Comment la Igislation est-elle possible ?
Objectivation et subjectivation du lien social
Pierre Noreau”
Comment la 16gislation est-elle possible ? La
question peut prendre de multiples significations. Le
droit existe et se maintient dans la mesure oii il institu-
tionnalise les rapports sociaux, r6pondant ainsi aux
conditions de ]a vie individuelle et collective. Cela
6tant, i ne se suffit pas h lui-meme et doit connaitre une
constante rappropriation sociale. Le droit n’apparait
ainsi possible que parce qu’il rpond aux imp~ratifs de
la stabilit6 et du changement; parce qu’il objective les
rapports sociaux et peut connaltre de multiples muta-
tions dans le cadre d’une subjectivation continue. Cet
aller-retour entre l’objectivation et la subjectivation
rend compte de processus simultan6s qui permettent ]a
mise en rapport des interpr6tations apparemment con-
tradictoires de Ia tht6orie du droit et de ]a sociologie du
droit. .’article conclut sur la proposition d’une hypo-
th~se g6n6rale sur les conditions de production et
d’appropriation du droit. Le droit y est abord6 en tant
que production et producteur des rapports sociaux.
How is legislation possible? The question has
multiple meanings. Law exists and is sustained to the
extent that it properly institutionalizes social life and
responds to the conditions of both individual and col-
lective life. This aside, law does not exist in a vacuum,
but must be continually reappropriated by society. Law
is only possible because it responds to the imperatives
of stability and change by objectifying social relations
and by taldng on various forms within the framework
of a continual subjectification. This interplay between
objectification and subjectification accounts for concur-
rent processes that permit the implementation of di-
verse and contradictory interpretations of legal theory
and legal sociology. The article concludes with a gen-
eral hypothesis about the production and appropriation
of law whereby law is approached both as product and
producer of social relations.
Centre de recherche en droit public, Universit6 de Montr6al.
Revue de droit de McGill 2001
McGil Law Journal 2001
Mode de r6f6rence : (2001) 47 R.D. McGill 195
To be cited as: (2001) 47 McGill L.J. 195
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
Introduction
I. Comment le droit se maintient-il : les processus d’objectivation
A. Objectivation et th6orie du droit: les principes latents du droit et de la
/6gislation
1. La contrainte et I’autor6f6rence
2. La 16gislation comme principe de reconnaissance
3. Le droit comme principe constituant
B. Objectivation et sciences sociales : les principes actifs du droit et de
la 16gislation
1. De I’objectivation des rapports personnels
2. Du processus d’identit6
3. Du processus instituant
C. Les regards crois6s de la th6orie du droit et des sciences sociales
D. La I6gislation comme produit et comme processus social: la double
institutionnalisation
I1. Comment vivre avec
la 16gislation: les m6canismes de
la
subjectivation
A. La l6gislation en tant que processus de r6gulation
1. Le droit comme balise de la sphbre publique
2. Le droit comme r6f6rence optionnelle
3. Le droit comme balise de contournement
4. Le droit comme r6f6rence n6goci6e
B. La /6gislation en tant que processus d’identit6 et principe constituant
‘adh6sion aux contenus du droit
‘adh6sion aux normes implicites promues dans le droit
1.
2.
3. L’adh6sion aux questions en jeu dans le droit
C. Le droit en tant que principe de reconnaissance et processus instituant
et l6gitimant
1. La n~gociation politique des contenus de la normativit6 legislative
2. La reconnaissance implicite des contraintes propres au champ
3.
social
‘6tablissement des conditions de mise en ceuvre de la norme
16gislative
D. Le droit en tant qu’ordre normatif totalitaire
Conclusion
Epilogue
2001]
R NOREAU – COMMENT LA LEGISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?
197
Introduction
I1 existe une ruse de la langue h laquelle on n’6chappe pas, et les mots les plus
courants nous apprennent quelque chose d’indicible sur nous-memes. Ainsi, on ne
franchit> pas un d6fi, on le rel~ve : c’est apparemment une question de poids plu-
t6t que de distance. Cela tient d’un certain effort. En contrepartie, on court un ris-
que>, on ne le relve pas, ce qui en dit suffisamment sur l’urgence de la situation!
Mais toutes ces expressions ne constituent-elles pas la partie et la contrepartie d’un
seul et m~me ph6nom~ne ? Quand la glace est mince, il faut marcher rapidement>>,
rappelle un proverbe russe. Ici, le poids rejoint le problme de la distance et de la vi-
tesse.
I en va de m~me de notre rapport au droit. On reconnalt g6n~ralement la n6ces-
sit6 d’observer ou de respecter la loi, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Ne vaudrait-il
pas mieux lui ob6ir? Or, l’observance et le respect, ce n’est pas tout h fait
l’ob6issance. 11 s’agit d’expressions plus larges qui trahissent la complexit6 de notre
rapport au droit. Pourtant, il n’est pas certain que ces rapports ambigus soient toujours
incompatibles avec la r6alit6 normative de la l6gislation. La loi existe peut-8tre da-
vantage parce qu’on la respecte que parce qu’on y ob6it. Le respect n’est peut-8tre
rien d’autre qu’une forme premiere de l’ob6issance.
Comment la 16gislation est-elle possible ? La question peut 6tre entendue de deux
fagons : comment la 16gislation parvient-elle A l’existence sociale ? Comment parve-
nons-nous A vivre avec elle ? 1 est impossible de r6pondre A ces interrogations sans
admettre que nos rapports au droit manquent de transparence, qu’ils se construisent
dans l’opacit6. En fait, la loi est toujours l’expression d’une transaction sociale ; elle
ne peut exister qu’A la condition d’autres rapports, qui ne doivent rien au droit pos6
mais qui rendent la loi possible. C’est ce qu’on tentera d’illustrer ici.
Comment la l6gislation est-elle possible ? I1 s’agit d’un probl~me ancien, abord6 A
ttons par la th6orie du droit et les sciences sociales, mais de fagons si diff&entes
qu’elles s’enferment dans une fausse opposition. Ainsi, la th6orie du droit tend tou-
jours directement ou indirectement voir dans le droit le cadre ott se d6ploient tons
les rapports sociaux. La sociologie et la science politique n’y voient, au contraire, que
1’expression fig6e des valeurs dominantes et des rapports de force. La th6orie du droit
nie en partie ce que le droit doit aux autres formes de socialisation alors que les scien-
ces sociales affirment la nature asociale, sinon antisociale, du droit’.
Ironiquement, chaque discipline en vient h nier au droit sa r6alit6 et sa significa-
tion en tant que fait social: la premiere en r6duisant la loi A la simple volont6 du lgis-
‘ Voir P. Noreau,
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
lateur (expression sublim6e de son ext6riorit6 par rapport aux actions du commun), la
seconde en lui pr~tant une fixit6 et une rigidit6 incompatibles avec le mouvement so-
cial. Chaque perspective fournit h ‘autre sa justification: d’un c6t6 la n~cessit6 d’un
ordre objectivant et rationnel (transcendant le chaos suppos6 des rapports humains),
de l’autre le refus d’un ordre juridique fond6 sur la fiction d’une raison transcendante.
Alors, on perd de vue que la th6orie et la sociologie du droit montent et descen-
dent une meme 6chelle dont elles ne pergoivent qu’ moiti6 les barreaux du milieu. I1
manque
la th6orie du droit (venue d’en haut) une th6orie de la subjectivation et de la
l6gitimit6 sociale, et A la sociologie du droit, une th6orie de la mise en fonne des rap-
ports sociaux. Dans un cas comme dans l’autre, la perspective d’un espace commun
fait d6faut, ce qui demeure un point aveugle entre deux mondes de la pens6e: une
certaine perspective fonde une ide du droit, une autre, un point de vue sur le droit.
I. Comment le droit se maintient-il : les processus d’objectivation
Comment la legislation est-elle possible ? Et, plus particuli6rement, comment la
l6gislation parvient-elle h exister et h se maintenir ? On doit d’abord admettre qu’au
cours des demi~res ann6es, la th6orie du droit a mieux r6pondu A cette interrogation
que ne l’ont fait les sciences sociales qui, pour y trouver une r6ponse, doivent souvent
revenir aux origines de la sociologie et A ses premiers questionnements’. La thforie du
droit 6tant d’abord un discours sur les normes, elle y a souvent contribu6 dans une
perspective normative en fondant en principe les conditions de la construction et du
maintien du droit. La th6orie du droit a donc presque toujours une vertu
ble. Elle offre ainsi une vue en plong6e sur les fondements tacites du droit IA oii la so-
ciologie cherche les principes actifs, voire les processus manifestes du ph6nom~ne ju-
ridique. Nous tenterons de dessiner bri~vement comment peuvent etre r6sum6s ces
deux points de vue avant d’6tablir comment ces deux projets peuvent 8tre li6s, puis
r6concili6s avec toutes les approximations que cela suppose.
A. Objectivation et th6orie du droit: les principes latents du droit et
de la 16gislation
L’dvolution de la th~orie du droit prend dans l’eil du sociologue une signification
diff6rente de celle que lui donne le philosophe ou l’historien des ides. Alors que pour
ceux-ci la th6orie du droit positif apparait comme une succession d’arguments sur les
conditions de constitution et d’existence du droit en tant qu’ceuvre de civilisation
2 Voir t5. Durkheim, De la division du travail social, 8′ &., Paris, Presses universitaires de France,
1960; M. Weber, Sociologie du droit, Paris, Presses universitaires de France, 1986 [ci-apr~s Weber,
Sociologie du droit].
2001]
R NOREAU- COMMENT LA LEGISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?
199
trouvant sa valeur en soi, elle prend pour le sociologue la forme d’un constant travail
de cl6ture (de protection) du champ juridique. Cette cl6ture est assur6e soit par
l’affirmation de la valeur morale du droit (projet des tenants du droit naturel ou des
contractualistes lib6raux), soit par l’affirmation de son essence sp~cifique, diff6rente
en tant que science normative de la morale. Cette distinction s’op~re par la d6finition
de sa fonction en tant que discours, c’est–dire en tant que forme 6nonciative et ex-
pression du d6bat (du discours) de la soci6t6 avec (et sur) elle-meme et, partant, en
rationalit6 fondatrice du lien social. D6-
tant que condition d’existence de la soci6 t:
finir ce qu’est et ce que n’est pas le droit a, par cons&juent, constitu6 le principal pro-
c&Il intellectuel des juristes et des th6oriciens du droit modeme.
1. La contrainte et ‘autorfrence
Parmi les th6oriciens les plus souvent citds, Kelsen est sans doute l’auteur le plus
connu h l’ext6rieur du champ de la th6orie du droit, peut-etre parce que son ceuvre
rend compte de la d6marche la plus exigeante eu 6gard aux conditions d’autonomie
du droite. En tant que sphere sp6cifique de l’activit6 humaine, le droit ne pouvait, pour
Kelsen, d6pendre ni de r6f6rences transcendantes fond6es t6l6ologiquement en nature
ou inscrites dans la R6v6lation, ni de sp6culations thdoriques sur la sp~cificit6 de la
condition humaine telle qu’elle se trouve exprim6e chez les premiers lib6raux. Par
ailleurs, distinct des sciences sociales, le droit n’est pas tenu aux contraintes de la cau-
salit6 telle qu’ele est d6finie par la sociologie. Le droit se distingue par le recours h
l’imputation que Kelsen pr~sente comme le proc&16 le plus apte h rendre compte
d’une science des normes.
Isol6 (par le haut) des r6f6rences morales et (par le bas) de l’influence des autres
connaissances qu’on peut tirer de l’observation empirique des comportements
(I’imputation plutft que la causalit6), le droit trouvait dans l’enfermement de la sphere
juridique la condition premi~re de son int6grit. Le principe de non-contradiction et la
hi&rarchie des normes et des instances 16gislatives et judiciaires n’offrent pas seulement
une description des principes mobilis6s par les juristes, mais un programme susceptible
d’assurer l’6tanch6it6 du droit, abord6 ici comme essence distincte. Le droit 6tant
‘ H. Kelsen, Thdorie pure du droit, trad. par C. Eisenmann, Paris, Dalloz, 1962 [ci-apr s Kelsen,
Thdorie pure du droit]. Nous n’61aborerons pas sur le projet kelsenien, qui mrrite un traitement plus
fin que celui que l’on peut lui rserver ici. Nous rappellerons seulement qu’il s’inscrit dans une pers-
pective rcsolument modeme et rationaliste trouvant sa cohl&ence intellectuelle dans une r6action h la
confusion longtemps entretenue entre la morale et le droit : voir H. Kelsen, <
4 Voir Kelsen,
‘ Voir Noreau, <
200
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL
[Vol. 47
toujours consid6r6 comme complet et pourvu d’un sens clair, il garantit son int6grit6
en demeurant sa propre r6f6rence6 . La norme juridique, d6finie comme un comman-
dement assorti d’une contrainte physique, repr6sente pour cette raison le centre du
module kelsenien parce qu’elle limite les glissements vers d’autres r6f6rences. Plus
que tous les autres th6oriciens du droit, Kelsen est sans doute le th6oricien de la 16-
gislation, c’est-i-dire de l’6nonc6 normatif en tant qu’il porte sa propre signification et
ne n6cessite aucune m6diation. C’est la l6gislation dans son sens le plus 6pur6.
