Culture et droit de la famille : de linstitution
lautonomie individuelle
Benot Moore*
Au Qubec, au cours du vingtime sicle, la
progression de lautonomie individuelle et la perte
dinfluence de lglise catholique, accompagne de la
concurrence religieuse induite par le multiculturalisme,
ont profondment transform le droit de la famille.
Lancienne lgislation visait favoriser la conception
unitaire de la famille, base sur le mariage, au nom de
lintrt suprieur de la socit. Lauteur estime quil
existe dsormais un nouveau rgime du droit de la
famille, dont lobjectif principal est dassurer la
protection, notamment conomique, des membres de la
cellule familiale. Le corps familial, institution socitale
centrale, dont la conception traditionnelle et religieuse
faisait reposer lautorit absolue sur le mari, nchappe
dornavant plus la volont individuelle et fonde ses
grandes lignes sur les valeurs fondamentales que sont
lgalit et lautonomie individuelle.
the Catholic Church
Over the course of the twentieth century, the
progression of individual autonomy and the loss of the
influence of
in Quebec,
accompanied by the religious diversity introduced by
multiculturalism, has profoundly transformed family
law. Old legislation favoured the traditional conception
of a nuclear family, based on marriage, in the name of
overriding societal interests. The author argues that a
new regime of family law is now in place, the principal
objective of which is to assume the protection, notably
the economic protection, of members of the family unit.
This family unit, a central societal and cultural
institution that was traditionally conceived as being
under the absolute authority of the husband, can no
longer escape the influence of individual liberty. Rather,
the family is now defined by the fundamental values of
equality and individual autonomy.
* Professeur la Facult de droit de lUniversit de Montral, titulaire de la Chaire Jean-Louis
Baudouin en droit civil, secrtaire gnral du groupe qubcois de lAssociation Henri Capitant des
amis de la culture juridique franaise. Lauteur tient remercier Mme Martine Sirois pour laide
apporte la rdaction de ce texte. Ce dernier reprend le rapport soumis aux Journes louisianaises de
lAssociation Henri Capitant tenues en mai 2008. Il demeure donc essentiellement, dans la forme
comme dans le fond, un texte de confrence.
Benot Moore 2009
Mode de rfrence : (2009) 54 R.D. McGill 257
To be cited as: (2009) 54 McGill L.J. 257
258
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Introduction
I. clatement du rfrent religieux : entre lacit et
confessionnalit multiple
A. La scularisation de la famille
B. La concurrence religieuse et la ncessaire neutralit
de ltat
II. clatement du rfrent social : lascension de lautonomie
individuelle
A. Lgalit : valeur fondatrice
B. Le rle croissant de la volont : la privatisation de la famille
Conclusion
2009]
B. MOORE CULTURE ET DROIT DE LA FAMILLE
259
Introduction
Tout comme son modle franais, le droit de la famille qubcois a longtemps t
fond sur une double puissance : la puissance paternelle et la puissance maritale.
Cest cette conception de la famille autorit, laquelle rside dans la runion de
personnes autour dun chef absolu1, qui est retenue en 1866 lors de ladoption du
Code civil du Bas Canada. Le pre exerce seul, en principe, lautorit sur les enfants2.
Lpouse, devenue incapable par le mariage, est soumise son mari3 ; elle lui doit
obissance et a lobligation de vivre avec lui4. En ce sens, la famille du Code civil du
Bas Canada est traditionnelle et se rapproche de la famille franaise.
Une diffrence importante avec la France existe toutefois en ce qui a trait
linfluence religieuse. lpoque de la codification de 1866, la France reconnat
depuis la Constitution de 1791 le mariage comme un simple contrat, dont la
clbration est civile depuis une loi du 20 septembre 1792. galement, le divorce,
bien quabrog depuis 1816, avait t introduit par la loi de 1792 et reconduit dans le
code de 18045. Les ides laques rvolutionnaires lorigine de ces rformes nont
pas travers locan pour pntrer le Bas-Canada, o linfluence de lglise est
encore trs forte. La clbration du mariage y demeure lapanage du religieux et est,
avant la conqute britannique, le monopole de lglise catholique. Aprs la conqute,
grce lActe de Qubec de 17746, lglise catholique continue de procder la
clbration du mariage, mais partage cette charge avec lglise protestante puis,
progressivement, avec dautres religions7.
Limportance sociale et politique de la religion se retrouve dans les ngociations
constitutionnelles qui ont men la Loi constitutionnelle de 1867. La comptence sur
le mariage et la question du divorce, ce dernier tant admis chez les protestants, sont
des enjeux importants des discussions. Le compromis retenu consiste reconnatre
ltat fdral la comptence sur le mariage et le divorce, et aux provinces celle de la
clbration du mariage. La dcision de donner au palier fdral la comptence sur le
mariage est fonde sur la volont dassurer la validit, partout au pays, dun mariage
clbr dans une province. Comme pour dautres domaines, dont les banques et la
faillite, les pres de la Constitution sassurent de lexistence dun organe de
coordination central afin de faciliter les changes et mouvements dune partie
1 Voir Jean Pineau et Marie Pratte, La famille, Montral, Thmis, 2006 la p. 5.
2 Art. 243 C.c.B.-C. (avant 1977).
3 Art. 174 C.c.B.-C. (avant 1964).
4 Art. 175 C.c.B.-C. (avant 1980).
5 Voir Anne Lefebvre-Teillard, Introduction historique au droit des personnes et de la famille, Paris,
Presses Universitaires de France, 1996 la p. 193.
6 (R.-U.), 14 Geo. III, c. 83, art. 5, 8, reproduit dans L.R.C. 1985, app. II, no 2. Les articles 5 et 8 de
lActe de Qubec de 1774 permettaient respectivement aux sujets catholiques dexercer librement leur
religion et dappliquer le droit en vigueur avant la conqute en matire de droit priv au Qubec.
