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Faute et risque dans le systime qudbdcois
de la responsabilitd civile extra-contractuelle
I.
Introduction
[P]asser du r6gime de responsabilit6 h base de faute –
prouvde ou pr6-
sumde – au r6gime h base de risque qu’une certaine partie de la doctrine
frangaise a pr6n6e depuis le d6but du si~cle … n’a pas 6t6 [accept6]
dans le droit du Qu6bec.1
Cette observation de M. le Juge-en-chef Desch6nes est-elle correc-
te? Selon la majeure partie de la doctrine et une jurisprudence
constante, il faut r6pondre dans l’affirmative. N6anmoins, en 6tu-
diant et en interpr6tant cette jurisprudence et cette doctrine, on
pourrait arriver h la conclusion que la notion de “risque” est en
effet utilis6e au Qu6bec comme fondement partiel et supplgment-
taire de la responsabilit6 civile extra-contractuelle en guise de
l’utilisation fr6quente de “pr6somptions de responsabilit6” et de
“pr6somptions irr6fragables de faute”. Ainsi on pourrait d6velop-
per les r6gles suivantes. La notion de faute ou de responsabilit6
subjective est certainement le fondement de la disposition g6n6-
‘article 1053 du Code civil 2 Elle est 6galement le fonde-
rale de
ment des dispositions sp6ciales de l’article 1054, alin6as I a V
Mais c’est ici que l’applicabilit6 de la notion de faute comme fon-
dement de la responsabilit6 civile extra-contractuelle s’arr~te.
Par interpr6tation judiciaire, les articles 1054, alin6a 7, 1055
et 1057, alin6a 4, ont 6t6 plac6s hors du champ de la responsabilit6
‘Simard v. Soucy [1972] C.A. 640, h la p. 651.
2 En ce qui concerne la responsabilit6 du fait personnel, ‘art. 1053 6nonce:
“Toute personne capable de discerner le bien du mal, est responsable du
dommage caus6 par sa faute b autrui, soit par son fait, soit par imprudence,
n6gligence ou inhabiletd.”
3 En ce qui concerne la responsabilit6 du fait de la chose et du fait d’au-
(1) “Elle [toute personne] est responsable non seu-
trui, 1’art.1054 dnonce:
lement du dommage qu’elle cause par sa propre faute, mais encore dc celui
caus6 par la faute de ceux dont elle a le contr61e, et par les choses qu’elle
a sous sa garde.” (2) “Le titulaire de l’autorit6 parentale est responsable du
(3) “Les tuteurs sont
dommage caus6 par l’enfant sujet h cette autorit6.”
dgalement responsables pour leurs pupilles.” (4) “Les curateurs ou autres
ayant 16galement la garde des insens6s, pour le dommage caus6 par ces
(5) “L’instituteur et 1’artisan, pour le dommage caus6 par ses
derniers.”
d1ives ou apprentis, pendant qu’ils sont sous sa surveillance.” L’al. 6 con-
tinue: “La responsabilit6 ci-dessus a lieu seulement lorsque la personne qui
y est assujettie ne peut prouver qu’elle n’a pu emp~cher le fait qui a caus6
le dommage.”
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purement subjective. 4 Le systime de responsabilit6 contenu dans
les articles 1054, alin6a 7 (responsabilit6 de l’employeur) et 1057,
alin6a 4 (relations entre propri6taires de terrains adjacents) doit
6tre considdr6 comme purement objectif, tandis que celui contenu
‘article 1055 (responsabilit6 du gardien d’un animal et du pro-
dans
pri6taire d’un bitiment) est aussi objectif, mais h un moindre degr6.
C’est l’opinion de l’auteur que le fondement de la responsabilit6
tre recherch6 dans la notion de
des articles sus-mentionn6s doit
risque. Selon cette notion fortement d6fendue par les juristes
francais Saleilles et Josserand, “… du moment qu’un individu, par
son activit6 … fait courir aux autres un risque de dommage …
il est responsable lorsque ce risque se rdalise.”‘5 De m~me, celui
qui tire profit d’une certaine activit6 socio-6conomique doit pren-
dre le risque que cette activit6 cause h autrui du dommage pour
lequel il sera responsable. La maxime latine ubi emolumentum ibi
onus s’appliquerait ici.