Kelsen restitue avec beaucoup de clart6 un des principes latents de la r6alit6 juri-
dique: le principe de l’autor6f6rence qui constitue un des moteurs des m6canismes
d’institutionnalisation sociale et consacre le droit dans sa sp6cificit6 en tant qu’univers
de production de sens. Ii garantit ainsi son 6tanch6it6 vis-a-vis des autres m6canismes
de production de sens et consacre le droit comme m6canisme de reproduction. Le
droit est un ensemble de r6f6rences de formes institu6es. I1 ne s’agit pas seulement
d’une obsession autopoY6tique, mais d’une condition effective et empiriquement n6-
cessaire de la sp6cification juridique7. Aussi, le projet de Kelsen d6passe-t-il la fiction
d’un univers coh6rent par sa cl6ture sur lui-meme. Il rend th6oriquement compte
d’une condition concrete de l’activit6juridique m~me si ce n’est pas la seule.
2. La 16gislation comme principe de reconnaissance
Le projet kelsenien engendrait, presque par n~cessit6, sa contrepartie: une r6-
flexion sur les rapports entre le droit et le non-droit. C’est A cette perspective que se
sont attach6s ses successeurs, notamment Hart et Dworkin. Pour Hart, traducteur de
Kelsen, il faut reconnaitre que la normativit6 ne peut etre limit6e
la d6finition qu’en
donne Kelsen et que l’imputation, en tant que proc6d6 sp6cifique de l’6nonc6 norma-
tif, ne rend compte que des r~gles dites primaires. Or, la r~gle juridique ne peut 8tre
saisie dans sa diversit6 que si l’on reconnait l’existence de r~gles secondaires, de r6-
gles de reconnaissance (fondant les conditions d’identification de la r~gle juridique)
mais, 6galement, de r~gles de changement et de r~gles de d6cision sans lesquelles le
droit ne peut 6tre mis en ceuvre ni connaitre d’ajustements continus. Hart arriva ainsi A
intellectualiser les conditions normatives de la cl6ture juridique, mais il est surtout
parvenu A 61argir la d6finition de ce qui fonde la norme . Pour lui, une norme est res-
pect6e de la m~me fagon qu’une obligation et non comme un usage, une fagon de
6 R. Sullivan, <
E. Mackaay, dir., Les certitudes du droit, Montr6al, Th6rris/CRDP, 2000, 151.
7 Voir G. Teubner, Le droit, un syst~me autopolijtique, Paris, Presses universitaires de France, 1993.
‘ H.L.A. Hart, Le concept de droit, trad. par M. van de Kerchove, Bruxelles, Facult6s universitaires
Saint-Louis, 1976.
‘ Ces r~gles sont particulirement caract6ristiques des normes en matinre de droit p~nal.
1o Hart, supra note 8.
2001]
P NOREAU – COMMENT LA LEGISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?
201
faire ou une habitude”. Cette distinction se retrouve aussi chez Kelsen”. Cela 6tant, il
faut 6galement distinguer 1’obligation li~e a la force, le fait d’8tre oblig6, de la n6ces-
sit6 li6e t l’int6riorisation du caract~re obligatoire, qui est propre au sentiment
l’individu sans que cette
d’obligation. La norme reste ainsi une r6f~rence ext6rieure
ext6riorit6 constitue pour autant une n6gation du caract~re de la norme en tant que r&
f&ence. Elle trouve son fondement dans une r~gle admise de reconnaissance plut6t
‘exp6rience de la contrainte. Un glissement determinant pour la suite de
que dans
cette discussion s’est produit.
Hart fut 6galement prompt h constater que la proposition d6fendue par Kelsen –
confinait an formalisme en condamnant l’activit6 juridique a
apr~s celle de Austin –
1’enfermement, que suppose toute d6cision strictement fond6e sur la d6duction”.
L’id6e d’un droit complet (cltr6), dont la signification est univoque, n’avait de sens
que dans le cadre d’une d6finition id6alis6e de la norme juridique et, partant, de la 16-
gislation an sens strict”. Or, l’6nonciation de la norme n’est pas le demier mot de la
r~gle de droit. Hart affirme indirectement que la 16gislation ne se suffit pas
elle-
meme. Cet 61argissement de la d6finition du droit (l’61argissement de la fonction
16gislative aux instances judiciaires) suppose que sa d6finition ne s’arr&e pas
la d6-
cision du Souverain ou du Lgislateur et que la 16gislation est moins une forme insti-
tu6e qu’un processus instituant. L’intr& port6 an travail des tribunaux permet cet
61argissement de la fonction l6gislative, c’est-4-dire l’ide que les juges font 6gale-
ment la loi. Deux 616ments allaient rendre credible cette affirmation: d’une part, le
constat souvent fait des limites de la langue et du fait que la norme juridique est ca-
ract6ris~e par une texture ouverte ; et d’autre part, le fait que la r~gle de droit ne par-
vienne jamais A. tenir compte de toutes les situations oii elle doit connaitre une appli-
cation. Le tout exige qu’on expose la r~gle de reconnaissance au-delh de l’activit6 16-
gislative jusque dans la fonction d’interpr6tation. Dans les zones d’ombre oii le droit
doit n6anmoins connaitre une application, le juge est conduit h puiser ailleurs des r6-
f6rences qui, une fois int6gres a la decision judiciaire, augmentent le corpus des r6-
gles juridiques reconnues.
Du point de vue d’un civiliste, la proposition de Hart ne fait que consacrer une ca-
la common law. Ainsi, elle rend 6galement sans doute compte
ract6ristique inh~rente
de la pratique quotidienne du droit (et de l’acte de juger) dans la tradition du droit ci-
vil. L’id6e de la reconnaissance d’une forme d’alt6rit6 dans l’espace suppos6 clos du
droit reste fondatrice dans la proposition hartienne. La d6flnition de la reconnaissance
instituant un m~canisme
du droit devient dans ce contexte un processus
d’identification plut~t qu’une r6f&ence identifi.e et fixde. Certes, la l6gislation de-
“Voir R_ Dworkin, <
,2 Kelsen, Theorie pure du droit, supra note 3.
” Voir Hart, supra note 8.
‘4FE Blais,
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
meure un processus situ6 socialement (dans les institutions l6gislative et judiciaire),
mais elle participe d’un processus plus continu, plus 6tendu que la proposition de Kel-
sen le laisse supposer. On comprend cependant que la sp~cificit6 du droit en tant que
champ de r6f6rence (ensemble de normes) constitue une condition du droit. Hart ne
nie pas la diversit6 des sources du droit mais il restreint son rep6rage en fonction de cer-
tamines r~gles de reconnaissance. Le droit doit toujours 8tre susceptible d’un rep6rage et
la difficult de la validit6 du droit demeure un problhme central de la sphere juridique.
Apr~s Hart, le probl~me des rapports entre le droit et le non-droit s’est constam-
ment enrichi tout en se complexifiant. Le recours aux cat6gories offertes par la cyber-
n6tique, l’id6e d’un systhme plus ou moins ferm6,
l’image du droit comme espace de
jeu’6, la conceptualisation du droit comme cadre d’action,
le probl~me de la coddter-
mination et de la surdtenrination du droit” sont tous des modules qui ont permis
d’expliquer les rapports complexes qui lient la norme juridique et l’univers des nor-
mes sociales et des comportements.
3. Le droit comme principe constituant
Parmi les thdoriciens du droit, Dworkin offre l’exemple d’une autre tentative de
conciliation des imp6ratifs de stabilit6 du droit et du mouvement continu des faits et
des valeurs. Dworkin reprend A son compte le probl~me soulev6 par Hart sur ces zo-
nes o6 le droit pos6 apparait insuffisant’9. I1 d6montre en quoi la discrdtion reconnue
au juge par les positivistes comme Hart conduit a c6der au juge une marge de ma-
noeuvre si grande qu’elle confine a l’arbitraire. Dworkin propose d’y voir la cons6-
quence in6vitable d’une vision du droit fond6e sur l’ide de r~gle ou de norme, c’est-
A-dire sur cette id6e que le droit se limite A ce qui est 6nonc6 soit par la cour, soit par
le 16gislateur. U1 rdsulte de cette perspective identifi6e A la normativit6 que tout officier
public confront6 au silence de la r~gle de droit est condamn6 h puiser hors du droit les
,” Cette id6e refl6te la notion que le droit n’est pas complet et ne se suffit A lui-m~me. Voir notan-
ment F. Ost et M. van de Kerchove, Le systbme juridique entre ordre et ddsordre, Paris, Presses uni-
versitaires de France, 1988; N. Luhmann,
Soci6t6 53 ; Teubner, supra note 7 ; M. Coutu,
16 Voir F. Ost et M. van de Kerchove, Le droit ou les paradoxes du jeu, Paris, Presses universitaires
de France, 1992.
” Voir P. Lascoumes et f. Serverin, Le droit comme activit6 sociale: pour une approche w~b6-
rienne des activit6s juridiques>> dans P. Lascoumes, dir., Actualitd de Max Weber pour la sociologie du
droit, Paris, Librairie g6n&ale de droit et de jurisprudence, 1995, 155.
” Voir notanment G. Tinsit, Les noms de la loi, Paris, Presses universitaires de France, 1991 ; A.
Lajoie, Contributions A une th6orie de 1’6mergence du droit. 1. Le droit, l’ttat, la soci6t6 civile, le
public, le priv6: de quelques d6finitions interrelides>> (1991) 25 R.J.T. 103.
9 Voir Dworkin, supra note 11.
2001]
R NOREAU – COMMENT LA LEGISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?2
203
standards qu’il doit appliquer en l’esp~ce. L’int6gration de ces choix arbitraires par la
reconnaissance des tribunaux (ou de toute autre instance) en tant que m6canisme de
reconnaissance ne constitue ainsi qu’une faqon de recouvrir les insuffisances de la loi.
L’essentiel de la th6orie herm6neutique propos6e par Dworkin r6side dans l’id6e
que cette d6finition du droit, fond~e sur l’id6e de r~gles, ne rend pas compte des con-
ditions susceptibles d’assurer l’int6grit6 du droit. Elle affirme que l’officier public, te-
nu de pallier les silences ou les insuffisances de la 16gislation ou de la r6glementation,
ne choisit pas arbitrairement les standards dont il s’inspire. I1 r6fere plut6t h des
principes juridiques > sup6rieurs, inscrits dans le droit bien qu’ils ne prennent pas la
forme d’une r~gle 6crite. I1 ne s’agit donc pas d’une discr6tion absolue mais de la pos-
sibilit6 de choisir entre plusieurs standards : ceux qui sont inscrits en valeur dans cer-
tains principes connus ou ceux qui r6pondent t6l6ologiquement aux orientations de
certaines politiques 6tablies. La solution propos6e par Dworkin r6side dans l’id6e
que ce qui fonde l’interpr6tation du droit tient du contexte politique g6n6ral, des con-
victions partag~es par les citoyens d’un Etat (ou la majorit6 d’entre eux) A un moment
donn6, lorsqu’un probl~me complexe se pose et met en jeu le sens du droit.
L’interpr6tation du droit et le rep6rage des principes juridiques ne valent que dans la
mesure ott ils r6pondent ce qu’on pent supposer 8tre le consensus 6thique partag6.
Les assises du droit se trouvent ainsi consid6rablement 6tendues. L’interpr6tation
ne vaut que si elle reste en phase avec la conception id6ale que les membres d’une
collectivit6 se font de leur soci6t6 et qui fonde leur communaut6 de destin. Par cons6-
quent, Dworkin reconnait dans le droit un principe que nous pourrions appeler cons-
tituant (ou constitutif) fond6 sur la reconnaissance d’une distinction impossible entre
ce qui 6tablit la r~gle de droit et son appropriation publique. Le droit participe ainsi de
la d6mocratie d6lib6rativ&’.
On pourra contester la faqon simpliste avec laquelle on a pu pr6senter ici les con-
tributions successives de Kelsen, de Hart ou de Dworkin. Mais ces raccourcis sont
volontaires. L’objectif 6tait d’abord d’examiner trois figures du droit qui constituent
6galement trois conceptions diff~rentes de la forme 16gislative. Contrairement A
l’historien des ides, qui verrait dans le passage de l’une a l’autre autant de mutations
fondamentales, le sociologue et le politologue voient surtout dans ces contributions
trois figures effectives de l’institution 16gislative, trois temps diff~rents (mais aussi
trois formes simultan~es) de la forme juridique, qui correspondent A une partie de la
r6alit6 sociale du droit. Chacune met en 6vidence une source diff~rente de l’effectivit6
juridique: la contrainte, la 16gitimit6 de ses sources et celle de ses contenus. Dans
chaque cas, il s’agit d’une r~ponse possible A la question du probl~me abord6 qui nous
Voir ibid
2 Voir L.B. Tremblay,
McGill 59 A lap. 88.
204
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
occupe ici : comment la legislation est-elle possible ? La tradition issue de la th6orie
du droit r6pond A cette interrogation par la mise en concurrence de trois principes
concurrents : le principe d’autor6f6rence, le principe de reconnaissance et le principe
constituant. Or, la sociologie apporte 6galement une r6ponse
cette question, r6ponse
dont la correspondance avec les propositions des th6oriciens du droit devra 6tre 6tudi6e.
B. Objectivation et sciences sociales : les principes actifs du droit
et de la I6gislation
La th~orie du droit nous apprend ce que la lgislation doit 8tre pour 8tre du droit,
c’est-A-dire ce qu’il faut croire du droit afin de rendre le droit possible. I1 s’agit donc
d’une contribution importante h ce qu’on pourrait par ailleurs appeler l’idiologie des
juristes. Mais le d6veloppement d’un tout autre point de vue sur le droit permet par-
fois d’arpenter les m~mes avenues alors qu’on vient d’ailleurs. Le droit pr6suppose en
effet une chose que la sociologie a constamment cherch6 h comprendre, soit
l’existence de la soci6t6 elle-m~me, de la soci6t6 politique pour les politologues, du
champ social des configurations sociales, des associations et des communalisations et
des syst-mes sociaux pour les sociologuese2 . S’interroger sur les conditions de la vie
sociale devient ainsi l’occasion d’une r6flexion sans laquelle celle des th6oriciens du
droit n’a plus de sens : ubi societas, ibijus. Mais la sociologie peut-elle contribuer au
d6veloppement de la th6orie du droit ? II reste A 6tablir les ponts entre une approche
fond6e sur l’ide de relation sociale et une autre approche fond6e sur l’id6e du droit.
