Article Volume 50:4

Bricolages anthropologiques pour promouvoir, en Afrique et ailleurs, un dialogue entre univers juridiques

Table of Contents

Bricolages anthropologiques pour

promouvoir, en Afrique et ailleurs, un

dialogue entre univers juridiques

tienne Le Roy*

Anthropologue et juriste, lauteur confronte et
conjugue diffrentes logiques, non seulement les
traditions diffrentes comme le droit civil et la common
law dans lespace juridique canadien, mais aussi des
univers juridiques rputs chacun comme formant un
tout, clos et autosuffisant, prenant lexemple plus
particulier de lAfrique.
Ayant recours dans un premier temps lexigence

dhomomorphisme,
lauteur explique dans une
dmarche de comparaison et de traduction la difficult
passer dun univers qui repose sur une reprsentation
plurale du monde lunivers occidental dorigine
judo-chrtienne qui repose sur le monisme. Ensuite, il
adopte une approche qui conoit le pluriel des
expriences africaines dans le singulier du droit
occidental, perspective qui pose lhypothse douvrir la
thorie en usant de catgories interculturelles, chaque
culture souvrant aux autres pour dialoguer, donc
partager son exprience de la juridicit. Ces objectifs de
dialogue juridique sinscrivent dans le contexte de la
mondialisation du droit, qui ne doit dsormais plus
reposer sur limposition dun ordre juridique. Lauteur
insiste sur le fait que pour quil existe un droit
commun mondial, il faut que ses fondements soient
partags hors des traditions qui lui ont donn naissance.

As both anthropologist and jurist, the author
confronts and combines different disciplines. In so
doing, not only does the author address the civil law
and common law traditions within Canada but also
legal worlds reputed to be forming a whole, closed and
self-sufficient, taking Africa as an example.

By first addressing the constraints of homeo-
morphism, the author appeals to the approach of
comparison and translation to explain the difficulty of
leaving a pluralistic world for a Judeo-Christian
Western world that relies on monism. He then adopts
another approach, one that views the plurality of
African experiences within the singularity of Western
lawa perspective that requires opening the theory by
using intercultural categories, each culture opening up
to the other in a dialogue about juridicity. The objective
of legal dialogue falls within the ambit of legal
globalization, which must no longer rely on the
imposition of a single legal order. The author insists
that for a worldwide common law to exist, its
formulations must be shared yet outside of the
traditions from which it arose.

* Professeur danthropologie du droit, directeur du Laboratoire danthropologie juridique de Paris,

directeur du DEA dtudes africaines, Universit Paris 1 Panthon-Sorbonne.

tienne Le Roy 2005
Mode de rfrence : (2005) 50 R.D. McGill 951
To be cited as: (2005) 50 McGill L.J. 951

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

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Prolgomnes

I. Lanthropologue et les alas de lhomomorphisme

II. La question de ltat traditionnel

III. Le juriste et le recours lanalogie : ouvrir le droit

occidental laltrit

Que retenir en conclusion de ces analyses ?

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. LE ROY BRICOLAGES ANTHROPOLOGIQUES

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Prolgomnes

Pour contribuer ce numro sur les approches pluralistes et multi-systmiques
du droit, jai t amen revisiter mon parcours scientifique sur une quarantaine
dannes et faire, partir dun titre dj trop long, des choix cruciaux1.

Le premier, et le plus dterminant ici, est de proposer des exemples africains pour

illustrer, et cest un deuxime choix, ce que je dnomme des bricolages, entendant
par l, selon le Robert, un travail dont la technique est improvise, adapte aux
matriaux, aux circonstances2. Ces bricolages sont dits anthropologiques non point
parce quils contiennent quelque exotisme, mais en raison de leur prtention la
gnralit et donc de leur applicabilit hors des circonstances de temps et despaces
o ils nous ont t suggrs. Enfin, le dernier choix, celui qui ncessitera le plus
dattention, est de recourir la notion de dialogie, dorigine grecque. Le terme est
construit partir du prfixe dia, qui signifie ce qui traverse ou ce qui fait se
rencontrer, et logos, qui nest pas seulement la parole ou le discours mais aussi
la logique, la rationalisation.

Mon propos est ainsi de faire se rencontrer des logiques diffrentes et
dapprendre les conjuguer. Pour ce faire, jai mobilis particulirement deux termes,
homomorphisme et analogie, qui seront prciss plus loin et qui ont t, durant ces
annes, la part de loutillage conceptuel que jai mobilise, en anthropologue du droit,
pour tenter de rpondre limpossible dfi, traduire sans trahir. Il sagit en effet de
confronter non seulement des traditions diffrentes, comme le droit civil et la
common law dans lespace juridique canadien, mais des univers juridiques rputs
chacun comme formant un tout3, clos et auto-suffisant.

Ces choix sont cruciaux parce que les difficults rsoudre ne le sont pas moins.
Parler de lAfrique est aussi malais dans les milieux acadmiques canadiens que
franais. Quelle est, chez le lecteur de ce numro spcial qui tente dexplorer des
voies peu frquentes, la part de connaissances, de prsupposs, de strotypes, de
prjugs, donc dethnocentrisme ? quel niveau situer la barre pour ntre ni trop
simple ni abscons ?

Parler ensuite dunivers (au pluriel) pour traiter des expriences juridiques des
Africains est, au moins, aborder quatre nouvelles difficults. Cest dabord supposer
que
la
communication entre ces univers peut tre fragile ou rompue et, pour oser une
mtaphore cinmatographique, que nous risquons quelque odysse dans lespace

les diffrences sont plus

les ressemblances, que

importantes que

1 Bien quil paraisse prtentieux de sauto-rfrencer, la nature de lexercice et les contraintes de

place mobligeront renvoyer le lecteur certains de mes travaux plus dtaills.