II. Obligations de diligence, de rdsultat et de garantie
Sans vouloir entrer dans une discussion h savoir si la distinc-
tion assez rdcente des obligations selon leur intensit6 (diligence,
r6sultat, garantie) devrait s’appliquer aux obligations l6gales ou
extra-contractuelles et non pas seulement aux obligations contrac-
tuelles, 6 on pourrait utiliser cette distinction pour d6fendre l’opi-
4 En ce qui concerne la responsabilitd du commettant pour le dommage
caus6 par son pr6pos6, 1’art.1054(7) 6nonce: “Les maitres et les commet-
tants sont responsables du dommage caus6 par leurs domestiques et ou-
vriers dans l’exdcution des fonctions auxque]les ces derniers sont employds.”
On doit remarquer que I’al.7 suit la clause exculpatoire de 1’al.6
(voir
supra, note 3). Pour la responsabilit6 du gardien d’un animal et du proprid-
taire d’un bdtiment (deux cas spdciaux de la responsabilit6 du fait de la
chose), 1’art.1055 prescrit: (1) “Le propridtaire d’un animal est responsable
du dommage que l’animal a caus6, soit qu’il ffit sous sa garde ou sous celle
de ses domestiques, soit qu’il fut [sic] 6gar6 ou dchapp6.”
(2) “Celui qui
se sert de l’animal en est 6galement responsable pendant qu’il en fait usage.”
(3) “Le propri6taire d’un. bftiment est responsable du dommage caus6 par
sa ruine, lorsqu’elle est arrivde par suite du d6faut d’entretien ou par vice de
construction.” Finalement, l’art.1057(4), lu ensemble avec les deux premiers
alindas du m6me art., 6nonce: “Les obligations naissent, en certains cas,
de l’opdration seule et directe de la loi, sans qu’il intervienne aucun acte,
et indgpendamment de la volont6 de la personne obligde, ou de celle en fa-
‘obligation est imposde; Telles sont … [c]ertaines obligations
veur de qui
des propridtaires de terrains adjacents.”
5 Mazeaud, Legons de Droit Civil 5e dd. (1973), t.II, no 382.
1 Cf. Tunc, La distinction des obligations de rdsultat et des obligations
de diligence, J.C.P. 1945.I.449, no 22A et les autoritds cit6es dans la note 48.
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nion exprim6e ci-dessus. L’obligation de r6parer le dommage cau-
s6 par le fait personnel est une obligation de diligence (article
1053). Le fait g6n6rateur de la responsabilit6 civile est ici un man-
quement “de se comporter h l’6gard d’autrui avec la prudence et
la diligence d’une personne raisonnable”.7
L’obligation de r6parer le dommage caus6 par le fait de la chose
(r6gime g6n6ral de l’article 1054, alin6as 1 et 6) et par certains
faits d’autrui (article 1054, alin6as 2 h 6) est aussi une obligation
de diligence. Le fait g6n6rateur de la responsabilit6 civile est ici
un manquement de garder une chose avec prudence et diligence
(article 1054, alin6as 1 et 6) ou un manquement de surveillance
diligente et prudente (article 1054, alin6as 2 it 6).
Dans un cas sp6cial de la responsabilit6 du fait de la chose, h
savoir la responsabilit6 du gardien d’un animal (article 1055,
alin6as 1 et 2), il s’agit d’une obligation de r6sultat. Il ne suffit pas
que le gardien de l’animal soit prudent et diligent. I1 est vrai que
sous l’article 1055 le demandeur doit prouver non seulement le
fait autonome de l’animal, mais aussi que le d6fendeur avait la
garde juridique de l’animal.8 Cette preuve 6tablie, le d~fendeur
sera responsable du dommage caus6 par l’animal, sauf s’i] peut
prouver l’existence d’un,.cas fqrtuit ou d’une force majeureY Son
absence de faute personnelle ne l’exonera pas.
