Article Volume 40:2

La fraude criminelle : Sommes nous allés trop loin ?

Table of Contents

19951

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

Lafraude criminelle :

Sommes-nous alls trop loin ?

Anne-Marie Boisvertf

l’auteure

]a Cour,

La magistrature canadienne, depuis l’apparition
du crime de fraude dans notre droit, essaie de cerner
clairement les 6l6ments constitutifs de cette infraction.
L’auteure 6value les r6ponses apporttes par la Cour
suprime, particulirement dans les affaires Olan, Zia-
tic et Throux. Tout en s’attardant au concept de mal-
honnftet6 utilis6 par
tente
d’apporter une dtfinition juste de la fraude criminelle.
Dans un premier temps, l’auteure se concentre
sur I’actus retts de l’infraction. Elie note que le con-
cept de privation malhonnete donn6 par la Cour
n’identifie pas clairement les 6lments de ‘actus reus.
Elle ajoute que le concept de privation consid~r6 seul
n’est pas un crit~re suffisant pour conclure A la cul-
pabilit6 de l’accus6. Selon elle, ]a fraude exige la pri-
vation r.elle d’une chose l laquelle la victime a droit.
Dans un deuxi~me temps, l’auteure 6value les
rdflexions de la magistrature sur la mens rea de ]a
fraude. Uauteure juge qu’il n’est pas concluant
d’aborder cette question selon les concepts d’intention
sptcifique et gdntrale, les crit~res objectif et subjectif
et I’valuation par l’accus6 de la moralit6 de sa con-
duite. En effet, l’auteure conclut que la mens rea de la
fraude repose sur la connaissance (ou l’insouciance)
de l’accus6 face aux circonstances et aux consquen-
ces de sa conduite.

Since the advent of the crime of fraud in Cana-
dian law, the judiciary has been trying to clearly de-
fine its elements. The author examines the Supreme
Court’s efforts, particularly in the Olan, Zatic and
Thiroux cases. While considering the concept of dis-
honesty applied by the Court, the author attempts a
definition of criminal fraud.

The author first concentrates on the actus reus,
noting that the Court’s concept of dishonest depriva-
tion does not clearly identify the requisite elements.
She adds that the concept of deprivation alone is not a
criterion sufficient to found the guilt of an accused.
According to the author, fraud requires real depriva-
tion of something to which the victim has a right.

The author then evaluates the judiciary’s reflec-
tions on the mens rea of fraud. She dismisses as in-
conclusive the approach based on the concepts of
specific and general intent, objective and subjective
criteria and the accused’s opinion of the morality of
the impugned conduct. The author concludes that the
mens rea of fraud rests on the accused’s knowledge
(or recklessness) with respect to the circumstances
and consequences of her actions.

. Professeure agr6ge a la Facult6 de droit de l’Universit6 de Montr6al. L’auteure tient h remer-

cier sa coll~gue Louise Viau qui a bien voulu commenter une version antrieure de ce texte.

Revue de droit de McGill
McGill Law Journal 1995
Mode de r6ftrence : (1995) 40 R.D. McGil 415
To be cited as: (1995) 40 McGiU L.J. 415

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MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

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Somnmaire

Introduction

I. Les 6l6ments materiels du crime de fraude

A. Un dibut de problimatique : l’affaire Olan et l’largisse-

ment du crime de fraude

B. L’clatement du crime defraude : l’affaire Zlatic
C. La malhonn~tetj

1.

2.
3.

Les actes malhonnetes et l’6tat d’esprit de l’accus6
a.
b.
Les actes malhonn~tes et la privation de la victime
La mise en p6ril d6raisonnable

L’arret Olan et le <>
Qui est la victime ?

E. Quelques jlgments de solution

II. La mens rea de la fraude

A. La mens rea en rapport avec l’acte malhonngte

1.

Le crit~re suppl6mentaire de la malhonn8tet6
a.
b.
c.

Intention g.nirale vs intention spdcifique
La malhonntet : un critere objectif ou subjectif ?
L’valuation personnelle de l’honneteti de sa
conduite par 1’accus6

2.

La mens rea relative aux agissements ill6gitimes

a.
b.

L’appriciation du risque illgitime
La connaissance de l” illgalitj de la
conduite

B. La mens rea en regard des consdquences

1.
2.

L’intention de rembourser la victime et la mens rea
Erreur de fait et vraisemblance de la rralisation du risque

C. Quelques Alfments de solution

Conclusion

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

Introduction

Contrairement A ce que l’on pourrait aujourd’hui penser, le droit cana-
dien ne r6prime v6ritablement la fraude que depuis 1948. Avant les modifi-
cations apport~es h cette date au Code criminel’, seul le complot en vue de
frauder attirait sur son auteur les foudres du droit criminel2 . Fiddle en cela h
chacun de
la tradition britannique, notre droit consid6rait qu’il appartenait
veiller h ses propres int6rts. La dupe, incit~e par tromperie A se d6partir de
son bien, n’avait qu’h s’en prendre A elle-m~me et A son manque de vigi-
lance3. Cette m6saventure de nature privre n’int~ressait pas le droit criminel.
Seul le complot en vue de frauder – parce qu’il est plus difficile de resister
aux tromperies de plusieurs personnes –
6tait sanctionn&. Cette poque du
chacun pour soi oti la mdfiance 6tait 6rigre en vertu est heureusement r6vo-
lue. De nos jours, la droiture est h l’honneur. I1 convient toutefois de se de-
mander si nous ne sommes pas dor6navant engages trop loin dans la voie de
la repression de la malhonntet6.

