Article Volume 54:2

Culture et droit processuel : le cas du Québec

Table of Contents

Culture et droit processuel :

le cas du Qubec

Daniel Jutras*

par

la marginalisation,

nord-amricaine
telles que

Cet article aborde linfluence de la culture au sein
du droit processuel qubcois, prenant appui sur la
rcente rforme du Code de procdure civile. Lauteur
affirme que la spcificit du droit processuel qubcois
rside dans la mixit de sa culture. Celle-ci rsulte de la
superposition de perspectives diffrentes sur les valeurs
et symboles attachs au traitement des litiges par les
institutions de ltat.

Ainsi, la culture juridique officielle se compose de
trois strates : culture politique, professionnelle et
normative. La culture politique du contentieux et de son
certaines
conomie
est
caractristiques,
la
dsacralisation, la logique marchande et les fins
politiques de
justice civile. La culture des
professionnels du droit sinscrit clairement dans la
culture de common law. Lapproche procdurale est en
effet librale et individualiste, avec un processus
contradictoire et en grande partie oral. La culture
normative vhicule quant elle une rsurgence de la
tradition civiliste. Le fondement identitaire lorigine
de linscription de la procdure civile qubcoise dans
une tradition dinterprtation civiliste accorde une place
importante au Code de procdure civile dans larrimage
du droit processuel au droit substantiel.
Lauteur conclut une pluralit des cultures au

sein du droit processuel qubcois, plutt qu
lexistence dune culture intgre. Il en appelle une
tude plus approfondie de linteraction entre ces trois
strates culturelles juridiques diffrentes.

la

This article considers the influence of culture
within Quebecs procedural law, building upon the
recent reform of the Code of Civil Procedure. The
author affirms that the distinctiveness of Quebecs
procedural law resides in its mixed culture, which is the
product of the superimposition of different perspectives
on the institutional values and symbols of the states
dispute-processing mechanisms.

Thus, official legal culture is composed of three
spheres: political culture, professional culture, and
normative culture. The political culture of litigation and
its economy is North American by virtue of certain
characteristics, such as marginalization, secularization,
the market-based provision of legal services, and the
mobilization of civil justice for political goals. The
culture of legal professionals is clearly a common law
culture. The procedural approach is, in effect, liberal
and individualist, with an adversarial and largely oral
trial process. The normative culture promotes a
resurgence of the civilian tradition. Quebecs national
and cultural roots explain the inscription of its civil
procedure within a civilian interpretative tradition,
which accords a role of primacy to the Code of Civil
Procedure in the reconciliation of procedural and
substantive law.
The author concludes that there exists a plurality

of cultures within Quebecs procedural law, rather than
an integrated culture. He calls for a deeper study of the
interaction of these three distinct spheres of legal
culture.

* Doyen intrimaire, professeur titulaire et membre de lInstitut de droit compar la Facult de
droit de lUniversit McGill. Ce texte est une version remanie du rapport prsent loccasion des
Journes louisianaises de lAssociation Henri Capitant des amis de la culture juridique franaise
tenues en mai 2008. Les lecteurs qubcois voudront bien excuser les aspects descriptifs de ce rapport,
qui tait dabord destin un auditoire tranger. Lauteur tient remercier les professeurs Frdric
Bachand, H. Patrick Glenn et Roderick A. Macdonald, de mme que Me Catherine Pich, qui ont bien
voulu lui offrir des commentaires sur une version antrieure du texte.

Daniel Jutras 2009
Mode de rfrence : (2009) 54 R.D. McGill 273
To be cited as: (2009) 54 McGill L.J. 273

[Vol. 54

275

279
279
282
283
284

285

288

292

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

274

Introduction

I. La culture politique et lconomie du contentieux au

Qubec : perspectives nord-amricaines
A. La marginalisation de la justice civile
B. La logique marchande de la justice civile
C. La dsacralisation de la justice civile
D. La mobilisation de la justice civile des fins politiques
II. La culture professionnelle du droit processuel : un air

de common law en pays de droit civil

III. La culture normative du droit processuel : la rsurgence

de lhritage civiliste

Conclusion

2009] D. JUTRAS CULTURE ET DROIT PROCESSUEL : LE CAS DU QUBEC 275

Introduction

Le droit processuel est-il culturel ? La procdure1, aprs tout, est une affaire de
spcialistes, au premier chef les juges et les avocats, qui la grent dans une
perspective minemment pragmatique. Il est difficile dimaginer quil se trouve, dans
la liste des dlais de rigueur, dans les dtails de la procdure crite et de laudience ou
dans lorganisation verticale et horizontale des juridictions, un quelconque indice de
la spcificit culturelle dune communaut juridique donne. Faut-il plutt chercher la
culture dans la mondialisation dune certaine reprsentation de la justice civile ?
dfaut dune culture locale du droit processuel, peut-on se rattacher une culture
occidentale de la procdure ? Certes, le droit processuel est anim, au Qubec et
ailleurs, par quelques aspirations et principes fondamentaux : lquit du processus,
lefficacit du traitement des rclamations, la bonne foi des parties et limpartialit
des dcideurs. Lmergence de ces principes fondamentaux favorise dailleurs des
efforts importants dharmonisation de la procdure civile lchelle transnationale2.
Cependant, ce cadre de rfrence est somme toute abstrait, et plus on slve dans
labstraction, moins lide de culture a de prise. Alors, entre les abstractions
vocation universelle et lassemblage clectique qui organise le quotidien des palais de
justice, cherchons-nous en vain lme du droit qubcois ? Le traitement qui est fait
de la rforme de la procdure civile au Qubec ces dernires annes confirme cette
premire impression. En effet, dans le discours des juristes, le droit processuel
nexhale pas les mmes parfums identitaires que le droit substantiel.
Dun ct, la rforme du Code civil sest tale sur prs de trente ans. Le droit
substantiel a t revu de fond en comble. Lancien texte, qui datait de 1866, a t
remplac par une rdaction nouvelle et rorganise, de facture contemporaine3. Tant
par la forme que par le fond, le comit de rvision a cherch confrer au Code civil
du Qubec tous les traits dun nouveau dpart, mme sil nest pas certain quil y soit
parvenu, ni que limaginaire des juristes soit si diffrent de ce quil tait avant 1994.
Il reste que lensemble de lopration de renouveau du droit civil qubcois a pris des
proportions proprement culturelles et identitaires, faisant du nouveau code civil la
trame sur laquelle se construit le tissu social du Qubec contemporain4.
De lautre ct, on a pris acte du fait que la rforme de la procdure devait aller
de pair avec le changement du droit substantiel. Ainsi, une rvision du Code de
procdure civile a t mise en uvre dans la foule de lentre en vigueur du Code

1 Je men tiendrai ici la procdure civile, mais lexamen de la transposition au Qubec du rgime
de procdure pnale canadien rvlerait sans doute une culture processuelle propre cette juridiction.
2 ALI et UNIDROIT, Principles of Transnational Civil Procedure, New York, Cambridge

University Press, 2006.

3 Code civil du Qubec, L.Q. 1991, c. 64, entr en vigueur le 1 janvier 1994.
4 Cest lexpression retenue par le ministre de la Justice et reproduite dans lavant-propos des
Commentaires du ministre de la Justice. Voir Qubec, Ministre de la Justice, Commentaires du
ministre de la Justice : le Code civil du Qubec, t. 1, Qubec, Publications du Qubec, 1993.

[Vol. 54

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

276

civil du Qubec. Fruit de trois refontes successives (en 1866, en 1897, puis en 1965)
et de centaines damendements, le vieux Code de procdure civile na pourtant pas
t reconfigur dans la mme mesure que le droit substantiel cette occasion. De
nouveaux principes ont t insrs, les voies procdurales ont t simplifies et
harmonises et la porte a t ouverte un rle nouveau pour le juge, mais pour y
arriver, le lgislateur a procd par ajouts et retranchements5. Au final, il ne sagit pas
tant dune recodification que du lissage dun code de procdure vieillissant. Le titre
prometteur du rapport du comit charg de la rforme parle bien de culture6, mais
cest la culture du contentieux qui est voque, une culture bureaucratique et
professionnelle, en marge des enjeux identitaires traditionnels du droit qubcois. Le
Code de procdure civile ny acquiert jamais valeur de symbole et la problmatique
dun ordre juridique de tradition civiliste ou mixte dans lespace nord-amricain ny
est pas centrale.

