D6mocratie et libert6s : quelques propos sur le contr6le de
constitutionnalit6 et l’htronomie du droit
Karim Benyekhlef*
La mise en ouvre des drolts et libertd conserds daas ]a Clsrte
canadienne des droits et libertds suscite des d6bats quant A la lgiti-
mit6 d contrble consitutinnel
par les tribunaux. L’auteur constate
cependant que ceux qui sont en faveur de ce contrhln et ceux qui s’y
opposent conceptualisent la democratie uniquement sons l’angle du
suffrage universel, ce qu’il qualifie d’obstacle -pistdmologique. L’au-
tear souhaite ddmasquer I caractbre captieux de cette proposition
pour ddmonurer que lea liberts constituent on point d’ancrage fonda-
mental qui distingue la ddmocratie des autres fonnes de gouveme-
mont, et que le droit ert one voin do midiation valable par laquelle les
valeurs dtmocrafiques foudarnentales .ont susceptibles de se raliser.
A cet 6gard, l’auteur note que la Cour suprime entretient certaines
contradictions qui entravent sa ddmarche: tout en reconaissant le
bien-fond6 du paradigme ddmocrasique hmentaire (suffrage univer-
sel), elle semble s’arroger des pouvoirs qui le contredisent.
Solon l’auter, to concept de drmscratie, lorsque r/duit an simple
moment dlectoral, traduit mal I’iddal dimocratique. A partir des thin-
ties de Bacchier, qui propose on module dtmocratique thdorique
selon lequel la ddmocratie apparalt comme le rdgime le plns naturel
a rhomme, l’auteur note que la ddmocratie actnelle est affaiblin par
la ddldgation in6vitable. Par contre, la communication parmet la
population de participer aux ddbats entourant i prise do ddcisions. De
pins, le polycentrisme divise le activitti de la politic en plusieurs
centres afri d’dviter lea risquer d’autocratie. Ces 6ldments font de Ia
ddmocratie actuelle un ensemble dynamique et auto-iquilibrateur et
constituent one assuranre capitale contre l’autocratie.
L’auteur s’interroge ensuito sur l’origine, Ic sens et la port&e des
libertds dans l’univers dimocratique afir de lea situer par rapport bi
l’id.al ddmocratique. Solon lui, lea fibertis 6tant der projections de
l’esprit par lesqoeller des baribres concrster
I’nction du pouvoir
sent 6rigdes, elles peuvent don apparatre comme one assurance con-
tre I’arbitraire du pouvoir, lgitimant ainsi son exercice.
Les dorx doctrines principales qul dominent rNvolation de la
pensad politique conoivent lea liberts fondamentales d’une part
comme des attribats naturels et d’autre part comme des privilfger his-
toriques. Quat an droit naturel, l’aoteur considbre qu’il n’est pars
exempt de toue critique. En effet, l’id.e selon laquelle le droit naturel
constisne on ttalon face auqoel s’exeroe I’autoritd suppose one auto-
nomie du digit par rapport an politique. En outre, lidentification des
droits naturels a depuis longtemps pos6 problime. car it n’est pas pos-
sible de ddgager une loi objective commune au genre human. Plut&t
que d’adopter one conception historiciste, l’auteur propose alors que
le droit naturel s’amarr A la conception polyceontrique de la dimocra-
tie, permuettant ainsi la erdation d’un espaco public ni la communica-
tion participe an d6bat ddmocratique. Ainsi, lea libertds fondamen-
tales, dont celles consecrdes dans los textes constitutionnels,
apparaissent neessaires At la democratin purce qu’elles foumissent un
outil de mdiation institutionrel par lequel on ordone l’tquilibre des
pouvoirs. Le pouvoir judiciaire reprasente 21 cot igard on form de
discussion qui rend compte de ]a structure dynamique et polycen-
trique de la dimocratie, co que m6connat le paradigme ddmocratique
616mentaire.
Tout en choisissant de ne pas les approfondir, I’auteur propose
plnsieurs antres arguments mdritoire ne s’apparntant par strictement
an paradigme dimocratique 6ldmentaire pour contester le contrle de
constitutionnalit6 par les tribunaux, comme la contestation de la ldgi-
timit6 des tribunaux en rant que forum de discussion des valeurs de
notre soci&td, le fait que les juges sount ne dlite peu reprdsentative des
opinions de la majocird et le cotit dlev6 des procAdures jadiciaires.
Since the coming into force of the Canadian Charter of Rights
and Freedoms, there has been considerable debate about the legiti-
macy of judicial power to review legislation on constitutional
grounds. The author notes that both the supporters and opponents of
this power regard democracy strictly from the viewpoint of universal
suffrage. Believing this to be an epistemological trap, the author seeks
to lay bare the specious nature of this approach by showing that our
fundamental freedoms are in fact a basic starting premise of democ-
racy which distinguishes it from other forns of government, and that
law is a valid means by which these fundamental democratic values
can be realized. On this point, he notes that the Supreme Court has
exhibited a somewhat inconsistent approach: while recognizing the
validity of the basic democratic paradigm (universal suffrage), it has
claimed certain powers which contradict it.
lre author feels that if the concept of democracy is reduced to its
narrow electoral sense, it fails to dojustice to the tree ideal of democ-
racy. Following Bacehier who proposes a theoretical model in which
democracy is presented as the most natural system of government, the
author notes that democracy as he know it today is weakened by the
inevitable delegation of power. On the other hand, communication
has enabled the population at large to participate in political debate
and decision making. Moreover, polycentrism has divided the activ-
ities of the polity in such a way as to lessen the risk of autocracy.
These different aspects have made modem democracy a dynamic sys-
tem of checks and balances and constitute an important source of pro-
tection against autocracy.
The author then examines the origin, meaning and scope of our
fundamental freedoms in order to situate them within the democratic
ideal. He feels that since these freedoms are abstract concepts which
create concrete barriers to the exercise of po er, they can in turn be
viewed as a source of protection against the arbitrary use of that
power, and thereby lend legitimacy to its use.
le
two principal doctrines which have dominated the evolution
ofpoitilcal theory view fundamental freedoms as natural rights or his-
torical privileges. Concerning the natural rights approach, the author
finds fault with certain of its tenets. Indeed, the idea that natural law
is an external yardstick measuring the exercise of power presupposes
that law is autonomous from politics. Moreover, identifying natural
rights has always proved difficult since it is impossible to derive
objective legal standards common to all humanity. But rather than
adopt the historical approach, the author suggests that the natural law
approach should embrace the polycentric conception of democracy, as
this would enable the creation of a public forum where communica-
don is a part of democratic debate. Fundamental freedoms, such as
those entrenched in our constitutional documents, are thereby clearly
seen as an essential component of democracy because they provide a
tool for mediation between institutions and thus ensure an adequate
balance of power. Judicial power thus appears ns a forum for debate
within a dynamic and polycentric conception of democracy, some-
thing which is totally foreign to the basic democratic paradigm.
Without elaborating on them, the author introduces several other
noteworthy arguments which, like that based on the basic democratic
paradigm, are used to question the legitimacy of coastitutional control
by the courts : the validity of thejudicial setting as an arena fordebate
over social valuer ; the fact that judges are an elite which is not ne-
essarily representative of the opinions of the majority; and the high
cost ofjudicial proceedings.
* Professeur, Centre de recherche en droit public, Facult6 de droit, Universit6 de Montreal. La
recherche pour cet article a 6t6 rendue possible grfice A une subvention du C.R.S.H. L’auteur tient
a remercier Monsieur Sylvain Hupp6, 6tudiant au baccalaurat A la Facult6 de droit de l’Universit6
de Montreal, ainsi que Monsieur Frangois Themens, bachelier en droit de la Facult6 de droit de
l’Universit6 de Montreal, pour leur aide pr~cieuse dans le rep~rage et le d~pouilIement de la doc-
trine et de la jurisprudence.
Revue de droit de McGill
McGill Law Journal 1993
Mode de rf~rence: (1993) 38 R.D. McGill 91
To be cited as: (1993) 38 McGill L.J. 91
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 38
Sommaire
Introduction
I.
Sur la d~mocratie
A. La logique dimocratique
B. Les pratiques dimocratiques
C. Palabre/Communication
D. Unanimiti/Opposition
E. Quelques mots sur la Cour supreme du Canada
Sur les libert~s
II.
III. Sur le droit comme voie m~diatrice
Conclusion
Introduction
La mise en oeuvre des droits et libertds consacr6s dans la Charte cana-
dienne des droits et libertis’ a suscit6, et continue de susciter, des d6bats. Com-
ment doit-on interpr6ter ces droits et libert6s ? Qui en sont les titulaires precis ?
Quelles sont les limites acceptables au plan d6mocratique que le 16gislateur peut
apporter aux diverses dispositions constitutionnelles ? Toutes ces questions pri-
mordiales, dans l’appr6hension du document constitutionnel, devraient, au plan
th6orique, pr6supposer, quant h leur r~glement, la solution d’une question pre-
miere, celle tenant t la 16gitimit6 du contr6le constitutionnel par les tribunaux.
Cette question premiere n’a pas 6t6 occult6e par la doctrine canadienne.
Elle a toutefois 6t6 profond6ment influenc6e par les polmiques am6ricaines en
la mati~re2. II s’agissait dans certains cas de se d6marquer et, dans d’autres,
d’embrasser, avec plus ou moins d’6treinte, la d6marche am6ricaine4. Le d6bat
tive >> (1992) 37 R.D. McGill 27 A la p. 33.
l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 [ci-apr~s la Charte].
1Charte canadienne des droits et libertis, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant
2p. Zylberberg,
(1987) 25 Osgoode Hall L.J. 87 ; B. Slattery, < A Theory of the Charter >> (1987) 25 Osgoode Hall
L.J. 701 ; L.E. Weinrib,
10 Supreme Court L.R. 469 ; J. Cameron, << Liberty, Authority, and the State in American Cons-
titutionalism >> (1987) 25 Osgoode Hall L.J. 257.
4Voir notamment P.J. Monahan, Politics and the Constitution : The Charter, Federalism and the
Supreme Court of Canada, Toronto, Carswell, 1987 ; PJ. Monahan, << Judicial Review and Demo-
cracy: A Theory of Judicial Review >> (1987) 21 U.B.C. L. Rev. 87 ; A.F. Bayefsky, << The Judicial
19931
DtMOCRATIE ET LIBERTtS
une meilleure comprehension des enjeux,
am~ricain peut certes contribuer
mais il faut 6galement reconnaitre que la question en appelle d'autres et qu'elle
drpasse la simple opposition entre interpretivism et noninterpretivism5, opposi-
tion qui alimente, pour l'essentiel, les r6flexions am6ricaines. I1 ne s'agit pour-
tant pas de privil6gier simplement une m6thode d'interprrtation aux drpens
des arguments fondrs sur
d'une autre. Chaque 6cole se justifie par le recours
les notions de suffrage universel, d'imputabilit6 drmocratique, de libert6 pr6-
contractuelle, de representation, etc. Tout le d6bat toume et tourne autour de la
question de l'6tendue du pouvoir judiciaire dans sa t che de contr6le de cons-
titutionnalit6, compte tenu du fait que ce contr6le peut mener A la n6gation de
la volont6 grnrrale (16gislateur 6lu) par un pouvoir drnu6 de toute la 16gitimit6
attribute, dans la psych6 d6mocratique, au suffrage universel (majorit6).
Bien qu'il existe de 16g~res variations parmi les opinions des polrmistes en
presence, et sans entrer immrdiatement dans les details, on peut affirmer que
deux 6coles s'affrontent. L'une, soucieuse notamment d'assurer l'essence de la
d6mocratie repr6sentative, estime que les juges non 61us doivent 6viter t tout
prix d'6tendre la port~e des garanties constitutionnelles et d'usurper ainsi le
pouvoir l6gislatif. L'interpr6tation doit etre stricte, voire litt6rale. Seules les vio-
lations claires, quasi flagrantes, du texte constitutionnel peuvent 8tre sanction-
n~es6. L'autre, soucieuse, pour sa part, d'assurer le respect des droits et libertrs
consacr~s dans le document constitutionnel, mais 6galement consciente du ddfi-
cit d~mocratique du pouvoir judiciaire, consid~re que les juges non 61us ne
doivent pas h~siter h censurer l'action 16gislative si celle-ci attente aux libert6s
s'61oigner
fondamentales. L'interpr~tation doit etre large et 6volutive, quitte
du sens original des mots de la garantie constitutionnelle. Nanmoins les tribu-
naux doivent grn6ralement s'abstenir d'6valuer l'opportunit6 (sagesse) de l'ac-
tion legislative.
(1987) 32 R.D. McGill 791 ; H.S.
Function under the Canadian Charter of Rights and Freedoms
Fairley, o Enforcing the Charter: Some Thoughts on an Appropriate and Just Standard for Judicial
Review> (1982) 4 Supreme Court L.R. 217; B. Strayer, The Canadian Constitution and the
Courts: The Function and Scope of Judicial Review, 3′ 6d., Toronto, Butterworths, 1988 ; J.C.
Bakan, Constitutional Arguments : Interpretation and Legitimacy in Canadian Constitutional
Thought > (1989) 27 Osgoode Hall L.J. 123.
5Le professeur Hogg drfinit sommairement ces termes:
Interpretivism is the theory that holds that judicial review of legislation must be based
on the language of the constitution. According to this theory, the role of the courts in
reviewing legislation ‘should not go beyond the interpretation of the text. Noninterpre-
tivism is the theory that holds that the text is so vague and indeterminate that the courts
are inevitably driven to apply standards that are not to be found in the text (Hogg, supra
note 3 4 la p. 91).
6 Pour les tenants de cette th~orie, les termes de la constitution am~icaine et en parti-
culier le Bill of Rights renferment et expriment l’6tendue du consentement de la popu-
lation. Le contr6le judiciaire de la constitutionnalite des lois n’est 16gitime qu’en autant
qu’il s’en tient au sens littral des dispositions du Bill of Rights et que les tribunaux
invalident uniquement les lois qui y contreviennent sprcifiquement (J. Gosselin, La
lggitimitg du contr~le judiciaire sous le rigime.de la Charte, Cowansville, Yvon Blais,
1991 b. lap. 133).
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 38
Ainsi, pour les uns et les autres, la drmocratie est essentiellement concep-
tualisre sous l’angle du suffrage universel (loi de la majorit6). II s’agit certes 1h
d’un trait saillant du concept drmocratique mais, comme nous tenterons de le
d6montrer par la suite, celui-ci ne saurait 8tre r~duit h cette simple perspective.
La non-reprdsentativit6 des juges est alors un th~me rdcurrent et central dans
l’argumentation. I1 ne semble pas possible d’aborder la question sans 6voquer
ce th~me. Ce demier devient un point de passage oblig6. I1 prrsente les carac-
tdristiques d’un donn6. Le drbat s’enlise alors et ne peut se renouveler. Nous
sommes en prdsence d’un obstacle gpistimologique. Ce paradigme drmocra-
tique, tel qu’il a 6t6 pos6 et throris6 par les commentateurs, devient une cause
de stagnation et d’inertie de la connaissance, pour employer une expression de
Bachelard. Ce paradigme, parce qu’il s’6rige en dogme, paralyse la rrflexion et
fige l’analyse en des termes rdducteurs7.
Comment contourner ce probl~me ? I1 s’agit sans doute de questionner,
pour reprendre les termes de Bachelard, les fondements de ce paradigme que la
plupart des commentateurs supposent apodictique. En fait, il faut drmasquer le
caractre captieux de la proposition selon laquelle l’essence drmocratique se
ram~ne A une simple formule mathrmatique (50+1). La demonstration ne sera
pas nouvelle. Elle suppose notamment que les libertrs constituent un point d’an-
crage fondamental auquel doit s’amarrer la d6mocratie si cette derni~re veut
rdpondre aux idraux qui la fondent et, par 1M, la distinguent des autres voies de
gouvemement des hommes. A cet 6gard, i est clair que le respect effectif des
libertrs est une valeur dont s’enorgueillit le syst~me d~mocratique, preuve tan-
gible de sa singularit6 iddologique. Ce respect affich6 entraime, par consequent,
des arbitrages, puisque l’amdnagement socio-politique suppose, par sa nature
meme, un choc des int~rts et des libertds.
Cet arbitrage des libertrs n’est pas l’apanage exclusif du pouvoir judiciaire.
En effet, le 16gislateur, dans ses 6noncds, et l’ex6cutif, dans l’application de ces
6noncds, proc~dent rrguli~rement A un tel exercice. Toutefois, il faut remarquer
que, dans l’ordonnancement des pouvoirs de l’Etat, cette tdche revient en pre-
mier lieu aux tribunaux. Cette pr66minence du pouvoir judiciaire, au plan de la
valeur intrins6que de l’6nonc6, est le rrsultat 6galement d’une croyance selon
laquelle celui-ci s’acquitte avec une plus grande objectivit6 et neutralit6 de ces
taches arbitrales, drtach6, en apparence, des contingences politiques auxquelles
7 L’obstacle dpistdmologique s’incruste sur la connaissance non questionne. Des habi-
tudes intellectuelles qui furent utiles et saines peuvent,
la longue, entraver la
recherche. << Notre esprit, dit justement M. Bergson, a une irresistible tendance
con-
siddrer comme plus claire l'idre qui lui sert le plus souvent >. L’idre gagne ainsi une
clartd intrins6que abusive. A l’usage, les ides se valorisent indfiment. Une valeur en
soi s’oppose 4 la circulation des valeurs. C’est un facteur d’inertie pour l’esprit. Parfois
une idde dominante polarise un esprit dans sa totalit6. […] I1 vient un temps oi l’esprit
aime mieux ce qui confirme son savoir que ce qui le contredit, oa il aime mieux les
rponses que les questions. Alors l’instinct conservatif domine, la croissance spirituelle
s’arr&e (G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution el une psy-
chanalyse de la connaissance objective, 10′ 6d., Paris, Vrin, 1977 aux pp. 14-15).
Voir dgalement G. Bachelard, La philosophie du non. Essai d’une philosophie du nouvel esprit
scientifique, 9′ 6d., Paris, P.U.F., 1983 A la p. 9.
1993]
DtMOCRATIE ET LIBERTIS
ne peuvent 6chapper les puissances 16gislative et ex6cutive. Bien 6videmment
cette croyance d~coule, en partie, de l’ordonnancement m~me de l’ttat. En
d’autres termes, la surdrtermination valorielle dont b~n~ficient les decisions
judiciaires dans l’imaginaire social r~sulte de l’allocation m~me des pouvoirs
dans la structure de gouvemement. L’une nourrit donc l’autre.