Quelle est la source sociale de la l6gislation ? Cette question n’a de sens en so-
ciologie qu’une fois mise en rapport avec le probl~me plus g6n6ral de la normativit6.
Cependant, toute r6flexion sur la normativit6 n’a de sens qu’en r6ponse A une autre
question sur les modalit6s par lesquelles les individus entrent en relation les uns avec
les autres. C’est un probl~me plus g6n6ral du lien social.
I1 ne s’agit pas d’un detour inutile pour notre compr6hension du droit, m~me s’il
suppose une d6construction de l’id6e la plus spontan6e que les juristes et une majorit6
de justiciables se font de la 16gislation. Le refus de la normativit6 comme posture so-
ciologique (ou du moins le refus de croire A l’effet direct de la norme pos6e), a permis
de nuancer notre conception traditionnelle de la norme et de son effectivit6. Elle a en
m~me temps permis de revenir aux fondements du droit en tant que ph6nom~ne social
observable. De plus, les travaux les plus r6cents sur la normativit6 ne s’arr~tent pas
tant aux contenus du droit qu’aux m6canismes qui pr6sident h son 6mergence ou A ses
conditions de mise en ceuvre . L’objectivit6 du droit ayant 6t6 remise en question, il
22 Voir N. Elias, Qu’est-ce que la sociologie ? trad. par Y Hoffmann, La Tour d’Aigues, Editions de
l’aube, 1991 ; M. Weber, Economie et socite, trad. par J. Freund et al., Paris, Plon (Agora), 1995.
2′ A. Lajoie et al., dir., Theories et 6mergence du droit: pluralisme, surditermination et effectivitd,
Montreal, Thdmis/Bruylant, 1998 [ci-apr~s Lajoie et aL, Thiories et imergence du droit].
2001]
R NOREAU – COMMENT LA LEGISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?
205
restait A reconstruire les conditions par lesquelles s’6tablit la rigularitj observable des
comportements, quel que soit le nom qu’on lui donne. Grace aux fondements anciens
des rapports sociaux et, avec eux, l’id6e d~terministe et structurante qu’on se faisait
du droit remis en cause, une question ancienne nous revient sans laquelle l’id6e m~me
de la 16gislation n’a pas de sens : comment la soci6t6 est-elle possible ? Le droit doit
atre compris comme l’expression observable d’un processus social A la fois plus large
et plus microscopique (plus microsociologique) qu’il faut intellectualiser et que nous
appellerons l’objectivation.
1. De i’objectivation des rapports personnels
Retour & Ia case d6part. D’ott vient la r~gularit6 observable des rapports sociaux ?
Et si les lois existent, alors que nous construisons au coup par coup notre propre nor-
mativit6, comment la legislation parvient-elle A se maintenir comme r6f~rence tandis
qu’elle est en butte A tant de r6f6rences concurrentes ? Comment expliquer qu’on s’y
conforme g6n6ralement ? Pour r6introduire la 16gislation, il convient peut-etre de re-
venir aux fondements des standards sociaux: reconstruire les m6canismes par les-
quels les rapports sociaux s’objectiventjusqu’A s’institutionnaliser.
I faut insister ici sur le temps TI des relations sociales, mais c’est un moment sur
lequel m~me les sociologues s’6tendent peu. En contrepartie, les premiers philoso-
phes du droit moderne s’y sont int6ress6s et y ont rapidement attach6 la forme juridi-
que. Ainsi, le droit est rapidement apparu comme l’expression de ces standards que
l’on suppose toujours d6battus et adopt6s alors que la plupart des standards compor-
tementaux sont plut6t 6tablis au coup par coup. Qui plus est, la th6orie du droi24 sup-
pose un contenu stable (notamment chez Kelsen et chez Hart) alors que l’observation
quotidienne r6v~le que ces formes de socialisation, meme lorsqu’elles se maintien-
nent, sont investies de contenus diff6rents au fur et h mesure que les acteurs sociaux se
les approprient. Aussi, se maintiennent-elles moins du fait de leur signification pre-
mitre que du fait de leur utilit6 comme forme, comme contenant plut6t que comme
contenu’. On se serre encore la main dans le monde occidental bien que plus per-
sonne n’ait h faire la d6monstration qu’il circule sans arme. On se surprend du trac6
tortueux qu’empruntent certaines routes parce qu’on oublie qu’elles ont d’abord 6t6
6tablies & une 6poque oil on allait A pied. I1 en va de m~me de nombreux usages dont
on a perdu l’origine bien qu’on en saisisse l’utilit6 sociale: faire la file, conduire h
2″ C’est l’id~e de la volont6 g6n6rale chez Rousseau et de la soci6t6 politique chez Locke. Voir
J.-J. Rousseau, Du contrat social, Paris, Gamier-Flammarion, 1966; J. Locke, Trait6 du gouverne-
ment civil, trad. par D. Mazel, Paris, Garnier-Flammarion, 1984.
” Voir G. Simmel, Disgression sur le problrme: comment la soci6t6 est-elle possible ?> dans P.
Watier, dir., Georg Simmel la sociologie et l’expirience d monde moderne, Paris, M6ridiens Klinck-
sieck, 1986, 21.
206
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
droite, vouvoyer les personnes plus ag6es, tenir la porte A un inconnu qui nous suit,
apporter une bouteille de vin lorsqu’on est invit6 h souper quelque part.
Comment les standards sociaux s’6tablissent-ils ? Comment sont-ils objectiv6s ?
Georg Simmel a beaucoup insist6 sur ces standards qu’il nommeformes de socialisa-
tion26. II y voyait des cadres stables par lesquels transitent les rapports interpersonnels
et qui permettent une socialit6 6tendue entre plusieurs individus partageant les m~mes
standards et les m~mes attentes, encore qu’ils ne se connaissent pas personnellement.
Ces standards sociaux s’6tablissent au besoin, mais se stabilisent souvent sous diver-
ses formes, soit des fagons de faire, des usages ou des habitudes que le droit ne recon-
nait pas comme normes juridiques. Les tenants du pluralisme juridique incluent au
contraire dans le droit les usages, les traditions non 6crites et la r6currence observable
des comportements – . Cette approche, largement prim6e au cours des demires an-
n6es,
la normativit6
(I’ext6riorisation de la norme) ne constitue pas un ph6nom~ne social important et sus-
ceptible de nous apprendre quelque chose sur le processus d’institutionnalisation des
rapports sociaux.
laisse cependant supposer que
la mise en forme de
Ce qui, sociologiquement, donne sa fonction A la 16gislation, c’est qu’elle fixe des
formes de comportements attendues et ext6rieures A la volont6 imm6diate des indivi-
dualit6s. La 16gislation, forme visible du droit, est un proc6d6 d’objectivation, mais
cette fonction objectivante n’est pas propre au droit. Elle caract6rise tous les proc6d6s
de normalisation, c’est-h-dire de d6-subjectivation des r6f6rences. Ce ph6nom~ne est
un ph6nom~ne social continu, sinon spontan6, qui apparait lorsqu’une r6currence des
comportements devient une r6f6rence rep6rable: bref, A compter du moment (72) oa
les agents sociaux engag6s dans le cadre d’une relation standardis6e considrent que
ces standards leur sont imposables (peuvent 8tre 6voqu6s).
I1 s’agit d’un ph6nom~ne enti~rement imbriqu6
la structuration de toute relation
sociale parce qu’il contribue A la d6finition des comportements pr6visibles, qui sont
justement au fondement de toute relation sociale, 6tablie sur 1’ajustement mutuel des
comportements et sur leur pr6visibilitP. En d’autres mots, les relations continues,
m~me les plus personnelles, laissent derriere elles des standards qui servent de r6f6-
26Ibid.
27 Voir notamment J. Vanderlinden, <
dir., Le pluralisme juridique, Bruxelles, Editions de l’Universit de Bruxelles, 1972, 19 ; N. Rouland,
Anthropologie juridique, Paris, Presses universitaires de France, 1988 ; N. Rouland, Aux confins du
droit: anthropologiejuridique de la moderniti, Paris, Odile Jacob, 1991 ; J.-G. Belley,
18:1 Sociologie et soci6t6s 11 [ci-apr~s Beiley,
28 Voir Weber, Sociologie du droit, supra note 2; M. Coutu, Max Weber et les rationalits du droit,
Paris, Librairie g6n6raIe de droit et de jurisprudence, 1995.
2001]
R NOREAU – COMMENT LA LEGISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?
207
rences pour la suite de cette relation. Des normes de comportement s’6tablissent in-
6vitablement comme condition et r6sultat des relations sociales et, partant, le proces-
sus d’objectivation est indissociable de ce qui fonde la socialit6. L’6tablissement de
formes de socialisation est une condition in6vitable des rapports humains.
Cette objectivation peut &re acquise dans la foule de rapports personnels cou-
rants : dans la reconnaissance de r6frences partag~es par des agents sociaux en rela-
tions continues. On parlerait ainsi d’objectivation autonome, consacr6e par les parties.
C’est, par exemple, le cas lorsque les copropri6taires d’un chalet 6tablissent entre eux
les conditions de son utilisation, conditions qui, une fois fix6es, servent de r6f~rences
continues et ext6rieures a ceux qui les ont 6tablies. Or, cette normativit6 peut 6gale-
ment appartenir ii une configuration sociale plus large et servir de r6f&ence aux
membres de cette configuration, alors meme qu’ils ne se connaissent pas personnel-
lement. Nous parlons alors d’objectivation d6pendante. Nous pouvons ainsi entrer
quotidiennement en rapport avec un nombre consid6rable d’agents sans pour autant
devoir d6finir h chaque fois et avec chacun les param~res acceptables de ces rela-
tions’. Les formes 6tablies (les normes sociales) constituent done une protection de la
sphere de l’intimit6 et de la personnalit6. L’individualit6 est garantie dans la mesure
oii elle n’est pas enjeu dans toutes nos relations.
Qu’elle soit autonome ou d~pendante, l’objectivation des r6f~rences devient une
expression du lien social. Elle existe h l’ext6rieur des subjectivit6s. Les attentes mu-
tuelles y sont cod6es A l’avance et servent de receptacles aux relations A venir. La
normativit6 constitue toujours, par voie de consequence, une technique de rigulation
(d’ajustement) des 6changes. Cette fonction est 6galement assum6e par le droit 6crit,
par la legislation. Ce qui caract~rise cette objectivation, c’est son ext6riorit6 par rap-
port A l’intimit6 et A la personnalit6′ . C’est dans ce sens que la normativit6 constitue
surtout un fait public et relive de la sphere publique.
2. Du processus d’identit6
Mais ce n’est pas le demier mot des ph6nom~nes d’objectivation. On peut avancer
dans l’6volution de ces formes de socialisation, de leur objectivation a leur institu-
tionnalisation, c’est-A-dire du moment oii elles acqui~rent leur ext6riorit6 a celui o
elles deviennent elles-memes l’616ment producteur plut6t que le produit d’un lien so-
cial. On passe alors graduellement des objectivations autonomes aux objectivations
‘ Voir Blais, supra note 14 ; . Noreau,
<
-” 11 y a ici inversion des rapports d’influence entre la th6orie du droit et la sociologie. Plut6t que de
prendre le droit comme module sociologique, on en vient t prendre la dynamique des rapports socia-
lis6s comme explication des conditions d’existence du droit.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
dpendantes. L’institutionnalisation se caract6rise ainsi par la place de plus en plus
grande des tiers dans les relations sociales : l’existence et
‘action d’une entit6 sus-
ceptible de faire exister et de contr6ler la mise en ceuvre des formes de socialisation
acquises. f1 y a un temps T3, et peut-6tre un temps T4 ou T5, de l’objectivation, qui
nous rapproche chaque fois de ce que le droit propose comme module de mise en
forme sociale sans en constituer la seule expression.
II existe une diff6rence <
(qui ne met en jeu que les parties) et l’objectivation d6pendante (qui met en scene les
membres tiers d’une configuration sociale plus 6tendue) ; cette diff6rence est fond~e
sur l’existence d’une communaut6 de destin ext6rieure A ses membres. L’objectivation
(la normalisation) d’un grand nombre de rapports sociaux d~personnalis6s fait natre
un ph6nom~ne plus large, soit la d6-subjectivation des configurations sociales, c’est-A-
dire la cons6cration d’une configuration sociale A l’ext6rieur de la volont6 continue de
ses seuls membres d’en faire partie.
On aborde une dimension fondamentale de la normativit6, de l’objectivation des
r6f6rences, de leur ext6riorit6 aux individus : le fait qu’elles ne peuvent se maintenir
qu’A la condition d’y voir adh6rer ceux qui y sont soumis, soit dans la mesure oii ils
s’y identifient. I1 s’agit d’un processus normatif plus dynamique que ce que peut lais-
ser voir l’expos6 jusqu’ici. On doit pour l’heure insister sur le fait que l’identification
n6cessite un ajustement constant des formes objectiv6es aux r6f6rences constamment
red6finies dans l’ordre des rapports sociaux. L’adh6sion aux normativit6s consacr6es
collectivement ne vaut que dans la mesure de leur ajustement constant aux variations
de la socialisation interpersonnelle. Bref, si l’objectivation est un procd6d social con-
tinu, la correspondance des formes objectiv6es socialement avec les formes de sociali-
sation que les membres d’une collectivit6 cr6ent spontan6ment constitue une condi-
tion de leur existence collective. 1 n’y a en cons6quence pas d’autonomisation totale
et imm6diate des r6f6rences normatives partag6es, encore qu’une partie des normes
objectiv6es en viennent graduellement
s’objectiver rnellement.