Cela dit, on a tort de ne pas voir la culture qui se cache dans les replis de la
procdure civile. Comme le souligne Antoine Garapon, la procdure se prsente
comme le conservatoire de lesprit national plus encore que le fond du droit7.
Lhistoire, la tradition et les valeurs communes y laissent ncessairement des traces.
La manire dont le conflit social est reconfigur par le droit processuel, la mise en
scne du diffrend qui sy accomplit, la conception de la vrit qui sy manifeste, les
finalits politiques du litige quautorise la procdure, le rle attribu aux juges, aux
avocats et aux parties, la conception mme de ltat qui en merge : tous ces aspects
du droit processuel ne peuvent faire autrement que dexposer les caractres culturels
propres un ordre juridique ou son rattachement une tradition culturelle plus vaste8.
Il existe donc certainement une culture du droit processuel au Qubec. En fait, il en
existe plusieurs.
ce titre, on a dit du droit processuel qubcois quil tait hybride, issu du
rassemblement de notions de common law et de droit civil. Les sources historiques du
droit processuel qubcois se trouvent en effet dans lOrdonnance (franaise) de
1667, largement mtisse demprunts issus du droit anglais et profondment

5 Loi portant rforme du Code de procdure civile, L.Q. 2002, c. 7.
6 Qubec, Ministre de la Justice, Comit de rvision de la procdure civile, La rvision de la
procdure civile : Une nouvelle culture judiciaire, Qubec, Publications du Qubec, 2001 [Rapport
sur la rvision].

7 Voir Antoine Garapon, Bien juger : Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Odile Jacob, 2001 la p.
149 ; Antoine Garapon et Ioannis Papadopoulos, Juger en Amrique et en France, Paris, Odile Jacob,
2003. Lide que le droit processuel est un lieu de manifestation de caractres culturels trs marqus
est un thme bien connu aux tats-Unis. Voir Oscar G. Chase, American Exceptionalism and
Comparative Procedure (2002) 50 Am. J. Comp. L. 277.

8 Pour un examen de ce lien troit entre la culture et le droit processuel, voir notamment Mauro
Cappelletti, Social and Political Aspects of Civil ProcedureReforms and Trends in Western and
Eastern Europe (1970-71) 69 Mich. L. Rev. 847. Sur le lien entre organisation sociale et droit
processuel, voir William L.F. Felstiner, Influences of Social Organization on Dispute Processing
(1974-75) 9 Law & Socy Rev. 63.

2009] D. JUTRAS CULTURE ET DROIT PROCESSUEL : LE CAS DU QUBEC 277

transforme par la lgislation locale et les coutumes des acteurs juridiques du dix-
neuvime sicle9. Maintenue au vingtime sicle dans les rformes successives de la
procdure, la mixit du droit processuel qubcois saffirme encore aujourdhui10.
cette mixit dorigine, qui touche dabord les sources du droit positif et qui a peut-tre
t exagre, sajoute aujourdhui une mixit dune forme diffrente.

Sagissant de dcrire la culture contemporaine du droit processuel au Qubec, on
pourrait, dans un premier registre, sintresser la culture populaire de la procdure.
Jentends ici, non pas lensemble des reprsentations de la justice tatique dans la
culture populaire, que cela soit dans la littrature, le cinma, la tlvision et les autres
mdias, mais plutt les caractristiques processuelles du traitement des diffrends tel
quil est vcu en dehors des institutions tatiques. Le droit processuel, en effet, ne se
limite pas ncessairement la gestion du procs au sein de lordre judiciaire. De
nombreux modes de rsolution des conflits oprent en marge de celui-ci et sont autant
de lieux de manifestation dune ou de plusieurs cultures de la procdure. La manire
dont la rsolution des conflits internes est organise dans les coles, les associations,
les communauts culturelles ou religieuses, les immeubles en coproprit ou les
syndicats, offrirait la matire premire de cet examen dune culture populaire de la
procdure, qui permettrait de mesurer la distance entre le diffrend social et sa mise
en forme institutionnelle11. On y trouverait, sans doute, les indices dune mixit toute
contemporaine, issue du pluralisme social et culturel. Cependant, la mixit qui
mintresse ici est autre. Elle rside au sein mme de la culture juridique au sens
troit du terme, sinon dans la culture officielle du litige civil. Elle rsulte de la
superposition de perspectives diffrentes sur les valeurs et symboles attachs au
traitement des litiges par les institutions de ltat12.

Premirement, on reconnatra que le droit processuel contemporain au Qubec
appartient une culture qui dpasse ses frontires. Vient tout de suite lesprit la
convergence des cultures du procs lchelle occidentale ou la convergence des
rgles de procdure elles-mmes. Sans doute, le Qubec participe aussi ce

9 Voir Jean-Maurice Brisson, La formation dun droit mixte : lvolution de la procdure civile de
1774 1867, Montral, Thmis, 1986. Il existe bien une certaine mixit dans les diffrents codes de
procdure civile successifs du Qubec, mais si on met de ct lorganisation de la matire (qui devait
imiter le Code de procdure civile franais mais qui sen est nanmoins cart), une terminologie
dorigine franaise (exception, reconventions, interrogatoire sur les faits et articles, premption
dinstance, etc.) et quelques institutions inconnues du droit anglais (comme le squestre), le droit
qubcois, y compris linstitution du procs par jury jusquen 1976, a un rgime processuel
contradictoire langlaise.

10 Voir Sylvio Normand, De la difficult de rendre une justice rapide et peu coteuse : une

perspective historique (1840-1965) (1999) 40 C. de D. 13.

11 Voir Pierre Noreau, La justice est-elle soluble dans la procdure ? Repres sociologiques pour

une rforme de la justice civile (1999) 40 C. de D. 33.

12 Jemploie ici lexpression traitement des litiges au sens de dispute processing tel que retenu
dans Felstiner, supra note 8, en opposition dispute resolution. La culture du droit processuel ne se
trouve pas tant dans le rglement des litiges que dans leur traitement ou leur mise en forme.

[Vol. 54

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

278

mouvement. Toutefois, l nest pas mon propos. En fait, ce qui mrite plus
dattention, cest linsertion du droit processuel national dans un contexte social,
conomique et politique transfrontalier13. Ce contexte fixe les limites de la justice
tatique. Il en prescrit les formes et la finalit sociale. Il organise et circonscrit le bon
usage du procs. Il identifie ceux qui peuvent agir en justice, ceux qui le font et ceux
qui ne le font pas. Toutes ces reprsentations mises ensemble constituent une culture
politique du contentieux, transnationale et diversement transpose dans le cadre local.
Nous verrons ce quil en est au Qubec et quelle culture politique peuvent tre
rattaches les conceptions qubcoises du domaine et de la finalit de la justice civile.
Deuximement, de manire plus classique, la qute dune culture du droit
processuel qubcois exige aussi quon sattarde aux acteurs du droit et aux
institutions judiciaires et quon cherche leurs points dancrage identitaires. En
particulier, o ces acteurs trouvent-ils leurs symboles et leurs reprsentations des
lments fondamentaux du processus civil ? En ce qui concerne les valeurs incarnes
par le traitement des diffrends devant les instances officielles, quelles racines les
juristes et juges qubcois se rattachent-ils ? Est-il possible de circonscrire une
culture professionnelle du droit processuel au Qubec ?
Troisimement, le tableau ne serait pas complet sans un examen de la manire

dont le discours juridique exprime larrimage du droit processuel la mentalit du
droit national. Ainsi, la procdure civile au Qubec est codifie, mme si ses sources
sont plurielles. Quel est limpact de cette facture du droit positif sur lappartenance du
droit processuel qubcois lune ou lautre des traditions juridiques de droit civil et
de common law ? Comment coordonne-t-on le droit substantiel et le droit processuel
dans ce cadre ? quelle source les juristes doivent-ils puiser les mthodes de la
procdure civile, le langage par lequel elle sexprime et les procds par lesquels elle
se transforme ?