2 Le nouveau petit Robert, 1993, s.v. bricolage [Petit Robert].
3 Anthropologiquement,

la rfrence qui simpose

ici est Louis Dumont, ssais sur
lindividualisme : une perspective anthropologique sur lidologie moderne, Paris, Seuil, 1983, o
lauteur diffrencie luniversitas comme tout organique de la societas comme groupement dindividus.

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de largumentation. Cest aussi, deuximement, mettre au pluriel ce que notre
tradition juridique, quelle soit de common law ou civiliste, conjugue au singulier.
Cest affirmer le multijuridisme4 l o le monisme juridique va prvaloir
naturellement, donc culturellement et sans recul critique ncessaire. Cest ensuite,
troisimement, prsupposer quon peut inscrire ces expriences dans une mme
catgorie, les droits africains, ce que nous appelons droit sappliquant aux autres
civilisations et ces autres civilisations se retrouvant dans ce que nous appelons le
droit, ce qui, malheureusement pour la clart du propos, nest pas le cas. Enfin et
quatrimement, les expriences de plusieurs milliers de socits, dans la diversit des
cologies et des histoires, lanciennet des phnomnes danthropisation, limpact
divers des traites ngrires et les effets dltres des colonisations peuvent-elles avoir
pour dnominateur commun un critre gographique : leur appartenance commune au
continent africain ? Ici, au moins deux mots dordre, que jemprunte au titre de
louvrage que les disciples de Georges Balandier ont ddi leur matre, conduiront
mon analyse : Afrique plurielle, Afrique actuelle5. Foin des archasmes, cest lici et
le maintenant que nous devons considrer comme rsultant dune trs longue histoire.

En outre, de quel type dexpriences des Africains doit-on parler ? De
lexprience de nos homologues universitaires que nous avons forms donc
dforms pour quils soient les missionnaires du bon droit (comme jadis on
parlait de la vraie religion) ? La science du droit quils produisent est la ntre. Au
mieux, cest une sorte de pidgin juridique quon dcouvre dans les trs rares
publications qui sintressent encore la vie du droit en Afrique6. Sur une base
fondamentalement occidentale, dans la langue de lancien colonisateur, on y introduit
quelques annotations sur les applications locales de la science pure du droit, comme
autant de variations musicales sur un thme impos. Le jugement est svre, mais
cest la quasi-totalit du droit au quotidien qui est ainsi ignore, mprise et
abandonne, renforant la dpendance de lAfrique lgard de lextrieur. Prfrer
le droit-qui-se-fait au droit des manuels7, le droit pratiqu lhermneutique
juridique, peut paratre peu crdible en drogeant aux dmarches du vrai juriste.
Adopter aussi une posture qui, en critiquant loccidentalisation de la vie juridique,
dvoile les limites et les contradictions du droit civil la franaise peut tre

4 Voir tienne Le Roy, Lhypothse du multijuridisme dans un contexte de sortie de modernit
dans Andre Lajoie et al., Thories et mergence du droit : pluralisme, surdtermination et effectivit,
Montral, Thmis, 1998 la p. 29.

5 Pierre Bonnaf et al., Afrique plurielle, Afrique actuelle : hommage Georges Balandier, Paris,

Karthala, 1986.

6 Cette expression avait t retenue comme le titre de la collection que dirigeait Grard Conac aux
ditions Economica. Comme bien dautres vestiges de ce qui fut une grande tradition africaniste en
France, cette collection pourtant peu suspecte dhtrodoxie a disparu avec le dpart la retraite de
son directeur.

7 Voir Michel Alliot, Le droit et le service public au miroir de lanthropologie, Paris, Karthala, 2003.

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considr comme une trahison de la part dun universitaire parisien, au moment o on
fte avec majest le bicentenaire du Code Napolon8.

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Enfin, adopter le langage et les points de vue anthropologiques pourrait paratre
relever de limposture. Quelle lgitimit un anthropologue peut-il avoir pour, selon
les termes de lappel contribution de ce numro, non seulement comparer les
traditions juridiques mais identifier et valuer les normes, principes et points
communs qui les sous-tendent ? Comparaison nest pas raison, ai-je pu crire,
citant ce vieux proverbe en commentant luvre dun des plus grands comparatistes
africanistes, Rodolfo Sacco9. On ne peut comparer quavec prudence et selon des
protocoles prcis des expriences qui se situent selon des prsupposs
fondamentalement divergents. Notre conception du droit est fonde sur une
philosophie idaliste alors que celle des traditionistes africains (comme on dit
parfois pour lever le prjug associ au traditionalisme) est raliste10. Les trois
attributs de cette philosophie idaliste, soit labstraction de la norme, lanhistoricisme
du rfrent et la suppose neutralit des effets sociaux du corpus ainsi constitu, ont
autoris le dveloppement dune science du droit, du moins aux yeux de ceux qui la
pratiquent. Rien de tel nest possible dans une perspective raliste, non en raison de
quelque infirmit intellectuelle, mais parce que la constitution dune science du droit
suppose de penser ce droit comme une instance spcifique et originale, la manire
de lconomie ou de la religion11. Cest reproduire une lecture qui privilgie
cosmologiquement et depuis le livre de la Gense que le monde (notre monde) a t
cr par une instance extrieure, omnipotente et omnisciente, dnomme Yahv ou
Dieu. Et ds lors que ltat, la justice ou le droit ont t perus comme ses avatars, ce
sont bien les mmes reprsentations qui associent le droit un ordre impos de
lextrieur et ne trouvant sa lgitimit que dans son exognse. Cette lecture de la
lgitimit est difficilement concevable dans une interprtation animiste de la
cration du monde qui privilgie lendognse, o tout vient de lintrieur et obit au
principe de la diffrenciation progressive des instances multiples, spcialises et
interdpendantes, selon lexigence de la complmentarit des diffrences. Dans cette
endognse, chaque groupe fait son droit au quotidien, et laisser autrui la possibilit
de simmiscer dans sa coutume est au moins une preuve de faiblesse, voire une
marque de dfiance lgard du monde invisible, celui des anctres en particulier, o
les morts ne sont pas morts. Ajoutons galement, entre autres, que cette conception

