Article Volume 39:3

Essai sur la nature de la société par actions

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Essai sur la nature de la soci6t6 par actions

Marcel Liz6e”

ayant servi de base bL

Au cours du vingti~me sibcle, la soci6t6 par
actions a acquis une importance d6terminante,
notamment en contribuant au d6veloppement
du capitalisme modeme et A l’accroissement
de la richesse collective. Elle s’est toutefois
6loign6e de son concept original, car son fonc-
tionnement a consid6rablement 6volu6 au fil
des ans. L’auteur entreprend donc de r6viser
les notions servant h d6finir la nature de la
soci6t6 par actions dans le but de r6tablir la
coh6rence entre le fait et le concept juridique.
Dans un premier temps, l’auteur se de-
mande si la soci6t6 par actions constitue v6ri-
tablement une entit6 distincte reposant sur une
fiction juridique et en arrive a la conclusion
que cette conception –
notre raisonnement pendant de nombreuses
ann~es –
doit maintenant &re remise en ques-
tion. En effet, il croit que ]a soci6t6 par actions
est beaucoup plus qu’une simple fiction; elle
possede une existence r~elle et distincte des
personnes sur qui elle repose.

Dans un second temps, ‘auteur s’interroge
sur le fondement de la soci6t6 par actions. II
remet en doute l’approche traditionnelle vou-
lant que celle-ci repose sur une socidt6 con-
tractuelle d’actionnaires et propose plut6t
d’adopter ]a thse institutionnelle. Selon lui, la
soci6t6 par actions n’est qu’une forme juri-
dique recouvrant une entreprise et son r6le
social ne se limite pas A veiller aux intdr~ts des
seuls actionnaires, mais 6galement A ceux
d’autres intervenants –
par exemple, les
employds –
jouant un r6le de plus en plus
important. Bref, l’auteur est d’avis que le capi-
tal humain deviendra l’instrument-cI6 de la
soci~t6 par actions. II conclut en affirmant que
ce changement nous conduira A reconnaltre le
principe du opartenariato corporatif de l’em-
ploy6.

The twentieth century has seen the corpora-
tion become an increasingly prominent entity,
in particular because of its contribution to the
development of modem capitalism and to the
growth of the collective wealth. Since the
operation of the corporation has evolved con-
siderably over the years, it has thus grown
beyond its conceptual origins. The author
therefore reviews the concepts which define
the nature of the corporation, with the goal of
reconciling fact with legal theory.

At the outset, the author poses the question
of whether the corporation constitutes a dis-
tinct entity based on a legal fiction and con-
cludes that this concept –
a fundamental
premise of our approach to date –
should now
be re-examined. He proposes that the corpora-
tion is, in reality, more than a simple legal fic-
tion as it possesses a real and separate exis-
tence distinct from its constituent members.

Next, the author explores the foundation of
the corporation. He challenges the traditional
notion that it is based on a contractual partner-
ship of shareholders and proposes, in the alter-
native, to adopt an institutional approach.
Accordingly, the corporation is seen as a jurid-
ical construct overlying an enterprise, whose
social role is not limited to serving the inter-
ests of it shareholders, but which equally
serves the interests of others, Le. employees,
who are integral to its functioning. In sum-
mary, the author submits that human capital
will become the keystone of the corporation.
The article concludes by asserting that this
change in approach will lead us to recognize a
principle of corporate partnership for the
employee.

*LL.D. Membre du Barreau du Qu6bec pendant plus de 35 ans, l’auteur occupa t6galement les
postes de directeur g6n6ral de la Fiducie du Qu6bec, puis de la F~d6ration de Montreal des Caisses
Desjardins. II est, depuis 1981, professeur en sciences administratives A l’Universit6 du Qu6bec iA
Montrdal. II d6tient un doctorat en droit de l’Universitd de Montrdal (1991).
Revue de droit de McGill
McGill Law Journal 1994
Mode de r&6rence: (1994) 39 R.D. McGill 502
To be cited as: (1994) 39 McGill L.J. 502

1994]

LA NATURE DE LA SOCItTt PAR ACTIONS

Sommaire

Introduction
I.

Le ph~nom~ne de l’entit6 distincte A la base de la socit par actions
A. L’approche juridique

1. Le postulat de l’entit6 distincte
2.
3.

La technique de la fiction
La personne morale
B. L’approche ontologique

1. L’approche sociologique
2.
La th6orie des syst~mes

1I. L’assise de la socit par actions

A. La thgorie du groupement d’actionnaires
B. La thorie de l’institution
C. La thgorie de l’entreprise
D. La thgorie des partenaires corporatifs
E. La thiorie de la technique d’organisation

Conclusion

Introduction

La socit6 par actions est devenue l’institution-cl6 du vingti~me si~cle.
Certains vont jusqu’? dire que notre syst~me corporatif marquera cette 6poque,
tout comme la f6odalit6 a caract6ris6 le Moyen Age’. D’aucuns consid6rent que
nous lui devons le d6veloppement du capitalisme modeme et la r6alisation du
haut niveau de vie des pays industrialisds.

C’est l’Etat qui a rendu possible le recours cet instrument en lui octroyant
la personnalit6 juridique, en faisant de lui un sujet de droits et d’obligations. Les.
lois g~n6rales d’incorporation, adopt6es par plusieurs pays au d6but du si~cle
demier, ont rendu tr~s accessible cette forme d’organisation et certaines
r6formes r~centes du droit corporatif en ont davantage facilit6 l’acc~s.

II faut dire que le fonctionnement de la soci6t6 par actions a considerable-
ment 6volu6 au cours du pr6sent si~cle, au point oil l’id6e que l’on se faisait de
cette forne d’entrepriqe qe dit d’Atre profnndeiment rvi C’ttti rivikinn ePt

‘A.A. Berle et G.C. Means, The Modern Corporation and Private Property, New York. Har-

court, Brace & World, 1968 ? la p. 3.

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d’autant plus imp6rieuse que la m6thode juridique a tendance A se r6f&er,
comme technique d’interpr6tation, aux concepts d’autrefois. Toute recherche du
sens ancien est parfois un contresens, fait remarquer Henri IAvy-Bruhl ; le droit,
dit-il, ne reste vivant <>2. Henri Batiffol ajoute mme clue le droit on’a de valeur et de durde que
dans la mesure oia il consacre ce que le fait social exprime>>3.

Le pr6sent article cherche donc h v6rifier le concept de la soci6t6 par
actions A la lumi~re de <> pr~sentement. C’est ce
que G6rard Farjat appelle 4 . Dans un droit en aussi
rapide 6volution que le droit corporatff, l’analyse substantielle s’av~re impor-
tante pour r6tablir la coh6rence entre le fait et le concept juridique ou, exprim6
autrement, pour 6viter le d6phasage entre le concept juridique et la r6alit6
sociale de l’institution corporative.

Cette 6tude sera abord6e en deux 6tapes. Nous v6rifierons d’abord le con-
cept d’entitM distincte. Pour plusieurs, ce concept proc~de d’une fiction. Il faut,
, notre avis, remettre compl~tement en question cette vision d’autrefois. Nous
scruterons ensuite le fondement ou l’assise de la soci6t6 par actions. Faut-il per-
sister A dire qu’elle repose uniquement sur une <> et que c’est 14 sa raison d’8tre ?

Cet article vise surtout A d6montrer que c’est 1’entreprise qui forme le fon-
dement de la soci~t6 par actions, ce qui a pour effet de donner h cette demi~re
un caract6re institutionnel, la plagant au service de divers b6n6ficiaires, au lieu
d’en faire, comme le veut la tradition, une chose appartenant aux actionnaires.
Nous utiliserons, dans cette 6tude, l’approche du droit compar6. C’est ]a
seule m6thode valable, croyons-nous, pour donner une ide juste du concept de
la soci6t6 par actions et surtout de son 6volution. D’aucuns reconnaitront d’ail-
leurs l’influence qu’exercent r~ciproquement les diverses l6gislations sur le
droit corporatif et la tendance vers une certaine uniformisation qui se manifeste
de plus en plus5. Nous utiliserons le terme <> pour d6signer
la soci&t6 h capital-actions. Notre article a toutefois une port6e plus vaste et peut
g6n6ralement s’appliquer h toute entreprise incorpor~e, soit la soci6t6 par
actions, la coopdrative et m~me, dans certains cas, la corporation sans but lucra-
tif 6.

I. Le ph~nom~ne de l’entit distincte A la base de la soci6t6 par actions

Tout le d6veloppement de la soci~t6 par actions repose sur le principe selon
lequel elle constitue une entit6 distincte de ses membres. C’est cette pr6misse

2Sociologie du droit, 4′ &., Paris, Presses Universitaires de France, 1981 A ]a p. 72.
3La philosophie du droit, 4′ &., Paris, Presses Universitaires de France, 1970 A la p. 43.
4cL’importance d’une analyse substantielle en droit 6conomique>> (1986) Rev. I.D..9.
5C’est, a tout 6vdnement, le cas de la Communaut6 deonomique europ~enne. Voir C.M. Schmitt-
hoff, dir., The Harmonisation of buropean Company Law, Londres, United Kingdom Committee
of Comparative Law, 1973.
6La corporation sans but lucratif peut parfois avoir pour objet une entreprise, car cc n’est pas la

corporation qui est sans but lucratif mais plutdt ses membres.

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LA NATURE DE LA SOCIT]t PAR ACTIONS

qui a permis au droit de lui reconnaitre la capacit6 de contracter. Cette question
de 1’entit6 distincte s’av re donc fondamentale pour 1’6tude de notre sujet.

II nous faudra ici 6viter le pi~ge 6pist6mologique d’aborder la question uni-
quement sous son aspect juridique, car lorsqu’il y a un drbat sur la nature des
choses, le droit devrait faire appel aux recherches des autres sciences, mieux
6quip~es pour d6crire la rralit6 factuelle. Nous ne partageons pas l’avis de cer-
tains juristes qui consid6rent que le droit prime les autres sciences sur cette
question et notanmnent celle du professeur Jean Foyer qui soutient que le droit
a d6menti les conclusions des autres sciences sur la nature de l’entit6 corpora-
tive7. Le-droit n’est pas une science autonome et herm~tique, se suffisant i elle-
meme, mais plut6t une science tourn~e vers 1’extrrieur qui doit s’appuyer sur
la r~alit6 s.

Nous vrifierons d’abord comment le droit a tent6 de r~soudre ce pro-
blme, et nous verrons par la suite l’6clairage que d’autres sciences peuvent
apporter A la question.

A. L’approche juridique

Sur le plan juridique, le ph6nom6ne de 1’entit6 distincte de la soci~t6 par
actions est 6troitement reli h la reconnaissance par le droit de sa personnalit6
juridique. I1 s’agit toutefois de deux sujets distincts. Nanmoins, le droit ne peut
logiquement reconnaitre une personnalit6 juridique aux soci~t~s par actions s’il
n’admet pas au d~part qu’elles forment une entit6 distincte de leurs membres.
Ce n’est qu’une fois le principe de 1’entit6 corporative distincte 6tabli que le
droit peut alors faire de cette entit6 un sujet de droits et d’obligations. I1 peut
par ailleurs refuser de lui reconnaltre cette capacit6, ce qui n’annihile pas pour
autant le fait de 1’entit6 distincte, mais l’ampute tout de meme de la prerogative
de se comporter comme telle en regard de la loi. La pr~sente section a pour objet
d’approfondir ces deux questions.

1.

Le postulat de 1’entit6 distincte

VoilM des sidxles que le droit a r~alis6 que, pour des raisons pratiques, il fal-
lait postuler le principe de 1’entit6 rdelle et distincte de la soci~t6 par actions9 .

7hSens et portee de la personnalit6 morale des soci6ts en droit frangais>> dans La personnalitj
morale et ses limites, Paris, Librairie gdndrale de droit et de jurisprudence, 1960, 113 h la p. 117.
Voir contra J. Dabin, La technique de I’6laboration du droit positif, Paris, Sirey, 1935.

SBatiffol, supra note 3 k la p. 44.
9H.W. Robinson, Corporate Personality in Ancient Israel, Philadelphia, Fortress Press, 1964;
M. Radin, The Legislation of the Greeks and Romans on Corporations, New York, Columbia Uni-
versity Press, 1931 ; B. Eliachevitch, La personnalitdjuridique en droitprivd romain, Paris, Sirey,
1942; P. Gillet, La personnaliti juridique en droit ecclisiastique, Malines (Belgique), W.
Godenne, 1927 ; M. Vauthier,
tudes sur les personnes morales dans le droit romain et dans le
droitfrangais, Paris, Pedone Lauriel, 1887; M.A. Pickering, ((The Company as a Separate Legal
Entity)) (1968) 31 Modem L. Rev. 481 ; R.W. Hamilton, (The Corporate Entity>> (1970-71) 49
Texas L. Rev. 979; M. Cantin Cumyn, <>
(1990) 31 C. de D. 1021. Voir 6galement les rapports ddpos~s au XIII Congr~s international de
droit compar6, Academie intemationale de droit compar6, Rapports gingraux: XIIr Congres
International de Droit Compar6, Cowansville (Qu6.), Yvon Blais, 1990.

McGILL LAW JOURNAL

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Toute notre soci6t6 industrielle est aujourd’hui tributaire du syst~me corporatif et
tout ce syst~me repose essentiellement sur le fait que le droit accepte de consi-
d6rer la soci6t6 par actions comme une entit6 r6elle, distincte de ses riembres’ .
C’est ce qui lui permet d’acc6der A ]a personnalit6 juridique et, ainsi, de possdder
un patrimoine et d’assumer des engagements en son nom personnel sans pour
autant engager la responsabilit6 de ses membres”. Si le droit n’avait pas accept6
de consid6rer la soci6t6 par actions comme une entit6 distincte, capable de con-
tracter et de poss6der des biens, le ph6nom~ne corporatif serait aujourd’hui
6touff6 et les entreprises n’auraient pas connu le d6veloppement qui les carac-
t6drise.

Mais dire que la soci6t6 par actions forme r6ellement une entit6 parait, de
prime abord, une affirmation douteuse, sinon contraire A la raison. Un 8tre,
semble-t-il, c’est quelque chose de tangible, qui se voit, qui se touche ; or les
soci6t6s par actions sont intangibles, o> d6plorait unjuge anglais”2. Ce sont des consid6rations pratiques”3 qui ont
alors amen6 le droit h faire comme si la soci6t6 par actions 6tait une entit6, mal-
gr6 la difficult6 h y apporter une explication scientifique; on estimait donc
recourir h une fiction. Ainsi, M. le juge Marshall de la Cour supreme des ttats-
Unis fait remarquer, dans un jugement rendu en 1819″, que la soci6t6 par
actions n’a aucune existence tangible, qu’elle n’est qu’un 6tre artificiel qui
existe uniquement en regard de la loi. II s’appuie alors sur un autre jugement,
rendu cette fois en Angleterre en 1612, dans lequel il est 6crit: <<[A] corporate aggregate of many is invisible, immortal and rests only in intendment and con- sideration of the law []... ]5. Le Code civil du Bas-Canada mentionnait h l'ar- ticle 352: <>7.