Pour les obligations de bon voisinage .(r6sultant des articles 406
et ss., 506 et ss., 1053 et notamment 1057, alin6a 4), la jurispru-
dence r6cente a d6cid6 que le propri6taire d’un terrain est oblig6
d’indemniser son voisin du dommage que l’exercice du droit de
propri6t6 peut lui causer. Cette obligation existe m6me en I’absen-
ce de faute, et le propri6taire ne peut invoquer le cas fortuit ou la
force majeure pour s’exon6rer.’0 I1 s’agit 6galement d’une obliga-
l’obligation de r6-
tion de garantie d’imposer au commettant
parer le dommage caus6 par son pr6pos6 (cas sp6cial de la respon-
sabilit6 du fait d’autrui pr6vu h l’article 1054, alin6a 7), vu sa
place apr~s la clause exculpatoire du sixi~me alin6a de l’artiole
1054. Si le pr6pos6 a commis une faute et s’il 6tait dans l’ex6cu-
tion de ses fonctions, le commettant est responsable sans 6tre ca-
7Voir l’art.94 (Obligations) et commentaires du Rapport sur le Code civil
du Qudbec (1977) O.R.C.C.
s Voir, e.g., Backer v. Beaudet [1973] R.C.S. 628, 632.
9 Cf. Cr6peau, Liability for Damages Caused by Things from the Civil Law
Point of View (1962) 40 R. du B. Can. 222, L la p. 238.
10 Katz v. Reitz [1973] C.A. 230 h la p.237; voir aussi Rapport sur Ic Code
civil du Qudbec, supra, note 7, art.96 (Obligations) et commentaires.
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pable d’invoquer le cas fortuit ou la force majeure. I1 est important
de noter que
‘absence de faute de la part du pr6pos6 n’est pas
une d6fense proprement dite pour le commettant lui-m~me. Au
contraire, le demandeur doit prouver la faute du pr6pos6. Si le pr6-
‘obligation du commettant n’exis-
pos6 n’a commis aucune faute,
te pas. Au moins en thorie, cette absence d’obligation est diffd-
rente d’une d6fense propre au commettant.11
Finalement, quelle est l’intensit6 de l’obligation du propridtaire
d’un bitiment sous
‘article 1055, alinda 3?
Le propridtaire d’un bitiment est responsable du dommage caus6 par
sa ruine, lorsqu’elle est arrivde par suite du d6faut d’entretien ou par vice
de construction. 12
Le demandeur doit premi~rement prouver que la ruine provient
d’un “d6faut d’entretien” ou d’un “vice de construction”, ce qui
n’est pas n6cessairement la m~me chose qu’une preuve de la faute
du propri6taire. Le d6faut ou le vice peut 8tre imputable soit au
propri6taire, soit it un tiers. Dans le premier cas le propri6taire
sera responsable du dommage cause par la ruine du bitiment, sauf
s’il prouve l’existence d’un cas fortuit ou d’une force majeure. Son
absence de faute personnelle ne suffira pas. II s’agit donc d’une
obligation de r6sultat. Cependant, lorsque le d6faut ou le vice est
imputable h un tiers, le propri6taire sera responsable du dommage
caus6 par la ruine du batiment, sauf s’il prouve de nouveau l’exis-
tence d’un cas fortuit ou d’une force majeure. Ici la faute du tiers
peut 6tre une telle force majeure, h moins qu’il s’agisse d’un tiers
dont le propri6taire avait le contr6le (par exemple un architecte).13
Ne s’agit-il pas dans ce cas d’une obligation de garantie, c’est-A-dire
une responsabilit6 du fait d’autrui, semblable h celle de
‘article
1054, alinda 7? Quoi qu’il en soit, la responsabilit6 ddictde par l’arti-
cle 1055, alinda 3, ne semble pas tomber dans le champ des obliga-
tions de diligence, mais plut6t dans celui des obligations de r6sul-
tat (et de garantie).
I1 Le m~me raisonnement s’applique
t l’obligation de garantie du proprid-
taire d’une automobile pour le dommage causd par un tiers conducteur
ou passager: art.108 de la Loi sur l’assurance automobile, L.Q. 1977, c.68 (en-
tree en vigueur: le ler mars 1978) (dommage matdriel seulement). Pour une
autre obligation de garantie en dehors du C.c. voir l’art.3 de la Loi des ac-
cidents de travails, S.R.Q. 1964, c.159, mod. par S.Q. 1966-67, c.52, S.Q. 1969,
c.52.
