Article Volume 39:3

Du formalisme procédural: une critique de l’article 2 du Code de procédure civile

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McGILL LAW JOURNAL

REVUE DE DROIT DE McGILL

Volume 39 No 2

Montrdal 1994

Du formalisme procdural:

une critique de

‘article 2 du Code de procddure civile

Fr6d6rick Charette*

L’article 2 du Code de procddure civile est au ccer du
droit procdduml qudb6cois. II ddicte le principe qui doit
guider l’interprdtation de I’ensemble des rfgles de procd-
le fond emporte la formeo.
dure en enchissant I’adage
L’auteur propose une analyse approfondie et critique de
I’article 2, la premihre it avoir jamais 6t6 faite.

Dans un premier temps, I’auteur s’intdresse I, la s~man-
tique de I’article 2. 11 ceme la nature des rfgles procdum-
les et analyse leur relation avec les rfgles de droit substantif
pour conclure t l’unit6 essentielle des rigles juridiques,
qu’elles rdgissent la forme ou le fond du droit. L’auteur se
penche ensuite sur l’objet de la procddure civile et constate
les liens 6troits qui l’unisse au r6le du proc’s dans toute
socidt6. L’auteur soutient que l’article 2 inscrit dans le droit
quedb&ois une conception do procms soucieuse surtout de la
recherche de la vdrit6 et visant A assurer l’hgdmonie du
droit substantif, au detriment des rgles procddurales et de
In recherche d’une solution ddfinitive du litige. Cette con-
ception tend As contredire le principe fondamental de la pri-
maut6 du droit, tel qu’entendu dans sa forme traditionnelle.
Dans on deuxi6me temps, l’auteur examine la pmgma-
tique de l’article 2, c’est-It-dire ses effets sur le comporte-
menrt, et soutint que cet article n’est pas en mesure de rda-
liser les r6sultats espr6s, savoir la rduction des dglais et
la suppression des vices de forme. En outre, I’auteur
explique pourquoi d’acuns pergoivent le formalisme pro-
cdduml comme one entrave potentielle I la justice, cepen-
dant que dans le systmejuridique qudbdcois, l’importance
du formalisme proc&luml est telle que le droit substantif
s la recherche de
devmit lui etre subordonn6. Paralltlement
la vdritd, le Idgislateur qudb6cois a opt6 pour one concep-
tion de la justice essentiellement distributive, oit le procms
a pour fonction de rdaliser un ordrejuridique idal promul-
gu par I’ttat.

L’aunteur conclut sur les dangers inhdrents Zt cet idal,
dans la mesure oil il tend 4 l’abstraction et favorise l’ac-
croissement des injustices vdcues par les parties aux litiges.
En s’attaquant au formalisme de la procddure, le Idgislateur
a err6 eta ndglig6 les maux bien plus grands encore, nds de
l’inflation legislative.

Article 2 of the Code of Civil Procedure is the comer-
stone of Quebec procedural law. It incorporates the adage
fond emporte la formeo into Quebec’s legal system,
-le
thus providing a guiding principle for the interpretation of
rules of procedure. The author presents an in-depth analysis
of article 2 and provides a long overdue critique of this pro-
vision.

The author first considers the semantics of article 2. He
analyzes the nature of procedural rules and their relation-
ship to the rules of substantive law, and concludes that rules
of procedure are in no way different from other legal rules
and are, in fact, difficult to distinguish from substantive
rules. The author then considers the objectives of civil pro-
cedure and notes that they are inherently tied to the social
function of a trial. The author argues that by enacting art-
icle 2, the Quebec legal system has opted for a trial during
which the judge must encourage the search for truth, requir-
ing him or her to ensure the supremacy of substantive law
to the detriment of respect for procedural rules and of a
definitive resolution of the dispute. This contradicts the
fundamental principle of the rule of law, as traditionally
understood.

The author then examines the pragmatic aspects of art-
icle 2 and attempts to demonstrate how this provision is ill-
suited to achieve the anticipated results, such as the reduc-
tion of delays and the suppression of defects of form
capable of preventing a claim from proceeding on substan-
tive issues. The author also explains why many perceive
procedural formalism as a potential obstacle to justice. He
emphasizes, however, that in Quebec’s legal system, the
importance of procedural formalism is such that substan-
tive law should be subordinate to it. The author further
asserts that Quebec opted for a system of distributive jus-
tice in which the role of the trial is to realize the legisla-
ture’s ideal juridical order.

In conclusion, the author states that the primary pitfall
associated with such an ideal is that it is abstract and can
increase the injustices experienced by parties to an action.
By concentrating on procedural formalism, the legislature
erred and neglected to consider the more serious dangers
stemming from an excess of statutory law.

* LL.B. (Montr6al). Une version ant&ieure de ce texte a remport6 le premier prix 1991 de la Fon-
dation Rougier, drcem6 par un jury de la Commission intemationale des juristes, prdsid6 par l’ho-
norable juge Claire L’Heureux-Dub6. L’auteur tient h remercier, de l’Universit6 de Montrral, MM.
les professeurs Adrian Popovici pour lui avoir suggrr6 le th~me de cet article, Jean-Maurice Bris-
son pour ses judicieux conseils et Ejan Mackaay pour son appui constant.
0 Revue de droit de McGill
McGill Law Journal 1994
Mode de rrfrrence: (1994) 39 R.D. McGill 263
To be cited as: (1994) 39 McGill L.J. 263

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

Sommaire

Introduction

L.

La s~mantique de
A. La nature des r~gles de procidure

‘article 2

1. La substance des r~gles de proc6dure

2.

a. L’aspect matdriel des rigles de procidure
b. L’aspect formel des r~gles de procedure
La relation entre le fond et la forme
a. Le lien indissociable entre le fond et la forme
b. La primautg de l’injonction procddurale

B. L’objet de la procidure

1.

2.

La quete de la v6rit6
a. Le principe inquisitoire
b. Les erreurs et les coats
La quote de la justice
a. Le principe du contradictoire
b. Le rituel judiciaire

II. La pragmatique de ‘article 2

A. La riforme sans fin : oplus ga change, plus c’est pareibh

1.
2.

L’abandon du formalisme proc6dural
L’6mergence spontan6e du formalisme

B. La fin des rformes : quand le problme, c’est la solutionx

1. Les conceptions de la justice
a. La justice commutative
b. La justice distributive

2. De la contingence de la justice

a. La justification de l’arbitraire
b. L’affi-anchissement de l’utopie d’un ordre juridique ideal

Conclusion

Introduction

***

L’article 2 du Code de procidure civile du Qu6bec’ est le fil conducteur qui
dolt guider la marche de l’avocat
travers les m6andres du proc~s civil. II n’est
pas exaj6rd de dire qu’il occupe une place tout h fait centrale dans le syst~me

‘L.R.Q. c. C-25 [ci-apr6s Code de procdure civile].

19941

DU FORMALISME PROCEDURAL

juridique qu6b6cois. C’est la m6ta-r~gle de la proc6dure civile, la r~gle de toutes
les autres r~gles. Son 6tude pr~sente donc un inter& pratique ind~niable2.

L’av~nement de la r6forme du Code de procedure civile en 1965 apporte
d’importants changements : du point de vue quantitatif, le Code passe de 1450
h 952 articles et surtout, du point de vue qualitatif, l’article 2 oriente de fagon
fait nouvelle le r6le de la procedure civile. Pour les commissaires, comme
tout
pour le l6gislateur de l’6poque, l’article 2 est le principe fondamental de la
r6forme. Ce n’est pas qu’une vague d6claration d’intention ins6r6e dans un
pr6ambule, non plus qu’une simple disposition interpretative. C’est v6ritable-
ment l’id6e directrice du nouveau code, celle qui doit s’imposer h tous 6gards
dans l’administration de la justice civile. Le rapport des commissaires s”exprime
comme suit A propos de l’article 2:

Ce texte exprime formellement dans quel sens les r~gles du nouveau code
devraient 6tre appliquies et interpr6t6es. Cette disposition conforme a l’esprit de
la r~forme, contribuera, de l’avis des Commissaires, d donner & la procidure
r’orientation nouvelle souhaitie [nos italiques]3 .

Cette orientation nouvelle vise deux objectifs. Premi~rement, comme le rap-
porte le ministre de la Justice de l’6poque, la r6forme a 6t6 conque dans le des-
sein de rendre les proc6dures plus simples et d’acc6l6rer le d6roulement de
l’instance ; il s’agit d’>’.
I1 y a dans cet objectif l’expression d’une pr6occupation pour l’acc~s A la jus-
tice. Deuxi~mement, la rxforme montre un souci constant d’6liminer unforma-
lisme d~suet,> [nos italiques]5 . I1 faut entendre ici, et l’article 2 appuie cette
constatation, non pas l’intention d’61iminer seulement les formes d~su~tes, mais
bien celle de rayer tout le formalisme, lequel serait rr6m6diablement d6suet,

2La petite histoire de l’article 2 d~bute en 1945, avec le projet de refondre la proc6dure civile
qu6bdcoise, men6 sous l’6gide du premier ministre de l’6poque, Maurice Duplessis. M Auguste
Ddsilets est nomm6 commissaire et M G6rard Trudel devient son adjoint. Ils pr6sentent un avant-
dont s’inspire grandement le code actuel -, mais celui-ci demeure lettre morte
projet en 1947 –
jusqu’en 1960. Ce n’est que le 30 mars de cette m~me ann6e que ‘honorable Garon Pratte, juge
a Cour d’appel, l’honorable George Challies, juge en chef adjoint de ]a Cour sup6rieure et le
batonnier Albert Leblanc de Sherbrooke sont officiellement charges de mener les travaux de
rdforme A terme. Le rapport des commissaires est adopt6 par le Projet de loi 20 un peu plus de
quatre ans plus tard, en premiere lecture, le 27 janvier 1965.

Un comit6 sp6cial est constitu6

la meme occasion, avec comme mandat d’6valuer le rapport.
I1 tient sa premi~re s6ance le 17 f6vrier 1965. Apr~s douze seances, le comit6 –
pr~sid6 par le
d6put6 lib6al de Montreal-St-Louis, Harry Blank, et dont fait 6galement partie Jean-Jacques Ber-
trand, chef de l’Union nationale et de l’opposition officielle et d6put6 de Missisquoi, Maurice
Majeau, ddput6 de Joliette et Paul-E. Allard, d~put6 de Beauce –
remet un rapport unanime le 13
juillet 1965, lequel est adopt6 le lendemain en deuxi~me et en troisi~me lecture. II est sanctionn6
le 6 aofit de ]a meme ann6e, pour entrer en vigueur le lee septembre 1966. A l’occasion des d6bats,
seuls M. Wagner, le ministre de la Justice, et M. Bertrand prennent la parole pour souligner le tra-
vail admirable de tous ceux qui ont contribu6 A 6laborer le projet et les am6liorations notables du
nouveau code. D’ailleurs, celui-l ne manque pas de qualifier les conclusions du comit6 d’histo-
riques (Quebec, Assemble nationale,
Journal des d~bats (14 juillet 1965) aux pp. 4292-93 [ci-apr~s Journal des dibats]).
3G. Pratte, A. Leblanc et G.S. Challies, Projet : Code de procidure civile, Quebec, Assemble

l6gislative de Qu6bec, 1964 a la p. la.

4Journal des d~bats, supra note 2 a la p. 4294.
5Ibid.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

pour ne conserver
la rigueur que les formes absolument essentielles. Ces deux
objectifs se fondent dans l’id6al plus 61ev6 de la rrforme, celui qui doit inspirer
toute la procedure et que consacre l’article 2 :

En somme, l’id6e maitresse a 6t6 de restreindre la procedure A ce role qui est vrai-
ment le sien, comme v~hicule du droit, de sorte que tout le code est orient6 de
fagon – ce qu’aucun droit ne soit perdu pour une simple question de procidure
[nos italiques] 6.

C’est pourquoi il faut, selon les commissaires, ramener [la procedure] dans son
r6le de servante du droit substantif>7.

Rappelons ici le texte entier de l’article 2, afin d’apprrcier toute l’ampleur

de cette orientation nouvelle :

2. Les r~gles de procedure 6dictres par ce code sont destinges dtfaire apparattre
le droit et en assurer la sanction ; et h moins d’une disposition contraire, l’inob-
servation de celles qui ne sont pas d’ordre public ne pourra affecter le sort
d’une demande que s’il n’y a pas 6t6 remdi6 alors qu’il 6tait possible de le
faire. Ces dispositions doivent s’interprdter les unes par les autres et, autant que
possible, de mani~re a faciliter la marche normale des procs, plutrt qu’ t la
retarder ou A y mettre fin prrmatur~ment [nos italiques]8.

Trois principes sont donc consacr6s. Le premier veut assurer le respect de
1’adage . C’est non seulement le premier 6nonc6 de
l’article 2, mais aussi *l’axe veritable de la r6forme. Le second, qui est la con-
sequence immediate du prrcrdent, renvoie une th6orie des nullit6s pour vices
de forme qui exclut le formalisme rigoureux ou m~me le rigorisme contr8l6,
pour adopter un syst~me de nullit6s dites comminatoires. Dans ce syst6me, le
juge doit d’abord v6rifier si la r~gle de procedure est d’ordre public. Si elle ne
1’est pas et que la forme est vicire, la nullit6 sera subordonnre h 1’existence d’un
prejudice : onullit6 sans grief n’op~re point>. Enfin, le troisi~me principe entend
assurer le respect des d6lais, pour emp8cher que le principe prrcrdent ne soit
utilis6 A des fins dilatoires.

Parce qu’il constitue vrritablement l’essence de la r6forme, c’est au pre-
mier principe, > que nous consacrerons toute notre
attention. Nous aimerions proposer une critique de l’article 2, celle qui aurait
dfi 8tre faite au moment de son adoption. On remarque que si la r6forme a con-
serv6 l’ordre g~nrral du Code de 1896 et supprim6 certaines dispositions deve-
nues drsu~tes, le l6gislateur n’a pas seulement fait ceuvre de codification ou de
refonte, il entend donner A la procedure une orientation nouvelle. Ce change-
ment d’orientation est-il tel qu’il tend h modifier la nature des r~gles de pro-
c~dure, voire l’objet mime de la procedure civile ? C’est la srmantique de l’ar-
ticle 2 (I). Par ailleurs, le l6gislateur peut-il esp6rer modifier le cours du procs
civil sans heurter des pratiques bien ancr6es ? Peut-on raisonnablement pr6-
tendre que l’article 2 puisse rraliser les objectifs pour lesquels on l’a adopt6 ?
C’est la pragmatique de l’article 2 (II).

61bid.
7Pratte, Leblanc et Challies, supra note 3 A la p. Ha.
8L’article 2 remplace l’article 4 du Code de 1896 : <(Les r~gles et dispositions concemant la pro- crdure s’interpr~tent les unes par les autres et de manire A leur donner tout l’effet requis> .

1994]

DU FORMALISME PROCEDURAL

I. La s6mantique de ‘article 2

On peut envisager la proc6dure de trois mani~res. La premiere s6pare radi-
calement le droit proc6dural du droit substantif pour attribuer au premier une
fonction strictement m6thodologique: la proc6dure indique la marche A suivre
et elle est absolument contraignante. La seconde souligne au contraire la nette
pr6pond6rance des r-gles de fond et attribue h la proc6dure la tache de r6aliser
le droit substantif. La troisi~me, enfin, pose que le fond est indissociable de la
r6aliser les droits subjectifs, confirmer le
forme et que seul un but <> –
r6pond aux besoins de la pratique9. Selon Habscheid, c’est cette
droit objectif-
demi~re th6orie qui domine aujourd’hui. Par ailleurs, il nous semble que l’arti-
cle 2 participe directement de la seconde perspective.

L’article 2 6dicte que les r~gles de procedure sont <. Attardons-nous A ce simple 6nonc6. En premier lieu, l’em-
ploi des mots <> implique que la proc6dure est un outil dans les
mains des juristes. La proc6dure appliqu6e strictement ne fait pas apparaitre le
droit ; il faut que quelqu’un s’en serve et l’utilise aux fins auxcjuelles elle est
destine. C’est lh le premier postulat implicite de l’article 2: on peut utiliser la
proc6dure d’une mani~re neutre, sans incidence sur le r6sultat. Cette neutralit6
pr6tendue ne peut 8tre r6alis6e que si les r~gles de proc6dure sont d’un type par-
ticulier, c’est-h-dire si elles ne sont pas de v6ritables r~gles de droit. C’est le
probl~me de la nature des r~gles de proc6dure (A).

En second lieu, les r~gles de proc6dure doivent faire apparaitre le droit>.
la fonction de la proc6dure.
Cette partie de 1’6nonc6 de l’article 2 renvoie
Celle-ci semble pr6tendre A l’objectivit6 de la m6thode scientifique: il y a des
lois qu’il faut d6couvrir, une v6rit6 h atteindre. Mais d~s lors que l’on ne s’at-
tache qu’A. d6couvrir ou t r6v6ler un ordre juridique id6al, quelle place reste-t-il
pour les parties au litige ? Quelle relation existe-t-il entre cette qu~te de v6rit6
et celle de la justice ? C’est le probl~me de l’objet de la procedure civile (B).

