McGill Law Journal ~ Revue de droit de McGill
LA FIDUCIE CIVILISTE : MODALIT DE LA PROPRIT
OU INTERMDE LA PROPRIT?
Yall Emerich*
Comment le trust de la common law peut-
il prendre forme dans un contexte civiliste? La
proprit fiduciaire nest aprs tout pas impen-
sable dans un tel contexte. Elle peut senvisager
comme une proprit finalise et, plus prcis-
ment, comme une modalit de la proprit. Le
lgislateur qubcois, en imaginant la fiducie
comme un patrimoine daffectation, a inscrit
cette finalit au cur mme dun concept de pa-
trimoine qui en sort renouvel. La question se
pose toutefois de savoir quel point la fiducie
qubcoise a rompu tous les liens avec la pro-
prit et quels sont les limites et dfis tho-
riques dune telle conception. Qui est cet autrui
dont le fiduciaire administre les biens? De qui
acquiert-on lorsquon acquiert un bien tenu en
fiducie? La
doit-elle
sanalyser comme une modalit de la proprit
ou comme un intermde la proprit?
qubcoise
fiducie
How can the trust drawn from the com-
mon law take shape within a civilian context?
Fiduciary ownership is not unthinkable within
a civilian context. It may be considered as pur-
posive ownership or, to be more precise, as a
modality of ownership. Quebecs legislator, im-
agining the fiducie as a patrimony by appropri-
ation, has impressed this purposive character
within the very heart of the concept of patrimo-
ny, which emerges as a renewed concept. How-
ever, the question arises of discerning the ex-
tent to which Quebecs fiducie has severed all
ties to ownership, and of the theoretical limits
and challenges presented by a conception of this
kind. Who is this other whose property is ad-
ministered by the trustee? From whom does one
acquire property when it has been held in a fi-
ducie? Should Quebecs fiducie be analyzed as a
modality of ownership or as an interlude in
ownership?
* Professeure adjointe la Facult de droit de lUniversit McGill. Cet article constitue la
version crite et rvise dune prsentation faite la Facult de droit de lUniversit
McGill dans le cadre dune confrence intitule La fiducie dans tous ses tats/The
Worlds of the Trust , du 23 au 25 septembre 2010 et organise par le Centre de re-
cherche en droit priv et compar du Qubec. Lauteure remercie le professeur Lionel
Smith pour son invitation cette occasion. Elle remercie galement Mme Rgine Trem-
blay pour son aide au titre dassistante de recherche et Mme Alexandra Popovici pour
ses commentaires sur une version prliminaire de ce texte. Lauteur tient galement
souligner le soutien financier du CRSH qui a permis la participation cette confrence
ainsi que la production de cet article.
Citation: (2013) 58:4 McGill LJ 827 ~ Rfrence : (2013) 58 : 4 RD McGill 827
Yall Emerich 2013
828 (2013) 58:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Introduction
I.
II.
La fiducie comme modalit de la proprit
A. La possibilit thorique dune proprit
fiduciaire en droit civil
B. La reconnaissance pratique dune proprit
fiduciaire : lexemple du droit civil franais
La fiducie comme intermde proprit?
A. La reconnaissance dun patrimoine daffectation
dtach du droit rel : lexemple du droit civil
qubcois
B. La fiducie peut-elle rompre tous les liens avec la
proprit?
Conclusion
829
830
831
833
837
837
843
846
LA FIDUCIE CIVILISTE 829
Introduction
Prsente en droit romain1, la fiducie a progressivement disparu de la
plupart des systmes civilistes, du moins sous une forme nomme2. Les
dernires dcennies ont toutefois donn une vitalit nouvelle
linstitution dans plusieurs pays de tradition civiliste ou mixte3. Pourtant,
cette renaissance de la fiducie civiliste sinspire souvent moins de la fidu-
cie romaine que du trust de la common law4, ce qui ne va pas sans ncessi-
ter une certaine adaptation des concepts civilistes. Alors que le trust de la
common law est fond sur le ddoublement de la proprit entre le fidu-
ciaire et le bnficiaire le premier ayant la proprit lgale, le second la
proprit quitable la crainte dune proprit divise a souvent fait en
sorte de condamner le recours la fiducie en droit civil et, plus spcifi-
quement, ladmission dune proprit fiduciaire.
Lide de proprit associe la fiducie a souvent t dnonce en
droit civil, certains y voyant une proprit dnature, la proprit fidu-
ciaire tant limite dans sa dure et dans son tendue. Plusieurs schmas
thoriques semblent pourtant envisageables pour comprendre et traduire
le trust dans un contexte civiliste, ce qui peut tre illustr travers les
exemples franais et qubcois.
1 Le droit romain connaissait la fois la fiducia cum creditore (fiducie-sret) et la fidu-
cia cum amico (fiducie-gestion). Voir notamment : Raymond Monier, Manuel lmen-
taire de droit romain, 4e d, t 2, Paris, Montchrtien, 1948 la p 120; Jean Gaudemet,
Droit priv romain, 2e d, Paris, Montchrtien, 2000 la p 268. La fiducie romaine, con-
ue une poque o le transfert de possession entranait un transfert de proprit, a
t dcrite comme l anctre du dpt et du gage : Frdric Zenati-Castaing et Thierry
Revet, Les biens, 3e d, Paris, Presses universitaires de France, 2008 la p 404.
2 Louis Baudouin, Le droit civil de la province de Qubec : Modle vivant de droit compa-
r, Montral, Wilson et Lafleur, 1953 la p 1244.
3 Par ex, en Louisiane (Louisiana Trust Code, 1964 La Acts, no 338), au Japon (Shintaku
Ho (Trusts Act), 1922 no 62) et, suite la ratification de la Convention relative la loi
applicable au trust et sa reconnaissance (1 juillet 1985, 1664 RTNU 311, RT Can 1993
n 2), en Suisse (Loi fdrale sur le droit international priv, RO 1988 1776, 18 dcembre
1987 aux art 149(a)-(d)), et au Luxembourg (Loi du 27 juillet 2003, Journal Officiel du
Grand-Duch de Luxembourg, 3 septembre 2003, 2620). Cette tude se limite toutefois
aux exemples de la fiducie en droit civil franais et qubcois.
4 Zenati-Castaing et Revet, supra note 1 la p 405. Sur le lien entre la fiducie franaise
et le trust, voir notamment : Christian Larroumet, La fiducie inspire du trust (1990)
D 119 la p 120. Sur le lien entre la fiducie qubcoise et le trust, voir notamment : Of-
fice de rvision du Code civil, Comit du droit de la fiducie, Rapport sur la fiducie, Mon-
tral, 1976 la p 2 (Paul-Andr Crpeau (prsident)) [Rapport sur la fiducie]. Voir aussi
pour une position plus nuance sur cette question : M Cantin Cumyn, La fiducie en
droit qubcois dans une perspective nord-amricaine dans J Herbots et D Phillippe,
dir, Le trust et la fiducie : implications pratiques, Bruxelles, Bruylant, 1997, 73 la
p 74.
830 (2013) 58:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Le premier objectif de cet article est de montrer que la proprit fidu-
ciaire est une possibilit en droit civil, tant dun point de vue thorique
que pratique. La proprit fiduciaire nest pas impensable dans un sys-
tme romano-germanique. La fiducie franaise, qui a rcemment fait son
apparition dans le Code civil franais sous une forme nomme, suite
ladoption de la Loi no 2007-211 du 19 fvrier 2007 instituant la fiducie,
semble constituer un exemple lgislatif dune telle reconnaissance5. Cette
proprit fiduciaire, dans laquelle certains ont vu une proprit avec
charge, peut plutt tre envisage comme une modalit du droit de pro-
prit, autrement dit, comme une manire dtre particulire de la pro-
prit.