Culture politique, culture professionnelle et culture normative constituent donc
les trois strates de la culture juridique officielle. La spcificit culturelle du droit
processuel qubcois, sa singularit et son caractre hybride sexpriment dans
lintgration parfois hasardeuse de ces trois cultures parallles. Au Qubec, la culture
politique du contentieux et de son conomie est rsolument nord-amricaine. Elle
sinscrit aujourdhui de manire un peu inconfortable entre, dune part, la culture des
acteurs du droit, qui peut aisment tre situe dans lunivers de la common law, et,
dautre part, une culture normative qui affirme le rattachement des sources de la
procdure civile qubcoise la tradition civiliste.

13 Il faudrait ajouter ce contexte les effets de la nouvelle sociabilit judiciaire internationale,
selon lexpression fort heureuse tire dAntoine Garapon et Julie Allard, Les juges dans la
mondialisation : la nouvelle rvolution du droit, Paris, Rpublique des Ides, Seuil, 2005. Les auteurs
rvlent lintensit de la conversation transfrontalire entre les juges, qui devient la fois lieu
dchange et de luttes dinfluence entre cultures judiciaires.

2009] D. JUTRAS CULTURE ET DROIT PROCESSUEL : LE CAS DU QUBEC 279

Jenvisagerai donc, tour tour, la culture politique et lconomie du contentieux
au Qubec (I) ; la culture professionnelle du procs et des institutions de justice au
Qubec (II) ; et la culture normative du droit processuel au Qubec (III).

I. La culture politique et lconomie du contentieux au Qubec :

perspectives nord-amricaines

Avant daborder la procdure civile du point de vue des sources, des acteurs ou
des institutions, il faut mettre en lumire certains caractres de la justice civile
qubcoise. Cest donc aux reprsentations du contentieux lui-mme quon
sintressera dabord. Sur ce terrain, dautres ont fait un portrait nuanc de la situation
contemporaine du contentieux civil au Qubec, quil nest pas utile de rpter ici14.
Quil suffise de dire que le Qubec appartient lensemble nord-amricain, avec
lequel il partage des caractristiques que jvoquerai, en quelques constats.

A. La marginalisation de la justice civile

Tous saccordent le dire : le recours aux institutions de justice civile est en
dclin marqu au Qubec. Malgr une augmentation de la population, le nombre de
dossiers ouverts devant les instances judiciaires chute depuis plusieurs annes, y
compris devant la division des petites crances15. Ce dclin du contentieux ne se
traduit cependant pas par une rduction de la tche des juges, qui disent quils doivent
maintenant traiter des dossiers plus complexes stalant sur un plus grand nombre de
jours16.

14 Voir Noreau, supra note 11 ; Jean-Guy Belley, Une justice de la seconde modernit : proposition

de principes gnraux pour le prochain Code de procdure civile (2000-01) 46 R.D. McGill 317.

15 Entre 1977 et 2007, le nombre de dossiers ouverts en Cour suprieure (chambre civile) est pass
de 54 163 15 851. Pendant la mme priode, la Cour du Qubec (chambre civile) est passe de 96
235 49 163 dossiers. la division des petites crances, le dclin est encore plus marqu : de 96 048
dossiers en 1977 23 681 dossiers en 2007. En matire civile, seule la chambre de la famille de la
Cour suprieure chappe ce phnomne : le nombre de dossiers y augmente de 1977 2001 avant de
connatre une baisse partir de 2002. Voir Rapport sur la rvision, supra note 6, ann. 2, Tableau I ;
Hubert Reid, Rapport dvaluation de la loi portant rforme du Code de procdure civile : Mmoire
la Commission des institutions (31 janvier 2008) la p. 8, en ligne : Wilson & Lafleur . Il convient cependant de noter que le
rapport public de la Cour du Qubec pour 2008 compte plutt 62 034 dossiers ouverts en chambre
civile, ce qui suggre que les mthodes de calcul peuvent varier selon les concepts utiliss. Voir
Bureau du juge en chef de la Cour du Qubec, Cour du Qubec : Rapport public 2007-2008, Qubec,
Cour du Qubec, 2008 la p. 22, en ligne : Cour du Qubec [Cour du Qubec : Rapport public
2007-2008].

16 la Cour du Qubec, par exemple, le nombre de causes au rle est pass de 7 348 en 200506
7 212 en 200708. Pendant ce temps, le nombre de dossiers entendus est pass de 5 103 5 519. Entre

[Vol. 54

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

280

La marginalisation de la justice civile est un phnomne gomtrie variable
lchelle de lAmrique du Nord, qui est mesur et interprt diffremment selon les
juridictions17. Aux tats-Unis, par exemple, cest la chute du ratio entre dossiers
ouverts18 et dossiers se rendant au procs qui attire lattention et qui amne les auteurs
sintresser aux consquences dmocratiques de la disparition du droit derrire les
transactions ; la justice ngocie est aussi, bien souvent, une justice occulte19. Au
Qubec, linquitude vient plutt de leffritement du contentieux, ou plus prcisment
de la chute des dossiers ouverts devant les tribunaux, qui serait le signe du
dsengagement ou de la dsaffection des citoyens lgard de la justice civile20.

Les facteurs avancs pour expliquer ce phnomne oprent aussi lchelle nord-
amricaine. Au Qubec, ces explications ne peuvent tre appuyes solidement sur les
faits, faute de donnes vrifiables. Il est possible que la marginalisation des
institutions de justice civile au Qubec sexplique entre autres par le fait que leur
fonctionnement est complexe et difficilement comprhensible du point de vue du
profane ; par la mfiance de certaines communauts envers les institutions tatiques ;
par la lenteur et le cot lev des recours ports devant les tribunaux ordinaires ; par
laccroissement du mandat confr aux tribunaux administratifs ; et par lmergence

2006 et 2007, le nombre dheures daudience est pass de 13 531 14 592 en chambre civile de la
Cour du Qubec. Voir Cour du Qubec : Rapport public 2007-2008, ibid. aux pp. 22-23.

17 titre comparatif, le dernier rapport annuel en Ontario fait tat dune augmentation de 8 pour
cent du nombre de dossiers ouverts en matire civile entre 200506 et 200708. Voir Ontario,
Ministre du Procureur gnral, Division des services aux tribunaux : Rapport annuel 2007-2008,
Toronto, Imprimeur de la Reine pour lOntario, 2008, ann. B. La mthode de calcul a chang aprs
2005 en Ontario et les statistiques pour la priode antrieure ne sont pas comparables, mais le rapport
de 200405 faisait nanmoins tat dune augmentation de 11 pour cent du nombre de dossiers ouverts
en matire civile entre 200001 et 200405. Voir Ontario, Ministre du Procureur gnral, Division
des services aux tribunaux : Rapport annuel 2004-2005, Toronto, Imprimeur de la Reine pour
lOntario, 2006, ann. B.

18 Le nombre de dossiers ouverts devant les instances fdrales amricaines est en lgre croissance.
Daprs les rapports annuels sur les cours fdrales amricaines, le nombre de dossiers est pass de
229 850 267 257 entre 1993 et 2008. Voir .-U., Administrative Office of the U.S. Courts, 1997
Annual Report of the Director: Judicial Business of the United States Courts par Leonidas Ralph
Mecham, Washington, D.C., United States Government Printing Office, 1998 la p. 12 ; .-U.,
Administrative Office of the U.S. Courts, 2008 Annual Report of the Director : Judicial Business of
the United States Courts par James C. Duff, Washington, D.C., United States Government Printing
Office, 2009 la p. 13, en ligne : U.S. Federal Judiciary . Le nombre de dossiers ouverts devant les tribunaux des tats, en
matire civile, est lui aussi en croissance de plus de 10 pour cent depuis 1997. Voir Robert C.
LaFountain et al., Examining the Work of State Courts, 2007: A National Perspective from the Court
Statistics Project, National Center for State Courts, 2008 la p. 17, en ligne : National Center for State
Courts .

19 Voir par ex. Judith Resnik, Migrating, Morphing, and Vanishing: The Empirical and Normative
Puzzles of Declining Trial Rates in Courts (2004) 1 J. Empirical Legal Stud. 783 ; Marc Galanter,
The Hundred-Year Decline of Trials and the Thirty Years War (2004-05) 57 Stan. L. Rev. 1255.