10 Pothier disait : <(Ces corps sont des 8tres intellectuels, diff6rents et distincts de toutes les per- (M. Bugnet, dir., (Euvres de Pothier, t. 9, 3' dd., Paris, Marchal et Bil- sonnes qui les composent lard, 1890 A la p. 78). rLe principe de la responsabilit6 limite d6coule prcis6ment du fait que l'on consid~re que les engagements et dettes de la soci~t6 par actions sont ceux de la corporation, entit6 distincte, et non ceux des personnes qui ]a composent. R.B. Bell, > (1974-75Y 63 Kentucky L.J. 23.

‘2Lord Thurlow, cit6 par T. Donaldson, Corporations and Morality, Englewood Cliffs (N.J.),

Prentice-Hall, 1982 A la p. 1.

‘3En effet, sans ce postulat de l’entit6 distincte, le droit peut difficilement lui reconnaltre la per-

sonnalit6 juridique.

mouth College].

4 Trustees of Dartmouth College c. Woodward, 17 U.S. 518 A lap. 636 (1819) [ci-apr s Dart-
15Sutton’s Hospital Case (1611), 10 Co. Rep. 23a, 77 E.R. 960 (K.B.).
“6 Ce chapitre du Code civil du Bas-Canada a rcemment dt6 remplac6 par une nouvelle version
qui ne fait pas r~tdrence A la thdone de ]a tiction. Voir le titre cinqui me du Code civil du Qud-
bec.

I’Voir Ulpien, Digeste, 3,4,7,1, cit6 par P.W. Duff, Personality in Roman Private Law, Londres,

Cambridge University Press, 1938 A la p. 37. Voir 6galement les ouvrages cit6s supra note 9.

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LA NATURE DE LA SOCIIfTt PAR ACTIONS

Si la n~cessit6 de supposer un fait nous amine

en prdsumer 1’existence,
c’est l’indice qu’il correspond h la nature profonde des choses8 . Toute la
science physique est bas6e sur cette technique. On ne voit pas l’atome, mais on
en pergoit les effets, ce qui permet d’en postuler l’existence. I1 en est de meme
en mati~re corporative; tout le syst me corporatif postule pour son fonctionne-
ment le principe de l’entit6 r~elle et distincte de la socidt6 par actions, et ce pos-
tulat est h l’origine de tout cet ensemble de soci~trs commerciales qui marquent
notre 6poque. I parait difficile, dit Georges Ripert, <09.

2.

La technique de la fiction

Comme toute science, le droit a ses propres techniques, dont celle de la fic-
tion20. Celle-ci sert A deux fins, soit affirmer l’existence d’une chose qui nous
paralt absolument fausse et inexistante (fiction authentique), soit reconnaitre un
phrnom~ne qui se constate, mais que l’on ne saurait expliquer scientifiquement
(fiction explicative). La fiction authentique doit 6tre utilis6e avec parcimonie,
car ce n’est pas le r6le du droit de-crier des choses ; il constate les faits, les pr6-
sume ou les suppose, mais il ne les crre pas. C’est pourquoi la technique de la
fiction lui sert le plus souvent A poser un postulat qui s’impose, mais qu’on ne
saurait expliquer scientifiquement. Jean Dabin fait remarquer que

les jurisconsultes de Rome ont ddgag6 bien des solutions qu’ils croyaient impr6-
gn~es de fiction et qui n’6taient, au vrai, que 1’expression inconsciente de vdritds
naturelles : la raison juridique rem~diait chez eux aux ddficiences de la raison
scientifique 21.

Comme le dit le juriste allemand von Jhering, la fiction constitue une tech-
nique provisoire. Elle est posde en attendant que la science parvienne a expli-
quer le phrnom~ne que perqoit le droft. <> . I1 n’appartient pas au droit, mais h la science, dit
Jean Dabin, de determiner si la supposition posde par la technique juridique de
la fiction est plausiblen. La fiction, dit Raymond Saleilles, remplace >24. Le caract~re fictif reside en ce que le droit admet
le fait, meme si on ne peut le drmontrer ou l’expliquer scientifiquement.

Le danger de la technique de la fiction en mati~re corporative, fait remar-
quer ce meme auteur, est qu’elle conduise A une m~prise sur le sens du mot

11H. Batiffol et P. Lagarde, Droit international privi, t. 2, 76 d., Paris, Librairie g~nrale de droit

et de jurisprudence, 1983 t la p. 322, n. 4.

19Aspectsjuridiques du capitalisme moderne, 2′ dd., Paris, Librairie gdnrale de droit et de juris-

prudence, 1951 A la p. 52.

20F. Gdny, Science et technique en droit priv positif, t. 3, Paris, Sirey, 1921 ; L.L. Fuller, Legal
Fictions, Stanford, Stanford University Press, 1967 ; S. Tinberg, (> (1946) 46
Colum. L. Rev. 533.

de Meulenaere, Paris, Fomi Editore Bologna, 1969 A la p. 297.

21Supra note 7 aux pp. 312-13.
2 2R. von Jhering, Etudes compl~mentaires de I’Esprit d droit romain, t. 3, 3′ 6d., trad. par 0.
2 13Supra note 7 A ]a p. 302.
24De la personnalitijuridique, 2′ 6d., Paris, Rousseau, 1922 a la p. 355.

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fiction, de telle sorte qu’on en vienne A croire que c’est le ph6nom~ne de l’entit6
distincte qui est fictif, plut6t que la d6monstration scientifique de sa r6alit6z5.
Plusieurs juristes n’ayant pas fait cette distinction ont perqu le fait de l’entit6
distincte comme une pure invention juridique, la percevant comme une fiction
authentique. Nous croyons qu’il s’agit lt d’une erreur, car ce n’est pas le ph6-
nombne qui est fictif, mais son explication ou plut6t ‘absence d’une explication
qui lui soit satisfaisante.

Ceux qui consid~rent que l’entit6 corporative proc6de d’une fiction authen-
tique estiment que le droit simule l’existence d’une chose qui n’existe pas26.
Mais si on considbre que l’entit6 distincte n’existe pas, qu’est-ce qui justifie
alors le droit de poser un tel postulat, sinon la n~cessit6 pratique ? C’est le fait
de l’entit6 distincte qui permet au droit de lui reconnaitre la personnalit6 juri-
dique. Or si on constate cette n~cessit6 pratique, on admet alors la pr6sence d’un
ph6nombne quelconque qui postule et fait pr6sumer l’existence factuelle de
cette entit6. Un autre problme surgit lorsque la technique de la fiction est uti-
lis6e : il y a souvent un manque de coherence dans l’application des conclusions
qui en d~coulent. Le danger est d’utiliser la fiction pour en arriver a une con-
clusion et, ensuite, de l’carter pour en repousser d’autres, all6guant alors le
caract~re fictif du point de d6part. Cette m~thode a pour effet de rendre le rai-
sonnement juridique incoherent. Si on a recours it la technique de la fiction, il
faut, une fois celle-ci pos6e, en suivre toute la logique et en respecter toutes les
implications. Ainsi, A titre d’exemple, on reconnaft A la soci6t6 par actions ]a
capacit6 de contracter, se basant sur la fiction de l’entit6 distincte, mais, par ail-
leurs, on a refus6 pendant longtemps de lui reconnaitre la capacit6 d’8tre p6na-
lement responsable, all6guant qu’un &re fictif ne pouvait encourir de responsa-
bilit6 criminelle ou p6nale27.

La m~me incoh6rence se manifeste t l’gard de la th6orie de la concession.
I1 y a d’abord ambigu’it6 sur la notion meme de concession; qu’est-ce qui est
conc6d ou cr6 par le droit: est-ce le fait de 1’entit6 distincte ou la personnalit6
juridique ? I1 semble que M. le juge Marshall de la Cour supreme des ttats-Unis
se r6fere A I’entit6 distincte lorsqu’il declare dans l’arr~t Dartmouth College :
A corporation is an artificial being […] existing only in contemplation of law.
[It is] the mere creature of law […].>28. En somme, le ph6nom6ne de 1’entit6 dis-
tincte n’existerait que par l’effet de la loi. Cette vision conduira cette Cour et
d’autres tribunaux29 A conclur6 que:

[A] corporation can have no existence out of the boundaries of the sovereignty
by which it is created. It exists only in contemplation of law, and by force of

2 5lbid.
26Voir notamment l’6nonc6 de M. le juge Marshall de ]a Cour supreme des ttats-Unis dans le

texte correspondant h ]a note 28.

L. Rev. 247.

27Voir L.H.-Leigh, The Criminal Liability of Corporations and Other Groups>> (1977) 9 Ottawa
2sSupra note 14 h ]a p. 634.
, 9A remarquer que la Belgique en etait arriv6e A la m~me conclusion sous l’intluence des
6crits de F. Laurent, Droit civil international, t. 4, Bruxelles, Bruyland-Christophe, 1881 au
n” 119, p. 231. Voir Assur. Gen. de Paris c. Ruelens, [1849] 1″‘ partie, Pasicrisie Beige 221
(Cass.).

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LA NATURE DE LA SOCI TI PAR ACTIONS

law; and where that law ceases to operate, […] the corporation can have no exis-
tence30.

C’6tait pousser la thdorie de la fiction jusqu’A son extreme limite. On rapporte
que M. le juge Marshall r~alisa par la suite les implications malheureuses de
cette perception et exprima 1 plusieurs reprises son regret quant A certaines con-
clusions auxquelles lui et d’autres juges en 6taient arriv6s dans ces arr&s31 .
La technique de la fiction doit servir uniquement A postuler l’existence d’un fait,
c’est sa fonction. En mati~re corporative, cette technique permet au droit de sup-
poser que la corporation est en fait une entit6 r~elle et, une fois ce postulat juri-
diquement pos6, le droit doit se comporter comme s’il s’agissait d’une entit6
r~elle et non d’une creation juridique. C’est ce que fait remarquer M. le juge
Holmes de la Cour supreme des Etats-Unis : [lit leads nowhere to call a cor-
poration a fiction. If it is a fiction it is a fiction created by law with intent that
it should be acted on as if true>>32.
La th6orie de la concession fait d’ailleurs assumer par le droit une fonction qui
ne lui appartient pas. En ayant recours 4 la technique de la fiction, le droit veut
reconnaitre et sanctionner un fait, le phnom~ne de l’entit6 corporative, et non
le cr6er. Un auteur 6crit:

All that the law can do is to recognize, or refuse to recognize, the existence of
this entity. The law can no more create such an entity than it can create a house
I …
Hence, it follows that in recognizing the existence of a corporation as an entity,
the law is merely recognizing an objective fact […].
To confound legal recognition of existing facts with creation of facts is an error
[ …]3P .

Le droit se d6tache d’ailleurs de plus en plus de la thorie de la concession,
ramenant ainsi la technique de la fiction vers sa v6ritable perspective. En
France, dans un arr& de la Cour de cassation, on peut lire: <[I]l r~sulte de la nature m~me des choses que toute soci6t6 constitue, par voie d'abstraction, un 8tre distinct>>. On reconnait donc ici que ce phnom~ne r~sulte de la nature des
choses et non de la loi. Le droit anglais chemine dans le meme sens ; certains
pr6tendent m~me que le droit anglais n’a v~ritablement jamais eu recours
la
technique de la fiction corporative 5 . Lord Halsbury declare, dans l’arrat Salo-
mon : < Mhe company has a real existence>>36. Pour Lord Denning, il paralt clair
qu’un syndicat ouvrier est en fait une entit6 ; la question, dit-il, est de savoir si

30Bank of Augusta c. Earle, 38 U.S. 519 A la p. 588 (1839). Signalons que c’est la personnalit6
civile qui pose probl~me en dehors des fronti~res nationales et non le fait qu’il existe une entit6.
31Fletcher Cyclopedia of the Law of Private Corporations, vol. 1, 6d. r6v., Chicago, Callaghan,
1983 a lap. 304, n. 37 [ci-aprbs Fletcher] : (.

32Klein c. Board ofYTax Supervisors of Jefferson County, 282 U.S. 19 A la p. 24 (1930).
33A.W. Machen Jr., > (1910-11) 24 Harv. L. Rev. 253 aux pp. 260-61.
34Cass. civ., 8 novembre 1836, S.1836.I.815, cit6 par F. Delhay, La nature juridique de l’indi-

vision, Paris, Librairie g6ndrale de droit et de jurisprudence, 1968 A la p. 365, n. 50.

3
5F. Pollock, Has the Common Law Received the Fiction Theory of Corporations?>> (1911) 27
36Salomon c. Salomon & Co., [1897] A.C. 22 aux pp. 33-34 (H.L.) [ci-aprs Salomon].

L.Q. Rev. 219.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

ce caract~re lui est reconnu par le droit37, faisant ainsi la distinction entre le ph6-
nom~ne de l’entit6 distincte et celui de la reconnaissance par le droit de sa capa-
cit6 juridique. Un 6minent juriste anglais, A.V. Dicey, va jusqu’A dire que tout
groupement organis6 forme naturellement une entit6 distincte :

When a body of twenty or two thousand or two hundred thousand men bind them-
selves together to act in a particular way for some common purpose, they create
a body which, by no fiction of law but by the very nature of things, differs from
the individuals of whom it is constituted 3s.
Lh oi le droit a toutefois A intervenir, c’est pour reconnaitre ou refuser ]a
capacit6 juridique
cette entit6 distincte et en r6glementer le fonctionnement,
ce qui nous m~ne A la question de la personnalit6 juridique de l’entit6 corpora-
tive.

3.

La personne morale

La fonction du droit consiste surtout A reconnaitre ou refuser la capacit6
juridique de la socid6t par actions39. La difficult6 d’une telle reconnaissance pro-
vient du fait que le droit pergoit la capacit6 juridique comme l’apanage de ]a
personne humaine. Pour celui-ci, il n’existe que trois sortes d’entit6s : les
choses, les animaux et les personnes humaines. Seules ces derni~res jouissent
de la capacit6 juridique. A quelle cattgorie appartient 1’entit6 corporative ? Pour
l’entit6 corporative, le droit a do consid6rer
6tendre la capacit6 juridique
celle-ci comme une personne40 ; >,
6crivent les fr~res Mazeaud 1 . Ainsi, le droit a fait de la socitt6 par actions une
personne morale. LA est la veritable fiction juridique, car la soci~t6 par actions
apparalt plut6t comme une entitM impersonnelle ; elle est une entit6, mais non
une personne42. Selon A.W. Machen, c’est la personnalit6 et non I’entit6 qui est
fictive: <>43.

Le droit n’avait en somme que deux choix : reconnaitre ou refuser ]a capaci-
t6 juridique A 1’entit6 corporative. Or, s’il a postul6 le fait de 1’entit6 corporative

37Bonsor c. Musicians’ Union, [1954] 1 All E.R. 822, [1954] Chitty 479 A la p. 507 (C.A.).
Voir au Canada l’arrat Society Brand Clothes Ltd. c. Amalgamated Clothing Workers of America,
[1931] R.C.S. 321 a la p. 328 [1931] 3 D.L.R. 361 [ci-apr~s Society Brand avec renvois aux
R.C.S.].
385 (<>, XlW Congr~s international de droit compar6, Montrdal,
1990 A la p. 10 [non publi~e]).
41H., L. et J. Mazeaud, Legons de droit civil : Introduction d l’itude du droit, t. 1, vol. 1, 10′
42> (Machen, supra note 33 A la p. 348).

6d. par F Chabas, Paris, Montchrestien, 1991 A la p. 404.