Le second objectif de cette tude est dexplorer la pertinence dune fi-
ducie dtache de la proprit. Le Code civil du Qubec a fait de la fiducie
un patrimoine daffectation sur lequel aucun des protagonistes na de droit
rel. La question se pose toutefois de savoir quel point le lgislateur
qubcois a compltement dtach la fiducie de la proprit, par le prisme
du patrimoine daffectation. En effet, une telle sparation ne va pas sans
poser de srieux problmes thoriques. Peut-on vraiment considrer que
les biens transfrs en fiducie nont plus de propritaire? Si tel est le cas,
de qui acquiert-on lorsque lon acquiert un bien tenu en fiducie et qui est
cet autrui dont le fiduciaire administre les biens? Il sagira ici de tenter,
sinon de rsoudre les contradictions que pose une fiducie dtache de la
proprit, du moins de soulever un certain nombre dinterrogations lies
la rupture potentielle que raliserait la fiducie qubcoise par rapport la
proprit.
Deux solutions d acclimations de la fiducie dans un contexte civi-
liste seront donc explores ici : dune part, celle de la fiducie analyse
comme une proprit fiduciaire, simple modalit de la proprit (I), et
dautre part, celle de la fiducie comme intermde la proprit, ou autre-
ment dit, comme parenthse ou entracte la proprit (II).
I. La fiducie comme modalit de la proprit
Nous soumettons que la proprit fiduciaire est possible dun point de
vue thorique en droit civil (A) et que cette possibilit thorique, qui trou-
vait certainement un cho dans la fiducie du Code civil du Bas-Canada,
trouve dsormais une illustration pratique dans le droit positif franais
(B).
5 JO, 21 fvrier 2007, 3052 [Loi no 2007-211].
LA FIDUCIE CIVILISTE 831
A. La possibilit thorique dune proprit fiduciaire en droit civil
La proprit fiduciaire peut sanalyser comme une proprit aux con-
tours amnags. Elle constitue une proprit oriente, finalise. Comme
lcrivent les professeurs Zenati-Castaing et Revet, [l]a proprit est fi-
duciaire lorsquune personne devient propritaire afin dexcuter une mis-
sion, lissue de laquelle la chose est rtrocde lalinateur initial ou
un tiers par lui dsign 6. Or, comme on la justement soulign, [l]es
spcificits du droit de proprit sexpliquent par la fonction technique
quelle remplit sans remettre en cause son essence 7. Le fiduciaire ne
peut certes pas agir avec une libert absolue, puisquil doit poser des actes
en accord avec la finalit de la fiducie, telle quelle a t fixe par le consti-
tuant8. Toutefois, la proprit est loin dtre le droit totalement absolu que
le juriste civiliste se plat souvent dcrire et le lgislateur peut, selon la
dfinition mme de la proprit, y poser des limites et conditions
dexercice 9.
La proprit fiduciaire nest pas source de richesse pour le fiduciaire,
puisquil doit agir dans lintrt dun tiers, le bnficiaire, plutt que dans
son propre intrt10. Cela justifie, selon plusieurs auteurs, de voir dans
linstitution fiduciaire non pas la prsence dun droit subjectif de proprit
mais le simple exercice de pouvoirs juridiques11. Pourtant, il nest pas cer-
tain quun droit subjectif en gnral ou que la proprit en particulier
doive ncessairement tre exerc dans son propre intrt. De plus, la no-
6 Zenati-Castaing et Revet, supra note 1 la p 404.
7 Batrice Kan-Balivet, Les cls du contrat de fiducie-gestion (2009) 185 Dr et pat 70
la p 73. Voir aussi, propos de la proprit-gestion : Batrice Balivet, Les techniques de
gestion des biens dautrui, thse de doctorat en droit, Universit Jean-Moulin Lyon 3,
2004 [non publie] la p 172.
8 Sur cette ide : Philippe Marini, Enfin la fiducie la franaise (2007) D 1347 la
p 1347 [Marini, Enfin ].
9 Art 947 CcQ et art 544 CcF. Voir notamment sur ce point : Marquis de Vareilles-
Sommires, La dfinition et la notion juridique de la proprit (1905) 4 RTD civ 443
au no 62; Roderick A Macdonald, Reconceiving the Symbols of Property: Universali-
ties, Interests and Other Heresies (1994) 39 : 4 RD McGill 761; Gerald Goldstein, La
relativit du droit de proprit : enjeux et valeurs dun Code civil moderne (1990) 24 :
3 RJT 505 la p 507.
10 Michel Grimaldi, La fiducie : rflexions sur linstitution et sur lavant-projet de loi qui
la consacre [1991] 12 Rpertoire du Notariat Defrnois, art 35085, 897 la p 913. Voir
aussi Madeleine Cantin Cumyn, La proprit fiduciaire : mythe ou ralit? (1984)
15 : 1 RDUS 7 la p 13 [Cantin Cumyn, La proprit fiduciaire : mythe ou ralit? ].
11 Sur la notion de pouvoir : Emmanuel Gaillard, Le pouvoir en droit priv, Paris, Econo-
mica, 1985 aux pp 232-33; Madeleine Cantin Cumyn, Ladministration du bien
dautrui, Cowansville (Qc), ditions Yvon Blais, 2000 au para 91 [Cantin Cumyn,
Ladministration du bien dautrui]; Madeleine Cantin Cumyn, Le pouvoir juridique ,
(2007) 52 : 2 RD McGill 215 la p 225.
832 (2013) 58:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
tion de pouvoir na pas totalement acquis son autonomie vis–vis du con-
cept de droit subjectif12.
Sans doute, la proprit fiduciaire nest-elle pas une proprit perp-
tuelle13. Cependant, la doctrine civiliste a dj montr que la perptuit
nest pas essentielle la proprit14. La loi ne requiert nullement la perp-
tuit de la proprit et des proprits non perptuelles, telles que la pro-
prit intellectuelle, ont dj t reconnues15. De plus, lide a t avance
selon laquelle lorsque la proprit fiduciaire steint, ce nest pas la pro-
prit qui prend fin, mais uniquement cette modalit ou manire dtre
spcifique de la proprit quest la proprit fiduciaire16.
En ralit, la proprit civiliste est une institution mallable, qui peut
parfaitement sadapter aux types de modifications que la proprit fidu-
ciaire implique. Cette dernire constitue une proprit particulire,
puisque le propritaire fiduciaire est soumis certaines restrictions rela-
tivement ses pouvoirs sur la chose. Il nen demeure pas moins que lon y
retrouve les attributs traditionnels de la proprit que sont lusus, le fruc-
12 La dfinition du droit subjectif reste suffisamment large pour y intgrer le pouvoir, no-
tion laquelle le droit subjectif est dailleurs souvent li. Voir par exemple : Grard
Cornu, dir, Vocabulaire juridique, 7e d, Paris, Presses Universitaires de France, 2005,
sub verbo droit subjectif : prrogative individuelle reconnue et sanctionne par le
Droit objectif qui permet son titulaire de faire, dexiger ou dinterdire quelque chose
dans son propre intrt ou, parfois, dans lintrt dautrui [nos italiques]. Voir aussi :
Friedrich Karl von Savigny, Trait de droit romain, t 1, traduit par Guenoux, Paris, Di-
dot, 1851 la p 7; Raymond Saleilles, De la personnalit juridique, 2e d, Paris, A Rous-
seau, 1922 aux pp 547-48. Sur la critique de la notion de pouvoir pour expliquer enti-
rement la situation du fiduciaire, voir galement Franois Barrire, La rception du
trust au travers de la fiducie, thse de doctorat en droit, Universit Panthon-Assas
(Paris II), Paris, Litec, 2004 aux pp 326-27.
13 La dure de la proprit fiduciaire a t porte de 33 99 ans suite une modification
de la loi sur la fiducie, aujourdhui codifie lart 2018-2 CcF. Voir notamment sur ce
point : Encyclopdie juridique Dalloz : Rpertoire de droit civil, Fiducie par Franois
Barrire au no 56.