20 Noreau, supra note 11 la p. 42.

2009] D. JUTRAS CULTURE ET DROIT PROCESSUEL : LE CAS DU QUBEC 281

de modes alternatifs de rglement des diffrends21. ces explications devenues
classiques, il faudrait aussi ajouter la possibilit que le citoyen vite le diffrend ou le
rgle sans lassistance des juristes, avant mme que le litige nait acquis sa
consistance22.

Si ces facteurs jouent sans doute tous un rle dans la marginalisation de la justice
civile, il est difficile dvaluer le poids respectif qui doit leur tre accord. Il est
certain, par exemple, que le mouvement nord-amricain, sinon occidental, favorisant
les modes extrajudiciaires de rsolution des conflits a eu un impact rel sur la culture
du contentieux au Qubec depuis une vingtaine dannes. La mdiation et la
conciliation y jouissent dune image trs positive et ont t intgres au processus
judiciaire lui-mme. Larbitrage priv, hors des institutions de justice civile, est une
option relle, particulirement en matire commerciale. la limite, sur le plan de la
culture du contentieux, lintervention juridictionnelle dun juge civil apparat
maintenant comme une solution de dernier recours. Cependant, les donnes
empiriques manquent pour valuer de manire satisfaisante limpact de ce
phnomne sur le plan quantitatif. En dehors des occasions de conciliation et de
mdiation soutenues par ltat un titre ou un autre (et qui appartiennent en ce sens
une justice civile redfinie, plutt que marginalise), les citoyens ordinaires se
tournent-ils vraiment vers dautres modes de rsolution de leurs conflits ? Renoncent-
ils plutt porter leurs recours devant un juge faute de moyens23 ? Quelles que soient
les causes de ce phnomne, il reste que les tribunaux consacrent de plus en plus de
ressources rpondre aux besoins dun nombre de plus en plus restreint de personnes.

21 Ibid. aux pp. 42-47. Le Rapport sur la rvision invoque par ailleurs le rle des mdias qui se
portent la dfense des consommateurs et les modes de rglement internes des plaintes mis en place
par les grands acteurs commerciaux et financiers (supra note 6 aux pp. 10-11).

22 Sur la notion dvitement du diffrend, voir Felstiner, supra note 8 (By avoidance I mean
limiting the relationship with the other disputant sufficiently so that the dispute no longer remains
salient. […] [A]voidance, unlike exit behaviour, does not necessarily imply a switch of relations to a
new object, but may simply involve withdrawal from or contraction of the dispute-producing
relationship la p. 70).

Sur les tapes de la transformation dun diffrend en litige, voir la grille danalyse propose dans
William L.F. Felstiner, Richard L. Abel et Austin Sarat, The Emergence and Transformation of
Disputes: Naming, Blaming, Claiming… (1980-81) 15 Law & Socy Rev. 631.

23 De lavis gnral, laide juridictionnelle est largement insuffisante au Qubec et la question de
laccessibilit la justice est un thme rcurrent, comme ailleurs en Occident. Voir Qubec, Groupe de
travail sur laccessibilit la justice, Jalons pour une plus grande accessibilit la justice : Rapport
Synthse, Qubec, Ministre de la Justice, 1991 (Prsident : Roderick A. Macdonald). Par ailleurs, les
frais judiciaires qui peuvent tre rcuprs par la partie gagnante, par le biais dune ordonnance
judiciaire relative aux dpens, sont hors de proportion avec le cot vritable des litiges. Voir Comit
ad hoc sur les frais du Barreau de Montral, Les modifications requises aux rgimes de lattribution
des cots de litiges, des dommages exemplaires, de lincitation aux rglements raisonnables et
expditifs, et de financement de litiges, Montral, 2004, en ligne : Barreau de Montral
.

282

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

[Vol. 54

B. La logique marchande de la justice civile
Le deuxime constat se manifeste aussi lchelle nord-amricaine, sinon

occidentale : lavocat qubcois est aujourdhui moins un officier de justice quun
prestataire commercial de services juridiques24. Le discours dautolgitimation des
ordres professionnels sest dplac du service public vers la possession dun savoir
exclusif. Ainsi, de gardien de la primaut du droit, le Barreau est devenu gardien des
intrts du public-client.
Au Qubec, les avocats monopolisent loffre de services juridiques, y compris la
reprsentation devant les tribunaux. Les modes de facturation sont variables et sujets
des contrles extrieurs, mais les avocats et leurs clients ngocient sans peine la
facturation lheure ainsi que les pactes dhonoraires conditionnels, sources
potentielles de conflits dintrts entre les uns et les autres. Alors que les rapports
entre avocats et clients sinscrivaient autrefois dans la dure et se fondaient sur
lappartenance une mme classe sociale, la dmographie des professions juridiques
a chang et les services juridiques sont aujourdhui mis sur le march, bien que
sobrement, comme produits de consommation. Les clients, souvent des avocats
lemploi dune entreprise, cherchent le meilleur service au meilleur prix dans un
march fortement concurrentiel. Au Qubec, comme ailleurs, plusieurs cabinets
davocats oprent lchelle nationale, sinon internationale. En milieu urbain, en
particulier, lactivit professionnelle est fortement spcialise et hirarchise25. Ainsi,
tant la gestion des cabinets que loffre de services juridiques obit une logique
marchande. Le droit se trouve plac hors de la porte des citoyens ordinaires, qui
comparaissent de plus en plus sans lassistance dun avocat, exerant du mieux quils
le peuvent leur droit de se reprsenter eux-mmes.

24 La commercialisation de loffre des services juridiques est un thme largement dbattu aux tats-
Unis. Voir notamment Anthony T. Kronman, The Lost Lawyer: Failing Ideals of the Legal Profession,
Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 1994. En ce qui concerne lEurope, Mathias
Reimann voque lmergence de gros cabinets et la transformation concomitante de la pratique
juridique dune profession librale en activit commerciale. Voir Mathias Reimann, Droit positif et
culture juridique : Lamricanisation du droit europen par rception dans F. Terr, dir., Archives de
philosophie du droit : Lamricanisation du droit, t. 45, Paris, Dalloz, 2001, 61 la p. 71. Les mmes
questions sont maintenant souleves en France, o le Prsident Sarkozy a mandat une commission
sous la direction de lavocat Jean-Michel Darrois pour tudier les mutations qui ont boulevers la
profession davocat et qui menacent son unit. Voir Lettre de mission de Nicolas Sarkozy Matre
Darrois, Paris, 30 juin 2008, en ligne : Commission Darrois .

25 Sur la progression des jeunes avocats au sein de ces structures hirarchises, voir Marc Galanter
et William Henderson, The Elastic Tournament: A Second Transformation of the Big Law Firm
(2008) 60 Stan. L. Rev. 1867.

2009] D. JUTRAS CULTURE ET DROIT PROCESSUEL : LE CAS DU QUBEC 283

C. La dsacralisation de la justice civile
Le troisime constat est li aux deux premiers : dans cet univers o lventuelle

rsolution dun conflit par le juge au terme dun procs est de plus en plus rare, faut-il
changer la donne ? Faut-il offrir autre chose, cest–dire un processus plus convivial,
moins intimidant, moins coteux et mieux contrl ? Sarrimant une logique
bureaucratique et administrative charge de mesurer les cots et les dlais et
damliorer lefficacit des institutions de justice civile, les juges au Qubec
reconfigurent leur rapport aux parties. La figure du juge passif, du juge-arbitre qui
regarde de haut (littralement) le bras de fer entre les parties, cde le pas au juge actif,
spcialiste de la gestion des conflits, qui nhsite pas sasseoir la mme table
quelles pour rgler les problmes. La dernire rforme du Code de procdure civile a
ainsi confr au juge plusieurs pouvoirs de supervision et de gestion du litige, qui
sexercent de manire plus ou moins formelle, sappuyant nanmoins toujours sur
limage dautorit du juge. Ce dernier encourage la coopration entre les parties,
favorise lidentification des questions qui posent rellement problme et propose des
moyens de circonscrire le dbat et de parvenir plus rapidement la solution du
litige26. Surtout, au Qubec comme ailleurs en Occident, les modes participatifs de
rsolution des conflits, comme la conciliation et la mdiation, sont de plus en plus
judiciariss. Du moins, le discours des juges change : ils ne voient plus
ncessairement ladjudication comme leur mode daction privilgi27. Ltat, ses
frais, met ainsi son poids derrire les mcanismes de conciliation mens par les juges,
en premire instance comme en appel, ds lors que les parties y consentent28. L
encore, limage du juge sen trouve immanquablement transforme.