7 Voir Pierre-Gabriel Jobin, Loi concernant le mariage civil (1969) 10 C. de D. 211 la p. 212.
[Vol. 54
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
260
lautre du pays8. Ce partage na toutefois pas de consquence immdiate sur les
rgles de formation du mariage puisque le Parlement fdral nintervient pas. Les
rgles adoptes en 1866 dans le Code civil du Bas Canada continuent donc dtre
appliques. Paralllement cette comptence sur les conditions de fond du mariage et
afin dcarter toute crainte du clerg catholique, qui contrle la clbration des
mariages sur le territoire du Bas-Canada, une comptence provinciale est ajoute
larticle 92(12) de la loi constitutionnelle en matire de clbration du mariage. Cette
comptence provinciale nest pas une garantie constitutionnelle que lglise
catholique conservera ce pouvoir, puisque la comptence en cette matire nest pas
attribue sur une base confessionnelle, mais territoriale9. Cest toutefois, court
terme, une garantie factuelle puisque lglise catholique conserve une grande
influence sur la population francophone et le pouvoir politique provincial.
Quant au divorce, cest le pouvoir fdral qui en reoit la comptence10. Ce choix
vise satisfaire les membres des deux glises majoritaires. Dun ct, il est prvu que
lglise protestante, majoritaire au Canada anglais et minoritaire au Qubec, conserve
le droit au divorce. Dun autre ct, lglise catholique, majoritaire au Qubec, reoit
lassurance que ce problme dlicat sera rgl par les autorits fdrales et non
provinciales. Cette solution nest pourtant quun succs partiel puisque le lgislateur
fdral attend jusquen 1968 pour adopter sa premire loi sur le divorce. Pendant prs
de cent ans, le divorce nest donc possible au Qubec que par ladoption dune loi
fdrale dintrt priv et partir de 1963, par une rsolution du Snat11.
Cette conception de la famille base sur la tradition, sur lautorit dun chef de
famille et sur linfluence dominante de la religion srode progressivement au
vingtime sicle. Particulirement compter des annes 1960, des phnomnes aussi
nombreux que connus interviennent : la diminution, voire la disparition progressive
de lautorit sociale et politique de la religion ; la libration sexuelle ; la revendication
par les femmes de lgalit de droit ; et plus gnralement, les revendications de
toutes sortes fondes sur les droits et liberts de la personne. Le droit de la famille,
par ces phnomnes sociaux, ce changement de valeurs et de culture, se transforme
8 Hugo Cyr, La conjugalit dans tous ses tats : la validit constitutionnelle de lunion civile sous
langle du partage des comptences lgislatives dans Pierre-Claude Lafond et Brigitte Lefebvre, dir.,
Lunion civile : nouveaux modles de conjugalit et de parentalit au 21e sicle, Cowansville (Qc),
Yvon Blais, 2003, 193 la p. 218. Lauteur relve la page 220 que lattribution de la comptence sur
le mariage ltat fdral suscitait des craintes : Lon craignait donc une comptence fdrale
tendue qui aurait pu permettre au Parlement de simmiscer dans pratiquement tous les domaines du
droit civil touchant la famille. Or la famille tait justement perue comme le dernier retranchement des
Canadiens-Franais face la puissance britannique.
9 Ibid. la p. 223.
10 Voir Anne-Marie Bilodeau, Quelques aspects de linfluence religieuse sur le droit de la personne
et de la famille au Qubec (1984) 15 R.G.D. 573 la p. 586 ; Franois Chevrette et Herbert Marx,
Droit constitutionnel : notes et jurisprudence, Montral, Presses de lUniversit de Montral, 1982 la
p. 656.
11 Chevrette et Marx, ibid. la p. 657.
B. MOORE CULTURE ET DROIT DE LA FAMILLE
2009]
profondment autour de deux grands axes : lclatement du rfrent religieux (I) et
lclatement du rfrent social par lascension de lautonomie individuelle (II)12.
261
I. clatement du rfrent religieux : entre lacit et confessionnalit
multiple
Lclatement du rfrent religieux procde dune double manire. Dabord, la
religion catholique majoritaire perd son influence et par consquent, la famille se
scularise (A). Ensuite, limmigration massive et le multiculturalisme mnent une
concurrence religieuse qui interpelle ltat dans son devoir de neutralit (B).
A. La scularisation de la famille
Scularisation de ltat civil. Les codificateurs de 1866 refusent la scularisation
des actes dtat civil laquelle la France a procd dans sa loi du 20 septembre
179213. Dans la colonie, puis dans la province de Qubec, les actes dtat civil, quils
soient de naissance, de mariage ou de dcs, sont confessionnels et la conservation de
ceux-ci relve des paroisses14. Les parents qui ne dsirent pas faire baptiser leurs
enfants peuvent toutefois les dclarer auprs du secrtaire-trsorier ou du greffier
municipal ou dun juge de paix15. Certaines autres exceptions existent en matire de
dcs et compter de 1969, pour le mariage civil16. videmment, ce systme, en plus
dtre techniquement inefficace et artificiellement complexe, correspond de moins en
moins la ralit sociologique o coexistent une pluralit de croyances et une lacit
croissante. La scularisation, devenue ncessaire, nintervient toutefois quen 1991
dans le cadre de la rforme du Code civil, qui entre en vigueur en 1994. Les actes de
ltat civil sont dsormais centraliss sous la responsabilit dun fonctionnaire civil, le
directeur de ltat civil.
12 Voir Bjarne Melkevik, Penser le droit qubcois entre culture et positivisme : quelques
considrations critiques dans Bjarne Melkevik, dir., Transformation de la culture juridique
qubcoise, Sainte-Foy (Qc), Presses de lUniversit Laval, 1998, 9 (Le changement fondamental est
srement la victoire de lindividualisme et de la scularisation la p. 10).
13 Voir Canada, Commissaires pour la codification des lois du Bas Canada qui se rapportent aux
matires civiles, Code civil du Bas Canada. Premier, second et troisime rapports, Qubec, George E.
Desbarats, 1865 (Ce nouvel ordre de choses […] na pas paru aux Commissaires prfrable celui
qui a t constamment en usage dans le pays depuis son tablissement, et qui est si intimement li
avec ses institutions ; ils croient devoir conserver le systme actuel et sont davis quil ne pourrait tre
supprim sans de grands inconvnients la p. 156). Sur la codification de 1866, voir gnralement
Brian Young, The Politics of Codification: The Lower Canadian Civil Code of 1866, Montral,
McGill-Queens University Press, 1994.