A. La nature des r~gles de procedure

Le d6sir d’6viter toute influence non maitris~e de la proc6dure sur les
droits substantifs peut s’appr~cier sous deux perspectives distinctes. D’une part,
on peut penser que les r~gles de proc6dure sont en quelque sorte entach6es
d’une tare irr6m~diable qui compromettrait leur application, qu’elles sont moins
<> que les r~gles de droit substantif. En supposant que l’on puisse faci-
lement distinguer le fond de la forme, il faut 6viter que l’accessoire l’emporte
sur le principal, que la forme contamine le fond. Mais l’essence des r~gles de
procedure est-elle v6ritablement moins pure que celle des r~gles de fond ?

D’autre part, mame en admettant que le statut des rfgles de proc6dure soit
identique h celui des r~gles de fond, on peut n6anmoins envisager la possibilit6
de mettre en ceuvre la proc6dure sans affecter le droit substantif. La r6alisation

9W.J. Habscheid, > dans M. Storme et H.
Casman, dir., Towards a Justice with a Human Face: The First International Congress on the Law
of Civil Procedure, Antwerpen, Kluwer, 1978, 29 A la p. 38.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

de cette possibilit6 d6pendrait de l’intention de celui qui utilise les r6gles de pro-
c6dure. Mais peut-on si facilement dissocier le fond de la forme ? Nous exami-
nerons donc successivement la substance des r~gles de proc6dure (1) et leur
relation aux r~gles de fond (2).

1.

La substance des r~gles de proc6dure

La substance des r~gles de proc6dure soul~ve deux questions. D’abord, en
quoi les r~gles de proc6dure different-elles, du point de vue de leur contenu, des
autres r~gles juridiques ? C’est l’aspect mat6riel des r~gles de proc6dure (a).
D’autre part, peut-on distinguer prima facie, sur la base de crit~res d6finis, la
forne du fond ? C’est l’aspect formel des rfgles de proc6dure (b).

a. L’aspect matiriel des rigles de procidure

La pr6pond6rance nette des rfgles de fond sur les r~gles de forme 6dict6e
par l’article 2 a quelque chose de suspect. On sent que cette r~gle n’est rendue
possible que parce que la nature de la proc6dure serait en quelque sorte vici6e.
Le droit judiciaire serait moins >, moins <> que le droit substantif.
D’ailleurs, >’. Pourtant, 6crit Laurent,

[e]n quoi done les r~gles de proce6dure different-elles des autres r~gles juridiques ?
Sont-elles scientifiquement inf6rieures ? Sont-elles, en pratique, inutiles ? Mani-
festent-elles, chaque fois qu’elles sont invoqu6es par un plaideur, le d6sir de se d6-
rober devant une discussion qui le g~nerait ? Servent-elles principalement A favo-
riser la mauvaise foi et h brimer le bon droit ?11

Ce discr6dit de la proc6dure semble ne toucher que les pays anglo-saxons et
francophones : l’Allemagne et l’Italie ont d6velopp6 une v6ritable science de la
proc6dure, such a science as, in our terminology, would be properly termed
‘procedural jurisprudence’>>12 .

Nanmoins, ces d6veloppements th6oriques demeurent 6loign6s de nous –
par la langue surtout –
et la proc6dure continue d’6voquer de sombres drames.
Les Frangais emploient sans discemement l a figure de maquis de la. proc6-
dure>>, cette expression 6tant devenue un lieu commun qui signifie < 3. Tout se passe comme si

‘A. Tissier, > dans H. Berth&
lemyetal, dir., Les mithodesjuridiques, Paris, V. Giard et E. Bri~re, 1911, 105 aux pp. 105-106,
cit6 dans A. Engelmann, A History of Continental Civil Procedure, New York, Augustus M. Kelley,
1969 A lap. 5. Comparer avec J. Thibaut et L. Walker, <> (1978) 66 Calif.
L.R. 541 A la p. 542: Surprisingly little has been written about procedural theory. In the area of
civil procedure, Millar is the only person in American legal scholarship offering a theoretical
methodology>> ; R.S. Summers, Evaluating and Improving Legal Processes – A Plea for ‘Process
Values’

(1974) 60 Comell L.R. 1 A la p. 4:

First, modem societies give far less evaluative emphasis to processes than to results.
Both in the world of thought and in the world of action, process values fail to get their
due. Thus our own scholarly literature on process values is in a primitive state.

“J.-C. Laurent, oPlaidoyer pour ]a proc6dure>> J.C.P. 1961.1.1646 au n, 12.
‘2Engelmann, supra note 10 A Ia p. 5.
‘3Laurent, supra note 11 au n* 6.

1994]

DU FORMALISME PROCEDURAL

‘usage de la procddure civile 6tait 16gal, mais illgitime, alors que le recours
aux chartes ou t tout autre instrument de droit substantif participerait d’une l6gi-
timit6 inrbranlable. Cette illdgitimit6 tiendrait L ce que la procddure permettrait
de procurer des succ~s immrrit~s aux plaideurs qui osent s’en servir, qu’elle
m~nerait t des rdsultats contraires au droit substantif. Cette v6ritable accusation
est fort grave, puisqu’elle revient, tr~s exactement,
dire que, dans la loi, il
existe certaines dispositions dont l’usage normal, littrral, constitue, en soi, une
manifestation d’immoralit6 ou, tout au moins, de mauvaise foi> 14. La distinction
entre les r~gles de fond et les r~gles de forme tient du sens commun ; toutefois,
faire reposer cette distinction sur le degr6 de moralit6 des deux sdries de r~gles,
comme le laisse entendre implicitement l’article 2, ne r6siste pas
l’analyse.
C’est une aberration, une dnormitd 6crit Laurent, que de supposer <qu’un l6gislateur mette t la disposition des usagers d’un service aussi fondamental que celui de la Justice des moyens qui, en eux-memes, seraient d’une moralit6 dou- teuse […] ‘>5. D’ailleurs, M. le juge Douglas de la Cour supreme des Etats-Unis
faisait remarquer en 1951 que les dispositions les plus significatives du Bill of
Rights sont de nature procrdurale”6. C’est prrcisrment la procedure qui fait toute
la diffrence entre le r~gne du. droit et celui du caprice.

On rejoint ainsi l’histoire du due process of law. N’eut 6t6 de considra-
tions politiques qui ont forc6 la main du pouvoir judiciaire, jamais cette garantie
d’abord strictement formelle ne serait devenue la garantie substantive gu’elle
est aujourd’hui. A l’origine, le due process of law signiflait qu’aucun Etat ne
pouvait priver une personne de sa vie, de sa libert6 ou de sa propri~t6 sans suivre
les r~gles de droit commun –
les r6gles gouvernant les contrats et les transferts
de propridt6. Ce sont des motifs politiques qui ont conduit
interprdter le due
process of law comme une exigence de motifs ou
pour s’emparer de la proprirt6 des gens 7 .

Cette importance des garanties procrdurales et, partant, de la proc6dure
elle-m~me, est incompatible avec le statut mineur qui lui est r6serv6. En France,
notamment, le pouvoir de rrglementer la procedure appartient a l’ex6cutif (tout
le Code de procedure civile frangais provenant de ddcrets du gouvemement).
Cette situation a conduit un juge frangais a affirmer sa conviction quant h l’im-
portance majeure des textes de proc6dure:

La mani~re de saisir une juridiction, le droit d’exercer les voies de recours, les
modalitds destindes a assurer la contradiction et la loyaut6 du drbat –
parfois du
judiciaire, [.] autant de principes A ddgager qui devraient presque

avoir valeur de base et de forme constitutionnelle .

14Ibid. au n- 24.
‘5Ibid. au n 27.
16Joint Anti-Fascist Refiugee Committee c. McGrath, 71 S. Ct. 624 h lap. 652, 341 U.S. 123 A

la p. 179 (1951), M. le juge Douglas, avec l’appui de l’opinion majoritaire :

It is not without significance that most of the provisions of the Bill of Rights are pro-
cedural. It is procedure that spells much of the difference between rule by law and rule
by whim or caprice. Steadfast adherence to strict procedural safeguards is our main
assurance that there will be equal justice under the law.

17P. Nemo, La socijt6 de droit selon FA. Hayek, Paris, Presses Universitaires de France, 1988
a lap. 406. Voir aussi Brinkerhoff-Faris Trust & Savings Co. c. Hill, 50 S. Ct. 451, 281 U.S. 673
(1930).

18B. Bacou, L’tat de droit vu par le ‘juge judiciaire’ dans D. Colas, dir., L’Etat de droit, Paris,

REVUE DE DRO1T DE McGILL

[Vol. 39

En attendant que pareille cons6cration survienne et constatant que d’un point de
vue mat6riel, les r~gles de proc6dure ne craignent point la comparaison, il faut
se demander si on peut les distinguer du fond du droit d’une mani~re purement
formelle.

b. L’aspectformel des rigles de proc6dure

On sait qu’historiquement,

‘action a pr&cd6 le droit subjectif. I1 en 6tait
ainsi en droit romain, off la classification des droits n’apparait qu’A travers celle
des actions. Comme le rappelle Motulsky, on ne dit pas sonam, mais bien actio in rem ou in personamo’9 . Le m~me ph6nom~ne s’est
produit en Angleterre. C’est par le d6veloppement des writs que se sont 6tablies
les r~gles de common law2. De la m’me fagon, en France, les anciennes cou-
tumes ne s6parent pas les r~gles de fond de la proc6dure2 .

Les efforts modemes pour formaliser la distinction entre proc6dure et fond
du droit semblent devoir rester tributaires de ces origines. Dans l’arrt Angus,
M. le juge La Forest 6crit que fond et celles de nature proc6durale est loin d’8tre claire “. Le professeur Ct6
pousse encore plus loin avec la conclusion suivante:

Toute tentative de cemer la notion de loi de pure proc6dure dans une mati~re aussi
marqu6e d’empirisme que le droit transitoire anglo-canadien apparait effective-
ment vou6e A 1’6chec s’il n’est pas tenu compte de la nature essentiellement juris-
prudentielle de cette cat6gorie et du fait que des consid6rations pragmatiques ont
une influence d6terminante sur sa d6finition. […] Comme ]a notion de droit acquis,
celle de loi de pure proc6dure a le caract6re d’une notion floue, souple, mall6able
et qui se plie aux exigences de la pratique. II est donc p6rilleux de pr6tendre Ia
d6finir dans l’abstrait23.

Ainsi, le chevauchement du fond et de la forme ne permettrait pas de bien
distinguer l’une” de l’autre. Plus encore, on pourrait penser que non seulement
cette distinction est difficile op6rer, mais encore que le droit judiciaire est ins6-
parable du droit substantif. Pour v6rifier cette hypoth~se, il faut s’interroger sur
la relation qui unit le fond h la forme.

2.

La relation entre le fond et la forme

L’id6al de l’article 2 est d’6viter toute interf6rence entre la proc6dure et le
fond du droit. Nous verrons que, m~me si la proc6dure ne sert qu’t d6couvrir
le droit, sa mise en oeuvre cr6e n6anmoins un lien indissociable entre le fond et
la forme (a). Par ailleurs, nous irons jusqu’h dire que c’est le droit substantif qui

Presses Universitaires de France, 1987, 125 A la p. 129.

19H. Motulsky, > (1964) 9 Arch. phil. dr. 215 4 lap. 215.
20R. David, Introduction d l’itude du droit privi de I’Angleterre, Paris, Sirey, 1948 aux

21R. Morel, Traitd Rlimentaire de procddure civile, 2 6d., Paris, Sirey, 1949 A la p. 7.
22Angus c. Sun Alliance Compagnie d’assurance, [1988] 2 R.C.S. 256 A lap. 262,25 D.L.R. (4′)
639, cit6 dans P.-A. Ct6, dL’application dans le temps des lois de pure proeddure>> (1989) 49 R.
du B. 625 A la p. 633.

pp. 38-70.

23Ibid.

1994]

DU FORMALISME PROCEDURAL

devrait, en th~orie, 8tre subordonn6 h la procedure, puisque l’injonction proc6-
durale pr6cde la description du droit substantif (b).

a. Le lien indissociable entre le fond et la forme

Une procedure parfaitement neutre doit comprendre un postulat qui per-
mette de distinguer le fond de la forme. Nous venons de voir que l’6tablissement
d’une telle distinction est illusoire. Les r~gles de procedure sont des r~gles de
droit au m~me titre que les r~gles de fond. Et, comme les r~gles de fond, les
r~gles de proc6dure doivent 6tre g6nrrales et impartiales. De ce fait, la proc6-
dure ne peut pas 8tre neutre si cela signifie qu’elle doive etre sans incidence sur
le r6sultat, qu’elle ne doive pas trancher. En effet, l’impartialit6, c’est la non-
parit. L’umpire de la langue anglaise, c’est celui qui n’est pas parmi les pairs :
c’est un 6tranger pour la communaut6. Or, cet arbitre, c’est celui qui tranche, qui
decide de fagon arbitraire, comme l’indique son titre. En d’autres termes, l’ar-
bitraire, dans son sens premier, s’identifie au libre exercice de la volont6, h la
conventionnalit6 et, ultimement, it l’impartialit6.

Prrcisons ici l’emploi du mot <> : dans son sens premier, il se rap-
porte au >. S’il est vrai que la decision judiciaire depend de la seule
volont6 de l’arbitre ou du juge, cela ne signifie pas qu’elle relive syst~matique-
ment du caprice. En fait, plus les r~gles de procedure seront contraignantes, plus
1’exercice de la discretion humaine sera limit6. L’arbitraire est in6vitable, mais
l’arbitraire d’un ensemble de r~gles proc6durales 61aborres au cours des si~cles
est sans aucun doute pr6f6rable i celui trop temporel du juge. Affirmer la neu-
tralit6 de la proc6dure s’inscrit dans une pensre contradictoire qui d’un m~me
mouvement admet le pouvoir crrateur du juge, pour le r~cuser aussit6t en raison
de son extreme contingence. Dans cette mesure, vouloir que la procedure elle-
m~me ne soit pas arbitraire, c’est refuser qu’elle soit impartiale.

C’est par cet arbitrage que le droit nous est connu. La connaissance du
droit n’est jamais si sfre que dans la decision judiciaire. De la m~me fagon, que
serait la procedure si elle n’avait pas le droit pour objet ? Cette double corrrla-
tion entre le droit procedural et le droit substantif est incontournable. <>24. Ainsi, ce
qu’il faut craindre, c’est pr~cisrment que la procedure soit sans cons6quence –
c’est pourtant l’idral promis par Particle 2. La procrdure est profonddment
associre au droit lui-m~me et sa survie est une condition de celle du droit lui-
meme .

I1 est une 6vidence qu’on ne peut se contenter d’6noncer un ordre de droit
throrique, de dire le juste et l’injuste, sans se soucier de sa mise en pratique,
Ainsi, l’entr~e en vigueur du nouveau Code civil du Quibec a da 8tre retardre,
notamment en raison des nombreuses modifications que l’on a dfi apporter au

24Habscheid, supra note 9 a la p. 45.
25Voir les commentaires de M. le juge LeBel dans Boisclair c. Guilde des employgs de la Cie

Toastess, [1987] R.J.Q. 807

la p. 813 (C.A.), cit6 dans C6, supra note 22

]a p. 635.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

Code de procedure civile. L’esprit civiliste participe d’une philosophie de la
libert6. L’accomplissement de cette libert6 ne peut etre achev6 sans forme et
sans procddure26.

b. La primautg de l’injonction procidurale

ne doit pas etre effective –

L’article 2 pose qu’une proc6dure qui n’est pas efficace –

qui ne parvient
pas au r6sultat recherch6 –
elle ne doit pas etre
appliqu~e. Le lien indissociable qui unit le fond A la forme exige que la proc6-
dure soit effective pour que l’on parvienne h un r6sultat, quel qu’il soit. Main-
tenant, qu’en est-il de l’efficacit6 de la proc6dure, qu’en est-il du r6sultat recher-
ch6, A savoir > veut dire avancement : cela 6vo-
que l’id6e d’une marche A suivre27. Ds lors, la proc6dure judiciaire pr6sente une
analogie au moins formelle avec la m6thode scientifique : toutes deux proposent
un mode d’investigation des donn6es qui leur sont propres. Or, la collecte de
donn6es valables dans l’un ou l’autre domaine se fonde sur trois composantes
essentielles : 1) une injonction instrumentale: si tu veux savoir ceci, fais
cela >; 2) une perception intuitive: en r6ponse A l’injonction, une perception
imm6diate de donn6es ; 3) une confirmation collective: la vdrification des
r6sultats de la perception avec d’autres personnes ayant respect6 les phases pr6-
c~dentes. Un exemple concret de ce processus nous est foumi par la recette de
cuisine par laquelle
[nous traduisons] s.