19941

LA NATURE DE LA SOCIETE PAR ACTIONS

distincte par la technique de la fiction, c’6tait en vue de lui reconnaitre cette ca-
pacit6. II lui fallait alors consid6rer la soci6t6 par actions comme une personne
ou reconnaitre que des entit6s autres que

des personnes puissent jouir de la capacit6 juridique.

solution pour laquelle il a opt6 –

Or la deuxi~me solution aurait 6t6 possible. Pourquoi admettre qu’il n’y
a pas d’universalitg juridique possible sans une personne ?>> [italiques dans
]’original], se demandent les fr~res Mazeaud 4. C’est la th6orie du patrimoine
d’affectation selon laquelle le droit comprendrait deux sortes d’entit6s juridi-
quement capables : les > et les <>45. On sait
que dans la conception d’Aubry et Rau, le patrimoine est la cons6quence de la
personnalit6 juridique46. 47 . Le principe de la capacit6 juridique du patrimoine est
accept6 par la doctrine allemande qui con~oit le patrimoine comme un ensemble
de biens et d’obligations constituant une entit6 juridique’. Certains consid~rent
qu’il faut la pr6sence jumel6e d’un but et d’une organisation affect~e i la r6a-
lisation de ce but pour constituer un patrimoine d’affectation49. Pierre Lepaulle
fait appel A cette th~orie pour expliquer le trust anglais et se demande si elle ne
constitue pas 6galement le fondement des soci6t~s par actions et de toutes les
soci~t~s commerciales 0 . N’est-il pas plus logique de consid6rer la socit6 par
actions comme 6tant form6e d’un patrimoine distinct affect6 A une mission quel-
conque, plutbt que de l’61ever au niveau de la personne5 ?

Cependant, le droit a, en g6n6ral, plut6t retenu la premiere solution, soit
celle de la personne, la d6signant de <>, pour la distinguer de
la personne physique. Les Romains utilisaient le terme de persona incertae pour
manifester la distinction5 . Rappelons la remarque de Pothier: <> [nos
italiques] 3. I s’agit donc d’une analogie.

“Supra note 41 A la p. 397.
45Nous ne sommes peut-etre pas loin de cette approche lorsque l’on reconnait ]a capacit6 juri-
dique d’une idole, comme on le fait en Inde. Voir P.W. Duff, <
(1927-29) 3 Cambridge L.J. 42.

46C. Aubry et C. Rau, Cours de droit civilfrangais, t. 9, 7′ dd., Paris, Librairies techniques, 1973.
47Supra note 41 h la p. 398.
4 F.H. Speth, La divisibilitf du patrimoine et l’entreprise d’une personne, Paris, Librairie g~n6-
rale de droit et de jurisprudence, 1957 h lap. 21 ; P. Charbonneau, <>. Voir a Ta
p. 519, ci-dessous.

50e> (1928-29) 14 Cornell L.Q. 52 A la p. 56.
51Le Code civil du Quibec introduit la technique du patrimoine d’affectation qui peut prendre
la forme d’une fondation ou d’une fiducie. L’article 1256 C.c.Q. pr6voit que la fondation ne peut
avoir pour objet essentiel la r~alisation d’un b6n6fice ni l’exploitation d’une entreprise.

52Saleilles, supra note 24 h la p. 107.
53Supra note 10 A la p. 78.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

Une autre fagon de voir les choses est de consid6rer l’incorporation comme
le processus par lequel on forme un patrimoine distinct en l’61evant A la person-
nalit6 juridique”. Ce serait done un patrimoine, plut~t qu’un groupement de per-
sonnes, qui deviendrait ainsi la base de la personnalit6 juridique. Cette vision a
des implications sur la question de l’assise de l’entit6 corporative, sujet de notre
prochaine section.

L’utilisation de la technique de la > comporte certains
dangers. En effet, elle porte A nous faire oublier la distinction entre la personne
humaine et la personne morale. La premiere a des droits naturels, alors qu’A
notre avis la seconde n’a que des pouvoirs conc~d6s en vue d’atteindre sa fina-
lit65s.

Le droit a d’ailleurs utilis6 la technique de la personne morale sans trop de
conviction, car il d~sirait 6viter de reconnaltre une autre cat6gorie d’entit6. C’est
pourquoi il a g6n6ralement considr6 que cette personnalit6 morale ne pouvait
provenir que d’une concession et d’une intervention directe de sa part56. II
appartient effectivement au droit de dterminer A qui il reconnalt la capacit6
juridique et A quelles conditions57.

Le droit frangais semble toutefois faire de la capacit6 juridique un attribut
naturel de tout groupement formellement constitu6. C’est ce qui ressort d’un
arret de la Cour de cassation d6clarant:

[L]a personnalit6 civile n’est pas une cr6ation de la loi; […] elle appartient, en
principe, A tout groupement pourvu d’une possibilit6 d’expression collective pour
la d6fense d’intdr~ts licites, dignes, par suite, d’6trejuridiquement reconnus et pro-
t6g~s […] ,>.

Remarquons que cet arrt reconnalt tout de m~me la n6cessit6 d’un processus
pour que soit juridiquement reconnue cette personnalit& I y a effectivement en
France, comme dans les autres pays, un processus formel A suivre pour faire
reconnaitre par l’ttat la capacit6 juridique de toute entit6 corporative constitu6e.
D’ailleurs, la n6cessit6 de recourir A l’Etat pour que soit reconnue la capacit6
juridique de l’entit6 corporative remonte aux Romains 9 .

54Madeleine Cantin Cumyn dit que le Code civil du Quibec devrait consacrer ]a reconnais-
sance de la personnalit6 morale comme une technique g6n6rale du droit civil A laquelle il con-
vient de recourir d6s lors qu’il est utile de constituer en sujet de droit un ensemble de biens et
obligations>> (*Les personnes morales dans le droit priv6 du Qu6bec>> (1990) 31 C. de D. 1021
A la p. 1048).

d’aborder dans un prochain article.

5511 s’agit IA d’un postulat exigea’ut de plus amples d6veloppements que nous nous proposons
56M. le juge Cannon, de la Cour supreme du Canada, dira, en parlant d’une association de per-
sonnes non incorpor6e : <4T]hey have no legal existence; they are not endowed with any distinct personality; they have no corporate entity; they constitute merely collectivities of persons>
(Society Brand, supra note 37 A la p. 328).

57 0n sait qu’il la refusait autrefois aux esclaves, qui pourtant 6taient des personnes hu-

malnes.

58Cass. civ., 28 janvier 1954, D.1954.Jur.217.
59Ce recours A l’tat remonte A la Lex Julia de Collegii, qui date de l’an 27 avant J.-C., et ce
recours fut maintenu par la suite. Voir J.P. Waltzing, tude historique sur les corporations profes-
sionnelles chez les Romains, vol. 1, New York, Georg Olms Verlag, 1967 a la p. 115. Chez les
Romains, le recours A l’ttat avait surtout un objectif de contr~le.

19.94]

LA NATURE DE LA SOCIETI PAR ACTIONS

B. L’approche ontologique

Nous avons signald plus haut que notre recherche sur le ph6nombne de
l’entit6 distincte ne doit pas se confiner an plan juridique, car ceux qui nient la
rdalit6 de l’entitd corporative allguent prdcis~ment que cette entit6 n’existe
qu’en regard et que par l’effet de la loi. Ils en font une creation purement juri-
dique, estimant qu’elle n’a aucun fondement reel. Or, il revient aux autres
sciences de scruter, A la lumire des techniques qui leur sont propres, la perti-
nence de l’hypothbse de l’entit6 distincte6 . La science dolt 6tudier le phdno-
m~ne en ce qu’il est; elle v6rifie le donn6, alors que le droit dolt se contenter
de le percevoir et de le rglementer en ce qu’il agit.

Cette seconde section vise t vdrifier l’dtat de la recherche effectu6e par
d’autres sciences intdress~es A la question du ph6nom6ne d’entitd distincte.
Deux sciences sont concern6es : la sociologie et la science de la gestion des
organisations. Nous dtudierons successivement le point de vue de la sociologie,
puis l’approche de la thorie des syst~mes proposde en science organisation-
nelle.

1.

L’approche sociologique

La question de l’entitd distincte int~resse les sociologues qui voient une
manifestation de cette entit6 dans le ph~nombne du comportement des groupes.
La question soulve chez eux la meme controverse que celle suscitde chez les
juristes. Pour certains, le groupe forme une entit6 rdelle objective, alors que
pour d’autres, il ne s’agit que d’un concept visant , ddsigner un rassemblement
d’individus. Qui a ddjii vu un groupe ? Tout ce que l’on voit, disent-ils, c’est un
ensemble de personnes. II faut 6viter, selon eux, de rdifier le groupe, c’est-A-dire
de le considdrer comme une entitd rdelle et distincte’.

Malgr6 cette controverse, de nombreux auteurs persistent h envisager les
groupes et les organisations comme des entitds rdelles. Ramener la grande entre-
prise A un simple rassemblement d’individus leur paraft une approche trop
dtroite62. Ils sont d’avis que l’entreprise a une existence propre, ddpassant le
comportement des individus qui la composent. Les groupes sont reels, disent-
ils, et les organisations 6galement63.

Enfin, plusieurs estiment qu’il faut tout simplement laisser tomber le d6-
bat et faire comme si les groupes et les organisations constituaient des entit~s

6OLa question de savoir si <(une entit6 autre que l'individu humain est susceptible d'exister comme personne : c'est affaire de science, plus pr6cis6ment de science psychologique et sociale >
(Dabin, supra note 7 A Ia p. 33). Nous estimons que l’auteur aurait dfi ici employer ‘expression
<(comme entitd> et non <>.
61H.A Simon, (> (1964-65) 9 Adm. Sc. Q. 1 ; M. Weber,
The Theory of Social ind Economic Organization, New York, Free Press, 1964 t la p. 103 ; P.L.
Berger et T. Luckmann, The Social Construction of Reality, Markham (Ont.), Penguin Books,
1981.

6 2R.H. Hall, Organizations, Structure and Process, 2′ dd., Englewood Cliffs (N.J.), Prentice-

63C.K. Warriner, ( (1956) 21 Am. Soc. Rev. 549; L. Haworth, (1959-60) 70 Ethics 59.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

distinctes 4. Cela s’impose meme pour ceux qui croient que c’est lt recourir ii
une fiction. Le procdd6 se justifie, disent-ils, par les rdsultats pratiques qui en
ddcoulent; il conduit A une recherche fructueuse qui ne pourrait se r6aliser
autrement, et il produit le seul modble qui concorde avec les manifestions du
phdnom~ne65.

L’hdsitation it accepter le principe de l’entit6 distincte provient de la ten-
dance h considdrer qu’une entitd doit 8tre substantielle, qu’elle doit avoir une
enveloppe bien tangible, aux frontires extemes nettement d6finies. Le socio-
logue Emile Durkheim repousse cette vision; selon lui, est chose <>6 . Si leur
ext6riorit6 n’est qu’apparente, >7. Mais
il faut, ajoute Durkheim, continuer A rechercher la cause efficiente du phdno-
m~ne, car elle seule peut en expliquer le fondement. I1 6crit:

Le besoin que nous avons des choses ne peut faire qu’elles soient telles ou telles
et, par consequent, ce n’est pas ce besoin qui peut les tirer du ndant et leur confdrer
I’8tre. C’est des causes d’un autre genre qu’elles tiennent leur existence 6
.
8

I1 en dtablit une loi, qu’il dnonce comme suit: <A9.

Cette rbgle rappelle le commentaire de von Jhering voulant que l’on doive,
en presence d’une fiction juridique –
qui est en somme l’explication d’un ph6-
nombne par la fonction qu’il remplit -, s’empresser d’en rechercher la cause
efficiente70 . Durkheim fait 6galement remarquer que le phdnombne provient
d’une constatation des effets. Or 1’effet ne peut exister sans cause, mais la cause,
quant h elle, provoque son effet71. Ceci nous amine A imaginer l’impasse dans
laquelle nous nous trouverions si le droit ddcidait tout A coup d’6carter le prin-
cipe de l’entitd corporative distincte ; ce serait tenter d’6touffer l’effet, sans pour
autant atteindre la cause, mesure qui s’av6rerait A la fois ndfaste et irrdaliste
puisque le phdnombne ne cesserait pas d’exister pour autant 72. Enfin, rauteur
termine par cette remarque : <<[Sli l'utilit6 du fait nest pas ce qui le fait 6tre, il faut gdndralement qu'il soit utile pour pouvoir se maintenir>73. Cet 6nonc6 fait
ressortir la pertinence du postulat de l’entit6 corporative distincte puisque, aprbs
deux mille ans d’histoire corporative, il demeure encore utile et n6cessaire, mal-
grd la difficult6 a lui trouver une explication rationnelle.

la p. 554.

France, 1963 A la p. 27.

64Warriner, ibid.
65Ibid.
66t. Durkheim, Les r~gles de la mithode sociologique, 15′ dd., Paris, Presses Universitaires de
67Ibid. la p. 28.
61bid. a Ia p. 90.
691bid. A la p. 95.
70Voir supra note 22 A la p. 51.
7’Supra note 66 A la p. 95.
72La difficult6 proviendrait de la perte de la personnalitd juridique, ce qui n’affecterait pas cepen-
73Supra note 66 A la p. 96.

dant le phdnomne de l’entit6 distincte (aux pp. 505-506, ci-dessus).

19941

LA NATURE DE LA SOCIETI PAR ACTIONS

2.

La th6orie des syst~mes

L’explication rationnelle tant recherch6e, ce sont les chercheurs en science
organisationnelle, semble-t-il, qui sont venus la foumir. I1 s’agit de la thorie
des syst~mes qui retient aujourd’hui l’attention de toutes les sciences. Cette
th6orie cherche A cerner davantage 1e ph6nom~ne de l’entit6 distincte, soit le
phdnom~ne des relations du tout par rapport h ses parties74.

Comment expliquer qu’un ensemble de choses puisse, en certaines circons-
tances, constituer une entit6 distincte des choses ou parties qui le composent ?
On sait que ce n’est pas toujours le cas. Le tas de pierres ne constitue qu’un
amoncellement, mais la situation est diffdrente lorsqu’on est en pr6sence de la
molecule d’eau qui, elle aussi, est compos~e de particules,
savoir d’atomes
d’oxyg~ne et d’hydrog~ne qui, pourtant, en tant que moldcule, manifeste des
caractdristiques tout 4 fait diffdrentes et en apparence 6trang~res aux particules
qui la composent, au point de pouvoir dire qu’elle constitue une entit6 distincte.
I appert donc que le ph6nom~ne d’entit6 r6sulte de l’organisation des parties et
peut s’inf6rer de la manifestation, par le tout, d’effets qui d6passent la somme
de l’apport individuel des parties composantes. Tout ensemble qui n’est pas
r6ductible

ses parties formerait une entit6.

Aristote s’6tait interrog6 sur ce phdnom~ne du tout et de ses parties et avait
6mis l’ide que le tout est plus que la somme de ses parties75. Ddja cette ide
6nongait discr~tement la notion d’entit6 distincte, car si le tout est plus que la
somme de ses parties, c’est qu’il en est diff6rent. f1 a fallu cependant attendre
plusieurs si~cles avant que s’6labore une th6orie articulde sur le sujet, honneur
qui revient A l’allemand Ludwig von Bertalanffy qui proposa, au cours des
ann6es 1930, sa thdorie gdn~rale des syst~mes76.