Quoi qu’il en soit, notre propos demeure jusqu’ici descriptif. Aux prises
avec une rralit6 institutionnelle, on ne peut que constater l’exercice des pou-
voirs. C’est au plan de l’6tendue de ces pouvoirs, comme nous le disions plus
trt, que la probl~matique se precise. I1 convient d~s lors de r~flrchir sur le con-
cept de d~mocratie (partie I). Les libert~s fondamentales constituent ensuite un
autre sujet de r~flexion. Quels sont le sens et la portre de ces libert~s, dans l’uni-
vers drmocratique, dont le pouvoir judiciaire se proclame souvent gardien et
dont il assume les arbitrages (partie I) ? Ayant r~flrchi sur la d6mocratie et les
libertrs, il importe ensuite de se demander si le droit constitue la voie de media-
tion par laquelle les valeurs, que sous-tendent ces deux notions, sont suscep-
tibles de se r~aliser (partie III). La question apparait d6lib~rment plus vaste que
celle, retenue par la plupart des commentateurs, relative aux justifications de
l’exercice du pouvoir judiciaire dans le paradigme drmocratique s. Cette exten-
sion interrogative, par rapport h la question initiale, apparalt notamment comme
un autre moyen de drpasser l’obstacle 6pist~mologique drjt identifi6. 11 ne
s’agit plus en effet de se questionner sur lI nature et l’6tendue du pouvoir qui
devrait 6tre attribu6 aux tribunaux dans la mise en ceuvre des libertrs fondamen-
tales, mais plut~t sur la capacit6 m~me de ceux-ci de traduire adrquatement, pa
le biais de la raison juridique, les idraux philosophiques fondant les libert6s fon-
damentales. Le principe d6mocratique, tel que nous l’aurons alors cern, cons-
tituera.un arri6re-plan oblig6 de cet exercice.
Ainsi, un examen des concepts de d6mocratie et de libert6, de meme que
des rapports qu’ils entretiennent, suivi d’une analyse critique sur la capacit6 du
droit d’agir comme vecteur mrdiateur propre h assurer la rralisation de ces deux
concepts fondamentaux, devraient nous permettre de drpasser cet obstacle 6pis-
t6mologique, cause indubitable de stagnation du drbat.
Auparavant, il convient n6anmoins d’examifier les quelques 6nonc~s de la
Cour supreme du Canada relatifs h l’6tendue du contrrle de constitutionnalit6.
En effet, la Cour supreme n’est pas rest~e indiff6rente A cette question, ce qui
aurait 6t6 d’ailleurs bien difficile en raison de la vivacit6 du d~bat amrricain9.
8Nous faisons 6videmment r6f~rence t ces auteurs amricains et canadiens qui ont r~flrehi sur
la lgitimit6 du contr~le constitutionnel. Dans les pages qui suivent, nous appellerons paradigme
dimocratique 0l4mentaire cette, conception de la d6mocratie, dans le cadre de la probl6matique qui
nous intrresse, pour laquelle la reprrsentativit6 (suffrage universel) constitue un 6l6ment central et
incontournable.
9 Vivacit6 d’autant plus prrsente A l’esprit des juges de la Cour supreme du Canada que ces der-
niers n’h6sitent pas A recourir aux decisions de la Cour supreme am6ricaine dans l’interpr~tation
des garanties de la Charte. Ds 1984, dans I’arret Law Society of Upper Canada c. Skapinker,
[1984] 1 R.C.S. 357 aux pp. 366-67, 9 D.L.R. (4′) 161 [avec renvois aux R.C.S.], le juge Estey,
au nom de la Cour, affirmait que:
La Loi constitutionnelle de 1982 apporte une nouvelle dimension, un nouveau crit~re
d’6quilibre entre les individus et la soci~t6 et leurs droits respectifs, une dimension qui,
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 38
Difficile 6galement car il lui fallait bien, aux prises avec un nouvel instrument
constitutionnel, poser les limites de son action, aussi floues soient-elles, afin
notamment de restreindre Ia nature des recours constitutionnels et de drlimiter
l’exercice de ses pouvoirs par rapport aux branches 16gislative et executive de
l’ttat. Ainsi, tout d’abord, la Cour supreme affirme avec force que les tribunaux
n’ont aucun doute A entretenir quant A la 16gitimit6 de leur action constitution-
nelle:
I1 ne faut pas oublier que la decisi6n historique d’enchasser la Charte dans notre
t6 prise non pas par les tribunaux, mais par les representants 61us
Constitution a
de la population canadienne. Ce sont ces repr6sentants qui ont 6tendu la portee des
decisions constitutionnelles et confi6 aux tribunaux cette responsabilit6 A la fois
nouvelle et lourde. On doit aborder les d6cisions en vertu de la Charte en se lib6-
rant de tout doute qui peut subsister quant
leur l6gitimit 1 .
Cette affirmation est sujette a interpr6tation”. Elle peut laisser entendre
que le pouvoir judiciaire ne connalt aucune restriction quant h l’6tendue de son
pouvoir d’adjudication constitutionnelle ; sa 16gitimit6 6tant 6tablie, rien ne jus-
tifie qu’il restreigne son action. Pourtant, du m~me souffle, la Cour supreme
reconnait des limites h son action. Ainsi, dans la m~me affaire, le juge Lamer
6crit :
Ni avant ni apr~s l’adoption de la Charte, les tribunaux n’ont 6t6 habilites A se pro-
noncer sur l’-propos des politiques sous-jacentes A 1’adoption des lois. Dans l’un
et l’autre cas toutefois, les tribunaux ont le pouvoir et meme le devoir d’apprecier
le contenu de la loi en fonction des gaianties accordees par la Constitution12.
Ce refus d’6valuer la sagesse ou l’opportunit6 d’une 16gislation remonte,
comme l’indique d’ailleurs le juge Lamer, A une jurisprudence ant~rieure
la
Charte3 . Selon cette doctrine, iI ne revient pas au pouvoir judiciaire de se pro-
comme l’dquilibre de la Constitution, devra 8tre interpretee et appliqu6e par la Cour.
Les tribunaux amricains ont presque deux cents ans d’experience dans raccomplisse-
ment de cette tiche, et l’analyse de leur exprience offre plus qu’un int6rt passager
pour ceux qui s’intdressent A cette nouvelle 6volution au Canada.
La Cour a, par ]a suite, puis6, A plusieurs reprises, aux sources du droit amricain tout en prevenant
le lecteur, At l’occasion, qu’il fallait se garder d’importer littdralement et sans jugement les grands
principes du droit constitutionnel americain. Sur l’influence de la jurisprudence americaine, voir
notamment Gosselin, supra note 6 aux pp. 46-55. L’auteur 6crit, A la page 52, au sujet des mises
en garde de la Cour supreme quant A l’utilisation de la jurisprudence amrnricaine:
IRenvoi relatif au paragraphe 94(2) de la Motor Vehicle Act, R.S.B.C. 1979, [1985] 2 R.C.S.
486 A lap. 497, [1986] 1 W.W.R. 48 1, M. le juge Lamer [ci-apr~s Renvoi sur la Motor Vehicle Act
avec renvois aux R.C.S.I.
IL.B. Tremblay, o Reflexions sur Ia portee de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et
libertds suite A la decision de la Cour supreme dans le Renvoi sur la Motor Vehicle Act, (C.B.) >>
(1987) 18 R.D.U.S. 139 A la p. 173.
12Renvoi sur la Motor Vehicle Act, supra note 10
13Le juge Lamer r6ftre aux propos du juge Dickson dans ‘affaire Amax Potash Ltd. c. Saskat-
chewan, [1977] 2 R.C.S. 576 4 la p. 590, 71 D.L.R. (3″) 1. Voir entre autres Curr c. R., [1972]
R.C.S. 889, 126 D.L.R. (3) 603 [avec renvois aux R.C.S.], ofa le juge Laskin ecrit a la p. 903:
< Cette Cour sait que meme lorsqu'on lui demande de statuer sur la constitutionnalit6 d'une loi,
elle doit se garder de faire de la sagesse de la loi contest6e le crit~re de sa constitutionnalit6 >. Cette
mise en garde contre un trop grand interventionnisme judiciaire a dt6 r6iteree, avec plus ou moins
la p. 496.
19931
D1tMOCRATIE ET LIBERTtS
noncer sur 1′-propos d’une loi: la d6cision d’adopter telle ou telle mesure
16gislative relive de la stricte comp6tence du 16gislateur. On parle alors du prin-
cipe de retenue (ou de d6f6rence) judiciaire. I1 ne faut pas perdre de vue que le
contr6le de constitutionnalit6 n’est pas apparu avec la Charte. Le f6d6ralisme
canadien, par le partage des comp~tences qu’il op~re, n6cessite, en raison de sa
nature meme, un arbitre capable d’6viter qu’un ordre l6gislatif n’empi6te sur un
autre. La Charte a done eu pour effet, entre autres, d’6tendre la port6e du pou-
voir des tribunaux 4. Tout cela explique, par cons6quent, que cette doctrine ne
soit pas nouvelle. Le principe de retenue judiciaire d6coule directement de celui
de la supr6matie du Parlement, principe primordial en droit constitutionnel
canadien. Ce principe, selon lequel, sommairement, le Parlement peut tout
faire”5 , est 6videmment d’application plus nuanc6e au Canada qu’en Grande-
Bretagne en raison des textes constitutionnels dont le premier s’est dot6. La
Constitution canadienne restreint en effet l’exercice des pouvoirs du Parlement.
Quoi qu’il en soit, le principe de la souverainet6 parlementaire s’explique
notamment par la volont6 de faire pr6valoir la voix de la majorit6: << The prin-
ciple of parliamentary supremacy is justified on legal and historic grounds, and
the principle of majority rule is presented as both a consequence of, and moral
justification for, parliamentary supremacy. >>16
Nous voyons donc poindre le paradigme d6mocratique 616mentaire dont
nous faisions 6tat plus t6t. La Cour supreme tente alors de r6concilier son action
avec ce paradigme en affirmant d’abord la 16gitimit6 de ses d6cisions constitu-
tionnelles puis, enf rappelant qu’il ne lui revient pas de se prononcer sur
l’ -propos de l’activit6 16gislative. La Cour se reconnait n6anmoins le r6le de
passer au crible constitutionnel les dispositions t6gislatives suspectes qu’on lui
soumet et, par cons6quent, de contrecarrer, au nom des id6aux constitutionnels,
la volont6 majoritaire. II faut alors bien admettre, au strict regard du paradigme
d6mocratique 616mentaire, que les justifications avanc6es par la Cour ne
tiennent pas. Tout au plus att6nuent-elles, pour un temps, le conflit potentiel,
dans le cadre paradigmatique identifi6, entre la volont6 majoritaire, traduite par
de force, par la Cour supreme dans plusieurs affaires. Voir notamment : Osborne c. Canada (Con-
seil du Trisor), [1991] 2 R.C.S. 69 aux pp. 104-05, 82 D.L.R. (4′) 321 ; R. c. Edwards Books,
[1986] 2 R.C.S. 713 A lap. 782, 35 D.L.R. (4′) 1 ; Renvoi relatife l’art. 193 et a l’al. 195.1(1)c)
du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 h lap. 1127, 77 C.R. (3) 1 ; R. c. Chaulk, [1990]
3 R.C.S. 1303 A la p. 1343, 2 C.R. (4′) 1 ; Re Public Service Employee Relations Act, [1987] 1
R.C.S. 313 aux pp. 391-93, 420, 38 D.L.R. (4′) 161 ; Stoffinan c. Vancouver General Hospital,
[1990] 3 R.C.S. 483 A la p. 531, 76 D.L.R. (4′) 700; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933 aux pp.
1056-57, 63 C.C.C. (3′) 481 ; Edmonton Journal c. Alberta (P.G.), [1989] 2 R.C.S. 1326 A la p.
1380, 64 D.L.R. (4′) 577; Comitdpour la Rdpublique du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139
aux pp. 247-48, 77 D.L.R. (4′) 385 ; McKinney c. University of Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229 aux
pp. 285-86, 304-05, 76 D.L.R. (4′) 545 ; Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500 a lap. 523, 39
D.L.R. (4′) 18.
14Le juge Lamer dcrit justement dans le Renvoi sur la Motor Vehicle Act, supra note 10 i la p.
496: < En bref, c'est la port6e des d6cisions constitutionnelles qui a 6t6 modifi6e plut6t que leur
nature, du moins pour ce qui est du droit d'examiner le contenu de la loi > .
5Voir P.W. Hogg, Constitutional Law of Canada, 2′ 6d., Toronto, Carswell, 1985 aux pp.
1
257-64.
16Strayer, supra note 4 4 la p. 35.
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 38
l’instrument 1gislatif, et la decisionjud.iciaire, fruit de magistrats non elus”7 . Au
surplus, l’affirmation selon laquelle les tribunaux ne sont pas habilit~s A 6valuer
l’opportunit6 d’une loi ne constitue qu’un trompe-l’ceil. La Cour supreme, par
le truchement de l’ariicle premier de la Charte8, s’est effectivement donne les
moyens de proc~der a une telle Evaluation.
Les modalitds d’analyse de l’article premier ont 6t6 arr&tes dans l’affaire
Oakes”9 . Sans entrer dans les d6tails, le crit re Oakes se d6compose en deux
6tapes essentielles. Ainsi, tout d’abord, le minist~re public doit d~montrer que
l’objectif de la disposition legislative attaqu~e r~pond A des preoccupations
urgentes et r~elles. L’objectif doit &re suffisamment important pour justifier la
suppression d’un droit ou d’une libert6. Si tel est le cas, il s’av~re alors n6ces-
saire de passer a la seconde 6tape. Celle-ci, commun~ment appel~e << crit~re de
proportionnalit6 >>, se subdivise en trois 616ments : a) les moyens choisis pour
atteindre l’objectif poursuivi doivent 8tre rationnels, justes et non arbitraires ; b)
les moyens lgislatifs doivent etre de nature A porter le moins possible atteinte
au droit ou h la libert6 en cause; et c) les effets de la restriction du droit ou de
la libert6 ne doivent pas 8tre disproportionn~s par rapport A l’objectif poursui-
vi. I1 n’est pas dans notre intention de diss6quer ici les multiples modalit6s d’ap-
plication du crit~re Oakes. Qu’il suffise de dire pour l’instarit que la premiere
6tape du crit6re Oakes suppose, par son libell meme, une Evaluation de l’op-
portunit6 de la mesure legislative attaqu~e. Le magistrat n’est-il pas appel6 h
d6terminer l’importance de l’objectif poursuivi au regard du droit ou de la
libert6 supprim6 ? Ne doit-il pas se demander si l’objectif recherch6 r~pond
P7La Cour tente bien dvidemment de 16gitimer son action, comme le souligne le professeur
Gold:
A notre avis, la Cour remet en question la sagesse d’un texte 16gislatif chaque fois qu’il
y a contr6le judiciaire. Elle n’a pas le choix ; cela fait partie int6grante de la tAche d’in-
terpr6tation de Ia Charte. Mais en invoquant la distinction, la Cour se couvre du dra-
peau de la conception classique de la fonction judiciaire, en pr6sentant son mode d’in-
tervention comme judiciaire et non politique. Enfin, cette distinction nous semble
n6cessaire pour maintenir la 1Mgitimit6 du contr6le judiciaire. Si l’on admettait qu’il n’y
a pas de grandes diff&ences entre les fonctions des juges et celles des 16gislateurs, com-
ment justifier alors le contr6le judiciaire dans une soci&6t d6mocratique ? 11 faut insister
sur une diffdrence entre le raisonnement judiciaire et le raisonnement politique pour
bien 16gitimer le pouvoir des juges dans la soci6t6 contemporaine (M. Gold, < La rh6-
torique des droits constitutionnels >> (1988) 22 R.J.T. 1 A la p. 18).
Ces justifications apparaissent donc purement rh6toriques, d6tach6es du r6el.
18Cet article dnonce que:
La Charte canadienne des droits et libert6s gamntit les droits et libert6s qui y sont 6non-
c6s. Ils ne peuvent etre restreints que par une r6gle de droit, dans des limites qui soient
misonnables et dont la justification puisse se d6montrer dans le cadre d’une soci6t6
libre et d6mocratique.
I1 s’agit d’une clause limitative A laquelle le tribunal a recours lorsqu’il a 6t6 d6montr6 (voir Collins
c. R., [1987] 1 R.C.S. 265, 38 D.L.R. (4′) 508) qu’un droit ou une libert6 garanti a dt6 viol6 par
une loi ou un r~glement. Sur le m6canisme de l’article premier, voir entre autres W.R. Lederman,
< Droits et libertds constitutionnels et conflits de valeurs : l'interpr6tation de la Charte et l'article
premier >> dans G.-A. Beaudoin et E. Ratushny, dir., Charte canadienne des droits et libert~s, 2′
dd., Montrdal, Wilson et Lafleur, 1989, 143.
19R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, 26 D.L.R. (4′) 200.
19931
DtMOCRATIE ET LIBERTtS
i des pr6occupations urgentes et r6elles dans une soci6t6 libre et d6mocra-
tique ?
Comment r6pondre a ces questions sans verser dans ce que les Am~ricains
nomment le second-guessing ? En d’autres termes, la premiere 6tape du crit~re
Oakes invite les tribunaux A agir i l’instar d’une chambre haute, c’est-h-dire A
r 6valuer l’a-propos de l’action de la charnbre basse ai la lumibre de facteurs
sociaux, 6conomiques et politiques fondant on non une pr6occupation urgente
et r6elle. Ainsi, une pr6occupation urgente et r~elle doit animer le l6gislateur si
celui-ci entend restreindre un droit ou une libert6. La noblesse de 1’intention –
prot6ger les droits et libert6s – ne change rien h la nature de 1’exercice. Par ail-
leurs, le fait que la Cour supreme n’ait pas jusqu’ici invalid6 une legislation sur
la base du crit~re des pr6occupations urgentes et r6elles2′ n’enlhve rien au carac-
t~re op~rationnel de celui-ci. Autrement dit, sa non-utilisation n’a pas pour effet
de le faire disparaitre de 1’arsenal juridique dont disposent les tribunaux dans
l’exercice de leurs pouvoirs de contr6le de constitutionnalit6.
11 est donc clair, i la lumi~re de ce qui pr6c~de, que la Cour supreme n’a
pu r6soudre elle-m~me les contradictions qui entravent sa d6marche. D’une part,
elle semble reconnaitre le bien-fond6, voire le caract~re incontoumable, du
paradigme d6mocratique 616mentaire (principe de retenue judiciaire). D’autre
part, pourtant, elle semble s’arroger des pouvoirs qui contredisent, voire nient,
2Gosselin abonde dans ce sens lorsqu’il 6crit
que d6eclarer qu’un objectif lgislatif ne se rapporte pas h des preoccupations urgentes
et rdelles pour qu’on puisse le qualifier de suffisamment important dans notre soci&6,
c’est, d’apr~s nous, remettre en question, non seulement les moyens choisis pour agir,
mais 6galement la d6cision meme du lgislateur d’agir. […] Dans ce contexte, l’affir-
mation du juge Dickson suivant laquelle les tribunaux ne sont pas appel~s A substituer
leurs opinions A celle du lgislateur quant t l’endroit oa tracer la ligne de demarcation
se trouve en partie .contredite. Bien entendu, le tribunal ne dit pas oii tracer la ligne,
mais cela revient au mime puisqu’il declare qu’il ne peut meme pas y en avoir. […]
Decider de l’importance d’un objectif 16gislatif, c’est presque remplacer le lgislateur
dans l’appr6ciation du bien public (Gosselin, supra note 6 4 la p. 90).