14 Catherine Pourquier, Proprit et perptuit. Essai sur la dure du droit de proprit,
thse de doctorat en droit, Facult de droit et de science politique dAix-Marseille, Aix-
en-Provence, Presses Universitaires dAix-Marseille, 2000 au para 294. Voir aussi
Christian Atias, Droit civil : Les biens, 6e d, Paris, Litec, 2002 au para 76.
15 En droit civil franais, la proprit littraire et artistique steint soixante-dix ans aprs
la mort de lauteur (mme si le droit moral est perptuel) : art L121-1, al 3 CPI;
art L123-1 CPI. Voir aussi sur le caractre temporaire des droits du brevet: art L611-2
CPI. De plus, tout comme un propritaire peut abandonner son bien, des parties pour-
raient fort bien prvoir de faon conventionnelle une proprit temps limit.
16 Franois Frenette, La proprit fiduciaire , (1985) 26 : 3 C de D 727 la p 736 [Fre-
nette, La proprit fiduciaire ]. Voir infra sur la modalit.
LA FIDUCIE CIVILISTE 833
tus et labusus, le fiduciaire ayant en principe tous les pouvoirs sur les
biens en fiducie17.
Le fait que le droit lusage, la jouissance et la disposition des
biens en fiducie puisse tre limit en raison de la finalit de la fiducie ne
supprime pas la prsence potentielle de ces attributs traditionnels de la
proprit. De plus, de telles limites sont parfaitement compatibles avec la
dfinition mme de la proprit, qui permet dimposer des restrictions aux
droits du propritaire18. En effet, la proprit est moins lexercice effectif
de toutes les prrogatives que confre la proprit, que la vocation les
exercer. Finalement, on retrouve galement dans la proprit fiduciaire la
prsence de lexclusivit puisque le fiduciaire na besoin du concours de
personne pour exercer ses pouvoirs sur les biens en fiducie19 qui est la
marque de la proprit20.
B. La reconnaissance pratique dune proprit fiduciaire : lexemple du droit
civil franais
Aprs plusieurs projets de loi avorts21, le Code civil franais comporte
dsormais un nouveau titre intitul De la fiducie , intgr dans le livre
17 Voir par ex art 1265 CcQ et surtout lart 1278 CcQ aux termes duquel le fiduciaire a la
matrise et ladministration exclusive du patrimoine fiduciaire et [] exerce tous les
droits affrents au patrimoine . Voir aussi art 2023 CcF : Dans ses rapports avec les
tiers, le fiduciaire est rput disposer des pouvoirs les plus tendus sur le patrimoine fi-
duciaire . Selon une interprtation, le fiduciaire est priv du fructus. On peut toutefois
soutenir que le fiduciaire a le droit aux fruits puisquil les peroit, bien quil nen ait pas
la jouissance, puisquil ne peut user de ses prrogatives que dans le seul but de rali-
ser lobjet de la fiducie : Franois Barrire, Commentaire de la loi no 2007-211 du 19
fvrier 2007 (2e partie) [2007] 5 Bulletin Joly Socits 555 [Barrire, Commentaire
de la loi no 2007-211 (2e partie) ].
18 Voir Frenette, La proprit fiduciaire , supra note 16 la p 736; Vareilles-Sommires,
supra note 9 aux pp 477-78.
19 Voir Grimaldi, supra note note 10 la p 916; Franois Barrire, Commentaire de la loi
no 2007-211 du 19 fvrier 2007 (1re partie) [2007] 4 Bulletin Joly Socits 440 [Bar-
rire, Commentaire de la loi no 2007-211 (1re partie) ]. Voir aussi titre comparatif
lart 1278 CcQ : Le fiduciaire a la matrise et ladministration exclusive du patrimoine
fiduciaire [nos italiques].
20 Voir notamment Frderic Zenati, Essai sur la nature juridique de la proprit : Contri-
bution la thorie du droit subjectif, thse de doctorat en droit, Universit Jean-Moulin
Lyon 3, 1981 la p 543; Yall Emerich, Proprit, relation et exclusivit : tude de
droit compar (2009) 34 : 4 RRJ 1841 la p 1848.
21 Voir X Delpech, Enfin une loi sur la fiducie! (2007) D 566 la p 566. Antrieurement
la Loi no 2007-211, supra note 5, des fiducies innomes taient toutefois reconnues par
le droit franais, notamment travers la titrisation des crances (art L214-43 et s Code
montaire et financier [C mon et fin]) ou de cession de crance titre de garantie
(art L313-23 et s C mon et fin). Voir aussi Claude Witz, La fiducie en droit priv fran-
ais, Paris, Economica, 1981 la p 41 et s. Sur lenjeu conomique de la reconnaissance
834 (2013) 58:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
III portant sur les diffrentes manires dont on acquiert la proprit 22.
Larticle 2011 de ce code dfinit la fiducie comme une opration par la-
quelle un ou plusieurs constituants transfrent des biens, des droits ou des
srets, ou un ensemble de biens, de droits ou de srets, prsents ou fu-
turs, un ou plusieurs fiduciaires qui, les tenant spars de leur patri-
moine propre, agissent dans un but dtermin au profit dun ou plusieurs
bnficiaires [nos italiques]23.
Le concept de patrimoine daffectation est simplement voqu dans le
Code civil franais, par le biais du patrimoine fiduciaire24. En effet, la fi-
ducie franaise ne prvoit pas de vritable patrimoine autonome, le pa-
trimoine fiduciaire ntant totalement spar ni du patrimoine personnel
du fiduciaire ni du patrimoine personnel du constituant. Cest ainsi que
larticle 2025 alina 2 Ccf dispose quen cas dinsuffisance du patrimoine
fiduciaire, les cranciers de la fiducie peuvent poursuivre le paiement de
leur crance sur le patrimoine du constituant. De plus, les parties peuvent
prvoir par convention contraire que le gage gnral des cranciers de la
fiducie sera limit au patrimoine du fiduciaire25. Ds lors, il sagirait
plutt que dun patrimoine daffectation en tant que tel dune forme de
patrimoine de division, formant un sous-patrimoine au sein du patrimoine
du fiduciaire.
On a pu se demander quel titre les biens sont transfrs en fiducie26,
et notamment si ces biens seraient uniquement confis au fiduciaire
de la fiducie en France, voir notamment Philippe Dupichot (entretien), Fiducie et fi-
nance islamique (2010) D 1064.
22 La Loi no 2007-211, supra note 5, instituant le contrat de fiducie a t modifie par la
Loi no 2008-776 du 4 aot 2008 de modernisation de lconomie, JO, 5 aot 2008, 12471
telle que complte par lOrdonnance no 2009-112 du 30 janvier 2009 portant diverses
mesures relatives la fiducie, JO, 31 janvier 2009, 1854. La loi de 2008 a ouvert la fidu-
cie aux personnes physiques et a port sa dure un maximum de 99 ans (art 18).
23 Trois lments principaux peuvent tre tirs de cette dfinition : 1 la fiducie est une
opration par laquelle un constituant transfre des biens un fiduciaire; 2 le fiduciaire
tient ces biens spars de son patrimoine propre; 3 le fiduciaire agit dans un but d-
termin au profit dun bnficiaire.
24 Voir infra sur le patrimoine daffectation. Voir aussi : Mustapha Mekki, Le patrimoine
aujourdhui , (2011) JCP G 1258; Pierre Berlioz, Laffectation au cur du patri-
moine , [2011] 4 RTD Civ 635.
25 Art 2025, al 2 CcF : En cas dinsuffisance du patrimoine fiduciaire, le patrimoine du
constituant constitue le gage commun de ces cranciers, sauf stipulation contraire du
contrat de fiducie mettant tout ou partie du passif la charge du fiduciaire [nos ita-
liques].