26 Sur les pouvoirs de gestion du juge, voir art. 151.6 et 151.11 C.p.c. Voir aussi Qubec, Ministre
de la Justice, Rapport dvaluation de la Loi portant rforme du Code de procdure civile, Qubec,
Publications du Qubec, 2006 la p. 36, relativement la sous-utilisation par les parties des
confrences de gestion de linstance mene par le juge [Rapport dvaluation].

27 Voir art. 151.14-23 C.p.c. (premire instance) et 508.1 C.p.c. (appel), qui prvoient la possibilit
dune confrence de rglement lamiable mene par un juge. Cependant, il ne faut pas exagrer
limportance quantitative de cette voie de rsolution des litiges. Compte tenu des ressources
disponibles et de la proportion somme toute limite de dossiers traits par cette voie, il serait inexact
de dcrire la conciliation judiciaire comme un vecteur privilgi de la justice civile au Qubec. Pour
des statistiques rcentes, voir Rapport dvaluation, ibid. aux pp. 51-57.

28 Le poids de ltat ne pse pas bien lourd. Bien que ces confrences semblent conduire des
rsultats favorables quand elles sont organises, il nest pas certain que des ressources suffisantes y
aient t affectes par le gouvernement. Voir Rapport dvaluation qui indique que les parties doivent
souvent attendre plus de trois mois aprs leur demande pour obtenir enfin une sance de conciliation
et que les confrences de rglement sont assez rarement organises en dehors des grands centres
urbains, faute de ressources (ibid. aux pp. 51-57).

284

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

[Vol. 54

D. La mobilisation de la justice civile des fins politiques

Dernier constat, celui-l plus proprement nord-amricain29 : dans un paradoxe
tonnant, alors que la justice civile est soit inaccessible, soit boude par les citoyens
ordinaires, le recours en justice reste nanmoins le vhicule dune certaine
mobilisation politique du droit. Dans une mesure beaucoup moins marque
quailleurs en Amrique du Nord, mais nanmoins bien relle, le Qubec est touch
par ce que Robert Kagan dcrit comme ladversarial legalism30.

La culture politique au Qubec saccommode assez bien de lide que le recours
en justice est un moyen daction sociale parmi dautres et que le juge peut tre amen
juger de questions politiques partir de normes juridiques ouvertes. Les indices
dune instrumentalisation politique du droit se trouvent notamment dans les
contentieux constitutionnels fonds sur la Charte canadienne des droits et liberts31.
Dans la direction oppose, la trace du phnomne est galement perceptible dans la
pratique (encore assez limite) des poursuites-billons, par lesquelles le recours civil
est utilis pour faire taire les opposants politiques32. Plus largement, des recours
collectifs mergent dont la finalit premire est moins la rparation dun prjudice
minime rpt grande chelle que la sanction de comportements illgaux dont ltat
semble se dsintresser33. Il y a ainsi au Qubec une prolifration de recours collectifs
ports par des reprsentants financs tant par ltat34 que par des tiers, qui visent

29 Encore que pour certains, il sagisse dun phnomne occidental. Voir par ex. supra note 13 ; voir

30 Robert Kagan, Adversarial Legalism: The American Way of Law, Cambridge, Harvard University

aussi Terr, supra note 24.

Press, 2001 la p. 3 :

To encapsulate some of the distinctive qualities of governance and legal process in the
United States, I use the shorthand term adversarial legalism, by which I mean
policymaking, policy implementation, and dispute resolution by means of lawyer-
dominated litigation. Adversarial legalism can be distinguished from other methods of
governance and dispute resolution that rely instead on bureaucratic administration, or
on discretionary judgment by experts or political authorities, or on the judge-
dominated style of litigation common in most countries.

31 Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant lannexe B de la Loi de 1982 sur le

Canada (R.-U.), 1982, c. 11.

32 Les poursuites stratgiques contre la mobilisation publique les poursuites-billons (SLAPP) :
Rapport du comit au ministre de la Justice, Montral, Ministre de la Justice, 2007 (Prsident :
Roderick A. Macdonald), en
ligne : Justice Qubec . Voir aussi Loi modifiant le Code de procdure civile pour
prvenir lutilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la libert dexpression et la
participation des citoyens aux dbats publics, L.Q. 2009, c. 12.

33 Sur le recours collectif comme vecteur de transformation sociale au Qubec, voir Pierre-Claude
Lafond, Le recours collectif, le rle du juge et sa conception de la justice : impact et volution,
Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2006.

34 Le Qubec, en 1978, a t la premire province au Canada adopter une loi autorisant les recours
collectifs. Elle est aussi la province o le rgime dautorisation des recours collectifs est le plus ouvert

2009] D. JUTRAS CULTURE ET DROIT PROCESSUEL : LE CAS DU QUBEC 285

assurer la mise en uvre de politiques publiques en matire de consommation, de
soins de sant, de services financiers, de relations de travail ou denvironnement. Le
litige civil devient alors, tout naturellement, un outil de gouvernance publique.

En somme, sur des questions comme le bon usage du procs, limportance
respective de la conciliation et de la dcision judiciaire, la place accorde en justice
lexpression des
la
bureaucratisation du pouvoir judiciaire et la commercialisation de loffre de droit et
du statut davocat, le droit processuel du Qubec se rattache troitement lensemble
nord-amricain. Ce premier axe de la culture juridique du procs croise les deux
autres axes mentionns plus tt : la culture du procs que partagent les acteurs du
droit et la culture normative des sources du droit processuel.

la fonction politique de

intrts collectifs,

la

justice,

II. La culture professionnelle du droit processuel : un air de

common law en pays de droit civil

Si lon sintresse aux reprsentations que se font les juristes qubcois du procs
et des institutions de justice civile, le rattachement de leur culture la tradition de
common law ne fait pas de doute. La vision traditionnelle est librale et
individualiste35. Dans cette conception du contentieux, les parties conservent le choix
de mettre en uvre ou non les droits dont elles disposent et le choix des moyens pour
y parvenir. Elles matrisent le droulement du litige, sous la supervision ventuelle
dun juge qui dispose de moyens de contrle, mais qui na que peu ou pas dinitiative.
Le processus est contradictoire et dans sa partie cruciale, oral36.

Bien que la trs grande majorit des litiges se terminent sans quil y en ait une,
laudience, ou le procs au sens strict du terme, constitue limage la plus forte de cette
culture professionnelle. la diffrence de ce qui se passe dans les rgimes
processuels civilistes, le procs de common law demeure un moment dont lunicit
nest pas dcoupe en morceaux denqute, bien quil puisse staler sur plusieurs
jours. Laudience est laboutissement dun travail de prparation men par les parties,
la mise en scne devant le juge des tmoignages, des expertises et des autres lments
de preuve accumuls jusqualors, loccasion dun face–face o les versions
contradictoires sont mises lpreuve. Bien quil nexiste pas dtude empirique

et o le financement du recours par ltat est le plus gnreux. Voir Loi sur le recours collectif, L.R.Q.
c. R-2.1.

35 Voir Belley, supra note 14.
36 Mis part les interrogatoires pralables, la phase qui prcde le procs est bien des gards
domine par lcrit. Au Qubec, les procdures crites (la requte introductive dinstance, la dfense,
la demande reconventionnelle, la rplique) sont normalement assez dtailles, la diffrence du droit
amricain. Elles servent dabord circonscrire le litige entre les parties et dlimiter la preuve
pertinente et la porte des interrogatoires faire. Bien que la dfense orale soit permise et quelle ait
t favorise par la rforme rcente de la procdure civile, les statistiques indiquent que la trs grande
majorit des dfenses continuent dtre formules par crit. Voir Rapport dvaluation, supra note 26
aux pp. 46-49.