21Voir ibid. aux pp. 94-99. Voir 6galement L. Hupp6, < Quelques objectifs lgislatifs suffisam-
ment importants aux fins de l'article 1 de la Charte > (1991) 51 R. du B. 294 A la p. 297. I est
vrai que la Cour supreme, dans l’affaire Zundel c. R. ([1992] 2 R.C.S. 731, 95 D.L.R. (4″) 202
[ci-apr~s Zundel avec renvois aux R.C.S.]) a, en quelque sorte, invalid6 l’article 181 du Code cri-
minel (diffusion de fausses nouvelles) sur la base de la premiere 6tape du crit~re Oakes. Deux pr&
cisions s’imposent. Tout d’abord il importe de noter que la Cour ne s’en est pas tenue k ce seul
constat. Elle a poursuivi l’analyse conformiment au crit~re Oakes. Deuxi~mement, et ceci nous
semble beaucoup plus important, la Cour supreme du Canada n’a pas invalid6 la disposition en
cause parce qu’elle estimait que les objectifs sous-jacents A celle-ci n’6taient pas suffisamment
importants. Elle n’a pas port6 un jugement d’opportunit6 sur l’objet de la disposition attaque. Elle
a simplement not6 que cette disposition n’avait pas d’objet ! Le juge McLachlin, pour la majorit6,
6crit: La difficult6 d’attribuer un objet h l’art. 181 vient de deux facteurs : l’absence de toute
documentation expliquant pourquoi l’art. 181 a 6t6 adopt6 et maintenu et 1’absence de tout objet
(Zundel, ibid. A la p. 763). Les parties. ont bien
pr6cis ressortant de la lecture de la disposition
tent6 d’attribuer un objet ii cette disposition, mais la Cour a bien expliqu6 qu’elle ne pouvait ainsi
red6finir l’objet et la porte de celle-ci. Citant l’affaire R. c. Big M Drug Mart ([1985] 1 R.C.S.
295, 18 D.L.R. (4-) 321), le juge McLachlin rappelle que la Cour < ne peut pas attribuer d'objectifs
ni en inventer de nouveaux selon l'utilit, telle qu'elle est perque actuellement, de ]a disposition
contest~e > (Zundel, ibid. a la p. 761).
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 38
le paradigme d6mocratique 616mentaire. Il y a antinomie dans l’action. Ces h6si-
tations rel~vent de l’obstacle 6pist6mologique. Poursuivons l’analyse.
I. Sur ]a d6mocratie
La d6mocratie, au sens le plus noble du terme, constitue certes un id6al
atteindre. Mais les 616ments composant l’ensemble d6mocratique sont d’autant
plus multiples qu’ils sont tributaires des id6aux que chacun charge la d6mocratie
d’accomplir: une juste redistribution de la richesse, l’6galit6 des chances, la
libert6, le respect des diff6rences, le plein emploi, etc. I1 ne s’agit pas ici de pro-
ceder A une typologie de ces 616ments et de tenter de parvenir alors A une vision
d6mocratique idaltypique. Notre dessein se veut bien plus modeste. En fait,
nous devons plut6t surmonter cet obstacle 6pist6mologique que repr6sente le
paradigme d6mocratique 616mentaire. C’est-ht-dire qu’il faut s’attacher A
d6montrer que la d6mocratie ne saurait 8tre r6duite a une simple formule math6-
matique primitive qui se traduirait, dans le monde r6el, par le triomphe de la
volont6 majoritaire. Cette d6monstration apparait d’autant plus n6cessaire que
la Cour supreme est incapable de justifier convenablement, au plan th6orique,
ses pouvoirs constitutionnels puisqu’elle demeure sensible, h tort, h cette vision
dogmatique de la d6mocratie.
La disparition du Bloc de l’Est et la mise au rancart du marxisme, en tant
qu’6pist6m6, se traduisent, selon certains, par le triomphe id6ologique d6finitif
de la d6mocratie lib6rale. Ce triomphe entrame alors la fm de l’histoire au sens
h6g6lien, c’est-A-dire, selon Fukuyama, le point final de l’6volution id6olo-
gique de l’humanit6 et l’universalisation de la d6mocratie lib6rale occidentale
comme forme finale de gouvemement humain 02. Quoi que l’on pense de la
those de cet auteur, il n’en demeure pas moins que la d6mocratie –
triom-
phante ? –
constitue encore un concept fiuide en raison, ainsi que nous en fai-
sions 6tat plus haut, des multiples 616ments le composant. I1 existe sans doute
un’plus petit commun d6nominateur propre A permettre la mise au point d’une
d6finition op6rationnelle de la d6mocratie, d6f’nition susceptible de r6soudre les
difficult6s d6jh 6nonc6es.
Le paradigme d6mocratique 616mentaire, par la pr66minence qu’il accorde
au suffrage universel et A la repr6sentativit6, r6duit somme toute la d6mocratie
A un savant jeu proc6dural. La proc6dure 6lectorale devient d~s lors le mode de
r6alisation des valeurs d6mocratiques. En d’autres mots, toutes les valeurs
d6mocratiques ne peuvent que transiter par le jeu 6lectoral, celui-ci constituant
le m6dium absolu par lequel s’expriment, se discutent et se r6alisent les com-
posantes d6mocratiques. Buchanan d6nonce ce qu’il appelle l’illusion 6lecto-
rale :
Pendant un sicle nous avons 6t6 pifg6s par ce que j’ai appel6 1′
un contr6le suffisant des gouvernements pour sauvegarder nos libert6s ou que,
22F. Fukuyama, << La fin de l'histoire ? >> (1989) 47 Commentaire 457 a lap. 458. Voir 6galement
l’ouvrage qui a fait suite: F. Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flamnma-
rion, 1992.
19931
DtMOCRATIE ET LIBERTIS
dans la mesure oii des 6lections libres, ouvertes et p~riodiques sont constitution-
nellement garanties, tout fruit par bien marcher 3.
Le paradigme d6mocratique 616mentaire reprrsente donc une tendance h
ine simple formalisation (61ectorale) des rapports drmocratiques. Puisque,
selon cette tendance, la prise de decision est au cceur des prroccupations demo-
cratiques, l’61ection devient le moment clef de nomination des d~cideurs. Le
suffrage universel constitue le point focal des 6nergies d6mocratiques, comme
si la ddmocratie perdait, en dehors de cette p~riode, tout caract~re utile et op6-
rationnel. Autrement dit, le d~bat democratique rrel s’6teindrait apr6s chaque
prriode 6lectorale pour ne renaitre que lors d’un nouvel enjeu toujours 6lectoral.
On assiste alors t une mise entre parentheses de la d~mocratie. Cette situation
n’est sans doute pas 6trang~re au fait que les politiques se sont accaparrs de
l’idral ddmocratique, r~duisant celui-ci A leurs propres prdoccupations. La
d~mocratie ne devient plus alors qu’un outil politique . Cette situation d~coule
6galement de la drmocratie-spectacle. Dans nos soci6t~s lib~rales, la d6mocratie
ne semble prendre tout son sens que lors des appels au peuple. Or, ces appels,
puisqu’ils supposent une lutte de pouvoir entre diffdrentes forces politiques, se
transforment souvent en de grands happenings politiques oti la forme et l’image,
fondements du spectacle, triomphent. I est d~s lors facile, dans l’imaginaire
populaire, de confondre l’objet d6mocratique avec le jeu politique. On aura vite
compris que cette formalisation de la drnocratie, par le primat exagdr6 du suf-
frage universel qu’elle op6re, oblit~re malheureusement le fait que la d6mocra-
tie n’est pas qu’une affaire purement formelle h intervalle p~riodique. La demo-
cratie transcende le moment 6lectoral, tout important qu’il soit:
Ce n’est pas la forme institutionnelle et symbolique de la d~mocratie qui a fourni
dans l’histoire moderne sa puissance mobilisatrice, mais cet idal d’6galit6.et de
justice qui a pu Gtre pens6 A travers les institutions de la modernit6 comme un ideal
intrins~que
l’homme. En s~parant la forme dans laquelle cet ideal a pu s’expri-
mer et se r6aliser de son contenu, pour ne plus retenir fmalement que la premiere,
on est conduit, encore une fois, A considdrer la d~mocratie comme une procdure
dont le sens et la 16gitimit6 lui seraient intrins ques [nos italiques]2 5.
Le paradigme d6mocratique 616mentaire ne traduit donc qu’imparfaitement
l’idral drmocratique. C’est en raison de la trop grande importance symbolique
qu’il accorde au suffrage universel et de la non prise en compte des libertds que
ce paradigme perd sa valeur thorique. Existe-t-il d~s lors un module drmocra-
23J.M. Buchanan, << Peut-on apprivoiser la drmocratie ? >> (1986-87) 36 Commentaire 673 4 la
24Insel, dans un tout autre registre politique que Buchanan, d~nonce 6galement le formalisme
p. 673.
politique:
L’abstraction et l’autonomisation de la politique font perdre A la d~mocratie sa sub-
stance sociale. Rrduite 4 la politique, la d~mocratie ne devient plus qu’une question de
procedure de nomination de ceux qui ont le pouvoir de decision, ou, au mieux, un pro-
cessus de validation a posteriori des decisions d~jh prises (A. Insel, << De la d6mocratie
inachevde >> (1990) 8 Revue du M.A.U.S.S. 43 aux pp. 47-48).
253 bid. aux pp. 58-59. Insel ajoute i la p. 60 que cette rationalit6 procrdurale constitue notan-
ment un opium de l’idral d~mocratique.
26Salin porte un jugement s~v~re sur la drmocratie:
La prtention de l’ttat 4 etre fond6 sur le consentement des citoyens est alors contes-
table et la d~mocratie, par exemple, donnerait seulement une lgitimit6 falsifie aux
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 38
tique ? I existe bien un module d6mocratique thorique, si l’on s’en remef A
Baechler. On peut affirmer cependant qu’il existe 6galement des mises en ceuvre
du module d6mocratique. Une 6tude des soci6t6s humaines permet en effet de
constater une vari6t6 de pratiques d6mocratiques qui cherchent, volontairement
ou non, A aboutir ultimement A la d6mocratie parfaite et absolue27, construction
th6orique. A partir d’un postulat en trois temps, Baechler conclut que la d6mo-
cratie apparait comme le r6gime le plus consubstantiel A la nature humaine .
Trois faits fondent, selon Baechler, l’homo democraticus: il est ind6pendant g,
6gofste30 et calculateur 1 . Toutefois, pr6cise l’auteur, ces traits ne sont pas exclu-
sifs A l’homo democraticus: puisqu’ils caract6risent l’honme, ils sont 6gale-
l’homo hierocraticus32. Ainsi, il est nor-
ment propres A l’homo autocraticus et
mal que ni l’ind6pendance, ni l’6gosme ne poussent l’homme A s’associer aux
autres (entrer enpolitie) ; en fait seul le calcul l’y pousse. Or Baechler d6montre
que, logiquement, la d6mocratie apparalt, au plan du calcul, comme le seul
moyen de maximiser les avantages de la vie en politie : < [l]e calcul de demo-
craticus est triple: l'association lui permet de minimiser les cofits de l'indepen-
dance en lui garantissant la sfireti, et de maximiser les avantages recherch~s par
son 6gosme en permettant la prospgrit et en assurant la liberti. >>33
De cette d6monstration logique de l’avantage d6mocratique et d’une 6tude
des soci6t6s humaines depuis le n6olithique d6coule la conclusion selon laquelle
gouvernements (d’autant plus, d’ailleurs, que la d6mocratie est habituellement confon-
due avec la Ioi de la majoriti et qu’il n’y a pas de justification logique ou moi-ale d’une
telle r~gle, qui n’implique 6videmment pas un consensus g6n6ral. […] S’il n’y a pas de
possibilit6 de choix dans le domaine des institutions, le seul contenu logique que l’on
puisse donner au contrat social est la loi de l’unanimiti, qui permet de pr6server les
droits individuels. II n’y a done pas d’autre moyen d’assurer le respect des droits, done
un r6gime de libert6, que de permettre la concurrence entre institutions –
et done la
libert6 de choix institutionnelle des individus –
ou d’instaurer la loi de l’unanimit6 (P.
Satin, o D6mocratie et libert6 >) (1986-87) 9 Commentaire 676 a Ta p. 678).
27j. Baechler, Dmocraties, Paris, Calmann-lvy, 1985.
2 La d6mocratie est plus naturelle que les autres r6gimes. Cette affirmation n’a un carac-
tae d’6vidence que parce qu’un r6gime qui garantit A l’homme les conditions du bon-
heur avec la s6curit6, la prosp~rit6 et la libertd, ne peut pas ne pas l’attirer spontan6-
ment. Spontan6ment, en tant qu’&re rationnel et volontaire (ibid. a la p. 170).
29 II est hiddpendant, il d6tient la maitrise absolue de toute la puissance dont il est capable.
Si l’on entend par puissance la facult d’user de la force et de la ruse pour imposer sa
volont6 A autrui, l’homme ind6pendant voit sa puissance born6e uniquement par la
force et la ruse qu’il peut d6velopper et par la force et la ruse que les autres peuvent
lui opposer (ibid. A la p. 29).
30 II est Jgoste: l’homme poursuit son int~r& propre, sans tenir compte de celui des’
autres. Ce caractre d6coule logiquement de l’ind6pendance. […] L’homme est 6go’iste
en ce sens pr6cis que, en tant qu’8tre naturel, il tend toujours 4 pousser ses avantages
aussi loin qu’il le peut, sans s’imposer A rui-mame .de retenue ni accepter aucune auto-
rit6 limitative (ibid. A la p. 30).
les cofits et en dtablissant le bilan de chaque action >> (ibid. A la p. 31).
31<< I1 est, enfin, calculateur. II poursuit ses intr&ts en calculant en permanence les avantages et
321bid. aux pp. 31-32.
331bid. A la p. 33.
1993]
DItMOCRATIE ET LIBERTIES
la d6mocratie apparait comme le r6gime le plus naturel A l'homme". Nous
avons donc dans un premier temps un module th6orique parfait puis, dans un
second temps, la d6rnonstration par l'observation et l'analyse ethno-historique
du fait que 1'etre humain aspire consciemment et inconsciemment t la d6mocra-
tie. C'est particuli~rement au plan empirique que la monumentale 6tude de Bae-
chler peut contribuer At nous faire saisir la vari6t6 conceptuelle de la d6mocratie
et, par consequent, la formidable superficialit6 du paradigme d6mocratique 616-
mentaire. Mais, auparavant, quelques mots sur la logique d6mocratique.
A. La logique dimocratique
L'association d6mocratique est rapidement confront6e h des probl~mes. En
effet, la recherche de la sret6, de la prosp6rit6 et de la libert6 soul~ve, selon
: pensons, par exemple, A la m6dia-
Baechler, des contraintes, des problmes
tion des conflits de toute nature susceptibles de survenir entre les soci6taires ou
aux tricheries qui peuvent tenter 1'un ou l'autre des soci6taires. L'existence de
ces difficult6s appelle bien 6videmment des solutions. La vie en soci6t6 appa-
raitrait autrement impossible. Ainsi, il faut confier h certains membres de la
soci6t6 le soin de r6soudre les difficult6s suscit6es par les contraintes normales
de la vie commune. Cette r6solution passe alors par la m6diation, la coordi-
nation (des actions collectives), la sanction et la l6gislation36. Le crit~re de s6-
lection des soci6taires charg6s d'instruire ces difficult6s ne peut logiquement
qu'8tre la comp6tence L'abstraction des membres d'une association fond6e
sur la comp&ence ne peut qu'engendrer une in6galit6 de pouvoir dans l'en-
semble communautaire3s. On aura vite compris que la r6solution des con-
traintes sociales octroie A ceux qui en ont la charge un pouvoir plus important.
Cette in6galit6 apparalt, h premiere vue, inacceptable puisque tous, au d6part,
d6tiennent le pouvoir. Elle d6coule pourtant des in6vitables contingences
sociales. L'homo democraticus, parce qu'il est calculateur, convient de cet 6tat
de fait mais le temp~re aussit6t: le pouvoir n'est pas transfgr6 mais bien sim-
plement d6l6gu6:
3411 va de sol que ce bref r6sum6 ne saurait rendre justice h la pens~e riche et p6n6trante de cet
ouvrage remarquable de Baechler ni, par ailleurs, remplacer sa lecture.
35<< Quatre s6ries de problmes naissent de la r6alitd de I'association : les conflits, les tricheries,
'ducation et les coordinations >> (Baechler, supra note 27 A la p. 44).
36 Ainsi, sauf sur un point dans les polities tras r6duites et sans exception dans les plus
grandes, des contraintes techniques mnent les soci6taires distinguer certains d’entre
eux pour leur confler la tAche de condilier, de coordonner, de sanctionner et de lgif~rer
(ou de dire la tradition) (ibid. 4 la p. 45).
37 Quel peut 8tre le crit~re du choix ? II n’y en a qu’un : la competence. Les socitaires
calculateurs d6cident de confier la solution de leurs probl~mes des honunes comp6-
tents, mais par le fait mme ils leur concdent un certain pouvoir, puisque les hommes
compdtents sont en droit d’escompter que leurs avis et d6ecisions seront suivis. I1 n’est
nul besoin d’introduire ici la facult6 d’imposer par la force leurs avis et d6cisions : la
direction pure obtient l’ob6issance par un calcul bien entendu (ibid.).
<< Ainsi l'in~galit6 de pouvoir d~coule ncessairement des contraintes de la comp6tence, qui, A son tour, est produite par les contraintes techniques impos~es par la recherche de la sflret6, de la prosp6rit6 et de la liber6 de chacun et de tous >>'(ibid.).
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 38
En tant que technique et in6vitable, l’in6galit6 de pouvoir est une donn6e dont les
socidtaires doivent tenir compte dans leurg calculs : elle fait partie des cofits A
soustraire des profits escompt6s. La nature des choses contraint les soci6taires
renoncer A une fraction de leurs facult6s d’initiative et de d6cision et A les confler
ht certains d’entre eux. Le calcul des coflts et des profits serait d6fimitivement n6ga-
tif, si cette concession 6tait absolue et si le pouvoir ne pouvait 6ire contr616. Tout
pouvoir monte vers l’absolu tant qu’iI ne rencontre pas un pouvoir dgal, et A
mesure de ]a mont6e aux extremes, Ja sfiret6, la prosp6rit6 et la libert6 tendent vers
z6ro. Le calcul serait absurde, au sens de logiquement contradictoire. Aussi bien
Homo denwcraticus ne consentira-t-il jamais I transf6rer son pouvoir, ni m~me
une parcelle de son pouvoir: il ne peut que le ddelguer 9 .
Ainsi, la d616gation rec~le trois caract6ristiques primordiales : elle est tem-
poraire , circonscrite4′ et r6versible42 . Cette construction logique, fond6e
notamment sur le caract~re calculateur de la personne humaine, a t6t fait de
nous convaincre de l’insuffisance, pour ne pas 6crire de l’ineptie, du paradigme
d6mocratique 616mentaire. La primitivit6 de ce dernier apparaet au regard du
caract~re pluriel de la d6mocratie. Celle-ci ne peut absolument pas 8tre r6duite
t la repr6sentativit6 (suffrage universel). En fait, la m6diation ou la conciliation,
la coordination des actions collectives, la sanction des tricheries et la l6gislation
constituent des 616ments fondateurs et organiques, de valeur 6quivalente, de la
d6mocratie. L’un ne peut primer outre mesure l’autre au risque de d6faire l’at-
trait de la d6mocratie 43 (polycentrisme). II existe donc un 6quilibre des 616ments
“9Ibid.
40 Les socidtaires ne sauraient d616guer un pouvoir pour un temps illimit6, car ce serait
lui confdrer plus qu’une apparence d’absolu. Le pouvoir ne peut 6tre que strictement
limit6 au temps requis pour l’accomplissement de la tAche collective concem6e ou pour
la mddiation sollicit6e. Mais il peut se faire que certaines tAches collectives deviennent
continues […] de sorte que Ia d616gation devrait devenir permanente. I1 existe une
parade t ce dilemme. II suffit que les soci6taires fassent la distinction entre lafonction
et le titulaire, que la premiere devienne permanente et que le second soit ddsign6 a titre
temporaire, pour que le bien commun soit assur6 et les risques de pouvoir absolu exor-
cisds (ibid. 4 ]a p. 46).