12 Voir supra, note 4.
13Blais v. Lemieux (1920) 30 B.R. 410; Collin v. Vadenais (1927) 44 B.R.
89; Cit6 de Quebec v. Picard [1972] R.C.S. 277.
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La notion de faute est la base de chaque obligation de diligen-
ce. Le d6biteur d’une obligation de diligence devient responsable
parce qu’il ne s’est pas conduit en “bon p~re de famille”,”, parce
qu’il a commis une faute. En principe, c’est le cr~ancier d’une obli-
gation de diligence qui doit prouver la faute du d6biteur. Le d6bi-
teur ne doit prouver son absence de faute que lorsqu’il existe une
prdsomption rdfragable de faute (pr6somption juris tantum). Cette
pr~somption peut Atre une prgsomption lgaler ou une prsomp-
tion de fait.’ Pour une obligation de r~sultat, il ne suffit pas que
le d6biteur prouve son absence de faute; il ne peut s’exon6rer de
toute responsabilit6 qu’en 6tablissant un cas fortuit ou une force
majeure dont la preuve lui incombe. 17 Pour une obligation de ga-
rantie, il n’a point de d6fense.’ s Pr6tendre, comme on le fait g6n6-
ralement, qu’il y a une prdsomption irrgfragable de faute (pr&
somption juris de jure) dans chaque obligatio n de r6sultat ou de
garantie n’est qu’une excuse pour maintenir la notion de faute
comme base unique de la responsabilit6 civile extra-contractuelle
au Qu6bec. Une pr~somption irr6fragable n’est plus en effet une
pr6somption, mais plut6t une fiction juridique. C’est peut-etre pour
cette raison que tr~s souvent on utilise le terme prdsomption de
responsabilitg au lieu de pr~somption irr6fragable de faute. En
effet, il semble que du moment que quelqu’un doive prouver davan-
tage que l’absence de sa faute personnelle pour s’exon~rer de sa
responsabilit6 civile extra-contractuelle, cette responsabilit6 n’est
plus fond6e sur la notion de faute, mais sur celle de risque.
Ii serait plus honn6te et th~oriquement plus correct de dire
qu’il y a deux fondements de la responsabilit6 civile extra-contrac-
tuelle au Qu6bec: la faute et le risque. Les obligations de diligence
sont alors fond6es sur la notion de faute, tandis que celles de r6-
sultat et de garantie le sont sur la notion de risque. Cette derni~re
notion signifie la chance prise par quelqu’un que son activit6 socio-
14 Dans la terminologie du Rapport sur le Code civil du Qudbec, supra,
note 7, passim: “une personne raisonnable”.
‘5 Arts.1238 et 1054, als.1 5. 6 C.c. L’art.109 de la Loi sur l’assurance automo-
bile, L.Q. 1977, c.68, impose une obligation de r~sultat au conducteur d’une
automobile pour son propre fait, mais une obligation de garantie pour
celui de son passager.
IGArts.1238 et 1242 C.c. Pour la definition de la pr~somption de fait, pro-
che en caract~re de la r~gle res ipsa loquitur de la “common law” voir
l’arr~t Parent v. Lapointe [1952] 1 S.C.R. 376, h la p.381 (I. Taschereau).
17 La faute d’un tiers est assimil~e au cas fortuit.
18 Ndanmoins,
defense valable.
la faute (contributive) du cr6ancier reste toujours une
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6conomique cause h autrui du dommage dont il doit subir les con-
sequences, sauf le cas fortuit ou la force majeure pour les obliga-
tions de rgsultat.
