la formule de Fouille63. Mais cela devra faire
lobjet dune autre enqute.

62 Gounot, Principe de lautonomie, supra note 16 la p. 11 [notes omises].
63 Terr, Simler et Lequette, supra note 3 la p. 8.