26 Sur cette question voir notamment : Rmy Libchaber, Les aspects civils de la fiducie
dans la loi du 19 fvrier 2007, 2e partie [2007] 17 Rpertoire du Notariat Defrnois,
art 38639, 1194; Philippe Malaurie et Laurent Ayns, Les biens, 3e d, Paris, Dfres-
nois, 2007 aux paras 757-67. Pour une rflexion quivalente en droit civil qubcois :
LA FIDUCIE CIVILISTE 835
par le constituant, ce qui carterait la solution de la proprit. La solution
la plus plausible est pourtant dadmettre, conformment lanalyse clas-
sique du transfert de biens27, que le transfert en fiducie ralise un trans-
fert de biens en proprit, ce qui dans ce cas fait du fiduciaire un type de
propritaire. Telle est dailleurs la position du snateur Philippe Marini,
instigateur du projet de loi sur la fiducie28.
Si certains auteurs y ont vu une proprit dvoye29, notamment en
raison du fait quune telle proprit ne sexerce pas dans lintrt du fidu-
ciaire, il est pourtant possible dy voir plutt une proprit aux contours
amnags, les droits du fiduciaire sexerant de manire fiduciaire, cest-
-dire dans lintrt dautrui 30. Une partie importante de la doctrine civi-
liste nhsite plus reconnaitre lexistence dune proprit fiduciaire en
droit civil franais31 et lide dune proprit avec charge a notamment
t voque32.
Yves Caron, The Trust in Quebec (1980) 25 : 4 RD McGill 421 la p 425 et s. Voir
galement une comparaison de la situation en France (transfert du droit de proprit
au fiduciaire) avec celle du Qubec (absence de droit rel) : Jean-Philippe Dunand, Le
transfert fiduciaire : donner pour reprendre . Mancipio dare ut remancipetur; analyse
historique et comparatiste de la fiducie-gestion, Ble, Helbing & Lichtenhahn, 2000 la
p 384.
27 Voir notamment : Biens : droit de proprit et ses dmembrements dans Franois
Chabas, dir, Leons de droit civil, t 2, vol 2, 8e d, Paris, Montchrestien, 1994 au pa-
ra 1348.
28 Philippe Marini, La fiducie, enfin! , (2007) JCP E 2050 aux paras 3 et 4, selon lequel
la fiducie est un contrat synallagmatique translatif de proprit , ce transfert en
pleine proprit tant cependant doublement limit, dans le temps et dans sa subs-
tance .
29 Voir Pierre Decheix, La fiducie ou du sens des mots (1997) D 35 la p 36.
30 Gauthier Blanluet et Jean-Pierre Le Gall, La fiducie, une uvre inacheve (2007) 26
Revue de droit fiscal 676 au para 10.
31 Le snateur Philippe Marini lui-mme, lorigine du projet de loi sur la fiducie, a dcrit
la fiducie comme translative de la proprit : Marini, Enfin , supra note 8 la p 1347.
Voir aussi Barrire, Commentaire de la loi no 2007-211 (2e partie) , supra note 17;
Malaurie et Ayns, supra note 26 aux paras 757-67; Grimaldi, supra note 10 la p 916.
Sur le lien entre proprit ordinaire et proprit fiduciaire : Michel Grimaldi et Fran-
ois Barrire, La fiducie en droit franais dans Madeleine Cantin Cumyn, dir, La fi-
ducie face au trust dans les rapports daffaires : XVe Congrs International de Droit
Compar, Bruxelles, Bruylant, 1999, 237 la p 246 et s.
32 Sur lide de proprit avec charge, voir France, Snat, Rapport sur la proposition de loi
tendant favoriser laccs au crdit des petites et moyennes entreprises, par Philippe Ma-
rini, rapport no 442 (27 mai 2009) la p 78. Voir aussi : Arnaud Raynouard et Fabienne
Jourdain-Thomas, La fiducie, nouvel outil de gestion et de sret , (2010) JCP N 1063
aux paras 11-12. Sur les diffrentes expressions utilises pour dsigner la proprit fi-
duciaire : Blandine Mallet-Bricout, Fiducie et proprit dans Sarah Bros et Blandine
Mallet-Bricout, dir, Liber Amicorum Christian Larroumet, Paris, Economica, 2010, 297
aux paras 21-26 [Mallet-Bricout, Fiducie et proprit ].
836 (2013) 58:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
La notion de modalit de la proprit peut tre utilement explore
pour expliquer la fiducie franaise. Comme le soulignait le doyen Carbon-
nier, les modalits du droit de proprit sont des manires dtre qui af-
fectent le droit de proprit et se traduisent toujours, en dfinitive, par
des restrictions aux pouvoirs du propritaire, sans que la proprit soit,
pour autant, dmembre 33. Le savant auteur citait comme exemples de
ces modalits de la proprit, non seulement la coproprit et lindivision,
mais aussi la proprit inalinable et la proprit affecte, modele par
une affectation 34. La proprit fiduciaire mise en place par la loi fran-
aise semble sinscrire parfaitement dans le moule de la modalit,
sagissant dune proprit affecte et finalise35. Il est en effet possible de
retrouver dans la proprit fiduciaire du droit franais la prsence des at-
tributs traditionnels de la proprit, le fiduciaire tant investi du droit
duser des biens en fiducie, den percevoir les fruits et de les cder36.
Une partie de la doctrine continue pourtant mettre des rserves
quant la qualification de proprit fiduciaire, mode ou manire dtre
particulire de la proprit, pour rendre compte de la fiducie. Ainsi a-t-on
voqu lide selon laquelle le fiduciaire a des pouvoirs limits et quil est
moins un propritaire absolu, seul maitre de sa chose dont il disposerait
librement, quun gestionnaire dans le cas de la fiducie-gestion, ou un
conservateur dans le cas de la fiducie-sret37. On a pu questionner la
prsence de lexclusivit dans la proprit fiduciaire, le fiduciaire pouvant
33 Jean Carbonnier, Droit civil : Les biens, t 3, 19e d, Paris, Presses Universitaires de
France, 2000 au para 78. Voir aussi Sylvio Normand, La notion de modalit dans
Mlanges offert Franois Frenette : tudes portant sur le droit patrimonial, Qubec,
Presses de l’Universit Laval, 2006, 255 aux pp 259-66.
34 Carbonnier, supra note 33 au para 78.
35 Barrire, Commentaire de la loi no 2007-211 (2e partie) , supra note 17; Yall Eme-
rich, Les fondements conceptuels de la fiducie franaise face au trust de la common
law : entre droit des contrats et droit des biens , (2009) 61 : 1 RIDC 49 la p 67. Lide
de modalit de la proprit avait dj t propose par Franois Frenette pour expliquer
la proprit qubcoise du Code civil du Bas-Canada : Frenette, La proprit fidu-
ciaire , supra note 16 aux pp 735-36. Sur la notion de modalit de la proprit, voir no-
tamment Normand, supra note 33; Carbonnier, supra note 33 au para 78.
36 Voir lart 2023 CcF. Voir aussi Barrire, Commentaire de la loi no 2007-211 (1re par-
tie) , supra note 19; Witz, supra note 21 au para 276 : En tant que propritaire du
bien grer ou affect en garantie, le fiduciaire est seul habilit exercer lintgralit
des attributs attachs ce bien .
37 Voir notamment Blandine Mallet-Bricout, Le fiduciaire propritaire ? (2010) JCP N
1073 au para 7 et Mallet-Bricout, Fiducie et proprit , supra note 32 au para 6 :
[L]esprit qui anime ces dispositions est inverse de celui que lon reconnat
larticle 544 C.c. .
LA FIDUCIE CIVILISTE 837
tre exclu de ce rapport aux biens par leffet dune dcision du constituant
ou dun tiers bnficiaire38.
Ces doutes quant la qualification de proprit, sagissant de la pro-
prit fiduciaire, peuvent amener envisager lhypothse dune rupture
pure et simple de la fiducie vis–vis du concept de proprit. Le schma
de la fiducie qubcoise, tel quil rsulte du Code civil du Qubec, nest pas
tout fait le mme que celui de la fiducie franaise et la question dune
scission de la fiducie qubcoise avec la proprit sy pose avec davantage
dacuit. La fiducie qubcoise raliserait-elle alors une sorte dintermde
ou de parenthse la proprit?