41 La d616gation ne peut 8tre g6n~rale, en laissant au dirigeant le soin d’appr~cier le champ
d’extension de son pouvoir > (ibid.).
42 Si la comp6tence du dirigeant s’av~re A l’exp6rience surfaite ou se mue en incompetence
patente, la ddl6gation est rapportde >> (ibid.).
43 Toute d6l6gation, par nature, ne peut
re consentie que pour une tAche d6termin6e, i
titre temporaire, circonscrit et r6versible. D616guer sa souverainet6 ne peut se voir assi-
gner aucune fin 16gitime, ce serait, de la part des citoyens, abdiquer leur 6tre. En d6mo-
cratie, il n’y a que des d616gations par en bas, pour agir, d6lib&er ou d6cider. Le con-
cept de repr6sentation doit 8tre tenu pour nul et non avenu en d6mocratie. Un
parlement, en particulier, n’est en rien une rdduction du peuple investie de la souve-
rainWet, c’est un organe technique, au mime litre que l’armie, I’administration ou les
ministres, chargi d’assurer au mieux le bien commun [nos italiques] (ibid. aux pp.
47-48).
On comprend mieux alors I’Nquilibration qui se doit d’6tre dessin6e entre les composantes d6mo-
cratiques. Baechler parle de polycentrisme :
La seule solution rationnelle pour des soci6taires qui veulent 6viter le risque de verser
dans l’autocratie, n’est pas de diviser le pouvoir, puisqu’ils ne le peuvent, mais de divi-
ser la politie elle-mme ou plut6t les activit6s qui l’animent, en les r6partissant en plu-
sieurs centres, dont chacun a son pouvoir propre plein et entier, de mani6re qu’aucun
1993]
DEMOCRATIE ET LIBERTIES
fondateurs d l6gu6s, 6quilibre qui participe
l’originalit6 et, surtout, A l’int~rt
suscit6 par la formule d~mocratique. Ces 6l6ments fondateurs, on l’aura remar-
qu6, correspondent aux pouvoirs de l’Ittat modeme: judiciaire, ex6cutif (coor-
dination et sanction) et 16gislatif. Rien ne peut done justifier au plan th~orique,
si ce n’est une pratique socio-politique, r6sultat d’un monopole exerc6 par les
politiques sur la chose d6mocratique, le primat accord6 h la repr6sentativit6
(16gislatif). I1 ne s’agit pas de diminuer l’importance du suffrage universel mais
plut6t de relativiser son objet dans l’ensemble d6mocratique. L’effectivitg demo-
cratique oblige l’interprte h reconnaitre ce fait. Autrement dit, la d6mocratie ne
peut remplir sa fonction intrins~que et satisfaire, par cons6quent, les soci6taires,
d616gataires du pouvoir, que si l’on 6vite d’en entretenir une vision unidimen-
sionnelle.
Le facteur historique n’est 6videmment pas h n~gliger dans 1’explication de
ce primat. L’exaltation r6volutionnaire de la France de 1789, par exe.mple, a
investi le Tiers ttat de la charge symbolique du pouvoir d~mocratique. La loi,
vot~e par les repr6sentants du peuple, devient l’expression de la volont6 g6n6-
rale, selon la fiction rousseauiste 4 , et acquiert alors une pr66minence incontes-
table. Le l~gislatif devient l’objet d’une fixation th~orique, explicable en partie
par la nouveaut6 de la chose et le d6sir absolu de rupture avec l’ordre ancien,
occultant maladroitement tous les autres traits d6mocratiques. La mfiance
rousseauiste A l’endroit du pouvoir judiciaire, organe charge, au plan th6orique,
de traduire certaines des composantes (la libert6, par exemple) de l’ensemble
d6mocratique, constitue d~s lors une vision naYve et primaire de la d6mocratie45
centre ne puisse imposer son pouvoir aux autres. Le pouvoir ne se trouve divis6 qu’en
un sens tr~s prdcis : personne, dans un r6gime d~mocratique, ne dispose de toute la
puissance, de toute l’autorit6 et de toute la direction disponibles. […] Les d~mocrates
trouvent la solution thdorique de leur dilemme dans un polycentrisme 6quilibri (ibid.
aux pp. 60-61).
Sur une notion apparent6e, bien que diffdrente puisqu’elle met l’accent sur le centre politique (la
polyarchie), voir C. Emeri, < L'Etat de droit dans les syst~mes polyarchiques europ~ens >> (1992)
9 Revue frangaise de droit constitutionnel 27.
44Voir notamment R. Capitant, Ecrits constitutionnels, Paris, CNRS, 1982 A la p. 83 et s.
45 En premier lieu se dresse la << tradition rdpublicaine >> frangaise, toute [sic] entire
r~ive au << gouvemement des juges >> depuis Rousseau et la R6volution frangaise.
<< Expression de la volont6 gdn~rale >, la loi vote par des reprdsentants 1us ne saurait
8tre s~rieusement contest6e par un collge de personnalit~s non-6lues [sic], dont la
selection peut toujours etre critique. En r~alit6, 6tant donn6 le processus 6minemment
politique qui preside tant a l’6lection des reprsentants qu’a l’6laboration de la loi jus-
qu’I son vote, la fiction rousseauiste, sous couvert de sacraliser la loi, aboutit paradoxa-
lement t un effacement du droit et de la loi supreme de lttat qu’est la Constitution.
L’id~e que l’ind6pendance et la competence d’un corps de professionnels puisse 8tre
en cette mati~re une garantie meilleure que 1’61ection semble profond6ment dtrang~re
4 l’id6ologie publique frangaise. Et le r6le assign6 au judiciaire aux ttats-Unis et dans
la th6orie politique, 4 savoir la protection des minorits contre la majorit6 politique, est
enti~rement n~glig6 (L. Cohen-Tanugi, Le droit sans l’ltat: sur la d6mocratie en
France et en Amirique, Paris, P.U.F., 1985 A la p. 70).
Voir 6galement J.-M. Varaut, Le droit au droit. Pour un libiralisme institutionnel, Paris, P.U..,
1986 aux pp. 49-84. L’auteur 6crit A la page 54:
Le grand constitutionnaliste, Carr6 de Malberg, a port6 le diagnostic d~finitif sur ce que
Louis Rougier a appel6 1’erreur de la d~mocratie frangaise : < Le syst~me repr6sentatif
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 38
fruit, il faut le reconnaltre, des contingences sociales et historiques du
-
moment -
car rien ne semble plus 6tranger au concept drmocratique que d'in-
vestir 'un de ses 616ments fondateurs de toute son essence. En d'autres termes,
on ne peut saisir le concept d6rmocratique en pr6tendant que Fun de ses 6lments
en traduit toute l'essence. Mais tout ceci nous amine a traiter des pratiques
d6mocratiques.
B. Les pratiques dimocratiques
Dans son 6tude, Baechler note que les pratiques d6mocratiques sont fonc-
tion d'une multitude de facteurs : culturels, ethnologiques, 6conomiques, socio-
logiques, etc. La diversit6 de ces facteurs entraime donc des amrnagements par-
ticuliers et originaux de l'id~al drmocratique. Toutefois, cette diversit6 ne doit
pas nous faire oublier 1'existence d'invariants drmocratiques dont l'absence ou
la mrconnaissance ne peut conduire qu'h l'instauration de rdgimes autres. Nous
avons eu l'occasion d'en dire quelques mots. A cet 6gard, le polycentrisme,
r6partition du pouvoir de la politie en plusieurs centres, constitue sans doute une
piece centrale de la structure drmocratique4 . Nous y reviendrons.
Baechler affirme que c'est autour du nrolithique, dans les bandes, que
l'tre humain a fond6 le regime drmocratique presque pur et parfait47, par r~f&
rence un module drmocratique achev6. Ces petites soci~tds, quantitativement,
pratiquent la drmocratie directe oi la recherche du consensus prime tout autre
facteur. Cette recherche doit aboutir inrluctablement A l'unanimit6. La discus-
sion, lorsque decision doit atre prise, s'engage donc jusqu'A ce que les parties
parviennent i l'unanimit. L'existence m~me de la bande est lie A ce rrsultat
au risque de son 6clatement et de sa dispersion : les dissidents, si la r~gle de la
majorit6 pr6valait, n'auraient qu'A la quitter4". La palabre devient alors le mode
propre A permettre l'action collective, la prise de d6cision :
Non seulement la bande connait ces procddures [6changes, partages, explorations],
elle ne connait qu'elles. La figure la plus parfaite de march6 est ]apalabre. Chacun
y participe pour ddfendre son intdr& particulier, et de cette confrontation gdndrale
frangais a, ds 1789-1791, ddvi6 du principe de la souverainet6 nationale: en confon-
dant la volontd gdndrale avec la volont6 l6gislative parlementaire, il a fait du Parlement
1'6gal du souverain ou plut6t il 'a 6rig6 effectivement en souverain >>. Par une fiction
audacieuse, le Parlement se donne pour le peuple lui-m~me assembl ; ce sont les lois
du peuple; c’est le gouvemement du peuple; c’est la magistrature du peuple; il lui
appartient donc de l6gifdrer et de gouvemer et de n’8tre arr&d par aucun corps. Incar-
nation de l’intdr& total, aucune loi ne peut l’arrter puisqu’il est l’unique auteur des
lois.
I1 faut dgalement noter, avec Troper, qu’il n’est nul besoin d’Etre dlu pour exprimer ]a volont6 gdn6-
rale. Voir M. Troper, <(Justice constitutionnelle et ddmocratie >> (1990) 1 Revue frangaise de droit
constitutionnel 31 a la p. 41.
46Voir supra note 43.
47Baechler, supra note 27 A la p. 563.
48 Les dangers d’6clatement et de paralysie, indvitables dans des groupes minuscules qui
se laisseraient acculer A des partages irrductibles, imposent la r~gle de l’unanimiti. Si
elle n’est pas donne au ddpart d’une action collective, elle doit 6tre assurde avant
qu’une action collective ne soit entreprise. L’unanimit6 des bandes –
des tribus aussi,
1993]
DtMOCRATIE ET LIBERTIES
se d6gage peu
peu une solution moyenne, sur laquelle se fait l’unanimit6. La
solution moyenne r6sulte de la confrontation et de l’ajustement des intrats. L’una-
nimit6 est presque toujours possible, parce que, sauf exceptions, les int&rets par-
ticuliers ne sont affect6s que par des variations de faible amplitude autour de l’in-
tdrt moyen. Les variations suffisent t soulever et L satisfaire les passions ; la
faible amplitude garantit qu’une solution sera trouv6e. Les bandes 6vitent de la
sorte deux perversit6s possibles du march6: que l’int6r~t moyen cofncide avec un
intdrt minoritaire, ce qui rarnnerait les risques d’dclatement ou de paralysie ; que
les int6r~ts particuli~rs ne se reconnaissentpas du tout dans l’int&Et moyen, ce qui
menacerait le contrat politique lui-meme4
La palabre, forme pure de d6mocratie directe, provoque done une partici-
pation g6n6ralis6e des soci6taires ; participation qui satisfait aux principes selon
lesquels les soci6taires sont les dtenteurs du pouvoir et le consentement de ces
derniers est n6cessaire pour toute d6cision affectant leurs int6r~ts, au sen s large
du terme. Les soci6taires forgent ainsi leurs propres r~gles, r6fractaires A toute
action ou d6cision n’6manant pas de leur volont6 propre. Nous sommes 6videm-
ment bien loin d’un tel syst~me. Notre d6mocratie apparait, sur ce plan, indi-
recte puisque les grandes d6ecisions affectant nos int6rats imm6diats et futurs
sont prises par des repr6sentants que nous 6lisons5 . C’est IA, selon Baechler, une
forme faible de d6mocratie, amoindrie par la d616gation. Deux grands facteurs
peuvent expliquer cette situation. Tout d’abord, le trop grand nombre. En effet,
l’explosion d6mographique rend tout bonnement impossible la recherche de
l’unanimit6. Deuxi~mement, le passage d’une soci6t6 de pr6dation A une soci6t6
de production fait que notre temps est accapar6 par la production”1 . Tout occup6
A produire, l’homme-producteur n’a plus le temps de se consacrer aux affaires
(de l’association) A l’instar de l’homme-pr6dateur. Baechler pr6ecise
de la Cit
que << le sort de l'humanit6 a bascul6 d~s lors que les stocks ont apparu >>2 La
croissance et l’accumulation supplantent done les consid6rations aff6rentes A la
d6mocratie directe. L’homme-producteur ne renonce pas pour autant h l’id6al
d6mocratique qui lui est consubstantiel ; il l’am6nage afin de tenir compte de la
priorit6 accord6e au productivisme. Ces am6nagements se traduisent par ce qu’il
est convenu d’appeler la d6mocratie indirecte53. Ces am6nagements n’entrainent
pour les m~mes raisons –
n’est pas l’indice d’une fusion des individus dans une
soci6t6 qui les transcenderait, elle n’est que la solution adaptative correcte d’un pro-
blme d’agr6gation des int6r~ts particuliers dans le cadre du face-M-face. Comment
l’unanimit6 est-elle assur6e ? Par l’int6rt moyen. 11 r6sulte de la confrontation des int6-
r~ts particuliers sur des march6s et de leur ajustement r6ciproque, sous la forme
d’6echanges, de partages ou d’explorations (ibid. a la p. 320).
491bid.
501 est bien clair que nous ne sous-entendons aucunement ici que la repr~sen.tation constitue la
d6mocratie, puisque nous nous employons justement 4 d6montrer le contraire. Notre emploi du mot
<< d~mocratie >>, dans ce contexte, relive de la pure commoditE s~mantique. Nous ne pou.vons que
noter, par ailleurs, que notre syst~me politique est fond6 sur une repr6sentation indirecte des
citoyens sans que cela ne fasse de cette repr6sentation l’unique mode de r6alisation de l’id6al
d6mocratique.
51Baechler, supra note 27 aux pp. 580-81.
52A. Testart, Les Chasseurs-cueilleurs ou l’origine des inigalit~s, Paris, Soci6t6 d’ethnographie,
1982, cit6 par Baechler, ibid. A la p. 562.
53Notons, par ailleurs, avec Baechler, que l’avantage, au plan d6mocratique, du cons -nsualisme
(tribalisme) sur la d616gation (modemit6) ne suppose pas que les individus veuillent revenir en
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 38
pas la remise en cause des autres traits saillants de la ddmocratie que cons-
tituent, par exemple, les libertds ou le polycentrisme. L’homme calculateur, sou-
cieux de satisfaire sa fibre matdrialiste, n’en est pas moins attachd A son indd-
pendance et A l’dnoncd thdorique qui en fait le ddpositaire du pouvoir. Puisque
la palabre et l’unanimitd apparaissent impossibles h l’heure de la modernitd, il
est ndcessaire de leur trouver des succddands, c’est-h-dire des moyens propres
A perpdtuer l’iddal ddmocratique et h 6viter sa subversion et son ddpdrissement.
La communication (palabre) et l’opposition (unanimitd) deviennent alors deux
modes porteurs de la volontd ddmocratique dans l’univers modeme. Ces deux
modes sont lids, comme nous le verrons, par le dialogue continu qu’ils instituent
entre les ddcideurs et les socidtaires. Nous constaterons dgalement que ces deux
modes existent dans nos socidtds.
C. Palabre/Communication
La palabre avait l’avantage, avons-nous dit, de provoquer une participation
gdndralisde A la prise de ddcision. La communication peut remplacer la palabre.
Remplacement ne signifie pas 6quivalence. En effet, la communication, en rai-
son des contingences modernes, ne peut aspirer a la qualitd ddmocratique que
connait la palabre. Quoi qu’il en soit, la communication est encouragde dans nos
soci~dts. Elle suppose que les socidtaires participent pleinement aux d6bats
entourant la prise des ddcisions et leurs consdquences. Le ddbat est alors ouvert
A tous, et pas seulement aux reprdsentants des socidtaires (classe politique). Les
ddcideurs doivent susciter la communication af’m de tenter de pratiquer la ddmo-
cratie la plus pure, rdfdrence explicite, cela va de soi, A la ddmocratie consen-
suelle. Comment ?
I1 existe bien des moyens d’accomplir cette fonction. Les libertds d’expres-
sion et de presse, consacr6es dans les documents constitutionnels, en fournissent
des exemples. Ce sont lt des voies que nos ddmocraties modemes connaissent
bien. Pourtant, la communication peut prendre une forme que l’on pourrait qua-
lifier, h ddfaut d’une autre 6pith~te, d’institutionnelle. Nous savons que les
socidtaires sont les ddpositaires premiers du pouvoir, les ddcideurs n’dtant que
de simples fiduciaires’. Par ailleurs, le polycentrisme, assurance ddmocratique,
divise les activitds animant la politie en plusieurs centres afro d’dviter qu’un
centre ne puisse imposer son pouvoir aux autres, pour reprendre les propos
lumineux de Baechler 5 . Par consdquent, la communication peut emprunter le
canal d’un centre (mddiation et conciliation) pour contrer, remettre en cause ou
annuler la ddcision d’un autre centre (16gislation). Ce moyen, que l’on connait
bien aujourd’hui et qui est au cceur de nos prdoccupations, relive donc de la
stricte technique ddmocratique. En fait, il s’inscrit pleinement dans la logique
ddmocratique. Ii en est une composante intrins~que et fondamentale propre a
garantir les libertds, objet du calcul de l’homo democraticus lors de son entrde
volontaire en ddmocratie:
arrire : o La preuve n’a pas encore dt6 administrde que la majorit6 r~pugne au confort moderne
et aspire
a rusticit6 des cavernes >> (ibid. a la p. 370).
54Voir supra notes 35-43 et texte correspondant.
55Baechler, supra note 27 A la p. 61. Voir supra note 43.
19931
DtMOCRATIE ET LIBERTIES
En ddmocratie, les libert~s sont r6elles ou bien la” dmocratie n’existe pas. Elles
sont r~elles, condition que la pluralit6 des centres soit garantie et ralis6e. Or les
centres ultimes qui constituent la politie sont les soci6taires eux-memes, dont les
centres intermddiaires ne sont que des regroupements volontaires pour atteindre
des fins partielles. Les libert6s reposent en definitive sur la volont6 des individus
d’8tre et de rester libres, en se consid~rant comme les centres ultimes de d6cision,
dont tous les autres ne sont que des 6manations temporaires, circonscrites et rdver-
sibles. Homo democraticus se prate, il ne se donne pas. En se pr~tant, il ne fait
pas qu’assurer ses fins. I1 se rdserve aussi la possibilit6 de se ddfendre contre les
risques d’autocratie que rec~le toute d~ldgation de pouvoir. En effet, en r~partis-
sant ses ddl~gations entre une pluralit6 de centres, il peut en appeler d’un centre
contre un autre. Si la politie ne constituait qu’une agence unique tentaculaire, il
perdrait la possibilit6 de bloquer la marche au pouvoir absolu de ses dirigeants. En
multipliant-les centres ou agences sociales, i peut les opposer les unes aux autres
et maintenir entre elles un 6quilibre au centre duquel se dresse sa libert6 [nous sou-
lignons; italiques dans l’original]56.