On signale que tout notre univers est form d’une multitude de syst~mes
imbriqu6s les uns sur les autres, chaque syst~me formant
son tour la base des
composants du syst~me suivant et ainsi de suite”. L’atome est un syst~me com-
pos6 d’un noyau et d’61ectrons ; la moldcule est un syst~me compos6 de divers
arrangements d’atomes; la cellule r6sulte de l’agencement complexe de super-
moldcules. Toute cette complexit6 s’est effectu6e, au cours des ages, en diverses
6tapes. II y eut d’abord une premiere phase qui a donn6, avec l’atome, un grain
de mati~re. Puis, dans un deuxi~me temps, ces grains de mati~re se sont agenc6s
sous forme de syst~mes de plus en plus complexes de mol6cules et de supermo-
l6cules pour aboutir finalement A la cellule et donner naissance un grain de
vie. Enfin, en troisi~me lieu, ces grains de vie se sont d6velopp6s en syst~mes
encore plus complexes de vie vdgdtale et animale pour aboutir finalement, avec

74 N.J.T.A. Kramer et J. de Smit, Systems Thinking, Leiden (N.Y.), Martinus Nijhoff Social
Sciences Division, 1977 ; C. Martzloff, Dgcouvrir les systnzes, Paris, tditions d’organisation,
1975.

75La mitaphysique, t. I, dd. par J. Tricot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1962 h lap. 312.
76Thorie ginirale des systemes, trad. par J.-B. Chabrol, Paris, Dunod, 1973. Son premier
ouvrage sur le sujet fut publi6 en Allemagne en 1928 (Kritische Theorie der Formbildung, Berlin,
Bomtraeger, 1928).

77E. Laszlo, The Systems View of the World, New York, George Braziller. 1972.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

1’homme, A la naissance d’un grain de pens6e. Nous serions prdsentement entr6s
dans la quatrime phase pendant laquelle s’61aborent des syst~mes sociaux-
organiques de plus en plus complexes78.

Lorsqu’on examine ces ensembles, on constate que chaque syst~me
d~montre des caractdristiques particuli~res, diffdrentes de celles de ses parties
composantes79. C’est une nouvelle entit6, et cette entit6 r6sulte de
‘interaction
des parties, de l’organisation qui focalise les forces individuelles de fagon h sus-
citer une unit6, un nouveau tout. L’organisation transforme une diversit6 s~par6e
en un tout global unifid. Elle donne forme A une nouvelle rdalit6. Comme le dit
un auteur: <(L'atome est organisation ; la moldcule est organisation ; l'astre est organisation; la vie est organisation; la soci6t6 est organisation>>8.,

La difficult6 A comprendre tout syst~me, c’est qu’il demeure

la fois un
et plusieurs. Pour qu’il y ait syst~me, il faut une pluralit6 de composantes. Ce
premier trait est tellement essentiel que son absence serait la negation du sys-
t~me. Ainsi, un seul n’est pas un groupement, il faut une multitude, une plura-
lit6 1. Le deuxi~me trait que nous retrouvons dans tout syst~me, et il n’est pas
moins essentiel, c’est l’unit6. On pourrait rassembler une tr~s grande quantit6
d’humains, mais on n’aurait pas ndcessairement un groupe s’il leur manquait
l’unit6. C’est le r6le de rorganisation d’unifier cette diversit6, de r6aliser la con-
vergence de la divergence. Cependant, il ne s’agit pas d’une unit6 de fusion,
mais plut6t d’une unit6 de convergence, car l’unit de fusion fait disparaltre la
multiplicit6. Pour qu’il y ait multiplicit6, il faut que les composantes demeurent
distinctes du syst~me qu’elles constituent. Done, tout syst~me est a la fois un
et plusieurS. Pour celui qui l’observe, le syst~me est un ou plusieurs, selon la
perspective oft il se place. C’est le niveau ou l’chelle d’observation qui cons-
titue, en quelque sorte, le ph6nom~ne 2.

Cette thorie des systfmes est pr6sentement utilis6e pour l’6tude des ph6-
nom~nes sociauxt 3 et organisationnels”. Ceux qui considrent l’entreprise et
notamment la socidt6 par actions comme 6tant des systfmes sociaux utilisent
souvent l’analogie organique pour faire ressortir les points de ressemblance
avec les 8tres vivants85. En d6pit des protestations de certains auteurs qui

7

8Voir les trois ouvrages suivants de P. Teilhard de Chardin, Lephinomene humain, Paris, Scuil,
1955; Vision du passe, Paris, Seuil, 1957 ; L’avenir de l’homme, Pads, Seuil, 1959. Voir 6galement
K.E. Boulding, Ecodynamics, Beverly Hills (Calif.), Sage, 1978.

79E. Laszlo, Introduction to Systems Philosophy, New York, Gordon & Breach, 1972.
80E. Morin, La nature de la nature : La mithode, t. 1, Paris, Seuil, 1977 A ]a p. 94.
81Ceci soul~ve probl~me dans le cas de la soci6t6 A actionnaire unique. Nous traiterons plus loin

de la nature de ce nouveau type de socidt6 (voir h la p. 522, ci-dessous).

82A. Carrel, Reflexions sur la conduite de la vie, Paris, Plon, 1971 A ]a p. 44.
83W. Buckley, Sociology and Modern Systems Theory, Englewood Cliffs (N.J.), Prentice-Hall,

1967.

84A.W. Smith, oToward a Systems Theory of the Firm>> (1971) J. Systems Management 10; RE.
Kast et J.E. Rosenzweig, <(General Systems Theory: Applications for Organization and Manage- ment>> (1972) 15 Academy of Management J. 447.

-J.-G. March et H.-A. Snon, Les organisations, /’ ea., trad. par J.-C. Rouchy et G. Prunier,
Paris, Dunod, 1991 a ]a p. 4: <.

19941

LA NATURE DE LA SOCIItTt PAR ACTIONS

condamnent cette <>86, on la retrouve de plus en plus dans la littdra-
ture traitant des organisations 7 et on la voit mame dans certains ouvrages juri-
diques”t . A ceux qui n’admettent pas cette analogie, von Bertalanffy r~pond
qu’il est 6vident que ceux qui l’utilisent savent que le groupe social est quelque
chose de different de l’organisme biologique et que ce serait sous-estimer leur
intelligence que de supposer qu’ils n’ont pas su discerner la difference g. Si,
contrairement aux scrupules de certains, plusieurs chercheurs continuent A uti-
liser l’analogie organique, c’est qu’ils constatent que les deux syst~mes, biolo-
gique et sociologique, semblent ob6ir h des rfgles communes. Teilhard de Char-
din dit h ce propos :

[Ijl reste que les analogies, d’un systhme h l’autre, sont tellement nombreuses, tel-
lement urgentes, que 1’esprit se refuse ne voir dans ce parall~lisme qu’une simple
convergence extdnieure ou un simple accident 9.
Une telle ressemblance provient du fait que les deux ordres proc~dent du
m~me processus naturel. Certains philosophes h~sitent toutefois a rapprocher
ces deux ordres et A admettre qu’ils s’inscrivent dans un meme ordre naturel,
all~guant que les entreprises ne sont que des constructions de l’homme”. Teil-
hard de Chardin r~torque que celles-ci ne cessent pas d’atre naturelles parce que
faites par l’homme. L’&tre humain continue <> de la nature92.

Ce sont ces consid6rations qui am6nent plusieurs chercheurs A conclure
que les membres d’une organisation, ce qui comprend la soci~t6 par actions
comme nous le verrons ci-apr~s93, cr6ent un syst~me social qui. a en tout temps
une rdalit6 sup~rieure it la somme de ses composantese. Nous parait done fon-
d~e la remarque du sociologue E.W. Bakke selon laquelle les groupements
humains organis~s forment des entit~s ayant une r~alit6 distincte, tout comme
les organismes, les cellules, les molecules, les atomes, qui forment un tout sup6-
rieur t la somme des particules dont ils sont compos6s95.

Rappelons que ceux qui repoussent le principe de l’entit6 r~elle distincte
de la soci~t6 par actions le font parce qu’elle ne leur parait pas constituer un tout
substantiellement diff6rent96. Or la th6orie des syst~mes reconnait que le tout

86Voir supra note 61.
87M. Haire, <> dans
88H. Rottleuthner, > (1986) 31 Arch. phil.

M. Haire, dir., Modern Organization Theory, New York, Wiley, 1959 4 la p. 272.

dr. 215.

89Supra note 76 h la p. 121 et s.
9L’avenir de l’homme, supra note 78 A la p. 214.
91H.A. Simon, Models of Man, New York, Wiley, 1957 A la p. 199, qui prdtend que les organi-
sations sont les moins naturelles et les plus rationnellement construites des associations humaines.

92La vision du pass9, supra note 78 A la p. 88.
93Voir
94E. Bakke, Bonds of Organization, Hamden (Conn.), Archon Books, 1966 A la p. 200; D.

la p. 527 et s., ci-dessous.

McGregor. LeadershiD and Motivation. Cambride (Mass.). M.I.T. Press. 1966 h la V. 238.

95Buckley, supra note 83 k la p. 42.
96Ainsi, M. le juge Marshall falt remarquer dans l’arr& Dartmouth College que la soci6t6 par
actions n’a aucune existence tangible (supra note 14 et texte correspondant). Voir 6galement supra
note 61 ot les auteurs signalent que le groupe n’est qu’un rassemblement d’individus.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

n’est pas substantiellement diff6rent de ses parties, car sa substance est exacte-
ment et uniquement constitu6e des parties qui la composent97. C’est dans ses
effets que le tout se manifeste comme entit6 et qu’il se r~v~le different de ses
composantes. Ces effets, c’est le tout qui les manifeste, car les parties agissant
individuellement sont incapables de le faire. D~s que l’ensemble se d6sagr~ge,
les effets disparaissent. Ce n’est que par le tout que les parties peuvent ensemble
produire de tels effets98.

Ce qui pr6c~de nous permet de conclure que le tout a une existence r6elle,
une identit6 propre, non pas une identit6 substantiellement diff6rente, mais une
identit6 ph~nom6nalement diff6rente, en ce qu’il manifeste des effets qui lui
sont propres et qui ne sont pas r6ductibles aux parties qui le composent”.

Cette th~orie des syst~mes vient done apporter une certaine explication au
phnnom~ne de l’entit6 corporative et rend meme t6moignage A la technique juri-
dique qui asu reconnaitre l’entit6 distincte de la soci6t6 par actions, en se basant
uniquement sur les effets manifest6s et malgr6 l’absence d’un substrat substan-
tiel.

Alexis Carrel 6crit que l’homme a tendance consid~rer que l’inexplicable
n’existe pas’ , ce qui nous fait comprendre l’inclination de certaines personnes
A repousser le principe de l’entit6 corporative distincte. I1 nous semble, toute-
fois, que la th6orie des syst6mes foumit une explication logique qui, meme si
certains considrent qu’elle n’est pas absolument prouv6e, rend le principe de
l’entitd distincte vraisemblable au point d’6carter toute possibilit6 d’affirmer
p~remptoirement que l’entit6 corporative constitue une fiction authentique.

Le principe de l’entit6 distincte n’explique pas cependant toute la nature de
l’entit6 corporative. IL postule que le tout est diff6rent et distinct des parties,
mais reste h savoir quelles sont les parties qui le composent. II importe donc
de tenter maintenant de d6terminer quels sont les 616ments qui constituent l’en-
tit6 corporative appel6e <. C’est lA l’objet de la seconde sec-
tion de cette recherche.

II. L’assise de la socit6 par actions

De quoi est constitu6e -la soci6t6 par actions ? Quelle est sa v6ritable
assise ? Elle constitue une entit6 distincte de ses membres, avons-nous dit ; alors
qui en sont les membres ? Quelles sont les personnes qui forment cette entit6 ?
En effet, il faut que des personnes composent l’entit6 corporative, sans quoi son
essence consisterait en un simple patrimoine d’affectation. Cette question, qui

97Examin6e sous un futur microscope ultrapuissant, la mol6cule d’eau ne laissera probablement

voir qu’un ensemble d’atomes. C’est l’6chelle d’observation qui fait le ph6nom~ne.

“Laszlo, supra note 79.
99Rappelons fa remarque de Durkheim selon laquelle le phdnom~ne est une constatation qui part

des effets. Voir le texte correspondant aux notes 66-69.

1L’honmme, cet inconnu, Paris, Plon, 1935 a ]a p. 74.

1994]

LA NATURE DE LA SOCItTt PAR ACTIONS

paraissait 6vidente au d6but du si~cle demier, soul~ve aujourd’hui de plus en
plus de controverse.

Selon la vision traditionnelle, la soci6t6 par actions repose uniquement sur
un groupement d’actionnaires associ6s et a pour base le contrat intervenu entre
ces demiers. Une autre interpretation a cependant 6t6 soulevde, assignant h la
soci6t6 par actions un caract~re institutionnel, la pla~ant meme au service de
partenaires corporatifs comprenant non seulement les actionnaires, mais aussi
les employ6s et les clients. Plusieurs juristes croient aujourd’hui que toute
soci~t6 incorpor6e n’est qu’une forme juridique recouvrant une entreprise ; en
ce cas, rincorporation n’est en d6finitive qu’un accessoire, une technique orga-
nisationnelle, donnant forme juridique a une r6alit6 plus fondamentale : l’entre-
prise. Cons6quemment, la nature de toute socidt6 A caract~re commercial et
dflment incorpor6e doit etre r6vis6e b la lumire de la notion d’entreprise.

Nous 6tudierons donc successivement ces diverses thories, soit celles du
groupement d’actionnaires, de l’institution, de l’entreprise, des partenaires
corporatifs et de la forme organisationnelle.

A. La thiorie du groupement d’actionnaires

La doctrine et la jurisprudence ont pendant longtemps consid6r6 que la
soci6t6 par actions reposait uniquement sur un groupement contractuel d’asso-
ci~s. Les premires lois corporatives ont 6t6 effectivement 61abor6es en partant
de l’id~e que la soci~t6 par actions consistait en une soci6t6 d’actionnaires A qui
on accordait le statut corporatif.

Ceci ressort nettement de la soci6t6 anonyme introduite en France par le
Code de commerce fi-angais de 1807 et 6galement de la Joint Stock Companies
Act de 1844 ‘0’. On percevait alors la soci6t6 par actions comme 6tant la
des actionnaires. Les Romains ont 6galement entretenu pendant long-
temps une vision similaire basde sur l’appartenance aux membres, approche
qui fut cependant modifi6e h l’6poque du Bas-Empire sous l’influence des
chr6tiens. Ceux-ci firent un large usage de la formule corporative, surtout
apr~s l’,dit de Milan, mais ils 6taient toutefois mal i
‘aise avec le concept
romain faisant de la 0 s,

“”1An Act for the Registration, icorporation, and Regulation of Joint Stock Companies, 1844

(R.-U.), 7 & 8 Vict., c. 110.

10 2Gillet, supra note 9.
103La notion sera 6tudide A la section B de la partie II, ci-dessous.
“Les Romains distinguaient entre l’ et l’universitas bonorumo.
105Vauthier, supra note 9 A la p. 76. Voir aussi B.F. Brown, The Canonical Juristic Personality
with Special Reference to its Status in the United States of America, Washington, Catholic Univer-
sity of America Press. 1927 aux pp. 18-20.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

rejoignant ainsi la notion de patrimoine d’affectation 6voqu6e pr6c6dem-
ment’ 06.