On d6bouche alors sur une deuxi~me r6ponse possible A la question que nous
nous posions au d6part sur les conditions qui rendent la l6gislation possible. Dans une
perspective sociologique (c’est-h-dire relationnelle), la l6gislation ne serait possible
que dans la mesure oti elle constitue un r6servoir de r6f6rences reconnues sociale-
ment. II y a cependant un jeu entre l’institu6 (ce qui est reconnu) et l’instituant (ce qui
constitue graduellement le fond des nouvelles r6f6rences publiques). La d6finition de
la l6gislation dans le cadre de ce d6bat continu sur les conditions de la vie collective
est un principe constituant au sens politique du terme. Du point de vue d’une d6fini-
tion sociologique, le droit l’emporte sur la signification plus restreinte, g6n6ralement
la lIgislation en tant que r6f6rence normative. Or, ce principe fond6 jus-
attribute
qu’ici sur le mouvement des rapports sociaux en vient A plus long terme A basculer
pour caract6riser l’initiative des institutions elles-m~mes ; la l6gislation comprend
donc un processus instituant.
2001]
R NOREAU – COMMENT LA LEGISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?
209
3. Du processus instituant
Les rapports sociaux, en s’objectivant, s’institutionnalisent, c’est-h-dire qu’ils
viennent h exister h l’ext6rieur d’une adh6sion au coup par coup pour proc6der de fa-
qon diffuse dans l’adh6sion g6n6rale aux principes objectiv6s, aux normes de com-
portement affinn6es par la 16gislation. C’est le processus d’identit6. La fonction prati-
que associ~e A l’objectivation le dispute d~s lors h d’autres formes d’adh6sion qui,
eUes, ne rel~vent plus de la stricte fonctionnalit6 des normes.
La question est de savoir reconnaitre que, pass6 une certaine expression de sa 16-
gitimit6 identitaire (au temps T3), un champ institu6 s’objective au point de constituer
sa propre r6f6rence (au temps T4). B6n6ficiant de la 16gitimit6 qui consacre son exis-
tence sociale, tout champ institu6 devient lui-meme un processus de l6gitimation,
c’est–dire d’institutionnalisation de la r6alit sociale. De r6f6rence institu6e, il de-
vient un m6canisme instituant. Dans le domaine de la spiritualit6, c’est le passage de
la foi partag6e A la religion. Dans le domaine du droit, c’est le passage de la 16gisla-
tion en tant que cons6cration publique d’une r6f6rence A la legislation, en tant que
cons6cration institutionnelle (et 16gitimation par le droit) d’un fait social particulier.
La 16gislation cesse d’6tre ici une objectivation des valeurs, des normes partag6es et
reconnues socialement, pour devenir ele-meme un m6canisme objectivant, un prin-
cipe de reconnaissance”1 .
RI convient de saisir que ce retournement implique un changement dans l’ordre de
l’activit6 sociale qui, cessant de s’objectiver ele-m~me (objectivation autonome) ne
se reconnait plus que dans la cons6cration juridique, de sorte que toute activit6 de
consecration sociale passe dor6navant par sa cons6cration juridique, c’est-h-dire par
sa cons6cration l6gislative (objectivation d6pendante). La reconnaissance juridique
devient la mesure du caract~re social d’un fait dans une forme d’inversion de
l’initiative sociale. L’activit6 institu6e devient une activit6 productrice de forme so-
ciale et du sens social par le droit. Si la th6orie du droit dit quelque chose de fonda-
mental sur les rapports sociaux, c’est dans la mesure oti elle voit dans le droit une
condition de 1’existence sociale, mais cela 6quivaut A aborder le processus g6n6ral de
la socialisation par sa conclusion plut6t que par son principe actif.
L’expression la plus affirm6e de ce principe instituant constitue essentiellement la
d616gation a l’institution du droit de dire le droit. 1 s’agit d’une des formes les plus
” II est difficile de distinguer ce processus qui fait du droit le crithre de la reconnaissance du droit
sans poser le probl~me de l’autonomie de la sphere politique (de ‘!ttat, sinon de la classe politique)
par rapport au principe d6mocratique (au principe d’identit6 dont nous avons parl6). Ici, la sociologie,
la science politique et la th6orie du droit trouvent n point de jonction sur lequel beaucoup pourrait
8tre dit dans une perspective scientifique et interdisciplinaire : voir Noreau, <
Ce qui nous inthresse surtout, c’est de saisir ce que la sociologie nous apprend dans le cadre de ce
processus des principes latents du droit (et plus particulirement encore de la 16gislation).
210
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
pouss6es de l’objectivation. Elle consacre moins la reconnaissance publique (la d6-
subjectivation) d’une r6f6rence que la d6finition des instances charg6es de sa d6fini-
tion. Les rapports entre la l6gislation et 1’activit6 normative en tant que facteur de
constitution du lien social sont ainsi invers6s: au lieu d’en 8tre la cause, elle en de-
vient institutionnellement le r6sultat. Elle reste n6anmoins dans cette forme une ex-
pression possible (mais de plus en plus formalis6e) du lien social.
On peut se demander oii s’arr&e ce proc6d6 d’institutionnalisation. Certes, il
trouve sa forme la plus affirm6e dans les expressions les plus pouss6es du formalisme
juridique dont le crit~re est sans doute la production de la 16gislation par elle-mme,
l’autoproduction du droi3 2. Celle-ci survient d~s lors que l’essentiel des activit6s 16-
gislatives vise a r6pondre aux difficult6s engendr6es par la l6gislation elle-meme plu-
t6t que par l’6tat des rapports sociaux, et lorsque la contrainte est le seul m6canisme
susceptible d’assurer sa mise en ceuvre33. La sociologie a g6n6ralement peu a dire sur
un tel 6tat de fait m~me s’il faut reconnaltre qu’il est l’expression d’un certain stade
de l’institutionnalisation, le produit d’un processus social fondamental. La l6gislation
a cependant perdu dans ces conditions sa propre normativit6 puisqu’elle ne constitue
plus qu’une r6ponse distill6e de sa propre institutionnalisation : l’objectivation des r6-
ponses apport6es aux cons6quences d’une autre objectivation. 1 s’agit de l’activit6
d’une machine dont l’activit6 vaut par elle-meme et dont les rapports avec les autres
formes de socialisation sont r6duits a rien, rappelant le drame d’une automobile sans
embrayage. Le droit fait ici place a la contrainte, voire A la violence, l’Ittat de droit au
totalitarisme. C’est aussi l’expression absolue de l’enfermement, le point a partir du-
quel on ne peut plus r6pondre A la question que nous nous sommes pos6e a 1’origine
sur les conditions qui rendent la 16gislation possible. Elle n’est possible que sous la
forme du commandement et n’a de sens qu’en tant qu’expression du lien social. C’est
l’action du pouvoir lorsqu’il a lui-m~me cess6 d’8tre l’expression d’un certain type de
relation sociale.
C. Les regards crois6s de la th6orie du droit et des sciences sociales
D’un point de vue sociologique aucun de ces processus n’est susceptible de ren-
dre mieux compte du fondement de la 16gislation. Celle-ci n’est possible comme acti-
vit6 institu6e que par l’enchev~trement des logiques qui font jouer la contrainte, la re-
connaissance sociale, la constitution des consensus sociaux, la cons6cration d’une
instance instituante, l’affirmation des identit6s et des valeurs 16gitim6es ou la mise en
forme meme du lien social. I s’agit d’un assez long processus intellectuel qui entral-
na, au cours du XX’ si~cle, la th6orie du droit h passer de l’id6e d’un droit fond6 sur la
contrainte a celle d’un droit entendu comme produit d’une forme constamment r6-
32Voir Luhmann, supra note 15 ; Teubner, supra note 7.
33Voir Noreau, <
La proposition de Hart sur la nature objectivante de la norme et sur la r~gle de re-
connaissance rend compte d’un autre ph6nom~ne social. Sa conception du droit n’est
somme toute que l’expression, par un juriste (et h partir du droit), du champ juridique
comme principe instituant, telle que la sociologie peut la comprendre. Elle exprime
l’id6e qu’un ensemble de r6f6rences consacr6es (institutionnalis6es) devienne lui-
m~me le crit~re de la cons6cration sociale d’autres r6f6rences. Or, il s’agit d’un pro-
c~d6 social constant qui accompagne dans l’Fceuvre de Luhmann l’id6e d’une com-
plexification continue des rapports sociaux et d’une division fonctionnelle croissante
du travail social’. Marx, Durkheim, Weber et Parsons r6ferent tous A cette rationalisa-
Ce mouvement du droit est repr6sent6 dans les ceuvres de Kelsen h Dworkin.
“Voir Simmel, supra note 25.
36G. Gurvitch, Prob1rnes de sociologie du droit>> dans G. Gurvitch, dir., Traitd de sociologie, t. 2,
2T&., Paris, Presses universitaires de France, 1963, 173.
” Voir Luhmann, supra note 15.
212
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
tion. Hart aurait ainsi 6tudi6, par son aboutissement, un ph6nom~ne sociologique fon-
damental en prtant au droit, avec une rare intuition, une fonction de reconnaissance
de toutes les institutions sociales 6tablies.
Dworkin pose le probl~me du sens du droit en tant qu’il exprime la recherche
d’une 16gitimation des conditions de la vie en soci6t6. Dworkin ainsi que Hart soul6-
vent une question constamment explor6e par la science politique (par les th6oriciens
de la d6mocratie) et que la sociologie et la psychosociologie posent 6galement: le
probl~me des contenus 16gitim6s du droit plut6t que celui de ses sources institu6es. f1
est cependant difficile de ne pas relier ces pioccupations th6oriques (herm6neutiques,
sinon ph6nom6nologiques) h la question plus large de l’identit6 sociale, c’est-h-dire
aux conditions de reconnaissance sociale de la normativit6 juridique qui sont 6gale-
ment, dans la perspective de la science politique, les probl~mes de la d6mocratie. On
entend ici la d6mocratie comme processus de d6finition collective des orientations so-
ciales et de l’idde de soi, des valeurs et des comportements reconnus, qui implique un
d6bat sur les formes et la signification de la vie en soci6t6. Cette question est au centre
des d6bats contemporains dans la perspective processualiste d’Habermas”9 comme
dans la perspective d’une politique de la reconnaissance chez Taylor 9.
Le droit, en tant que production et producteur social, ne peut 8tre r6duit A aucune
de ces expressions plus ou moins institutionnalis6es. I1 participe & et de chacune
d’elles. La th6orie du droit et la sociologie consacrent plusieurs dimensions et niveaux
du m~me ph6nom~ne. Leur point de vue respectif (interne et exteme) se superpose sur
une partie de ce ph6nom~ne 6tendu, soit le milieu de cette 6chelle du droit dont nous
parlions ; la sociologie explique comment on y monte et la th6orie du droit comment
on en descend. Analytiquement, quatre niveaux dont nous nous servirons plus loin
peuvent 8tre d6gagds :
3 J. Habermas, Thdorie de I’agir communicationnel, trad. par J.-M. Ferry, Paris, Fayard, 1987.
39C. Taylor, Multiculturalisme : difference et dimocratie, trad. par D.-A. Canal, Paris, Aubier, 1994.
2001]
P NOREAU – COMMENTLA LAGISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?
213
Le regard croisA de la thorie du droit et de la sociologie du droit
Figure 1
Principes
Latents
h6orie du
droit
Principe
d’ autordfdrence
normative
Principe de reconnaissance
Processus instituant et idgitimant
re Juridicisationi-
Principe constituanj
Processus d’identit6
Processus
actifs
Processus
d’objectivation
et de rdgulation
Sociologie
Soi
D. La l6gislation comme produit et comme processus social: la
double institutionnalisation
Dans les soci6tds complexes, la legislation peut b6ndficier d’une double institu-
tionnalisation. D’une part, elle connalt une institutionnalisation sociale dans la foulde
d’une objectivation autonome lorsque la l6gitimit6 de la loi tient du consensus social ;
d’autre part, elle connait une institutionnalisation formelle lorsque cette l6gitimit6
tient de sa cons6cration par une instance b6ndficiant de la 16gitimit6 publique. Dans
le premier cas, la 16gitimit6 de la 16gislation est fonction de son contenu, dans le
deuxi~me, de sa nise en forme (formalisme de sa reconnaissance et de son interprdta-
Par ldgitimit6 publique on entend 16gitimit6 d’ordre l6gal-rationnel, notamment dans le cas des
soci6tds occidentales.
214
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
tion). Ces deux proc6d6s ne sont pas incompatibles, le premier rend l’autre possible
par stratifications successives. On ne peut observer ces proc6d6s de fagon transparente
qu’h chacun des bouts de l’6chelle, soit dans l’6tude des interactions du fondement
des principes actifs de la normativit6 (de l’objectivation et de l’institutionnalisation
sociale), soit dans l’6tude des conditions latentes de validation de la norme en tant que
syst~me autor6f6rentiel (autopoi6tique). Afin de constituer une production institution-
nelle viable, la 16gislation doit se tenir A mi-parcours de ces deux mouvements, dans la
complexit6 des m6canismes d’institutionnalisation sociale et formelle, c’est- -dire
dans l’interface du principe constituant (latent) et du processus instituant (actif). La loi
b6n6ficie alors d’un double mouvement d’institutionnalisation, soit de deux processus
instituants et concomitants qui sont caract6ristiques des soci6t6s complexes oji le droit
en voie d’objectivation le dispute au droit objectiv6, dans l’interface de ce que Belley’
appelle, apr~s Gurvitch 2, le droit social et le droit 6tatique.