Depuis la cdlhbre d6cision de la Cour supreme du Canada dans 1’affaire
R. c. Olan6, qui affranchissait la fraude de la notion de mensonge pour la
drfinir comme une privation malhonnete, le crime de fraude a une portre
tr~s large. Les tribunaux canadiens sont donc, depuis une vingtaine
d’annres, aux prises avec une d6licate question. Quelle est exactement cette
malhonn~tet6 criminelle sanctionnre par le droit de la fraude ? Comment la
distinguer de la simple absence de scrupules moralement rrprdhensible ?
Prenant pour acquis que l’arr&t Olan avait d6finitivement pos6 l’actus reus
du crime de fraude, les tribunaux se sont principalement occup6s h identifier

le Code criminel, L.C. 1948, c. 39, art.13.

‘L.R.C. 1985, c. C-46 [ci-apris C. cr.]. Les modifications ont 6t6 apport~es par la Loi modifiant
2 Le vol par faux-semblants, qui existait h 1’6poque, n’a jamais connu de vritable drveloppe-
ment cause de son caract6re restrictif et passablement compliqu6 (J.D. Ewalt, Criminal Fraud,
Toronto, Carswell, 1986 h lap. 6).

3 Voir J.E Stephen, History of the Criminal Law of England, vol. 3, London, Macmillan, 1883
]a p. 151. Voir aussi l’int&essant aperqu historique prsent6 dans Commission de r~forme du
droit du Canada, Le vol et laf’aude (Document de travail d0 19), Ottawa, Approvisionnement et
Services Canada, 1977 aux pp. 45-46 [ci-apr~s Le vol et lafraude].

‘A cet 6gard, voir Ewart, supra note 2 h la p. 4 et s.
Nous ne croyons pas que cet 6tat de choses soit dfi un retour en force de ]a morale dans notre
societ6. Un besoin croissant de s~curit6 de la part de l’opinion publique et l’6mergence de ce
nouveau ph~nom~ne que ‘on appelle volontiers I’6thique des affaires, expliquent en grande par-
tie le regain d’int~r& pour le droit de la fraude (G. Lipovetsky, Le crdpuscule du devoir: L’thique
indolore des nouveaux temps dimocratiques, Paris, Gallimard, 1992 aux pp. 252-88).
6 [1978] 2 R.C.S. 1175,41 C.C.C. (2 ) 145 [ci-aprbs Olan avec renvois aux R.C.S.].

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la mens rea de cette infraction. Une jurisprudence incertaine a souvent pr6-
sent6 le d6bat en termes de qualification objective ou subjective de la mal-
honn~tet67. Outre les divergences de vue qui opposent les diff6rentes cours
d’appel du pays et m~nent A des prononc6s contradictoires, il ressort de
l’6tude de cette jurisprudence une impression de confusion. Cette derni~re
d6coule de nombreux facteurs. Tout d’abord, les tribunaux n’ont pas tou-
jours distingu6 conceptuellement l’acte malhonnte de l’intention malhon-
nete. Le d6bat sur la question de savoir si la malhonnetet6 doit s’appr6cier
objectivement ou subjectivement en r6sulte en grande partie8. Par ailleurs, il
nous apparait que les difficult6s 6prouv6es par les tribunaux A circonscrire la
mens rea de la fraude r6sultent de ce que, contrairement ‘t une opinion lar-
gement r6pandue, l’616ment mat6riel de l’infraction –
c’est-h-dire l’acte
malhonnete auquel devrait correspondre la mens rea – n’ait pas 6t6 identifi6
avec suffisamment de pr6cision par l’arr~t Olan. I1 est certainement difficile
de d6crire les 6tats psychologiques devant accompagner la commission d’un
acte qui demeure toujours mal circonscrit. En outre, les expressions et cat6-
gories juridiques consacr6es nous servant traditionnellement de guide lors de
l’analyse des textes cr6ateurs d’infraction ont
t6 particuli~rement malme-
n6es dans le contexte de l’infraction de fraude0 . Certains ont oppos6 inad-
vertance et intention sp6cifique”. D’autres ont confondu mens rea subjective
et appr6ciation subjective de la malhonn~tet6, faisant alors r6f6rence
i
1’6chelle des valeurs propre A l’accus6 2. Des affirmations ambigu~s telles

7 Voir par ex. Throux c. R. (1990), [1991] R.J.Q. 79, 61 C.C.C. (3′) 525 (C.A.) [ci-apr~s
Thdroux (C.A.) avec renvois aux RJ.Q.] ; Lacroix c. R., [1989] R.J.Q. 812,22 Q.A.C. 264 (C.A.)
[ci-apr~s Lacroix avec renvois aux R.J.Q.] ; R. c. Long (1990), 51 B.C.L.R. (2′) 42,61 C.C.C. (3′)
156 (C.A.) [ci-apr~s Long avec renvois aux C.C.C.]. Voir aussi Daigle c. R., [1987] R.J.Q. 2374,
39 C.C.C. (3’) 542 (C.A.) [ci-apr-s Daigle avec renvois aux R.J.Q.].