14 Bilodeau, supra note 10 aux pp. 576-77.
15 Art. 53(a) C.c.B.-C. Voir Bilodeau, ibid. la p. 578.
16 Voir dith Deleury et Dominique Goubau, Le droit des personnes physiques, 4e d., Cowansville
(Qc), Yvon Blais, 2008 la p. 326.
[Vol. 54
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
262
Apparition du mariage civil. Le systme qui lie ncessairement le mariage une
clbration religieuse demeure en vigueur au Qubec jusquen 1968, anne o le
lgislateur adopte la Loi concernant le mariage civil17. Cette loi ajoute aux clbrants
du mariage, lesquels taient jusqualors ncessairement religieux, un officier civil, le
protonotaire ou un adjoint, pouvant clbrer le mariage18. Cette cration dune
clbration civile convient aux communauts religieuses puisque celles-ci se voyaient
souvent dans lobligation morale de clbrer des unions de complaisance, les couples
nayant pas dautre alternative. Ce compromis est aussi un moindre mal puisque
certaines personnes avaient rclam ladoption dun systme similaire celui de la
France, o le mariage civil est clbr distinctement du mariage religieux19. Plutt
que daller dans cette voie, soit une relle scularisation du mariage, ltat maintient
aux communauts religieuses la comptence de clbrer le mariage civil et cre
paralllement une clbration purement civile.
Les faits semblent donner raison lglise puisque le mariage civil peine
stablir malgr laffaiblissement de la religion dans les valeurs collectives. En 1981,
il ne reprsente que 20,2 pour cent des mariages clbrs et 29,4 pour cent en 199920.
Quoiquen hausse, ces chiffres sont peu levs, dautant plus que la clbration civile
est souvent choisie en raison de limpossibilit de la clbration religieuse. Cet tat de
fait laisse penser que le mariage demeure un acte religieux dans la conscience
collective et que la concurrence au mariage religieux repose, comme nous le verrons,
bien plus dans lunion de fait que dans le mariage civil. Il est aussi permis de penser
que le mariage civil est peu populaire car il doit en principe tre clbr au palais de
justice devant un fonctionnaire de la cour. Afin de donner un peu plus de
romantisme au mariage civil, le lgislateur tend en 2002 le pouvoir de clbrer les
mariages aux notaires, aux maires, dautres membres des conseils municipaux et
toute autre personne dsigne par le ministre de la Justice21. De mme, le mariage
peut tre clbr dans le lieu choisi par les poux, dans la simple limite que ce lieu
respecte le caractre solennel de la crmonie. Malgr ces modifications, le mariage
civil ne reprsente toujours en 2007 que 38,4 pour cent des mariages clbrs22.
Si lglise a disparu du domaine des actes dtat civil, elle est toujours prsente
dans celui du mariage, que lofficier religieux peut encore clbrer au nom de ltat.
Comme le fait remarquer le professeur Louis Baudouin, concernant les actes dtat
civil, [o]n se trouve ainsi en face dune situation pour le moins curieuse : celle dun
droit civil qui entrine et donne pleine valeur juridique des actes dorigine
17 L.Q. 1968, c. 82.
18 Ibid., art. 1.
19 Voir Jobin, supra note 7 aux pp. 214-15.
20 Institut de la statistique du Qubec, Mariages selon le type (religieux ou civil) et la catgorie du
clbrant, Qubec, 1969-2008 (2 juin 2009), en ligne : Institut de la statistique du Qubec
21 Art. 366 C.c.Q.
22 Supra note 20.
B. MOORE CULTURE ET DROIT DE LA FAMILLE
2009]
religieuse, dresss uniquement par des membres qualifis de chaque religion23. Si
cette situation peut sembler anachronique, elle est aussi problmatique dans un pays
qui ne connat pas de religion dtat et qui compte, parmi sa population, une grande
diversit de cultes.
263
B. La concurrence religieuse et la ncessaire neutralit de ltat
Lclatement du rfrent religieux procde dabord de la perte dinfluence de
lglise, mais aussi de la diversification des cultes pratiqus. Or, tant la Charte
canadienne des droits et liberts24 que la Charte des droits et liberts de la personne25
reconnaissent tout citoyen la libert de religion et de conscience. Ces garanties
impliquent que ltat doit permettre le libre exercice des dogmes religieux, mais aussi
quil doit demeurer neutre, cest–dire ne pas favoriser une religion plutt quune
autre. Elles se manifestent en matire familiale lorsque ltat persiste impliquer la
religion dans le droit ou encore lorsque le dogme religieux soppose au droit civil.
Clbration du mariage. Nous avons vu que la clbration du mariage civil, si
elle nest plus lapanage de lordre religieux, peut encore tre le fait dun clbrant
religieux. Pour ce faire, ce dernier doit tre autoris par le ministre responsable de
ltat civil, lequel vrifie que sont remplies les conditions lgales dont celle que
lexistence, les rites et les crmonies de [la] confession aient un caractre
permanent26. Cette dlgation peut mettre en pril lobligation de neutralit de ltat,
puisque celui-ci reconnat le pouvoir de clbrer un mariage civil certains groupes
religieux et non dautres et se trouve ncessairement favoriser les premiers par
rapport aux seconds. Afin dcarter cette difficult et plutt que dabolir cette
dlgation au pouvoir religieux, le choix a t dappliquer avec une trs grande
souplesse les conditions lgales et de reconnatre comme clbrant comptent, non
seulement les grandes religions, mais aussi des groupes religieux plus confidentiels,
voire sectaires ou artificiels27. Nous verrons qu terme, cette faon de faire a
particip une dnaturation de la clbration du mariage.
Divorce religieux. La premire loi sur le divorce au Canada date de 1968.