Comment la l6gislation est-elle possible ? Nous approchons d’une premiere r6-
ponse. Nous avons tent6 de d6montrer en quoi la l6gislation recouvre une r6alit6 plus
dense que celle du simple commandement. La difficult6 de cet 6largissement vient de
ce que la 16gislation r6fere g6n6ralement
une r6alit6 plus rep6rable que la loi. La
langue frangaise offre une distinction possible entre trois ordres de ph6nom~nes: le
droit, la loi et la l6gislation. Sans entrer dans les d6tails, signalons que la loi r6fere A
une r6alit6 plus large que la l6gislation puisqu’elle inclut A la fois le droit pos6 et sa
signification sociale et la norme juridique en tant que commandement (la loi c’est la
loi). Le droit, souvent pr6sent6 en tant qu’institution et en tant qu’ordre normatif, b6-
n6ficie d’une signification sociologique plus large encore. La r6alit6 observable de la
l6gislation ne permet pas ces distinctions. La l6gislation est possible parce qu’elle ne
se r6duit pas
son r6sultat, mais parce qu’elle cumule ces diff6rents sens du droit et
de la loi, de la l6gislation et de la norme, en tant que discours social. En fait, elle est le
produit d’une double objectivation et, partant, d’une double institutionnalisation. Ce
double mouvement rend possible la l6gislation tant juridiquement que sociologique-
ment. Elle est une forme synth~se de l’institutionnalisation. Lajuridicisation3 , enten-
due comme expression d’un lien social institu6 et instituant, proc6d6 n6cessairement
gradu6 d’institutionnalisation, fonde la loi ou le droit plus que la 16gislation.
” Voir Belley,
trad. par S. Cornille et P. Ivemel, Paris, Rivages, 1988, 177.
216
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
y ob6ir ? Qu’est-ce que le l6gislateur doit postuler pour que la 16gislation soit possi-
ble ? Comment la l6gislation nous survit-elle ? En quoi le droit s’ajuste-t-il h tout ce
qui se maintient hors de sa port6e ‘ ? Comment la 16gislation survit-elle
tout ce qui
n’est pas 6nonc6 ?
On est ici coinc6 entre deux points de vue connus et r6ducteurs compte tenu de
notre propos. Le psychologue Lawrence Kohlberg 7 a mis en 6vidence les niveaux du
d6veloppement moral chez l’humain et a distingu6 le stade pr6conventionnel, fond6
sur la crainte ou l’int6r&, le stade conventionnel, fond6 sur l’int6riorisation des nor-
mes sociales et le stade postconventionnel, 6tabli sur un rapport critique h la norme
qui correspond au niveau de moralit6 attendu chez l’adulte. Or, cette perspective
n’offre pas un point de vue suffisamment g6n6ral sur la question et ne vaut que dans
le cadre d’une 6valuation au cas par cas. En contrepartie, il n’est pas certain que le
postulat, selon lequel la norme juridique ne sera respect6e que dans la mesure oi son
respect correspond aux int6r~ts imm6diats du sujet, constitue un point de d6part plus
g6n6ral pour une discussion sur les m6canismes de subjectivation du droit 8.
Nous nous proposons plut6t de d6velopper la question en recourant aux quatre
niveaux d’institutionnalisation d6velopp6s ult6rieurement. Ils r6ferent h la l6gislation
en tant que :
1) processus d’objectivation et de r6gulation sociale;
2) processus d’identit6 (principe constituant) ;
3) processus instituant (principe de reconnaissance);
4) et principe autor6f6rentiel (cl6ture institutionnelle).
Nous chercherons
6tablir dans chaque cas comment la i6gislation se maintient dans
le cadre de rapports qui supposent son alt6rit6, c’est-h-dire en quoi l’objectivation des
formes de socialisation se trouve constamment menac6e et rendue possible par la
subjectivation de la norme juridique. Nous comprendrons peut-8tre mieux ce para-
doxe qui fait que la l6gislation devient d’autant plus l6gitime qu’elle perd son carac-
t~re d’absolu. Dans tous les cas, la validit6 formelle du droit c6toie l’imp6ratif de sa
16gitimit6.
I1 s’agit, par exemple, des faits sociaux ttus, des int6rts, des valeurs personnelles et des con-
” L. Kohlberg, The Philosophy of Moral Development: Moral Stages and the Idea of Justice, San
” Voir P Bourdieu, <
traintes associ6es A la vie sociale.
Francisco, Harper & Row, 1981.
ciales 40.
2001]
P NOREAU – COMMENT LA LtGISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?
217
A. La Idgislation en tant que processus de r6gulation
Nous avons indiqu6 que la 16gislation est un proc6d6 de fixation des attentes r6ci-
proques mais ce n’est pas le seul. A ce niveau des rapports personnels, il n’est pas
certain que la r6f~rence au droit se distingue de la r6f6rence A tout autre rep~re ndces-
saire h la conduite de la vie personnelle. Ainsi, dans une enqu&e men6e en
‘an
2000″‘, nous avons demand6 aux informateurs la question suivante:
personnes interrog6es ont r6pondu que c’6tait la loi; 14,4 % que c’6tait la religion;
23,6 % que c’6tait les valeurs sociales et 53,9 % que c’6tait les valeurs de leur milieu.
I1 ressort clairement de ces donn6es que le droit ne constitue qu’une r6f~rence
parmi d’autres, peut-6tre est-ce d’ailleurs la r6fdrence la moins importante. A quoi le
droit sert-il alors ? La sociologie du droit a d6montr6 depuis longtemps que les effets
du droit ne pouvaient se r&luire au seul fait que la nonnejuridique soit ou non ob6ie’.
Tout cela ne signifie pas que le droit ne constitue pas un p6le de r6f~rence important.
Ainsi, dans la m~me enquate, 88 % des r6pondants consid&aient que les concitoyens
de leur milieu 6taient plut6t respectueux de la loi.
1 y a dans ces r6sultats un paradoxe apparent qu’il convient d’61ucider. Quatre
explications diff6rentes et compl6mentaires peuvent &re avanc~es concemant les rap-
ports interpersonnels, cet espace oti le droit constitue un m6canisme de r6gulation so-
la subjectivation de la norme, A l’interpr6tation et
ciale, mais oti il ne peut 6chapper
Sl’usage que chacun en fait.
1. Le droit comme balise de la sphbre publique
Premi~rement, l’id6e que la norme juridique puisse servir d’outil de pr6vision des
comportements sociaux offre la possibilit6 d’un d6passement des postulats les plus
courants sur l’efficacit6 attendue du droit. Si la norme juridique constitue un repre
possible dans un univers oii le nombre d’interactions quotidiennes est si important
qu’il rend impossible un rapport personnalis6 avec chacun, on comprend qu’elle sert
surtout h baliser les rapports entretenus dans I’espace public. Cependant, l’essentiel
“‘ On rdfere aux donnes du sondage
pidique de thdorie et de sociologie du droit, 2! &., Paris, Librairie g6n6rale de droit et de jurispru-
dence, 1993, 130 ; P. Lascoumes, c_’analyse sociologique des effets de la norme juridique : de la
contrainte A l’int6raction dans Lajoie et aL, Thdories et Emergence du droit, supra note 23, 151 ; G.
Rocher, L’effectivit6 du droit* dans Lajoie et aL, Thiories et 6mergence du droit, supra note 23,
133 ; V. Demers, Le contr6le desfumeurs: une Etude d’effectivitjdu droit, Montreal, Th~mis, 1996.
218
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
des interactions signifiantes (c’est-h-dire charg6es de sens et susceptibles de permettre
un d6passement du formalisme des 6changes courants) relive de la sphere priv6e
plut6t que de la sphere publique. Ainsi, le droit ne constitue pas une r6f6rence pre-
miere et les valeurs du milieu constituent la r6f6rence la plus importante pour le justi-
ciable, lors m~me que le respect dfi au droit apparait satisfaisant. Cette interpr6tation
est n6anmoins insuffisante. I1 faut expliquer une deuxi~me dimension du problme.
2. Le droit comme r6f6rence optionnelle
Au rang des r~f~rences sociales, le droit n’a pas le monopole des standards car
dans l’espace public, le droit ne b6n6ficie d’aucun monopole normatif A ‘oppos6 de
ce qui est propos6 par la plupart des ouvrages de th6orie politique. Le proc6d6 social
qui m~ne h l’objectivation des formes de socialisation (des fagons d’entrer en rapports
mutuels) conduit au d6veloppement d’autres standards que ceux que propose le droit.
Bref, le droit n’est qu’une banque de standards sociaux parmi d’autres. On n’a pour
s’en convaincre qu’a mettre en concurrence les normes 6tablies par le droit et celles
propos6es par la religion ou l’6thique professionnelle. I s’agit IA d’un des fondements
du pluralisme juridique radical”. Le citoyen b6n6ficie ainsi d’un ensemble de ban-
ques de formes>> entre lesquelles il lui est souvent loisible de choisir. Deux caract6ris-
tiques du droit expliquent cette situation. La premiere tient au caract~re non obliga-
toire (au caractre suppl6tif ou habilitant) de la majorit6 des normes juridiques. La
deuxi~me tient au fait que la mobilisation du droit ne constitue pas un r6flexe premier
chez les justiciables qui, dans la majorit6 des cas, croient pr6f6rable de g6rer leurs
probl~mes eux-m~mes, c’est-h-dire en recourant A d’autres cadres et A d’autres rep~res
objectiv6s que ceux propos6s par le droi ‘2.
3. Le droit comme balise de contournement
Une troisi~me explication du problme vient de la distanciation qui suit graduel-
lement, comme par n6cessit6, toute objectivation des standards consacr6s juridique-
ment, et implique une forme de concurrence continue entre la norme l6gislative et le
sens commun ; entre les r~gles tir6es de la formalisation des rapports sociaux et le flot
incessant des r6f6rences nouvelles en voie d’6tablissemente. Ainsi, le proc6d6 meme
” Voir J. Vanderlinden,
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
Dans ce sens pr6cis, la 16gislation est possible parce qu’elle n’est pas ob6ie, en-
core qu’elle serve de r6f6rence. Elle est observ6e dans la mesure oh elle est respect6e.
Elle est respect6e dans la mesure oh il existe la possibilit6 d’un ajustement continu
touchant tour A tour son monopole relatif dans 1’espace public et, dans l’ordre des
rapports personnalis6s, son caract~re accessoire (son recours facultatif), sa compatibi-
lit6 avec le sens commun, sa n6gociation continue, sa tol6rance quant A son contour-
nement possible.
Subjectivation du droit en tant que processus d’objectivation et de r6gulation
Figure 2
Balise de la sphere publique
R6f6rence optionnelle
Balise de contournement
R6f6rence n6goci6e
Processus d’objectivation
et de r6gulation
Il s’agit, dans tous les cas, de proc6d6s de re-subjectivation des r6f6rences objec-
tiv6es, puis de r6-objectivation. Tous ces processus rel~vent et participent, par cons6-
quent, de l’objectivation et de la r6gulation sociale. Toutefois, ces conditions de la vie
quotidienne du droit sont 6galement les conditions de sa 16gitimation continue et
prennent part indistinctement
l’6tablissement du consensus sur ses th~mes et ses
orientations.
B. La I6gislation en tant que processus d’identitM et principe
constituant
A un deuxi~me niveau, les principes latents et les processus actifs dans le droit se
rejoignent et font de la loi une r6fdrence identitaire partag6e. Or, cette deuxi~me ob-
jectivation du droit peut 6galement faire l’objet d’une subjectivation.
La 16giim6 du droit n’a en effet de sens qu’une fois saisie en tant que processus
dynamique, c’est-A-dire en tant que produit d’une Mgitimation constante plut6t que
par le fait 6tabli d’une 16gitimit6 qui, une fois acquise, se suffirait A elle-m~me. De
plus, le caract~re acceptable de la 16gislation tient moins de ce qu’elle est issue
d’instances l6gislatives dont la 1dgitimit6 est historiquement acquise (encore qu’il
s’agisse du fondement institutionnel de cette 1Mgitimit6) que de l’affirmation cons-
tamment exprim6e de sa correspondance avec les valeurs les plus partag6es ou les
Th6mis, 2002 ; P Lascoumes, <
2001]
R NOREAU – COMMENT LA LEGISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?
221
plus drbattues. L’adh6sion au droit prend au moins trois formes rapidement pr6sen-
t6es ici h titre d’illustrations sans toutefois qu’on puisse pr6tendre rendre compte de
tous les cas de figure: ‘adh6sion aux contenus du droit, l’adh6sion des valeurs im-
plicites mais compatibles avec le droit (sur ce qu’il faut croire pour que le droit soit
acceptable) et une adh6sion an fait que ce sur quoi porte le droit constitue un enjeu r6el
de la vie collective. On passe alors graduellement du contenu du droit A sa p6iph6rie.
1. Eadh6sion aux contenus du droit
Une premiere expression de cette adhesion reside dans la correspondance des
contenus du droit avec l’6tat des rapports sociaux. La question est alors de savoir si
l’image id6ale que le droit projette de la soci6t6 correspond
celle que ses membres
entretiennent et d6sirent voir consacr6e dans le droit.
Des exemples pourraient etre emprunt6s A plusieurs spheres de l’activit6 sociale:
la d6finition juridique de la famille, les limites de la libert6 d’expression, le droit h la
syndicalisation, les relations maltres-61ves, les rapports de socialit6 entre les hommes
et les femmes. Certains champs 16gislatifs expriment plus clairement que d’autres ces
processus d’adh6sion, notamment en mati~re de droits et libert6s de la personne. Le
tout est de savoir si le droit trouve sa 1dgitimit6 en tant que processus constituant des
rapports sociaux. Une correspondance se maintient-elle entre l’6tat des rapports so-
ciaux, l’image de ce qui fonde la communaut6 de destin des citoyens (et des justicia-
bles qu’ils sont) et l’6tat du droit en tant qu’ele propose une expression de cette
image ?