8 tienne Le Roy, Le code civil au Sngal ou le vertige dIcare dans Michel Doucet et Jacques
Vanderlinden, dir., La rception des systmes juridiques : implantation et destins, Bruxelles, Bruylant,
1994, 291.

9 tienne Le Roy, Comparaison nest pas raison : anthropologie juridique et droit compar face aux

traditions non europennes, Scritti in onore de Rodolfo Sacco, Milano, Giuffr, 1994, 675.

10 Sur la distinction entre les philosophies spontanes du droit idaliste et raliste, voir Bruno Ribes
et al., Domination ou partage ? Dveloppement endogne et transfert des connaissances, Paris,
UNESCO, 1980.

11 Sur les limites de ces lectures modernes, voir tienne Le Roy, Le jeu des lois : une anthropologie
dynamique du droit, Paris, Librairie gnrale de droit et de jurisprudence, 1999 aux pp. 32-34 [Le
Roy, Le jeu des lois].

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de la coutume nest que partiellement juridique, que ses modes dexpression ne sont
pas des normes gnrales et impersonnelles mais des modles, de conduites et de
comportements, et des habitus, et que le vocabulaire nest pas spcialis (ou ne lest
quexceptionnellement devant les juridictions). On a ainsi une mesure de la difficult
concilier les normes, principes et points communs qui pourraient sous-tendre les
expriences occidentales et africaines de ce que je prfre, ds lors, appeler la
juridicit plutt que le droit.

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Je pourrais tre plus prolixe, mais la place est compte et ces choix ont t assez
dtaills dans dautres publications pour que je puisse passer lillustration de mon
exprience12. Je vais la restituer en deux temps qui ne sont pas exactement
chronologiques mais, si possible, pdagogiques.

Dans un premier temps, et en recourant lexigence dhomomorphisme,
jexpliquerai, dans une dmarche de comparaison et de traduction, la difficult
passer dun univers qui repose sur une reprsentation plurale du monde lunivers
occidental dorigine judo-chrtienne qui repose sur le monisme13. Dans un ouvrage
rcent14, jai illustr cette difficult en recourant des modles formels auxquels je
renverrai le lecteur, pour me contenter de la mtaphore biblique qui rythme mon
argumentaire : comment faire passer un chameau dans le chas dune aiguille ?

Ensuite, et en usant de la figure de lanalogie que jai pratique dans mes
enseignements de lhistoire des droits africains luniversit de Brazzaville en 1972
et en 1973, jexpliquerai comment jai tent de penser le pluriel des expriences
africaines dans le singulier du droit occidental, cette conception se trouvant ensuite
systmatise durant les annes 1980 dans ma relecture du pluralisme juridique15.
Cette approche fait lhypothse douvrir notre thorie, somme toute appauvrie au fil
des sicles, de diverses potentialits selon lexigence anthropologique qui est non de
rintroduire la coutume de Paris dans le droit civil franais mais duser de catgories
interculturelles. Il sagissait donc, durant la dcennie 1990, de lenrichir, par une
tentative de conceptualisation du multijuridisme, et dans une perspective qui
rencontre les attentes du prsent appel contribution de la Revue pour ce numro
spcial, en vue de renouveler notre perception de la mondialisation du droit. une
approche diffusionniste implicite, je prfre une acculturation contrle o chaque
culture souvre aux autres pour dialoguer, donc partager son exprience de la
juridicit dans ce quelle a de plus irrductible.

12 Voir notamment Le Roy, Le jeu des lois, ibid.
13 Voir Grard Timsit, Archipel de la norme, Paris, Presses Universitaires de France, 1997.
14 Voir tienne Le Roy, Les Africains et linstitution de la justice : entre mimtismes et mtissages,

Paris, Dalloz, 2004 [Le Roy, Les Africains].

15 Voir tienne Le Roy, Concepts recteurs et pratiques juridiques dans le droit local en zone
arachidire nord (Sngal) dans Recueil de textes du groupe de travail sur l’analogie, vol. 5, Paris,
CNRS-Conseil dtat, 1982 aux pp. 1-40.