II. La fiducie comme intermde la proprit?
Le Code civil du Qubec a fait de la fiducie un patrimoine daffectation
dtach de la notion de droit rel (A), ce qui pose la question savoir si la
fiducie civiliste peut rompre tous les liens avec la proprit (B).
A. La reconnaissance dun patrimoine daffectation dtach du droit rel :
lexemple du droit civil qubcois
Contrairement la fiducie franaise, la fiducie qubcoise a reconnu
lexistence dun vritable patrimoine daffectation autonome. Or, il est g-
nralement admis que le concept de patrimoine daffectation constitue la
fois une alternative et un rempart la proprit fiduciaire, qui serait un
concept trop marqu par la common law39. Surtout, la fiducie du Code civil
du Qubec est dtache de la notion de droit rel, puisquaux termes de
larticle 1261 CcQ, le patrimoine fiduciaire constitue un patrimoine
autonome et distinct de celui du constituant, du fiduciaire ou du bnfi-
ciaire, sur lequel aucun dentre eux na de droit rel , ce qui faisait dire
au doyen John Brierley que la notion de droit rel tait tout simplement
dpasse dans le cadre de la fiducie du nouveau code40. Finalement, la
38 Voir notamment ibid au para 8. Toutefois, dans ce cas, on peut se demander si ce nest
pas simplement la proprit fiduciaire qui cesse, du fait mme de cette exclusion de
lexclusivit des pouvoirs sur la chose.
39 Voir John E C Brierley, Regards sur le droit des biens dans le nouveau Code civil du
Qubec (1995) 47 : 1 RIDC 33 au para 17 [Brierley, Regards ]; Madeleine Cantin
Cumyn, The Quebec Trust: A Civilian Institution with English Law Roots dans John
Michael Milo et Jan M Smits, Trusts in Mixed Legal System, Ars Aequi Libri, Nijmegen,
2001, 73 la p 80.
40 Brierley, Regards , supra note 39 la p 42. Avant la codification de 1994, le Code civil
du Bas-Canada reconnaissait un rle limit la fiducie-gestion, par la voie des librali-
ts, alors que la fiducie-sret stait dveloppe par le biais de lutilisation de la Loi sur
les pouvoirs spciaux des personnes morales, LRQ c P-16. Le Code civil du Qubec a
largi le domaine de la fiducie, en donnant un cadre juridique aux fiducies personnelles,
838 (2013) 58:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
fiducie du Code civil du Qubec fait rfrence aux rgles sur
ladministration du bien dautrui, ce qui pourrait avoir pour effet de faire
du fiduciaire un simple administrateur de biens41.
Le patrimoine daffectation est un patrimoine impersonnel, dtach de
la personnalit juridique, qui tient sa cohsion du but qui lui est imprim
plutt que de la personne de son titulaire42. Cette conception moderne ou
objectiviste du patrimoine, initie par la doctrine allemande de Brinz et
Becker43, remet directement en cause la thorie classique ou personnaliste
du patrimoine, telle quelle avait t forge au 19e sicle par Aubry et
Rau44. Dans la conception classique, le patrimoine dsignait lensemble
des biens dune personne envisag comme formant une universalit de
droit45. Il tait indissociablement li la personnalit et devait tre tout
comme elle unique, indivisible et inalinable46. Contrairement cette con-
ception, le patrimoine daffectation se compose de deux masses de biens,
lactif affect un but dtermin et le passif n loccasion de la ralisa-
tion de ce but47. Cest alors laffectation au but commun, et non plus la
personnalit, qui cr le lien entre les biens et les obligations au sein dun
tel patrimoine48.
aux fiducies aux fins daffaires ou dautres fins de nature prive et aux fiducies
dutilit sociale : Jacques Beaulne, Droit des fiducies, Montral, Wilson & Lafleur, 1998
au para 7. Sur la fiducie-sret, voir notamment Louis Payette, Les srets relles dans
le Code civil du Qubec, 4e d, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2010 la p 944 et s.
41 Sur lide dun administrateur-propritaire et sur labsence dincompatibilit entre le
fait dtre administrateur de biens en qualit de propritaire plutt quen qualit de re-
prsentant comme cest le cas le plus souvent, voir cependant Balivet, supra note 7 la
p 143.
42 Voir notamment Carbonnier, supra note 33 au para 4; Pierre Charbonneau, Les pa-
trimoines daffectation : Vers un nouveau paradigme en droit qubcois du patrimoine
(1983) 85 : 9-10 R du N 491.
43 Serge Guinchard, Essai dune thorie gnrale de laffectation des biens en droit priv
franais, thse de doctorat en droit, Universit Jean Moulin Lyon 3, Paris, Librairie
gnrale de droit et de jurisprudence, 1976 au para 1.
44 Frdric Zenati, Mise en perspective et perspectives de la thorie du patrimoine
[2003] 4 RTD Civ 667. Voir aussi Nicholas Kasirer, Translating Part of Frances Legal
Heritage: Aubry and Rau on the Patrimoine (2008) 38 : 1 RGD 453 au para 4.
45 C Aubry et C Rau, Droit civil franais, t 2, 7e d, Paul Esmein, dir, Paris, Librairies
Techniques, 1961 la p 14.
46 Dans une perspective critique, voir Anne-Laure Thomat-Raynaud, Lunit du patri-
moine : Essai critique, Paris, Defrnois, 2007 aux paras 65-66.
47 Beaulne, supra note 40 la p 26.
48 Brigitte Roy, Laffectation des biens en droit civil qubcois (2001) 103 R du N 383
aux pp 426-27. Voir aussi Thomas Naudin, La thorie du patrimoine lpreuve de la
fiducie, mmoire de matrise en droit priv, Universit de Caen, 2007 [non publi] aux
paras 42-43.
LA FIDUCIE CIVILISTE 839
Le patrimoine mis en place par la fiducie qubcoise est un vritable
patrimoine daffectation, selon les termes mmes de la loi49. Comme le
souligne le doyen Sylvio Normand, [d]sormais, en droit qubcois, un
patrimoine autonome peut donc tre constitu sans que personne ne
puisse en revendiquer la titularit. Ceci heurte la thorie personnaliste
qui clamait haut et fort la ncessit absolue de lexistence dun droit de
proprit sur les biens 50. Selon les Commentaires du ministre de la Jus-
tice sur le Code civil, la fiducie qubcoise constitue la reconnaissance
dun patrimoine sans titulaire, puisque des droits ou des biens peuvent
dsormais tre reconnus sans quune personne ne leur serve de support.
Pour autant, les biens composant le patrimoine fiduciaire ne sont pas des
biens sans matre, puisque le fiduciaire en a la matrise et la dten-
tion 51.
On a par ailleurs considr en doctrine que la conception du patri-
moine daffectation retenue par le Code civil du Qubec diffre du concept
europen de patrimoine daffectation, lequel est davantage vu comme une
universalit de fait, autrement dit, comme une masse de biens sans passif
correspondant. Selon la professeure Madeleine Cantin Cumyn, [c]ette
manire de concevoir le patrimoine daffectation dcoule [] de la prf-
rence en Europe pour une fiducie construite sur la proprit fiduciaire 52.
Cette dernire observation nous conduit valuer le lien entre la fiducie
qubcoise et la proprit.
Sous le Code civil du Bas-Canada, lexistence dune proprit fidu-
ciaire avait t expressment reconnue et qualifie de proprit sui ge-
neris par la Cour suprme du Canada dans laffaire Royal Trust Com-
pany c. Tucker53. Cette position avait t critique en son temps par une
49 Art 1261 CcQ : Le patrimoine fiduciaire, form des biens transfrs en fiducie, consti-
tue un patrimoine daffectation autonome et distinct de celui du constituant, du fidu-
ciaire et du bnficiaire [nos italiques]. Voir aussi Brierley, Regards , supra note 39
la p 45 et s.