III. Doctrine et jurisprudence
En France, les principaux avocats de la th~orie du risque furent
Saleilles et Josserand h la fin du sicle dernier. Inspir6s par le dd.
sir d’aider les victimes d’accidents industriels, ils estim~rent que
la notion de risque devrait 6tre la seule base de la responsabilit6
(quasi-) d~lictuelle. A tort, ils ont cru pouvoir trouver un argu-
ment dans le texte m~me de l’article 1382 du Code Napolkon, 19 qui
diff~re dans sa rddaction de l’article 1053 du Code civil qu6b6-
cois. 2 0 En mettant l’accent sur les mots “tout fait quelconque de
l’homme” et en ndgligeant le mot “faute”, ils pens~rent faire de la
notion de risque ,la seule base de la responsabilit6 civile (quasi-)
ddlictuelle en France. Avec raison, la doctrine et la jurispruden-
ce ne les ont pas suivis. Cependant, on reconnalt gdn6ralement en
France que, tout en gardant la notion de faute comme base g6n6-
rale de la responsabilit6 civile extra-contractuelle,
la notion de
risque peut jouer un r6le supplkmentaire.21
11 existe ndanmoins une certaine confusion t l’6gard du fonde-
ment des rgles des alindas 1 et 5 de l’article 1384 du Code Napo-
lMon. L’article 1384, alin6a 1, qui est l’6quivalent de l’article 1054,
alin~a 1, du Code civil qu~b~cois,11 a 6t6 interpr~t6 par la Cour de
cassation comme une prdsomption de responsabilitd, c’est-A-dire
que le gardien d’une chose doit prouver ,le cas fortuit ou la force
majeure pour s’exon~rer 2 3 D’ailleurs, la jurisprudence qu6bdcoise
n’a en somme pas voulu aller si loin. L’article 1054, alinda 1, du
Code civil qu~bdcois ne contient qu’une obligation de diligence,
accompagn~e d’une prisomption l6gale et rdfragable de faute.24
Malheureusement, la Cour de cassation francaise ne s’est pas pro-
nonc6e sur le fondement de Ja pr6somption de responsabilit6 de
1’article 1384, alinda 1. Certains pensent que la base de la respon-
un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arriv6, A le rdparer.”
‘9 Art. 1382 C.N.: “Tout fait quelconque de l’homme, qui cause h autrui
20 Voir supra, note 2.
21 Mazeaud, supra, note 5, no 431.
22 Voir supra, note 3.
23 Ch. r6un., 13 f6vr. 1930, D.P. 1930, 1.57.
24 Voir, e.g., City of Montreal v. Watt & Scott Ltd [1922] A.C. 555, aux
pp.562-63 et Cloaks Ltd v. Cooperberg [1959] S.C.R. 785, aux pp. 788-89 (3.
Taschereau, diss.).
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sabilit6 du fait de la chose doit encore 8tre recherche dans la no-
tion de faute, 5 d’autres dans la notion de risque.0
Comme ddfendu ci-dessus, il semble que du moment que quel-
qu’un doive prouver plus que l’absence de faute personnelle pour
s’exondrer de sa responsabilit6 civile extra-contractuelle, cette
responsabilit6 n’est plus fond~e sur la notion de faute, mais plu-
t6t sur celle de risque. I1 en est ainsi dans le cas de la responsabi-
lit6 des commettants pour les fautes de leurs pr6pos~s’ (article
1054, alinda 7 C.c. et article 1384, alinda 5 C.N.).27 I1 ne suffit pas
que le commettant prouve son absence de faute personnelle. Pr6-
tendre que le commettant prend la place du pr6pos6, c’est-h-dire
qu’il y a substitution du commettant au prdpos6,28 ou encore qu’il
y a une prdsomption irr6fragable que le commettant ait mal choisi
son employ6 (culpa in eligendo)2 9 ne sont que des excuses pour
maintenir la notion de faute comme base unique de la responsa-
bilit6 civile extra-contractuelle.
La majeure partie de la doctrine qu6b~coise semble avoir adop-
t6 la fiction de pr~somption irrgfragable de faute pour maintenir
l’unit6 du fondement de la responsabilit6 civile extra-contractuelle.