Tout cela ne peut 6videmment etre compris que dans le cadre d’une observation
des conflits sociaux. D’ailleurs, ceux-ci n’excluent pas qu’A un moment pr6cis un
point de vue parvienne h s’imposer suffisamment pour qu’on puisse le consid6rer
comme susceptible de fonder un consensus. Le terme consensus doit cependant 8tre
entendu dans son sens le plus large, non comme ce qui fait l’unanimit6, mais comme
l’expression d’une norme avec laquelle une majorit6 importante des citoyens accepte
de vivre. Le probl~me est abord6 ici dans ses termes les plus larges, qui n’excluent
6videmment pas une discussion sur l’alidnation ou la capacit6 d’un groupe social do-
minant A imposer sa position particuli6re comme un point de vue universel ou valable
pour ceux qui seraient – a priori – moins susceptibles de s’y identifier.
2. Uadh6sion aux normes implicites promues dans le droit
Le principe constituant (le processus d’identit6) peut 6galement prendre des for-
mes plus p6riph6riques dans l’adh6sion aux valeurs que suppose le droit; celles qui
sont nfcessaires comme r6fdrences pour que le droit ait un sens. E s’agit d’une adh6-
sion beaucoup plus indirecte. Ainsi, s’agissant du droit de la famille, les fonctions so-
ciales attibu6es a la cellule familiale ont historiquement beaucoup vari6. Au XIX’
si~cle, la l6gislation portait largement sur le probl~me de la transmission patrimoniale
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
et le maintien de la famille en tant que structure 6conomique autonome. La vie du
couple y comptait pour peu en comparaison des imp6ratifs li6s A la stabilit6 patrimo-
niale de la famille patriarcale. I a fallu attendre le d6but du XX
si~cle pour que le
couple soit graduellement consacr6 (et avec lui le droit matrimonial) comme structure
premiere de l’entit6 familiale. La vie de couple 6tait au centre de la vie de famille
la fin des ann6es 70. A partir de cette
pendant la plus grande partie du si~cle jusqu’
6poque, le d6veloppement du droit de l’enfant et la r6forme du droit de la famille ont
lentement remplac6 le couple par l’enfant comme 616ment fondateur du lien familial”.
ttrangement, ces changements n’ont pas toujours conduit d’importantes modifica-
tions dans le contenu de la l6gislation. Le probl6me de la filiation constitue encore
aujourd’hui un aspect fondamental du droit de la famille. C’est A l’6gard des valeurs
qui sous-tendent la legislation que les mutations les plus importantes ont sans doute
6 enregistr6es.
L’6volution des valeurs entourant l’id6e meme de ce qui fonde la famille apparait
plus int6ressante que la mutation du droit de la famille, encore que celui-ci ait 6gale-
ment 6volu6 partiellement dans ses contenus. Elle ddmontre que le processus de 16gi-
timation du droit est un processus continu qui tient lui aussi d’une re-subjectivation du
droit sans laquelle le maintien et l’6volution de la 16gislation et de son interpr6tation
sont incompr6hensibles. La l6gislation varie davantage dans ses contenus que ne le
laissent supposer les changements 16gislatifs, de sorte qu’un 6nonc6 stable peut con-
naitre avec le temps d’importants glissements de sens, au fur et h mesure que se d6pla-
cent les consensus sur les valeurs sous-tendant son interprdtation et sa mise en euvre.
3.
‘adh6sion aux questions en jeu dans le droit
A la p~riph~rie du droit, le d~bat se porte sur la reconnaissance des enjeux sus-
ceptibles de faire l’objet d’une objectivation 16gislative. Le d6bat sur ce que doit int6-
grer le droit (et sur ce qu’il n’a pas A connaitre) peut ainsi 6tre envisage comme un
marqueur de l’identit6 collective. La question est de savoir en quoi tel aspect de la vie
personnelle passe du c6t6 de la sphere publique. Qu’est-ce qui fait que l’objectivation
d’une valeur partag6e devient n~cessaire ? Par exemple, les questions li6es
l’environnement ont 6t6 maintenues A l’ext6rieur du droit pendant des d6cennies. Elles
le rest~rent tant que le probl~me de l’environnement ne fut pas consid6r6 comme un
enjeu affectant notre communaut6 de destin. En contrepartie, le droit se retire de cer-
tains aspects de la vie, retoumant graduellement A la sphere priv6e, comme ce fut le
cas de l’homosexualit6 h la fin des annes 60.
17 R. Joyal, Les enfants, la socidte et I’ltat au Quebec: 1608-1989 Jalons, MontralA, Hurtubise
HMH, 1999 ; P. Noreau, Formes et significations de la vie familiale: des liens entre famille, espace
public et le droit dans Quibec, famille et demographie : les impacts sur la societJ de demain [A pa-
ratre en 2002].
2001]
R NOREAU – COMMENT LA LE-GISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?
223
Au-delh des aspects lis aux contenus du droit ou aux valeurs qu’il sous-tend, la
question porte plut6t sur l’objectivation d’une rdfdrence sociale et, plus clairement en-
core, d’un thbme social. Le choix des objets du droit est ainsi le produit d’une cons-
truction sociale dans le cadre de ddbats oti les rapports de force n’ont (surtout) pas 6t6
absents, mais oii l’importance de la ldgislation comme p6le d’identification et mdca-
nisme constitutif de la communaut6 de destin est largement rdvdl6e. I1 fait enti~rement
partie des conditions par lesquelles doit transiter la question h laquelle nous tentons de
rpondre: comment la ldgislation est-elle possible ? Comment parvenons-nous h vi-
vre avec elle, voire h la toldrer ?
Les cas de figure traitds ici ne sont pas exhaustifs mais rendent compte de
l’importance de ce lieu de la subjectivation du droit. L’appropriation individuelle de la
ldgislation importe moins que la construction (et le conflit sur les enjeux de cette
construction) collective de ce en quoi et sur quoi il faut lgif~rer. Dans cette perspec-
tive, le conflit social sur la definition des contenus de la norme est une expression de
ce que les enjeux du conflit mettent en sc~ne des fondements de la vie collective.
L’accord sur les enjeux participe donc du processus d’identit6, c’est-A-dire du principe
constituant.
Subjectivation du droit en tant que processus d’identit6 et principe constituant
Figure 3
Contenus du droit
Valeurs implicites
Construction des enjeux
Principe constituant
Processus d’identitd
Ces diff&ents niveaux du ddbat montrent en quoi, sur une base distincte, la thdo-
tie du droit et la sociologie peuvent aborder conjointement le problbme difficile de la
lgislation comme m6canisme d’identit6 et de constitution d’une collectivitd particu-
li~re. Cette mediation institutionnelle constitue h la fois un proc6dd de legitimation et
une expression du lien social qui transitent dans le repdrage de valeurs partag6es ou
ddbattues, inscrites avee plus ou moins de prcision et de justesse dans les contenus
du droit, dans les valeurs implicites qu’il propose, ou suppose partagdes, et dans la d6-
finition du fondement des enjeux de la vie collective. Or, dans tous les cas, le dabat
sur le droit (sur la pertinence de ses objets et des valeurs qu’il propose ou qu’il sup-
pose) est un mode d’appropriation, et, partant, un mdcanisme gdnfral de subjectiva-
tion des normes objectivdes ou en voie d’objectivation, sans lequel le droit n’aurait
pas d’effectivit6 en tant que repure normatif. Une certaine compatibilitd doit exister
entre le droit pos6 et l’dtat des rapports sociaux partag6s ou l’dtat des dabats et des
conflits sociaux.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
C. Le droit en tant que principe de reconnaissance et processus
instituant et I6gitimant
En franchissant le cap de la juridicisation, il importe d’examiner le niveau de la
16gislation en tant que m6canisme d’6tablissement (de reconnaissance) du droit et
processus 16gitimant, c’est-.t-dire la cons6cration id6ologique et mat6rielle de la 16gi-
timit6 juridique. A ce niveau, le droit devient lui-m6me le lieu d’une initiative. On
quitte la sphere de cette interface directe entre le droit et la normativit6 sociale dont
nous avons parld jusqu’ici. Le sens en est invers6 et suppose qu’on passe de la nor-
mativit6 sociale h la normativit6 juridique dans un mouvement oti la seconde pr6tend
fonder la premiere. I1 est difficile,
ce stade, de distinguer 1’activit6 l6gislative de
l’initiative politique, l’id6e de r6formes initi6es par les acteurs politique. A priori, elle
s’inscrit dans le d6bat continu qui unit, au sein de l’ttat, le personnel politique et les
agents responsables de la mise en fonne juridique des orientations politiquess. Alors
que le test de la compatibilit6 et de l’adh6sion caract6rise la subjectivation du droit en
tant que proc~d6 d’identit6 et de constitution des rapports collectifs”9, la d6finition de
la 16galit6 constitue ici le processus de subjectivation de la 16gislation.
On est encore loin de l’enfermement normatif, car la i6gislation doit 6tre l’objet
d’un consensus au sein du syst~me politico-juridique oii il est d6fini et auquel il
s’applique. La subjectivation d6passe le d6bat entre les 61us et les 16gistes jusqu’ t in-
clure les acteurs politiques entendus dans leur sens le plus large . On retrouve lM les
r~gles secondaires telles qu’elles sont d6finies par Hart, telles que la science politique
et la sociologie politique pourraient en observer l’expression. Toutes ces dimensions
permettent de mettre en 6vidence le fait que le commandement du Souverain ne se
suffit pas h lui-m~me. La d6finition de la 16gislation d6borde
la p6riph6rie de la sou-
verainet6 qui, dans les soci6t6s pluralistes, ne se limite ni aux instances 61ectives ni
aux simples rapports qui se tissent au sein de l’Etat entre juristes et 61us. La recon-
naissance du droit connait donc une forme de subjectivation.
Celle-ci peut elle-m~me connaitre au moins trois formes non limitatives : la n6go-
ciation politique des contenus de la normativit6 16gislative, la d6finition de ses moda-
lit6s d’application et le d6bat continu sur son interpr6tation (qui participe de la r~gle
de changement). La 16gislation consacre toujours indirectement une partie de la r6alit6
qu’elle entend transformer ou r6guler: la reconnaissance des acteurs sociaux impli-
qu6s dans le champ social oth la 16gislation a vocation A s’appliquer, la reconnaissance
des contraintes propres au champ et la n6gociation continue des contenus par les ac-
” Voir Rocher, supra note 50 A lap. 133.
59 Ibid.
6o Par exemple, les groupes d’int6r~ts impliqu6s dans le champ particulier oa le droit doit connaitre
une d6finition et une application participant A la reconnaissance juridique de la norme dans le cadre de
rapports qui sont 1’expression plus ou moins institutionnalis~e de la participation politique.
2001]
R NOREAU- COMMENT LA LEGISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?
225
teurs indirectement consacr6s par la 1gislation. La reconnaissance du droit est ainsi h
la fois une objectivation des rapports sociaux et un proc6d6 de subjectivation sans le-
quel la r~gle de reconnaissance, de d6cision (d’application) et de changement de Hart
n’aurait pas de signification ni de fondement pratique.
1. La n6gociation politique des contenus de la normativit6 16gislative
Rien n’est plus 6loign6 de la r6alit6 que ‘image aseptis6e du 16gislateur. C’est de
cette figure sacr~e que le juriste apprend A se d~tourner lorsqu’il touche
la science
politique. Une observation attentive de la sc~ne l6gislative permet de montrer le grand
nombre des agents, plus ou moins sp6cialis6s, impliqu6s dans la d6finition de ce qui
sera legal. On saisit immdiatement que la l6gislation est d’abord un proc6d6
d’appropriation et que la subjectivation de la norme, m~me lorsqu’elle est initi6e au
sein de l’Etat, prc&de son objectivation.
Nous ne ddcrirons pas dans le menu d6tail les proc&16s de mise en forme, de mise
en scene et d’opposition des points de vue en comp6tition pour la d6finition du droite.
Or, chaque fois que la 16gislation est d6finie on modifie, les agents de la reconnais-
sance se trouvent indirectement reconnus, ceux qu’on pent considrer comme les in-
tervenants 16gitimes du champ oti la l6gislation doit connaitre une application. Ainsi,
la r~gle de reconnaissance transite par la reconnaissance des acteurs appel6s d6finir
une interpr6tation partag~e des contenus de la l6gislation. Ce processus 6lectif (cette
cooptation des agents impliqu6s) ne se fait 6videmment pas a armes 6gales. Les ac-
teurs impliqu6s an sein du champ contr6Lent de diverses fagons 1’entr6e et la sortie des
autres acteurs, de sorte qu’une autonomie relative se cr6e et b6n6ficie aux agents ap-
pel6s h participer sur une base r6guli~re a la reconnaissance du droit. I1 s’ensuit
qu’une resistance peut longtemps 6tre exerc~e chez les acteurs du droit et emp~cher la
reconnaissance l6gislative de nouveaux acteurs, de nouveaux enjeux, de nouvelles
orientations, de nouveaux standards on de nouvelles formes de socialisation, qui at-
tendront longtemps leur institutionnalisation juridique (leur consecration l6gislative).
C’est d’ailleurs la raison m~me qui explique que dans cette opposition des subjectivi-
tds (dominantes et domin~es), le champ 16gislatif (comme le syst~me juridique dans
son ensemble) en vient consacrer son enfermement. La distance qualitative distin-
gue la balance variable de l’objectivation et de la subjectivation du droit. La subjecti-
’emporte an quotidien dans l’ordre de l’identification et de la rdgulation,
vation
6 La science politique a largement mis en lumi~re ces modalits dans une srie d’6tudes classiques :
voir A.F Bentley, The Process of Government, Chicago, University of Chicago Press, 1908; D.B.