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I. Lanthropologue et les alas de lhomomorphisme

Tel monsieur Jourdain chez Molire qui faisait de la prose sans le savoir, jai
pratiqu lhomomorphisme durant une quinzaine dannes. Cest en 1982, lors dune
rencontre organise Namur en Belgique par la revue qubcoise Interculture sur la
thmatique des droits de lhomme, que jai rencontr le philosophe Raimundo
Panikkar. Dans une manire proche dun gourou indien, il nous invitait rflchir
luniversalit des droits de lhomme partir dun texte publi par la revue Diogne et
repris par Interculture16. Pour Panikkar, et je partage totalement ce point de vue, cette
universalit tait un requis et non un acquis. Pour rpondre cette requte
duniversalit, il convenait selon lui dinterroger les autres traditions, ou univers au
sens ci-dessus, pour dcouvrir les quivalents homomorphes qui, dans chacun de
ces traditions ou univers, proposent de contrler labsolutisme du pouvoir, solutions
qui ont t ignores ou sous-estimes. Conjugus avec ce que les Occidentaux
appellent les droits de lhomme, les quivalents homomorphes pourraient fonder
une culture de la paix, par le biais du dialogue interculturel. Or il mest apparu lors de
ce colloque que la difficult tenait moins la dcouverte de ces quivalents
souvent connus, parfois reconnus qu la capacit de la socit occidentale
accepter de dialoguer, et que la question la plus urgente traiter tenait
lhomomorphisme plutt quaux quivalences17.

La dmarche de lanthropologue a au moins deux particularits interfrant avec
ce propos. Tout dabord, il se donne pour mission de se projeter lintrieur du
groupe, den partager les manires de dire, faire et penser et den parler partir de ce
topos. Naturellement, en contrepoint, il sait et doit reconnatre les contraintes de la
langue de communication scientifique, les pesanteurs de sa formation, son idologie
de classe ou de race, ses limites intellectuelles et psychologiques, voire affectives,
bref tout ce qui conduit lethnocentrisme. Ensuite, et cest lanthropologue Sally
Falk Moore qui le rappelait18, trois matriaux sont privilgis dans les observations
sur le terrain : les reprsentations, les ressources et les relations, et surtout les
relations entre les acteurs.

Deux consquences en dcoulent. Premirement, la dmarche anthropologique
inverse la position et la dmarche classiques du juriste comparatiste, qui part de sa
culture juridique pour interroger les autres traditions, tandis que lanthropologue du
droit doit (ou tente de) partir de la culture de lautre pour interroger, entre autres par
un effet de miroir par exemple19, sa propre culture juridique ou celle des traditions qui
lui sont proches. Deuximement, privilgier les relations suppose une seconde

16 Raimundo Panikkar, Les droits de lhomme sont-ils dorigine occidentale ? (1982) 120

Diogne 87.

17 Voir mon commentaire sur le texte de Pannikar : tienne Le Roy, Le diable et les droits de

lhomme (1984) 17 Interculture 67.

18 Sally Falk Moore, Law as Process : An Anthropological Approach, London, Routledge & Kegan

Paul, 1978.

19 Voir Alliot, supra note 7.

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inversion de la dmarche du juriste occidental, qui construit son raisonnement sur
lexistence de normes et dinstitutions comme objets scientifiques ou pratiques. Or
cela nest gure possible dans une perspective raliste fonde sur lendognse o au
contraire les acteurs je dirai plutt les actants , avec leurs statuts, leurs gestes et
leurs actes, sont la matire premire de ce quils tiennent pour du droit20, qui est
dans tous les cas leur droit.

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Cest ici que lhomomorphisme a clair ma pratique anthropologique.

Dfinissons puis illustrons.

Lhomomorphisme est une bijection qui, deux lments voisins dun
ensemble, fait correspondre deux lments galement voisins dun autre21. Quant
la bijection, cest une application qui, tout lment de lensemble de dpart,
associe un et un seul lment de lensemble darrive22. Lhomomorphisme est
donc une bijection dun type particulier, impliquant une plus grande complexit et
donc une plus grande richesse danalyses, mais aussi une contrainte : on ne peut
rduire le raisonnement un monisme au sens ci-dessus. La dfinition nous invite, et
dans le cas des droits africains nous oblige, penser en termes de pluralit. Ce
pluralisme de lensemble droits africains, confront au monisme de lensemble
droits occidentaux, induit une perte en ligne si cest ce dernier qui impose sa
structure, ce qui est quasiment toujours le cas. Ce postulat interdit la synthse que
reprsente par exemple le syncrtisme de la figure chrtienne du symbole de Nice,
revisit lors de la contre-rforme catholique o Dieu est pre, fils et esprit, trois en un.
Cest un laminage o lon ne peut retenir du modle pluraliste que ce qui correspond
aux choix du droit occidental. Ce laminage, qui est au moins une amputation des
expriences africaines, voire une vritable aporie, rvle lextrme difficult de la
pense juridique occidentale respecter la logique inhrente aux autres univers
juridiques. Comment, ai-je dj rappel, faire passer un chameau dans le chas dune
aiguille ?

Prenons quelques exemples de ces difficults, puis rservons la dernire partie

aux solutions bricoles que jai dgages au fil de mes travaux.

II. La question de ltat traditionnel

Lensemble autorit, pouvoirs, lgitimit que, dans le contexte africain, le
Laboratoire danthropologie juridique de Paris avait ds 1980 tendu la sacralit et
au droit23, se dcline, partir des donnes collectes et qui ont t la base de mon

20 Droit est ici employ par simple commodit et sous rserve de ce que jai dit de la coutume et

de la juridicit.

21 Petit Robert, supra note 2, s.v. homomorphisme.
22 Ibid., s.v. bijection.
23 Laboratoire danthropologie juridique de Paris, Sacralit, pouvoir et droit en Afrique, Paris,

CNRS, 1979.