La proc6dure civile consiste donc moins A servir l’administration de la jus-
tice (notamment A assurer l’ordre devant les tribunaux et h contr6ler les cofits
du syst~me judiciaire) qu’h permettre A chacune des parties de soumettre au juge
la fagon dont elles pergoivent le conflit, aussi bien quant aux faits qu’au droit,
afin que l’une des perceptions soit confmn6e (et qu’une partie l’emporte). Pour
qu’intervienne la description du conflit (et celle de la solution privil6gi6e par
chaque partie), il faut d’abord ob6ir aux injonctions de la proc6dure. [L]a des-
cription d6pend d’abord de l’ob6issance A une s6rie d’injonctions, et reste
secondaire par rapport A elles>> [nous traduisons] 29.

La proc6dure pr6sente donc l’avantage, d’une part, de forcer les parties h
pr6senter leurs pr6tentions d’une mani~re telle qu’elles puissent 8tre conques
dans un cadre juridique. Autrement dit,
si l’on impose une action A quelqu’un –
on peut lui faire exp6rimenter et lui faire saisir certains aspects de la r~alit6 qu’on

si on lui ordonne un comportement

26R. Wieth6lter, Materialization and Proceduralization in Modem Law> dans G. Teubner, dir.,
Dilemmas of Law in the Welfare State, Berlin, European University Institute, 1988,221 A lap. 221.
27B. Fossier et J.-F. Le Petit, Pour une justice rapideo Gaz. Pal. 2′ sem. 1980.Doctr.369 A1 ]a

p. 369.

2G. Spencer Brown, Laws of Form, New York, Bantam Books, 1973 h la p. 77.
29Ibid. A la p. 78.

19941

DU FORMALISME PROCItDURAL

n’aurait pas pu lui communiquer si l’on s’6tait content6 de descriptions ou d’ex-
plications […]30.

D’autre part, la procrdure s’appliquant aux parties comme au juge, elle iermet
de comparer
la fois les solutions auxquelles parviennent les parties, entre elles,
et la decision judiciaire h ces solutions.

Par consequent, l’injonction est indispensable h toute collecte de donnres
valables et elle intervient prralablement h toute description intelligible: on ne
peut pas agir sans ob6ir d une regle. Si on suspend l’application d’une r~gle de
proc6dure 6crite, ce sera toujours pour y substituer une autre r~gle, sinon 6crite,
au moins tacite. Un tribunal qui omet de suivre la r~gle prescrite par la proc&
dure (), suivra fatalement une
autre r~gle (). La difficult6 consiste t appr~cier si le rrsultat demeure inchang6.
Est-ce que la d6cision obtenue par une procedure modifire engendre un rrsultat
que l’on peut qualifier de semblable h celui que l’on aurait obtenu sans la modi-
fication ? Autrement dit, est-ce que la substitution d’un ingr6dient h un autre
(modification de la procedure) change le nom de la recette (transformation de
la qualification du rrsultat obtenu) ? Tout depend de l’objet de la procedure.

B. L’objet de la procddure

Toutes les ldgislations modemes –

et m6me certaines anciennes, comme
tendent h vouloir humaniser le droit judiciaire priv63 .
le Codex Hammurabi –
Par exemple, la r6forme frangaise entend r6aliser la triple ide <>3.2.
l’instar de notre droit, le droit frangais
envisage le plus souvent la procedure comme 6tant donnre, gratuite. La modi-
fication des r~gles de procedure ne serait qu’une question de technique. Pour-
tant, le droit procedural

est porteur de >, autant et peut-6tre plus qu’un autre. On ne peut isoler ses
m~canismes des finalits sociales qu’ils sont destin6s 4 r~aliser; et l’on ne peut
honnatement drbattre de leur(s) opportunit6(s) en faisant abstraction du rsultat
souhait633.

C’est dire que l’objet de la procedure civile n’est pas indrpendant de la fonction
du proc~s dans nos socidtrs. La mati~re du litige peut etre de nature h susciter
l’intervention de l’Etat ou de groupes d’int&rrt. Le proc~s suit alors la voie de
la confirmation d’un ordre juridique objectif, il tend h protdger les institutions
juridiques plutrt qu’a rdsoudre le conflit entre deux parties. On assiste alors
une quete de la vrrit6 (1). Plus g6n~ralement toutefois, le litige n’intresse que
les parties. Le proc~s sert h protdger des droits privds subjectifs. Dans la mesure
oi seules les parties seront affectres par la decision, il parait souhaitable de s’as-
surer d~s lors qu’il s’agit d’une decision qui soit reconnue par elles. C’est la
qu~te de la justice (2).

30p. Watzlawick, Le langage diu changement, Paris, Seuil, 1980 A la p. 137.
3’Habscheid, supra note 9 h la p. 34.
32P. Estoup, <> D.1987.Chron.105 au nw 2.
33R. Martin, < J.C.P. 1974.1.2625 au n 1.

REVUE DE DROIT DE McGILL

(Vol. 39

1.

La qu~te de la v6rit6

La proc6dure comme qute de la v6rit6 repose sur la pr6misse que la d6ci-
sion judiciaire va influencer le comportement futur, non seulement des parties,
mais 6galement de l’ensemble des membres de la communaut6. La coherence
et la pr6visibilit6 du r6sultat auquel on parvient au terme de la proc6dure revetent
d~s lors une grande importance, au-delt de la r6solution imm6diate du conflit. II
faut s’assurer que la d6cision place chaque partie devant les coats r6els de son
action. Pour cela, deux 616ments sont n6cessaires. Premi~rement, le juge doit par-
ticiper activement h la recherche de la v6it6: on reconnait un principe inquisi-
toire dans la proc6dure (a). Deuxi~mement, parce que le syst~me judiciaire ne
fonctionne pas gratuitement et que les risques d’erreurs ne sont pas nuls, et pour
que la v6it6 triomphe dans le plus grand nombre possible de conflits, il faut
minimiser i la fois le cofit des erreurs et les cofits de fonctionnement (b).

a. Le principe inquisitoire

La n6cessit6 du principe inquisitoire dans un proc~s en qu~te de v6rit6 se
v6rifie ais6ment sur la base du raisonnement suivant. Si le juge est absolument
passif, se contentant de v6rifier la r6gularit6 du d6roulement du proc~s et de
rendre jugement, pros de la moiti6 des efforts investis (ceux de la partie qui a
tort) sont consacr6s a tenter de l’induire en erreur. Si, par contre, le juge s’oc-
cupe activement du proc~s et poss~de le pouvoir de contraindre les parties A pr6-
senter certaines preuves ou A proc6der de telle ou telle fagon, les efforts des par-
ties diminueront en proportion de l’activit6 du juge. Une plus grande part de
l’investissement dans la justice sera ainsi consacre h d~couvrir la v~rit6. En
d’autres termes, un syst~me judiciaire autocratique qui d6l6guerait A la fois le
contr6le de la proc6dure et de la d6cision i une tierce partie serait le plus sus-
ceptible d’accroitre la valeur-v6rit635.

Toute la nouvelle proc6dure civile franqaise est fond6e sur cette pr6misse.
La v6rit6 prend le visage de la justice, et c’est le juge qui est responsable de
cette valeur. Ainsi, le grand th6oricien A l’origine de cette r6forme, Motulsky,
a pr6tendu que la tradition du droit franais n’admettait pas que le proc~s soit
consid6r6 comme un jeu, un toumoi ofb le juge se contente de compter les coups
et de veiller h la r6gularit6 du combat 6. La r6forme frangaise s’est traduite
notamment dans l’obligation faite au tribunal de juger d’apr~s la r~gle de droit
applicable au litige, quoi que les parties aient pu soutenir, et dans l’obligation
de consid6rer, en appel, un moyen de pur droit soulev6 oralement pour la pre-
mitre fois.

En admettant un principe inquisitoire, on concede que le proc~s ne soit plus
<de ‘bien propre’ des parties, mais plut6t comme le ‘bien commun’ du juge et des parties 37. Le Code de procdure civile reconnait implicitement un tel prin- 34K.E. Scott, Two Models of the Civil Process>> (1974-75) 27 Stanf. L. Rev. 937 t la p. 938.
35Thibaut et Walker, supra note 10
36H. Motulsky, ( J.C.P. 1966.1.1996 au n 4.

37Estoup, supra note 32 A la p. 108.

” 1994]

DU FORMALISME PROCJtDURAL

cipe. D’abord, par l’article 2 qui entend r6aliser un ordre juridique idal.
Ensuite, par les dispositions du Titre V sur l’administration de la preuve et l’au-
dition, et notamment par les articles portant sur le pouvoir de convoquer une
conf6rence pr6paratoire (article 279); l’acquiescement
l’ajoumement sur
demande (article 286) ; le transport du tribunal sur les lieux (article 290) ; le
signalement d’une lacune dans la preuve (article 292). Enfin, le tribunal peut
ordonner une expertise (article 414) ou une r6ouverture d’enqu~te (article 463)
de sa propre initiative. Toutes ces dispositions tdmoignent d’un certain pouvoir
directeur du juge en droit qu~b6cois 38.

En consid6rant le jugement comme l’instrument qui permet d’accomplir

l’id6al du droit, on doit tenir le procs

comme la manifestation d’un d6s6quilibre social, et le juge doit, par sa decision,
r~tablir l’harmonie rompue. II a donc en vue dans sa motivation, non pas l’int6r&
imm~diat des parties, mais l’int6r&t sup~rieur du bien public. IL exerce une > dans toute l’acception du terme, investi de l’imperium pour promouvoir
l’id6al de la cit6. Cet idal peut prendre la forme d’id6ologies diverses, mais sa
constante est d’etre contraignant3 9.

Ce souci de confier au juge le soin de r6tablir la v6rit6, en comblant au besoin
les lacunes de l’une des parties, a 6t6 qualifi6 en France de <4. Ce qui a fait dire h Martin: <>4 1.

L’intervention du juge, meme nourrie des meilleures intentions, risque tou-
jours de verser dans le patemalisme. Se r6signer h ce patemalisme et le souhai-
ter bienveillant est une contradiction: comme l’absolutisme 6clair6 demeure
absolutisme, le patemalisme bienveillant n’est jamais qu’une forme d’autorita-
risme4 .

Dans cette perspective, il faut se m6fier d’une conception du procs civil
oil le juge ne se contente pas d’apporter son concours aux parties, mais remplit
v6ritablement la charge d’ex~cuteur des oeuvres de l’Etat. Si le juge est le gar-
dien des valeurs publiques, c’est qu’il doit prot6ger d’abord la libert6 des par-
ties. Que le juge fasse office de m6diateur entre la rigidit6 du droit et le suppl6-
ment d’humanit6 qui parfois s’impose, cela se congoit ais6ment. Mais
l’initiative du juge doit toujours r6sulter d’un mouvement spontan6, elle ne peut
8tre prescrite par une r~gle formelle. Si l’article 2 entend 61iminer la retenue
judiciaire et forcer l’intervention dans le sens qu’il prescrit, comme le laissaient
entendre ses promoteurs au moment de son adoption, sa port6e est beaucoup

3 8En th6orie, bien sir, les parties sont maitresses du litige; toutefois, ces articles montrent que

ce dogme n’est pas si assur6 qu’on veut bien le faire croire.

3 9R. Martin, <

4 1 Le double langage de ]a pr6tention>>, ibid. Voir aussi Martin, < 42Martin, , ibid.

que le p~re a une face cach6e qui est celle du tyran>>.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

trop consid6rable : la quete de v6rit6 ne doit pas verser dans la recherche d’une
v6rit6 id~ologique. La v6rit6 que nous cherchons n’est pas univoque, elle
n’existe pas pr6alablement a la d6cision; elle se construit dans le cours m~me
du processus judiciaire. D’oi 1’importance de minimiser les erreurs et les coats,
ces demiers pouvant entraner des erreurs d’un autre type, celles qui r6sultent
non pas d’une mauvaise d6cision, mais d’une absence de d6cision.

b. Les erreurs et les coats

Pour maximiser la valeur-v6rit6, la proc6dure doit minimiser deux types de
cofits : le coot des erreurs dans les ddcisions et le cofot des procedures elles-
memes 43.

Les erreurs consistent g6n~ralement dans l’omission de reconnaitre un
droit qui existe ou dans la reconnaissance d’un droit qui n’existe pas’. Or, la
consequence des erreurs est souvent de contribuer a modifier la r~gle de droit
substantif –
en raison du poids de la jurisprudence dans la r6daction des motifs
judiciaires et des opinions juridiques. Cet effet est contraire A l’article 2, puisque
ici la procedure ne fait pas <.

Toutefois, la minimisation du cofit des erreurs exige des proc6dures plus
longues et plus rigoureuses. Pour accroitre la pr6cision de la decision, il faudra
entendre un plus grand nombre de t6moins et presenter des m6moires plus fouil-
16s ayant exig6 une recherche plus consid6rable et qui requerront du juge qu’il
y consacre plus de temps. Tous ces efforts entrainent une pression
la hausse
sur les cofots de fonctionnement du syst~me judiciaire. Or, si les coots sont trop
6lev6s, certains droits dont la valeur est inf6rieure au coot anticip6 des proc6-
dures ne seront pas sanctionn6s. C’est pourquoi il faut, toujours dans la perspec-
tive de l’article 2, diminuer les cofots totaux de la proc6dure.

Ces deux exigences ne pouvant 8tre remplies simultan~ment, il faudra trou-
ver un 6quilibre optimal entre le coot des erreurs et le coot des proc6dures, en
fonction de la valeur des droits h r6aliser. La cr6ation d’une Cour des petites
cr6ances, par exemple, tend A r6aliser une telle optimisation. Cette vision de ]a
proc6dure peut 8tre qualifi6e d’instrumentale, dans la mesure oa l’on presume
que seul le r6sultat du litige pr6occupe les parties 5. Toutefois, le sens commun
nous dit qu’une d6cision unilat~rale et discr~tionnaire, si vraie et objective soit-
elle, cr6era vraisemblablement chez les parties un sentiment d’injustice.

2.

La quete de la justice

Selon le sociologue allemand Luhinann, le but de la proc6dure civile est de
garantir l’efficacit6 de la decision, mais pas son exactitude 6. Dans ce sens, la
d6cision qui vient au terme des proc6dures trouve

43R.A. Posner, Economic Analysis of Law, 2′ 6d., Boston, Little, Brown, 1977 A la p. 429; G.
Tullock, Trials on Trial: The Pure Theory of Legal Procedure, New York, Columbia University
Press, 1980 A ]a p. 5.

44E. Mackaay, Economics of Information and Law, Boston, Kluwer-Nijhoff, 1982 A ]a p. 72.
45T.R. Tyler, Why People Obey Law, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1990 A la
46N. Luhmann, Legitimation durch Verfahren, Francfort, Suhrkamp, 1983 h la p. 21, cit6 dans

p. 115.

Habscheid, supra note 9 a ]a p. 39.

1994]

DU FORMALISME PROCtDURAL

sa fin en soi : elle est l’apaisement d’un conflit priv6. Le juge, en s’appuyant sur
des r~gles objectives de droit, s’efforce de donner h chacun son dcl ; alors m~me
qu’il ne r6alise pas une justice parfaite, son jugement ale m6rite de clore le proc~s,
et c’est pour qu’il remplisse cet office que la loi lui a attach6 une pr6somption irr6-
fragable de v6rit6. I1 n’a d’utilit6 sociale que par ricochet, en assurant la paix
publique47.

Dans cette perspective, le conflit met en jeu des int6rts radicalement oppos6s
de telle sorte que toute d6cision ne peut que maximiser les gains d’une partie
aux d6pens de l’autre. Aucune solution ne sera ultimement admise par chaque
partie sur la seule base de sa v6racit6. Aussi, la r6solution des conflits d’int6rats
entre deux parties ne peut pr6tendre d6couvrir une solution vraie ou scientifi-
quement exacte : il faut .plut6t tenter de r6aliser ce que, depuis Aristote, on
appelle la >4 .