Cette approche accept6e A l’6poque du Bas-Empire romain transforme
le concept de la corporation>> et notamment la notion traditionnelle de
membres>>, ces demiers cessant d’etre des copropri6taires>> pour atre plutot
consid6r6s comme des b6n6ficiaires>> de l’ceuvre corporative 7. C’est ainsi
qu’aujourd’hui on congoit qu’une chambre de commerce> n’appartient pas A
ses membres, mais est plut6t vou6e

sa mission institutionnelle.

Cette vision de la nature de la corporation>> comme 6tant une entit6 au ser-
vice d’une ceuvre ou de personnes et non leur propri6t6, nous paralt convenir
6galement A la soci6t6 par actions des temps modemes0 8, et ce meme si elle
s’oppose A Pid6ologie traditionnelle qui pergoit cette derni~re comme 6tant plu-
t6t form6e d’un groupement d’actionnaires propri6taires 9, g6rant ensemble un
patrimoine qui leur appartient. Un auteur frangais 6crit:

L’6cran de la personnalit6 morale ne dissimule pas l’associ6. […] Derriere le voile
de ]a personnalit6 morale, la soci6t6 demeure la chose des associ6s, le bien de la
socidt6 demeure le bien des associ6s [… ]o.
Or cette fagon de concevoir la soci6t6 par actions nous parait compl~tement
d6pass6e. Premi~rement, elle ne concorde pas avec la jurisprudence ni avec la
l6gislation modeme. Deuxi~mement, elle vient en contradiction avec la r~gle de
la responsabilit6 limit6e. Troisi~mement, elle consid&re faussement les action-
naires comme des associ6s et, quatrimement, elle assigne erron6ment A la
soci6t6 par actions une nature contractuelle. Reprenons chacun de ces argu-
ments.

Tout d’abord, cette approche ne cadre pas avec la jurisprudence. Les tribu-
naux furent appel6s au cours des .ann6es A pr6ciser le concept de la soci6t6 par
actions. En Angleterre, M. le juge Cotton dira dans l’affaire Flitcroft que la
compagnie ds not a mere aggregate of shareholders>>”
; M. le juge Evershed
pr6cisera dans l’arrgt Short que les [s]hareholders are not […] part owners of
the undertaking>>”, et M. le juge Buckley ajoutera m~me dans l’affaire Gramo-
phone que les directors are not […] agents appointed [ …] to serve shareholders
as their principals>>”. Tous ces 6nonc6s concordent avec le principe pos6 par la
Charnbre des Lords dans l’arrt Salomon: The company is at law a different

l’6Voir A la p. 511 et s., ci-dessus.
’07Saleilles, supra note 24 h lap. 88 et s. Cette approche est probablement h l’origine du concept
moderne de la corporation sans but lucratif, sauf que notre droit permet, advenant dissolution, le
partage des biens entre les membres.

’08Voir notre 6tude sur la th~orie des partenaires (A ]a p. 530 et s., ci-dessous).
’09L’dnonc6 suivant r6sume tr~s bien cette pens~e : ((A corporation is really an association of
persons, and no judicial dictum or legislative enactment can alter this facta (Morawetz, Private
Corporations A Ia p. 227, cit6 dans Fletcher, supra note 31 h la p. 326).

“Foyer, supra note 7 aux pp. 119, 131.
“‘Re Exchange Banking Co., dit Flitcroft’s Case (1882), 21 Ch.D. 519 A la p. 536 (C.A.).
‘Short c. Treasury Commissioners (1947). [1948J 1 K.B. 116 A la p. 122 (C.A.), cont. par
” 3Gramophone and Typewriter. Limited c. Stanley, [1908] 2 K.B. 89 aux pp. 105-106

[1948] A.C. 534 (H.L.).

(C.A.).

1994]

LA NATURE DE LA SOCIETE PAR ACTIONS

person altogether from the subscribers […] [ ;] the company is not in law the
agent of the subscribers or trustee for them>)14.

La jurisprudence, tant anglaise que frangaise”5, qurb~coise, canadienne et
am~ricaine, 6tablira que les administrateurs ont mission d’agir dans le meilleur
int&r du patrimoine corporatif confi6 A leur gestion”6 . Ce principe 6nonc6 par
la jurisprudence est maintenant consacr6 par la loi de plusieurs pays, comme le
Royaume-Uni” 7, le Canada 18, les ttats-Unis” 9 et la Rdpublique frd~rale alle-
mande 20 , confirmant que la socit6 par actions poursuit, comme entit6 distincte,
une finalitd institutionnelle qui lui est propre’.

L’approche des associ~s-proprirtaires vient 6galement en contradiction
avec la r~gle de la responsabilit6 limit~e qui attribue t la fois la propri~t6 des
biens et la responsabilit6 bt 1’entit6 corporative et non pas
ses membres”. On
a toujours consider6 cette r~gle, depuis les Romains jusqu’A nos jours, comme
6tant un 616ment de base du syst~me corporatif. Nous avons signal6 plus haut
la r~gle romaine (si quid universitas debetur, singulis non debetur […]>>2 ;
[L]es choses qui appartiennent A un corps, n’appartiennent
Pothier disait:
aucunement pour aucune part h chacun des particuliers dont le corps est com-
pos6 […]124. Or toute la logique de cette r~gle postule le principe de 1’entit6 dis-
tincte et c’est ce principe que reconnait et sanctionne l’arr&t anglais Salomon”z .
Est 6galement inacceptable la th~se voulant que la soci~t6 par actions
repose fondamentalement sur une soci~t6 d’actionnaires, comme on l’a cru pen-
dant un certain temps. On percevait alors les actionnaires comme de vrritables
entrepreneurs associ~s, g~rant ensemble une affaire, et on les consid6rait reli6s
par
‘affectio societatis, 616ment essentiel pour constituer une socirt6 de

114Supra note 36 a lap. 51.
“‘Paris, 22 mai 1965, Socijtg Fruehauf-Corporation c. Massardy, D.1968.Jur.147, J.C.P.
1965.11. 14274 bis (Concl. Nepveu) [ci-apr~s Soci~tj Fruehauf] ; R. Contin, > D.1968.Chron.45 au n VI.

“16Allen c. Gold Reefs of West Africa, Limited, [1900] 1 Ch.D. 656 4 la p. 671 (C.A.). Au Canada,
voir Bergeron c. Ringuet, [1958] B.R. 222 h la p. 236, conf. par [1960] R.C.S. 672; en France,
voir SocW t Fruehatf, ibid. Sur cette question voir notre article cLe principe du meilleur intdr&
de ]a socirt6 commerciale en droit anglais et compard
(1989) 34 R.D. McGill 653 [ci-apr~s e>].

(1966) 80 Harv. L. Rev. 23.

1″Companies Act (R.-U.), 1985, c. 6, art. 309.
1’8Loi sur les soci~tis par actions, L.R.C. 1985, c. C-44, art. 122(1)(a).
“9Revised Model Business Corporation Act 8.30(a) (1984).
’20F.A. Mann, ((The New German Company Law and Its Background>> (1937) 19 J. Comp. Leg.
& Int’l L. (3) 220 ; D.F. Vagts, (Reforming the ‘Modem’ Corporation: Perspectives from the Ger-
man

‘2’Voir , supra note 116.
’22Beli, supra note 11.
’23Voir, ci-dessus, A la p. 506.
’24Supra note 10 A la p. 78.
125Supra note 36. Cdrtains auteurs tentent d’expliquer le principe de la responsabilit6 limit6e en
disant qu’il repose tout simplement sur un contrat tacite avec les cranciers selon lequel ceux-ci
renoncent A leurs recours contre les actionnaires. Voir R. Hessen, <(A New Concept of Corpora- tions: A Contractual and Private Property Model> (1979) 30 Hastings L.J. 1327 a la p. 1332 :
<(Limited liability actually derives from an implied contract between the corporate owners and their creditors>>. Rien ne justifie, A notre avis, un tel 6nonc6. I s’agit 1 du genre d’efforts que font cer-
tains pour donner b la socidt6 par actions une assise purement contractuelle.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

personnes’26. Toutefois, cette th6orie ne tient plus. La soci6t6 A actionnaire
unique, maintenant reconnue au Canada’27, 6carte l’id~e que ]a soci6t6 par
actions repose essentiellement sur un groupement d’associ~s”2′ et fait plut6t
appel A la notion de patrimoine distinct.

L’id~e d’entrepreneurs associ6s ne convient plus 6galement a ]a grande
soci6t6 publique, comprenant une masse d’actionnaires qui ne sont en d6finitive
que de simples investisseurs. Leur manque d’implication a 6t6 fort bien signal6
par les auteurs Berle et Means2 9 au d6but des ann6es trente et il ne s’est pas
d6menti depuis, malgr6 tous les efforts tent6s pour les amener a assister aux
assembl6es et A jouer le r6le qu’on leur assignait th~oriquement”3 .

Dans les grandes sbci6t~s modemes, les actionnaires ne sont que de
simples investisseurs et certains vontjusqu’A dire de simples cr6anciers”‘, b6n6-
ficiaires d’un droit de contr6le et de participation aux b6n6fices”‘. Pour Georges
Ripert, la soci6t6 par actions est en d~fmitive >133. Le juriste anglais L.C.B. Gower formule la m~me remarque :
<>”. Le postulat faisant des actionnaires des
associ~s >, ajoute L6on Mazeaud 35. II leur manque, dit-il,

26Le principe d’affectio societatis forme la base du contrat de la soci6t6 civile. Le droit frangais
1
a pendant longtemps appliqu6 ce concept a la soci~t6 anonyme; on ne r6alisa que plus tard que
ces deux formes de soci~t~s avaient des assises distinctes. Le meme cheminement s’est produit en
droit anglais ; la jurisprudence anglaise a dil continuellement rappeler que l’incorporation produi-
sait un changement de substance. Voir L.C.B. Gower, Gower’s Principles of Modern Company
Law, 4ed., Londres, Sweet & Maxwell, 1992 ii lap. 282. Voir notre article , supra note 116 A la p. 659.

127Loi sur les soci.

129Berle et Means, supra note 1.
301B. Manning, Compte rendu: The American Stockholder par J.A. Livingston (1958) 67 Yale
L.J 1477 aux pp. 1485, 1487 : <[After] twenty-five years of reforms [...] shareholders remain stub- bomly uninterested in exerting control>. La raison, A son avis, est que <> (ibid. A la p. 1489). Georges
Ripert remarque que c’est bien en vain qu’on pDusse les actionnaires A se ddfendre, A s’organiser,
A assister aux assembl6es (supra note 19

]a p. 104).

”Voir J.-P. Berdah, Fonctions et responsabilitj des dirigeants de socitis par actions, Paris,
Sirey, 1974 A lap. 120 ; J.-P. Gastaud, Personnalit6 morale et droit subjectif, Paris, Librairie g6n6-
rale de droit et de jurisprudence, 1977 h la p. 65 ; J. Carbonnier, Droit civillles personnes : Per-
sonnalitis, incapacitis, personnes m orales, 18′ d., Paris, Presses Universitaires de France, 1992
A la p. 340; M. Deschamps, oL’action de compagnie et les droits qui y sont rattachds>> (1969) 4
R.J.T. 45 A la p. 57: En ralit6, personne n’est propri~taire de la compagnie […]>.
’32
(P.R. Adams, The Law and Practice relating to Company Directors in Australia, Sydney, Butter-
worths, 1965
]a p. 40, cit6 par M.A. Lewi, Some Aspects of Modem Company Structure: A
Comment> (1965-66) 7 U. West. Aust. L. Rev. 329 A la p. 333).

299 A la p. 325 (fi.L) [ci-aprds Wettonj : <[S harehlolders are not partners [... ]. 133Supra note 19 A Ia p. 94. 134Supra note 126 A la p. 9. Lord Macnaghten dim dans l'affaire Welton c. Saffery, [1897] A.C. 135< dans Travaux de
l’Association Henri Capitant des amis de la culture juridique franfaise, t. XV, Paris, Librairie
Dalloz, 1963, 330.

1994]

LA NATURE DE LA SOCIETE PAR ACTIONS

l’affectio societatis, >, comprenant un nombre restreint d’action-
naires, peut encore avoir comme assise un groupement d’associ6s et reposer sur
une intention d’affectio societatis. Cependant, ceci n’implique pas que la soci6t6
par actions acquiert en ce cas une nature contractuelle ; celle-ci ne change pas
de nature en fonction du nombre d’actionnaires.

Est 6galement erron6e l’id6e que la soci6t6 par actions repose essentiel-
lement sur un contrat. Nous convenons qu’il puisse y avoir un contrat A l’ori-
gine de sa fondation 3t , mais
‘essence de l’entit6 corporative n’est pas con-
tractuelle 39 . 40 . <>, remarque P.R. Rosset 4 . Cette th6orie
ne cadre plus avec la r6alit6 du ph6nom~ne corporatif ’42 et a W r6fut6e de
fagon 6clatante par la th6orie de l’institution que nous allons maintenant exa-
miner.

B. La th6orie de l’institution

C’est en r6action A ‘approche contractuelle4 3 et afro d’en arriver h une
explication qui concorde plus avec la r6alit6 qu’on a 61abor6 la th6orie de

136Ibid. N la p. 331. Voir aussi C. Champaud, Le pouvoir de concentration de la socigt6 par

actions, Paris, Sirey, 1962 au nw 21.

13711 y a un lien contractuel entre les actionnaires d’une socit6 ferme, mais ceci n’affecte pas

la nature de la soci~t6 par actions. Voir A la p. 526, ci-dessous.

138Voir en droit anglais, l’affaire Hickman c. Kent & Romney Marsh Sheep Breeders’ Asso-
ciation (1914), [19151 1 Ch. 881 A lap. 897, dans laquelle M. le juge Astbury consid~re que la
compagnie est partie au contrat relatif A sa fondation. Cette thse nous parait difficilement accep-
table.
139Welton, supra note 134 A la p. 324 (Lord Macnaghten) : <(These companies are the creature of statute, and by the statute to which they owe their being they must be bound [...]. t4'Supra note .19 A lap. 93. '41Les tendances du nouveau droit suisse des soci~tds, Paris, 1939 aux pp. 22-23, cit6 par F.M. Sami, La souscription d'actions dans la sociti anonyme (notamment dons la procedure defon- dation successive), Gen~ve, Rousseau, 1968 A la p. 44. 142P.F. Drucker, The New Society: The Anatomy of the Industrial Order, New York, Harper & Brothers, 1950 mentionnait, A ]a p. 340, que l'actionnaire des grandes soci~t6s a indiqu6 de fagon non 6quivoque qu'il n'est pas int6ress6 A etre propritaire. L'auteur soumet que le droit devrait prendre acte de cet 6tat de fait et modifier ses lois en cons6quence. Le rapport Sudreau, en France, est dans Ia m~me ligne de pens6e : Ce module juridique, on le sait, est devenu aujourd'hui souvent fictif, du moins dans les grandes entreprises dont le capital est largement dispers6. Les assembl6es gdn6rales constituent fr6quemment une formalitd vide de sens. Rares sont les actionnaires qui ont achet6 leurs titres avec la volont6 d'entreprendre ; en fait, ils recherchent un placement et non 1'exercice d'un pouvoir [...] (P. Sudreau, La r~forme de l'entreprise, Paris, Union g~n6rale d' ditions, 1975 la p. 23). Voir 6galement M. Gigure, Les devoirs des dirigeants de socitjs par actions, Qu6bec, Presses de l'Universit6 Laval, 1967 A la p. 4. 143j. Portemer, <(Du contrat A ]'institution>> J.C.P. 1947.1.586: dl faut faire violence aux faits

pour […] r6duire [la soci6t6] aux rigles du droit civib>.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

l’institution'”. Celle-ci tente d’expliquer la socirt6 par actions comme un ph6-
nom~ne de volont6 collective et non contractuelle 45 .