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cours dhistoire des institutions africaines luniversit de Brazzaville24, selon trois
registres institutionnels que jappelle des appareils juridiques25. Ces registres sont
complmentaires et fonctionnent par le principe de lempilement et de la subsidiarit,
du plus simple au mieux organis. Ils sont caractristiques de socits
communautaires o les rapports juridiques sont internes, dalliance ou externes, selon
les groupes de rfrence. Ils privilgient lendognse et le critre de distinction entre
ces types de rapports tient la diffrenciation progressive du politique partir de la
parent dans le cadre dune thorie constamment rappele de pouvoirs multiples,
spcialiss et interdpendants. Mme dans les formes les plus sophistiques de
concentration et de division des pouvoirs, comme chez le peuple Wolof o jai
travaill26, il ny a de place pour une thorie de ltat analogue celle que Hobbes
puis la philosophie politique moderne ont formule. On ne parle pas en Afrique
dtat mais de commandement, ce que nous avons traduit par chefferie ou,
comme chez nous avant le seizime sicle, de royaume ou dempire. Ce nest
quavec une certaine paresse intellectuelle, pour ne pas dire un rel ethnocentrisme,
que certains ont donc parl dtat traditionnel ou ont oppos en Afrique les socits
tat aux socits sans tat. Jusqu la rforme et la contre-rforme, on navait pas
besoin en Europe de la thorie de ltat et il faut attendre 1648 et les traits de
Westphalie pour que ce modle soit concrtis territorialement.

Il en va de mme pour les rapports dappropriation des espaces et des ressources,
cest–dire la proprit foncire. De vritables monstruosits juridiques ont t
produites en laborant des thories qui, quel quen soit le correctif dune proprit par
lignage, populaire, villageoise, communautaire etc., ignorent que le problme de la
proprit foncire est li linvention du capitalisme, dont il est une condition
substantielle la concrtisation puis la gnralisation. Bien quon soit en train den
vrifier la vracit, et que cela reste par ailleurs inimaginable pour un expert de la
Banque mondiale, tant que le march capitaliste nest pas gnralis, la proprit
prive de la terre nest pas justifie et se rvle au moins contre-productive, voire
contraire aux objectifs de dveloppement durable qui sont actuellement proclams !
La common law parle traditionnellement de tenures et de property rights, alors que
seul lownership correspond une proprit foncire, un concept qui mergea en
Angleterre partir de ce quon appelle globalement la rvolution des enclosures.
De mme, jusqu la fin du dix-huitime sicle, le droit franais parle de domaines
et de droits dusage. Cest larticle 17 de la Dclaration des droits de lhomme et
du citoyen de 178927 qui proclame la proprit comme un droit inviolable et sacr,
et il faut attendre 1804 pour disposer de la clbre dfinition de larticle 544 C.c.F. :
le droit de jouir et disposer des choses de la manire la plus absolue.

24 Rono, Brazzaville, cole de droit, centre denseignement par correspondance, 1973.
25 Voir la prsentation la plus rcente dans Le Roy, Les Africains, supra note 14 la p. 74.
26 Voir tienne Le Roy, Mythes, violences et pouvoirs, le Sngal dans la traite ngrire (1981) 7

Politique africaine 52.

27 Dclaration de lhomme et du citoyen, 26 aot 1789, en ligne : Legifrance .

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Pour traiter des rapports de lhomme la terre et aux ressources, les Africains
disposaient de trois systmes rfrentiels, savoir lexploitation des sols pour les
rapports internes la communaut, la circulation des produits et ressources pour les
rapports dalliance entre communauts, et la rpartition des terres dans lorganisation
des rapports entre communauts distinctes28. Chacun de ces systmes, rpondant aux
principes dgags ci-dessus, proposait des rapports juridiques originaux dont
lanalyse suppose trois niveaux dapprhension : les statuts des acteurs, le rgime
juridique des actes poss et des pratiques et les modalits dajustement dans le temps
(successions) et dans lespace (rglement des conflits). Tout cela tait et reste souvent
cohrent, pertinent et rationnel. Pourquoi fut-il si systmatiquement ignor en Afrique
comme en Amrique pour ce qui concerne les premires nations ? Pour les besoins du
capitalisme et de ltat ? Au nom dintrts corporatistes encore plus mesquins ?

Je prends enfin un troisime exemple, la parent, vache sacre de lethnologie
pour reprendre lexpression dun dictionnaire spcialis29. Depuis Lewis Morgan, un
des pres de lanthropologie, lanalyse de la parent a t concentre sur la
terminologie des appellations et des rfrences selon que les parents sont prsents
ou absents. Ainsi, il a distingu des systmes (1) de consanguinit fonds sur la
filiation des systmes et (2) daffinit bass sur le mariage qui en est le moyen. Cette
dimension des changes lis au mariage a ensuite t approfondie par les
fonctionnalistes anglais, qui ont trait leurs riches matriaux comme des systmes
familiaux et matrimoniaux30. La conception de la parent chez Radcliffe-Brown31
reste toutefois associe la filiation. Par la suite, Claude Lvi-Strauss a adapt ces
distinctions pour dterminer les rgles de la parent partir des types de mariage, par
respect pour la prohibition de linceste32. Pourtant, la parent cest aussi la filiation, et
inversement.

Tout cela est trs savant et lapprentissage de ces connaissances fait partie de la
formation ou bizutage du jeune chercheur. La perptuation de telles pratiques de
recherche pourrait ntre quune manie innocente de savants enferms dans leur tour
divoire si ce nest que ces pratiques concentrent lessentiel des moyens scientifiques
et financiers. Dans les contextes africains, les rapports de parent et de mariage sont
infiniment plus riches que ce quen dit, par exemple, la bible de tels travaux, les
Structures lmentaires de la parent33.

28 Pour une prsentation sommaire, voir tienne Le Roy Actualit des droits dits coutumiers
dans les pratiques et les politiques foncires en Afrique et dans lOcan indien lore du XXIme
sicle, Cahiers danthropologie du droit 2002, Paris, Karthala, 2003, 237.