Puisqu’il n’existe aucune vraie solution, chaque parti6 doit pouvoir 8tre en
mesure d’infldchir la d6cision du tribunal: chacune peut esp~rer un r6sultat
favorable49: La justice est incertitude avant d’8tre automatisme et calcul. La
qute de justice comme objet de la proc6dure implique de ce fait le recours au
principe du contradictoire (a). Par ailleurs, pour que l’ex~cution de la d6cision
judiciaire soit contraignante sans que s’impose la n~cessit6 de recourir A la sanc-
tion 6tatique, il faut que les parties ressentent l’imp6rieuse n6cessit6 de s’y con-
former. De lh le r6le capital du rituel judiciaire (b).

a. Le principe du contradictoire

Le principe du contradictoire’ signifie que

le juge est h la disposition des
parties, et [que] celles-ci sont les maitres de la mati~re judiciaire>5 I. Ii trouverait
son origine dans l’intervention du Roi aupr~s des duellistes afin d’assurer un
combat loyal, et plus tard, quand le combat par les armes fut transform6 en une
joute oratoire, afm de garantir un proc6s 6quitable 2. Le droit allemand rend bien
cette ide d’une 6volution depuis le duel jusqu’au proc~s modeme. L’expression

47Martin, supra note 39 a ]a p. 280.
48Thibaut et Walker, supra note 10 a la p. 544.
49Bacou, supra note 18 4 la p. 126.
50La doctrine frangaise, sous l’influence de Motulsky, emploie fr6quemment 1’expression > en lieu et place de > :

Le procs est enfin domin6 par la plus importante des r~gles auxquelles doit se plier
l’activitd juridictionnelle : c’est celle selon laquelle toute justice digne de ce nom exige
le respect des droits de la d6fense. Nous pr6f6rons cette expression h celle, plus souvent
utilis~e, de <> ; ce demier vocable ne parait s’opposer qu’4
]a proc6dure unilat~rale, tandis que la formule imposant le respect des droits de la
d6fense (par quoi il faut entendre, en mati~re civile, Ia d6fense des intirts des deux
parties) possde A nos yeux, le m6ite de mettre 1’accent sur le devoir du juge de ne
statuer qu’apr~s avoir permis h chacune des parties de d6battre, librement et en connais-
sance des moyens et des preuves de l’autre, devant lui tous les 616ments du litige
(Motulsky, supra note 36 au n’ 2).

51Martin, <, supra note 33 au n 2.
52p. Calamandrei, Procedure and Democracy, New York, New York University Press, 1956 h la
p. 5. Voir aussi Engelmann, supra note 10
la p. 386: <<[F]orm preserved to memory the origin of judicial procedure, – intermediation by the sovereign in the physical contest of the parties […]o>
[nos italiques].

278*

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

Verhandlungsmaxime, qui signifie littralement la >,
exprime l’id6e que la port~e et le contenu du litige sont strictement d6termin6s
par les parties ou, inversement, que le tribunal doit ne consid6rer que ce que les
parties lui ont pr6sent6. Les proc6dures sont les 6tapes que doit franchir la tran-
saction A intervenir entre les parties, sous la supervision du tribunal53.

Quoique toute proc6dure poss~de A la fois des 616ments inquisitoires et
contradictoires, certains pays sont all6s plus loin que d’autres dans la voie de
1’autonomie des parties. Par exemple –
la proc6dure fran-
gaise, qui s’est achemin6e vers un r6le directeur du juge et sous-entend que la proc6dure belge laisse toute l’initiative aux parties et consacre
le principe de l’oralit6 des d6bats”.

et contrairement

S’agissant de rassurer les parties sur l’impartialit6 du tribunal, aucun autre
principe n’offre de meilleures garanties. Cela d6coule de ce que le d6bat oral
<[m]ieux que tout autre proc6d6, [permet] une confrontation directe des posi- tions adverses. La proc6dure orale est, traditionnellement, considr6e comme la plus lib6rale, comme inspir6e par le respect le plus scrupuleux des droits indi- viduels>>6. Posner montre d’ailleurs comment le principe du contradictoire con-
duit
comparer le processus judiciaire au march6, par la concurrence qu’il
implique. Le tribunal se trouve dans la position d’un consommateur contraint de
choisir entre des biens similaires offerts par deux vendeurs farouchement d6ter-
min6s57. La passivit6 du juge lui permet de ne pas se compromettre, de reprendre
les argumentations des parties et de les r6concilier, ou plus exactement de les
re-cadrer de mani~re h faire apparaitre une solution qui, A d6faut d’etre exacte,
sera admise par les deux parties. L’acceptation de la d6cision, l’abstention d’en
appeler est le guide le plus sfir qu’il s’agissait lh d’une juste d6cision. La libert6
des parties de contr6ler la proc6dure constitue la meilleure assurance qu’elles
croiront ult6rieurement en la justice du verdict, ind6pendamment de la nature de
celui-ci”.

Le re-cadrage que nous venons d’6voquer consiste A modifier le sens d’une
situation sans perturber ses 616ments concrets. Par exemple, en photographie,
cela consiste h changer d’angle, de perspective, de mani6re h faire apparaitre des
616ments ou des d6tails pass6s inapergus, mais sans changer le d6cor. Dans le
cas de la d6cision judiciaire, cela signifie que le juge d6cide en fonction du droit
sur la base des 616ments foumis par les parties, sans apporter de nouveaux
moyens ni ajouter aux conclusions.

53Engelmann, ibid. A la p. 11.
54R. Martin, <<L’instruction du procs dans le nouveau code judiciaire beige J.C.P. 1970.1.2304

au n 20.
55Ibid.
56P. Hdbraud, <‘6dment 6crit et l’6lment oral dans la procedure civileo (1951-53) 1 Rec. ac.
leg. Toulouse 39 a la p. 45, cit6 dans R. Merle et G. Madray, ( J.C.P. 1959.1.1475 au n IX.
57Posner, supra note 43 A ]a p. 400 : 5tThibaut et Walker, supra note 10 A la p. 551.

nated by the competition between plaintiff and defendant for the favor of the tribunal .

19941

DU FORMALISME PROCEDURAL

Cette technique est familire au juriste, mais il n’en possde pas 1’exclusi-
vit6. Elle est aussi employee en thdrapie familiale, afro de parvenir A un chan-
gement des r~gles tacites de comportement entre les membres de la famille.
L’analogie avec l’intervention judiciaire s’impose d’elle-meme : comrne le th&
rapeute, le juge entend modifier une situation pathologique (le conflit) en faisant
admettre L chaque partie une nouvelle description de la rdalit6. Le succ~s de
cette entreprise repose en grande partie sur l’habilet6 du juge h re-cadrer les
argumentations. De la m~me mani~re, les psychologues consid~rent

qu’un re-cadrage ne r~ussit que s’il tient compte des opinions, des attentes, des rai-
sons, des hypotheses –
en un mot, du cadre conceptuel de ceux dont on doit
modifier les probl~mes. Prenez ce que vous apporte le patient: telle est l’une des
r~gles fondamentales, selon Milton Erickson, de la resolution des probl~mes
humains. […] [L]e re-cadrage presuppose que le th~rapeute apprenne le langage du
patient, ce qui peut se faire plus rapidement et plus dconomiquement que l’inverse.
Selon cette m~thode, ce sont justeme’nt les r6sistances au changement qui servent
le plus h le provoquer59 .

Le degr6 d’admission du verdict ne repose cependant pas seulement sur le r~sul-
tat et sa justification. Ii varie 6galement en proportion de la confiance dont
trmoignent les parties envers le tribunal. Comme le rappelle Ost, <<[t]out pou- voir et tout discours d’autorit ne trouvent d’appui solide que dans une forme de complicit6 qui est A la fois reconnaissance ou drlrgation d’autorit6 et m6con- naissance des ressorts obscurs qui conditionnent ce transfert>>A.

Cette reconnaissance de l’autorit6 du tribunal et la mrconnaissance des
mrcanismes par lesquels il rrussit A faire admettre sa solution (le re-cadrage)
sont toutes deux essentielles au bon fonctionnement de la proc6dure. Elles ne
sont toutefois rendues possibles qu’en raison de l’existence d’un rituel judi-
ciaire.

b. Le rituel judiciaire

Dans la perspective d’une qu&e de la justice, le proc~s n’est pas le signe
d’une harmonie rompue: c’est une th6rapie, c’est >61. Le
proc~s prrsente sur la justice priv~e l’avantage incalculable de mettre un terme
drfinitif h la violence. La justice priv6e court toujours le risque de s’engager sur
la voie de reprrsailles infinies qui se trahsforment rapidement en un cercle
vicieux dont on a perdu l’origine. Par contre, [ies decisions de l’autorit6 judi-
ciaire s’affirment toujours comme le dernier mot de la vengeance>62.

59p. Watzlawick, J. Weakland et R. Fisch, Changements : Paradoxes et psychoth~rapie, colIl.

Points, Paris, Seuil, 1975 aux pp. 125-26.

tions des Facult~s universitaires Saint-Louis, 1987 aux pp. 533-34.

60F. Ost et M. van de Kerchove, Jalons pour une thorie critique du droit, Bruxelles, Publica-
61j.-M. Varaut, Le droit au droit, 11′ 6d., Paris, Presses Universitaires de France, 1986
la p. 88.
62R. Girard, La violence et le sacr6, coll. Pluriel, Paris, Bernard Grasset, 1972 A la p. 29. Voir

aussi Scott, supra note 34 A la p. 937 :

[I]n the interests of preserving the peace, society offers through the courts a mechanism
for the impartial judgment of personal grievances, as an alternative to retaliation or for-
cible self-help. The services of the court system are furnished free or at nominal cost

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

Parce qu’il existe une tendance inevitable A l’escalade de la violence et que
celle-ci risque de frapper des innocents au passage, la nrcessit6 de domestiquer
la vengeance s’impose de fagon irrdductible h toute communaut6 humaine. Les
moyens dont on dispose participent soit de la prevention, soit de la cure.
Comme le souligne Rena Girard:

Tous les moyens jamais mis en oeuvre par les hommes pour se protrger de la ven-
geance interminable pourraient bien Wt’e apparentds. On peut les grouper en trois
categories : 1) les moyens pr~ventifs qui se ram~nent tous h des d6viations sacri-
ficielles de l’esprit de vengeance ; 2) les am~nagements et entraves a la vengeance,
comme les compositions, duels judiciaires, etc., dont l’action curative est encore
pr~caire; 3) le syst6me judiciaire dont l’efficacitd curative est sans 6gale 63.

Cette 6volution du sacrifice vers le syst~me judiciaire conduit A affirmer l’unit6
de leurs rites’. Or, comme pour tous les rites, le processus d’6vacuation de la
violence est d’autant plus efficace qu’il apparait aux hommes non comme le
leur mais comme un imprratif absolu, l’ordre d’un dieu dont les exigences sont
aussi terribles que minutieuses>>5.

C’est pourquoi l’acte de juger est si 6trange : c’est le geste d’un homme qui
n’entraine pas la vengeance. Le juge est A la fois membre de la communaut6 et
6tranger A elle. Gilles Perreault, dans sa preface h Les Plaideurs de Racine, a
joliment d~crit le statut ambigu du juge:

le juge –

VoilA un homme –
qui se prend pour Dieu. Plus exactement, ]a soci~t6
l’autorise a se prendre pour tel. II va trancher des conflits d’int&ts mais aussi pri-
ver tel justiciable de son honneur, tel autre de sa libert6, un troisi~me de sa vie.
It va dire le Bien et le Mal. Sirgeant sur son Olympe, vatu de pourpre, environn6
de l’appareil formidable de la force publique, il accueille plaintes et protestations.
On monte A lui pour obtenir justice. Et c’est ce continuel appel des justiciables qui
fonde sa fonction de juge, et la l~gitime A chaque instant. La soci6t6 deviendrait-
elle par extraordinaire parfaite qu’il n’aurait plus qu’a plier proprement sa robe
rouge’et A descendre de son fauteui 66.

Pour que les d6cisions du juge soient efficaces, il faut qu’on lui ob6isse et
que sa personne soit h l’abri de la vengeance. L’autorit6 morale du juge, et afor-
tiori celle de l’arbitre, lui vient sans doute moins de la puissance des pouvoirs
publics que des r6les que drfinissent pour chaque partie les r6gles de proc6dure.
Celles-ci fixent une sequence r6glre d’actes accomplis en un temps et un lieu
prrcis>>7, et se substituent pour ainsi dire aux r~gles implicites qui gouvemaient
la querelle avant l’intervention judiciaire:

Le rituel est plut6t une sorte de contre-jeu qui, une fois mis en place, drtruit le jeu
initial. En d’autres termes, grace h lui, un rite malsain et 6pist~mologiquement

to the disputants in order to make the alternative of recourse to the courts more attrac-
tive.

63Ibid. a la p. 36.
64> (ibid. h la p. 19).

65Ibid. A la p. 27.
66 Prdfaceo dans J. Racine, Les plaideurs, Paris, Librairie g6ndrale fmnqaise, 1987 A ]a p. 9.
67M. Selvini Palazzoli, Self-Starvation: From the Intrapsychic to the Transpersonal Approach
to Anorexia Nervosa, Londres, Chaucer, 1974 A la p. 238, cit6 dans Watzlawick, supra note 30 A
Ia p. 162.

1994]

DU FORMALISME PROCEDURAL

faux […] parvient t disparaItre au profit d’un rite sain et 6pistrmologiquement
juste” .

la solution du cas par le droit –

Comme au thdatre, les composantes du rituel judiciaire sont scrniques : <l’es- pace oblig6, le temps convenu, la robe obligatoire, les rrles de convention, le geste du serment, l’oralit6 du d6bat>69, tous ces exercices rituels exorcisent les
passions tout comme ils affirment la vivacit6 des valeurs qui les fondent.
La vie collective est largement tributaire de cette delimitation d’un espace et d’un
temps oi le sacr6 –
est rigoureusement srpar6
du profane selon des <r~gles>> connues des spectateurs comme des acteurs. La
scone judiciaire d~limite l’espace public de la loi ; son extriorit6 par rapport A
l’espace priv6 preserve le citoyen de l’intrusion totalitaire de la loi, celle qui se
laisse voir dans Le Procs de Kafka, oi Joseph K. ne connait ni Ia loi ni les charges
qui p~sent sur lui. […] [C]es symboles sont crrateurs ; ils ne sont pas magiques,
Us donnent 6 penser, selon l’expression de Paul Ricceur 7.
D’ailleurs, ce besoin du rituel semble profonddment inscrit en nous et son
absence contribue
crier une impression d’absurdit6 ou de vacuitd des 6vrne-
ments et des choses 71. Le rituel judiciaire fait partie de la culture : il est rationnel
dans la mesure oi il reprrsente un ensemble de comportements choisis>> par la
communaut6 juridique, h un moment ou t un autre de son histoire, de prrfrence
A d’autres comportements qui produisaient du drsordre ou n’6taient pas aussi
efficaces 72. L’abandon de ces comportements choisis fait courir un risque
majeur: celui de devoir refaire toutes les exp6riences qui se sont d6rouldes sur
plusieurs g6n~rations et ont men6 h la s6lection d’un rituel d6fmni. Hayek a mon-
tr6 comment, en abandonnant les principes au profit d’une action particuli~re –
donc, en abandonnant le rituel -, nous choisissons un exp6dient dont nous con-
naissons la valeur, mais sans savoir ce que nous perdons. Or, ce que nous per-
dons,

c’est l’ordre qui r~sulte du fait que la plupart des acteurs sociaux respectent les
principes en question, ce qui permet h chacun d’avoir une chance optimale de
rrussir ses actions. Mais comme cet ordre social n’est jamais connu h l’avance en
dtail, nous ne savons jamais ce qui est perdu du fait d’une entorse aux principes,
alors que nous savons precis~ment, par d6finition, ce que nous gagnerions en re-
courant 4 l’exp~dient7 3.

ne pas respecter trop scrupuleusement ceux-ci –

L’article 2 t~moigne du d~p6rissement des rites dans la mesure oti il enjoint
chronogivores>>, sans an-
cun doute –
afm d’assurer une justice plus exp~ditive. Certes, il est des cas oi
l’on doit passer outre au respect dfi h certains rituels, mais cette transgression
du rite ne peut relever que de l’initiative du juge, pas d’un geste systdmatique.
L’article 2 ne peut venir t bout de la retenue judiciaire, parce que celle-ci repose
implicitement sur ce savoir qu’il y a dans les rites, dans la tradition et dans la
jurisprudence une connaissance qu’on ne peut 6carter qu’apr~s mOre r~flexion.
Le recours h un expedient en mati~re judiciaire ne doit pas etre autre chose que

la p. 239.

6SPalazzoli, ibid.
69Varaut, supra note 61 h la p. 128.
70 Ibid. aux pp. 128-29.
7 ‘Watzlawick, supra note 30 aux pp. 160-61.
72Nemo, supra note 17 h la p. 85.
731bid. a la p. 87.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

1’innovation inspirre du juge plac6 devant un cas limite. Vouloir faire de l’ex-
prdient la r~gle et du rituel l’exception, c’est abandonner un savoir accumul6 au
cours des si~cles dont nous ne mesurons pas la valeur, et concourir au d6peris-
sement de la justice.