8 Voir par ex. Daigle, ibid. A la p. 2378.
9 Voir par ex. D.H. Doherty, The Mens Rea of Fraud

(1982-83) 25 Crim. L.Q. 348 A ]a p.
349 ; M. Proulx, < dans Droitpinal: Orienta-
tions nouvelles: Colloque du Service de la formation permanente d Barreau d Quibec, Cow-
ansville (Qu6bec), Yvon Blais, 1987, 209 a la p. 212. Voir aussi R. c. Thiroux, [1993] 2 R.C.S. 5
la p. 15, 100 D.L.R. (4′) 624, M- lejuge McLachlin [ci-apr s Th6roux avec renvois aux R.C.S.].

‘0 Doherty, ibid. A la p. 349, partage cet avis quand il se propose d’6tudier la mens rea de la

fraude en utilisant les concepts traditionnels.

Avec 6gards, je ne puis conclure comme le fait le premier juge relativement ,
l’intention coupable. Celle-ci doit 8tre sp6cifique, en matire de fraude, contraire-
ment a nombre d’autres crimes. Ainsi, malgr6 le pl6onasme apparent, rintention
coupable doit 8tre sciemment malhormte. Une conduite n6gligente ne suffit pas en
la mati~re (Lacroix, supra note 7 h la p. 816, M. lejuge Chouinard).

1 C’est notre interprdtation de ]a d6cision de la Cour d’appel du Qu6bec dans l’affaire Lacroix.
Voir aussi R. c. Bobbie (1988), 43 C.C.C. (3′) 187, 65 C.R. (3′) 284 (C.A. Ont.)
[ci-apr~s
Bobbie] ; Daigle, supra note 7 ; R. c. Sebe (1987), 35 C.C.C. (3′) 97, 57 C.R. (3’) 348 (C.A.

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A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

que , la malhonnetet6
s’appr6cie subjectivementb, d’accus6 doit avoir eu une intention sprcifi-
quement malhonnete ont, nous semble-t-il, pas-sablement embrouill6 le
drbat. Enfin, l’extension dans l’arr& Olan de la notion de pr6judice comme
comprenant le risque de prjudice>> a transform6 ce qui 6tait A l’origine une
infraction de r6sultat en infraction de mise en danger, ce qui n’est pas sans
entraner certaines difficultds conceptuelles.

Dans deux jugements rrcents, la Cour supreme du Canada tente
d’apporter des prrcisions et d’identifier les 6lments constitutifs de la
fraude. L’exercice auquel se livre la Cour dans les affaires Thiroux et Zia-
tic’ 3 bien qu’il apporte certains 6claircissements utiles, ne nous apparaet tou-
tefois pas concluant. L’ impressionnisme juridique entourant la d6finition de
la fraude perdure, surtout quand cette derni~re est perp6tr6e par des
le mensonge’ 4. Les
moyens dolosifs>> autres que la supercherie ou
circonstances ill6gitimes , transformant en fraude un comportement com-
mercial d6loyal ou 1’emploi d’argent dans lequel d’autres personnes ont un
intrt n’ayant pas 6t6 d6finies avec suffisamment de pr6cision, la Cour n’a
pas su, notre avis, relever le d6fi qu’elle s’6tait lanc6, c’est-t-dire 6viter

que la port~e de l’infraction de fraude puisse Wre 6tendue au-delA de la
malhonn~tet6 criminelle de manire A englober des pratiques commerciales
drloyales ou imprudentes qui, mame si elles ne doivent pas Etre encoura-
gdes, ne mritent ni l’opprobre ni la perte de libert6 que comporte la sanc-
tion criminelle.

Le crime de fraude demeure mal circonscrit malgr6 les efforts de la Cour. La
norme d’honnetet6 gdndrale que propose dor6navant le plus haut tribunal du
pays est A ce point impr6cise qu’elle permet un 6largissement sans prdc6dent
du crime de fraude ainsi que la cr6ation prdtorienne de nouvelles infractions.

Nous entreprenons donc ici d’examiner attentivement comment fut fran-

Sask.) [ci-apr s Sebe] ; R. c. Currie (1984), 5 O.A.C. 280 (C.A.) [ci-apr~s Currie] ; R. c. Doren
(1982), 36 O.R. (2) 114, 135 D.L.R. (3′) 258 (C.A.) [ci-apr~s Doren] ; R. c. Mugford (1990), 86
Nfld. & P.E.I.R. 91, 58 C.C.C. (3′) 172 (C.S.D.A. T.-N.) ; R. c. Black (1983), 5 C.C.C. (3) 313
(C.A. Ont.) [ci-aprbs Black].