Le polycentrisme est donc consubstantiel a la ddmocratie. Le paradigme
d6mocratique 616mentaire est alors visiblement fond6 sur une conception a
courte vue de I’appareillage d6mocratique. R6v6rant, en apparence, le principe
de la sdparation des pouvoirs, s’en rdclamant m~me parfois, les tenants de ce
paradigme, en insistant sur l’exclusivit6 d~mocratique du 16gislatif, ont en fait
mal compris la logique de ce principe au regard de l’id6al d6mocratique. Leur
interpretation constitue in cas patent d’usurpation, au profit du centre 16gislatif,
de l’eiddticit6 d6mocratique. Evidemment, l’ceuvre de Baechler s’inscrit dans
une mouvance beaucoup plus large que celle chore k Montesquieu. Le polycen-
trisme, si l’on s’en reporte A Baechler, ne se pr6occupe pas que des organes clas-
siques de l’ttat modeme. Ceux-ci constituent certes des centres, mais il en
existe d’autres : o Un centre peut etre d~fmi conme une unit6 d’action, oti des
projets sont form6s, des moyens rassembl~s et des actes accomplis >>.
D. Unanimiti/Opposition
La r~gle de l’unanimit6 tend vers la d6mocratie parfaite puisqu’elle aspire
faire de chacun un centre autonome de d6cision5s. La modemit6 a substitu6 a
celle-ci, pour les raisons que nous savons, la r~gle de la majorit6. Afin de pallier
ce d6ficit d6mocratique, il importe d~s lors de consacrer une opposition qui 16gi-
timera la d6mocratie indirecte59 . L’opposition est, par consdquent, une donnde
56Ibid. aux pp. 66-67.
57Ibid. k lap. 62. L’mergence des normes constitue un exemple du polycentrisme d~mocratique.
Ainsi, contrairement A ce que l’on pourrait croire, l’diction des normes dans nos soci~t6s n’est pas
un monopole du centre 16gislatif. Des normes, souvent aussi contraignantes que celles 6nonc6es par
le centre l6gislatif, sont issues d’autres centres : religieux, ludiques, marginaux, professionnels,
financiers, etc., comme l’affirme le professeur Lajoie. Sur ce sujet prdcis, voir notanment A.
Lajoie, < Contribution A une th~orie de l'6mergence du droit. 1. Le droit, l'ttat, Ia soci~t6 civile,
le public, le priv6: de quelques d6finitions interreli6es >> (1991) 25 R.J.T. 103.
58( La dimocratie est pure etparfaite, tant que chaque citoyen reste un centre autonome de ddci-
sion >> (Baechler, ibid.
la p. 62).
9 L’opposition fait partie du r6gime d~mocratique, non au titre de circonstance d6sa-
gr6able, qu’il faut supporter parce que, h chercher A s’en d6barrasser, on recuelierait
la chute dans rautocratie -, mais en tant qu’616-
des inconv6nients bien plus graves –
REVUE DE DROIT DE McGILL
[-Vol. 38
permanente 6 et irr6pressible de la d6mocratie. Encore une fois, la r6alit6 oppo-
sitionnelle traduit l’6nonc6 th6orique selon lequel le pouvoir est simplement
d616gu6 par les soci6taires, ceux-ci se r6servant la possibilit6 de questionner
l’exercice du pouvoir, voire de le rappeler. De meme, l’opposition constitue le
canal d’expression des minorit6s. Celles-ci ne perdent pas droit de cit6 parce
qu’une certaine majorit6 contr6le le centre politique. Comment s’exerce alors ce
droit A l’opposition ? On pense tout naturellement h l’opposition politique, c’est-
h-dire A ces groupes qui, dans un cadre institutionnel pr6cis, aspirent A prendre
le pouvoir (centre politique) et qui, en attendant ce jour, accomplissent une mis-
sion de contr6le A l’endroit des actions de la majorit6. Toutefois, l’opposition ne
saurait se limiter A ces forces. En effet, le pouvoir politique, au sens ofi on ‘en-
tend dans nos soci6t6s, ne constitue qu’un centre parmi d’autres. L’opposition
peut, et doit, se manifester dans d’autres centres. Elle peut 6galement se traduire
par la confrontation entre divers centres eux-m~mes. C’est 1M la consequence du
polycentrisme, facteur inh6rent A l’id6al d6mocratique :
La meilleure garantie est le polycentrisme lui-m~me. Si la majorit6 opprime l’op-
position ou la supprime, elle ne monopolise que le centre politique; il reste tous
les autres centres dans les autres ordres, A qui l’opposition peut faire appel. Ils r~a-
giront et feront plier la majorit6. S’ils ne r6agissent pas ou si leur rdaction ne con-
trebalance pas la puissance de la majorit6, parce que le public a d6jA absorb6 une
bonne partie du priv6, c’est que ]a d6mocratie est d6jh corrompue. Jusque-1A, le
polycentrisme est la meilleure garantie de l’opposition et le garde-fou le plus effi-
cace contre les exc6s de la majorit6. On peut le v6rifier dans les groupements oi
une majorit6 ne rencontre aucun contre-pouvoir, off la possibilit6 de l’alternance
est exclue ou non perque, oti la lutte A mort est sans danger pour la majorite6 1.
On aura ais6ment devin6 que les soci~taires peuvent s’opposer au centre
politique par le biais, notamment, du centre judiciaire. Cette opposition, de nou-
veau, relive de l’essence m~me de la d6mocratie. Le paradigme d6mocratique
616mentaire pche, au plan conceptuel, en ce qu’il entretient une vision essen-
tiellement statique et stratifi6e62 de la d6mocratie alors que cette derni~re est un
ensemble dynamique et auto-6quilibrateur. En d’autres termes, l’ensemble
d6mocratique semble 6tre une construction fragile dont tons les 616ments sont
interreli6s et interp6n6tr6s. On peut donc facilement fausser le m6canisme de
ment constitutif de sa 1dgitimit6 et de son fonctionnement harmonieux. A moins que
l’on ne valorise l’unanimitd. Elle peut porter sur le contenu ou sur les r~gles du jeu.
La premiere unanimit6 ne se rencontre que dans les bandes et les tribus : il n’y a pas
d’opposition formelle. Avec la modemit6, l’unanimit6 ne peut plus porter que sur les
r~gles du jeu. Par cons6quent, dans une d6mocratie polycentrique, le citoyen n’a pas
le choix : il doit poser l’hypoth~se du caract6re irrTductible des divergences actuelles
et en tirer les consdquences que nous en avons tir~es, y compris l’opposition; s’il ne
la pose pas, il s’engage dans un engrenage fatal oa, en voulant rtablir une unanimit6
hypoth6tique, on commence par noyer dans le sang les divergences actuelles. Bref, le
d6mocrate doit 8tre convaincu de la 1dgitimit6 des intrats, des ambitions, des opinions
et des gonts oppos6s, ce qui n’a rien d’une donn6e imm6diate de la nature passionnelle
de l’homme : la toldance est une vertu, une victoire sur les passions (ibid. A lap. 124).
6IBd. A la p. 123.
61Ibid. a la p. 127.
62Statique et stratifi6e parce que selon cette vision paradigmatique, les repr6sentants 6lus priment
les autres composantes d6mocratiques sans que cet dtat de chose ne puisse I6gitimement 6tre remis
en cause.
19931
DtMOCRATIE ET LIBERTIS
1’ensemble si une trop grande pression est appliqu6e sur l’un on l’autre des 616-
ments. II faut bien comprendre, par ailleurs, que la d6mocratie ne se limite pas
t une r6alit6 purement organique : m6diation, coordination, sanction et 16gisla-
tion (et tous les autres centres). Cet ordonnancement n’existe que pour adapter
ou traduire dans la r6alit6 contingente les valeurs inh~rentes A l’id6al d6mocra-
tique. Parmi celles-ci, 6videmment les libert6s qui constituent entre autres la
reconnaissance de l’autonomie humaine et de l’homme en tant que d6positaire
immuable du pouvoir63. Ces tensions organiques ne doivent donc pas occulter
les valeurs d6mocratiques elles-memes ni les tensions que celles-ci connaissent
entre elles64 et qui doivent former somme toute la trame essentielle des enjeux
d6mocratiques.
Nous avons pu constater que ces deux modes de mise en oeuvre de la
volont6 d6mocratique dans l’univers moderne sont relativement li6s par les rap-
ports qu’ils entretiennent avec cette notion clef que repr6sente le polycentrisme.
Ils ont 6galement une f’malit commune, A savoir la reconnaissance par les
centres de leur dtat de simples fiduciaires du pouvoir. En cela, ils constitueit
une assurance capitale contre l’autocratie65.
E. Quelques mots sur la Cour supreme du Canada
Il convient maintenant de revenir quelque peu sur la mani~re dont la Cour
supreme du Canada pergoit son r6le A la lumi~re de la Charte. Nous avons dit
plus haut que par certains de ses 6nonc6s, la Cour supreme semblait osciller.
confus6ment entre le paradigme d6mocratique 616mentaire et la volont6 d’assu-
mer un contre-pouvoir tout h fait conforme, nous l’avons vu, A l’id6al d~mocra-
tique (polycentrisme). Le professeur Tremblay, dans un article fort int6ressant&,
affirme que la Cour supreme, dans le Renvoi sur la Motor Vehicle Act67, a impli-
citement rejet6 cette vue paradigmatique 616mentaire:
[Lies reprdsentants 61us, h la majorit6, en enchfissant une charte des droits dans la
Constitution, nous ont indiqu6 que, m~me pour eux, la th6orie d~mocratique
<< majoritaire >> ne devait plus 6tre accept6e pour mesurer la l6gitimitd des d6ci-
sions constitutionnelles. Si cette interpr6tation est la bonne, ii faut comprendre que
la Cour supreme nous invite A reconnaltre que la th~orie << majoritaire >> a 6t6 aban-
63Martin, avec bien d’autres d’ailleurs, estime parfaitement 16gitime, au plan philosophique, que
le centre judiciaire puisse contrebalancer le centre 16gislatif dans la r~alisation des libertds:
In order to preserve the moral autonomy of the subject and ensure that government is
democratic., the court acts as a check on the legislative majority setting limits, those of
the general will, beyond which it cannot go. In effect, the judiciary sets the legal con-
ditions for the equality of concrete freedom (R. Martin, < Legitimizing Judicial Review
under the Charter: Democracy or Distrust? >> (1991) 49 U.T. Fac. L. Rev. 62 a lap. 73).
64E. Clemens, Le mgme entre dimocratie et philosophie, Bruxelles, Lebeer Hossmann, 1987 h
la p. 211.
6511 est clair, au passage, qu’objectivement la concentration du pouvoir soit plus grande dans le
centre politique. Par consdquent, c’est lh le centre qu’il importe de contrOler. Cela ne signifie pas
cependant que les autres centres ne peuvent menacer h leur tour la d6mocratie. Toutefois, ce danger
apparait mineur en comparaison. La puissance politique aurait t6t fait de d6samorcer les vell6it~s
autocratiques que d’autres centres pourraient manifester.
66Supra note 11.
67Supra note 10.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 38
donnde une fois pour toutes et donc, h se doter d’une autre throrie mrtaconstitu-
tionnelle. Ainsi, toute argumentation, toute critique au sujet de la 1gitimit6 des
decisions constitutionnelles fondre uniquement sur la throrie ddmocratique
< majoritaire > sera d~sormais suspecte 68.
Le professeur Tremblay poursuit son analyse en proposant, partir notam-
ment de quelques points de rep~re glands dans le Renvoi sur la Motor Vehicle
Act69, une nouvelle thdorie propre 16gitimer l’action constitutionnelle du pou-
voir judiciaire. Sommairement esquissde, cette thdorie porte que l’adjudication
constitutionnelle n’a pas 6t6 modifide par l’entrde en vigueur de la Charte et
qu’afin que cet exercice conserve sa 16gitimitd, le pouvoir judiciaire doit con-
tinuer a s’abstenir de contr6ler la sagesse et l’opportunit6 des lois7 . L’auteur
parle alors d’une thdorie constitutionnelle restreinte. En fait, cette thdorie res-
treinte nous semble la simple traduction/transposition des incertitudes expri-
mdes par la Cour supreme dans le Renvoi sur la Motor Vehicle Act: non A l’6va-
luation des politiques sous-jacentes
l’adoption des lois, mais oui au devoir
d’apprdciation du contenu des lois en fonction des garanties constitutionnelles”.
Cette th6orie dite restreinte continue en fait A 8tre habitde par le paradigme
ddmocratique 616mentaire. S’appuyant fortement sur la distinction dworki-
nienne entre policy et principle72, le professeur Tremblay, tout en reconnaissant
la tdnuit6 de la distinction 73, croit qu’il est possible pour les tribunaux d’accom-
plir leur mission constitutionnelle de protection des libertds sans pour autant
remettre en cause les choix (policy) du centre 16gislatif. Cette opinion, bien
qu’intdressante, ne permet pas t l’interpr~te de surmonter l’obstacle 6pistdmo-
logique ddjA identifi6 puisque, quoi qu’on en dise, elle demeure profonddment
imprdgnde des valeurs du paradigme ddmocratique 6idmentaire. Ainsi, le pro-
fesseur Tremblay ne reconnait-il pas une dichotomie valorielle entre les libertds
et la ddmocratie, comme s’il s’agissait de deux mondes tristement 6loignds:
Certes, le pouvoir judiciaire a drsormais le mandat expr~s de sanctionner les
valeurs fondamentales enchass~es A l’encontre des lois votdes par le parlement et
les 16gislatures. Cependant, cela ne doit pas faire perdre de vue que cette fonction
s’exerce dans une socigt dimocratique. C’est cet 6quilibre entre les valeurs libe-
ralesfondamentales et les valeurs dimocratiques que les tribunaux doivent cher-
cher A atteindre [nos italiques]74.
Bien que louable, 1’effort du professeur Tremblay, parce qu’il singularise
l’action du centre 16gislatif et tente de justifier la mission constitutionnelle du
centre judiciaire par rapport au principe majoritaire prdsent6 comme pr66mi-
nent (oblitdration du polycentrisme), participe de l’obstacle 6pistdmologique.
II n’est pas vain, avant de terminer, de fake 6tat d’une opinion du juge
Dickson qui semble fort 6tonnante compte tenu des tergiversations de la Cour
6’Tremblay, supra note 11 A ]a p. 177.
691bid. A la p. 178.
701bid. 4 Ia p. 183.
71Supra note 12 et texte correspondant.
72R. Dworkin, Law’s Empire, Cambridge, Harvard University Press, 1986.
73Tremblay, supra note 11 h la p. 240.
74Ibid. h la p. 243.
19931
DtMOCRATIE ET LIBERTES
supreme quant
dans l’affaire Holmes:
la probl6matique nous pr6occupant. Le juge Dickson 6crit,
Le principe fondamental de l’examen judiciaire aux termes de la Charte porte que
la magistrature est charg6e de veiller a ce que les 16gislateurs ne portent pas
atteinte d’une mani~re injustifiable A certains intdr~ts individuels et collectifs fon-
damentaux au nom d’un plus large intdr& commun. Consid&6re d’un point de vue,
cette lourde responsabilit6 peut etre interpr6t6e comme contraire h la nature des
institutions d6mocratiques canadiennes, dans la mesure oti celles-ci repr6sentent la
voix collective des groupes et des individus qui constituent la soci6t6 canadienne.
Toutefois, d’un autre point de vue, en interpr~tant et en d6fimissant les garanties
constitutionnelles et en d6terminant ce qui constitue des limites raisonnables aux
termes de l’article premier de la Charte, la Cour est guid6e par le m~me principe
pour les deux champs d’enquate: savoir, que la soci6t6 canadienne doit etre libre
et d6mocratique. L’esprit des aspirations d6mocratiques individuelles et collec-
tives qui entre dans le processus visant t d6f’mir le contour des garanties consti-
tutionnelles et d6terminer si les restrictions que l’ttat leur impose. sont raison-
nables, fait donc en sorte que la Cour est et demeurera un alli6 de la d6mocratie
canadienne, renforgant toute faiblesse de la d6mocratie en permettant a ceux qui
sont exclus d’une participation d6mocratique 6gale et effective dans notre soci6t6
de se.faire entendre et en leur offrant une r6paration [nos italiques] 75.
Cet extrait interpelle le lecteur. Tout d’abord, le premier point de vue dont
fait 6tat le juge Dickson constitue une claire r6f6rence au paradigme d6mocra-
tique 616mentaire. Pourtant, dans la seconde partie (autre point de vue), le juge
juste titre comme un
Dickson semble vouloir se d6gager de ce qu’il pergoit
handicap conceptuel qui ne peut, t la limite, que pervertir l’interpr6tation cons-
titutionnelle. II y a dans cette seconde partie, nous semble-t-il, la reconnaissance
d’un certain polycentrisme. Le pouvoir judiciaire est un contre-pouvoir dont la
mission est intimement inscrite dans la trame d6mocratique. L’adjudication
constitutionnelle participe alors de l’essence d6mocratique. Elle n’est pas une
ceuvre distincte antinomique de l’id6al d6mocratique. Pourtant, les propos du
juge Dickson sont 6quivoques puisque vers la fin de son opinion, il pr6cise que
le r6le du judiciaire est d’assurer Ia participation d6mocratique 6gale et effective
ces citoyens qui en sont exclus. L’expression << participation d6mocratique >>
semble r6f6rer au processus de prise de d6cision. Si tel est le cas, nous revoil
, la case d6part puisqu’alors le pouvoir judiciaire ne devient plus que l’arbitre
d’une conception de la d6mocratie r6duite A un formalisme participationnel,
excluant d~s lors les libert6s. On croit trouver lh la cons6cration des theses de
Monahan76 et de Ely77. Ainsi, le professeur Monahan estime que le pouvoir judi-
ciaire doit, dans son interpr6tation de la Charte, chercher h promouvoir les
valeurs d6mocratiques, comprises dans leur sens paradigmatique 616mentaire 8 .
75R. c. Holmes, [1988] 1 R.C.S. 914 aux pp. 931-32, 50 D.L.R. (4′) 680..
76Monahan, Politics and the Constitution: The Charter, Federalism and the Supreme Court of
77J.H. Ely, Democracy and Distrust: A Theory of Judicial Review, Cambridge, Harvard Univer-
Canada, supra note 4.
sity Press, 1980.
78 [G]iven the political character of constitutional adjudication under the Charter, what
are the values which should guide Canadian judges as they give meaning to its open-
ended provisions? […] At its most abstract level, the proposal is that Canadian judges
should interpret the Charter to reinforce and protect values associated with democracy.
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 38
Autrement dit, le pouvoir judiciaire doit corriger les in6galit~s de participation
au processus de la prise de d6ecision. C’est lh sans aucun doute un objet de la
d6mocratie, mais non pas le seul. Or, ces propositions de Monahan ont le d6faut
de subsumer, encore une fois, le processus politique et 6lectoral et la d6mocra-
tie. Le paradigme d6mocratique 616mentaire refait surface. La th~se de Mona-
han relive, par consequent, de l’obstacle 6pist6mologique. ttait-ce li l’interpr6-
tation que le juge Dickson entendait imprimer au document constitutionnel ?
Rien n’est moins sfir, puisque l’affaire Holmes portait sur la pr~somption d’in-
nocence, consacr~e A l’article lid) de la Charte. On voit done mal en quoi la
pr6somption d’innocence peut susciter la participation au d6bat d6mocratique,
au sens restreint ofi l’entend le professeur Monahan. Bref, l’incertitude continue
de peser.