Le mot institution est entendu ici dans son sens sociologique. I1 est 6gale-
ment usit6 en droit, ob on entend par 1M un ensemble de r~gles de Droit, for-
mant un tout organique rdgissant les diverses sortes de relations d~coulant d’un
fait fondamental ‘4 . Sur le plan sociologique, le terme institution exprime plu-
trt l’idre d’une technique sociale utilis~e pour r~gler les conflits sociaux et
coordonner Paction d’un ensemble de personnes en vue d’une fin sociale 47.
Ainsi le mariage et la famille sont des institutions sociales, comme l’est 6gale-
ment l’entreprise. Sans doute, l’institution sociale donne naissance A un
ensemble de r~gles de droit, comme par exemple le droit du mariage ou encore
le droit corporatif 4 . C’est par ailleurs la bonne comprdhension des caract~res
fondamentaux d’une institution sociale qui permet au droit de mieux adapter ses
r~gles au fonctionnement naturel de l’institution en question.

Les adeptes de la nature institutionnelle de la soci6t6 par actions con-

goivent cette demire comme une institution du corps social. Ils rejoignent la
throrie du contrat pour reconnaitre que la socirt6 par actions repose sur un grou-
pement de personnes, mais consid~rent toutefois que ce groupement ne se limite
pas seulement aux actionnaires. Ces personnes sont reli~es entre elles non par
la force du contrat, mais par la recherche d’un intdr& commun, appel6 int~r~t
social, qui agrfge les membres et assure leur coh6sion. C’est cet int6r& social
qui devient la raison d’&re du groupement, provoque la convergence des volon-
t6s et suscite une organisation ayant pour objet d’orienter et d’agencer ]a col-
laboration des membres vers la rralisation de la fmalit6 commune 49 ; il subor-
donne en consequence l’intdr& individuel a l’int~rt collectif “0. La grande

“”Cette notion d’institution flit introduite par M. Hauriou, (1968) 13 Arch. phil. dr. 143
4 lap. 155) et flit reprise en 1930 par G. Renard, La tMorie de l’institution : Essai d’ontologiejuri-
dique, vol. 1, Paris, Sirey, 1930.
145G. Roujou De Boube, Essai sur l’acte juridique collectif, Paris, Librairie gdnrale de droit

et de jurisprudence, 1961.

146M. Bonnecase, Introduction d l’itude du droit, 2′ 6d., 1931 au n 45 et s., cit6 par A. Legal
et J. Brethe de la Gressaye, Le pouvoir disciplinaire dans les institutions privies, Paris, Sirey, 1938
a la p. 27, n. 8.
147Les 6conomistes utilisent beaucoup le concept d’institution que J.R. Commons d6finit #as
Collective Action in Control of Individual Action) (Institutional Economics, New York, Macmil-
lan, 1934 a la p. 69, cit6 par W.C. Neale, ((Institutions>> dans M.R. Tool, dir., Evolutionary Eco-
nomics, vol. 1, New York, M.E. Shaipe, 1988, 227 A lap. 228, n. 3). Pour Walton Hamilton, 4<[i]ns- titutions fix the confines of and impose form upon the activities of human beings>> (oInstitution
dans E.R.A. Seligman et A. Jonhson, dir., Encyclopadia of the Social Sciences, vol. 8, New York,
Macmillan, 1962, 84 A ]a p. 84).

148Legal et Brethe de la Gressaye, supra note 146 hi la p. 27.
149A. Piot, > (1930) 50 Rev. critique de 16gislation et de jurisprudence 451 ; Legal et Brethe de
la Gressaye, ibid. A ]a p. 29.
150A. Viandier, La notion d’associg, Paris, Librairie g~ndrale de droit et de jurisprudence, 1978
A la p. 101, defend ]a notion d’associd, mais reconnalit que 4lJa personne morale a des interdts
[Lies prdrogatives attach~es A la qualit6 d’associ6
propres, distincts des intrr6ts des associ~s […].
sont exercdes dans l’int~rt de la personne morale, pour le fonctionnement de celle-ci, et ne doivent
pas 8tre ddtournres de leur but>.

19941

LA NATURE DE LA SOCIETE PAR ACTIONS

caract~ristique de l’institution consiste pr~cis~ment h coordonner l’activit6 indi-
viduelle vers le bien commun ; c’est ce qui la distingue de la technique du con-
trat.

Ren6 Savatier s’est employ6 A faire ressortir les grandes caractrristiques
qui distinguent le concept d’institution de celui du contrat”‘. L’institution se plie
A la voix de la majorit6 en vue de faire prdvaloir l’int~r& collectif “2. Ceci lui
permet de s’adapter aux circonstances en 6voluant en fonction du bien commun.
Le contrat, par contre, est rigide ; toute modification exige l’accord unanime des
parties, l’int~rt collectif 6tant prisonnier des caprices individuels.

L’institution 6chappe

ses fondateurs ; elle est faite pour durer 53, fonction-
ner et demeurer la mame malgr6 le changement de membres, car l’int6rt col-
lectif est fix6 de fagon impersonnelle et n’est pas uniquement reli6 aux membres
presents ‘5. Le contrat, quant A lui, s’attache t la personne, il est soumis A la per-
sonnalit6 et A la volont6 individuelle des contractants ; un changement de
membre provoque novation.

De plus, l’institution est organisre 55. Son fonctionnement repose sur un
partage organique –
6 du pouvoir, lequel provient d’un effort collectif ayant pour
objectif le bien commun5 7 ; les personnes faisant 6quipe deviennent des organes
de decision et de production’, alors que dans le contrat, le -pouvoir proc~de plu-
t6t d’un droit de propridt6 et d’une drl6gation’59.

151Les nigtamorphoses 6conomiques et sociales du droit civil d’aujourd’hui, Paris, Dalloz, 1948

aux pp. 64-72. Voir 6galement Broderick, supra note 144.

’52Roujou De Boubde, supra note 145 A lap. 15: <411 est] impossible de qualifier de contrat des accords de volont6 qui ne n~cessitent aucune transaction 6tant donn6 que les volont~s en presence, loin de s'opposer, offrent toutes au contraire le meme contenu. [...] [Ce sont] des concours entre des volontes qui ont toutes le mime contenu, et qui tendent toutes vers la r6alisation d'un m~me but>>. Voir aussi ibid. a la p. 17, oai iU dit: .
53Broderick, supra note 144 a lap. 151, soutient que chaque fois qu’un contrat est A long terme
et qu’il intdresse des collectivit~s, il se transforme en institution. Sur les effets institutionnels du
long terme, voir P.P. Harbrecht, <(The New Economyo (1960-61) 38 U. Det. L.J. 615 A la p. 616. 154Legal et Brethe de la Gressaye, supra note 146 A la p. 27 : <(Ce qui prouve enfim que la col- lectivit6 est un 8tre distinct des individus qui la composent, c'est qu'elle reste identique A elle- meme en drpit de tous les changements de personnes qui se produisent dans son sein [...] De Ih le nom d-institution', employ6 par Hauriou [...I>>.

1

155Ibid. A lap. 33 : Un 6tre organis6 est celui qui dispose d’un ensemble de moyens pour attein-
dre sa fin). Voir aussi i la p. 34: AL’organisation est donc nreessaire pour qu’une soci~t6 humaine
prenne figure d’institution. […] [E]lle doit 8tre conque de fagon A pouvoir subsister A travers tous
les changements de personnes, aussi longtemps que l’ceuvre a r~aliser ne sera pas acheve)>.

‘561bid. A lap. 35 : [Lies organes qui exercent le pouvoir n’agissent pas dans leur propre int&r t,
mais dans l’intdr& commun, ne commandefit pas de leur chef, en leur nom personnel, mais au nom
de l’id~e de l’institution qui est […] Te fondement de l’autorit6>>.

157j. Zumstein, Du earactere institutionnel de la socit1 anonyme, Lausanne, H. Jaunin, 1954
A la p. 37 : [L]e pouvoir institutionnel […] est attach6 A Ia fonction elle-meme et non A l’individu
qui l’exerce […]jo.

t58Savatier, supra note 151 A la p. 72.
1590n a longtemps consid~r6 que les pouvoirs des dirigeants corporatifs provenaient d’un man-
dat des actiornaires, thorie rejet~e aujourd’hui, leurs pouvoirs 6tant plut6t de nature institution-
nelle et dmanant de la loi.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

Enfin, l”institution a une fonction sociale et non individuelle, puisqu’elle
s’exerce pour le bien du groupement. Au contraire, le contrat est 6gocentrique
et se r6duit plut6t aux int6r~ts individuels des contractants. En somme, tout ce
qui pr6c~de pourrait se r~sumer en ces mots : l’institution, c’est l’emprise du
tout sur les parties, alors que le contrat procde i 1’inverse’ 6.

I1 est ind6niable que ce concept d’institution d~crit tr~s bien la rdalit6 cor-
porative et rend 6vidente l’insuffisance de l’explication contractuelle. I1 corro-
bore la th6orie des syst~mes et fait mieux comprendre ce qui provoque le ph6-
nom~ne d’entit6 et de fmalit6 distinctes du tout par rapport aux membres qui
le composent. Ce ph6nom~ne r6sulte de la conjonction de I’int~r~t social et de
l’organisation du groupement qui polarise les 6nergies vers un but commun,
suscitant ainsi un tout sup6rieur A la somme des 61ments qui le composent. Les
institutions, ce sont <>6 . C’est en somme une entit6 impersonnelle, et la
raison pour laquelle cette entit6 est distincte de l’ensemble des membres qui ]a
composent, c’est que m~me si ces demiers changent, l’entit6 demeure. >62. En somme, l’institution est un corps social d~passant les
volont6s individuelles 63.

La theorie institutionnelle ne nie pas que la soci6t6″par actions puisse avoir
des relations contractuelles avec ses membres. Elle pose tout simplement
comme principe que le fondement de 1’entit6 corporative et son fonctionnement
ne sont pas de nature contractuelle. Ce principe semble pr6sentement faire l’ob-
jet d’un consensus chez les juristes ‘ 4, m~me s’il ne fait pas l’unanimit6. Cer-
tains 6conomistes tentent, par ailleurs, de raviver la vogue de la th~se contrac-
tuelle, pr6tendant qu’elle peut expliquer tout le fonctionnement de la soci6t6 par
actions, au point oft les principes de l’entit6 distincte et de la personne morale
deviendraient superflus 65. Un juriste amnricain, R.C. Clark, s’est employ6 dans
un article A faire ressortir toutes les faiblesses de cette approche qui jette

16J.-T. Delos, La th6orie de l’institution>> (1931) 1-2 Arch. phil. dr. 97 a la p. 104.
1611bid. A lap. 111.
162Supra note 9 a la p. 21.
163Zumstein, supra note 157 a Ia p. 35 et s.
164Au Canada, voir les commentaires d’un des auteurs du rapport Dickerson, John L. Howard:
<> (The Proposals for a New Business Corporations Act for Canada: Concept and
Policies>> dans Law Society of Upper Canada, Special Lectures of the Law Society of Upper
Canada (1972): Corporate and Securities Law, Toronto, Richard de Boo, 1972, 17 a lap. 32). Sur
la fagon am6ricaine de voir l’approche institutionnelle, voir R. Eells et C.C. Walton, Conceptual
Foundations of Business, 3′ 6d., Homewood (Ill.), Richard D. Irwin, 1974

165Voir notamment Hessen, supra note 125 ; E.F Fama, Agency Problems and the Theory of
the Finn>> (1980) 88 J. Pol. Econ. 288 ; M.C. Jensen et W.J. Meckling, > (1916) 3 J. Pin. Econ. .U3 ; S.N. Cheung,
The Contractual Nature of the Finn> (1983) 26 J.L. & Econ. 1 ; A. Couret, <4Les apports de la th6orie micro-6conomique moderne A l'analyse du droit des soci~t6s>> (1984) 102 Rev. des socidtds
243.

t la p. 160 et s.

1994]

LA NATURE DE LA SOCI] Tt PAR ACTIONS

par-dessus bord pratiquement toutes les bases juridiques de la socidt6 par
actions’

.

Tout en souscrivant A cette notion institutionnelle, nous devons signaler
la socidt6 h actionnaire unique – pas plus que ne
qu’elle ne peut s’appliquer
le peut d’ailleurs la thdorie des syst~mes –
lorsqie ce type de soci6t6 ne com-
prend qu’un seul employ6: son actionnaire. Ces deux theories impliquent la
presence d’un groupement de personnes, voire m~me d’une communaut6 de tra-
vail ; elles 6voquent donc la notion d’entreprise, alors que dans le cas soulevd,
nous sommes en presence d’une seule personne. Une telle soci6t6 nous parait,
en ces circonstances, uniquement fondde sur la creation juridique d’un patri-
moine distinct. II convient d’ajouter qu’il s’agit IA, le plus souvent, d’une situa-
tion transitoire, en attendant un volume d’affaires justifiant l’arrivde d’autres
employds. Nous sommes ainsi en prdsence d’une entreprise en formation.

II semble donc que la notion d’institution soit 6troitement relide A celle
d’entreprise, ce qui nous amine A v6rifier la those voulant que la soci6t6 par
actions ne soit en ddfmitive qu’une forme juridique d’entreprise.

C. La thgorie de l’entreprise

Le droit a, pendant longtemps, ignor6 la notion d’entreprise et. h6site
encore A l’inttgrer en son sein. <>67.
Ntanmoins, malgr6 cette rdsistance, la notion s’infiltre de partout 6 ; elle cons-
titue l’objet de la science de la gestion 69, elle fait dtjh partie du droit fiscal et
du droit ouvrier 7 et les juristes lui ont consacr6 plusieurs ouvrages au cours des
derni~res annes 71. Le nouveau Code civil du Quibec en donne meme une dtfi-
nition, soit l’exercice d’une activit6 6conomique consistant en la production, la
ralisation, l’administration ou l’alidnation de biens, ou dans la prestation de
services’

.

La notion d’entreprise exprime l’idde d’une unit6 organisationnelle et
d’un patrimoine qui lui est reli6, tous deux consacrs A la fabrication ou A la

and Agents: The Structure of Business, Boston, Harvard Business School Press, 1984, 55.

166vAgency Costs versus Fiduciary Duties> dans J.W. Pratt et R.J. Zeckhausser, dir., Principals
167L. Julliot de la Morandi6re dans Travaux de ‘Association Henri Capitant pour la culture juri-
diquefrangaise, t. III, Paris, Librairie Dalloz, 1947 aux pp. 156-157, cit6 par M. Despax, L’entre-
prise et le droit, Paris, Librairie gdn6rale de droit et de jurisprudence, 1957 a la p. 2.