” R. c. Zlatic, [1993] 2 R.C.S. 29, 100 D.L.R. (4 ) 642 [ci-apr~s Zatic avec renvois aux R.C.S.].
4 Le paragraphe 380(1) C.cr. prvoit ceci : Quiconque, par supercherie, mensonge ou autre
moyen dolosif, constituant ou non un faux semblant au sens de la prdsente loi, frustre le public ou
toute personne, d~termin~e ou non, de quelque bien, argent ou valeur […] est coupable […]

” Throux, supra note 9 As lap. 25, M”T le juge McLachlin.

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MCGILL LAW JOURNAL I REVUE DE DROITDE MCGILL

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chie la fronti~re entre droit et droiture’ 6 afin de proposer des pistes de r6-
flexion susceptibles de nous amener t une definition fonctionnelle de la
fraude qui soit en accord avec les principes fondamentaux de la responsabi-
lit6 p6nale et respecte notre engagement h n’utiliser l’arme redoutable de la
justice r6pressive qu’avec mod6ration. La premiere partie de ce texte sera
consacrde h 1’6tude de
‘actus reus du crime de fraude. Ce n’est qu’apr~s
avoir prdcis6 quels sont les 616ments matdriels de ce crime que l’on pourra
entreprendre une 6tude des 616ments de faute s’y rapportant.

I. Les 16ments materiels du crime de fraude

A. Un debut de problimatique : l’affaire Olan et l’largissement du

crime defraude

On pr6sentait traditionnellement la fraude comme 6tant le fait d’amener
une personne, au moyen d’une supercherie ou d’un mensonge, A se d6partir
d’un bien. De mani~re un peu caricaturale, on distinguait ainsi cette infrac-
tion du vol : alors que le voleur d6poss6de sa victime h l’insu de cette der-
nitre, le plus souvent en lui subtilisant son bien, le fraudeur, plus astucieux,
influe sur 1’esprit de la dupe pour l’amener A se ddposs6der elle-m~me”7. La
fraude perp6tr6e au moyen d’un mensonge 6pouse ce module et se congoit
facilement. Pour obtenir une declaration de culpabilit6, la poursuite doit
6tablir la preuve des 616ments mat6riels suivants : un mensonge ou une su-
percherie, un pr6judice 6conomique subi par la victime et un lien causal en-
tre les deux”8. La mens rea de l’infraction sera, quant A elle, 6tablie par la
preuve de la connaissance subjective par l’accus6 des circonstances entou-

6 J’emprunte cette expression particuli~rement bien trouv~e A P. Rainville, Droit et droiture: le

crit~re de la malhonn~tet6 et ]a fraude criminelle> (1992) 33 C. de D. 189.

” Cette definition classique de la fraude, maintes fois reprise, provient de l’arrt anglais Re
London & Globe Finance Co., [1903] 1 Ch. 728 aux pp. 732-33, oj il est dit: <>

” Lorsque la fraude est commise au moyen d’un mensonge ou d’une supercherie, il existe g6-
nralement une relation entre le fraudeur et sa victime. Les tribunaux ont toutefois conclu, surtout
lorsque la fraude est commise par un , qu’il n’est pas nrcessaire qu’un
contact direct soit intervenu entre le fraudeur et la victime pour fonder ]a culpabilit6 (Vzina c. R.,
[1986] 1 R.C.S. 2 A la p. 19, 25 D.L.R. (4) 82, M. le juge Lamer [ci-apr~s Vrzina avec renvois
aux R.C.S.]). Voir aussi R. c. Kirkwood (1983), 35 C.R. (3′) 97, 148 D.L.R. (3) 323 (C.A. Ont.)
[ci-apr~s Kirkwood avee renvois aux C.R.] ; R. c. Fitzpatrick (1984), 11 C.C.C. (3′) 46 (C.A. C.-
B.) ; R. c. Renard (1974), 17 C.C.C. (2) 355 (C.A. Ont.). Plus g~n&alement, voir Ewart, supra
note 2 aux pp. 100-105.

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A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

rant sa conduite, c’est-A-dire la connaissance de la fausset6 de son affirma-
tion, ainsi que du fait que son mensonge pourrait causer un pr6judice h au-
trui[9.

Le d6veloppement et la sophistication des pratiques commerciales, no-
tamment le recours aux entit~s corporatives, ont toutefois rapidement mis au
jour la difficult6 conceptuelle li6e 1’application de ce module simpliste de
la fraude. Par exemple, dans la mesure oui une corporation qui n’a pas
d’esprit propre, agit et r6fl6chit par l’intermdiaire des personnes physiques
qui la composent, il devient 6vident qu’elle peut difficilement 6tre dup6e par
ces personnes qui pensent et agissent h sa place, meme si celles-ci lui ont
caus6 pr6judice. Par ailleurs, la vision traditionnelle de la fraude permet mal
d’appr6cier une multitude de comportements commerciaux complexes et
sophistiqu6s ressentis comme ill6gitimes. Les faits de ‘affaire Olan, qui de-
vait engendrer une nouvelle mani~re de concevoir la fraude, en fournissent
l’illustration.