Nous avons tent6 de d6montrer jusqu’ici que la d6mocratie ne pouvait se
r6duire aux modes et modalit6s de representation (suffrage universel) et qu’elle
comprenait, dans son essence fondatrice, les libert~s79 . Cette demonstration a
6videmment pour objet de surmonter l’obstacle 6pist~mologique qui caract6rise
jusqu’A maintenant cette probl6matique. Ceci fait, il importe maintenant de se
demander quels sont l’origine, le sens et la port6e des libert6s dans l’univers
d6mocratique.
II. Sur les libert~s
I1 ne convient pas au cadre du pr6sent expos6 de proc~der A une g~n6alogie
syst6matique des droits de l’homme. Plus modestement, il s’agit de se livrer ?
quelques r~flexions sur les libert~s af’m, comme nous le disions plus haut, de les
situer par rapport h l’id~al d~mocratique. L’utilisation du terme par rapport
laisse pr~supposer l’existence de deux ensembles distincts qui, par lejeu de lin-
tersection, associent certains de leurs 6lments. Pourtant, nous croyons que ces
deux ensembles, bien qu’ils puissent conserver leur unicit6 terminologique, se
fondent jusqu’a un certain point. Autre prdcision : nous employons indiff&em-
The concern of judges should be with the way in which decisions have been reached
rather than with the substantive fairness of the decisions themselves (Monahan, << Judi-
cial Review and Democracy: A Theory of Judicial Review >>, supra note 4 A lap. 137).
L’auteur ajoute ailleurs :
This elaboration of democracy translates into two general principles which might pro-
vide a framework for judicial review. The first principle is a right of equal access to
and participation in the political process. Judicial review would attempt to protect the
basic infrastructure of liberal democracy –
rights of assembly, debate and free elec-
tions. No citizen ought to be excluded from participation in the process of collective
debate and argument except on compelling grounds. […J The second principle is com-
plementary to the first. I have suggested that democracy implies plasticity and trans-
formation in social arrangements. Thus, judicial review should always attempt to maxi-
mize openness and the possibility of revision in social life. It should resist the impulse
to freeze into place, through constitutional fiat, a particular set of economic, social or
political arrangements. Rather, the goal should be to ensure that all social arrangements
are subject to meaningful debate and transformation through the political process
(Monahan, Politics and the Constitution: The Charter, Federalism and the Supreme
Court of Canada, supra note 4 aux pp. 124-25).
79o La ddmocratie repose sur un postulat spiritualiste. Elle repose sur le postulat de la libert6
individuelle. ‘L’homme nalt libre’ >> (Capitant, supra note 44 A la p. 152).
19931
DItMOCRATIE ET LIBERTIS
ment jusqu’ici les expressions droits de ‘homme et libertesfondamentales bien
que celles-ci soient susceptibles de recouvrir des r6alit~s distinctes. Les
ouvrages de droit public regorgent de classifications des droits et libert6s : droits
de premiere ou de seconde gdn6ration”, droits naturels et civils, droits poli-
tiques'”, etc. Pour notre part, nous r6f6rons, par l’une ou l’autre expression, h
l’autonomie individuelle d’oti d6coulent les libert6s de conscience et de reli-
gion, d’expression, de pensde, d’association, de circulation ainsi que toutes les
garanties juridiquess2 propres
assurer le due process of law et fimalement les
l’6galit6. Bref, cette 6num~ration correspond grosso modo A celle que
droits
le lecteur peut retrouver dans les documents intemationaux s3, 6num6ration posi-
tive d’id~aux r6gulateurs.
La determination des sources des droits de l’homme apparait comme une
question contentieuse. Ainsi, au plan historique, trois sources doctrinales
peuvent 8tre isol~es, si l’on s’en reporte au professeur Dufour. Pour les uns, les
origines des droits de l’homme apparaissent Philosophiques, << origines qu'il
faudrait chercher dans la pensge politique et sociale du Si~cle des Lumieres >>4.
Pour les autres, les Declarations des droits de l’homme d6rivent de consid6ra-
tions religieuses, c’est-4-dire de la RMforme 5 et notamment de cette ide que
l’tre humain peut proc~der lui-m~me t une libre lecture des textes sacr~s sans
interposition eccl~siastique, voire monitoriale, posant ds lors un jalon de l’in-
dividualisme”6. Finalement, une troisi~me th~se ne reconnait << qu'une origine
purement contingente, de nature historique, aux premieres formulations th~o-
riques des Droits de l'Homme [ ...] >>S. Cette diversit6 historique quant aux off-
gines formelles des Declarations des droits de l’homme est sans importance,
selon le professeur Dufour”5 . Toutefois, elle en acquiert lorsque l’on aborde la
probl6matique philosophico-juridique de la nature et de l’assise des libert~s fon-
damentales (sources mat6rielles) g. Deux doctrines se d6gagent alors. Pour
8Par exemple,
. Rivero, Les libertis publiques, t. 1, 5′ 6d., Paris, P.U.E, 1987 ; G. Haarscher,
Philosophie des droits de l’homme, 2 6d., Bruxelles, ,ditions de l’Universit6 de Bruxelles, 1989
aux pp. 35-46 ; S. Goyard-Fabre, << La derive des droits fondamnentaux >> dans G. Lafrance, dir.,
Ethique et droitsfondamentaux, Ottawa, Presses de l’Universit6 d’Ottawa, 1989 aux pp. 61-73.
81A. Dufour, Droits de l’homme, Droit naturel et histoire, Paris, P.U.F., 1991 A la p. 14.
82Voir les art. 7 h 14 de la Charte.
83Dclaration universelle des droits de l’homme, R6s. AG 217A (IM, Doc. off. AG NU, 3 Sess.,
p. 71, Doc. NU A/810 (1948); Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19
d6cembre 1966, R.T. Can. 1976 n 47, 999 R.T.N.U. 187; Convention de sauvegarde des droits
de l’homme et des libertisfondamentales, 4 novembre 1950, S.T.E. 5,213 R.T.N.U. 221. Sur l’ex-
pression droits de ‘homme >>, voir M. Villey, Le droit et les droits de ‘homme, Paris, P.U.F., 1983
aux pp. 21-22.
84Dufour, supra note 81 A la p. 18.
85lbid. aux pp. 18-19.
t 6Haarscher, supra note 80 4 la p. 74.
87Dufour, supra note 81 t la p. 19.
‘ 5Ibid. h la p. 19.
89 Que ces libert6s proc~dent d’une philosophie donn6e, en l’occurrence d’une << m~ta-
physique politique >>, d’une pens~e religieuse ou d’une tradition juridique nationale,
voire d’une conjoncture historique privil6gi~e, affecte en effet tr~s directement leur
nature juridique, leur assise et leurportie. Car la notion m~me de libertifondamentale
prend un tout autre sens selon qu’elle r~sulte de la nature de l’homnme, comme 1’entend
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 38
l’une, l’tcole du droit naturel, les libertds sont inhrentes A la personne humaine
sans r6frence aucune h sa condition et au ddterminisme historique9 . Les liber-
t6s sont un donn6. Cette conception m~taphysique va certes susciter des cri-
tiques9″. Pour I’autre, l’tcole du droit historique, les libertrs fondamentales
apparaissent comme les privileges d’une classe lies aux d6terminations histo-
riques. Elles ne peuvent aspirer
l’universalit6 puisqu’elles sont le fruit de con-
tingences historiques particuli~res h un groupe92. Le professeur Dufour resume
ainsi la question:
En conclusion, pour ce qui est de la nature et de l’assise des libertisfondamen-
tales, les deux doctrines principales qui dominent 1’6volution de la pens6e poli-
tique et juridique modeme et qui congoivent, la premiere, ces libertisfondamen-
tales comme des attributs naturels, inns, inalirnables et imprescriptibles de tous
les individus de l’esp~ce humaine, la seconde, ces m~mes libert~s comme des pri-
vileges historiques, particuliers, propres aux membres organiquement int~grds
d’une m~me communaut6 de destin, nous paraissent pouvoir se ramener aux deux
grandes philosophies du Droit qui inspirent la pens~e juridique occidentale
modeme : A savoir, d’une part, la philosophie de I’tcole du Droit naturel et, d’au-
tre part, la philosophie de l’Ftcole du Droit historique93.
Voilh pos6 sch6matiquement l’arri~re-plan philosophico-historique des
doctrines des droits de l’homme sur lequel nous reviendrons. Les libert6s, dans
leur sens premier, hors de toute considdration id6ologique, sont des projections
de l’esprit par lesquelles on 6rige des barri~res concr~tes h l’action du pouvoir.
Elles peuvent donc apparaitre comme une assurance contre l’arbitraire du
prince. Elles 16gitimisent 6galement l’exercice du pouvoir : < un pouvoir sera dit
16gitime, une autorit6 aura des prdtentions h 8tre "ob~ie", si et seulement si il
ou elle respecte les droits de l'homme [...] >>9. La drmocratie apparait alors, de
prime abord, 16gitime parce qu’elle ne peut se concevoir, comme nous avons
essay6 de le drmontrer, sans un regime de libert6. La crise du marxisme et
1’6croulement du Bloc de l’Est ont rrhabilit6 le discours des droits de l’homme
et 6tabli la d6mocratie comme module potentiel de r~alisation des libertrs. Que
pr6suppose l’idre des droits de l’homme, pour employer les termes des profes-
seurs Renaut et Sosoe9 ?
Les auteurs identifient trois pr6supposrs. Tout d’abord, cette idre prdsup-
pose < une valorisation de l'homme comme tel, tenu pour terme de rrfrrence et
pour valeur supreme >>91 (humanisme). Deuxi~mement, l’homme est un 6tre
]a philosophie rationaliste des Lumi6res, de sa condition de creature de Dieu, comme
le congoit la Rdvflation chrrtienne, ou des traditions juridiques d’un peuple donn6,
comme le veulent les throriciens des Lois fondamentales anglaises ou ceux de I’cole
historique allemande (ibid. aux pp. 19-20).
9Ibid aux pp. 20-21.
9’Ibid. a la p. 21.
92lbid.
la p. 23.
93Ibid. aux pp. 23-24.
94Haarscher, supra note 80 A la p. 11.
95A. Renaut et L. Sosoe, Philosophie du droit, Paris, P.U.E, 1991 k la p. 34.
961bid.
1993]
DIMOCRATIE ET LIBERTES
conscient et responsable9 (sujet). Finalement, les droits de l’homme pr6sup-
posent l’universalit6, c’est-h-dire une transcendance contextuelle et historique
des valeurs aff6rentes aux droits de l’homme’ (universalit6). Les professeurs
Renaut et Sosoe pr6cisent que ces pr6suppos6s s’int~grent diffieilement dans les
principaux courants de pens6e contemporains, marqu6s de < composantes hei-
deggeriennes, marxistes, nietzsch6ennes ou freudiennes >>. Ainsi, on oppose k
ces pr6suppos6s le th~me de la mort de l’homme (humanisme), < [l]a condam-
nation multiforme de l'id6e de sujet comme une illusion m6taphysique >>1 et un
historicisme selon lequel tout contenu de pens6e est historique, donc rela-
tif >> de mme qu’un droit h la diffdrence, avatar de l’ethnisme’ 2 (universa-
lit6). Ce d6bat philosophique n’est pas sans int6r&t pour notre propos. En effet,
cette opposition au jusnaturalisme, puisque c’est de bela qu’il s’agit, ne peut
manquer, croyons-nous, d’avoir une incidence sur l’appr6hension des libert6s
dans l’univers d6mocratique et, partant, une incidence directe sur l’id6al d6mo-
cratique lui-m~me. Quelques mots suffiront.
Le droit naturel, tel qu’il a 6t6 pens6 h partir du XVIF si~cle, n’est pas
exempt de toute critique”0 3. Ainsi, par exemple, l’ide selon laquelle le droit
naturel constitue un 6talon face auquel s’exerce l’autorit6 suppose une autono-
mie du droit par rapport au politique. Les professeurs Renaut et Sosoe r6sument
la pens6e foucaldienne a ce propos:
Or, une telle ext6riorit6 [autonomie] ne peut apparaitre que comme une illusion
d~s lors que I’on considre que toute forme est un compos6 de rapports de
force >> : la formule vaut en effet non seulement pour cette forme sociale qu’est le
droit positif (la loi), mais tout autant pour cette autre forme (culturelle) que se
trouve 8tre l’id6e d’un < droit fondamental >. […] Excluant toute transcendance
par rapport au d6ploiement de la vie (si l’on pr6fere : par rapport A l’histoire), le
< nietzch6isme profond >> qui donne A la d6marche foucaldienne son identit6 phi-
losophique r6cuse donc ipsofacto toute possibilit6 pour le droit, aussi bien comme
r~gle du droit (loi) que comme droit fondamental (ide du juste), de constituer un
97 L’homme des droits de l’homme renvoie en effet h la repr6sentation de l’6tre humain
comme &re conscient et responsable, comme auteur de ses pens~es et de ses actes,
comme conscience (raison th6orique) et comme volont6 (raison pratique) […] (ibid. A
la p. 35).
98 L oi] le droit positif est par essence changeant, historique, relatif, il n’est concevable
de lui opposer les droits de 1’homme, pour le juger et 6ventuellement pour le d6noncer,
que si r6f6rence peut ainsi 8tre faite a des cat6gories de pens6e qui, sans 8tre anhisto-
riques (puisqu’elles ont 6merg6 au cours d’une histoire, et, qui plus est, d’une histoire
particuli6re, celle de la modemit6 europ~enne), poss~dent du moins un sens m6tahis-
torique, dont la portde transcende l’histoire : faute de quoi, l’historique jugeant l’his-
torique, la mise en question des lois ou des politiques injustes serait grev6e d’une rela-
tivit6 peu compatible avec les exigences d’une d6nonciation radicale et consistante de
l’inacceptable (ibid. aux pp. 35-36).
991bid. a la p. 36.
‘O0lbid.
1011bid. a la p. 37.
’02S. Abou, Cultures et droits de l’homme, Paris, Hachette, coll. Pluriel, 1992 aux pp. 31-40.
10311 ne serait pas appropri6, dans le cadre de la pr6senie 6tude, de pr6senter tout le d6bat entou-
rant cette question complexe. Le lecteur pourra se r6f6rer aux ouvrages cit6s pour en savoir plus.
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 38
quelconque moment d’ext6riorit6 vis–vis des r6seaux de pouvoir dont le r6el est
tiss6104.
On r6cuse ainsi la na’fvet6 d’une immanence r6gulatrice a laquelle se sou-
mettrait le pouvoir. De plus, l’identification des droits naturels a depuis long-
temps pos6 probl~me. L’appel i la raison, comme substitut h la r6v6lation
divine, en tant que mode de d6termination de ces droits a rapidement 6t6 con-
test610 . Comment est-il possible, avec Hume, de pr6tendre h un rationalisme
capable de d6gager une loi objective commune au genre humain ? Tdche d’au-
tant plus complexe, hors la question de la subjectivit6 des valeurs, que l’univer-
salit6 de la loi de nature est 6galement remise en question. Tout d’abord, les
droits de l’homme, par leur pr6tention A l’universel, constituent une manifesta-
tion d’un europ6anocentrisme inacceptable et une menace d’acculturation des
peuples'”. De plus, l’historicisme, dont nous avons d6jh fait 6tat, ne peut con-
cevoir que la raison puisse 8tre une source de droit, seule l’histoire, avec ses tra-
ditions et coutumes, pouvant aspirer a ce r6le1 . Cela signifie-t-il que le jusna-
turalisme doive disparaitre au profit d’une conception historiciste du droit ?
Conception non pas sans danger au regard de l’id6al d6mocratique, puisqu’elle
tend A exclure du champ des libert6s des groupes dont les traditions historiques
m6connaissent les droits de l’homme et qu’elle n’6tablit pas, pour les autres
groupes, le dialogue que suppose le jusnaturalisme. I faut,
l’instar des profes-
seurs Renaut et Sosoe, d6pouiller le jusnaturalisme de ces scories A relent m6ta-
physique’
et reconnaitre que le droit naturel (n6o-jusnaturalisme) n’impose
aucun contenu pr6fix ; contenu qui aurait 6t6 d6termin6 par un appel A la raison,
ii une th6odic6e ou A un quelconque appareillage a pr6tention objective.
Le droit naturel, dont les droits de l’homme consacr6s dans les instruments
constitutionnels ou ihtemationaux sont une simple << explicitation toujours
incompl~te ou imparfaite >>”0, s’amarre alors h la conception polycentrique de
la d6mocratie. I devient une pratique de l’argumentation, champ oOi se d6ve-
loppe une activit6 communicationnelle (la palabre-intersubjectivit6) :
Dans les limites de la simple raison, l’id~e du droit naturel ou, ce qui revient au
m~me, l’humanisme juridique ne charrient donc avee eux nul contenu requ6rant
104Renaut et Sosoe, supra note 95
la p. 49.
105Haarscher, supra note 80 aux pp. 106-07.
1 6Voir sur ce sujet entre autres : Abou, supra note 102 ; G. Goriely, << A propos de l'universalit6
de la nature humaine dans G. Haarscher, dir., LaFcit et droits de I'homme : deux sicles de con-
quotes, Bruxelles, tditions de l'Universit6 de Bruxelles, 1989, 11 ; t. Le Roy, << Les fondements
anthropologiques des droits de I'homme. Crise de l'universalisme et post-modemit6O
(1992) 48
R.R.J. 139; H. Faes, << Droits de l'homme et contingence de l'humain >> (1984) 9 Le Droit 113.
107Renaut et Sosoe, supra note 95 a la p. 305. Les auteurs ajoutent a la page 333:
Inutile d’insister davantage, ici, sur cette critique muillerienne [Adam Muller] de Ia fon-
dation contractualiste du droit: face h ceux qui raisonnent comme s’ils se situaient
‘au commencement de tous les temps et comme si on devait seulement maintenant ins-
taurer tous les ttats >, iI faut A ses yeux, pour soustraire Ia sphere politique h l’arbitraire
des volont6s humaines, substituer 1 la logique du contrat celle de ‘histoire entendue
comme vie de la totaliti et, parce que porteuse des valeurs iprouvies,fondement exclu-
sif de la lgitinitj.
108Ibid aux pp. 412-15.
’09Abou, supra note 102
la p. 103.
1993]
D1tMOCRATIE ET LIBERTItS
des investissements sp~culativement rdgressifs : une fois s6parde des illusions
m~taphysiques qui.l’avaient accompagn~e, l’id~e du droit naturel, comme il en est
celle-la
de toute Id6e apr~s sa critique, devient une pratique ou une mgthode, –
m~me de l’argumentation u .