Quelques annes aprs son adoption, les tribunaux ont conclu que cette loi ne violait
pas la libert de croyance de lpoux qui refusait le divorce28, essentiellement parce
23 Louis Baudouin, Les aspects gnraux du droit priv dans la province de Qubec, Paris, Dalloz,
1967 la p. 173.
24 Art. 2(a), partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant lannexe B de la Loi de 1982 sur
le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 [Charte canadienne].
25 L.R.Q. c. C-12, art. 3 [Charte qubcoise].
26 Art. 366 C.c.Q.
27 Voir Alain Roy, Le droit de la famille une dcennie deffervescence lgislative (2003) 105
R. du N. 215 la p. 229 ; Benot Moore, Le droit de la famille et les minorits (2003-04) 34
R.D.U.S. 229 la p. 236.
28 Baxter v. Baxter (1983), 45 O.R. (2e) 348, 6 D.L.R. (4e) 557 (H.C. Ont.) ; Droit de la famille
1326, [1990] R.D.F. 401 (C.S. Qc).
[Vol. 54
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
264
quelle ne concernait que le mariage civil. Toutefois, ltanchit entre la rupture
civile et religieuse ne va pas toujours sans poser de problme, par exemple pour la
religion juive, au sein de laquelle la rupture religieuse implique que lhomme remette
son pouse le get. Sans celui-ci, la femme demeure enchane son mari et ne
peut se remarier religieusement ; au regard de la religion, ses ventuels enfants seront
illgitimes. Or, une pratique de chantage sest dveloppe, liant le get aux relations
civiles : le mari soumettait son consentement au get la renonciation par la femme de
certains droits civils concernant les aliments ou la garde des enfants29.
Pour mettre fin ces pratiques contraires lesprit de la lgislation civile, le
lgislateur fdral est intervenu en 1990 en ajoutant la Loi sur le divorce une
disposition qui permet au tribunal de rejeter tout affidavit, demande ou autre acte de
procdure de lpoux qui refuse de supprimer tout obstacle au remariage religieux de
son conjoint30. Plus encore, la Cour suprme du Canada, dans laffaire Bruker c.
Marcovitz31, a rcemment condamn un homme payer des dommages-intrts son
ex-pouse pour dfaut davoir consenti au get alors quil stait contractuellement
engag le faire dans la convention de divorce civil. Outre le respect de la parole
donne, lgalit entre hommes et femmes est au centre de cette dcision de la Cour
suprme. Pour cette dernire, si le droit la diffrence, notamment religieuse, est un
trait distinctif de la culture juridique canadienne, certaines diffrences sont
incompatibles avec les valeurs fondamentales de la socit, de sorte quil peut tre
ncessaire de fixer des limites.
II. clatement du rfrent social : lascension de lautonomie individuelle
Il est un lieu commun de dire que la priode contemporaine est celle des droits
individuels et de la libert, lesquels prennent lascendant sur les institutions. Il nen
demeure pas moins que le droit de la famille est affect de manire toute particulire
par ce phnomne. Celui-ci connat une pluralisation du modle familial o lgalit
est la valeur fondatrice (A) et o lautonomie individuelle tend concurrencer le
statut institutionnel (B).
A. Lgalit : valeur fondatrice
La juge Abella de la Cour suprme crivait rcemment dans laffaire Bruker que
le droit la diffrence et, pouvons-nous ajouter, lgalit en tant que corollaire de
29 Voir John Tibor Syrtash, Religion and Culture in Canadian Family Law, Toronto, Butterworths,
1992 la p. 121.
30 Loi modifiant la Loi sur le divorce (obstacles au remariage religieux), L.C. 1990 c. 18, art.
21.1(2) ; Loi sur le divorce, L.R.C. 1985 (2e supp.), c. 3, art. 21(1). Voir notamment Droit de la famille
08491, 2008 QCCS 838, [2008] R.D.F. 273.
31 2007 CSC 54, [2007] 3 R.C.S. 607, 288 D.L.R. (4e) 257 [Bruker]. Les motifs de la majorit sont
rendus par la juge Abella et ceux de la dissidence par la juge Deschamps.
265
B. MOORE CULTURE ET DROIT DE LA FAMILLE
2009]
celui-ci, est devenu un lment dterminant de notre caractre national32. Cette
valorisation de lgalit suit les modifications profondes qua connues la socit
qubcoise et dcoule de lavnement et de la place quont su prendre la Charte
qubcoise et la Charte canadienne dans notre inconscient collectif et notre identit
nationale. Le droit lgalit juridique est prsent dans tous les secteurs du droit et il
innerve dune manire toute particulire le droit de la famille en assurant lgalit des
membres de celle-ci, tant dans le rapport conjugal que filial.
galit et rapport conjugal. Si le droit de la famille retranscrit une socit
traditionnelle patriarcale lors de ladoption du Code civil du Bas Canada, le Code
civil du Qubec reconnat aujourdhui le mariage comme une union o [l]es poux
ont […] les mmes droits et les mmes obligations33. Cette galit est le fruit de
rformes successives au cours desquelles la femme marie a progressivement obtenu
des droits.
Ainsi, titre dillustration, en 193134 la femme marie obtient le droit de grer
elle-mme les produits de son travail, lexception du droit daliner titre gratuit :
ce sont les biens rservs de la femme marie. Puis, en 196435, elle se voit reconnatre
la pleine capacit juridique, quant ses droits civils, sous la seule rserve des
restrictions dcoulant du rgime matrimonial, lequel est lpoque celui de la
communaut de biens. En 1969, le lgislateur cre un nouveau rgime lgal, qui
subsiste encore aujourdhui : la socit dacquts36, qui allie lindpendance de
gestion de la sparation de biens et la protection conomique de la communaut de
biens. La rforme de 1980 complte la reconnaissance de lgalit dans le couple et
cette rforme est reconduite en 1994 dans le code actuel. Il est ainsi prvu que les
poux assurent ensemble la direction morale et matrielle de la famille (article 394
C.c.Q.) ; quils doivent contribuer en proportion de leurs facults respectives aux
charges du mnage (article 396 C.c.Q.) ; que lpoux qui contracte pour les besoins
courants de la famille engage pour le tout son conjoint non spar de corps (article
397 C.c.Q.) ; ou encore quils choisissent de concert la rsidence familiale (article
395 C.c.Q.). Un autre changement fondamental concerne le nom. Larticle 393 C.c.Q.
prvoit que [c]hacun des poux conserve, en mariage, son nom ; il exerce ses droits