Cette affaire passablement compliqu6e impliquait un genre de transac-
l’6poque et dans la d6cennie qui a suivi.
tion particuli~rement en vogue
Essentiellement, il s’agissait d’un stratag~me mis en place par les dirigeants
d’une corporation et destin6 h financer la prise de contr6le d’une compagnie
cible h l’aide de ses propres actifs. Un proc6d6 complexe, caract6ris6 par un
syst~me de financement fond6 essentiellement sur l’endettement, avait
permis de d6pouiller la compagnie cible de ses meilleurs actifs et de se ser-
vir de ces m~mes actifs pour financer l’achat de la compagnie cible par une
autre compagnie contr6l6e par les accuses . Comme le fait remarquer le
juge Dickson qui rend jugement pour la Cour, les faits en cause sont com-
pliqu6s et il y a danger de se perdre dans les d6tails2 . Pour les fins du d6ve-
loppement qui va suivre, il nous apparait toutefois essentiel de les r6sumer
bri~vement.

9 , cet 6gard, ]a th6orie de l’aveuglement volontaire trouve certainement application de meme
qu’en ce qui concerne la mens rea face aux circonstances, l’insouciance constitue une mens rea
suffisante. Voir ci-dessous le texte de la note 145.

‘ Les faits de l’affaire Olan sont particuli~rement complexes. Pour une explicitation des 616-
ments fondamentaux du genre de proc16d mis en place dans cette affaire, comme dans tous les
processus d’acquisition financ6s de cette mani~re, on peut lire avec profit les explications de J.A.
Woods dans <>
dans Confdrences Comm6moratives Meredith, Le droit des affaires face au droit pinal,
Cowansville (Qu6bec), Yvon Blais, 1990, 365 aux pp. 367-69. Voir aussi G. Staple, Serious and
Complex Fraud: A New Perspective>> (1993) 56 Modem L. Rev. 127. Selon ce dernier auteur, ce
genre de fraude est cyclique et revient en vogue

tous les dix ans.

21 Olan, supra note 6

la p. 1183.

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MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

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Dans cette affaire, les accus6s avaient decid6 d’acquerir une compagnie
prosp~re (Langley –
la compagnie cible) possedant un portefeuille de va-
leurs sfires qui s’6levait A environ 1,5 millions de dollars. Ceux-ci 6taient
donc entr6s en contact avec l’actionnaire majoritaire de cette compagnie et
avaient ndgoci6 l’achat de toutes ses actions. Afin de se procurer la somme
d’environ 1,025 millions de dollars necessaire A cet achat, ils eurent recours
aux services d’une banque. Cette demi~re accepta d’6mettre un cheque cer-
tifi. au montant de 1,025 millions, tir6 sur le compte d’une compagnie pos-
s6dee par les accus6s (Beauport Holdings –
la compagnie de transit). Tou-
tefois, comme la compagnie de transit ne disposait d’actifs que pour une
valeur 6quivalente
la moiti6 du montant du cheque, la banque refusa de se
departir du cheque tant que les actifs de
la compagnie de transit
n’atteindraient pas 1,025 millions. Le jour de la conclusion de l’achat de la
compagnie cible, les accuses offrirent en paiement le cheque certifi6, bien
que ce dernier soit demeur6 en possession de la banque. Une fois la transac-
tion compldtee, les accus6s, devenus actionnaires majoritaires de la compa-
gnie cible, proc6d~rent h la liquidation de ses meilleures valeurs en lui fai-
sant entre autres acheter des actions d’une compagnie d’investissement dont
ils d~tenaient le contr6le (Beauport Financial –
la compagnie de finance).
Cette derni~re disposait dordnavant de liquidit6s lui permettant de consentir
un prt important A la compagnie de transit. La compagnie de transit dispo-
sant alors d’actifs suffisants, la banque remit le cheque certifi6 au vendeur
des actions de la compagnie cible. En d6finitive, c’est donc la liquidation
des meilleurs actifs de la compagnie cible qui servit h financer plus de la
moiti6 de sa prise de contr6le par les accus6s. Une autre partie du produit de
la liquidation a par ailleurs permis aux accus6s de consolider leur position
au sein d’autres compagnies.

Poursuivis pour fraude envers la compagnie cible, les accus6s ont plaid6
qu’en aucun moment cette demi~re n’avait 6t6 victime de supercherie ou de
tromperie. Ils soutenaient de plus qu’aucun prejudice n’avait 6t6 caus6
i la
compagnie cible dans la mesure ofi rien n’indiquait que les nouveaux pla-
cements effectu6s par cette derni6re n’6taient pas de nature h assurer sa
stabilit6 financi~re. Ils plaidaient enfin que rien ne pouvait permettre de
conclure qu’ils n’avaient pas l’intention de faire rembourser par la compa-
gnie de transit les pr&s consentis par la compagnie de finance, et donc, en
d6finitive, d’assurer un peu mieux la sant6 financi~re de la compagnie cible.