Ainsi, la determination du droit naturel devient une m6thode argumentative
oti se d6veloppe une certaine id6e r6gulatrice de l’humanit6, pour reprendre les
termes des professeurs Renaut et Sosoe. Un espace public se cr~e. La commu-
nication qui s’y noue participe au d~bat d6mocratique. Nous retrouvons donc ici
les notions de palabre et de polycentrisme. En effet, cette activit6 communica-
tionnelle n’est pas l’apanage du pouvoir judiciaire. Celui-ci s’en pr~occupe
certes, mais l’argument ne se limite pas h ce centre”‘. Alors que l’historicisme
soumet les droits de ‘homme au tribunal sto’que et statique de l’histoire, le n~o-
jusnattiralisme se propose plut6t de remettre cette question aux mains des pro-
tagonistes actuels du pouvoir, c’est-h-dire aux individus qui ont d6lgu6 leur
autorit6 et qui, conform~ment au veritable paradigme d~mocratique, discutent,
communiquent et s’opposent parfois h la vision de l’humanit6 entretenue par les
d~tenteurs du pouvoir. Les libert6s, par le truchement d’une th~orie argumenta-
tive du droit naturel, s’int~grent donc parfaitement au mod~le d6mocratique tel
que d6crit par Baechler.’D6jii, en ce qui conceme les libertds nomm6ment con-
sacr6es dans un’texte constitutionnel, l’interpr~te constate que leur appr6hension
est fond6e sur le jeu de l’argumentation, c’est-h-dire la recherche perp6tuelle
d’un 6quilibre, indvitablement changeant en raison de l’6volution des soci6t6s,
entre des intrts divergents. La pratique est alors r6v6latrice en quelque sorte
‘Renaut et Sosoe, supra note 95 A la p. 415. Les auteurs ajoutent aux pp. 414-15 :
En revanche, ii semble possible de ne pas tenir cette’Id~e de l’humanit6 pour un inves-
tissement inconsid&rlment m6taphysique si l’on apergoit qu’elle est d6ja elle-m~me
comprise, implicitement, dans lefait de ‘argumentation, dans lefait de la discussion:
car, d~s lors que deux interlocuteurs acceptent d’entrer dans cet espace de ‘argumen-
tation dont par d6finition, comme l’ont bien rappel6 Cha’m Perelman et ses disciples,
le champ juridique est 1’exemple meme, ils reconnaissent d’une part, ipsofacto, la vali-
dit6 d’un certain nombre de principes logiques dont le respect d~finira la loi commune
de leur d~bat (principes d’identit6, de contradiction, de raison suffisante, etc.), et d’au-
tre part ils se reconnaissent au minimum un int6r& galement commun, ai savoir celui
la r6solution argumentative du conflit qui les
qu’ils prennent a la discussion et
oppose.
Voir 6galement J. Habermas, Thiorie de l’agir communicationnel : rationaliti de l’agir et ratio-
nalisation de la socigti, t. 1, Paris, Fayard, 1987 ; J. Habermas, Morale et communication : cons-
cience morale et activitg communicationnelle, Paris, Cerf, 1991.
i Mais il existe une autre voie fray6e par l’6mergence de l’individu, de la subjectivit6:
c’est celle de 1’ <
comme une 6poque donnant de plus en plus d’importance, de substance, I’
politiques sont exhibs, soumis h la critique –
dans laquelle 6galement l’individu est
prsum6 innocent (base essentielle de la sriret6, elle-meme constituant en quelque sorte
le droit de l’homme des droits de l’homme), sa culpabilit6 devant 6tre prouvde, expos~e
dans l’espace public, dans le domaine ouvert de la critique. Bref, tout ce qui concerne
le politique au sens large trouve de plus en plus (certes, le d6veloppement est < in-
gal >>) de m6diations institutionnelles pour se communiquer, dans une activit qui appa-
rait non seulement essentielle pour l’ttat de droit, mais 6minemment moderne […]
(Haarscher, supra note 80 h la p. 113 [nous soulignons; italiques dans l’original]).
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 38
d’une activit6 communicdtionnelle, bien qu’elle soit, comme nous le remar-
quons dans le cadre de cet expos6, empreinte de difficultrs de nature 6pist~mo-
logique. Le rrle des libertrs dans l’univers drmocratique est des lors simple
identifier. Les libertrs apparaissent ndcessaires a la drmocratie, en tant qu’idral,
parce qu’elles constituent une mediation institutionnelle de l’activit6 communi-
cationnelle (la palabre) par laquelle on ordonnance 1’6quilibre des pouvoirs,
avec la volont6 de respecter notamment l’individualit6 des socidtaires.
La discussion, dans la throrie habermasienne, est, entre autres, une tenta-
tive de refondation de la raison (raison communicationnelle –
kommunikative
Vernunft)”‘ qui ddpasse certes le cadre 6troit de notre propos. La drcouverte de
la vrrit6 ou l’61aboration des normes devrait drcouler alors de la pratique com-
municationnelle”‘. La communication (palabre) devient le moyen d’atteindre un
6quilibre drmocratique:
Tandis que la pragmatique universelle drgage les conditions d’une intercompr6-
hension possible, la thorie de l’activit6 communicationnelle, activit6 sprcifique-
ment orientde 4 l’intercompr6hension, vise donc express6ment pour sa part les
conditions d’une socidt6 possible. La throrie de l’activit6 communicationnelle
analyse ce qui se produit dans l’interaction sociale, lorsque deux protagonistes,
deux sujets > qui ont chacun leur plan et cherchent h le rdaliser (certes, suivant
le schdma d’une activit6 rationnelle par rapport A une fin!), doivent cependant
chercher A coordonner leurs int~rts1 .
On peut donc remarquer qu’il existe, au plan principiel, une convergence
throrique indrniable selon laquelle l’activit6 communicationnelle, fondement
rationnel de la discussion, constitue un mode drmocratique (d’argumentation).
Le pouvoir judiciaire, 616ment de l’ensemble polycentrique, reprrsente A cet
6gard un forum, parmi d’autres, de discussion. Le paradigme ddmocratique 616-
mentaire, parce qu’il mdconnait cette dimension, ne rend pas compte de la pro-
fonde structure dynamique et polycentrique de la ddmocratie. Ce paradigme est
en fait, au risque de nous rdpdter, fond6 sur une vision tronqude, voire 6triqude,
de l’iddal ddmocratique.
MI. Sur le droit comme voie mddiatrice
L’expos6 qui prdc~de doit nous permettre, en principe, de surmonter l’obs-
tacle 6pistdmologique ddjh identifi6 (cause de stagnation). En effet, l’essentiel
de la polmique relative ‘a la l6gitimit6 ddmocratique du contrrle de constitu-
tionnalit6 ne tient plus au regard du vritable sens qu’il importe d’assigner A
” 2J.-M. Ferry, Habermas, l’ithique de la communication, Paris, P.U.F., 1987 aux pp. 30, 37-38.
L’auteur 6crit aux pages 37 et 38 :
La < vraie > discussion est celle qui ne connait que les raisons (Grfinde) ou, si l’on pr6-
are, les seuls arguments du discours, et non les faux > arguments de l’autorit6, de
l’intimidation, de la menace ou de la contrainte. […] Cela supposerait donc une ithique
consistant pour chacun A accepter les arguments, et pour tous, a accepter la loi de l’ar-
gument meilleur. De It, on peut envisager l’61aboration d’un droit rsultant deTl’univer-
salisation des intdrts (universalisables) dans Ia discussion rafionnelle et l’argumenta-
tion publique.
11lbid. a la p. 31.
114Ibid. aux pp. 28-29.
1993]
DtMOCRATIE ET LIBERTES
l’idfal d6mocratique. L’invocation de l’enjeu dfmocratique pour condamner
l’6valuation, parfois censoriale, des lois par le pouvoir judiciaire constitue une
th~se erronfe et primaire. La dfmocratie, dans son essence, ne se limite pas aux
notions de reprfsentativit6 et de suffrage universel. C’est la, encore une fois,
une vision essentiellement rfductrice et purement captieuse de la dfmocratie.
Mais les arguments des tenants du paradigme d~mocratique 616mentaire ne
s’arr~tent pas A cette seule question. En effet, bien que cette derni~re repr~sente
un point fondamental de la th~se, d’autres 6lments sont mis de l’avant afro de
nier”‘ au pouvoir judiciaire la facult6 de se prononcer sur la constitutionnalit6
des lois: Ces arguments ne rel~vent pas strictement du paradigme dfmocratique
616mentaire. Ainsi, on affirme souvent que les tribunaux ne sont pas un forum
appropri6 pour discuter des valeurs de notre socift6 – dfbat souvent in6vitable
en cas de contestation constitutionnelle –
en raison notamment de la forme
contradictoire (adversarial) de nos proc~s”‘. Les juges, au surplus, proviennent
d’une 61ite dont les sensibilit6s les portent naturellement plut6t vers le’ pouvoir
(defense du statu quo) que vers les minoritds discr~tes et isol6es1 . De plus, les
cofits d’une contestation judiciaire sont tels que seuls les plus riches peuvent se
permettre d’emprunter cette voie”‘. On invoque 6galement le manque d’exper-
tise des tribunaux : ceux-ci ne sont pas h meme de proc~der aux difficiles arbi-
trages que suppose la repartition de ressources de plus en plus rares. Ce r6le
revient plut6t au l6gislateur qui b~n~ficie d’une grande expertise en raison
notamment d’un soutien administratif important”‘. Le l~gislateur apprfhende,
en principe, chaque probl~me avec une vision d’ensemble s’intfgrant dans une
planification a long terme alors que le magistrat est port6 h une 6valuation au
cas par cas. Ce dernier est 6galement limit6 aux arguments prfsent~s par les par-
ties au litige” .
115Nous employons ce terme par commodit6 de langage. I1 recouvre en fait une plumlit6 d’opi-
nions. En effet, alors que certains nient purement et simplement aux tribunaux un pouvoir de con-
trfle, d’autres estiment plut6t que ce pouvoir devrait 8tre temp6 r6/balis6. Quoi qu’il en soit, dans
tous les cas, on refuse que les tribunaux assument un rfle effectif dans l’ensemble polycentrique
dfmocratique.
116 Even where access to the courts is permitted, those who arrive there do not find a par-
ticipatory forum, in which ideas are carefully debated, but a process that is profoun-
dly elitist, hierarchic, and non-participatory. It is itself a form of domination that creates
experiences of subordination >>. Given both the financial and institutional alienation of
the judiciary from most of the citizenry, courts should be seen as a final, and not a first,
resort. If a powerful social planner wished to design a society in which major moral
decisions were made in the most suitable environment, it is unlikely that he or she
would have chosen the Anglo-American courtroom complete with its adversarial pro-
cess and its very expensive advocates (Zylberberg, supra note 2 4 la p. 36).
1
7 M. Mandel, The Charter of Rights and the Legalization of Politics in Canada, Toronto, Wall
& Thompson, 1989 aux pp. 41-48.
1181bid. aux pp. 43-44. Voir aussi F. Rocher et D. Salhe, < Charte et soci~t6: vers un nouvel ordre politique canadien ? >> (1991) 20 Revue quibcoise de science politique 35
la p. 48.
’19Monahan, Judicial Review and Democracy: A Theory of Judicial Review >>, supra note 4
A la p. 97.
120l importe de noter que les tibunaux, conscients du falt que leurs dcisions peuvent produire
des effets qui ne touchent pas simplement les parties au litige, permettent de plus en plus l’inter-
vention au dfbat de divers groupes reprfsentatifs (syndicats, groupes de femmes, etc.). I1 faut aussi
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 38
Ces arguments ont un certain m6rite. Toutefois, ces critiques sont erron6-
ment mises de l’avant pour condamner le pouvoir judiciaire en tant qu’616ment
de l’ensemble polycentrique. Or, ces critiques ne sauraient remettre en cause les
fondements m~mes du polycentrisme drmocratique. Elles rel6vent plutrt de la
technique. En d’autres termes, ces critiques, dont on ne doit pas minimiser l’im-
portance, remettent en cause le droit comme vole de m6diation des idraux
d6mocratiques et non pas la thdorie de la diffusion des centres. En effet, on
remarque que ces critiques portent sur l’efficacit6 du droit. D’aucuns peuvent
prrtendre que ces critiques ont un caract~re institutionnel : elles s’attaqueraient
Sl’institution judiciaire per se. Pourtant, une analyse attentive permet de noter
qu’elles ne supposent pas l’61imination pure et simple du pouvoir judiciaire
(centre) comme forum de rdsolution des litiges, mais plutrt une remise en ques-
tion des aspects formels et substantiels du droit comme mode d’action dans le
cadre de certaines situations contentieuses. Le droit constitue-t-il un instrument
propre A rraliser les id6aux de libert6 sous-jacents ?i la drmocratie et aux instru-
ments constitutionnels dont celle-ci s’est dotre ? C’est lh le sens, croyons-nous,
de l’interpellation suscitre par ces critiques.
Cette interpellation nourrit les travaux des Critical Legal Studies (CLS). I1
n’est pas vain d’examiner sommairement les rrflexions menses par ce groupe
plus ou moins homog~ne”‘. Les travaux des CLS sont directement inspires
d’une 6cole de pensre juridique amrricaine, remontant au debut du si~cle, les
Legal Realists. Ces derniers se sont efforcrs de drmontrer, entre autres, qu’il
n’existait pas de << bonne rrponse >> i un probl~me juridique. Autrement dit, il
est illusoire de croire que le droit constitue une science objective et impartiale
dont les solutions seraient fondres sur une rationalit6 essentiellement prrvi-
sible”. En fait, les r~gles de droit sont, h l’instar de toute norme, l’objet de
manipulations subjectives 23 . La mrfiance des rralistes A l’6gard des juges fait
noter la mise en cause des procureurs gdnraux, repr6sentants de l’int&& grn~ral. Sur ce demier
point, voir, entre autres, D. Pinard, < Le principe d'interprrtation issu de la pr~somption de cons-
titutionnalit6 et Ta Charte canadienne des droits et liberts >> (1990) 35 R.D. McGill 305 aux pp.
308-09.
12tR.M. Unger,
Price, Taking Rights Cynically: A Review of Critical Legal Studies > (1989) 48 Cambridge L.J.
271 A lap. 283.
122 The Realists demonstrated that the appeal of an objective, impartial system of legal
thought was illusory: A set of precepts applied “objectively” to a given set of facts
could result in a variety of equally plausible outcomes. The power of formal rationality
was suspect; precedent could be manipulated to justify any decision at all (A.C. Hut-
chinson et P.J. Monahan, < Law, Politics, and the Critical Legal Scholars: The Unfol-
ding Drama of American Legal Thought >> (1984) 36 Stanford L.R. 199 a Ia p. 204).
123 Perhaps the most striking contribution of Realist literature was the demonstration that
legal rules could be manipulated. Legal scholarship prior to Realism had been oriented
towards the derivation of comprehensive rules, of reconciling principles, and of predic-
table guidelines for conduct. […] The goal of the scholar’s search, embodied in the mas-
sive treatises of the late nineteenth and early twentieth centuries, was to reduce a field
of law to a series of coherent principles of general applicability. The Realists demons-
trated that such principles were always contradictory, that for every principle there
existed a potential counterprinciple, and that ultimately a methodology that assumed
1993]
DtMOCRATIE ET LIBERTES
en sorte qu’ils estiment que l’adjudication doit &re confi~e t des experts de
l’administration qui baseraient leurs d6cisions sur des donn6es scientifiques plu-
t6t que sur des principes juridiques flous et mall6ables 24. Quoi qu’il en soit, les
theses des r~alistes ont rapidement 6t6 r6cup6r6es et int6gr6es par 1’6cole lib6-
rale'”. Les CLS vont beaucoup plus loin. Leurs objections et critiques peuvent
difficilement 6tre r6cup6r6es et int6gr6es par le syst~me lib6ral’ 6. Cette d6mar-
cation des CLS par rapport
leurs p~res spirituels, les r6alistes, est ainsi rdsu-
m6e par le professeur White:
Of the various “affirmative” methodological proposals of Realism, studying the
underlying values of decisionmakers seems to have excited the greatest interest
among advocates of Critical theory. But CLS has substantially enlarged and reo-
riented the Realists’ concern with values. Rather than focusing on the value orien-
tation of a particular decisionmaker, which may not tell us much about “law”,
given the multiplicity and diversity of “lawmakers” in American culture, Critical
theory has sought to recreate the tacit value system –
the shared assumptions and
presuppositions – of mainstream actors in a legal culture at a point in time. That
inquiry has yielded efforts to unpack the structure of Blackstone’s Commentaries,
the ideology of twentieth-century labor law, and the assumptions of “mainstream
legal scholarship”‘ 127.
Les CLS critiquent sdv~rement le lib6ralisme juridique ambiant et ses deux
pr6suppos6s fondamentaux, A savoir 1’autonomie de l’individu (sph~re de libert6
individualisme) et le principe de la primaut6 du droit (rule of law). Profon-
–
ddment influenc6s par la contre-culture des ann6es soixante’ et un certain com-
munautarianisme, matin6 de marxisme, les CLS rejettent l’autonomie indivi-
duelle 29 et la primaut6 du droit” , qui leur apparaissent comme des facteurs de
the autonomy, permanence, or objectivity of legal rules was incoherent (G.E. White,
< The Inevitability of Critical Legal Studies >> (1984) 36 Stanford L.R. 649
lap. 651).
124 The leading Realists believed that decisionmaking should be based on empirical data
gathered in scientific research, rather than on artificial legal concepts. The administra-
tive arm of the state was thought better equipped than the judiciary to perform this task
(Hutchinson et Monahan, supra note 122 A la p. 204).
‘2sWhite, supra note 123 aux pp. 661-70.
126Price, supra note 121 A la p. 283.
127White, supra note 123 a la p. 652.
128lbid. aux pp. 658-59.
129 The CLS movement generally disparages the quest for a system of rights. CLS adhe-
rents dispute the possibility that such a system can be made coherent –
that is, its
application to particular cases must be arbitrary. Moreover, they argue that the protec-
tion of individual rights has undesirable effects. First, it exalts the autonomy of the
individual over the needs of the community. Second, it neglects the individual’s own
need to be part of the community. Finally, the existing system of rights, like the “libe-
ral” political programme, deflects any fundamental changes in the structure of society
(Price, supra note 121 A la p. 273).
130 Just as CLS adherents reject the individual rights aspects of legal liberalism, they also
reject the desirability and possibility of the rule of law. Like a system of individual
rights, the rule of law is said to thwart social change and the formation of community.
[…] In rejecting the possibility of the rule of law, at least some CLS writings have clai-
med that laws can provide no guidance at all to judges deciding cases. Because the law
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 38
sclrose s’opposant aux changements sociaux et niant l’aspect irrdductiblement
communautaire de la socidt6 des hommes. Les CLS estiment ainsi que le droit
est (1) inddtermin6, (2) incohdrent et contradictoire et sert it (3) lgitimer les
structures en place.
Le formalisme juridique et sa prdtention i la rationalit6 est une illusion. Le
droit est inddtermination :
All the Critical scholars unite in denying the rational determinacy of legal reaso-
ning. Their basic credo is that no distinctive mode of legal reasoning exists to be
contrasted with political dialogue. Law is simply politics dressed in different garb;
it neither operates in a historical vacuum nor does it exist independently of ideo-
logical struggles in society. Legal doctrine not only does not, but also cannot,
generate determinant results in concrete cases. Law is not so much a rational enter-
prise as a vast exercise in rationalization. Legal doctrine can be manipulated to
justify an almost indefinite spectrum of possible outcomes. […] Legal doctrine is
nothing more than a sophisticated vocabulary and repertoire of manipulative tech-
niques for categorizing, describing, organizing, and comparing; it is not a metho-
dology for reaching substantive outcomes3 .