168N.N. Antaki, (Les ractions de la doctrine a la creation du droit par les juges : Le droit des

entreprises

(1980) 21 C. de D. 231.

1690n la d~signe souvent sous le vocable < d'organisation>. Voir M. Liz~e, Le contr6le des orga-
nisations dans R. Miller, dir., La direction des entreprises, 2! dd., Montral, McGraw-Hill, 1989,
393.

17En droit ouvrier, voir J. Daigle, d’entreprise, un concept A dffinir, (1978) 38 R. du B. 795;
(1954) 6 R.I.D.C. 554; N. Catala, L’entreprise,

J. Hamel, Droit de l’entreprise et droit social
Paris, Dalloz, 1980.

171Despax, supra note 167 ; Ripert, supra note 19 ; F. Bloch-Lain6, Pour une rdforme de l’en-
treprise, Paris, Seuil, 1963 ; J.M. Mousseron et B. Teyssi6, dir., Dix ans de droit de I’entreprise,
Paris, Librairies Techniques, 1978 ; C. Champaud et J. Paillusseau, dir., L’entreprise et le droit
commercial, Paris, Armand Colin, 1970.

17 2Art. 1525 C.c.Q.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

distribution de biens ou de services 173 . Toute entreprise regroupe g~n6ralement
quatre 616ments. Elle comporte d’abord un 6l6ment humain, soit une commu-
naut6 de travail ceuvrant a la rralisation de la finalit6 organisationnelle, ce qui
en fait une institution. On y retrouve ensuite un 6l6ment materiel, soit une uni-
versalit6 de biens constituant le patrimoine distinct 6voqu6 plus haut” et ser-
vant de moyen i la r~alisation de la fin vis6e. Ces deux 6lments fonctionnent
sous le couvert d’une organisation, le troisi~me 616ment assurant l’unit6 d’ac-
tion dans la poursuite de la finalit6. Cette finalitO’75 constitue enfin le quatri~me
616ment, soit la production ou la distribution de biens et de services repondant
aux besoins de la collectivit6.

On retrouve ces 616ments dans pratiquement toutes les socirt~s incorpo-
r6es, sous reserve du cas soulev6 plus haut de la socirt6 comprenant une seule
personne, qui repose en quelque sorte sur une entreprise en formation, ce qui
nous permet de dire que, en principe, celles-ci ont fondamentalement pour objet
une entreprise quelconque. La notion d’entreprise vient donc completer celle de
la soci&6t par actions et lui apporte un nouvel 6clairage 76, au point, dit un
juriste, que ces nouvelles notions > et
que notre vision de la soci&6t par actions ne sera plus la m~me” . On peut dire
qu’en principe l’entreprise est une sorte d’institution”7 ‘ et nous d~montrerons
ci-apr~s que la soci~t6 par actions est en d6f’mitive une forme juridique d’entre-
prise.

Le droit a, jusqu’a ce jour, peu utilis6 cette notion d’entreprise, car il con-
cevait le patrimoine comme l’accessoire de la personne et l’entreprise, comme
6tant confondue dans la personne de [‘entrepreneur. Or la montre du concept
d’entreprise rrsulte de la dissociation de plus en plus pouss~e des notions d’en-
trepreneur et d’entreprise.

Cette dissociation peut provenir de la loi seule –

comme c’est le cas de
la soci~t6 a actionnaire unique -, mais elle est le plus souvent la consequence

173Sur les 61ments n~cessaires A 1’existence d’une entreprise, voir L. Ducharme, De I’acte de
commerce en droit qntbdcois, these de doctorat en droit, Universit6 de Montreal, 1976 A la p. 72
et s. [non publie].

17411 y a ici patrimoine d’affectation>>, car celui-ci est affect6 au but de l’organisation. Toutefois,
cette entreprise devra 8tre incorpor~e pour que ce patrimoine soit juridiquement considdr6 distinct
et il le sera en ce qu’il deviendra le patrimoine de la persone morale. Voir, ci-dessus, A ]a p. 511
et s.

175>.

certaines de nos ides ; notamment Ia soci6t6 ne sera plus ce qu’elle est aujourd’hui […]>.

‘J.

‘allusseau, La societe anonyme : lechnique d’orgamsation de i’enrreprise, Paris, Sirey,
1967. L’auteur 6crit A la p. 26 : [L]a conception institutionnelle s’adresse beaucoup plus A ‘en-
treprise qu’A la soci6t6>>. L’auteur signale qu’Hauriou (supra note 144) d~finissait rinstitution
comme une ide d’ceuvre ou d’entreprise […] car rentreprise a pour objet de rdaliser l’idde>.

1994]

LA NATURE DE LA SOCI-Tt PAR ACTIONS

de la force organisationnelle. Lorsqu’une universalit67
fait l’objet d’une orga-
nisation suffisamment pouss6e, elle devient force de coh6sion organique au
point de former un tout et de pouvoir assumer sa propre autonomiet . Nous
sommes alors en pr6sence d’un entrepreneur collectif et non d’une collectivit6
d’entrepreneurs. Michel Despax fait remarquer que dans la profession civile,
l’organisation joue un r6le secondaire par rapport A la personnalit6 de l’indi-
vidu ; dans l’entreprise, au contraire, c’est l’organisation qui constitue l’616ment
dynamique et qui le fait avec une puissance qui d6passe et domine la faible
capacit6 de personnes agissant individuellement”‘.

La soci6t6 par actions a 6t6 le moule par excellence dans lequel a pu se
fagonner cette dissociation entre l’entrepreneur et l’entreprise. Toute l’histoire
de la soci6t6 par actions, depuis le si~cle derier, se presente comme un film ofi
se d6roule le processus constant tendant A d6tacher l’entreprise de l’entrepre-
neur. La soci6t6 par actions a d’abord dissoci6 le patrimoine social de celui de
l’actionnaire ; elle a fait de celui-ci, comme nous l’avons vu, non plus un pro-
pri6taire, pas m~me un entrepreneur, mais, dans les faits, un cr6ancier, un inves-
tisseur. Comment ne pas voir l’6vidence de cette dissociation, alors qu’elle est
conf-mn e par l’attitude meme des actionnaires, comme nous l’avons signald
plus haut.

L’entreprise ira encore plus loin et fera pr6valoir son propre int6rt sur
celui des actionnaires, confirmant ainsi le principe , 6crit J. Schapira ( (1971) 24 Rev. trim. dr. comm. 957 A la
p. 959).

181Supra note 171 A lap. 28. L’auteur 6crit: ((Si l’on veut bien nous permettre l’expression, nous
dirons, pour sch6matiser cette opposition, que la profession civile “colle’ au professionnel, alors
que l’entreprise se d6tache de l’entrepreneurm.

’82 Voir aux pp. 521-23, ci-dessus ; supra note 129.
183 Voir notre article, (Le principe du meilleur intdr&t de la socidt6 commerciale , supra note 116.
184A. Colin et H. Capitant, Cours gjnentaire de droit civil franfais. t. 1, 11′ 6d. par L. Julliot

de la Morandi4re, Paris, Dalloz, 1947 A la p. 117 ; Despax, supra note 167 A la p. 197.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

travailleur ne fait pas partie de la soci6td par actions, mais est uniquement A son
service.

Sur le plan de la notion de propri&t6, la comparaison d6montre une seconde
difference tr~s profonde, une fois pouss~e plus loin. L’approche traditionnelle
fait de l’actionnaire non seulement un entrepreneur, mais 6galement un propri6-
taire qui exploite son entreprise dans son propre int6rt, comme tout autre objet
de propritP’5 . II en perqoit les fruits, consid~r6s comme 6tant produits par sa
chose et non par l’activit6 humaine. Dans la notion d’entreprise-institution, au
contraire, c’est l’id6e d’oeuvre A r6aliser, l’int6rt de l’entreprise, qui devient le
guide d6cisionnel, et m~me l’entrepreneur y est soumis, ne pouvant user de son
autorit6 h des fins purement 6gofstes’ l6. D’ailleurs, les pouvoirs ne reposent plus
sur la pr6rogative de propri6taire, mais deviennent l’exercice d’une fonction 87 ;
comme le dit Nicole Catala, le patronat fonction> est substitu6 au patronat de
propri6t6>>”8 . Toutefois, en l’esp~ce, m’.me le terme patronat ne nous parait pas
appropri6.

I r6sulte de cette approche une nouvelle fagon de concevoir la soci6t6 par
actions. Cette vision avait 6t6 propos6e d~s 1947, par le professeur A.A. Berle
Jr. 9 . Son approche avait requ
‘6poque un accueil plut6t froid, mais elle prend
aujourd’hui de plus en plus d’envergure, notamment sous l’effet des probl~mes
pos6s par l’6mergence des soci6t6s multinationales'”‘. Phillip I. Blumberg,
juriste am6ricain, 6crit dans un article publi6 en 1990: [T]raditional theories
of the corporate personality are being increasingly supplemented by a newer
doctrine emphasizing enterprise over entity>> [nos italiques]”91 . Un juriste
anglais, Clive M. Schmitthoff, va jusqu’h dire: 10.

D. La thiorie des partenaires corporatifs

La science 6conomique est venue compl6ter le concept d’entreprise en lui
ajoutant une autre dimension qui fut signal6e par R.H. Coase dans un article
publi6 en 1937. Il all~gue que le march6 est le lieu oti se transigent l’offre et la

185En droit civil, la propri6t6, c’est le droit de jouir et de disposer des choses de ]a mani~re la
plus absolue. Voir sur cette question, J. Savatier. Pouvoir patrimonial et direction des personnes>
[1982] Droit social 1.

86Le principe du meilleur int6rt de Ia socit par actions fait pr6valoir l’int6r6t de l’entreprise
1

sur celui des actionnaires. Voir A la p. 521, ci-dessus.

’87Legal et Brethe de ]a Gressaye, supra note 146; Zumstein, supra note 157.
’55Supra note 170 a la p. 161 ; Bloch-Lain6, supra note 171 A la p. 49. Techniquement, la pro-

pri6t6 ne fonde aucun pouvoir sur les personnes (voir Savatier, supra note 185 a ]a p. 2).

’89The Theory of Enterprise Entity>> (1947) 47 Colum. L. Rev. 343.
19L’entreprise multinationale est formie d’une soci6t6 m~re qui g~re ses socidtds filiales comme
si l’ensemble ne constituait qu’une seule et unique entreprise, obligeant ainsi ces filiales A contre-
carrer le principe juridique de la finalit6 autonome de chaque entit6 corporative. Voir notre article
Le droit des multinationales : Une impasse juridique ?o (1985) 2 R.Q.D.I. 271.

tional de droit compar6, Montreal, 1990 aux pp. 5-6 [non publide].

‘dl’he Corporate Personality in American Law: A Summary Review , X-Ii Congres interna-
192 (Social Responsibility in European Company Law

(1979) 30 Hastings L.J. 1419 ht la

p. 1422.

19941

LA NATURE DE LA SOCItTt PAR ACTIONS

demande, alors que l’entreprise a pour fonction de concilier les attentes des fac-
teurs de production’93. En somme, l’entreprise n’a pas uniquement pour mission
de produire les biens et les services r6pondant aux attentes des consommateurs,
mais elle doit 6galement mettre en ceuvre Ies facteurs de production et concilier
les attentes respectives, soit celles du capital, du travail et des divers foumis-
seurs.

Cette approche 6carte donc la vision traditionnelle voulant que la socid6t
par actions soit uniquement au service des actionnaires. D6jA, en science de la
gestion d’entreprises, maints auteurs proposent l’id~e que les membres com-
posant l’entit6 corporative ne puissent logiquement se limiter aux seuls action-
naires. On est g~n~ralement ouvert dans ce domaine A la th6orie dite odes par-
tenaires corporatifs>> voulant que l’entreprise op~re
la fois dans l’int6r~t des
employ6s, des actionnaires et des clients’94. C’est, parait-il, un canadien, W.L.
Mackenzie King, qui devint par la suite premier ministre du Canada, qui aurait
6voqu6 le premier cette approche lors d’une causerie prononc~e A Toronto en
1919″9s. Cette approche correspond plus A la r6alit6 corporative moderne que
l’iddologie juridique traditionnelle de l’actionnaire-propri~taire. Cette vision
traditionnelle a d’ailleurs 6t6 contest~e par de nombreux juristes; ;il s’agit 14,
dit le professeur Marc Gigu~re, d’un vestige que l’on voudrait d’un autre
age>>l% . A concept of the corporation which draws the boundary of ‘member-
ship’ thus narrowly is seriously inadequate>>, 6crit le juriste amricain Abraham
Chayes'”. L.C.B. Gower d6plore que la loi dgnores the undoubted fact that the
employees are members of the company for which they work to a far greater
extent than are the shareholders whom the law persists in regarding as its pro-
prietors >’.

I1 est en effet paradoxal –

et L.C.B. Gower qualifie meme cette situation
od’anachronique>>199
que l’employ6 ne soit pas membre de la soci6t6 par
actions pour laquelle il travaille, alors que l’on r6serve cet attribut A l’action-
naire, qui, du moins dans les grandes soci6t6s publiques, ne le r6clame pas et
refuse meme d’en assumer les prdrogatives2 . L’employ6 est beaucoup plus
int6gr6 h l’entreprise que l’actionnaire et il y est beaucoup plus impliqu6 que ce
demier. La th6orie de l’entreprise repousse donc la vision voulant que la soci6t6

193> (1937) 4 Economica 386.
194R.E. Freeman, Strategic Managemeni: A Stakeholder Approach, Boston, Pitmann, 1984 ; T.F.
Tuleja, Beyond the Bottom Line: How Business Leaders are Turning Principles into Profits, New
York, Penguin Books, 1987 ; FX. Sutton et al., The American Business Creed, Cambridge (Mass.),
Harvard University Press, 1956 A lap. 357, L. Silk et D. Vogel, Ethics and Profits: The Crisis of
Confidence in American Business, New York, Simon and Schuster, 1976 A la p. 134 et s.; C.C.
Walton, Corporate Social Responsibilities, Belmont (Calif.), Wadsworth, 1967 a la p. 129.

19511 se r6fdrait A ce qu’il estimait 6tre les quatre partenaires de l’entreprise soit le travail, le capi-
tal, la direction et Ia collectivit6. Voir L.C.B. Gower, ,Corporate Control: The Battle for the Ber-
keley>> (1954-55) 68 Harv. L. Rev. 1176 A la p. 1190.

196Gigu~re, supra note 142 h la p. 42.
197 “The Modem Corporation and the Rule of Law>> dans E.S. Mason, dir., The Corporation in

Modern Society, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 196, 25 A la p. 41.

98SSupra note 126 a la p. 10.
’99Ibid. ii la p. 554.
2 1Aux pp. 522, 529, ci-dessus.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

par actions ne soit vou6e uniquement qu’aux int6rats des pourvoyeurs de capi-
taux. Nicole Catala le signale en ces termes : >201 . Jean
Savatier fait la m~me remarque; il soumet que le concept de l’entreprise-
institution incite A reconnaitre que les actionnaires ne sont pas les seuls int6res-
s6s, et que l’entreprise >2 .