Dans son jugement, le juge Dickson, au nom d’une cour unanime, re-
connaeit la possibilit6 de l’existence d’un pr6judice meme en l’absence d’une

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A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

perte financi~re r6elle. S’appuyant sur l’arr&t anglais R. c. Allsop22 , il af-
firme qu’un risque de pr6judice, c’est-h-dire une mise en p6ril, mame tern-
poraire, des int6r8ts 6conomiques de la victime suffit . 6tablir 1’616ment de
privation :

On 6tablit la privation si l’on prouve que les int6r8ts pcuniaires de la
victime ont subi un dommage ou un pr6judice ou qu’il y a risque de pr6ju-
dice A leur 6gard. I n’est pas essentiel que la fraude mne a une perte p6-
cuniaire relle .

En 1’esp~ce, la Cour supreme fut d’avis que le fait, pour la compagnie
victime, de d6tenir h la fin de l’op6ration des valeurs hautement sp~culatives
en lieu et place des valeurs sores composant auparavant son portefeuille,
peut constituer une privation :

Si Langley avait eu A faire face h des difficult6s financi6res, elle aurait
dfi 8re en mesure d’exiger le remboursement imm6diat du prt afin
d’augmenter son fonds de roulement. Avant que les accus6s n’entrent en
scene, alors que son portefeuille 6tait encore intact, Langley disposait
d’importantes liquidit~s. Beauport Holdings ne pouvait effectuer l’emprunt
que si Langley mettait en p6ril ses propres biens ou se payait elle-meme
des montants qu’elle n’aurait plus, advenant des difficultds fnanci~res. En
somme, je suis d’avis que le jury pouvait conclure qu’il y avait une nette
disproportion dans l’6change du portefeuille contre le pret’.

En outre, nous dit la Cour, quoique les accus6s aient eu 1’intention
d’ultimement renflouer la victime, ceci ne peut pas excuser la perp6tration
de la fraude si la preuve r6v~le que, par leur conduite, ils lui ont malhonn8-
tement caus6 une privation7.

Consacrant un courant jurisprudentiel montant26, la d6cision rendue dans
1’affaire Olan affranchit par ailleurs la notion de malhonngtet6 de celle de

(1976), 64 Crim. App. R. 29, 120 Solicitors’ J. 635 (C.A.) [ci-apr s Allsop avec renvois aux

Crim. App. R.].

3 Olan, supra note 6 h lap. 1182.
24Ibid. lap. 1193.

Ibid. lap. 1194. Pour une discussion de la pertinence de l’intention de rembourser en regard

de la culpabilit6, voir infra les notes 191-203 et texte correspondant.

26 A cet 6gard, voir l’analyse que fait Ewart, supra note 2 aux pp. 12-33, de la jurisprudence
antdrieure a l’arr&t Olan. II est int~ressant de remarquer toutefois les efforts auxquels se livre
l’auteur afin de d~montrer que l’arr&t Olan est le digne successeur de la jurisprudence ant6rieure.
Toutes les decisions n’allant pas dans le sens de l’arrat Olan sont discr&lit6es au motif qu’elles
sont <(mauvaises>>.

424

MCGILL LAWJOURNAL /REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

mensonge. On y affirne qu’il n’est pas necessaire que les agissements mal-
honnetes reproches F’accus6 prennent la forme d’un travestissement quel-
conque de la v6rit6 aupr s de la victime :

Quand on all~gue que les administrateurs ont fraud6 leur compagnie,
la supercherie ne constitue pas un element essentiel de l’infraction. Les
mots (autres moyens dolosifs>> couvrent les moyens qui ne sont ni des
mensonges ni des supercheries; ils comprennent tous les autres moyens
qu’on peut proprement qualifier de malhonnEtes7.

Ce jugement consacre donc 1’61argissement du droit de la fraude qui se
dessinait dejA en jurisprudence et, s’6cartant des d6finitions traditionnelles,
reconnait que la fraude se r6sume A deux el6ments fondamentaux :

Les tribunaux ont de bonnes raisons d’hesiter A d6finir de fagon ex-
haustive le mot . Pour avoir gain de cause, le minist~re public doit done prou-
ver la privation malhonnt?.

La malhonntet6 est donc devenue la pierre de touche de la fraude, cette
derni~re pouvant se manifester par le mensonge, la supercherie ou tout autre
moyen malhonnete29. Sans donner une d6finition exhaustive de ce qui
constitue un moyen malhonn&e, la Cour en fournit, dans l’arr&t Olan, un
exemple d’application lorsqu’elle affirme que l’utilisation des biens d’une
compagnie A des fins personnelles plut6t qu’A l’avantage de celle-ci peut
constituer un acte malhonnete de la part de ses administrateurs ” . Les con-
tours de l’infraction n’6tant toutefois pas definis avec pr6cision, les tribu-
naux du pays se sont attel6s h cette tdche avec un bonheur parfois in6gal.
Dans les recentes affaires Zlatic et Thiroux, la Cour supreme s’est vue offrir
l’occasion de fournir des pr6cisions sur les 6l6ments materiels et sur la mens

27 Olan, supra note 6 A lap. 1180. I1 n’est d’ailleurs pas necessaire qu’il existe un lien quelcon-

que entre les agissements malhonntes et la victime. Un lien de causalitl dolt seulement etre
6tabli entre les manceuvres malhonn~tes ou le mensonge et ]a privation. Voir supra note 18.