Truman, The Governmental Process: Political Interests and Public Opinion, New York, Alfred A.
Knopf, 1951 ; J. Meynaud, Nouvelles 6tudes sur les groupes de pression en France, Paris, Librairie
Armand Colin, 1962 ; L. Dion, Sociitj et politique : la vie des groupes, t. 1-2, Qu6bec, Presses de
l’Universit6 Laval, 1971-72.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL
[Vol. 47
1’objectivation dans l’ordre du droit instituant, comme les deux versants d’une monta-
gne dont on aurait atteint le sommet, la synth~se fragile, peut-8tre jamais atteinte, de
lajuridicisation.
Les proc6d6s de cl6ture entretiennent un espace de subjectivation tr~s contraint,
car les acteurs consacr6s depuis plus longtemps comme agents de la reconnaissance
juridique partagent d6jA une identit6 commune, un discours et une pratique qui bali-
sent les crit~res de reconnaissance des groupes nouveaux ou des nouveaux vecteurs de
reprdsentation qui cherchent
int~grer la sphere politique. Ces crit~res participent in-
directement du formalismejuridique. Ces conditions pr6sident A l’institutionnalisation
des acteurs politiques, c’est-A-dire des agents de la reconnaissance juridique. Si les
autres acteurs sociaux peuvent contribuer h la subjectivation du droit d’autres ni-
veaux dont nous avons parlM (dans sa fonction constituante et identitaire) c’est parce
que cette activit6 se d6roule dans des espaces moins institutionnalis6s. D6jA, en tant
que processus instituant (et pour se maintenir en tant que principe 16gitimant), le droit
est menac6 d’enfermement par ceux auxquels on <
2. La reconnaissance implicite des contraintes propres au champ
social
La reconnaissance du droit et son activit6 comme processus instituant et lgiti-
mant peut, par ailleurs, connaitre une subjectivation dans la reconnaissance explicite
ou implicite des contraintes mat6rielles de la vie sociale. I1 s’agit d’une limite ind6-
passable de la ldgislation. Or, ces contraintes sont largement entretenues par les ac-
teurs du champ eux-m~mes, de sorte qu’une subjectivation intervient encore dans la
reconnaissance de ce que la r6alit6 A normer est d6jA contrainte par un ensemble de
standards, de pratiques, d’usages, sinon de coutumes. La 16gislation finit souvent par
consacrer cet ensemble de normes reconnues qui, jusqu’A un certain point, constitue
une condition de la 16gislation. En mati~re environnementale, la 16gislation ne cr6e
pas les produits toxiques, elle en objective la toxicit6. Ainsi, en intervenant dans un
champ la l6gislation reconnait davantage de normes et de structures existantes qu’elle
n’en consacre. I1 ressort de cet 6tat de fait que la l6gislation n’a de sens que dans la
mesure oia elle reconnait tout un ensemble de normes qui doivent pr6exister au droit et
sans lesquelles le droit n’a pas de signification. La i6gislation en vient h exister parce
qu’elle transite par ces espaces de non-droit que les diseurs du droit reconnaissent im-
plicitement. Mais ce d6tour est un facteur de subjectivation du droit dans la mesure oii
la signification sociale de ces normativit6s pr6existe A la l6gislation et y est int6gr6e. EI
y a, par cons6quent, dans le droit quelque chose de la subjectivation continue des
6changes sociaux, du sens premier que les agents sociaux donnent de leur action, et
des contraintes qu’ils s’imposent les uns aux autres. La l6gislation trouve son sens
2001]
P NOREAU – COMMENT LA LtGISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?
227
dans ces syst~mes de contraintes constitu6s, une forme de grille en fonction de
laquelle le droit doit nrcessairement &re rrinterprrt6e.
La r~gle de reconnaissance doit par consequent &re comprise en tant qu’elle
constitue la reconnaissance d’une norme formalis~e (posre) en m~me temps qu’elle
est la reconnaissance formelle d’une norme sociale qui la prrexiste. Cette condition
rend le droit possible, mais elle est tout autant une re-subjectivation de la norme juri-
dique. Or, celle-ci n’a de sens que parce qu’elle est rrintrgr6e dans un ensemble de
rapports 6tablis et prend dans ce champ de relation son veritable sens. Le droit pos6
ce qui n’est pas pos6 dans le droit et rend possible et plus acceptable
doit beaucoup
la l6gislation.
3. [16tablissement des conditions de mise en oeuvre de la norme
16gislative
Finalement, le droit est subjectiv6 dans un ensemble de champs ott la legislation
trouve un lieu de r6-interpr~tation institu6. I1 pourrait 6tre fastidieux de faire
l’inventaire systrmatique de ces lieux d’interpr~tation. Dans beaucoup de cas, on as-
siste par ces voies h un redrploiement (une dilution) des acteurs de la reconnaissance
juridique. C’est notamment le cas, une fois la 16gislation adopt~e, au moment d’6tablir
un r~glement d’application. Mais c’est 6galement le cas au moment de sa mise en ap-
plication ou de son interpr6tation, qui tout deux s’inscrivent dans le cadre de rapports
continus entre les agents sociaux concrets impliquds dans un champ d’action particulier.
On sait que l’essentiel des l6gislations statutaires ne peut admettre de mise en
ceuvre sans l’6tablissement d’une rrglementation prrcise. Or, celle-ci fait l’objet d’une
re-subjectivation de la norme juridique et ouvre dans certains cas la porte sur une ve-
ritable reprise des drbats entourant l’adoption d’une l6gislation instituante. I1 s’av~re
impossible de ne pas associer ce travail rrglementaire t la fonction de reconnaissance,
m~me si elle est parfois l’occasion d’un 61argissement graduel des acteurs de cette re-
connaissance. Cet 6largissement est rendu possible du fait des rapports particuliers
qu’entretiennent de nombreux acteurs sociaux avec l’administration publique, alors
meme qu’ils sont incapables de franchir la barri6re de la participation l6gislative et
des rapports politiques (et m&liatiques) courants. La reconnaissance du droit
62 Seul un 6tranger on un jeune 6tudiant en droit r alise tout ce qu’il faut savoir b l’avance pour
qu’un seul article du code civil trouve son sens on pour que plusieurs des dispositions de la Loi sur la
protection de lajeunesse (L.Q. c. P-34.1) prennent leur signification: l’existence de rapports so-
ciaux on de pratiques 6tablies, la n6cessit6 de contoumer les effets d’une norme juridique ant&ieure
ou celle de compter avec un savoir-faire (r~gle de Fart chez les mdecins, savoir-8tre des travailleurs
sociaux, usages conmerciaux) sur lequel il faut savoir compter pour que la 16gislation trouve sa signi-
fication symbolique et pratique.
228
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
(l’institutionnalisation juridique de la r6alit6) couvre ainsi des espaces sociaux plus
larges que ne le laisse supposer le champ de la reconnaissance l6gislative.
La mise en application du droit accuse la m~me port6e, notamment au sein de
champs tr~s sp6cialis6s oti le nombre des acteurs impliqu6s (et souvent spcialis6s)
reste restreint. Le droit peut alors 6tre abord6 comme un <
comme une r6f6rence g6n6rale A l’int6rieur de laquelle plusieurs modalit6s sont possi-
bles et doivent 6tre n6goci6es entre les responsables de sa mise en application et les
agents sociaux charg6s de s’y soumettre”. Les premiers standards qui pr6sident A la
mise en ceuvre du droit importent tout autant pour ]a suite de la l6gislation que ceux
qui ont pu 8tre fix6s dans la foul6e de la n6gociation des contenus premiers de la
norme l6gislative entre les agents institu6s de la reconnaissance. Ainsi, une autre dimen-
sion de la subjectivation parvient-elle A constituer une condition instituante du droit.
Ce travail 16gislatif se poursuit jusque devant les tribunaux. C’est une grande in-
tuition qui nous vient des th6oriciens issus de la common law. La confrontation de la
norme l6gislative avec les contraintes mat6rielles de sa r6alisation permet, une fois de
plus, de mieux montrer en quoi le processus instituant offert par la mise en forme ju-
ridique d’une norme ne se suffit pas
lui-meme. La jurisprudence regorge d’exemples
qui mettent en 6vidence ce fait incontoumable, mais elle est 6galement exemplifi6e
par la pratique quotidienne du droit, qui confrontent les juristes aux multiples impos-
sibilit6s de la 16gislation. La question se pose simplement: comment rendre la 16gis-
lation possible ? Ii s’agit de voies par lesquelles le droit est subjectivit6, mais encore
faut-il 6tablir ici le crit~re de ce qui est raisonnable. Cet exercice tient cependant da-
vantage de l’argumentation que du raisonnement juridique. 1 y a donc, une fois de
plus, subjectivation du droit.
It importe de d6terminer quel auditoire on entend convaincre. Le courant herm6-
neutique en droit a d6jh mis en 6vidence la vari6t6 de ces publics : les acteurs du
champ judiciaire, les parties, le public en g6n6ral6 . Pour des raisons qui tiennent A
l’activit6 judiciaire elle-meme, on sait du moins qu’elle inclut au minimum les parties
en cause, ces opposants que le juge cherche toujours de pros on de loin convaincre.
Dans la foul~e, le d@bat sur la norme se poursuit entre d’autres diseurs de droit: c’est
la vengeance des exclus h la recherche d’une ar~ne instituante accessible. On com-
prend que le processus instituant ne se limite pas aux frontires de la l6gislation
adopt6e par ‘assembl6e l6gislative.
6′ Voir Lascoumes et Serverin, supra note 17.
64P-A. C6t6, Interprtation des lois, 3′ 6d., Montreal, Th6mis, 1999 ; J. Ghestin et G. Goubeaux,
Traitj de droit civil: introduction ginirale, 4′ &., Paris, Librairie g6n6rale de droit et de jurispru-
dence, 1994.
A. Lajoie, Jugetents de valeurs : le discours judiciaire et le droit, Paris, Presses universitaires de
France, 1997.
2001]
R NOREAU – COMMENT LA LL-GISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?
229
On ne peut cependant nier que de partir du droit pos6 pour revenir
ce qui n’est
pas inclus dans le droit de mani~re h l’y voir int6gr6 est un proc&16 qui a ses limites .
On a alors franchi un sommet dans l’ordre de l’objectivation, et cette travers6e de
l’instituant vers l’institu6 nous amine dans une toute autre dynamique normative. Elle
nous rapproche de l’image d’tpinal du droit pos6. Le droit est ici constamment r6in-
vent6 dans la mesure oil on 6tend h de nombreuses instances et de nombreux acteurs
(fonctionnaires, tribunaux, agents sociaux) une fonction instituante que leur nie le
droit institu6.
Figure 4
Subjectivation du droit, processus instituant et principe de reconnaissance
La n6gociation des contenus
La reconnaissance des contraintes
Le d6bat sur l’interpr6tation
Principe de reconnaissance
Processus instituant et 16gitimant
En contrepartie, i faut reconnaitre la force des formes institu6es et la force de
l’objectivation. Graduellement, un noyau dur du droit se cr6e et fonde la r6alit6 sou-
vent observable du formalisme. Pass6e cette limite, la subjectivation du droit devient
de moins en moins possible. Elle suppose plut6t des ajustements syst6miques et quitte
l’univers de diff~rents acteurs du droit. La lgislation vaut par elle-m~me et
l’objectivation devient finalement une ralit6 premiere.
D. Le droit en tant qu’ordre normatif totalitaire
Tout ce qui prcbde tend h d~montrer que la cl6ture prsum~e du droit est un fait
constamment contourn6. Or, l’image d’un syst~me juridique cloisonn6 et 6tanche h
toute consideration extrieure est trop rdpandue pour qu’on puisse facilement en nier
la r6alit6.
Pour bien saisir ces autres m~canismes d’enfermement qui rendent le droit possi-
ble, il faut aborder le droit en tant qu’ordre, c’est- -dire en tant qu’ensemble de nor-
mes encadr6es et mises en ceuvre par une institution particuli re’ . Examin6e dans son
enti~ret6, cette conception du droit tend t faire de l’ensemble des normes juridiques
un syst~me totalitaire. On entend par lh un syst~me complet (total) des comporte-
C’est la contrainte impos~e, par exemple, par l’image de la chalne du droit propose par Dworkin,
supra note 11.
67 j. Chevalier,
versitaires de France, 1983, 7.
230
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
ments impos6s, assortis d’un syst~me de contrainte susceptible d’en v6rifier et d’en
assurer le respect et la sanction.
Notre histoire politique vient cautionner cette approche g6n6rale du droit. La
naissance de l’ttat de droit et l’affirmation du monopole des moyens de la contrainte
physique ont largement contribu6 A entretenir l’id6e que le droit b6n6ficiait seul des
caract6ristiques d’un ordre normatif institutionnalis6, c’est–dire d’un ordre juridi-
que. Rocher d6montre, au contraire, en quoi les caract6ristiques qu’on prte en exclu-
sivit6
l’ordre juridique sont en v6rit6 partag6es par un trhs grand nombre de champs
sociaux organis6s et plus ou moins institu6s’ . Il s’ensuit que, loin d’avoir le monopole
de la forme juridique, le droit partage l’espace social avec un tr~s grand nombre
d’institutions capables d’assurer, elles aussi, l’int6grit6 et l’tanch6itd de l’ordre social
qu’elles proposent, tels que les ordres religieux, les lois du milieu, les ordres militaire,
les ordres ludiques ou sportifs. Le tout est d’6tablir quels types de rapports le droit pos6
peut entretenir avec ces autres ordres institu6s.