Un mouvement est en cours pour modifier l’ancienne vision juridique
qui s’avere d6pass6e20 3. C’est cette r6alit6 qui a conduit le droit anglais h
modifier, en 1980, sa loi des compagnies pour reconnaitre que la soci6t6 par
actions doit prendre en consid6ration non seulement l’int6r& des action-
naires, mais aussi celui des employ6s2 4. Le droit allemand a depuis long-
temps sanctionn6 cette approche” 5 et reconnait mgme aujourd’hui que les
employ6s ont, au meme titre que les actionnaires, le droit de d6signer les
membres du conseil de surveillance? 6. C’est lA l’orientation que la Commu-
naut6 6conomique europ6enne propose A ses membres dans son effort pour
uniformiser le droit corporatif2 7.

Mme au Canada, cette nouvelle vision semble faire son chemin, si on se
r6fere aux commentaires de M. le juge J. Berger, qui, parlant de l’ancienne id6o-
logie, d6clare dans l’affaire canadienne Teck Corporation:
>2 .

L’6volution s’av~re toutefois plus lente chez les juristes am6ricains.
L’American Bar Institute a meme tent6 de mettre fim h cette 6volution en pro-
posant de d6f’mir la mission de la soci6t6 par actions comme 6tant to engage
in activities only with the views to enhance corporate profit and shareholder
gain>>2m. Cette tentative a toutefois soulev6 une vive protestation de la part des

2 01Supra note 170 A la p. 141.
22< dans Milanges offerts d Reng Savatier,

Paris, Dalloz, 1965, 863 A ]a p. 880.

worths, 1982 A Ia p. 39.

la soci6t6 commerciale>>, supra note 116.

203Sur 1’6volution du droit compar6 sur cette question voir Le principe du meilleur intdrat de
24Supra note 118. Voir P.L.R. Mitchell, Directors’ Duties and Insider Dealing, London, Butter-
205Supra note 120.
206M. Gruson et W. Meilicke, <> (1977) 32 Bus.
Lawyer 571 ; W. Scheuerle, > (1977) 29 R.I.D.C. 339 ; F. Gamillseheg, > [1975] J. Bus. L. 265.

20 Teck Corporation c. Millar (1972), 33 D.L.R. (3) 288 A Ia p. 314, [1973] 2 W.W.R. 385

(B.C.S.C.).

209Voir le document d6pos6 par ‘American Law Institute, Principles of Corporate Governance:
Analysis and Recommendations (Tentative Draft No. 2), Philadelphie, American Law Institute, 13
avril 1984, art. 2.01.

19941

LA NATURE DE LA SOCIt-T. PAR ACTIONS

dirigeants corporatifs2 , A la grande surprise des membres du barreau am6ricain
qui r6alisaient soudainement l’6cart s6parant leur conception sur le sujet de celle
du monde des affaires1 .

I1 faut dire que meme les syndicats ouvriers h6sitent i adh6rer 4 cette
vision moderne, estimant pouvoir retirer plus du pr6sent processus de n6gocia-
tion, alors que l’approche des partenaires les expose, i titre de partenaires, au
risque de devoir prendre en consid6ration les int6rts de l’entreprise. Rappelons
que la vision institutionnelle place l’int6ret commun au-dessus des int6rets par-
ticuliers2 2 et c’est cette vision qui forme le fondement de la r6gle de droit cor-
poratif 2 3. C’est ce qui amine un dirigeant syndical am6ricain h d6clarer: <[W]e believe workers can receive a better share of free enterprise at bargaining tables than in board rooms 23 4. Les syndicats ne semblent done pas pr~ts A placer l'in- t6rt de l'entreprise au-dessus des int6rts des employds. Or, quoiqu'ils aient longtemps partag6 ce point de vue, les syndicats britanniques ont finalement conclu que les employ6s avaient int6rt A r6clamer le statut de partenaires1 5. L'approche institutionnelle repose sur le principe que tous les membres de l'entreprise doivent collaborer A la r6alisation de la finalit6 commune, ce qui la distingue de la technique du contrat oa les conflits se rfglent par transaction. Un auteur 6crit : [I]ts basic premise is that persons with divergent objectives and training can work in tandem and make decisions in an objective way, even when self-interest may be involved. In contrast, American institutions are generally premised on the deli- berate exploitation of divergence and conflict to achieve socially desirable ends216. 210Business Roundtable, Statement of the Business Roundtable on the American Law Institute's Proposed vPrinciples of Corporate Governance and Structures, fdvrier 1983. Voir notamment Comments of the Business Roundtable Concerning the American Law Institute's Corporate Government Project, 4 mai 1984, m6moire non publi6 mais cit6 par D.E. Schwartz, oDefining the Corporate Objective: Section 2.01 of the ALI's Principles (1983-84) 52 Geo. Wash. L. Rev. 511 t la p. 520, oa le Business Roundtable 6crit: [It] is not at all clear that the overriding objective of all corporations at all times is or will be to engage in activities only with the views to enhance corporate profit and shareholder gain [...]>. Le juriste Schwartz est 6tonn6 par cet argument qu’il
qualifie de osuprising- ; il reconnalt cependant que l’article 2.01 du projet de l’American Law Ins-
titute 4 (1981) Rev. trim. dr.
216M.A. Eisenberg, (The Legal Roles of Shareholders and Management in Modem Corporate

(1982) 4 J. Comp. Corp. L. & Sec. Reg. 155.

comm. 401 11 la p. 407 et s.

Decisionmaking

(1969) 57 Calif. L. Rev. 1

]a p. 21.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

Certains chercheurs soutiennent que c’est exactement ce en quoi consistent l’ap-
port et la mission de l’organisation qui permet de r6aliser la transcendance de
l’intr&t collectif sur les intdr&s particuliers. Un sociologue 6crit :

T]he basis for formal […] organization is not self-interest per se but the need to
resolve conflicts in self-interest that would exist without the formal structures.
Organizations provide frameworks within which joint action is smoothed by arri-
ving at and retaining solutions to social dilemmas that provide maximal joint out-
comes to the participants1 7.

Rappelons que le droit corporatif de la plupart des pays faisant l’objet de
notre 6tude a pour principe que les dirigeants doivent agir dans le meilleur
int~r~t de la soci~t6 par actions2 8. Or, pour r~ussir, cette derni~re doit parvenir
h r6pondre aux attentes des employ6s, des actionnaires et des clients, attentes
qui sont souvent contraires. En somme, les dirigeants ont pour fonction de con-
cilier les int6r&s divergents de ces divers partenaires en vue d’en arriver au
point de jonction qui r6pondra le mieux possible aux attentes des partenaires.
En pratique, le meilleur intert de l’entreprise conduit au meilleur int6ret de
1’ensemble des divers intervenants au processus de fonctionnement de l’entre-
prise.

E. La thiorie de la technique d’organisation

L’mergence de la th~orie de l’entreprise suscite, avons-nous dit, une r6vi-
sion de la notion de soci6t6 par actions2t 9. De deux choses l’une: ou la soci6t6
par actions est en voie de se transformer en entreprise, ou elle a toujours cons-
titu6, dans son essence, une notion distincte mais compl6mentaire de celle d’en-
treprise.

Nous croyons que 1’entreprise forme une notion vraiment distincte de celle
de la soci&6 par actions220. Nous en voyons la preuve dans le fait qu’il existe
des entreprises qui ne rev~tent pas la forme de la soci~t6 par actions22, comme
par exemple la soci6t6 coop6rative ou encore la soci6t6 sans but lucratif, sans
parler de 1’entreprise non incorpor6e qui, elle, se confond dans le patrimoine de
l’entrepreneur 2z2.

note 116.

217L.G. Zucker, (> dans L.G. Zucker, dir., Institutional Patterns and Organizations: Culture and Environ-
ment, Cambridge (Mass.), Ballinger, 1988, 23 A ]a p. 33.
218Voir k ce sujet notre article, , supra
219Schmitthoff, supra note 207 A Ia p. 269: <, un instrument 225. P. Durand remarque 6galement que
chaque groupement doit <>23 .

Conclusion

Dans cet article, nous avons tent6 de prrciser ]a nature de la soci6t6 par
actions h la lumi~re de ce que le fait social exprime. Nous nous sommes tout
particuli~rement concentr6 sur deux aspects, soit le principe de l’entit6 distincte
et le fondement de cette entit6.

Malgr6 l’apparence mystique qui entoure le ph~nom~ne de 1’entit6 dis-
tincte, le fait social indique clairement que la soci6t6 par actions constitue une
entit6 ayant une existence rrelle et distincte des personnes qui en forment le fon-
dement. Celle-ci n’a 6videmment pas d’existence substantielle; ndanmoins, elle
se manifeste ph~nom~nalement.

2″A la p. 528 et s., ci-dessus.
232C’est ainsi que Roger Perrot dffinit la technique juridique (De l’influence de la technique sur
233Voir la throrie des partenaires corporatifs, ci-dessus, a la p. 530 et s.

le but des institutions juridiques, Paris, Sirey, 1953 a la p. 13).

1994]

LA NATURE DE LA SOCIETI PAR ACTIONS

Le fait social indique 6galement que le fondement de cette entit6 repose sur
une entreprise. La socid6t par actions n’est en drf’mitive qu’une forme juridique
recouvrant une entreprise et la dotant de la personnalit6 juridique. Cette entit6
a pour fonction de produire les biens et les services rpondant aux besoins des
consommateurs. C’est Ma sa mission 6conomique. Elle rend ainsi un double ser-
vice A la collectivit6, en produisant d’abord les susdits biens et services et met-
tant ensuite en ceuvre –
les divers facteurs de
production disponibles dans la communaut6. Elle devient ainsi un instrument du
corps social, une technique utilis~e par ce dernier pour pourvoir aux besoins de
la collectivit6. On ne peut, en de telles circonstances, la consid~rer comme 6tant
uniquement et exclusivement voure aux intdrts des actionnaires.

comme moyen de production –

Le fait social soul~ve donc un concept de la socirt6 par actions qui s’6carte
de l’id~ologie traditionnelle. Ceci est le rsultat de l’6volution historique de
cette forme d’organisation, la soci~t6 par actions ayant effectivement pass6 par
trois phases. Elle fit d’abord utilis~e comme moyen pour 6riger l’entreprise en
patrimoine distinct. L’affaire Salomon drmontre clairement que c’6tait l’objectif
vis6 par cet entrepreneurI. La rvolution industrielle ne tarda pas a susciter le
besoin pour de plus amples capitaux. La soci6t6 par actions s’av~ra etre alors
le moyen idal pour recueillir les fonds requis. Elle devint ainsi l’instrument pri-
vildgi6 du capitalisme. Toutefois, ce recours intensif aux investisseurs trans-
forma rapidement le r~le rdel des actionnaires, ceux-ci se considrrant pour la
plupart comme de simples investisseurs” 5. Meme les actionnaires-entrepreneurs
se trouv~rent rapidement drpass6s par l’envergure que prenait leur entreprise,
les obligeant ainsi a faire appel A des gestionnaires professionnels. On 6volua
ainsi vers la troisi~me phase de la socidt6 par actions, celle dite des gestion-
naires (managerialism), oti toute la gestion et le contr~le de 1’entreprise fut pris
en main par des administrateurs professionnelsu 6. En fait ceux-ci jouent pr6sen-
tement un r~le plus important que celui des actionnaires dans la destinre de
l’entreprisenl.

Cette troisi~me phase, que nous traversons prdsentement, nrcessite de plus
en plus la remise en question ainsi que la rdvision de la nature et de la fmalit
de la soci&6t par actidns ; elle laisse soupgonner le besoin de procder h une
rdforme de ses structures. H1 faut rappeler, a titre d’exemple, que la technique
d’un vote par action avait 6t6 adoptre en vue de donner A chaque actionnaire une
emprise correspondant 5 sa mise de fonds ; or cette m8me technique permet
aujourd’hui k un actionnaire d6tenant peu d’actions de prendre le contr~le et
d’exercer une emprise presque totale sur l’entreprise. Les batailles 6piques
menses aujourd’hui entre 6quipes de gestion pour la prise de contr8le de soci6-
t~s par actions constituent, a notre avis, un d6tournement de fonction et sou-
lvent de grandes interrogationsP’.

Nous entrons pr~sentement dans une quatri6me phase de l’6volution de la
socirt6 par actions, celle o i l’importance est plac~e sur la dimension <>

24Supra note 36.
-1k la p. 522, ci-dessus.
2 36J. Burnham, L:re des organisateurs, trad. par H. Claireau, Paris, Calmann-Levy, 1947.
237R.J. Lamer, Management Control and the Large Corporation, New York, Dunellen, 1970.
238P.F. Drucker, > (1986) 82 Public Interest 3.

McGILL L4W JOURNAL

[Vol. 39

et qui met par cons6quent l’accent sur tous les partenaires et notamment sur les
employ6s du savoir. Presque tous les chercheurs qui se penchent sur ce que sera
l’entreprise de demain nous signalent que le capital humain sera l’instrument-
c6 rel6guant au second rang le r6le du capital financier. On parle de l’entreprise
post-capitaliste” 9 et du r6le pr6dominant du savoir humain>240. Cette quatri~me
phase exercera une pression tr~s forte poussant le droit corporatif de tous les
pays A s’adapter au fait social et it reconnaitre le principe du partenariat corpo-
comme la loi l’a d6jA fait au Royaume-Uni24′ et comme
ratif de l’employ6 –
on entend le faire dans la Communaut6 6conomique europ6enne242. II y a m~me
lieu de penser que cette pouss6e pourra conduire, dans une phase ult6rieure, h
un renversement de situation pour accorder au travail du savoir le r6le dominant
jadis attribu6 au capital dans la soci&6t par actions 243.

239Voir le nouveau livre de P.E Drucker, Post-Capitalist Society, New York, Harper Collins,

1993.

24Voir P. Drucker, Les nouivelles rjalitgs : De l’tat-providence 6 la socigti d savoir, Paris,
Interlditions, 1989 au c. 12. Au dire de l’auteur, le personnage du capitaliste est devenu presque
anachronique; le centre de gravit6 s’est d6plac6 vers le travailleur du savoir. C’est le r6sultat
logique d’une longue 6volution qui marque une rupture brutale avec le pass6. Le savoir est devenu
le v6ritable capital dans les dconomiies d6velopp~es. Voir 6galement J. Naisbitt et P. Aburdene,
Megatrends 2000: Ten New Directions for the 1990’s, New York, William Morrow, 1990.

241En effet, ce pays a modifi6 sa loi des compagnies pour prdvoir que les dirigeants corporatifs
doivent prendre en consideration non seulement les int~rts des actionnaires mais aussi ceux des
employ6s. Voir supra note 204 et texte correspondant.
242Celle-ci, par sa cinqui~me directive, a invit6 les Etats membres A transformer 6ventuellement
leur droit corporatif de fagon A permettre aux employ6s de partager le droit des actionnaires de
nommer les membres du conseil de surveillance (CE, Commission, Proposition de cinquiene di-
rective sur la structure des socijts anonymes, Bulletin des CE (13 d6cembre 1972), supp. 10/72).
Voir dgalement supra note 207.
243Sur l’entreprise du futur, voir J. Naisbitt et P. Aburdene, Re-Inventing the Corporation: Trans-
forming Your Job and Your Company for the New Information Society, New York, Warner Books,
1985.

Equality, Human Rights, Women and the Justice System in this issue Bad Faith Discharge

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