32 Bruker, ibid. au para. 1.
33 Art. 392 C.c.Q.
34 Loi modifiant le Code civil et le Code de procdure civile, relativement aux droits civils de la
femme, L.Q. 1930-31, c. 101. Nous pouvons galement mentionner la loi Perodeau (Loi amendant
le Code civil relativement aux successions, L.Q. 1915, c. 74) qui permettait une personne de
succder ab intestat son conjoint. Avant cela, le conjoint ne venait la succession quaprs les
parents au douzime degr. Sur lhistorique du statut juridique de la femme marie, voir gnralement
Jacques Boucher, Lhistoire de la condition juridique et sociale de la femme au Canada franais
dans Jacques Boucher et Andr Morel, dir., Le droit dans la vie familiale : Livre du centenaire du
Code civil (1), Montral, Presses de lUniversit de Montral, 1970, 155 ; Marcel Guy, De
laccession de la femme au gouvernement de la famille dans Boucher et Morel, ibid., 199.
35 Loi sur la capacit juridique de la femme marie, L.Q. 1964, c. 66 ; art. 177 C.c.B.-C.
36 Loi concernant les rgimes matrimoniaux, L.Q. 1969, c. 77.
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266
civils sous ce nom. Cette disposition vise mettre imprativement de ct la rgle
selon laquelle lpouse prenait le nom de son mari, rgle qui, quoique coutumire37 et
facultative, avait une emprise trs forte dans la conscience collective.
galit et rapport filial. Lgalit a galement jou un rle important lintrieur
des rapports de filiation en reconnaissant lgalit entre les parents et les enfants. Le
Code civil du Bas Canada soumettait lenfant mineur lautorit de ses pre et mre,
mais confiait en principe lexercice de cette autorit la seule puissance paternelle, la
mre nayant que certains droits ponctuels38. Ce caractre patriarcal du droit de la
famille qubcois est aboli en 197739. Le lgislateur remplace la notion de puissance
paternelle par celle dautorit parentale. Depuis cette date, les pre et mre, mme
non maris, exercent ensemble lautorit parentale40. En cas de conflit entre les
parents, cest le juge qui doit trancher en fonction du meilleur intrt de lenfant41. En
1980, le lgislateur complte cette rforme en prvoyant que le choix du prnom et du
nom de famille de lenfant relve tant de la mre que du pre, mme non maris42. Le
nom de famille peut tre form dau plus deux parties provenant de celles qui
forment les noms de famille de ses parents43. Il nest mme pas ncessaire que les
enfants ns des mmes pre et mre portent le mme nom de famille.
Dans les rapports entre enfants, le Code civil du Bas Canada tablissait une
distinction entre les enfants lgitimes, naturels, adultrins et incestueux en matire
successorale44 et alimentaire45. La rforme de 1980 modifie cet tat de droit en
tablissant lgalit de tous les enfants, quelles que soient les circonstances de leur
naissance46. Tout enfant dont la filiation est tablie possde les mmes droits et
37 Sous rserve de lart. 115 C.p.c. (avant 1982) qui prvoyait expressment que la femme marie
(incluant la veuve) pouvait, dans le cadre dune action en justice, utiliser le nom de son mari pourvu
que soient ajouts les mots pouse de et la dsignation du mari.
38 Par exemple, en cas de disparition du pre (art. 113 C.c.B.-C. avant 1980) ou pour le consentement
au mariage des enfants mineurs (art. 119 C.c.B.-C.).
39 Loi modifiant le Code Civil, L.Q. 1977, c. 72.
40 Art. 600 C.c.Q. (Les pre et mre exercent ensemble lautorit parentale).
41 Art. 604 C.c.Q.
42 Art. 56(1) C.c.B.-C. ( partir de 1980) et 51 C.c.Q. Voir Droit de la famille 113, [1984] C.S.
119.
la p. 260.
43 Art. 51 C.c.Q. Voir Albert Mayrand, galit en droit familial qubcois (1985) 19 R.J.T. 249
44 Art. 624(a)-(d) et 625 C.c.B.-C. Cet article prvoyait quil ny avait aucune distinction base sur
le sexe ou sur la primogniture dans lordre de succession et dans la dtermination des parts. Voir
Mayrand, ibid. la p. 274 ; Germain Brire, Les successions ab intestat, Montral, Thmis, 1979 la
p. 49. Par ailleurs, le professeur Pineau fait remarquer que linaccessibilit la succession ab intestat
pour lenfant naturel peut tre carte par le principe de la libert de tester de larticle 831 C.c.B.-C.
Un pre pouvait donc tout lguer son enfant adultrin si tel tait son dsir. Voir Jean Pineau, La
famille, Montral, Presses de lUniversit de Montral, 1972 aux pp. 130-31.
45 Art. 240 C.c.B.-C. (avant 1980).
46 Art. 594 C.c.Q. (1980) ; art. 522 C.c.Q.
B. MOORE CULTURE ET DROIT DE LA FAMILLE
2009]
devoirs envers ses parents : il hrite ab intestat47, est crancier daliments et est
soumis leur autorit.
Si cette qute dgalit sest dabord concrtise lintrieur dune famille
uniforme, institutionnalise par le mariage et la filiation, elle a d progressivement
sadapter la pluralisation des types de relations conjugales et filiales. terme, la
reconnaissance de cette pluralit a provoqu un retrait de ltat face la volont dans
les choix individuels et, par consquent, men une privatisation de la famille.