En pratique, la quete de la v6rit6 et celle de la justice sont indissociables.
Selon que le litige .pr6sente l’apparence d’une faute, d’une erreur imputable a
une partie, ou celle d’un insoluble conflit d’int6rts, le juge devra. favoriser res-
pectivement soit la recherche de la vrrit6, soit celle de la justice. Dans tous les
cas, il est nranmoins possible au juge d’introduire des consid6rations de 16giti-
mit6 dans sa decision, meme s’il cherche d’abord hi 6tablir la v6rit6. Car il n’est
pas une vdrit6 qui soit si 6vidente qu’elle ne demande pas A 8tre expliqure, d6ve-
loppre, traduite dans un langage accessible aux parties et prrsentre selon une
perspective qu’elles admettent. Or, il nous semble que l’article 2 –
et le Code
de procdure civile en grndral –
insiste de fagon trop marqu6e sur la quote de
la vrrit6. En se voulant plus d6mocratique, plus accessible, le syst6me judiciaire
court A sa perte : le sentiment de justice que l’on 6prouve n’est pas affaire de
transparence des ressorts obscurs de la justice, mais participe de la libert6 d’ex-
poser son point de vue (le principe du contradictoire) et de l’application fidble
de rgles de procedure connues de tous (le respect des rites).

Par le rite, on rraffirme l’incontoumable position des rbgles de procedure.
Celles-ci ne sont pas en substance diff6rentes des r6gles de fond, elles parti-
cipent de la mme nature. Un lien indissociable unit le fond A la forme, et plus
encore, la seconde prime la premiere: il est en effet impossible de parvenir h
une description intelligible du droit substantif sans obrir d’abord aux injonc-
tions de la procrdure. Si l’article 2 entend seulement autoriser les juges h modi-
fier les injonctions (au sens m6thodologique) de mani6re
les am6liorer lors-
qu’ils rencontrent des cas limites, fort bien. Toutefois, il ne nous paralit pas
6vident que telle ait t6 l’intention des promoteurs de la rrforme de 1965, bien
au contraire. Cette rdforme veut entamer tant la retenue judiciaire, que le respect
des formes, ce qui risquaient dans les deux cas de freiner la mise en oeuvre des
grands projets sociaux de l’6poque. Par consequent, pris comme une tentative
de neutraliser la procedure et d’assurer l’hdgrmonie du droit substantif – donc,
des projets 16gislatifs de l’ttat -,
l’article 2 est incompatible avec la primaut6
du droit, entendue dans ses interpretations les plus courantes.

Nous concluons donc cette partie sur la n6cessit6 de rrtablir les r~gles de
procedure dans leur statut de r~gles de droit A part enti~re. Toutefois, meme si
on parvenait t justifier throriquement les principes de l’article 2, ses cons6-
quences pratiques sont insoutenables. C’est pourquoi il convient de se pencher
maintenant sur la pragmatique de l’article 2.

II. La pragmatique de Particle 2

La pragmatique s’int6resse au domaine de la valeur. I1 existe diff6rents
types de valeurs, dont les plus importants sont: la valeur d’6change, la valeur

1994]

DU FORMALISME PROCEDURAL

d’usage, la valeur de survie74. Parce que nous sommes constamment A 6valuer
nos comportements75 –
litt6ralement, t en mesurer la valeur -, h en abandon-
ner certains pour en adopter d’autres, la pragmatique s’int6resse par un lien
direct aux effets de ceux-ci: c’est aux cons6quences de nos attitudes, de nos
pr6jug6s, de nos postulats que nous mesurons leur valeur. Par exemple, on peut
estimer que l’altruisme a une valeur d’6change: nous obtenons quelque chose
en retour de nos actes altruistes (reconnaissance, consid&ation, etc.) ; ou bien
une valeur d’usage : notre acte altruiste permet de r6aliser certains projets (par
exemple, les dons de charit6) ; ou encore une valeur de survie: l’altruisme est
la conduite A adopter en pr6vision de situations difficiles (c’est une forme d’as-
surance : si j’ai aid6 les autres par le pass6, ceux-ci m’aideront A leur tour).

Ces trois valeurs s’articulent selon un ordre lexical. Ce sont les qualit6s
utiles d’un comportement qui servent de base A sa valeur d’6change. Comme on
peut imaginer un nombre infmi d’utilit6s ou d’emplois pour un meme compor-
tement (on trouve toujours de nouveaux motifs permettant de justifier notre
comportement), les valeurs d’6change sont donc illimit6es. Toutefois, elles sont
contraintes par les valeurs d’usage, c’est-4-dire qu’on ne peut multiplier les
emplois d’un m~me comportement sous peine de le surcharger et de le rendre
inutilisable.

Ainsi, les valeurs d’usage sont i6elles et limit6es (contrairement aux usages
qui fondent les valeurs d’6change). La diversit6 des valeurs d’usage 6tant par le
fait meme 6galement limit6e, leurs diverses qualit6s ne permettent pas de les
6changer. On peut troquer un toumevis contre un marteau sur la base de leurs
valeurs d’usage (le toumevis pouvant etre aussi utile que le marteau) ; on ne
‘usage du toumeivis contre l’usage du marteau, tout simplement
peut troquer
parce que le toumevis ne permet pas d’enfoncer un clou (enfin, A moins d’y
mettre beaucoup d’efforts).

La valeur de survie est l’ultime valeur pragmatique, celle qui v6rifie la
validit6 de toutes les autres valeurs 76. k long terme, les comportements dont
l’utilit6 ne permet plus de les 6changer et d’en maintenir l’usage sont 61imi-
n6s et disparaissent. Or, nous croyons que si on a pu 6changer l’adoption de l’ar-
ticle 2 contre la promesse d’une meilleure justice, sa survie A long terme est
compromise parce qu’il ne r6ussit pas A tenir ses promesses, c’est-h-dire h
r6duire les d6lais et a 6viter que des droits soient perdus pour des motifs de pro-
c6dure. Cette incapacit6 de l’article 2 A remplir les usages auxquels on le des-
tinait, non seulement se v6rifie-t-elle pr6sentement, mais elle pouvait meme atre
pr6dite, et c’est ce que nous entendons d6montrer.

D’abord, il faut consid6rer les moyens mis en ceuvre par le l6gislateur pour
savoir la compression des d6lais et la suppres-

r6aliser les fins de l’article 2,

74Nous ne renvoyons ici d’aucune fagon A la th6orie marxiste de la valeur, mais bien aux theories
de Ia communication d’inspiration nominaliste. Voir P. Watzlawick, J.H. Beavin et D.D. Jackson,
Une logique de la communication, coll. Points, Paris, Seuil, 1972 aux pp. 7-8.

7511 faut entendre comportement dans son sens premier, A savoir une mani~re d’agir, de se com-
porter, ce qui comprend les attitudes, les pr6jug6s, la conduite, et pas seulement le behaviour, c’est-
A-dire

‘ensemble des r6actions observables.

7 6A. Wilden, Syst~me et structure, Montr6al, Bor6al, 1979 aux pp. 536, 551.

McGILL LAIW JOURNAL

[Vol. 39

sion des vices de forme. Cette dilution, cet abandon du formalisme, n’a pas eu
les effets escompt6s. Pourtant, le 16gislateur semble d6sirer continuer dans cette
vole, et l’abandon du formalisme va croissant. C’est une r6forme sans fin (A).
Ensuite, ce processus infmi de r6fonnes qui engendre toujours plus de pro-
blames qu’il n’en r~gle est directement
i6 au principe de justice qui gouverne
l’action du 16gislateur. Le seul moyen de r6soudre les probl~mes que soul~ve le
fonctionnement du syst~me judiciaire consiste non pas dans l’abandon du for-
malisme, mais dans une red6finition de notre conception de la justice. C’est la
fin des r6formes (B).

A. La riforme sans fin : >s et sera 6ventuellement supplant6 par de nouvelles con-
sid6rations de type substantifs”.

Le second type de formalisme s’oppose au consensualisme, dans les tran-
sactions notamment. II consiste A subordonner l’expression de la volont6 A l’em-
ploi de certaines formules consacr6es et “A2 . Cela <.ne signifie pas forme com- pliquie, mais forme impgrative>s3. Mme un r6gime radicalement consensua-
liste ne saurait se passer d’un minimum de formalisme pour caract6riser les
actes qui seront juridiquement efficaces’ 4. De nos jours, on associe plus g6n6-
ralement ce formalisme au notaire et A la s6curit6 juridique qu’il procure”5 . Mais
c’est aussi le fornalisme souple des titres commerciaux:

Fairness and Effectiveness in Public Administration

77R.P. Bezanson, 78p.S. Atiyah et R.S. Summers, Form and Substance in Anglo-American Law: A Comparative
Study of Legal Reasoning, Legal Theory, and Legal Institutions, Oxford, Clarendon Press, 1987
aux pp. 25-26.

(1984) 69 Iowa L.R. 957 a la p. 968.

791bid. aux pp. 23, 26.
8Bezanson, supra. note 77 A la p. 974. Nous verrons plus loin de quelle mani~re d~finir l’6quit6

ou la justice d’une d6cision. Voir ci-dessous A la p. 292 et s.

1891 A Ia p. 719.

8 ‘Atiyah et Summers, supra note 78 A ]a p. 20.
82 Cuq, Les institutions juridiques des Romains : L’ancien droit, Paris, Chevalier-Marescq,’
83J. Flour, milieu du XX silcle : ttudes offertes d Georges Ripert, t. 1, Paris, Librairie gdn~rale de droit et
de jurisprudence, 1950, 93 A la p. 101.

84F. G~ny, Science et technique en droit privg positif – Troisieme partie : Elaboration technique
8 5j. Martineau, Des formalit~s qui viennent de loin

du droit positif, Paris, Sirey, 1921 A la p. 95.

(1989) 91 R. du N. 647 aux pp. 655-56.

19941

DU FORMALISME PROCEDURAL

[D]es formes tr~s simples et toujours identiques [ …] permettent alors de recon-
naitre la signification juridique d’un acte au seul examen de son apparence. La
forme devient facteur de simplicit6, de rapidit6 et de s6curit6 : or, sur le plan 6co-
nomique, c’6taient pr6cis~ment 1M les avantages que les classiques attribuaient au
consensualisme 86.
Le formalisme peut 6galement jouer un troisi~me r6le : celui de ne lierjuri-
diquement les parties que si elles s’engagent formellement. Ainsi, en droit
romain,

tout Romain que Ta stipula-
[l]orsque l’application d’une forme aussi famili~re
tion, la mancipation, etc., 6tait omise dans des circonstances qui n’y mettaient
point obstacle, il fallait en conclure que dans l’intention unanime des parties, leur
accord ne devait produire aucune espkce d’effet juridique et qu’il devait rester loi-
sible 4 l’une ou

1’autre partie de s’en 6carter87.

l’article 2. I1 se pr6sente sous l’aspect de
Ce formalisme procddural se heurte
respecter. L’omission de respecter ces formes
formes obligatoires et de d6lais
imp6ratives entraime normalement un vice pour nullit6 de forme. Des trois types
de formalisme, c’est celui qui est g6n~ralement compris avec une nuance pejo-
rative. En effet, malgr6 toutes les critiques qui peuvent leur 8tre adress6es, les
deux premiers types de formalisme ressurgissent constamment – par exemple,
sous la forme d’un retour h l’interpr6tation litt6rale des lois ou par l’6mergence
des contrats types. La pr6somption de neutralit6 de la proc6dure que nous avons
d6gagde plus haut, de meme que la raret6 des 6tudes th~oriques sur le sujet, font
que les pr6jug6s sur le formalisme procedural ont la vie dure. Aussi convient-il
de montrer, d’une part, en quoi consiste et sur quoi repose cet abandon du for-
l’instar des formalismes
malisme (1) et, d’autre part, comment ce formalisme,
judiciaire et contractualiste, ressurgit constamment dans la proc6dure civile (2).

1.

L’abandon du formalisme proc6dural

Ii semble que l’abandon du formalisme procedural commence avec la
d6nonciation syst6matique de l’arbitraire, que l’on entend d6masquer, d6mysti-
fier. L’utilisation du mot marque ici

que I’on suspecte l’ordre d’8tre le produit d’une intention individuelle, humaine,
de rsulter du bon plaisir d’un pouvoir qui y trouve son int&rt, au lieu d’incamer
une raison valable pour tous. En un sens, Ta d6mystification reproduit l’attitude
primitive qu’elle pr6tend d6masquer, puisqu’elle n’imagine pas qu’une forme
sociale puisse r6sulter d’autre chose qub d’unprojet. Toute la diffdrence, et elle est
consid6rable, est que le primitif attribue ce dessein h des forces extrieures a For-
dre humain, alors que le d~mystificateur affirme y reconnaitre une entreprise de
domination tout a fait terrestre88.
Le formalisme proc6dural est en quelque sorte suspect d’avoir

t6 conqu
par ceux qui y trouvaient leur int6ret. On le confond avec la chicane, on le soup-
gonne d’8tre entretenu par des plaideurs de mauvaise foi89 . La r6gularit6 for-

86Flour, supra note 83 aux pp. 97-98.
7R. von Jhering, L’esprit du droit romain, t. 3, 3′ 6d., Paris, Chevalier-Marescq, 1887 aux
8
88j._P. Dupuy, Ordres et D~sordres : Enqute sur un nouveau paradigme, Paris, Seuil, 1982 a

pp. 184-85.

la p. 169.

89R. Bordeaux, Philosophie de la procidure civile : Mimoire sur la reformation de la justice,

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

melle aboutit aux r6sultats les plus inquitables>>9 , de justes causes s’enlisent
ou sont perdues en raison d’erreurs ou d’astuces proc6durales tandis que de
mauvaises causes triomphent 1 , cependant qu’un examen du fond aurait certai-
nement conduit a un r6sultat diff6rent 9 .

Faut-il pourtant regretter qu’une solution dict6e par les r~gles de proc6dure
permette h une partie d’6chapper i l’application d’une r~gle de fond ? Faut-il
toujours d6plorer que le succ~s d’un moyen de forme fasse reconsid6rer une
d~cision 93 ? C’est lh un probl~me qui touche, notamment, au caract~re obliga-
toire ou facultatif de la procedure. En proposant que l’on ne puisse utiliser les
r~gles de proc6dure que conform6ment aux intentions qu’il exprime, l’article 2
tend a affirmer le caract~re accessoire de la procedure.

Cela implique que, loin de se satisfaire de la stricte observance des r~gles,
l’article 2 entend modifier, ou A tout le moins influencer, les attitudes et les
valeurs des justiciables et de leurs repr6sentants. A la rigueur, on pourrait dire que
la simple ob6issance ne suffit pas, mais passe pour de la resistance passive94. Le
plaideur ne doit pas seulement appliquer les r~gles de procedure, mais encore
doit-il le faire conform6ment h l’intention exprim~e par le Code. On peut faire
remonter cette insistance sur la bonne foi du plaideur et les dangers du forma-
lisme ai la double influence m6di~vale du droit canon et de l’autorit6 royale 3 .
D’ailleurs, von Jhering remarque que lorsque l’arbitraire du roi s’affirme ouver-
tement, la forme tend a disparaitre.

Le halo p6joratif qui flotte encore aujourd’hui sur le formalisme proc6dural
tient beaucoup au discr6dit qui a 6t6 jet6 sur le formalisme romain. On y a vu
un 6tat de civilisation qui traduisait un symbolisme archaYque dont il fallait s’af-
franchir97. Mais Huc 6crit que ce formalisme a pour lui la meme rationalit6 que

Itvreux, Imprimerie de Auguste H~rissey, 1857 A la p. 4: Le XVIII si~cle n’y vit [A ]a proc6dure]
qu’une superf6tation indigne de l’tude d’une intelligence 6levde, et A laquelle un publiciste ne
devait s’arrater que pour en demander l’abolition>. Voir aussi Cuq, supra note 82: <[Le forma- lisme] favorise la mauvaise foi : pour la moindre irr6gularit6, le d6biteur refusera de tenir sa pro- messe, et le juge ne pourra pas le condamner>.

90L. Segur, L’inexistence en procedure civile>> J.C.P. 1968.1.2129 au n 4.
91Estoup, supra note 32 A la p. 106.
92Atiyah et Summers, supra note 78 A la p. 10.
93A. Jack-Mayer, Le cr~puscule des formes : Observations sur le sort des moyens de forme en
mati~re civile dans Ia demi6re jurisprudence de la Cour de Cassation> J.C.P. 1967.1.2073 au n’ 19.

94Watzlawick, Weakland et Fisch, supra note 59 aux pp. 88-89.
95Engelmann, supra note 10 aux pp. 649-50.
96Supra note 87 aux pp. 163-64.
97Par exemple (et les exemples sont nombreux) Gdny, supra note 84 A ]a p. 101:

Primitivement, [la forme] semble r~pondre A un instinct de l’homme, vivant en soci6t6,
son amour pour les dehors plastiques ou symboliques, qui illustrent et 6gaient la vie
d’un decor, oa la sensibilit6 supple aux infirmit~s de l’intellect. Spontandment,
l’homme tend h ext&ioriser, A rev~tir de signes, concrets et apparents, ce qui est ph6-
nom~ne psychologique, abstrait et interne (donc cach6), par essence. Cela n’est pas
sans utiIit6. Et notamment, une fois 6tabIie leur n6cessit6 en droit, pareilles formes per-
mettront de discerner, a coup sar, ce qui est proprement juridique, comportant par suite
la contrainte de l’autorit6 sociale, de m8me, que, en un autre domaine, des formes dif-
f6rentes sp6cifieront ce qui est sacr6 ou religieux avec les consequences attach6es A ce
caract~re.