C’est ainsi, par exemple, que Nadeau et Nadeau purent dire:
Quoi qu’il en soit de toutes ces discussions autour du fondement de la res-
ponsabilit civile, il n’y a pas de doute, du inoins en ce qui concerne la
province de Qu6bec, que les tribunaux civils ne retiennent ici que la
th~orie classique de la responsabilit6 fond~e sur la faute prouv6e ou
pr6sum6e.3 0
Baudouin, cependant, reconnait que la notion de risque ou de res-
ponsabilit6 objective a eu une certaine influence sur la responsa-
bilit6 civile extra-contractuelle au Qu6bec, aussi bien dans la 1-
gislation (Loi des accidents du travail)31 que dans la jurisprudence
(article 1054 C.c.),32 tandis que Tancelin est un peu plus restric-
tif.33
25Cela veut dire “faute dans la garde”: voir Mazeaud, supra, note 5,
no 539.
20 Savatier, Traitd de la responsabiliti civile en droit frangais 2e 6d.
(1951), t.I, no 280.
271 bid., no 284 et ss.
28 Mazeaud, supra, note 5, no 483.
29Voir infra, note 41.
30Nadeau et Nadeau, Trait9 pratique de la responsabilitd civile ddlic-
tuelle (1971), no 58 (cit6 dans 1’arr6t Simard v. Soucy, supra, note 1. h la
p.651). Voir aussi Nadeau, Traitg de Droit civil du Qudbec (1949),
t.VIII,
no 58.
31 S.R.Q. 1964, c.159.
32 Baudouin, La responsabilitd civile ddlictuelle (1973), nos 50-53.
33 Tancelin, Thdorie du droit des obligations (1975), nos 273-77.
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La jurisprudence qu~bdcoise semble nier cat6goriquement l’ap-
partenance de la notion de risque au droit du Qu6bec. II faut
d’abord remarquer que la majorit6 de cette jurisprudence concer-
ne le regime g6n6ral de la responsabilit6 du fait de la chose a 1’ar-
ticle 1054, alin6a 1 C.c., qui, il est vrai, est restde fiddle h la res-
ponsabilit6 h base de faute pr6sumre, contrairement au droit
frangais 3 4 C’est donc avec raison que la jurisprudence nie l’inciden-
ce de la th6orie du risque en droit qu6b6cois 5 en ce qui concerne
l’article 1054, alin6a 1.
I1 en est autrement quant A l’article 1054, alinda 7. Lorsqu’on re-
connait que ‘obligation du commettant de r6parer le dommage cau-
s6 par la faute de son pr6pos6 est une obligation de garantie, on
pourrait facilement arriver h la conclusion que sa responsabilite
est fond6e sur la notion de risque. La Cour supreme cependant ne
suit pas ce raisonnement. Dans l’affaire Eaton v. Moore, M. le
Juge-en-chef Rinfret 6 fait r6f6rence h la ddcision de la Cour
dans l’arr~t The Governor & Co. of Gentlemen Adventurers of
England v. Vaillancourt,3 7 oiL les Juges Duff,38 Brodeur”9 et Mi-
gnault 40 se prononc6rent contre l’application de la th6orie du
risque h l’article 1054, alin6a 7. Selon ces deux derniers juges,4’ le
fondement de la responsabilit6 du commettant doit 8tre recherch6
dans une prdsomption irr6fragable que le commettant a ma] choisi
son employ6 (culpa in eligendo). I1 semble que ce raisonnement
remonte Pothier,41 cependant il ndcessite l’utilisation malheureu-
se d’une fiction juridique, qui serait superflue si l’on admettait
la notion de risque comme fondement partiel de la responsabilite
civile extra-contractuelle.
La jurisprudence sur le fondement thdorique de
‘article 1055
est peu abondante, et g6ndralement, elle a tendance h rechercher
ce fondement soit sous forme d’une faute dans la garde de l’ani-
34 Voir supra, notes 23 et 24.
‘5 Voir, e.g., Canadian Vickers Ltd v. Smith [1923] S.C.R. 203, aux pp.207-
208; Federal 5-10-150 Stores Ltd v. Tomy [1954] B.R. 232, aux pp.237-3 8;
Simard v. Soucy, supra, note 1,
36 [1951] S.C.R. 470, h la p. 477.
37 [1923] S.C.R. 414.