267
B. Le rle croissant de la volont : la privatisation de la famille
Lancienne conception juridique de la famille refltait les valeurs traditionnelles
et religieuses de la socit qubcoise. Ltat y voyait la cellule fondatrice de la
socit, quil entendait favoriser en protgeant sa stabilit et sa prennit. Cest
pourquoi la famille chappait en grande partie la volont individuelle, au nom de
lintrt gnral. Cela tait vrai tant pour lunion, qui procdait ncessairement du
mariage validement clbr par un reprsentant de ltat, que pour la filiation, qui
reposait sur les lois de la nature et chappait au pouvoir individuel. Cette conception
statique et institutionnelle de la famille laisse toutefois progressivement place une
famille privatise, une famille o lautonomie individuelle prend une place de plus
en plus importante. Il est possible dillustrer cette mutation par trois phnomnes
contemporains.
Reconnaissance et popularit de lunion de fait. Le lgislateur a longtemps t
hostile lunion de fait. Elle a t combattue, puisque perue comme un obstacle la
stabilit et la paix des familles et comme une menace lintgrit de la ligne filiale.
Cette philosophie disparat avec labrogation en 1981 de larticle 768 C.c.B.-C., lequel
prvoyait que les donations entre vifs faites par le donateur celui ou celle avec
qui il a vcu en concubinage […] sont limit[e]s des aliments. Paralllement,
lunion de fait prend une importance sociologique et simpose au Qubec comme un
mode de vie non seulement accept, mais qui menace aussi la prsance du mariage.
En effet, si 8,2 pour cent des couples vivent en union de fait en 198148, cette
proportion passe 24 pour cent en 199649 puis 34,6 pour cent en 200650. Le Qubec
est mme, semble-t-il, lendroit au monde o le phnomne de lunion de fait est le
47 Voir Germain Brire, Rapports canadiens, droit des successions dans Travaux de lAssociation
Henri Capitant : Aspects de lvolution rcente du droit de la famille (Journes turques), t. 39, Paris,
Economica, 1988, 223 la p. 230.
48 Canada, Statistique Canada, Rapport sur ltat de la population du Canada, Ottawa, Statistique
Canada, 1996 la p. 135.
49 Statistique Canada, Le Pays tat matrimonial/union libre (1996), en ligne : Statistique
Canada
50 Statistique Canada, Recensement de 2006 : Portrait de famille : continuit et changement dans
les familles et les mnages du Canada en 2006 : Provinces et territoires. Qubec : plus du tiers des
couples vivent en union
ligne :
(2006), en
libre
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
268
plus important51. Les raisons de cette transformation sont nombreuses : rejet de
lhritage ingalitaire de linstitution du mariage, perte dinfluence de lglise et
suprmatie de lindividualisme. ces raisons sajoute la transformation du rle social
du mariage :
[Vol. 54
Tant quil sagissait dchanger des femmes et des biens, dassurer un lignage et
de fournir des membres la cit, le mariage rgnait en matre. Voici que dans
lOccident chrtien naissent, tantt hors du mariage et tantt dans le mariage,
des couples changeant tendresse, parole, amour dans la conscience dtre
avant tout des personnes52.
Le mariage nest plus affaires mais amour et il y a une volont certaine de ne pas
soumettre ses amours au contrle de ltat.
Cette concurrence au mariage, fonde sur lgalit et la libert, impose
ncessairement un changement dattitude de la part du lgislateur. compter des
annes 1970, ce dernier tend aux unions de fait les avantages accords par certaines
lois aux poux, par exemple en matire de rgime de retraite ou dindemnisation des
accidents du travail ou de la route53. Cette reconnaissance saccentue dans les annes
1980 et 1990, notamment par lintervention des tribunaux, qui retiennent plusieurs
reprises que la limitation de ces lois au seul mariage est discriminatoire en vertu de
larticle 15 de la Charte canadienne54. Ainsi, lexistence dune pluralit conjugale est
accepte et le statut des diffrents types dunion sgalise sur la base des chartes.
Cette qute dgalit se dplace la fin des annes 1990 et au dbut des annes 2000
vers les unions homosexuelles, lesquelles reoivent le mme traitement lgislatif que
lunion de fait htrosexuelle55 et ont accs au mariage partout au Canada depuis le
20 juillet 200556.
La transformation du rle de ltat dans les relations conjugales semble donc
totale. Dune lgislation imprative avantageant et protgeant linstitution du mariage
au nom de lintrt suprieur de la socit, la lgislation vise maintenant
principalement assurer la protection, notamment conomique, des membres de la
cellule familiale. Si la loi respecte ainsi la libert de choix quant au mode de
constitution de lunion, elle impose un modle associationniste du mariage afin de
protger les poux de linterdpendance cre par lunion.
51 Isabelle Rodrigue, Les qubcois sont champions de lunion libre Le Droit (13 septembre
2007) 2.
52 Encyclopdia Universalis, 5e d., vol. 14, Mariage, par Marie-Odile Mtral-Stiker la p. 381.
53 Sur lvolution historique de lunion de fait en droit qubcois, voir gnralement Brigitte
Lefebvre, Lvolution de la notion de conjoint en droit qubcois dans Lafond et Lefebvre, supra
note 8, 3. Sur lunion de fait en gnral, voir Dominique Goubau, Le Code civil du Qubec et les
concubins : un mariage discret (1995) 74 R. du B. can. 474.
54 Voir par ex. Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, 124 D.L.R. (4e) 693.
55 Au Qubec, voir la Loi modifiant diverses dispositions lgislatives concernant les conjoints de
fait, L.Q. 1999, c. 14 ; au Canada, voir la Loi sur la modernisation de certains rgimes davantages et
dobligations, L.C. 2000, c. 12.
56 Loi sur le mariage civil, L.C. 2005, c. 33.
269
B. MOORE CULTURE ET DROIT DE LA FAMILLE
2009]
Il se pose maintenant la question de savoir si cette lgislation protectrice devrait
aussi exister, partiellement ou totalement, pour les conjoints de fait afin de protger le
conjoint vulnrable dans ce type dunion, qui reprsente une part de plus en plus
importante de la conjugalit. Le lgislateur qubcois, quoiquil y ait t tent lors de
la rforme du Code civil57, sest refus jusqu prsent le faire, non pas au nom de la
moralit ou de lintrt public comme jadis, mais au nom du respect de la libert des
conjoints de fait, certes pris lun de lautre, mais aussi de libert. Cet tat du droit,
qui distingue le Qubec de toutes les autres provinces, qui reconnaissent tout le
moins une obligation alimentaire entre conjoints de fait58, fait actuellement lobjet
dune contestation judiciaire59.