29 Michel Panoff et Michel Perin, dir., Dictionnaire de lethnologie, Paris, Petite bibliothque Payot,

1973, s.v. parent.

30 Alfred Reginald Radcliffe-Brown et Daryll Forde, dir., Systmes familiaux et matrimoniaux en

Afrique, Paris, Presses Universitaires de France, 1953.

31 Alfred Reginald Radcliffe-Brown, Introduction dans Radcliffe-Brown et Forde, ibid. la p. 1.
32 Claude Lvi-Strauss, Les structures lmentaires de la parent, Paris, Mouton & Co, 1967.
33 Ibid. Jillustre ma lecture de la parent dans les socits communautaires dans Le Roy, Le jeu des

lois, supra note 11 aux pp. 227-35.

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Comment est-on arriv ignorer ce qui fait quon est parents pour la majorit
des Africains, et ce au nom dune conception qui nous est propre de la parent et
qui peut exclure, au moins sur le plan thorique, une part du corpus de cas o les
individus se disent frres ou surs, pres ou fils, et ainsi de suite ? Lexplication que
je propose, en remontant du structuralisme de Lvi-Strauss au fonctionnalisme de
Radcliffe-Brown puis lvolutionnisme de Morgan, est quau dpart on a cherch
privilgier ce qui, dans les thories pratiques indignes, correspondait notre
conception de la parent fonde sur la filiation. Comme, selon les tropismes de
lpoque, cette conception de la parent-filiation tait tenue pour laboutissement
naturel et ncessaire de lvolution, elle devenait donc universalisable puis
universelle.

Pour les jeunes chercheurs africains avec qui jai ralis ces travaux au dbut des
annes 1970 partir de mes propres recherches de terrain34, la parent est dabord un
sentiment, celui de se reconnatre dans des valeurs, voire mme une sensation de
plnitude et de chaleur, puis un tat, le fait de partager au-del de ces valeurs des
biens communs. Enfin, cest un ensemble de relations juridiques sappuyant
toujours sur la filiation comme incorporation dans une ligne masculine ou fminine
mais la dpassant de deux manires complmentaires. La premire est de considrer
que les anctres masculins ou fminins lorigine des lignes, donc de la filiation, ne
sont quun des trois aspects communs que peuvent partager les apparents. Outre ces
anctres, la rsidence commune et le partage dinterdits peuvent parentaliser.
Deuximement, la construction de la relation de parent repose aussi sur lalliance
(matrimoniale, rsidentielle, totmique) et lassimilation comme fiction juridique sont
deux autres modalits qui permettent de concevoir un modle matriciel o trois
aspects communs en axe horizontal et trois modes dinsertion en axe vertical
permettent didentifier dans les neuf cases ainsi construites autant de relations
typiques de parent. Certes, seules certaines socits, pour exemple les Wolof dont
nous avons parl ci-dessus, usent de lensemble des ressources de ce modle et
exploitent les neuf types dapparentement. Toutefois, peu de socits africaines, les
plus simples au sens lvi-straussien, et minoritaires quantitativement, rduisent leurs
rapports de parent la filiation. Pour les autres, nous avons des rponses qui peuvent
voluer dans le temps et dans lespace avec une caractristique qui rend ce type de
dmarche anthropologiquement intressant : des applications de ce modle la Grce
archaque en exploitant lIliade et aux Picards du Vermandois partir du seizime
sicle sur la base de mes propres travaux ont permis de vrifier la gnralit du
modle travers la particularit des rponses apportes35.

Ainsi, mme dans des situations europennes rcentes, la parent telle quelle est
vcue ne peut tre rduite la filiation, sauf introduire une frontire dogmatique
entre ce quon appelle ds lors une vraie et une fausse parent.

34 Pour une synthse, voir Camille Kuyu Mwissa, Parent et famille dans les cultures africaines,

Paris, Karthala, 2005.

35 Voir Le Roy, Le jeu des lois, supra note 11.

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

962

Comme on le constate, lhomomorphisme a rvl les difficults de lexercice
de comparaison et suggre les consquences dsastreuses que peuvent induire la
mconnaissance ou la rcusation dexpriences en fonction desquelles les individus
pensent leur sret et la scurit de leurs patrimoines.

[Vol. 50

III. Le juriste et le recours lanalogie : ouvrir le droit occidental

laltrit
Pour tre titre principal anthropologue, je nen suis pas moins juriste et

particulirement historien du droit et des
institutions. Dans ma pratique
denseignement, jai eu jouer le passeur entre cultures juridiques des ges
diffrents au sein dune mme tradition, entre traditions au sein de lunivers
occidental ou entre ces univers qui nous proccupent ici. Jai dj voqu
lexprience de lcole de droit de luniversit de Brazzaville o jai enseign deux
ans avant que les troubles politiques me conduisent y renoncer. Lenjeu fondamental
tait dafricaniser les enseignements dhistoire du droit. Outre lhistoire gnrale des
institutions dAfrique noire en premire anne, jai eu entre autres concevoir pour
les autres annes une histoire du droit des biens et une histoire du droit des contrats.
Sur la base du constat prcdent, mon objectif tait moins de rduire abstraitement la
contradiction que de permettre mes tudiants de penser ces diffrences entre leurs
droits et le droit moderne, franais dans ce cas-ci, dans leurs complmentarits et dans
leurs fonctionnalits. Il convenait ainsi dillustrer le sens des passages dun univers
lautre dans la mobilisation des expriences endognes, en sachant que ce seraient
plus des situations vcues que des modles interprtatifs qui devraient mobiliser leur
intelligence et leur crativit.