1994]

DU FORMALISME PROCtDURAL

nos lois modemes et que toute institution du droit romain est explicable sans le
recours a quelque explication de nature symbolique ou enfantine9s.

La r6forme de la proc6dure s’est sans aucun doute 6bauch6e sur la base de
cette incapacit6 h comprendre la rigueur du formalisme et A distinguer les fic-
tions d6sormais inutiles des formes importantes. Nous avons en quelque sorte
perdu de vue l’op6ration salutaire et indispensable de l’injonction proc6durale99 .
Si l’emploi servile des formes de proc6dure par le praticien parait arbitraire,
c’est que nous n’avons pas cru bon <>x pour d6terminer si les motifs qui les avaient fait nattre avaient disparu.
Le droit romain nous offre un exemple 6clatant d’une forme dont les motifs
son institution disparurent 6ventuellement, et avec eux, la pra-

qui pr6sid~rent
tique qu’ils avaient engendr6e,

savoir l’usage des sceaux:

L’6criture, en effet, ne pouvait pas autrefois servir comme aujourd’hui pour 6tablir
Ia preuve des conventions. Ainsi que le fait remarquer M. de Maistre, dans un pas-
sage que je crois utile de reproduire : < moins exclusive que de nos jours. Elle se rapprochait davantage des formes lapi-
daires qui ne changent point : en sorte que ce que nous appelons si A propos carac-
tre, ce je n6 sais quoi qui distingue une 6criture de l’autre, 6tait bien moins frap-
pant pour les anciens qu’il ne I’est devenu pour les yeux modemes. Un ancien qui
recevait une lettre de son meilleur ami pouvait n’8tre pas bien str, t l’inspection
seule de cette 6criture, si la lettre 6tait de cet ami. De IA, l’importance du sceau qui
surpassait de beaucoup celle du chirographe, ou celle de l’apposition du nom, que
les anciens, au reste, ne plagaient jamais A la fim de leurs lettres. […] .
D’un pareil 6tat de choses .r6sultait pour les Romains l’absolue n6cessit6 de rem-
placer l’6criture par des actes ext6rieurs et sensibles (mancipation, stipulation,
etc.), actes […] que nous atteignons aujourd’hui par l’intervention du notaire, du
greffier […101.
Cette 6volution souligne, d’une part, le risque de m6sestimer l’importance
de la forme que l’on entend abolir et, d’autre part, la tendance du formalisme
proc6dural, aussi bien que des autres types de formalisme, A 6merger spontan6-
ment des pratiques sociales et juridiques.

2.

L’6mergence spontan6e du formalisme

Les avantages du formalisme proc6dural semblent au moins aussi nom-
breux que ses d6savantages. Parmi tous ceux-la que mentionne la doctrine, nous
en avons retenu quatre. Le premier renvoie bien sfir A l’6galit6 qu’il instaure

98Huc, > (1861) 10 Rec. ac. 16g. Toulouse

21 A Ia p. 21:

Parce que certains 6crivains d’un grand m6rite sans doute, mais exclusivement litt6ra-
teurs, et n’ayant pas fait du droit romain l’objet d’une 6tude approfondie, ont pris des
c~rdmonies, des rites ou des usages, pour des formes juridiques; parce qu’ils ont cru
trouver partout le symbolisme qu’ils s’ing6niaient A chercher, et surtout parce qu’ils ont
pr6sentd, dans un style po6tique, le r6sultat de leurs investigations, la croyance h ce pr6-
tendu caract6re formaliste et exclusif de l’ancien de droit de Rome a fini par s’accr6-
diter, et aujourd’hui il est, en quelque sorte, convenu […].

99Engelmann, supra note 10 a la p. 177.
1Bordeaux, supra note 89 A la p. 10.
”Huc, supra note 98 aux pp. 27-28.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

entre les parties. C’est 1’6volution historique du proc~s, depuis le duel A armes
6gales jusqu’A la publicit6 du proc~s modeme.

Le second tient A l’administration de la justice. Le formalisme permet
d’abord de prendre une d6cision sur un sujet donn6. II signale aux parties le
d6but et la fin de leurs interventions et permet de reporter 4 un autre temps et
pour d’autres circonstances la ventilation d’autres probl~mes'”. I1 constitue
aussi un moyen de simplifier l’administration elle-m~me, dans la mesure ob
<<lo]n ne peut demander A chaque fonctionnaire de r6inventer en pr6sence de chaque probl~me particulier toutes les mesures qui doivent atre prises>>’ 3. Le
formalisme proc6dural est, par le fait m~me, un facteur de s~curit6 qui protege
les parties contre les errements de l’administration’04.

Le respect des formes, troisi~mement, pr6vient la partialit6 du tribunal et
offre m~me une garantie certaine contre l’arbitraire de ce dernier” 5. Rappelant
le parall~le entre la dilution du formalisme et 1’expansion du pouvoir royal, et
l’aversion dont t6moignent les empereurs byzantins envers la forme, von Jhe-
ring 6crit: <>0 6.

Enfm, la forme, en prescrivant telle ou telle action et en la rendant
publique, agit de mani~re A contraindre i la fois le d6fendeur (afin qu’il r6ponde
l ‘action) et le juge (qui doit rendre tine d6cision). En raison de la formidable
puissance de l’Itat moderne, cette fonction tend A s’6clipser; n6anmoins, il fut
une 6poque oii, rappelle Engelmann,

[c]ompliance with the form prescribed by law operated as a means of procedural
coercion upon the opposite party. Some such means was [sic] indispensable to the
procedure of the earliest period, for it knew nothing of a judicial coercion. And
this need was fully met by the principle in question. For, when a given act of the
party had been vested with the form exacted by the folk-law, the desire of the
party, thus manifested, to attain a certain end, appeared, on every hand, as the in-
eluctable command of the whole community [nos italiques] 107.
C’est de la m~me mani~re, par cette injonction publique qui lui est faite de
rendre justice, que le juge est contraint de parvenir une decision et que celle-
ci est tenue pour l6gitime et irr6vocable. C’est l’existence de formes l6gales
qui confere A la chose jug6e la pr6somption de v6rit6 qui assurera son autori-
to10.

12Atiyah et Summers, supra note 78 A Ia p. 25.
103G. Ardant, La double origine du formalisme> [1952] Rev. admin. 499, reproduit dans G.
Ardant, Technique de IFtat, Paris, Presses Universitaires de France, 1953, cit6 dans J.M. Auby,
La procedure administrative non contentieuse>> D.1956.Chron.27 A la p. 27.
14H. Croze et C. Morel, Procdure civile, Paris, Presses Universitaires de France, 1988 Ak la
p. 16 ; J. Ghestin, dir., Traitg de droit civil : Introduction gdn6rale, t. 1, 3′ 6d., Paris, Librairie gdnd-
rale de droit et de jurisprudence, 1977 a la p. 450.
I05W.J. Habscheid, Droitjudiciaireprivg suisse, 2′ 6d., Genkve, Georg, Librairie de l’Universitd,
106Supra note 87 aux pp. 163-64.
17Supra note 10 a Ia p. 176.
108Morel, supra note 21 a Ia p. 5. Voir aussi Engelmann, ibid. a la p. 386: <[F]orm was the 1981 h la p. 12; David, supra note 20 A la p. 42. touchstone of the statements’ legal sufficiency […]>>.

1994]

DU FORMALISME PROCtDURAL

Ce demier exemple, comme d’ailleurs la < de l’6criture
dont nous avons parl6 plus haut, montre qu’il vient un moment oti certaines
formes perdent leur utilit6 en raison d’innovations sociales ou de changements
de valeurs, parfois meme parce qu’en abusant de leur utilit6, elles deviennent si
complexes que nul ne sait s’y retrouver. Pourtant, point n’est besoin d’un 16gis-
lateur pour remddier systdmatiquement aux anomalies : la pratique s’en char-
gera bien elle-meme. L’exemple le mieux connu et aussi le plus frappant d’un
tel ph6nom6ne nous vient du droit anglais et du d6veloppement des cours
d’equity, qui n’6taient d’abord qu’une juridiction d’exception pr~sid~e par le
Chancelier du Roi, lequel n’6tait pas tenu de suivre les r~gles de la common
law :

Les procedures de la common law, qui avaient en leur temps r6alis6 un progr~s
important par rapport aux procedures antrieures des Cours locales ou seigneu-
riales, paraissaient au XV’ si~cle excessivement compliqu~es; des fictions mul-
tiples l’encombraient, destinies h obtenir des r~sultats acceptables en partant des
donn~es du Moyen-Age; le choix entre les diff6rentes formes procddurales 6tait
parfois des plus ddlicats et le choix d’un mauvais writ avait pour rdsultat que le
demandeur perdait son procs ; toute erreur commise dans l’accomplissement
d’un acte de procedure constituait une cause de nullit6 ; l’institution du jury, qui
avait represent6 au XIT sicle une institution decisive pour le succ~s des juridic-
tions royales, dtait i l’origine de certaines rfgles formalistes et on la consid~rait
maintenant comme un obstacle a diffrentes ameliorations dans la procedure. Le
Chancelier, statuant sans jury, 6tait libre de ces entraves [nos italiques] 1 9.
La suite est fiche d’enseignements. Devant la popularit6 grandissante des
cours d’equity, la juridiction de celles-ci s’6tendit. Puis, le nombre des cas exi-
geant un traitement toujours plus systdmatique afmo de rdpondre i la demande,
le formalisme s’introduisit doucement. La multiplication des decisions entrai-
nant un effet analogue h l’espdrance 16gitime que nous connaissons en droit
administratif, il fallut bientrt suivre les pr~c~dents, et l'<<6quit6> qui caract~ri-
sait les premieres decisions se mua rapidement en >. Ultimement, les
deux ordres de juridiction, les cours de common law et d’equity, furent rrunis.
Cette 6volution 6voque un ph~nom~ne parall~le du droit modeme, connu

sous le nom de desummarization of summary procedure>>” :

Every time the legislature has tried to eliminate some of the stultifying ceremony
of the regular so-called formal proceedings by creating special abbreviated sum-
mary proceedings for the most urgent cases, within a period of a few years judicial
practice has succeeded in slowing down and formalizing this procedure, the jus-
tification of which was its supposed celerity and simplicity 1 .

En consequence, il est inutile pour le lgislateur d’imposer des drlais et des
formes lorsque le juge et l’avocat ne s’entendent pas sur la distribution des
taches proposde par la loi. Comme le remarque Calamandrei, si les juges et les
avocats versent dans la confortable habitude des procedures dilatoires, c’est en
vain que le code prescrira de nouveaux drlais ou 6tablira des procedures som-
maires ‘

.

‘(David, supra note 20 aux pp. 51-52.
‘Calamandrei, supra note 52 A ]a p. 82.
Imlbid.
“2 bid. h la p. 81.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

Un examen plus minutieux des pratiques judiciaires montrerait sans doute
qu’elles sont d’abord de nature technique”3, c’est-A-dire qu’elles sont destinies
A r6gler des difficult6s pr6cises. Les r~gles de proc6dure n’apparaissent d~s lors
que comme la codification d’une norme qui aurait 6merg6 en r6ponse hi un
besoin d6termin6. Les r~gles de droit ne sont pas d6lib6r6ment construites, mais
se sont d6velopp6es parce qu’elles ont surv6cu”4. Les formes ne sont que la
mise en action du droit. Mme sous le r~gne de la force, on les voit s’6tablir jus-
qu’A un certain point, et en quelque sorte d’elles-mgmes, tant leur n~cessitj se
manifeste promptement>> [nos italiques]”‘.

Ces r~gles –

et plus encore celles qui visent h r6aliser un idal plutOt qu’h
r6gler une difficult6 technique – peuvent toujours servir a des fins strat6giques.
Comme nous l’avons dit plus haut, le nombre de valeurs d’6change, bas6es sur
les usages possibles, est illimit6. Aussi les r~gles, comme tout autre produit de
l’activit6 humaine, peuvent servir ? n’importe quelle fin imaginable; seul le
temps permet d’61iminer les usages qui ne conviennent pas. Par exemple, selon
Tullock, la principale fonction de l’objection devant les tribunaux am6ricains est
d’interrompre les r6flexions du juge et du jury de mani~re A diminuer l’impact
d’un t6moignage” 6 ; cet usage est sfirement contraire A celui qu’aurait conqu le
16gislateur, mais il survit.

Le ph6nom~ne qui est d6crit n’est cependant pas paradoxal : dans
l’exemple ci-dessus, l’utilisation de
‘objection n’est jamais syst6matique, h
moins qu’une partie ait des raisons de croire que l’autre partie n’agit pas en
toute bonne foi. Les r~gles formelles de proc6dure constituent en quelque sorte
une position de repli quand la confiance mutuelle s’6vanouit 7 . L’acc~lration
‘application de r~gles formelles (h plus
des proc6dures ne peut d6pendre de
forte raison quand elles n’ont aucun sens pratique), seulement d’un consensus
commun quant A ce que doit 8tre la proc6dure” s. The course of the judicial pro-
cess is governed by the judicial practice created through the collaboration of
judges and counsel>> 9 . Calamandrei affirme que la vritable raison de la rapi-
dit6 et de la simplicit6 de la justice anglaise, c’est la collaboration loyale et
l’unit6 d’esprit des avocats et des juges, ce qui rend g6n6ralement superflu l’ob-
servation des formalit6s 20 . Selon lui, c’est la m6fiance des avocats et des juges
am6ricains entre eux qui exige l’adoption de r~gles d’6thique proc6durale. C’est
1I prendre le sympt6me pour la cause : c’est plut6t l’intervention continuelle du
l6gislateur qui mine le consensus et laisse les parties et le juge dans l’incerti-
tude.

L’adoption de l’article 2 repose sur cette ide qu’il est possible de r6gler
toutes les difficult6s de la pratique judiciaire en intervenant 16gislativement et

“‘lbid. a la p. 3.
” 4Varaut, supra note 61 A ]a p. 40.
I Bordeaux, supra note 89 h ]a p. 10.
” 6Supra note 43 A ]a p. 152.
117J. Waldron, When Justice Replaces Affection: The Need for Rights>> (1988) 11 Harv. J.L.

& Public Pol’y 625.

1 SCalamandrei, supra note 52 a Ta p. 13.
” 91bid. a ]a p. 81.
’20Ibid. A la p. 83.

19941

DU FORMALISME PROCEDURAL

de fagon radicale. Les drlais trop longs et les nullitrs pour vice de forme ayant
tendance h 16ser les droits de certains justiciables, nous consid6rons qu’il y a 1A,
sans doute, une difficult6 rrelle. Toutefois, l’analyse de la difficult6 porte sur
l’histoire du syst~me judiciaire, sur ses antrcrdents et, par consequent, elle nous
pousse naturellement h la conclusion que c’est le formalisme qui est la cause de
ces difficult6s, puisque la simplification des procedures avait drjA permis par le
pass6 de rrgler des symptbmes semblables (l’6mergence des cours d’equity, par
exemple). Or, 6crit Watzlawick,

[s]i l’on renongait h l’exercice pr6n6 depuis des lustres et pourtant futile, qui con-
l’aide d’un anamn~se [sic] pourquoi un syst~me humain en est
siste A chercher
venu A fonctionner comme il le fait, pour se decider h rechercher comment il fonc-
tionne hic et nunc et avec quels r6sultats, on s’apercevrait que le viritable pro-
bleme se trouve dans ce que le systeme a jusque-la tentg de faire pour rdgler son
probleme supposa, et que l’intervention th~rapeutique doit 6videmment porter
alors sur cette pseudo-solution g6nratrice de probl~mes, et constamment rit6re.
La solution constitue le probl~me121.
Par analogie, puisque le syst~me juridique est aussi un syst~me humain,
nous dirons que l’abandon du formalisme a pour consequence de faire d’une
difficult6 un probl~me, c’est-4-dire une impasse, une situation inextricable.
C’est prrcisrment la situation qui se drveloppe au Quebec : les juges rrclament
des ressources plus considrrables, les palais de justice et les prisons d6bordent,
les d6lais draisonnables entrainent la mise en libert6 de criminels endurcis. Or,
chacun sait que l’accroissement des ressources consacrres t la justice ne fera
que reporter la resolution du probl~me, qui se sera entre-temps aggrav6’2.