38 Ibid., h la p. 417.
-a Ibid.,
la p. 424.
40 Ibid., aux pp. 427-28.
41 Ibid., aux pp. 424 et 432. Voir aussi le discours de Mignault sur la thdorie
t.V, notes suppl6mentaires,
du risque dans Le droit civil canadien (1901),
aux pp.681 et ss.
la p.651.
41aPothier, Traitj des Obligations (1768), t.I, no 121.
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mal, soit sous forme d’une faute personnelle du propri6taire du
bltiment.4 2 Le seul espoir jurisprudentiel pour la th6orie du risque
demeure donc la d6cision de M. le Juge Lajoie dans l’arr~t Katz
v. Reitz concernant 1’obligation de bon voisinage, oii il 6crivait:
Cette obligation existe meme en l’absence de faute, et r6sulte alors du
droit du voisin a l’intdgrit6 de son bien et h la reparation du pr6judice
qu’il subit, contre son gr6, de travaux faits par autrui pour son avantage
et profit.43
IV. Rapport sur le Code civil
Le Rapport sur le Code civil du Quebec de l’Office de r6vision
du Code civil44 ne prend pas partie dans la controverse entourant
le fondement de la responsabilit6 civile extra-contractuelle. D’une
fagon scrupuleuse, le Rapport indique chaque fois si une obliga-
tion 16gale ou extra-contractuelle a une intensit6 de diligence (sans
ou avec pr6somption 16gale de faute), de r6sultat ou de garantie.45
Cependant, il ne se prononce aucunement sur la question th6ori-
que h savoir si ces obligations sont fond6es sur la notion de faute
ou de risque, ou sur les deux. En conformit6 avec l’opinion expri-
m6e ci-dessus, on devrait conclure que les obligations extra-con-
tractuelles de diligence sont bas6es sur la notion de faute, alors
que celles de r6sultat et de garantie sont bas6es sur la notion de
risque.
La rigle g6n6rale de la responsabilit6 civile extra-contractuelle
dans le Rapport est formul6e h
‘article 9440 qui, comme l’article
1053 du Code actuel, est fond6e sur la notion de faute. L’article 94
est suivi d’articles qui, suivant en partie 1’exemple des articles
1054, 1055 et 1057 du Code actuel, 6dictent des rbgles sp6ciales
pour certains cas, oii il y a une obligation extra-contractuelle de
diligence avec pr6somption de faute, une obligation de r6sultat ou
de garantie. Puisque la r~gle g6n6rale contient une obligation de
diligence, et puisque les obligations de r6sultat et de garantie ne
s’appliquent qu’aux cas sp6ciaux4 7 la conclusion semble justifi6e
que, sous le syst~me du Rapport, la notion de faute soit le fonde-
ment principal, et la notion de risque le fondement supp16mentaire
de la responsabilit6 civile extra-contractuelle, le tout en conformit6
avec le droit d6jh applicable.
42 Voir Baudouin, supra, note 32, nos 463 et 491.
43 Voir supra, note 10.
44 Supra, note 7.
45Ibid., arts. 94 et ss. (Obligations).
40 Ibid.
4TIbid., vol.II, t.2, aux pp.565-66.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 24
Selon les besoins de l’6poque, l’Office de rdvision du Code civil
propose d’6Iargir le nombre d’obligations lgales ou extra-contrac-
tuelles de rdsultat et de garantie. Tout en retenant les obligations
de diligence avec prdsomption de faute, et les obligations de r-
sultat et de garantie d6jh en vigueur,48 le Comit6 propose de chan-
ger le rdgime g6ndral de la responsabilit6 du fait de la chose en im-
posant au gardien de la chose une obligation de rdsultat, c’est-h-
dire une prdsomption de responsabilit, 49 au lieu de la prdsomp-
tion ldgale de faute en vigueur aujourd’hui. De lege ferenda, une
obligation ldgale de garantie sera imposde au fabricant pour vice
de conception, de fabrication, de conservation ou de pr6sentation
de son produit, sauf si le vice est apparent.51 A pr6sent, sous le r6-
girne du contrat de vente et lh encore d’une fagon plus restreinte,
une telle obligation de garantie ne s’applique qu’au fabricant qui
se trouve dans une relation contractuelle avec son acheteur 2 Fina-
lement, le fabricant tombera ddsormais sous une obligation de ga-
rantie de rdpondre du ddfaut d’indication des risques et dangers
de l’utilisation de son produit.5 3 Avec l’6largissement des obliga-
tions de rdsultat et de garantie sous le syst~me du Rapport sur le
*7ode civil du Quebec, le r6le suppldmentaire de la notion de risque
lans la responsabilit6 civile extra-contractuelle s’accroitra.