28 Olan, ibid. lap. 1182.

Notons, par ailleurs, que l’hypoth~se (avance subsequemment) h 1’effet que ]a malhonn~tet6
soit un 6l6ment suppl6mentaire devant 6tre prouv6 par le minist~re public en sus de la supercherie
ou du mensonge –
a 6t6 rejetee par ]a ju-
risprudence. VoirDoren, supra note 12, et Kirkwood, supra note 18, cit6s avee approbation par le
juge McLachlin dans l’affaire Th6roux, supra note 9
]a p. 16. Voir aussi Ewart, supra note 2 aux
pp. 78-79.

un peu comme le serait ‘astuce en droit continental –

3001an, supra note 6 A lap. 1182.

19951

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

rea du crime de fraude. Or, en poussant h 1’extreme le raisonnement entam6
dans
‘affaire Olan et en adoptant le crit~re de la personne raisonnable pour
drfinir les 616ments matrriels de l’infraction, la Cour, plut6t que de circons-
crire le crime de fraude, en consacre le caractere polymorphe et tentaculaire.

B. L’clatement du crime defraude : l’affaire Ziatic

Zoran Zlatic fut accus6 de fraude dans les circonstances suivantes. Ex-
ploitant une entreprise de vente en gros de > et de <>,
il a, h une certaine 6poque, achet6 pour environ 375 000 dollars de mar-
chandise aupr~s de trois fournisseurs. I1 a requ ces marchandises
cr6dit ou
en contrepartie de cheques postdates. Pendant la meme p6riode, il a perdu au
jeu tout l’actif de son entreprise. Cet actif comprenait entre autres le produit
de la vente des marchandises livr6es par ses fournisseurs. Peu de temps
apr~s, monsieur Zlatic fit faillite, laissant impay~es les cr6ances de ses
fournisseurs.

Par une mince majorit6, la Cour supreme du Canada a confirm6 la drcla-
ration de culpabilit6 prononcre en premiere instance et maintenue par la
Cour d’appel du Qu6bec pour des motifs divers. Selon le juge McLachlin,
6crivant au nom de la majorit63′, puisque, semble-t-il, le juge du proces n’a
pas conclu de maniere non 6quivoque
l’existence d’une supercherie ou
d’un mensonge de la part de 1’accus6, la question h rrsoudre en l’espe’ce se
resume L savoir si le fait que monsieur Zlatic ait accept6 la livraison des
marchandises sans se soucier de les payer, conjugu6 h la perte au jeu de la
valeur qu’elles repr~sentaient, constitue une conduite 6quivalant A cet autre
moyen dolosif de la fraude dont il est question h l’article 380 du Code cri-
mine132. Traitant plus particulierement de la question de savoir si le moyen
utilis6 par un accus6 peut, A juste titre, etre qualifi6 de >
au sens de ‘article 380, le juge McLachlin, plus prolixe que le juge Dickson
dans 1’affaire Olan, fournit les explications suivantes sur cet 616ment de la
fraude :

Pour drtenniner cela, on applique la norme de la personne raisonna-
ble. La personae raisonnable qualifierait-elle l’acte de malhonnete? tvi-
demment, il n’est pas facile de d~finir avec precision la malhonn~tet. Elle
implique cependant un dessein cachM ayant pour effet de priver ou de ris-
quer de priver d’autres personnes de ce qui leur appartient. Dans Criminal
Fraud, J.D. Ewart d~finit la conduite malhonnete comme 6tant celle
[TRADUCION] >. La n6gligence ne suffit pas, pas plus que le fait de profiter d’une
chance au d6triment d’autmi sans avoir adopt6 une conduite d6nu6e de
scrupules, peu importe que cette conduite soit volontaire ou irr6fl~chie. La
tient essentiellement A 1’emploi
malhonn~tet6 de 1′<> dans ce contexte s’il constitue une conduite qu’une personne
honn~te et raisonnable consid&erait malhonnte et d~nu6e de scrupules
[notes omises]-.

Or, nous dit-elle, le fait de ddpenser son propre argent dans une entre-
prise > plut6t que de s’en servir A des fins commercia-
les valides, en sp~culant h la bourse, par exemple, constitue certainement
une pratique qui serait r6prouv6e par les personnes honn~tes et, partant, une
r> au sens de cet article :

Je suis convaincufe] qu’une personne raisonnable consid6rerait mal-
honnte d’accepter de la marchandise destin~e A ]a revente sans se prdoc-
cuper de la payer pour ensuite jouer t6m6rairement le produit de cette re-
vente’.