D6sormais, la question n’est plus de savoir si l’abandon du formalisme fut
une tentative mal dirigre de r6gler une difficult r6elle ou si ce fut une interven-
tion qui n’aurait jamais dfi 8tre mise sur pied. I1 faut plut6t se demander com-
ment fonctionne le syst~me judiciaire maintenant et sur la base de quelles pr6-
misses. Au premier si~cle de notre 6re, tEpict~te 6crivait: >. Quelle opinion
avons-nous donc de la justice, la plus fondamentale des prrmisses de notre sys-
t~me juridique ?

B. La fin des rformes : <

La conception de la justice qui sert pr6sentement de base au fonctionne-
ment du syst~me judiciaire est sans doute plus A meme d’expliquer les d6rail-
lements de celui-ci que tout retour historique : certes, en raison du fait que la
question > n’est pas appropri6e pour comprendre le fonctionnement
actuel d’un syst~me, mais aussi parce qu’aucun syst~me juridique ne peut fon-
der sa propre stabilit6 sur sa coh6rence interne. II doit absolument <>I. En d’autres termes, ce sont les conceptions de la jus-

121Supra note 30 A la p. 164.
122En termes 6conomiques, on pourrait dire qu’il y a surconsommation d’un service subven-
1230st et van de Kerchove, supra note 60 A la p. 532.

tionn6.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

tice, les opinions sur ce que doit 8tre la justice, la justice de la justice, qui con-
traignent les avenues futures du syst~me juridique (1).

S’il s’av6rait par ailleurs que nous soyons en qute d’un id6al de justice
dont nous croyons qu’il existe rgellement, nous nous placerions dans une situa-
tion intenable. Car si la justice est l’ceuvre des hommes, on dolt pouvoir l’am-
liorer, on dolt pouvoir prgtendre h un monde oii l’absence d’administration judi-
ciaire constituerait un ach~vement supreme. Sous une telle perspective, tout
arbitraire, qu’il dgcoule d’un formalisme exag6r6 ou d’une discretion trop
appuyge, dolt etre d6masqu6. Or, la question consiste prgcisgment
se deman-
der si un tel ordre juridique est realisable. C’est le probl~me de la contingence
de la justice (2).

1.

Les conceptions de la justice

Les conceptions de la justice semblent 6troitement li6es A des consid6ra-
tions 6pist6mologiques.’ Autrement dit, c’est notre vision de ce que signifie
connaitre>>, c’est notre rgponse h la question comment savons-nous ce que
nous croyons savoir ?>> qui dicte la rgponse quant au r6le de la justice. Ainsi, la
vgrit6 peut 8tre construite ou dgcouverte, relative ou absolue. Nous avons mon-
tr6 que la recherche de la vrit6 joue un rrle important dans le proc~s civil. Si
elle n’est que relative, l’erreur du juge 1se un particulier sans porter atteinte
A l’intdrt ggngral> 24 . Si elle est absolue, alors l’intgr~t public est froiss6. Dans
cette perspective, la justice est ou bien >”, elle
est –
soit commutative (a), soit
distributive (b).

suivant la distinction 6tablie par Aristote –

a. La justice commutative

Selon Girard, nous bgngficions depuis si longtemps d’un syst~me judiciaire
que nous n’avons plus conscience de ses effets2 6 . Le syst~me judiciaire, nous
l’avons soulign6, se situe dans la droite ligne du sacrifice et du duel comme
moyen de pr6venir la vengeance’2 . Or, tous ces moyens de maltriser une vio-
lence qui tend t devenir incontrrlable ne condamnent celle-ci qu’afin d’6chap-
per au cercle vicieux. Bordeaux ne dit pas autre chose lorsqu’il 6crit:

I1 est impossible que les hommes vivent en socigt6 sans que leurs intgr~ts ou leurs
passions ne fassent naitre des diffgrends, et l’gtat social ne saurait subsister s’ii
6tait permis A chacun de se rendre justice, car le plus souvent cette mani~re de
rgclamer ce qui est A soi d~ggngrerait en vengeance. Ce serait oublier la faiblesse
humaine que d’espgrer que l’homme assez fort pour faire respecter son droit,
aurait assez de moderation et de bonne foi pour exiger seulement ce qui lui serait
df128.

Ce n’est pas la vengeance qui est au cceur de l’opprobre judiciaire, mais le

24R. Dgsiry, . I1 n’y a pas de diff6rence de prin-
cipe entre vengeance priv6e et vengeance publique, mais il y a une diff6rence
6norme sur le plan social : la vengeance n’est plus veng6e ; le processus est fini;
le danger d’escalade est ecart 129.

pour qui la justice pr6c6de l’]tat –

Qu’il s’agisse de la stabilit6 de la possession, du transfert de la propri6t6
par consentement ou du respect des contrats, les trois r~gles de la justice d6crites
par Hume –
ne peuvent 8tre mises en
cnuvre que par un principe de r6tribution”3 ‘. Ces trois principes ne seront respec-
t6s que dans la mesure ofi leur violation est imm6diatement suivie d’un r6tablis-
sement des conditions qu’ils avaient 6tablies. Si un litige r6sulte de ce qu’il y
a effectivement eu violation, c’est alors le r6le du juge de replacer les parties
en l’6tat (comme le prescrit notre droit) ; dans ce cas, il est probable que le tri-
bunal soit en quete d’une certaine exactitude de la d6cision (ce que nous avons
appel6 quete de la v6rit6).

Dans un tel cas, la justice et la v6rit6 vont de pair : le tribunal manifeste-
ment et pleinement inform6 ne pourra rendre sa d6cision qu’en s’appuyant sur
le droit applicable 3 ‘. 11 n’y a lieu de tenir compte d’aucune considdration quant
h la situation particuli~re des parties. Du moment que la proc6dure est authen-
tique et correctement suivie et que chaque partie a eu l’occasion d’6tre enten-
due, le r6sultat du processus n’est pas discutable du point de vue de la justice.
Et si le tribunal a v6ritablement r6tabli les parties en l’6tat –
s’il n’y a pas eu
d’erreur, donc -,

la <

Et si le tribunal ne doit pas Atre amen6. h peser des motifs substantifs pou-
vant modifier la d6cision formelle, il ne doit pas non plus >13 2. Les < ‘3 , qui consistent A former
une demande en s’abstenant de pr6ciser la r~gle de droit applicable, doivent 6tre
formellement condamn6es, pour cette unique raison que c’est pr6cis6ment la

129Girard, supra note 62 A la p. 30. Des auteurs comme Habscheid et Boy ont bien vu le d6sordre
juridique qui rsulte de la justice priv6e, mais ils ont aussi conclu que la justice privde 6tait en elle-
m~me n6gation de la justice, ce qui n’est pas le cas. Habscheid, supra note 9 A la p. 29: > ; L. Boy, <R~flexions sur l’action en justice>>
(1979) 78 Rev. trim. dr. civ. 497 A la p. 499 : <.

130Nemo, supra note 17 A la p. 400.
131L. Ducharme, (1987)
132B. Boccara, La proc6dure dans le d6sordre : Le d6sert du contradictoire>> J.C.P. 1981.1.3004
au n 54.
1331bid.

18 R.G.D. 901 aux pp. 902-903.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

libert6 des parties dans le choix des matdriaux du litige qui garantit la justice>>
du rdsultat. Du moment que le juge intervient afin de prdciser de lui-m~me la
r~gle de droit applicable, la porte est ouverte A toutes les rdclamations quant aux
faits que le juge a omis de considdrer, ce qui revient h exiger la considdration
de motifs substantifs. II faut insister sur la responsabilit6 des parties quant aux
erreurs qu’elles commettent:

Si on laisse voir aux hommes que le crime peut se pardonner et que le chitiment
n’en est pas toujours la suite nrcessaire, on nourrit en eux l’esprrance de l’impu-
nit6: on leur fait regarder les peines non comme des actes de justice mais comme
des actes de violenceM.

La justice commutative repose clonc toute enti~re sur un 6quilibre qui doit
8tre rdtabli. S’il n’y a pas de violation, il faut considdrer que les trois principes
6noncds plus haut ddfinissent une justice purement proc~durale : si le principe
est respect6, le rdsultat sera toujours juste 35. Les r~gles que le juge applique ne
drcoulent pas d’une prescription autoritaire et dirigde vers un seul individu,
mais ddsignent certaines actions que personne ne peut commettre 36. A la
rigueur, on pourrait meme considdrer que le raisonnement par lequel le juge
parvient t une ddcision, A ddfaut d’6tre universalisable, est une <>37 .

Cette perspective souligne que si l’exactitude du rdsultat ne doit pas 8tre
ndgligde, les parties ne tiennent pas moins compte de la fagon dont la justice est
administrde. Certes, la qualit6 de la drcision a son importance pour les parties,
mais qu’on y soit parvenu d’une mani~re qui ne respecte pas les exigences de
cette >’3 fera peser des doutes quant h son exactitude.

Cette exigence de conformit6 A la d’autant plus importante dans les situations oti le litige rdsulte d’un conflit quant
d la determination de la position originelle des parties. Car les trois principes
de justice que nous avons mentionnds ne valent que s’il existe une situation juri-
dique prdalablement ddfmie. Lorsque le litige porte sur la ddfinition de cette
position originelle –
qui 6tait le possesseur ? y a-t-il eu consentement ? y a-t-il
eu contrat ? -,
la .

137 M.J. Radin,

(1989) 69 Boston U.L. Rev. 781 h ]a

p. 803.

‘3t 1bid.

1994]

DU FORMALISME PROCEDURAL

chances que celles-lM accueillent favorablement la d6cision”39. Ce m6canisme
n’appelle cependant plus une rdtribution, puisqu’il faut d’abord distribuer4:

b. La justice distributive

On entend le plus souvent > au sens- de >. Cette demi~re expression connote g6n6ralement deux ides : d’une
part, celle que la justice doit 8tre 6quitable ; d’autre part, celle qu’il existe un
r6aliser. De ces deux id6es, on ne saurait dire laquelle
idal de justice sociale
est la plus dommageable. La premiere a comme consequence de vouloir appli-
quer la justice distributive, entendue dans le sens d’une distribution initiale de
droits, t la solution de tous les litiges, meme lM oa d’ordinaire la justice com-
mutative devrait suffire. La seconde conduit h vouloir que l’ordre social idal
puisse se d6f’mir, soit en regard d’un r6sultat d6termin6 (end-result: par ex-
emple, tout le monde doit avoir les m~mes revenus), soit en regard d’une struc-
ture particuli~re (patterned: par exemple, A chacun selon ses besoins, selon son
m6rite, etc.) 4 ‘. C’est pr~cis6ment une telle vision que met en oeuvre l’article 2:
la proc6dure, qui s’applique h tous les litiges, quelle que soit leur nature, ne doit
pas entraimer un r6sultat contraire au droit substantif, c’est-4-dire a l’ordre juri-
dique ideal promulgug par le ligislateur.

Cette identit6 entre justice distributive et justice sociale parcourt toute la
doctrine juridique contemporaine. On affirme que la procedure ne doit pas 8tre
une fin en elle-meme”; que le formalisme 6tablit une in6galit6 entre les
l’6gofsme des parties 144 ;
citoyens” ; que le proc~s ne doit pas 8tre abandonn6
que les litiges civils importants ne devraient pas pouvoir aller en arbitrage et
1. Toutes ces conceptions 6vacuent l’id6e
6chapper ainsi h leur juge 14

139Tyler, supra note 45 ht la p. 5.
140G. Del Vecchio, La Justice. La Writi, Paris, Dalloz, 1955 A lap. 55, cit6 dans R. S~ve, > dans C. Audard et al., dir., Individu etjustice sociale autour de
John Rawls, Paris, Seuil, 1988, 23 A lap. 24 : <.

141R. Nozick, Anarchy, State, and Utopia, New York, Basic Books, 1974 a la p. 153 et s.
142Bezanson, supra note ’77 a la p. 973 : < [nos italiques].

143Cuq, supra note 82:

Le formalisme a des inconv6nients qui Font fait presque enti~rement exclure de nos
usages modemes. On a W surtout frapp6 de l’inigaliti qu’il 6tablit entre les citoyens :
celui qui ne connait pas Ta formule pr6cise qu’il doit employer se voit priv6 de la pro-
tection de la loi, l’homme le plus honnte peut atre victime de son ignorance [nos ita-
liques].

144Boccara, supra note 132 au n* 8 : < [nos italiques].

145D~siry, supra note 124 A la p. 152:

Qui oserait raisonnablement nier aujourd’hui qu’un procs civil mettant en jeu des int6-
rats consid6rables et des sommes qui sont parfois 6normes, a, au point de vue de la
soci6t6, une toute autre importance que la repression d’une infraction h Ta police des
chemins de fer ? Pourquoi d~s lors Ta loi refuserait-elle au juge civil du droit commun

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

de ritribution au profit de celle de redistribution. Elles traduisent en quelque
s6rte <> [nos italiques]146.

Du point de vue de la justice sociale, justice commutative et justice distri-
butive sont incompatibles, puisque la r6tribution exacte n’est g6n6ralement pas
6quitable. Or, du point de vue de la justice commutative, la justice consiste pre-
cis6ment ht faire accepter l’exactitude de la retribution en utilisant les mat6riaux
apport6s par les parties pour red6finir une nouvelle solution. Le juge doit se
demander, non pas <>, mais bien < (d’o l’utilit6 6vidente de la
rh6torique). La justice de la solution ne conceme alors que les parties au litige :
que quelque autre membre de la communaut6 soit en d6saccord ne doit rien
changer

cette d6cision.

On entend 6galement parfois que la justice est lente et que c’est la raison
pour laquelle elle est boud~e par les citoyens. Faire de la proc6dure qu6b~coise
l’instrument d’une justice plus exp6ditive en diluant le formalisme est d’ailleurs
l’un des buts de l’article 2. Or, 6crit Varaut,

lorsqu’on suspend les formes de la proc6dure, c’est 6galement ]a justice qui est
exceptie. Les mots de justice expditive sont dans 1’opinion justement synonymes
de justice injuste ; ils hurlent d’8tre ensemble, comme ceux de justice politique ;
ils sont aussi antinomiques que ceux de droit d’exception ; ils se nient r~ciproque-
ment 147.
En derni~re analyse, la consdquence h laquelle peut conduire l’article 2,
c’est l’abolition pure et simple de la proc6dure. Si l’article 2 pose implicitement
l’existence d’un crit~re exteme to evaluate such procedures instrumentally by
their likelihood of producing just results>48 , il faut ultimement que l’ttat inter-
vienne chaque fois qu’un d6s6quilibre se produit par rapport h l’ordre juridique
id6al, sans tenir aucun compte des pr6f6rences exprim6es par les individus.
VoilA qui commence
etre totalement 6tranger A notre tradition politique. En
voulant 61iminer tout arbitraire, l’article 2 pourrait nous conduire h l’arbitraire
ultime. Le moyen d’6viter cette perspective peu enthousiasmante consiste A
admettre le caractre contingent de la justice.

2.

De la contingence de la justice

La justice. L’homme la rave 6crite avec une majuscule quand elle se pra-
tique avec une minuscule>>’49 . On pourrait dire h l’inverse que la grandeur de la

les moyens d’investigation qu’elle accorde largement au juge de la r6pression ? Et
convient-il que les litiges civils importants finissent par 6chapper d leur juge naturel
parce que les parties en cause pr6f6reront un arbitrage […] [nos italiques].

146Hayek, supra note 136 h la p. 145.
147Supra note 61 a ]a p. 127.
148M.D. Bayles, Procedural Justice : Allocating to Individuals, Dordrecht, Kluwer, 1990 i5 Ia
’49Perreault, supra note 66.

p. 5.

1994]

DU FORMALISME PROCEDURAL

justice se mesure a la modestie de ses ambitions. Pour cela, il faut d’abord mon-
trer pourquoi on doit abandonner l’id6e d’une justice <<6quitable>> ; autrement
dit, l’arbitraire peut nous servir : il faut pouvoir le justifier (a). I faut ensuite
montrer la n6cessit6 d’abandonner l’id6e qu’il est possible de r6aliser un ordre
juridique idal et les consequences d’une telle conception de la justice : il faut
donc s’affranchir d’une utopie (b).

a. La justification de l’arbitraire

L’entreprise de la modemit6, c’est la d6mystification. La justice n’y a pas
6chapp6. La recherche de la v6rit6, propre a la justice commutative, a toujours
6t6 difficile. Les Anciens estimaient que seuls les dieux pouvaient l’accomplir
v6ritablement”‘5 . Or, du moment que les juges ne sont plus, h nos yeux
modemes, des dieux (<>), la d6cision qui 6ma-
nait d’une autorit6 inaccessible devient soudainement le tranchant d’une main
bien humaine. D6s lors, comment justifier qu’un homme puisse contraindre uni-
lat6ralement le cours de la vie d’un autre homme ? N’est-ce pas pr6cis6ment ce
que vise a 6viter la rule of law et toute notre tradition d6mocratique ? <>, 6crit Dupuy, <>’5

Si le droit est l’apanage de certains, ou plus exactement si l’on croit qu’il
et c’est la tendance de notre doctrine de reconnaitre le pouvoir
en est ainsi –
cr6ateur du juge” -, comment pourrait-il continuer A s’imposer a l’6gard de
tous sans que l’on doive recourir au positivisme pur ou au strict conventionna-
lisme ? Comment les hommes pourraient-ils croire encore en un au-delh de la
soci6t6 humaine qui lui donnerait sens parce que personne justement ne pourrait
s’en dire le maitre ?