Mon premier choix a donc t, chaque fois que le programme mimposait de
privilgier lhistoire du droit franais, de faire un long dtour par ses origines
romaines ou grecques parfois les plus archaques. Par ce biais, je souhaitais que mes
tudiants puissent dcouvrir, sur la base de la reconnaissance de formules
communautaires dorganisation juridique du trs ancien droit, des analogies
suffisamment explicites et parlantes pour que les passages du communautarisme
lindividualisme en droit grec comme en droit romain permettent de contextualiser la
prtention luniversalit du droit exogne, droit qui devait par ailleurs leur tre
enseign dans ses exigences propres. Les analogies sont ainsi le moyen de passer
dun univers juridique lautre. Analogos dsigne en grec ce qui est en rapport.
Est dit analogue ce qui remplit les mmes fonctions mme si leur nature est
diffrente36. Le terme doit tre diffrenci dquivalence, ce qui a la mme valeur
ou fonction et de correspondance comme rapport logique entre un terme donn et
un ou plusieurs termes37.

36 Petit Robert, supra note 2, s.v. analogue.
37 Ibid., s.v. quivalence et correspondance.

963

. LE ROY BRICOLAGES ANTHROPOLOGIQUES

2005]

Mon enseignement sefforait naturellement de provoquer ces transpositions en
proposant des catgories susceptibles de sappliquer la fois aux droits endognes
dits traditionnels, et au droit franais dit moderne. Par exemple, je ne traitais pas de la
parent mais des systmes de parentalisation en ajoutant communautaire pour
traiter des expriences traditionnelles africaines, ce qui permettait, tout en gardant la
filiation comme solution de base, dinduire par le suffixe le mouvement et la
crativit dans la prise en compte des rapports de parent. Dans une lecture du droit
tel quil est vcu au quotidien par chacun dentre nous, il importe plus de savoir
comment nous mobilisons ou ignorons tel ou tel rapport de parent que de commenter
des principes de filiation par ailleurs assez simples. De mme, jabordais les accords
juridiquement valids comme une catgorie englobant la fois la thorie des contrats
civilistes et aussi les mcanismes de don et de dation caractristiques des droits
traditionnels selon le dveloppement diffrentiel de lappareil juridique. Je travaillais
galement avec les tudiants analyser ce que les rformes agraires prenaient en
considration dans les systmes dexploitation des sols et les rformes foncires dans
la rpartition des terres, donc comment aborder les transitions institutionnelles et en
corriger le mimtisme.

On le constate, la rintroduction du pluriel dans lenseignement des expriences
actuelles de lAfrique permettait de considrer lvolution en cours ni comme
dfinitive ni comme inluctable, mais comme un moment, sans doute essentiel mais
certainement pas ultime, de la transformation de la vie juridique ; bref, une
perspective dacculturation concernant tant les droits endognes quexognes. Mais
jai pu aller plus loin : je cite en dernier exemple celui de la thorie des matrises
foncires.

Dans les travaux sur les politiques et les pratiques foncires, deux problmes
revenaient rgulirement et de manire irritante la fin des annes 1980. Les
Africains dans leurs pratiques ignoraient (ou tenaient pour complmentaires) des
distinctions que la thorie juridique supposait contraires et qu ce titre elle avait
tendance opposer. Ainsi, les droits dusage coutumiers et les droits de proprit,
dans la pratique, nappartiennent pas deux systmes juridiques mais un seul dont
nous navions pas les cls. Dautre part, si les politiques juridiques doivent
sexprimer, selon les contraintes des bailleurs de fonds, dans des formes exognes (la
common law, le droit civil), les pratiques continuent relever de considrations
endognes. Aux premires est associe la lgalit, aux secondes la lgitimit.
Comment concilier ou en fait rconcilier lgalit et lgitimit ?

jai choisi une approche

Aprs bien des hsitations,
juridique plutt
quanthropologique. Je suis donc parti de la thorie civiliste de la proprit, tout en
me proccupant ds ce moment des analogies entre les distinctions de la common law
(property rights, ownership) et celles du droit civil (la proprit et ses
dmembrements). Le raisonnement privilgiait donc une forme moderne et moniste
partir du langage du code civil mais en le rendant traductible dans des catgories
communes ces deux traditions. Cest cet ensemble que je devais ouvrir pour y
introduire un pluralisme suffisamment pertinent pour qu la fois le sens des pratiques

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

964

et la lgitimit soient rinscrits dans le nouveau dispositif normatif. Il me fallait donc
construire un modle.

[Vol. 50

Ce modle a t labor partir du chapitre III du livre deuxime du Code civil
franais, Des biens dans leurs rapports avec ceux qui les possdent (articles 537-
543) et de larticle 544 prcit.

Il est galement de type matriciel et repose sur une double distinction entre dune

part lobjet, chose ou bien selon le critre de lalinabilit, et de lautre la nature de la
relation, publique ou prive. Ces variables croises permettent de distinguer quatre
rgimes juridiques particuliers, le domaine public (articles 538-541), les communaux
(article 542), la proprit prive (articles 537 et 544) et, absent du code mais produit
par la jurisprudence des annes suivantes, partir de larticle 539, le domaine priv.