50 Sylvio Normand, Introduction au droit des biens, Montral, Wilson & Lafleur, 2000 la
p 25 [Normand, Introduction]. Voir aussi : Qubec, Ministre de la Justice, Commen-
taires du ministre de la Justice : le Code civil du Qubec, t 1, Qubec, Publications du
Qubec, 1993 aux pp 748-50 [Commentaires du ministre].
51 Ibid.
52 Madeleine Cantin Cumyn, Pourquoi dfinir la fiducie comme un patrimoine
daffectation? dans Centre de recherche en droit priv et compar du Qubec, Colloque
du Trentenaire, 1975-2005 : Regards croiss sur le droit priv, Cowansville (Qc), Yvon
Blais, 2008, 131 la p 140. Voir aussi Emmanuel Ravanas, Les difficults
dintroduction de la fiducie qubcoise dans un pays de tradition civiliste connaissant
linstitution de la rserve hrditaire : Lexemple de la France (2007) 109 R du N 265
la p 283 et s; Mario Naccarato, La fiducie : rflexion sur la rception judiciaire dun
nouveau code (2007) 48 : 3 C de D 505 la p 510 et s.
53 [1982] 1 RCS 250 aux pp 272-73, 12 ETR 257 [Tucker] (conclusion du juge Beetz) :
840 (2013) 58:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
partie de la doctrine, pour laquelle la proprit fiduciaire nest en rien
quivalente celle dun propritaire au sens civiliste, sa position tant
mme l antithse de la proprit54, si bien que lide dune proprit fi-
duciaire aurait conduit dnaturer les rgles du Code civil55. Cette thse
dune dnaturation totale de la proprit nous semble trop forte dun point
de vue thorique parce quelle ne prend pas en compte la possibilit
dadaptation de la proprit civiliste, notamment par la voie de la notion
de modalit de la proprit56. Il nen reste pas moins que la conception de
la fiducie a t fortement renouvele dans le Code civil du Qubec et quil
faut donc tenir compte de cette volution.
En droit qubcois contemporain, il est majoritairement admis que la
fiducie a coup tous les liens avec la proprit57. Il est vrai quaux termes
de 1261 CcQ, aucun des protagonistes lopration na de droit rel, cette
prcision constituant sans doute la diffrence la plus importante vis–vis
de la fiducie franaise. Si plusieurs interprtations de cette prcision sont
possibles, toutes ne supprimant pas le lien avec la proprit58, il reste que
Le constituant nest plus le propritaire des biens transports en fiducie […].
La proprit ne repose pas sur le bnficiaire du revenu qui na vis–vis du
fiduciaire quun droit de crance. Elle ne repose pas non plus, durant la fidu-
cie, sur le bnficiaire du capital : dans un grand nombre de cas il vient au
deuxime ou troisime rang et nest pas encore n ni conu. Lorsquenfin la
proprit tenue en fiducie lui est transfr […] cest que la fiducie sest termi-
ne. Il ne reste donc que le fiduciaire sur la tte de qui puisse porter la pro-
prit des biens de la fiducie. Sans doute ne sagit-il pas du droit de proprit
traditionnel puisque, par exemple, il est temporaire et ne comporte pas de
fructus. Cest un droit de proprit sui generis.
Pour une analyse de cette affaire, voir notamment Michael McAuley et Jeffrey Talpis,
The Quebec Trust in the Real World , dans Confrences sur le nouveau Code civil du
Qubec. Actes des Journes louisianaises de lInstitut canadien dtudes juridiques sup-
rieures, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 1991, 55. Voir aussi : John E C Brierley,
Laffaire Tucker sous les feux du droit compar (1984-85) 15 : 1 RDUS 3.
54 Cantin Cumyn, La proprit fiduciaire : mythe ou ralit? , supra note 10 la p 12.
Contra P-B Mignault, propos de la fiducie (1933-34) 12 R du D 73 la p 76.
55 Cantin Cumyn, La proprit fiduciaire: mythe ou ralit? , supra note 10 la p 13 :
[O]n ne conoit pas en droit civil quune personne puisse tre titulaire dun droit rel
ou dun droit personnel sans que ce droit reprsente pour elle personnellement un avan-
tage pcuniaire et, ce titre, constitue un actif dans son patrimoine .
56 Voir ibid.
57 La fiducie cre par le Code civil du Qubec semble avoir vit le lien entre fiducie et
proprit : John E C Brierley, De certains patrimoines daffection , dans La rforme
du Code civil, t 1, Qubec, Presses de lUniversit Laval, 1993, 735 la p 747. On re-
marquera pourtant la place de la fiducie dans le Code civil du Qubec, qui est rglemen-
te dans le livre 4 intitul Des biens , plutt que dans le livre suivant portant sur les
obligations.
58 Cela pourrait notamment signifier que la proprit nest pas un droit rel, ou du moins
pas un droit rel au sens traditionnel. Voir Yall Emerich, La proprit des crances :
LA FIDUCIE CIVILISTE 841
la position majoritaire tant en doctrine quen jurisprudence semble tre
celle dune fiducie qubcoise qui serait dsormais dtache de la propri-
t et du droit rel, par le biais du concept de patrimoine daffectation59.
La conception dominante considre alors, suivant la thorie notam-
ment expose par la professeure Madeleine Cantin Cumyn, quil ne faut
plus raisonner en termes de droits subjectifs exercs dans son propre int-
rt (ce qui entraine sa suite la distinction des droits patrimoniaux en
droits rels et droits personnels) mais plutt en termes de pouvoirs (po-
wers) dadministration exercs pour le compte des bnficiaires60. Cette
position semble avoir t reprise rcemment par la Cour dappel du Qu-
bec, dans une dcision du 18 dcembre 2009, propos dune fiducie-sret
tablie par le tribunal en vertu de larticle 591 CcQ, dans un contexte de
garantie dune crance alimentaire61.
Larticle 1278 CcQ prvoit par ailleurs que le fiduciaire agit titre
dadministrateur du bien dautrui charg de la pleine administration , ce
qui est interprt comme un renvoi au titre 7 du CcQ relatif
l [a]dministration du bien dautrui 62. Selon les commentaires du mi-
nistre de la Justice,
approche comparative, Paris, Librairie Gnrale de Droit et de Jurisprudence, 2007 la
p 298 et s.
59 Telle tait dailleurs la position de lOffice de rvision du Code civil : Rapport sur la fi-
ducie, supra note 4 la p 4 :
Si lon analyse la fiducie dans un contexte de droit civil, il est immdiatement
apparent que les droits que le fiduciaire exerce quant aux biens mis en fiducie
ne sont pas ceux dun propritaire, encore quil ait tous les pouvoirs
dadministration et dalination. La proprit ne peut non plus reposer sur le
bnficiaire qui est plutt dans la situation dun crancier lgard de la fi-
ducie. Quant au constituant, il est essentiel quil se dpartisse des biens quil
met en fiducie. Le rapport propose de considrer que les choses ou les droits
mis en fiducie constituent un patrimoine distinct de celui du fiduciaire dont ce
dernier a la gestion exclusive [nos italiques].
60 Cantin Cumyn, Ladministration du bien dautrui,
supra note 11
p 4 : Ladministrateur nexerce pas un droit, mais un pouvoir sur le bien dautrui .
la
61 Droit de la famille – 093071, 2009 QCCA 2460 au para 56, [2010] RDF 1 [Juge Kasirer] :
In Quebec law, the trustee has neither legal ownership of the trust property
[…], nor sui generis ownership […]. This is important in imagining the limited
character of the trustees control over the trust assets where the potential for con-
flict is in the air. Instead of a proprietary entitlement, the trustee has powers
(pouvoirs) of administration to be exercised on behalf of the beneficiaries, as
opposed to legal rights (droits subjectifs) to be exercised in his or her own in-
terest [nos italiques, notes omises].