L’inddtermination n’est pas le seul diagnostic que les CLS posent h l’en-
droit de la science juridique. On souligne aussi son incohrence et ses contra-
dictions. Ces traits sont intimement lids h l’inddternination du droit. Pour
chaque principe juridique existe un contre-principe1 32 et l’ensemble ne peut etre
hidrarchis6. Plusieurs principes coexistent donc au cceur du syst~me juridique et
rien ne permetjuridiquement de choisir l’un plut6t que l’autre. La logique juri-
dique apparait donc comme un leurre; le choix est alors politique. Par cons6-
quent, le droit se prdsente comme un appareillage politique qui travestit ses
dehors par une rdfdrence incessante i sa neutralit6, son objectivit6, son autono-
mie et sa prdvisibilit6. Le droit est une science hdtdronome. Ses ddterminations
n’obdissent pas 4 une logique strictement autonome ; au contraire, elles sont le
fruit de considdrations politiques et 6conomiques ddpourvues de tout scientisme
ou de logique systdmale.
Par ailleurs, le droit sert h l6gitimer les structures sociales et politiques
actuelles. La rhdtorique juridique est construite et prdsentde de telle mani~re
qu’elle pousse les individus a croire qu’il n’existe aucune autre alternative vala-
ble 33. Le droit impose, par invocation de sa neutralit6 et de son objectivit6, une
la p. 276).
la p. 206.
is wholly indeterminate, the claim runs, a judge’s decisions must be entirely political
(ibid.
131Hutchinson et Monahan, supra note 122
132Unger, supra note 121 aux pp. 568-69.
133 By far the predominant view within the CLS movement is that law serves the powerful,
not in an immediate and direct way, but instead through “legitimation”. In other words,
the rhetoric of legal rights and the rule of law leads people to think that the existing
order, despite its inequitable aspects, is just or at least that it is better than any alter-
native. […] Gramsei argued that the capitalist class does not maintain its power exclu-
sively or even primarily through force, but also through a complex variety of wides-
pread moral and social beliefs that lead people to assume that the status quo is basically
good. These beliefs serve to reinforce, and are reinforced by, institutions such as the
church, the corporation, and the family (Price, supra note 121 t la p. 289).
19931
DtMOCRATIE ET LIBERTES
s~rie de croyances morales (par exemple respect de la proprirt6, 6galit6 des par-
ties au contrat) qui fait en sorte que l’individu approuve, par d~faut, l’ordre 6ta-
bli. Les CLS parlent alors de false consciousness, c’est-A-dire << the erroneous
belief that one is benefiting from the current system >>”. Les CLS refusent cette
in~vitabilit6 qu’institue dans les esprits le raisonnement juridique. I1 s’agit alors,
pour ces derniers, de d6terminer le r6le jou6 par le droit dans cette entreprise
d’immobilisme que les pr6ceptes du lib6ralisme juridique 6tablissent et
cherchent
conforter 35 .
Ces critiques et remarques ne sont 6videmment pas exclusives aux CLS.
Ainsi, Bourdieu, par exemple, affirme que le droit est << un reflet direct des rap-
ports de force existants, oil s'expriment les determinations 6conomiques, et en
particulier les int&ets des dominants [...] >136. I1 souligne 6galement l’effet r~gu-
lateur, normalisant et conservatif du droit 37. Le droit consacre l’ordre social et
contribue, par son langage et sa logique, h imposer une representation de la nor-
malit613 . I1 est alors bien entendu n~cessaire au droit, afin d’asseoir son autorit6
normative et sociale et d’emporter l’adh~sion des profanes, de prrtendre h l’ob-
la neutralit6 et h l’autonomie 39 . Pourtant, Bourdieu note l’absence de
jectivit6,
toute << mrthodologie juridique parfaitement rationnelle >>’4, selon laquelle une
’34Ibid. h la p. 290.
135 Inspired by a vision of the contingent nature of all social worlds, the CLS project is
to identify the role played by law and legal reasoning in the process through which
social structures acquire the appearance of inevitability. By identifying and overturning
the extant forms of legal consciousness, the CLSers hope to liberate the individual in
society. Their method for exposing the distortion between the apparent order of the
legal process and the disorder of social life is to examine the intellectual devices that
conceal this discrepancy. […] As a necessary precondition to the restructuring of
society, the CLS movement seeks to penetrate the surface of “social reality”, to expose
the actual workings of society, to reveal particular interests that are identified with uni-
versal claims, and to discover the process by which contradictions in the world are
denied and the status quo presented as a natural, rather than contingent, state of affairs
(Hutchinson et Monahan, supra note 122 4 la p. 217).
64 Actes de la recherche en sciences sociales 3 h la p. 3.
136P. Bourdieu, << La force du droit. l~lments pour une sociologie du champ juridique > (1986)
137Ibid. aux pp. 13, 16-17.
138 Ainsi inscrit dans la logique de la conservation, le travail juridique est un des fonde-
ments majeurs du maintien de l’ordre symbolique par un autre trait de son fonctionne-
ment: par la syst~matisation et la rationalisation qu’il fait subir aux decisions juri-
diques et aux r~gles invoques pour les fonder ou les justifier, il confere le sceau de
l’universaliti, facteur par excellence de l’efficacit6 symbolique, A un point de vue sur
le monde social dont on a vu qu’il ne s’oppose en rien de drcisif au point de vue des
dominants (ibid. ?t la p. 16).
139 La croyance qui est tacitement accord~e h l’ordre juridique doit 6tre sans cesse repro-
duite et c’est une des fonctions du travail proprement juridique de codification des
representations et des pratiques 6thiques que de contribuer A fonder l’adhdsion des pro-
fanes aux fondements m~mes de l’iddologie professionnelle du. corps des juristes, 4
savoir la croyance dans la neutralit6 et l’autonomie du droit et des juristes (ibid. A la
p. 15).
1401bid. A Ia p. 7. Bourdieu ajoute:
L’interprdtation ophre ‘historicisation de la norme, en adaptant les sources h des cir-
REVUE DE DROIT DE McGILL –
[Vol. 38
une < logique drductiviste >
irrrductible, << point d'hon-
d6cision ob6irait
neur spiritualiste du juriste professionnel >42. Avec d’autres, Bourdieu reconnait
6galement les similitudes de vues et d’int&rts qu’entretiennent les juges et les
autres drtenteurs du pouvoir ; similitudes nourries par une appartenance sociale
commune et une conviction de corps 43. Si l’on doit admettre, avec Troper, que
le juge constitutionnel est co-16gislateur ou co-auteur de la loi, puisque lin-
terprrtation est un acte de volont6 et non pas un acte de connaissance 45, on
comprend alors peut-6tre mieux les inquirtudes de ceux qui estiment que le pou-
voir judiciaire ne saurait constituer un forum ofi les sensibilitrs des minoiitrs
peuvent 8tre drfendues et reconnues.
L’av~nement de la Charte a suscit6 bien des critiques de cet ordre. On
drnonce, par exemple, la politisation du pouvoir judiciaire par le truchement de
la Charte 46. De m~me, on refuse que le pouvoir judiciaire, par l’interprdtation
du document constitutionnel, puisse op6rer des arbifrages en mati~re sociale et
6conomique, puisque ce rrle revient au premier chef aux deux autres branches
de l’Ittat 47. On affirme 6galement que l’diction de la Charte concourt
la
constances nouvelles, en y ddcouvrant des possibilitrs in&lites, en laissant de c6t6 ce
qui est ddpass6 ou pdrim. ttant donn6 l’extraordinaire 61asticit6 des textes, qui va par-
fois jusqu’A l’indrtermination ou l’quivoque, l’op&ation hermrneutique de declaratio
dispose d’une immense libert6. I1 n’est sans doute pas rare que le droit, instrument
docile, adaptable, souple, polymorphe, soit en fait mis A contribution pour rationaliser
ex post des ddcisions auxquelles il n’a eu aucune part. Les juristes et les juges disposent
tous, quoique A des degrrs tr~s diffdrents, du pouvoir d’exploiter la polysrmie ou l’am-
phibologie des formules juridiques en recourant soit A la restrictio, procdd6 nrcessaire
pour ne pas appliquer une loi qui, entendue littrralement, devrait 1’etre, soit A I’exten-
sio, procdd6 permettant d’appliquer une loi qui, prise A la lettre, ne devrait pas l’8tre,
soit encore A toutes les techniques qui, comme l’analogie, la distinction de la lettre et
de l’esprit, etc., tendent A tirer le parti maximum de l’O1asticit de ]a loi, et meme de
ses contradictions, de ses ambigu’itrs ou de ses lacunes. […] Le principe de cette effi-
cacit6 [efficacitd symbolique du droit] r6side au moins pour une part dans le fait que,
sauf vigilance sprciale, l’impression de ndcessit6 logique sugg~re par la forme tend
A contaminer le contenu. Le formalisme rationnel ou rationalisant du droit rationnel,
que l’on tend t opposer, avec Weber, au formalisme magique des rituels et des proc6-
dures archaYques de jugement (comme le serment individuel ou collectif), participe t
l’efficacit6 symbolique du droit le plus rationnel (ibid. A la p. 8).
1411bid. t la p. 7.
1421bid.
143 La proximit6 des intr~ts, et surtout l’affinit des habitus, lM~e A des formations fami-
liales et scolaires semblables, favorisent Ta parent6 des visions du monde; il s’ensuit
que les choix que le corps doit opdrer, I chaque moment, entre des intdr~ts, des valeurs
et des visions du monde diffdrents ou antagonistes ont peu de chances de d~favoriser
les dominants, tant l’ethos des agents juridiques, qui est A leur principe, et la logique
immanente des textes juridiques, qui sont invoqu~s pour les justifier au moins autant
que pour les inspirer, sont en accord avec les intr&ts, les valeurs et la vision du monde
des dominants (ibid. aux pp. 14-15).
’44Troper, supra note 45 aux pp. 36-37.
145Ibid. A la p. 35.
146P.H. Russell, <(The Effect of a Charter of Rights on the Policy-Making Role of Canadian
Courts > (1982) 25 Administrationpublique du Canada I ; P.H. Russell,
s~cration de droits individuels dans la Charte ne peut que mener au r~tr6cisse-
ment des droits collectifs149 et constitue une illusion 6galitariste 50.
Voilh r~duit a sa plus simple expression l’essentiel des critiques A l’6gard
du droit comme instrument de mediation. Bien qu’elles ne remettent pas en
cause directement le veritable paradigme d6mocratique, elles apparaissent
srrieuses et troublantes. Par ailleurs, est-ce bien le droit, en tant que science de
la conciliation, qui est en cause ou plutrt le regime liberal ? Le droit est done
une science ht6ronome qui ne peut prrtendre h une parfaite impermrabilit6,
tant dans son 6nonciation que dans le raisonnement qu’elle suppose, aux influ-
ences ext~rieures, quelle que soit la nature de ces demi~res. Les CLS proposent
maladroitement s1 de changer de soci~t6 et d’6noncer de nouveaux types de
droits52. Le droit deviendrait alors en quelque sorte le lib6rateur des cons-
ciences. I jouerait un r6le important puisqu’il serait d6charg6 de tous les avatars
qui en font autrement un instrument de puissance. Par consequent, ce n’est pas
tant le droit, eid6ticit premiere, qui se trouve condamn6 que le drtournement
id~ologique qu’il a subi. Cette conclusion, parce qu’elle constitue une attaque
frontale contre le librralisme et non contre le droit, pourrait laisser entendre que
notre demonstration quant au polycentrisme devrait tomber sous le feu des cri-
tiques ci-haut exposres. Nous ne le croyons pas. Tout d’abord, la d6mocratie,
en tant qu’architectonique, n’est pas l’apanage du lib6ralisme. De plus, notre
demonstration a 6t6 faite sans aucune rrfrence stricte au lib6ralisme. La d6mo-
cratie, au sens oti Baechler l’a d~crite dans les soci6t6s primitives, de meme que
l’homo democraticus, etre indrpendant, 6gofste et calculateur, constituent nos
points de rrf~rence. On doit noter que nos soci6t6s lib6rales sont tr~s marquees
par le polycentrisme. Le contraire serait 6tonnant puisqu’elles se rrclament de
la d6mocratie.
Quoi qu’il en soit, il n’est pas possible, dans le cadre de la prrsente 6tude,
de trancher une question si difficile. On peut simplement dire que les CLS,
notamment, attendent peut-6tre trop de la chose juridique. En d’autres termes,
en mati~res sociales et 6conomiques >> (1991) 36 R.D. McGiU 1323. Contra: A. Lajoie, < De l'in-
terventionnisme judiciaire comme apport h l'6mergence des droits sociaux >> (1991) 36 R.D.
McGill 1338. Pour un expos6 du pouvoir des tribunaux d’intervenir en mati~res sociales et 6co-
nomiques en droit amdricain, voir G. Otis, << La Charte et la modification des programmes gouver-
nementaux: 1'exemple de l'injonction structurelle en droit amicain >> (1991) 36 R.D. McGill
1348. Voir, ce propos, Schachter c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1992]
2 R.C.S. 679, 93 D.L.R. (4′) 1.
14 8Rocher et Salde, supra note 118 A Ia p. 54.
14 9R. Vandycke, < L'activisme judiciaire et les droits de la personne : 6mergence d'un nouveau
savoir-pouvoir>> (1989) 30 C. de D. 927.
15 Rocher et Sale, supra note 118 A la p. 55.
15 1Maladroitement, car Ia plupart des auteurs reconnaissent que les CLS n’ont pas de v6ritable
programme de rechange A proposer. Voir notamment Price, supra note 121 aux pp. 291-98 ; White,
supra note 123 aux pp. 670-72. Cette absence de propositions coh~rentes et 1’in~vitable report sur
la critique pure qui s’ensuit, font qu’on attribue aux CLS une certaine dose de nihilisme : Hutchin-
son et Monahan, supra note 122 A la p. 236.
152Voir Unger, supra note 121 aux pp. 597-600.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 38
l’av~nement de la Charte, par exemple, ne repr6sente pas un ach~vement ni un
instrument propre a garantir la r6paration de toutes les injustices ou la juste
r6partition des ressources. La Charte est un instrument dont l’ambition est beau-
coup plus limit6e. Au surplus, sa port6e a 6t6 grandement exag6r6e. La Charte
n’a pas vocation de s’appliquer A tous les types de relations contentieuses 153.
Certains auteurs feraient peut-8tre bien de ne pas oublier ces facteurs. Dans l’or-
dre actuel des choses, le contr6le de constitutionnalit6 ne constitue simplement
qu’un 61argissement du pouvoir que les tribunaux, en tant qu’616ment de l’en-
semble polycentrique, d6tiennent. I n’y a l
rien de nouveau A la lumi~re de
l’id6al d6mocratique. Encore une fois, ]a question de l’ad6quation du droit et
des id6aux philosophiques inh6rents A la d6mocratie et au document constitu-
tionnel ne peut 8tre ici r6gl6e. Celle-ci suppose une analyse approfondie des
d6cisions de justice et des facteurs socio-politiques ambiants. I1 est 6vident
n6anmoins que le droit, en g6n6ral, traduit bien mal ceftaines r6alit6s ; que le
droit apparait souvent comme un instrument de 16gitimation d’un certain type
de discours tol6rant mal la dissidence. Ce sera l’occasion d’une autre 6tude.
Conclusion
Au terme de cet expos6, l’objection fondamentale au contr6le de constitu-
tionnalit6, A savoir son caract~re antid6mocratique, semble erron6e. Le para-
digme d6mocratique 616mentaire, fondement argumentatif de plusieurs auteurs,
est une notion qui ne rend pas compte du v6ritable sens qu’il convient d’attri-
buer A l’id6al d6mocratique. Le paradigme d6mocratique 616mentaire appre-
hende la d6mocratie au premier degr6. It constitue pourtant un point focal A par-
tir duquel la plupart des auteurs articulent leur argumentation, que celle-ci soit
favorable ou non au contr6le de constitutionnalit6. VoilA pourquoi le d6bat
tourne en rond. C’est lh la nature d’un obstacle 6pist6mologique, cause de sta-
gnation de la connaissance. II s’agissait, par cons6quent, de se pencher a nou-
veau sur le concept de d6mocratie, que plusieurs confondent all~grement avec
le simple suffrage universel. Cette analyse nous a permis de constater que le
concept d6mocratique ne saurait 8tre limit6 A la r~alit6 616mentaire de la repre-
sentation. Les libert6s, corollaire oblig6 de la d6mocratie, doivent 8tre assur6es
par une pluralit6 de centres, dont, bien 6videmment, le centre que constitue le
pouvoir judiciaire. La logique d6mocratique ne permet pas d’6chapper A cette
conclusion.
Le paradigme d6mocratique 616mentaire s’explique notamment par le
caractre absolu que l’on confere A la souverainet6. La souverainet6 est une
construction th~orique propre a affranchir le Roi de l’omnipotence divine, c’est-
A-dire A substituer a la souverainet6 de Dieu celle du suzerain 54. Cette notion
apparalit au moyen-age. On fait alors preuve d’invention en laYcisant, en quelque
sorte, la notion de souverainet6. Cet acte de l6gitimation passe par un n6cessaire
emprunt au discours religieux. Ceci explique donc le caract6re d’absolu qui
entoure le concept de souverainet6. Les termes puissance, pouvoir, supgrioritg,
153Voir S.DG.M.R. c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, 33 D.L.R. (4′) 174.
154J.B, Elshtain, Sovereign God, Sovereign State, Sovereign Self>> (1991) 66 Notre-Dame L.
Rev. 1355 A la p. 1366.
1993]
DtMOCRATIE ET LIBERTES
indipendance, supreme, ne sont-ils pas associ6s, dans la psych6 aussi bien poli-
tique que religieuse, h la souverainet6 ?
Cette volont6 de puissance qui caract6ise la souverainet6 d6teint in6vita-
blement sur les d6tenteurs d6mocratiques du pouvoir. En d’autres mots, la sub-
stitution de la d6mocratie 1’autocratie n’a pas modifi6 la notion de souverai-
net6 elle-m~me et l’ide selon laquelle 1’expression normative, par le pouvoir
souverain, constitue la seule voix autoris6e et l6gitime. Voilh un triste reliquat
autocratique qui explique, en partie, la pr66minence que l’on accorde, A tort,
la repr6sentation 6lective.
Nous savons 6galement que d’autres arguments, secondaires, sont mis de
l’avant afin de justifier ou plus souvent de condamner le contr6le de constitu-
tionnalit6. Ces arguments, bien souvent, ne rel~vent pas du concept d6mocra-
tique. Ils s’attachent plut6t h la capacit6 de la science juridique de traduire ad6-
quatement les id6aux d6mocratiques et les pr6occupations minoritaires. C’est l
un tout autre d6bat. Et un d6bat fondamental. En fait, il faudrait consid6rer
comme r6gl6e la question du caract~re antimajoritaire du contr6le de constitu-
tionnalit6. Cet obstacle 6pist6mologique sunnont6, il convient alors de tenter de
r6soudre les multiples interrogations relatives au droit comme instrument
m6diateur des id6aux d6mocratiques (autonomie-h6t6ronomie du droit). Ces
interrogations, souvent troublantes, interpellent le juriste sans remettre en cause
n6anmoins l’essence polycentrique de la d6mocratie 55 .
155Si, par hypoth~se, on estime, apr~s une analyse minutieuse, que le droit n’est pas un vecteur
m6diateur valable dans Ta traduction des id6aux d6mocratiques, i conviendra alors peut-&tre de
confier cette tache h un autre centre qui 6tablira son propre code d’interpr6tation et d’application.
I1 importe ici de souligner que la mise en ceuvre et la protection des id6aux d6mocratiques ne sont
pas, dans l’ordre actuel, 1’apanage exclusif des tribunaux.