48lbid., art.96 (Obligations): Obligation de bon voisinage (garantie: voir
supra, note 10 et titre II du texte); arts.97-98 (Obligations): certaines obli-
gations concernant le fait d’autrui (diligence avec prdsomption
ldgale de
faute); art. 99. (Obligations): obligation de l’employeur de r~parer le dom-
mage caus6 par son employ6 (garantie); art.101 (Obligations):
responsabi-
lit6 du propridtaire d’un bitiment (rdsultat ou sui generis). L’art.01 pro-
pose que ddsormais, c’est le propri6taire qui devra prouver l’absence d’un
vice de construction ou d’un d~faut d’entretien, contrairement au droit
actuel qui impose au demandeur le fardeau de prouver le vice ou le d6faut
sous l’art.1055: voir supra, note 13 et titre II du texte.
49 Cf. le droit frangais: voir supra, note 23 et titre III du texte.
5oSupra, note 7, art. 100 (Obligations). Ddsormais la responsabilit6 du fait
de l’animal tombera sous le regime gdndral du fait de la chose. (Voir com-
mentaires sur l’art.100 vol.II, t.2, A la p.632.)
51 Ibid., art.102(1) (Obligations). Voir aussi les arts.53-54 de la Loi sur la
protection du consommateur, Bill 72 (sanctionn6 le 22 d6c. 1978), 3e Sess.,
31e L g. (Qud.).
52Arts. 1522 et ss. C.c. Ndanmoins, une certaine jurisprudence dtend le
regime contractuel de l’art.1522 et ss. au fabricant qui n’est pas le vendeur
direct de la partie I6sde; voir, e.g., Gougeon v. Peugeot [1973] C.A. 824, aux
pp.828-31. De plus, une d6cision rdcente (General Motors of Canada v.
Kravitz, le 23 janv. 1979) de la Cour supreme a 6tendu la protection de
l’art.1522 et ss. au sous-acqureur.
53 Supra, note 7, art.102(2) (Obligations).
1978]
COMMENTS – COMMENTAIRES
V. Conclusion
Admettre qu’en droit civil qudbdcois le fondement de la respon-
sabilit6 civile extra-contractuelle soit h la fois la notion de faute
et la notion de risque est peut-tre non-orthodoxe du point de vue
thdorique, mais en pratique cela ne changera nullement le droit
ddjt applicable. Les obligations extra-contractuelles de rdsultat
et de garantie existent ddjh et seront multiplides dans le nouveau
Code civil. La portde de ce commentaire est de ddmontrer qu’il se-
rait th~oriquement plus juste d’6liminer la fiction juridique de pr6-
somption irrefragable de faute pour les obligations de rdsultat et
de garantie, tout en retenant les prdsomptions rifragables de faute
pour certaines obligations de diligence. En remplagant la fiction
de prdsomption irrdfragable de faute par la notion de risque corn-
me fondement partiel et suppldmentaire de la responsabilit6 civile
extra-contractuelle au Qudbec, on effectuerait simplement un chan-
gement thgorique sans implications pratiques. On doit laisser au
ldgislateur la t~che d’6largir le nombre d’obligations de rdsultat
et de garantie en matiRre extra-contractuelle au fur et .h mesure
des besoins socio-6conomniques du moment.
P. P. C. Haanappel*
* De la Facultd de Droit, McGill University. L’auteur remercie les Profes-
seurs Paul-A. Cr6peau et Pierre-G. Jobin pour leurs conseils. La responsabi-
lit6 des opinions exprimdes dans ce commentaire est celle de l’auteur.