[Vol. 54

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

286

qualitative sur le sujet au Qubec, il est probable que cette image dun tournoi entre
parties autonomes colore aussi les pratiques des avocats en dehors de la salle
daudience. Les interrogatoires pralables et la communication des preuves
documentaires, par exemple, se droulent souvent dans un cadre antagoniste. Les
pratiques de ngociation des avocats qubcois mriteraient aussi un examen serr,
qui permettrait de mesurer lquilibre entre coopration et affrontement dans la
rsolution ngocie des diffrends37.

Lautre image forte de cette culture professionnelle est celle du juge. Dans la
culture juridique qubcoise, comme dans les cultures de common law, le juge jouit
dun statut privilgi et dune identit propre. On est loin du juge anonyme et
fonctionnaris la franaise. Bien au contraire, lautonomie du juge par rapport
ltat est une valeur fondamentale et le judiciaire saffirme comme pouvoir
indpendant et comme contrepoids au pouvoir politique. lissue du procs, le juge
dlibre et tranche. Le jugement est motiv et discursif. Le langage ny est pas cod
en forme de syllogismes et le juge est libre de sy exprimer dans le style qui lui
appartient. La vision traditionnelle au Qubec place donc laudience, la reprsentation
des parties par un corps professionnel et le juge-arbitre au cur mme de ses images
de la justice38. Les racines de cette culture professionnelle sont profondment
enfonces dans le terreau de la common law.

Cela dit, cette culture professionnelle nest pas immuable. Elle fait, depuis une
quinzaine dannes, lobjet de transformations significatives, dont la trace et lorigine
se trouvent dans toutes les traditions de common law et peut-tre dans lmergence
dune conception occidentale du procs et du juge. Ainsi, les derniers efforts de
rforme de la procdure civile au Qubec accordent un rle actif au juge, qui passe de
son sige darbitre passif celui de gestionnaire de conflit, balisant lautonomie des
parties. La logique bureaucratique sinstalle, dans la recherche de modes de gestion
du contentieux qui en acclrent le traitement et rduisent les abus. Les parties et les
juges sont invits embrasser le principe de proportionnalit, qui impose la retenue
dans le choix des moyens mis en uvre pour raliser les droits, la mesure de la
valeur de lenjeu litigieux39.

37 Voir Robert Dingwall et al., Firm Handling: The Litigation Strategies of Defence Lawyers in
Personal Injury Cases (2000) 20 L.S. 1. Les auteurs montrent comment les pratiques de ngociation
sont affectes par des variables multiples, telles que la conception de lavocat de son indpendance par
rapport au client, la culture institutionnelle du client, le caractre routinier ou exceptionnel du dossier
et la participation occasionnelle ou rpte du client des matires contentieuses (repeat player ou
one-shot player). Nanmoins, les pratiques non coopratives de ngociation (hard bargaining)
semblent bien tablies dans plusieurs matires contentieuses.

38 Mme la justice administrative semble tente par ce paradigme. Malgr un rgime juridique qui
leur impose une procdure souple et informelle, bien des juges administratifs associent la procdure
contradictoire et la relative passivit du juge un statut plus proche du judiciaire et de ses garanties
dindpendance par rapport ltat.

39 Voir art. 4.2 C.p.c.

2009] D. JUTRAS CULTURE ET DROIT PROCESSUEL : LE CAS DU QUBEC 287

Dans ces efforts de rduction des cots et des dlais de la justice civile, le Qubec
ne sloigne pas beaucoup du monde de la common law. Linspiration de la plupart
des rformes de la procdure mises en uvre en 2003 est venue, au premier chef, du
modle propos par Lord Woolf dans son rapport de 199640. Plus largement, et bien
que des sources internationales et de droit civil y soient envisages, les sources de
common law dominent parmi lventail des rformes et rapports examins par le
comit charg de la rvision du Code de procdure civile du Qubec41.

Il est trop tt pour dire si les virages proposs par la rcente rforme changeront
vraiment la culture du droit processuel au Qubec42. Les vagues de rformes
prcdentes sont parvenues, dans une certaine mesure, attnuer le formalisme
procdural43 et amliorer lefficacit des institutions de justice. Toutefois, le principe
fondamental de lautonomie des parties et de leur contrle du litige reste la trame sur
laquelle se dessinent toutes les rformes, sinon lcueil sur lequel elles se brisent
lune aprs lautre.
Ainsi, par exemple, si le Barreau se dclare gnralement favorable aux mesures
destines amliorer lefficacit de la justice et toutes les formes de justice
participative, il sinquite nanmoins lide que les parties se voient imposer un
expert unique ou soient prives de leur droit de faire valoir des expertises
contradictoires44. Au nom de lautonomie des parties, le Barreau affirme ainsi une
conception classique du procs, o la vrit nest pas transcendante et o elle
napparat jamais aussi bien que dans la confrontation de versions opposes. Sur le

40 Lord Harry Woolf, Access to Justice: Final Report to the Lord Chancellor on the Civil Justice
System in England and Wales, Londres, Her Majestys Stationery Office, 1996. Lide du juge
gestionnaire qui merge de ce rapport nest pas entirement trangre la conception du rle du juge
dans les pays de droit civil. Inversement, quelques mesures destines favoriser la coopration entre
les parties font aujourdhui surface en France. Voir France, Mission Magendie, Clrit et qualit de
la justice : La gestion du temps dans le procs : Rapport au Garde des Sceaux, ministre de la Justice,
Paris, Ministre de la Justice, 2004 (Prsident : Jean-Claude Magendie), en ligne : Ministre de la
Justice . Visiblement, les modles
circulent en aller-retour.

41 Voir Rapport sur la rvision, supra note 6, ann. 5.
42 Voir Rapport dvaluation, supra note 26, qui constate le peu de succs de plusieurs mesures lies
la gestion de linstance, comme limposition dun dlai maximum de cent quatre-vingts jours entre
la requte introductive dinstance et linscription pour enqute et audition, lobligation de prsenter la
requte introductive dinstance un juge ds le dbut des procdures, lobligation de ngocier une
entente sur le droulement de linstance et la possibilit dobtenir une confrence de gestion de
linstance.

43 Voir par ex. art. 2, 20 C.p.c.
44 Voir Barreau du Qubec, Mmoire sur le document intitul Rapport dvaluation de la Loi
portant rforme du Code de procdure civile, Qubec, Barreau du Qubec, 2008 aux pp. 22-27, en
ligne : Barreau du Qubec . Lide dune expertise unique est bien admise, mais seulement avec le
consentement des parties. Un projet pilote en ce sens est en marche la Cour suprieure du Qubec,
dans le district de Qubec, depuis le 1 avril 2008.

[Vol. 54

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

288

mme fondement dautonomie des parties, il soppose aussi aux mesures de
contrainte visant favoriser le dpt dune dfense orale plutt qucrite45. De mme,
du point de vue du Barreau, laspect le plus controvers de la rforme de la procdure
semble rsider dans limposition dun dlai de rigueur assez court entre le moment de
lintroduction de laction et linscription pour enqute et audition, qui entrave
lautonomie des parties dans les phases initiales du litige46. Le Qubec est encore loin
dune nouvelle culture de la procdure civile et encore plus loin de changements
profonds qui puissent freiner le dsengagement des citoyens lendroit de la justice
civile.
De leur ct, les juges affirment vaillamment la ncessit dun changement
fondamental de culture, invitant les parties passer du mode antagoniste au mode
coopratif, mais encore trs peu de jugements font une application muscle du
principe de proportionnalit. Si les excs commis de mauvaise foi sont souvent punis,
les parties peuvent nanmoins dterminer par elles-mmes la vigueur avec laquelle
elles entendent faire valoir leurs droits. Lide que la justice puisse constituer un
service public, dont tout le monde fait les frais, ne chemine que bien lentement47. Le
changement de culture processuelle quannonait le rapport Woolf a pour linstant
beaucoup moins de prise au Qubec quau Royaume-Uni et on y demeure cet gard
plus common lawyers que les Anglais.