Privatisation de la clbration du mariage. Paralllement cette pluralisation de
la conjugalit, symbole de libert individuelle et de la diminution du caractre
institutionnel de lunion, se produit aussi une certaine privatisation du mariage. Si le
mariage a toujours t lunion conjugale de rfrence, que lunion de fait copie60,
rcemment le phnomne inverse sest produit : le mariage a perdu, dans le dsintrt
complet, lune de ses caractristiques principales, la clbration par un reprsentant
de ltat. Nous avons dj vu que le lgislateur est intervenu en 2002 afin dautoriser
la clbration dans tout lieu respectant le caractre solennel de la crmonie. Il a aussi
ajout aux clbrants comptents les notaires ainsi que toute autre personne
dsigne par le ministre de la Justice, notamment des maires, dautres membres des
conseils municipaux61. Cette rforme tait ncessaire pour mettre un frein au
phnomne des nouveaux rites participant au march lucratif de la clbration du
mariage. Les groupes qui mettent en place ces nouveaux rites nont pas rellement de
lgitimit dans leur statut de reprsentant de ltat. La rforme entendait donc largir
le cercle des clbrants comptents afin de les rendre plus accessibles, tout en
prservant le mariage et en lui redonnant son caractre officiel.
Or, cette disposition a t applique de manire trs souple et a donn lieu la
dsignation de personnes lies aux maris comme clbrants comptents, tels les
parents, amis, frres ou surs, lesquels obtiennent une dsignation ponctuelle pour ce
seul mariage62. Cette interprtation de la rforme par les fonctionnaires a tout lieu de
57 Qubec, Office de rvision du Code civil du Qubec, Rapport sur le Code civil du Qubec, vol. 2,
Qubec, diteur officiel, 1978 la p. 63.
58 Voir gnralement Benot Moore, Quelle famille pour le XXIe sicle ? : Perspectives qubcoises
(2003-04) 20 Can. J. Fam. L. 57 la p. 87 ; Dominique Goubau, Ghislain Otis et David Robitaille, La
spcificit patrimoniale de lunion de fait : le libre choix et ses dommages collatraux (2003) 44 C.
de D. 3.
59 Droit de la famille 091768, 2009 QCCS 3210.
60 Jean Carbonnier, Droit civil 2 / La famille : Lenfant, le couple, 20e d., Paris, Presses
Universitaires de France, 1999 la p. 701.
61 Art. 366 C.c.Q.
62 Voir Pineau et Pratte, supra note 1 la p. 90. Voir par ex. Simon Thibault, Choisir le lieu, la date
et… lami-clbrant La Presse (7 juillet 2007) A6. Lauteur crit que seulement vingt-trois clbrants
avaient t accrdits en 2004, alors que mille quatre cent quarante-cinq lont t pour la priode
[Vol. 54
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
270
surprendre, dabord parce que le texte ne la laissait aucunement prsager, mais surtout
pour le message quelle vhicule. Alors que le but tait de freiner les mariages
clbrs par des pseudo-socits religieuses non reprsentatives, la rforme a
accentu le phnomne par lacceptation de la clbration du mariage par toute
personne, sans quelle ne soit, de par son rle social, sa profession ou son statut dlu,
un vritable reprsentant de la puissance publique. Quoique symbolique bien des
gards, cette rforme participe dune manire clatante la dsinstitutionalisation de
la famille.
Privatisation de la filiation. La filiation na jamais eu comme ambition exclusive
de respecter la ralit biologique, mais elle sest toujours efforce de la cloner le
plus possible et dtre vraisemblable. Certes, la possession dtat et la prsomption de
paternit constituaient des moyens dtablissement de la filiation qui laissaient une
place la ralit sociale, possiblement contraire la vrit biologique. Toutefois, sur
ses bases fondatrices, la filiation demeurait toujours vraisemblable : elle tait binaire
et sexue. Mme la filiation adoptive, pourtant filiation fictive, devait se faire par des
personnes dont la diffrence dge avec lenfant laissait le lien filial vraisemblable.
Aussi, et sous rserve du cas de ladoption, la volont comptait peu dans
ltablissement du lien filial. Laccouchement tablissait la maternit mme contre la
volont de la mre et le lien filial lgard du pre pouvait galement tre tabli son
encontre. Or, les choses ont fondamentalement chang lors dune rforme intervenue
en 200263. Certains points mritent dtre soulevs. Ils participent tous du passage
dune filiation charge symbolique une filiation charge fonctionnelle, laquelle fait
de la volont individuelle un lment cl et diminue beaucoup le rle de ltat et le
caractre institutionnel de la filiation.
Dabord, la rforme de 2002 permet ltablissement du lien filial de manire
purement administrative lorsquune personne dclare son lien avec lenfant aprs le
dlai lgal de trente jours prvu larticle 113 C.c.Q. Larticle 130 C.c.Q. donne dans
ce cas le pouvoir au directeur de ltat civil dajouter ce lien filial sans intervention
judiciaire si celui-ci ne contredit pas lacte existant et si lauteur de la dclaration
existante y consent. Cette disposition prvoit galement que lenfant de quatorze ans
ou plus qui fait lobjet de cette dclaration tardive doit consentir lajout. Cela laisse
penser que cette possibilit ne vise pas uniquement le retard de quelques jours, mais
vise la dsinstitutionalisation de la filiation en donnant la dclaration volontaire un
statut quelle navait pas auparavant.
Surtout, la rforme de 2002 dsexualise le couple parental. Larticle 115 C.c.Q.,
qui concerne la dclaration de naissance, prcise dsormais que [l]orsque les parents
sont de mme sexe, ils sont dsigns comme les mres ou les pres de lenfant, selon
allant du 1 janvier au 5 juillet 2007. La procdure est simple, il suffit de remplir un formulaire et de le
faire parvenir au Ministre de la Justice. Le clbrant doit tre majeur, citoyen canadien et ne pas
avoir de dossier criminel.