62 Voir aussi lart 1299 CcQ : Toute personne qui est charge dadministrer un bien ou un
patrimoine qui nest pas le sien assume la charge dadministrateur du bien dautrui .
842 (2013) 58:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
le fiduciaire a la gestion exclusive du patrimoine fiduciaire et les
titres relatifs aux biens qui le composent sont tablis en son nom ; il
agit en toutes choses conformment lacte constitutif et titre
dadministrateur du bien dautrui charg de la pleine administra-
tion. Le renvoi aux rgles de ladministration du bien dautrui a pour
effet, dune part, de confrer au fiduciaire le pouvoir de faire tous les
actes se rapportant aux biens grs, dans la mesure o il lestime n-
cessaire ou utile dans lintrt de la fiducie ou des bnficiaires et
dautre part, de lassujettir un ensemble de dispositions destines
garantir son intgrit et la qualit de son administration [nos ita-
liques].63
Pourtant, mme en tenant pour acquis que le Code civil du Qubec a rom-
pu les liens avec la proprit par le biais du patrimoine daffectation et de
la rfrence ngative la notion de droit rel, des questions subsistent.
Cela est d notamment au lien traditionnel et consubstantiel entre patri-
moine et proprit64. Selon la vision classique, le propritaire a un patri-
moine, dans lequel se trouvent ses biens dont il est propritaire, les biens
tant eux-mmes dfinis comme des objets dappropriation. Or, avec la fi-
ducie, on a la figure juridique dun patrimoine dtach de la personne, qui
contient des biens sur lesquels personne na de droit de proprit, mais
qui pourtant avaient un propritaire avant la cration de la fiducie65 et en
auront galement un son extinction66. On peut alors se demander si la
fiducie cre une sorte dintermde la proprit, autrement dit, une pa-
renthse au cours de laquelle on ne raisonne plus en termes de proprit
et de droit rel, mais qui pourtant prend en compte la ralit propritale,
puisque la proprit des biens mis en fiducie sera transfre lextinction
63 Commentaires du ministre, supra note 50 la p 747. Voir aussi : Franois Rainville,
De ladministration du bien dautrui , dans La rforme du Code civil, t 1, Qubec,
Presses de lUniversit Laval, 1993, 783 la p 785 : La pleine administration du bien
dautrui suppose pour son administrateur la possibilit dexercer sur ces biens tous les
droits et pouvoirs que possde une personne physique capable sur ses propres biens
[nos italiques].
64 Voir notamment Muriel Fabre-Magnan, Proprit, patrimoine et lien social [1997] 3
RTD civ 583.
65 En effet, aux termes de lart 1260 CcQ, la fiducie rsulte dun acte par lequel le consti-
tuant transfre des biens de son patrimoine un autre patrimoine quil constitue.
66 A la fin de la fiducie, le fiduciaire doit, selon les dispositions de lart 1297 CcQ, re-
mettre les biens ceux qui y ont droit. dfaut de bnficiaire, les biens qui restent au
terme de la fiducie sont dvolus au constituant ou ses hritiers . Quant aux biens
dune fiducie dutilit sociale qui prend fin par suite de limpossibilit de laccomplir, ils
sont dvolus une fiducie, une personne ou tout autre groupement de personnes
ayant une vocation se rapprochant le plus possible de celle de la fiducie . Voir aus-
si lart 1296 CcQ : La fiducie prend fin par la renonciation ou la caducit du droit de
tous les bnficiaires tant du capital ou des fruits et revenus. Elle prend fin aussi par
larrive du terme ou lavnement de la condition, par le fait que le but de la fiducie a
t atteint ou par limpossibilit, constate par le tribunal de latteindre .
de la fiducie au bnfice dun nouveau propritaire67. Lide dune fiducie
dtache de la proprit ne va donc pas sans susciter de nouvelles inter-
rogations.
LA FIDUCIE CIVILISTE 843
B. La fiducie peut-elle rompre tous les liens avec la proprit?
Lhypothse dune fiducie patrimoine daffectation dtache de la pro-
prit et du droit subjectif nest pas sans poser des dfis thoriques de
taille au juriste civiliste. On peut dabord se demander qui est cet autrui
dont le fiduciaire administre les biens. Par dfinition, les biens sont des
objets dappropriation68. Or, si le fiduciaire agit titre dadministrateur
du bien dautrui comme le prvoit larticle 1278 CcQ, cela signifie-t-il
quil y a un autrui propritaire des biens en fiducie? Un auteur a dj
soulign qu [i]l napparat pas satisfaisant, voire cohrent dexpliquer
que le fiduciaire est un grant dot dun pouvoir au sens strict, cest–dire
quil exerce une prrogative issue dun droit dont un autre est titulaire et
daffirmer en mme temps que les biens nappartiennent personne 69.
La question se pose alors lgitimement de savoir qui serait cet autrui pro-
pritaire, sil ne sagit pas du fiduciaire. Ce nest certainement pas le cons-
tituant qui, selon la dfinition mme de la fiducie, nest plus propritaire
des biens transfrs en fiducie70. Si lon prend au mot le lgislateur et que
le fiduciaire administre vritablement des biens qui ne sont pas lui,
alors, lombre de la proprit (celle du bnficiaire? celle de la fiducie elle-
mme?) plane nouveau sur la fiducie.
Une autre question thorique de taille est de savoir de qui lon ac-
quiert, lorsquon acquiert des biens en fiducie. Linterrogation nest pas
nouvelle et le doyen Franois Frenette stonnait dj de la fiction qui
consiste admettre, par la voie dune fiducie sans propritaire et sans
personnalit morale, que quiconque acquerrait un bien du fiduciaire,
nacquerrait de personne 71. Certes, les titres sont au nom du fiduciaire72.
Mais cela suffit-il admettre que lacqureur acquiert un titre de propri-
67 La fiducie raliserait-t-elle alors une nouvelle forme de transmission des biens, aux c-
ts notamment du contrat et de la succession? Il sagit dailleurs dune des voies pos-
sibles dinterprtation de la fiducie franaise, qui a t intgre au sein du livre troi-
sime intitul Des diffrentes manires dont on acquiert la proprit .
68 Centre de recherche en droit priv et compar du Qubec, Dictionnaire de droit priv et
lexiques bilingues : Les obligations, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2003, sub verbo
bien . Voir aussi : Cornu, supra note 12 sub verbo bien .
69 Balivet, supra note 7 la p 162.
70 Aux termes de lart 1260 CcQ, le constituant, transfre de son patrimoine un autre
patrimoine quil constitue, des biens .
71 Frenette, La proprit fiduciaire , supra note 16 la p 737.
72 Art 1278 CcQ.
844 (2013) 58:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
t dun non-propritaire, ce qui va lencontre du principe traditionnel en
droit civil, selon lequel on ne peut transfrer plus de droits quon en a73?
La thse selon laquelle il faudrait reconnaitre la fiducie comme un
nouveau sujet de droit a t prsente en doctrine. Plus spcifiquement, il
sagit de [c]onsidrer que la fiducie est le sujet des droits et obligations
compris dans le patrimoine fiduciaire, alors quelle na pas le statut de
personne morale 74. Il faudrait alors reconnatre cette non-personne
comme le sujet des droits et des obligations compris dans le patrimoine fi-
duciaire. La fiducie doit alors tre admise comme une troisime espce de
sujet de droit, ct de la personne humaine et de la personne morale 75.