Ii faut saisir en quoi cette perspective vient remettre en question l’objectivation
absolue du droit ; le fait observable que le droit se soit formalis6 a un point qui le rend
6tanche A toute autre r6f6rence et que la l6gislation ne peut plus connaitre aucune
subjectivation. C’est l’objectif doctrinal du droit achev6.
Une fois accul6s h cet enfermement du droit, les citoyens n’ont plus que trois op-
tions possibles: se soumettre (loyalty), se plaindre (voice) ou s’en aller (exit)9 . Se
soumettre suppose la reconnaissance et le renforcement de l’h6g6monie de l’ordre ju-
ridique 6tatique sur l’espace social. Prendre la parole implique par contre un refus de
l’objectivation juridique de la vie et suppose un retour au principe de la subjectivation
du droit, ce qui conduit a toutes les formes du d6bat politique, une forme de retour
aux spheres moins institutionnalis6es oh s’exprime le processus de constitution de
l’identit6 on le principe instituant7. La demi~re option consiste a quitter le champ des
r6f6rences juridiques A la recherche d’autres points d’appui normatif. Cette demi~re
option pent conduire A l’exil, c’est-h-dire au choix d’un autre ordre juridique de r6f6-
rence, dans le recours a l’immigration. Mais elle peut s’exprimer 6galement dans le re-
cours A d’autres sph~res relationnelles que celles que circonscrit le droit, dans le recours
a d’autres ordres juridiques, souvent concurrents a l’ordre juridique 6tabli par l’ttat.
Comment la cohabitation de ces ordres juridiques est-elle possible ?
On ne trouve pas actuellement d’inventaire syst6matique de ces modes de coha-
bitation. I1 s’agit, d’une certaine faqon, d’une r6flexion sur la compatibilit6 de spheres
G. Rocher, Pour une sociologie des ordres juridiques>> (1988) 29 C. de D. 91 ; republiM dans G.
Rocher, ltudes de sociologie du droit et de l’ithique, Montr6al, Thdmis, 1996, 123.
9 C’est ce que nous rappelle Hirschman. Voir A.O. Hirschman, Face au diclin des entreprises et
70 Nous ne croyons plus a ce droit-la. Le droit n’est plus adapt6
des institutions, Paris, Lconomie et humanisme, 1972.
la r6alit6, il faut en changer.
2001]
P NOREAU – COMMENT LA LEGISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?
231
normatives autor6f6rentielles et potentiellement insensibles les unes aux autres. Cela
6tant, plusieurs th6oriciens ont travaill6 ‘ cette question. En vrac, on peut sans doute
inclure au rang des modalit6s possibles d’interaction la subsidiariti, la succession
dans l’ordre de l’intervention, l’intigration enclavie des normativit6s ext6rieures7′
l’internormativie dans ses diverses formes possibles7, la hi6rarchisation des ordres
juridiques73 ou leur surdtermination dans un cadre de r6f6rences culturelles corn-
muf’. Ce qui caract6rise chaque type de cohabitation, c’est que l’ordre juridique 6ta-
tique ne peut se maintenir qu’en s’appuyant sur les autres ordres juridiques et que,
mme dans son enfermement, le droit ne peut souffrir le d6tournement perp6tuel de
ses commandements au profit d’autres r6f6rences objectiv6es, sans que son existence
en tant qu’ordre juridique se trouve menac6e. C’est une 6vidence que Kelsen recon-
nait, car un ordre juridique ne saurait etre constamment remis en question sans que
soient du m~me coup 6branl6s ses fondements normatifs, soit sa norme fondamentale
meme. I1 ne pourrait plus d~s lors constituer un crit6re de validation de la norme 16-
gislative (de lajuridicit6 de ces normes et partant de leur caract~re obligatoire).
Nous ne d6velopperons pas davantage sur ces diverses modalit6s de cohabitation
entre les ordres juridiques. Celles-ci n’impliquent pas tant la r6interpr6tation in6vita-
ble du droit pos6 par les diff6rentes modalit6s de la subjectivation que l’opposition
d’ordres objectiv6s. C’est une r6ponse diff6rente A la question pos6e ds le d6part:
comment la 16gislation est-elle possible ? On pourrait r6pondre ici qu’elle est possible
parce qu’ele n’a pas le monopole de la normativit6 institu6e et que les autres ordres
juridiques constituent des espaces de r6f6rence tout aussi valables aux yeux du justi-
ciable. On ne peut pas exclure que ces r6f6rences puissent servir d’abris contre
l’h6g6monie du droit 6tatique. Une diversit6 de modalit6s est en oeuvre comme nous
l’avons dit. La distinction entre les spheres priv6e et publique constitue par exemple
une de ces modalit6s qui permet de distinguer les espaces sociaux oti divers ordres ju-
ridiques peuvent trouver application en s’excluant mutuellement.
‘ Voir N. Kasirer,
Transformation de la culture juridique quib6coise, Quebec, Presses de l’Universit6 Laval, 1998, 199.
7 Voir J.-G. Belley, dir., Le droit soluble : contributions quebicoises a l’dtude de l’internonnativit,
Paris, Librairie g~n6rale de droit et de jurisprudence, 1996.
71 Voir Vanderlinden, supra note 27.
74 Voir Tnsit, supra note 18.
232
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL
[Vol. 47
Figure 5
Subjectivation du droit dans la comp6tition des ordres juridiques
(en tant que subjectivit~s objectiv6es)
La subsidiarit6
La succession
L’int6gration enclav6e
L’intemormativit6
La hi6rarchisation
La surd6termination
Principe
d’autor6f6rence
normative
On comprend cependant que la question de la cohabitation des ordres juridiques
–
6tablis dans la perspective du principe d’autor6f6rence normative –
sert de point
d’appui aux diverses modalit6s par lesquelles les individus entrent en rapport avec le
droit, et que le principe d’autor6frence n’est lui-meme rien de plus que la cons6-
quence des m6canismes fondamentaux qui permettent l’objectivation graduelle des
relations sociales. On revient ici au premier niveau de l’6chelle sur laquelle est fond6
notre expos6. Distinguer les spheres priv6e et publique, n6gocier ou contoumer le
droit pos6, se servir du droit comme d’une option parmi d’autres r6f6rences, c’est
souvent mettre en opposition des ordres juridiques, les faire se compl6ter les uns les
autres. Ainsi, comme l’analyse permet de le distinguer, la r6alit6 empirique des rap-
ports norm6s le lie dans un ensemble indissociable oa les rapports objectiv6s et pr6vi-
sibles le disputent aux rapports spontan6s que nous tissons tous les jours entre nous.
La force instituante de ces rapports quotidiens ne sera connue que plus tard dans le
m6lange complexe de ce qui nous lie, de ce qui nous liait et de ce qui nous liera.
Comment la l6gislation est-elle possible ? La r~ponse est dans la condition sociale
elle-meme, c’est-h-dire dans la construction sociale.
Conclusion
Dire le droit, ce n’est pas seulement l6gif6rer. Respecter le droit, l’observer, ce
n’est pas ob6ir au commandement du 16gislateur. Les rapports au droit sont complexes
et lors meme qu’une partie du droit pos6 rencontre les conditions de sa propre
r6f6rence, son maintien d6pend d’autres ordres normatifs, c’est-A-dire d’autres
<
2001]
R NOREAU – COMMENT LA LEGISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?
233
Figure 6
L’objectivation et la subjectivation du droit
La subjectivation du droit
L’objectivation du droit
La subsidiarit6
La succession
L’int~gration enclav~e
L’intemormativit6
La hi6rarchisation
La surd~termination
Principe
D’autor~f~rence
normative
La ngociation des contenus
La reconnaissance des contraintes-
Le d6bat sur l’interpr6tation
Principe de reconnaissance
4ddo
,
Processus instituant et 16gitimant
Les contenus du droit
Les valeurs RUtUpUIAS
La construction des enjeux
Principe constituant
Processus d’identit6
Les limites de la sphere publique
La r6f&ence optionnelle
La balise de contournement
La r6f6rence n6goci6e
—
Processus d’objectivation et
de r6gulation
C’est, en quelques mots alambiqu6s, ce que nous avons tent6 d’illustrer en propo-
sant du coup une cartographie imprecise et trop rigide de ph6nom~nes tr~s mouvants
qui pour n’8tre pas propres au droit sont 6galement vrais de l’ensemble du ph6no-
m~ne juridique. Le droit est le produit d’une double empreinte, celle de l’objectivation
et de la subjectivation. Sont-elles si incompatibles ? Nous avons tent6 ailleurs de d6-
montrer comment l’objectivation est une condition de la subjectivation, c’est-k-dire en
quoi la distinction des espaces norm6s et des espaces oii se tissent des rapports plus
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
spontan6s est le produit de processus concurrents 7>. La normativit6 rend possible la
distinction de la sphere des socialisations objectiv6es et des socialisations intuitives.
C’est la protection des personnalit6s dans le cadre de rapports pr6visibles et cod6s qui
rend possible la protection des spheres de la vie personnelle (la distinction de ce
qu’on partage et ne partage pas avec la sphere publique) et qu’on entend maintenir A
l’abri des autres types de relation sociale. Or, ces lieux ott s’expriment les personnalit6s
sont toujours des lieux de mise en forme continue des rapports sociaux et rendent possi-
ble l’6tablissement de nouvelles formes objectiv6es. Les principes d’objectivation et de
subjectivation sont indissociables.
I en est de m~me du droit qui existe et se renouvelle largement par ce qui s’6tablit
h l’ext6rieur de lui. La 16gislation est le point nodal de cet 6quilibre d6licat de
l’objectivation par les normes et leur subjectivation. Chaque c6t6 de cette 6chelle
h6lico’dale engendre l’autre comme les deux parties de la chaine normative.
Le module (imparfait par sa syst6maticit6 meme) rend compte, du moins, de la
complexit6 de la 16gislation entendue comme processus instituant et institu6 plut6t
que comme simple expression pos6e du droit de l’]tat. C’est dans ce sens qu’il con-
vient 6galement de parler encore de l’Esprit des lois, sinon de la soci6t6 de droit: le
droit en tant que fait de culture, c’est-A-dire comme produit et producteur des rapports
sociaux, sinon comme condition et expression du lien social. Bien sfir, le droit y perd
sa sublimit6, mais il y gagne dans la compr6hension que cela offre des conditions
empiriques de son existence.
Epilogue
These:
-Bonjour. Pourquoi viens-tu d’6teindre ton r6verbre ?
-C’est
la consigne, r6pondit l’allumeur. Bonjour.
— Qu’est-ce que la consigne ?
-C’est d’6teindre mon r6verb~re. Bonsoir.
Et il le ralluma.
-Mais pourquoi viens-tu de le rallumer ?
-C’est la consigne, r~pondit l’alUumeur.
-Je ne comprends pas, dit le petit prince.
75Voir Noreau, <
2001]
P NOREAU- COMMENT LA LEGISLATION EST-ELLE POSSIBLE ?
235
-I1 n’y a rien a comprendre, dit
Bonjour.
Et il 6teignit son rdverbbre.
‘allumeur. La consigne c’est la consigne.
Puis il s’dpongea le front avec un mouchoir h carreaux rouges.
fais lI un metier terrible. C’6tait raisonnable autrefois. J’dteignais le matin
-Je
et j’allumais le soir. J’avais le reste du jour pour me reposer, et le reste de la
nuit pour dormir…
-Et, depuis cette dpoque, la consigne a chang6 ?
-La consigne n’a pas changd, dit l’allumeur. C’est bien IA le drame ! La pla-
note d’anne en annde a tourm de plus en plus vite, et la consigne n’a pas
changd!
-Alors ? dit le petit prince.
-Alors maintenant qu’elle fait un tour par minute, je n’ai plus une seconde de
repos. J’allume etj’6teins une fois par minute !
-(a c’est dr6le ! Les jours chez toi durent une minute!
-Ce n’est pas dr6le du tout, dit l’allumeur. (a fait ddj un mois que nous par-
Ions ensemble.
-Un mois ?
— Oui. Trente minutes. Trentejours ! Bonsoir.
Et il ralluma son r6verbre.
Antoine de Saint-Exupry, Le petitprince76
Antithse:
Une seule fois, j’eus le sentiment qu’l existait. J’avais joud avec des allumet-
tes et brfild un petit tapis ; j’dtais en train de maquiller mon forfait quand sou-
l’intdrieur de ma tate et sur mes
dain Dieu me vit, je sentis Son regard
mains ; je tournoyai dans la salle de bains, horriblement visible, une cible vi-
vante. L’indignation me sauva: je me mis en fureur contre une indiscrdtion si
grossi~re, je blasphdmai, je murmurai comme mon grand-p~re: <
Jean-Paul Sartre, Les mot
76Paris, Gallimard, 1946 aux pp. 50-52.
Paris, Gallimard, 1964 t lap. 83.
236
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 47
Synthbse :
Je ne t’ai donn6 ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit
particulier, 6 Adam, afin que ton visage, ta place, et tes dons, tu les veuilles,
les conqui~res et les possdes par toi-m~me. Nature enferme d’autres esp~ces
en des lois par moi 6tablies. Mais toi, que ne limite aucune bome, par ton pro-
pre arbitre, entre les mains duquel je t’ai plac6, tu te d6finis toi-m~me. Je t’ai
plac6 au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler ce que con-
tient le monde. Je ne t’ai fait ni c6leste ni terrestre, mortel ou immortel, afin
que de toi-m~me, librement, A la fagon d’un bon peintre ou d’un sculpteur ha-
bile, tu ach~ves ta propre forme.
Pic de la Mirandole, Oratio de hominis dignitate”.
7′ Cit6 par M. Yourcenar dans L’euvre au noir, Paris, Gallimard, 1968 A lap. 10.