63 Loi instituant lunion civile et tablissant de nouvelles rgles de filiation, L.Q. 2002, c. 6. Voir
Marie Pratte, La filiation rinvente : lenfant menac ? (2003) 33 R.G.D. 541.
271
B. MOORE CULTURE ET DROIT DE LA FAMILLE
2009]
le cas. Cette dsexualisation a certes une incidence sur ladoption, qui devient
possible pour les couples de mme sexe, mais aussi sur la procration assiste,
laquelle est profondment modifie dune double manire. Celle-ci est dabord
accessible toute personne (article 538 C.c.Q.). Cela signifie quune femme seule ou
deux femmes peuvent recourir la procration assiste64, de mme quun couple
htrosexuel mari ou non. Celle-ci nest alors plus un simple mode subsidiaire de
procration, mais bien un mode alternatif65. Un droit lenfant est ici reconnu, encore
au nom de lgalit66. Ensuite, la procration assiste nest plus ncessairement
mdicale. Elle peut intervenir par relation sexuelle avec un tiers, qui nintervient qu
titre de gniteur. Il pourra, sil le dsire67, rclamer un lien filial, mais il aura pour le
faire une seule anne compter de la naissance68. lexpiration de ce dlai, seuls les
parents dintention pourront rclamer un lien filial et il ne sera plus possible, mme
pour lenfant, de rclamer un lien filial lgard du tiers gniteur. Il sagit ici dune
exception importante au principe de lindisponibilit de ltat civil dune personne.
Le droit qubcois accepte que la filiation de lenfant soit soumise des concessions
consenties en priv, rduisant lenfant plus ou moins une chose69.
64 Deux hommes ne peuvent pas avoir accs la procration assiste puisque le contrat de mre
porteuse nest pas accept dans notre droit. Voir art. 541 C.c.Q. Plusieurs auteurs ont soulev quil y
avait l une ingalit de traitement lgard des couples dhommes, alors mme que la rforme
prenait sa justification dans le droit lgalit. Voir Suzanne Philips-Nootens et Carmen Lavalle, De
ltat inalinable linstrumentalisation : la filiation en question dans Lafond et Lefebvre, supra note
8, 337 la p. 353 ; Pineau et Pratte, supra note 1 la p. 683. Sur le contrat de mre porteuse et
ladoption, voir Adoption 091, 2009 QCCQ 628.
65 Jean-Louis Baudouin et Catherine Labrusse-Riou, Produire lhomme : de quel droit ? tude
juridique et thique des procrations artificielles, Paris, Presses Universitaires de France, 1987 la p.
147 et s.
66 Avant la rforme, le Code civil tait silencieux sur la question de laccessibilit aux techniques
mdicales de reproduction et les cliniques tablissaient leur propre politique. Il reste que la
Commission royale denqute sur les nouvelles techniques de reproduction et la Commission de
rforme du droit du Canada avaient soutenu que laccessibilit la procration mdicalement assiste
ne devrait pas tre lie au statut civil ou lorientation sexuelle, cela pouvant tre discriminatoire en
vertu de la Charte canadienne. Voir Benot Moore, Les enfants du nouveau sicle (libres propos sur
la rforme de la filiation) dans Dveloppements rcents en droit familial (2002), Cowansville (Qc),
Yvon Blais, 2002, 75 la p. 87 [Moore, Les enfants].
67 La question de savoir si, pendant lanne o le tiers gniteur a loption de rclamer ou non le lien
filial, lenfant peut lui aussi le rclamer, est fortement conteste en doctrine. Voir Pineau et Pratte,
supra note 1 la p. 699.
68 Art. 538.2 C.c.Q.
69 Cette rforme importante a fait lobjet de commentaires divergents. Pour des ractions ngatives,
voir Moore, Les enfants, supra note 66 ; Pratte, supra note 63 ; Philips-Nootens et Lavalle, supra
note 64. Pour une raction favorable, voir Marie-France Bureau, Lunion civile et les nouvelles
rgles de filiation au Qubec : contrepoint discordant ou loge de la parent dsire (2003) 105 R. du
N. 901.
[Vol. 54
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
272
Conclusion
La famille reflte les mouvances dune socit. En cela, le droit qui la rgule est
amen prendre en compte les changements idologiques et culturels qui la
traversent, voire les devancer, tel que lillustre le droit qubcois des cinquante
dernires annes.
La religion assurait autrefois la cohsion et lhomognit. En matire familiale
elle imposait, directement ou indirectement, une conception unitaire de la famille
base sur le mariage, sacrement religieux et institution civile, lequel ntait pas
dissoluble. Le corps familial chappait la volont individuelle en constituant
linstitution centrale de la socit dont le chef absolu tait le mari. Lclatement du
rfrent religieux, tant par laffaiblissement de son pouvoir que par la multiplication
des dogmes, a t un lment dclencheur du repositionnement du droit de la famille.
Les valeurs fondamentales que sont lgalit et lautonomie individuelle ont pris le
relais et sont devenues les lignes fondatrices de cette rvolution familiale.
Cest ainsi que dune loi prophylactique70 qui prtend[ait] dresser les murs71
en institutionnalisant la famille dans le meilleur intrt de la socit, le droit
qubcois sest transform en une lgislation ouverte dont le mot dordre est le
respect de la pluralit des modles familiaux tout en maintenant, par ailleurs, une
lgislation imprative dans lobjectif de protger le conjoint conomiquement
vulnrable. Dun rle organique, le droit de la famille est pass un rle individuel,
lobjectif de celui-ci ntant plus de protger la socit, mais de proposer un quilibre,
pourtant difficile atteindre, entre la protection de lgalit des membres de la famille
et le respect de leur libert.
70 Philippe Malaurie, Leffet prophylactique du droit civil dans tudes de droit de la
consommation : Liber amicorum Jean Calais-Auloy, Paris, Dalloz, 2004, 669.
71 Jean-Jacques Lemouland, Le pluralisme et le droit de la famille, post-modernit ou pr-dclin ?
D. 1997.Chron.133 la p. 134.