Cette thorie montre quel point il est difficile de rompre complte-
ment avec la proprit et le lien dappartenance, mme en adoptant une
conception dun patrimoine daffectation dtach de la proprit. Le pro-
blme se reporte en effet ailleurs : ds lors quil y a des biens en cause, le
civiliste en recherche naturellement le propritaire, ou tout le moins la
personne ou le sujet de droit auquel rattacher ces biens. Si lon interprte
larticle 1261 CcQ de manire considrer quaucun des protagonistes
lopration fiduciaire nest un propritaire, peut-tre que la fiducie elle-
mme aurait cette qualit76? Si cette ide a le mrite de renouer, au moins
indirectement, le lien entre fiducie et proprit, et minimalement et plus
explicitement, de retisser le lien entre sujet de droit et objet de droit, il
reste que la solution implique une rvision fondamentale de la conception
du sujet de droit, traditionnellement lie la personnalit juridique. Le
pas est franchi pour viter la notion de personnalit morale et les formali-
73 Sur ladage nemo plus juris, voir notamment Albert Mayrand, Dictionnaire de maximes
et locutions latines utilises en droit, 4e d mise jour par Mairtin Mac Aodha, Cowans-
ville (Qc), Yvon Blais, 2007 la p 380.
74 Madeleine Cantin Cumyn, La fiducie, un nouveau sujet de droit? , dans Jacques
Beaulne, dir, Mlanges Ernest Caparros, Montral, Wilson et Lafleur, 2002, 129 la
p 142 [Cantin Cumyn, La fiducie ].
75 Ibid la p 143.
76 Sur la thse de la quasi-personnification de la fiducie voir aussi : Marcel Faribault,
Trait thorique et pratique de la fiducie ou trust du droit civil dans la province de Qu-
bec, Montral, Wilson et Lafleur, 1936; Pierre Lepaulle, Trait thorique et pratique des
trusts en droit interne, en droit fiscal et en droit international, Paris, A Rousseau, 1932
la p 42; Pierre Lepaulle, An Outsiders View Point of the Nature of Trusts (1928-29)
14 : 1 Cornell LQ 52 la p 56; Madeleine Cantin Cumyn, The trust in a civilian con-
text: The Quebec case (1994) 3 : 2 J Intl Trust and Corporate Planning 69 aux pp 71-
72 : Although the trust is not classified as a moral person it will, as a patrimony by ap-
propriation, operate in a similar way. It will be the owner of the trust property. It will be
able to enter into contracts and incur debts or other obligations [nos italiques]. Voir
aussi les dveloppements ce sujet du juge Beetz dans Tucker, supra note 53 aux
pp 264-73.
LA FIDUCIE CIVILISTE 845
ts qui leur sont applicables, ce que le lgislateur a justement cherch
viter77.
Cette thse nayant pas t accepte ce jour, la question se pose
nouveau de savoir qui est cet autrui propritaire, sil ne sagit ni du fidu-
ciaire ni de la fiducie elle-mme. Sil existe un autrui propritaire qui nest
pas le fiduciaire, puisque ce dernier administre les biens dautrui, ni le
constituant, qui par dfinition nest plus propritaire des biens quil a
transfrs en fiducie, de qui parle-t-on? Sagirait-il du bnficiaire, qui
pourrait tre considr comme un propritaire, au moins en devenir, et
dont le statut se rapprocherait de celui de lappel de la substitution78? Se-
rait-il alors possible de considrer que le bnficiaire a, sinon un droit de
proprit actuel durant la fiducie, ce qui justifierait la lettre de
larticle 1261 CcQ, du moins une vocation la proprit , ce droit cer-
tain auquel larticle 1265 CcQ fait allusion? Est-ce cette ombre de la pro-
prit future du bnficiaire qui peut expliquer la terminologie du lgisla-
teur lorsquil dit que le fiduciaire administre les biens dautrui?
Pendant le temps que dure la fiducie, il semble bien que lintention du
lgislateur qubcois a t de mettre de ct la notion de proprit, au
moins dans son acception traditionnelle, par le biais du concept de patri-
moine daffectation. Pourtant, cette mise de ct nest que partielle et
temporaire, puisque la proprit se reconstituera lextinction de la fidu-
cie79, ds le moment o le fiduciaire remettra les biens au bnficiaire80.
La fiducie qubcoise pourrait alors tre analyse moins comme une nga-
77 Voir John E C Brierley, Substitutions, stipulations dinalinabilit, fiducies et fonda-
tions [1988] 3 CP du N 243 la p 267; Cantin Cumyn, La fiducie , supra note 74 la
p 139.
78 Lart 1243 CcQ indique que lappel est par louverture de la substitution, saisi de la
proprit des biens , alors quavant louverture, cest le grev qui est, aux termes de
lart 1223 CcQ, propritaire des biens substitus [nos italiques].
79 Le lien doit tre fait ici avec ce que certains auteurs qubcois tels que Franois Fre-
nette et Sylvio Normand ont appel la vis attractiva, quatrime attribut de la proprit
aux cts de lusus du fructus et de labusus qui est sa facult de se reconstituer
pleine et entire lextinction dun dmembrement. Voir Franois Frenette, Du droit
de proprit : certaines de ses dimensions mconnues (1979) 20 : 3 C de D 439 la
p 446; Normand, Introduction, supra note 50 aux pp 85-91. On peut sinterroger pour
savoir si la vis attractiva trouverait alors une nouvelle application dans le contexte de la
fiducie. Si tel tait le cas, ceci ne ferait que confirmer le fait que lombre de la proprit
du bnficiaire plane alors sur la fiducie qubcoise.
80 Nous raisonnons ici sur le cas typique en matire de fiducie, qui consiste en la remise
des biens aux bnficiaires lextinction de la fiducie (art 1297 CcQ). Exceptionnelle-
ment cependant, les biens seront remis, aux termes de lart 1297, al 2 CcQ au consti-
tuant ou ses successeurs (la proprit se reconstituant alors sur leur tte) voire une
autre fiducie ou une personne morale ou un groupement de personnes (art 1298 CcQ),
la proprit se reconstituant alors ventuellement au bnfice de cette nouvelle per-
sonne ou tant nouveau reporte dans le temps.
846 (2013) 58:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
tion de la proprit que comme une parenthse la proprit, voire mme
comme un nouveau mode dacquisition de la proprit.
Conclusion
La rponse notre question initiale de savoir si la fiducie civiliste peut
tre envisage comme une modalit de la proprit ou comme un inter-
mde la proprit nappelle sans doute pas de rponse univoque. Il res-
sort de ces dveloppements que la proprit est une institution suffisam-
ment mallable pour sadapter la proprit fiduciaire, comme cela est il-
lustr par le droit positif franais. En mme temps, il est sans doute pos-
sible, dans un systme juridique donn, de tenter de briser les liens avec
la matrice du droit des biens quest la proprit et de voir ainsi dans la fi-
ducie un intermde la proprit, ce qui pourrait tre la solution adopte
par le droit positif qubcois.
Quelle que soit la voie explore, le juriste civiliste peine toutefois d-
tacher totalement lanalyse de la fiducie de la notion de proprit. Cela est
clair dans le modle de la fiducie civiliste franaise, par la voie dune re-
connaissance de la proprit fiduciaire. Mais cela apparait galement
dans la solution du lgislateur qubcois qui a fait de la fiducie un patri-
moine daffectation, tout en laissant planer sur elle lombre de la propri-
t.
Les conceptions civilistes en la matire semblent jusqu prsent si
fortement ancres dans la proprit qui est le lien par excellence de la
personne aux biens, en mme temps quelle est linstitution par laquelle se
fait le transfert de biens dun patrimoine un autre que si la fiducie est
envisage en rupture avec la proprit, cela implique minimalement deux
choses. Dune part, cette rupture ne saurait tre unique mais emporte
avec elle une srie de modifications thoriques, dont la principale est la
redfinition du concept de patrimoine, qui en sort totalement renouvel,
mais qui pourrait galement stendre dautres concepts fondamentaux,
allant jusqu celui de sujet de droit, comme certains auteurs lont dj
propos. Dautre part, cette rupture ne saurait tre ni totale ni perma-
nente et pourra tout au plus tre vue comme une parenthse ou un inter-
mde la proprit, lombre de la proprit planant sur la fiducie pendant
toute sa dure et la proprit reprenant toute sa vigueur lextinction de
la fiducie.