Lhypothse a donc t de r-enrichir un dispositif que llaboration doctrinale du
dix-huitime sicle avait prtendu purer, et ce sur la base des principes constitutifs
des droits africains. Je passe sous silence tout le travail prparatoire qui a permis tant
de runir les donnes africaines, den vrifier leur gnralit puis leur oprationalit.
Disons simplement que jai donc ouvert le modle civiliste en introduisant entre la
chose et le bien, entre le public et le priv, des catgories issues des droits africains et
reformules en sorte que les critres de distinction entre les facteurs soient
effectivement compatibles et logiquement ordonns. Ainsi, entre public et priv, jai
introduit les distinctions propres aux droits communautaires africains et jai redfini
tous ces critres de la manire suivante :

ce qui est commun tous (public) ;

ce qui est commun un groupe (externe) ;

ce qui est commun deux groupes (interne-externe ou rapport dalliance) ;

ce qui est commun un groupe (interne) ;

ce qui est propre une personne physique ou morale (priv).

Le second axe posait des questions plus substantielles quant la nature de lobjet
juridique et quant son contenu. Entre la chose et le bien jai introduit trois donnes
lavoir, la possession et la proprit relative, non absolue en identifiant une
complexit progressive dans lexercice des droits ainsi reconnus par le principe, dj
relev, de lempilement, et avec une rfrence essentielle aux travaux dElinor
Ostrom sur la gestion des communs38 selon les catgories de la common law :

la chose autorise un droit daccs ;

lavoir, laccs et lextraction ;

la possession, laccs, lextraction et la gestion ;



38 Voir tienne Le Roy, Alain Karsenty et Alain Bertrand, dir., La scurisation foncire en Afrique :

pour une gestion viable des ressources renouvelables, Paris, Karthala, 1996.

2005]


. LE ROY BRICOLAGES ANTHROPOLOGIQUES

965

la proprit relative, laccs, lextraction, la gestion et lexclusion ;

enfin, le bien est le support dun droit absolu supposant la capacit
dalination discrtionnaire et lexercice de tous les autres attributs.

Avec un tel modle dit des matrises foncires39, on passe de quatre vingt-
cinq rgimes juridiques (au moins potentiellement, car quelques-uns noffrent pas
dutilit apparente). Cette restructuration offre la possibilit dappliquer des solutions
mieux adaptes que celles du code civil, par exemple, qui reposent sur un tout ou
rien, la proprit ou linscurit. Des applications se dessinent dj en matire de bio-
diversit40. Elle permet par la mme occasion une meilleure prise en compte des
conceptions endognes dans un systme qui doit tre mixte (endogne/exogne) et,
dautre part, du statut des ressources autant que celui de la terre.

Enfin, pour favoriser lhomomorphisme dans ses applications, nous avons
propos de parler non de droits sur la terre ou sur les fruits, mais de matrise. Le
matre de terre est un des principaux acteurs des rapports fonciers endognes et la
proprit prive est analyse comme une matrise exclusive et absolue. propos du
foncier pastoral, jindiquais que [l]a notion de matrise suggre lexercice dun
pouvoir et dune puissance, donnant une responsabilit particulire celui qui, par un
acte daffectation de lespace, a rserv plus ou moins exclusivement cet espace41.
Ainsi, du plus simple au plus absolu, du plus collectif au plus individualis, la
matrise exprime non seulement une relation juridique diffrencie et fonctionnelle,
mais un rapport de pouvoir sur la terre, ses ressources et finalement sur les hommes
qui en dpendent pour satisfaire leurs besoins.

Que retenir en conclusion de ces analyses ?
Lobjectif de ces dmarches a t et demeure de promouvoir un dialogue entre les

cultures juridiques vcues par les Africains comme des univers clos et quil convient
douvrir lchange pour assurer la ncessaire acculturation du droit. Mais comme je
lai dit, acculturer veut dire aller vers la culture de lautre, ce qui nest pas le cas
prsentement, au nom de la supriorit dun modle, supriorit plus proclame et
impose que justifie.

Mon propos a t de faire se rencontrer des logiques diffrentes et dapprendre
les conjuguer. Est-ce important ? Sans doute non si on sen tient lintrt quasi nul
que suscitent de tels travaux dans les universits africaines et dans les cercles de la
coopration internationale ; mais dans les relations au quotidien, la mondialisation du
droit ne peut indfiniment reposer sur limposition dun ordre juridique. Toute

39 Jai par la suite construit un modle des matrises fruitires selon le mme principe, ce qui conduit

donc disposer dun registre de cinquante rgimes !

40 Voir notamment Franck-Dominique Vivien, Biodiversit et appropriation : les droits de proprit

en question, Paris, Elsevier, 2002.

41 tienne Le Roy, Le pastoralisme africain face aux problmes fonciers dans Philippe Daget et

Michel Godron, dir., Pastoralisme : troupeaux, espaces et socits, Paris, Hatier, 1995, 487 la p. 489.

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

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dictature finit par suser. Pour quil existe un droit commun mondial, il faut que ses
fondements soient partags hors des traditions qui lui ont donn naissance.

[Vol. 50

Nous, anthropologues du droit, avons coutume de dire que le droit nest pas tant
ce quen disent les textes que ce quen font les acteurs. Il ne suffit pas de connatre la
norme ou la procdure mais aussi le sens de ce qui est en jeu et enjeu, non seulement
la rgle, the game mais aussi la manire de jouer, the play.

supposer que la mondialisation soit, comme pour luniversalit des droits de
lhomme, un requis, elle nest encore nullement un acquis et ses thurifraires vont
tre acculs aux contraintes et contradictions dj voques ci-dessus. Peut-tre
vaudrait-il mieux, alors, se poser les problmes dhomomorphisme et danalogies
avant que la ralit ne sanctionne durement le rve promthen nouveau reproduit.