III. La culture normative du droit processuel : la rsurgence de

lhritage civiliste

Reste une dernire strate la culture juridique du droit processuel, soit celle qui
merge du discours savant sur les sources et la mthode de la procdure civile.
Premier constat cet gard : le droit qubcois produit peu de thorisation du droit
processuel. Il existe bien plusieurs manuels pratiques et de rpertoire, mais leur
vocation premire est pragmatique. Le droit processuel nintresse quune poigne
duniversitaires, telle enseigne que le corpus doctrinal se trouve assez parpill,
couch dans quelques monographies, dans un certain nombre de rapports de comits

45 Ibid. aux pp. 28-30.
46 Ibid. aux pp. 4-13.
47 Cest ce que le Rapport dvaluation, supra note 26 la p. 38 dcrit comme le principe de

proportionnalit sociale :

Mme si les tribunaux ont dj la responsabilit dassurer le bon droulement de
linstance et de forcer le respect de la rgle de la proportionnalit, il ne serait peut-tre
pas superflu dajouter larticle 4.2 (C.p.c.) que la rgle de la proportionnalit vise non
seulement les parties au litige mais galement lutilisation quelles font des services
judiciaires publics par rapport celle quen fait lensemble des citoyens.

2009] D. JUTRAS CULTURE ET DROIT PROCESSUEL : LE CAS DU QUBEC 289

de rvision de la procdure et de mmoires dposs auprs de lAssemble nationale
du Qubec, et aussi, de manire non ngligeable, dans les dcisions judiciaires48.
ce chapitre, la jurisprudence rcente de la Cour suprme du Canada comporte
des passages trs significatifs sur le cadre normatif, les sources et les procds
dinterprtation du droit processuel, qui marquent le rattachement de la procdure
civile qubcoise la tradition de droit civil :

Dorigines fort diverses, les rgles de la procdure civile qubcoise font partie
dun Code de procdure. ce titre, elles sinscrivent dans une tradition
juridique diffrente de la common law. Le droit fondamental en matire de
procdure civile demeure celui qudicte lAssemble nationale. Ses rgles se
retrouvent dans un code rdig en termes gnraux. La cration des rgles de
droit appartient ainsi principalement au lgislateur.
[…] La loi prime. Les tribunaux doivent baser leurs dcisions sur celle-ci. Sans
nier limportance de la jurisprudence, ce systme ne lui reconnat pas le statut
de source formelle du droit, malgr la lgitimit dune interprtation cratrice et
ouverte sur la recherche de lintention du lgislateur telle que lexpriment ou
limpliquent les textes de loi. […]
Un tribunal qubcois ne peut dcrter une rgle positive de procdure civile
uniquement parce quil lestime opportune. cet gard, dans le domaine de la
procdure civile, le tribunal qubcois ne possde pas le mme pouvoir crateur
quune cour de common law, quoique lintelligence et la crativit de
linterprtation judiciaire puissent souvent assurer la flexibilit et ladaptabilit
de la procdure. Bien que mixte, la procdure civile du Qubec demeure un
droit crit et codifi, rgi par une tradition dinterprtation civiliste49.

Cette inscription de la procdure civile du Qubec dans une tradition dinterprtation
civiliste a trs certainement un fondement identitaire et, partant, une porte culturelle.
Elle emporte deux consquences.
Elle marque, dabord, la place centrale occupe par le Code de procdure civile,

qui acquiert en quelque sorte le mme statut que le Code civil, lun sur le terrain
procdural, lautre sur le terrain substantiel. Dans cette reprsentation, le Code de
procdure ne doit pas tre envisag comme un assemblage clectique de solutions
pragmatiques, sujet des amendements frquents et une adaptation continue. Il
devient, plutt, le lieu dexpression cohrente de principes fondamentaux et dune
architecture conceptuelle relativement stable. Il ne sagit pas simplement dencadrer

48 Voir notamment Denis Ferland et Benot Emery, dir., Prcis de procdure civile du Qubec, 4e
d., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2003. Cela dit, il nexiste pas encore au Qubec douvrage
doctrinal qui propose une thorisation globale du droit processuel, comme il y a en France ou au
Royaume-Uni. Voir par ex. Loc Cadiet et Emmanuel Jeuland, Droit judiciaire priv, 5e d.,
Paris, Litec, 2006 ; Adrian Zuckerman, Zuckerman on Civil Procedure: Principles of Practice, 2e d.,
Londres, Sweet & Maxwell, 2006.

49 Lac dAmiante du Qubec lte c. 2858-0702 Qubec, 2001 CSC 51, [2001] 2 R.C.S. 743 aux

para. 35, 37, 39, 204 D.L.R. (4e) 331 [Lac dAmiante].

[Vol. 54

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

290

la cration de normes jurisprudentielles en marge de la loi : il sagit, plus
gnralement, de faire du Code de procdure civile un vritable code50.
Il nest pas certain que le texte actuel du Code de procdure civile comporte la

cohrence requise pour acqurir une telle charge symbolique dans lordre juridique
qubcois. Sil est possible que cette vision prenne racine, il faudra sans doute, pour y
arriver, faire une plus grande place aux principes fondamentaux ajouts au Code de
procdure civile en 2003 (la matrise du litige par les parties, le pouvoir de gestion du
tribunal, la bonne foi des parties, la conciliation et la proportionnalit)51 et leur donner
une vritable porte normative. Il faudra, en particulier, prciser dans quelle mesure le
principe dautonomie des parties est affect par les principes de conciliation et de
proportionnalit et par le pouvoir de gestion du tribunal. Il faudra accepter que ces
principes puissent servir de sources autonomes dans llaboration de rgles
subsidiaires non crites, comme cest le cas pour les principes fondamentaux du droit
substantiel noncs dans le Code civil. Pour linstant, la lecture faite par les tribunaux
de ces principes de la procdure civile ne leur accorde pas beaucoup de force de
traction au-del de leur concrtisation explicite ailleurs dans le Code.

Linscription du droit processuel dans une tradition dinterprtation civiliste
emporte une seconde consquence, soit celle du ncessaire arrimage du droit
processuel (mixte) au droit substantiel (mixte lui aussi dans ses sources, mais se
dtachant peu peu de cette mixit)52. Le droit processuel se trouvant rattach, tant
par sa culture politique que par sa culture professionnelle, la tradition de common
law, la question de savoir comment intgrer au droit qubcois les transformations de
la procdure civile mergeant du reste du continent nord-amricain se pose avec
acuit. Ici encore, la jurisprudence rcente offre certaines directives mthodologiques
qui affirment la singularit du droit qubcois dans cet espace. En particulier, elle
impose la prmisse suivante : en matire de droit judiciaire, comme en matire de
droit substantiel, le droit qubcois se suffit lui-mme et dispose en son sein des
moyens dassurer son dveloppement et son adaptation53.
Ainsi, le droit judiciaire qubcois reconnat dsormais le principe de la
confidentialit des interrogatoires pralables, non pas parce que ce principe serait

50 Lide de codification saccorde mal avec une lecture fige des textes, mais inversement, le
caractre fondamental dun code dans lordre juridique emporte le risque que les arguments dordre
pragmatique aient moins de prise. Pour linstant, la procdure demeure la servante du droit, selon la
formule maintes fois rpte.

51 Voir art. 4.1-4.2-4.3 C.p.c. La numrotation en forme dajout au Code existant contredit

limportance premire qui devrait tre accorde ces principes.

52 Voir Daniel Jutras, Regard sur la common law au Qubec : perspective et cadrage (2008) 10

R.C.L.F. 311.

53 Le mme langage autonomiste se trouve en droit substantiel, o les emprunts la common law
sont carts en affirmant la compltude du droit civil qubcois. Il est possible dy voir une version
nouvelle du thme rcurrent de la protection de lintgrit du droit civil au Qubec, qui prend un lan
plus assur depuis lentre en vigueur du nouveau Code civil du Qubec. Voir par ex. Prudhomme c.
Prudhomme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663, 221 D.L.R. (4e) 115.