I1 faut pouvoir renvoyer a un ordre juridique inaccessible h tous, y compris
au pouvoir; inaccessible au sens oii personne ne peut s’en dire le maitre153. La
stabilit6 de l’ordre juridique pourrait s’expliquer de la meme mani~re que la sta-
bilit6 des prix: ceux-ci sont produits par la collaboration des hommes, sans
qu’aucun homme ait jamais < le march6 54.

Si l’on admet que le march6 puisse servir d’analogie dans l’61aboration
d’une th6orie de la justice, trois 6ons6quences s’ensuivent : l’arbitraire des
r~gles de droit d~gag6es par les tribunaux est similaire A l’arbitraire des prix ;
on ne peut interpr6ter cet arbitraire comme 6tant l’expression d’une domination
bien humaine que dans un tr~s petit nombre de cas (monopole) ; c’est l’injustice
elle-m~me qui stimule le processus d’adaptation du syst~me juridique a des con-
ditions sociales variables.

15D~siry, supra note 124 h la p. 145.
’51Supra note 88 aux pp. 123-24.
152Voir notamment P.-A. C6t, <<Linterpr~tation de la loi, une cr6ation sujette a des contraintes>>

(1990) 50 R. du B. 329.

153Dupuy, supra note 88 aux pp. 171-72.
154Ibid. aux pp. 169-70.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

Nous avons d6jA mentionn6 qu’il est possible d’assimiler le tribunal A un
consommateur qui doit choisir entre les offres de deux vendeurs 6galement
d6termin6s. Si l’analogie tient, on peut affirmer que la discr6tion du juge est
consid6rablement restreinte par les offres simultan~es qui sont faites A d’autres
juges dans des causes similaires. La marge de manoeuvre du juge est limit6e par
son pouvoir de convaincre les parties d’accepter une contre-offre qui n’observe
pas les conditions du march
juridique>> ; si le juge outrepasse cette marge de
maneuvre, il sera cass6 en appel ou bien sa d6cision ne sera pas suivie.

Bien stir, si le juge dispose d’un monopole, comme c’est le cas en Cour des
petites cr6ances, il peut 6tendre consid6rablement sa marge de maneuvre. La
difficult6, c’est que meme en l’absence d’un tel monopole, alors que Ia jurispru-
dence sur une mati~re donn6e ne sera jamais l’expression d’une volont6 unique,
nous aurons tendance h voir dans cette s6quence de d6cisions l’expression d’un
projet, d’une intention, d’un module, bon ou mauvais. Or, c’est nous qui d6cou-
vrons un module, parmi d’autres modules possibles:

L’essence du hasard […] a dt6 prise pour l’absence de module. Mais ce qu’on n’a
pas envisag6 jusqu’ici, c’est que l’absence d’un module exige logiquement Ia pr6-
sence d’un autre. Dire qu’une suite n’a pas de module est une contradiction math6-
matique ; on peut tout au plus dire qu’elle n’a aucun module susceptible d’etre
recherch6. Le concept de hasard ne fait sens qu’en rapport A l’observateur : si deux
observateurs ont l’habitude de rechercher chacun diffdrentes sortes de module, ils
ne manqueront pas d’8tre en d~saccord sur les suites qu’ils attribuent au hasard’ 55.

Par consdquent, si on admet que la jurisprudence n’est jamais qu’une collection
arbitraire de d6cisions et qu’il nous revient d’en tirer une ligne directrice,
chaque module ainsi d6couvert entre en concurrence avec d’autres et le consen-
sus ne peut s’6tablir que sur une intention qui n’est et n’a jamais 6t6 le projet
contraignant de quiconque.

Enfm, ce sont les d6cisions judiciaires d6rogeant A. cette ligne directrice qui
sont les moteurs du changement, mgme si elles peuvent paraitre injustes pr6ci-
s6ment parce qu’elles s’6cartent de celle-ci. Ce qui importe, c’est qu’il existe un
m6canisme qui permette de decider si ces injustices>> seront conserv6es (auquel
cas l’injustice ne l’est plus puisqu’elle vaut pour tous), ou 61imin6es (auquel cas
l’injustice est r~par6e). L’appel a g~nralement cette fonction ; l’inconv6nient,
c’est qu’on doive encore juger en fonction du droit, meme s’il pourrait ne pas
s’agir d’une erreur (au sens d’exactitude de la decision). On peut se trouver dans
un cas de position originelle>>, oii Ia d6cision risque d’6tre Ia premiere d’une
nouvelle s6quence de jurisprudence: il faudrait d6s lors appliquer un m6ca-
nisme de justice distributive (c’est-h-dire que la. d6cision puisse consid6rer des
motifs substantifs pour effectuer une distribution initiale des droits). Un
exemple historique d’un tel m6canisme nous est offert par le droit anglais:

C’est prdcis~ment A une ide du Moyen-Age que se rattache Ia naissance de
I’equity anglaise. Le roi, h l’origine, n’a pas pour pr6rogative de rendre Ia justice
dans son royaume-; il n’est pas juge de droit commun […I.

Le roi, cependant, s’il n’est pas le juge ordinaire des litiges, peut toujours 8tre
saisi comme juge extraordinaire. II constitue une rdserve de justice, A laquelle les

155G. Spencer Brown, Probability and Scientific Inference, New York, Longmans, Green, 1957
A Ia p. 105, cit6 et trad. par P. Watzlawick, La rialitj de la rjalitg, Paris, Seuil, 1978 A Ia p. 64.

1994]

DU FORMALISME PROCEDURAL

particuliers peuvent s’adresser lorsqu’ailleurs ils ne peuvent pas obtenir justice,
soit que leur adversaire soit trop puissant et qu’il menace ou corrompe les juges,
soit que ceux-ci aient commis une erreur manifeste, soit encore que le jeu des prin-
cipes d’un droit encore barbare aboutisse pour quelque autre cause une decision,
ou A une absence de decision, qui constituent aux yeux des contemporains un dini
de justice ou une violation grave de la justice. Dans tous ces cas, qui sont loin
d’8tre pr6cis, le roi peut 8tre saisi, soit avant soit apr~s qu’une d6cision ait 6t6 ren-
sa prrogative de faire ceuvre de justice et de grace
due, et l’on peut faire appel
(to do justice in mercy), c’est–dire en somme i sa prerogative de rsoudre les
litiges, dans des cas exceptionnels, sans 9tre strictement oblige par les regles de
droit [nos italiques] 56.

Ce sont des exemples comme celui-ci qui permettent de dire que c’est l’injus-
tice qui est moteur de changement et que l’ordre se cr6e A partir du d~sordre.
Sans un certain d6sordre, le syst~me juridique ne peut s’auto-r6guler 157. Les
lacunes et les ambiguit6s qui affectent le-droit ne sont pas des d6ficiences mais
une information pr6cieuse sur les difficult~s qu’il faut r6soudre: ce sont des
sympt6mes, pas une maladie. Admettre la n6cessit6 du d~sordre et s’en servir
est le premier seuil h franchir pour s’affranchir de l’utopie d’un ordre juridique
idal.

b. L’affi’anchissement de l’utopie d’un ordre juridique idgal

L’abandon du formalisme et les principes qui sous-tendent l’article 2 ont
entrain6 un assouplissement considerable des r~gles de proc6dure. Or, pareil
assouplissement des r~gles juridiques qui gouvement le changement – puisque
c’est par les injonctions de la proc6dure que nous parvenons t des d6cisions
introduit > s. Autrement dit, l’extreme sen-
sibilit6 de notre syst~me juridique au moindre changement social fait qu’il tente
de s’adapter continuellement et introduit par l une agitation telle qu’il est
impossible de savoir oii on en est. On pourrait 6tablir une analogie avec un ther-
mostat si sensible qu’il d6tecte les variations les plus infimes de temp6rature
dans une piece et met continuellement en marche le syst~me de chauffage pour
l’arr~ter aussit6t. La diff6rence, c’est que le syst~me juridique est un syst~me
ouvert et que par cons6quent, il est -susceptible de s’emballer. En voulant chaque
fois rendre le droit plus efficace et mieux adapt6, nous compromettons son
effectivit6. C’est l’id6e qu’exprime Ost quand il 6crit:

On peut d’abord 6voquer l’impossibilit6 pour un ordre juridique d’atteindre,
au-delM d’un certain degr6, les propridt~s formelles de d6cidabilit6, d’ind6pen-
dance, de coherence et de compltude, h peine d’entrainer des dysfonctionnements
graves, de nature A mettre t6t ou tard son existence meme en peril. […] La com-
pltude d’un ordre juridique, enfin, ne peut etre spontan~ment rdalis~e qu’en
excluant la possibilit6 de rsoudre toute question juridique imprvisible ou mime
simplement impr6vue 59.

156David, supra note 20 aux pp. 176-77.
57F. Ost et M. van de Kerchove, Le systime juridique entre ordre et d~sordre, Paris, Presses
1

Universitaires de France, 1988 aux pp. 237-38.

5S8Ibid. h Ia p. 239.
1591bid.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

Ardrey souligne avec beaucoup d’t-propos qu’en <> [nous tra-
duisons]'”. Manifestement tr~s peu de syst~mes de droit
travers le monde
r6pondent r6ellement aux id6aux expos6s par les th6ories juridiques ou poli-
tiques. Lorsque le d6tenteur du pouvoir politique accepte ces th6ories sur ce que
l’ordre juridique devrait 8tre <, il va certainement d6couvrir des pro-
blames au sein du syst~me juridique de l’Etat et chercher une solution jusqu’h
ce que les probl~mes deviennent si urgents qu’il soit battu aux 6lections ou qu’il
doive faire face A la r6volution. Le probl~me concret ne r6side pas dans le sys-
t~me juridique lui-m~me, mais dans la tentative <>’6 .

La solution qu’apporte l’article 2 est d’abandonner le formalisme, cepen-
dant qu’il aurait fallu d’abord s’interroger sur le r6le de l’6tatisation, de l’infla-
tion 16gislative et des chartes dans l’emballement du syst~me judiciaire. Si elle
ne veut pas atre la cause du mal qu’elle entend soigner, toute r6forme doit se
limiter soulager la souffrance ; elle ne peut prendre pout objet la quate du bon-
heur>>62

La justice impartiale fait partie des r~gles du jeu et c’est une condition
n6cessaire de la vie d’une soci~t6 libre et d6mocratique. On peut penser que
cette r~gle tende A d6naturer la vie communautaire et qu’on doive la changer.
Mais, comme le souligne Oakeshott, il n’existe aucune consid6ration interne t
l’ordre juridique en vertu de laquelle on pourrait dire que la justice impartiale
est . On doit jouer le jeu du droit d’une mani~re consciencieuse,
en respectant ses r~gles authentiques 63.

La justice impartiale n’est pas une utopie : il faut seulement apprendre i
vivre avec elle. Si nous n’adoptons pas la pr6misse utopique voulant que la jus-
tice puisse r6aliser un ordre social id6al et parfait, la r6alit6 de notre situation
est parfaitement supportable. <>164.
A partir du moment oi l’on r6alise que notre vision du monde est inad6-
quate, il est tr~s difficile de se faire prendre h nouveau au pi~ge 65. Les philoso-
phies de la modemit6 nous ont montr6 la contingence de nos institutions et de nos
cadres de pens6e : il faut accepter ce r6sultat et arr~ter de rechercher une solution
qui n’existe pas. Notre probl~me avec la justice, c’est de vouloir qu’elle ne soit
pas injuste, cependant que chaque solution que nous apportons ne fait qu’aggra-
ver l’injustice. La r6alit6, c’est que l’injustice de la justice est in6vitable et qu’il
faut chaque fois trouver de nouveaux moyens d’en temp6rer la rigueur.

and Disorder, New York, Atheneum, 1970 A la p. 3.

160R. Ardrey, The Social Contract: A Personal Inquiry into the Evolttionary Sources of Order
‘6’Watzlawick, Weakland et Fisch, supra note 59 A la p. 77.
162Ibid.
163Supra note 136 A la p. 127.
164Vatzlawick, Weakland et Fisch, supra note 59 aux pp. 80-81.
‘ 651bid. a ]a p. 120.

1994]

DU FORMALISME PROCE DURAL

Conclusion

La pragmatique de l’article 2 tel qu’entendu dans le sens radical qu’on
pouvait lui donner au moment de son adoption en 1965, indique que sa valeur
de survie
long terme est presque nulle. Le formalisme est une cause mineure,
voire n~gligeable, des lenteurs de la justice; il faudrait s’interroger de fagon
beaucoup plus s6rieuse sur le r6le de l’inflation lgislative et des chartes, et
meme remettre en cause la n~cessit6 de ces demi~res. En diluant sans cesse le
fornalisme de la procedure, nous traitons le symptrme plut~t que la maladie.
A long terme, cette solution ne peut qu’aggraver le malaise de la justice.

Or, si nous r~it~rons sans cesse le meme discours sur les rigidit~s et la
solennit6 du processus judiciaire, c’est que nous refusons d’admettre l’incapa-
cit6 de l’ttat de r~gler tous nos probl~mes. Chaque difficult sociale est trait~e
par une intervention l6gislative, cependant que le temps et la libert& laissre aux
individus r~gleraient bien des choses. Nous croyons encore en la possibilit6 de
construire un ordre juridique parfait auquel aucun ph~nom~ne n’dchapperait:
cette utopie est prrilleuse. Elle nous aveugle. Chaque fois, nous croyons avoir
trouv6 la solution drfmitive, totale. D~s lors, nous n’avons aucun autre choix
que de tenter de la mettre en pratique : nous nous renierions en n’essayant pas.

Certes, il y a des difficultrs bien r~elles dans l’administration de la justice:
c’est sans aucun doute un objectif 1dgitime de vouloir 6viter que des droits
soient perdus en raison de l’application de la procedure. Or, nous attaquons cette
difficultd avec ferveur, mais d’une mani6re tout
fait contraire au but recher-
ch6: A long terme, l’article 2 risque de crrer plus de probl~mes qu’il n’en r~gle.
Rrsumons ici les conclusions auxquelles nous sommes parvenu:
1 Les r~gles de procedure existent dans un lien nrcessaire avec les r~gles de

fond et priment ces demi~res ;

20 L’abandon du formalisme est un moyen inefficace de traiter les lenteurs et

les rigueurs de la justice;

30 La tentative de construire ldgislativement un ordre juridique idal est une
utopie p6rilleuse qui crre des probl~mes insolubles lh oii il n’y avait que des
difficult~s praticables.

Pour 6chapper A ces apories, nous devons repenser l’article 2 comme exprimant
l’incomplrtude du Code de procdure civile: que les r6gles de procedure ne
puissent traiter tous les cas exige qu’il faille parfois s’en remettre h un principe
d’exception. L’article 2 serait, en ce sens, analogue
l’obligation faite au juge
de se prononcer: il vise h faire corriger,
la marge, les inrvitables lacunes de
tout syst~me de droit. I1 faut insister sur l’importance de ne recourir h ce prin-
cipe qu’en des cas exceptionnels ; son application syst~matique ne pourrait
mener qu’a des r~sultats contraires h ceux escomptds. L’article 2, interprrt6 de
cette fagon, donne aux tribunaux la libert6 qu’ils hrsitent –
de moins en moins

t se donner: il donne au juge la chance de risquer parfois une innovation.
En ddfinitive, l’article 2 doit etre la porte de sortie qui permet de rrgulariser
l’6volution de la procedure, de mani~re A 6viter des changements trop radicaux
et drstabilisateurs.

302

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

Cette interpretation de l’article 2 comme principe rdgulateur et source d’in-
novation de la proc6dure nous entraine toutefois sur des chemins obscurs. Car
nous connaissons un moyen d’innover et de r6gulariser encore bien plus puis-
sant que l’article 2 : la concurrence. Interpr6ter l’article 2 de cette fagon conduit
se demander s’il ne pourrait s’agir de la premi~re entaille au monopole 6ta-
tique sur l’administration de la justice. Le d6veloppement historique des cours
d’equity en Angleterre laisse penser que les justiciables seraient encore mieux
servis s’ils avaient devant eux, sinon une pluralit6 d’options, au moins une alter-
native. C’est une perspective saisissante, certes, mais pas du tout utopique.
L’impossible est peut-etre le d6tour qui permet d’atteindre l’accessible.

in this issue Evasion/Fraude à la loi and Avoidance of the Law

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