2009] D. JUTRAS CULTURE ET DROIT PROCESSUEL : LE CAS DU QUBEC 291

hrit des traditions de common law qui entourent le Qubec, mais bien parce quil
saccorde avec la finalit de linterrogatoire pralable lintrieur mme du droit
qubcois et avec les principes de droit substantiel relatifs la vie prive au Qubec54.
De mme, bien que le critre de dtermination de la juridiction internationale des
tribunaux qubcois ressemble celui qui est appliqu dans les autres provinces
canadiennes, il trouve son expression dfinitive dans les dispositions du Code civil
relatives au droit international priv55. Dans une tradition dinterprtation civiliste, les
deux codes doivent tre envisags comme un tout cohrent et sinterprter lun par
rapport lautre. La transposition de nouvelles institutions issues de la common law,
comme lordonnance de type Anton Piller56, doit se faire par la recherche de principes
qui puissent leur servir de point dappui dans le Code civil du Qubec et dans le Code
de procdure civile, afin de sy intgrer sans affecter la cohrence de lensemble.

Cela dit, lintgration du droit processuel au droit substantiel ne se fait pas sans
heurts, mme si les tensions entre droit civil et common law sont souvent
souterraines. Pose problme, par exemple, la pratique tablie en matire dinjonction
au Qubec, qui continue dvoquer des notions de common law (comme la doctrine
des mains propres) en sappuyant sur lorigine de cette voie de recours dans la
juridiction dequity du droit anglais. Envisage du point de vue procdural, en ce qui
a trait aux pouvoirs du juge et leur limite, linjonction a bien des racines en equity.
Envisage plutt comme lune des voies possibles de lexcution force en nature des
obligations civiles, linjonction, du moins linjonction permanente, devrait sintgrer
au droit substantiel de tradition civiliste, sans les restrictions qui lui sont attaches en
equity. Sur ce terrain, lintgration nest pas acheve.
De mme, les conceptions diffrentes de la frontire entre questions de fait et
questions de droit, en droit civil et en common law, conduisent une norme de
rvision en appel qui varie selon les juridictions canadiennes57. Alors que les

54 Voir Lac dAmiante, supra note 49.
55 Voir Spar Aerospace lte c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205,

220 D.L.R. (4e) 54.

56 Lordonnance de type Anton Piller, du nom de la dcision anglaise qui lui a donn forme, est une
mesure provisionnelle qui permet au demandeur dobtenir la saisie dlments de preuve lorsquils
sont en possession du dfendeur et quil y a des raisons de croire que ce dernier sapprte les faire
disparatre pour des raisons frauduleuses. Elle est rendue ex parte, cest–dire en labsence du
dfendeur, et excute durgence et sous des conditions trs strictes. Bien quelle ne soit pas
mentionne explicitement dans le Code de procdure civile, son existence en droit qubcois a t
reconnue par la Cour dappel du Qubec dans laffaire Raymond Chabot S.S.T. c. Groupe A.S.T.
(1993), [2002] R.J.Q. 2715 (C.A.).

57 Au Qubec, comme ailleurs au Canada, lappel dun jugement final est formul de plein droit
partir dun certain seuil montaire (50 000 $) et est assujetti lobligation dobtenir lautorisation den
appeler dans les autres cas (jugement interlocutoire ou valeur du litige infrieure 50 000 $). Voir art.
26, 29 C.p.c. ces obstacles explicites lintervention de la Cour dappel sajoute une norme de
rvision jurisprudentielle dont la Cour suprme du Canada assure luniformit et qui empche les
cours dappel dintervenir pour corriger une erreur de fait ou une erreur mixte de fait et de droit en
premire instance, moins quelle nait une certaine gravit et un caractre dcisif. Voir Housen c.

[Vol. 54

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

292

provinces canadiennes de common law acceptent assez bien de restreindre le pouvoir
de rvision des cours dappel quant lapplication par le premier juge dune norme
juridique des faits particuliers (une question mixte de fait et de droit), les
juridictions dappel au Qubec58 interviennent souvent sans rserve sur les questions
de qualification juridique opres par le premier juge. La question de savoir, par
exemple, si un certain comportement constitue une faute civile est rvise, dans les
dossiers en appel au Qubec, sans dfrence particulire pour le jugement de
premire instance, alors quelle ne serait rvise en common law quen prsence
dune erreur manifeste et dominante du premier juge. Ici encore, lintgration reste
faire et les divergences restent caches sous la surface.

Conclusion

Cest donc la pluralit des cultures du droit processuel quil faut conclure,
plutt qu lexistence dune culture intgre qui expliquerait les caractristiques
procdurales du systme national au regard de la culture du Qubec. Oprent en
parallle une conception nord-amricaine des finalits de la justice civile et de son
conomie, une conception du procs et des acteurs du droit ancre dans la tradition de
common law et lespoir dune intgration du droit judiciaire au grand uvre civiliste
issu des codifications de la dernire dcennie.

La mcanique de linteraction de ces trois cultures est sans doute un terrain
dexploration trs fertile, mais ce terrain est encore en friche. Il y a encore beaucoup
faire pour saisir comment les pratiques, les valeurs et les sources du droit processuel
sarticulent entre elles. Ainsi, par exemple, il est possible que le rattachement du
contentieux qubcois lensemble nord-amricain soit favoris non seulement par
lintgration de plus en plus grande des cabinets davocats et de loffre de services
juridiques, mais aussi par la prsence dune culture professionnelle librale et
individualiste, qui fait du Qubec une terre de common law, du moins quant au droit
processuel. On a vu que ce rapprochement a probablement favoris lmergence de
recours collectifs dont la finalit politique dpasse de loin lindemnisation dun
groupe de victimes pour rejoindre la mise en uvre de politiques publiques au moyen
dinitiatives menes par la socit civile. Or, il se trouve que ce phnomne, aux
tats-Unis, est parfois expliqu en fonction dune culture politique populiste,
caractrise par la mfiance lgard des autorits politiques. Faut-il sinquiter de
voir apparatre au Qubec ces recours publics dinitiative prive, alors que la culture
politique qubcoise est historiquement plus sensible au rle de ltat comme vecteur
de ralisation des aspirations collectives et plus proche, en ce sens, des sensibilits
politiques europennes ?

Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, 211 D.L.R. (4e) 577 ; Daniel Jutras, The Narrowing
Scope of Appellate Review: Has the Pendulum Swung Too Far ? (2006-08) 32 Man. L.J. 61.

58 Il faut entendre ici la Cour dappel du Qubec, mais aussi la Cour suprme du Canada, lorsquelle

sige en rvision dune dcision issue du Qubec.

2009] D. JUTRAS CULTURE ET DROIT PROCESSUEL : LE CAS DU QUBEC 293

De mme, on a vu que la culture librale et individualiste du droit processuel
soppose aux transformations du contentieux et des institutions de justice qui
caractrisent les dernires rformes. Quen est-il de ce discours normatif qui impose
maintenant lintgration du droit processuel dans la grille civiliste ? Sera-t-il source
de nouvelles rsistances ? Les modes de production et dinterprtation des normes qui
caractrisent le droit civil priveront-ils le juge qubcois de la souplesse requise pour
adapter lordre juridique aux transformations du contentieux59 ? Faudra-t-il recodifier
le droit judiciaire court terme60 ? Verrons-nous apparatre, ct dun code de
procdure sclros, une srie de pratiques, sinon de rgles de pratiques nouvelles,
comme autant de rponses leffritement des principes traditionnels de la procdure
civile ? Ou doit-on, au contraire, voir dun bon il cette rsurgence de la mthode
civiliste dans le droit processuel ? Saccompagnera-t-elle dune nouvelle influence du
droit processuel de tradition civiliste, dans la qute dun juste quilibre qui
redonnerait leur vigueur aux institutions de justice civile ?

questions et parviendra mettre en dialogue ses diffrentes cultures juridiques.

Lavenir nous dira comment le droit processuel qubcois rpondra ces

59 ce titre, lide que le pouvoir crateur du juge qubcois est circonscrit par les termes du Code
de procdure civile est-elle compatible avec les principes constitutionnels qui dterminent le pouvoir
inhrent des juges des cours suprieures ? Comment cette ide que la loi prime et que la cration
des rgles de procdure appartient principalement au lgislateur se coordonne-t-elle avec lart. 46
C.p.c. ?

60 Cest un enjeu dautant plus important que les rgles de procdure civile au Qubec sont
essentiellement consignes en forme lgislative, au sein du Code de procdure civile, alors que le
rgime juridique des autres provinces canadiennes permet llaboration souple et dynamique de rgles
de pratique jouant le mme rle.