En 1’esp6ce, les cr6anciers de l’accus6 constituent les victimes de cette
fraude, puisque les sommes jou6es repr6sentaient le moyen par lequel ils
pouvaient 6tre pay6s35. Bien que reconnaissant que l’accus6 6tait propri6taire
de l’argent qu’il a jou6 et qu’il avait le droit de le d6penser36, le juge McLa-
chlin est d’avis que ce dernier n’avait pas le droit absolu de l’utiliser A sa
guise”‘.

La dissidence du juge Sopinka, 6crivant aussi au nom du juge en chef
Lamer, est ambigud. I1 oppose plusieurs objections au jugement majoritaire,
que nous aurons l’occasion de reprendre dans les pages suivantes. Apr~s une
mise en garde contre la cr6ation par les tribunaux de nouvelles infractions
ou l’extension de la port6e des infractions existantes, il ajoute :

Bien que nous ne soyons pas appels A renverser une decision parti-
culi~re, je crains qu’en l’espce nous criminalisions le d6faut de payer des
dettes parce que nous d6sapprouvons ]a fagon dont le d6biteur a d6pens6

33Ibid. a lap. 45.
SIbid. A la p. 48.
3 Ibid. la p. 47.
6 Ibid.
3 Ibid. lap. 48.

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

son argent’

.

Le juge Sopinka accepte toutefois la norme de la personne raisonnable
comme barom~tre de l’honnetet6 de la conduite de l’accus6 et convient que
le fait de volontairement miner sa capacit6 de rembourser ses crranciers ne
peut 6tre qualifi6 que de malhonnete 9. En l’esp~ce, il diverge plut6t d’avis
avec la majorit6 sur l’importance
accorder t l’affirmation par l’accus6 de
sa croyance en sa bonne 6toile lorsqu’il jouait40 .

L’infraction dont monsieur Zlatic a 6t6 reconnu coupable par la Cour su-
pr~me du Canada est pr6vue par les l6gislateurs de certains pays de droit
continental oii la faillite est grn6ralement passible de sanction p6nale. Par
exemple, le code p6nal suisse r6prime ce qui est qualifi6 de <> :

165 (1) Le drbiteur qui, par une l6g6ret6 coupable, par des drpenses
exagdr&s, par des speculations hasard~es ou par une grave negligence
dans l’exercice de sa profession, aura caus6 sa propre insolvabilit6, ou aura
aggrav6 sa situation alors qu’il se savait insolvable sera, s’il a 6t6 d6clar6
en faillite ou si un acte de drfaut de biens a 6t6 dress6 contre lui, puni de
l’emprisonnement4 .

En drclarant 1’accus6 coupable de fraude dans 1’affaire Ziatic, la Cour
supreme du Canada a d6pass6 les limites permises de 1’activisme judiciaire
et a cr66 une nouvelle infraction 42. De nombreux facteurs expliquent cette
situation et il est important de les examiner. A notre avis, nous devons en
premier lieu rechercher les germes de 1’6clatement du crime de fraude dans
une analyse des motifs de la Cour supr~me dans 1’affaire Olan, sur lesquels

38 ibid. ]da p. 34.
39 Ibid. idap. 36.

Ibid. aux pp. 37-39. Voir aussi ci-dessous le texte correspondant aux notes 190-93.

4′ A. Panchaud, D. Ochsenbein et V. van Ruymbeke, dir., Code pinal suisse annoti, 6d. r6v.,
Lausanne, Payot, 1989. Voir aussi l’article 402 du Code prnal frangais, complrt6 par les articles
127-129 de la Loi d0 67-563 du 13 juillet 1967 sur le r~glement judiciaire, la liquidation des
biens, lafaillite personelle et les banqueroutes, J.O., 14 juillet 1967, 7059, D.1967.IUg.269 [ci-
apr~s Loi du 13 juillet 1967]. Alors que le code penal frangais rprime purement et simplement la
banqueroute, la Loi du 13 juillet 1967 distingue entre la banqueroute simple facultative (oti un
pr6venu a commis une faute d’imprudence ou de tm&t6 dans la gestion de son entreprise) et la
banqueroute simple obligatoire (dont un des cas de figure sprcifiquement prvus par la loi est
celui de la personne qui a consomm6 des sommes 6levres dans des operations de pur hasard ou
des operations fictives).

42 Drj, h la suite de la decision de la Cour dans

‘arrt Olan, supra note 6, plusieurs auteurs

avaient conclu que la Cour supreme avait en mati~re de fraude (Proulx, supra note 9
lap. 211 ; Ewart, supra note 2 lap. 61).

428

MCGILL LAWJOURNAL /REVUE DE DRO1TDE MCGILL

[Vol. 40

la Cour prend appui dans l’arrt Ziatic. Malgr6 une opinion largement r6-
pandue, l’arr& Olan, par ses multiples ref6rences A des affaires anglaises
traitant de la mens rea des infractions de vol et de complot en vue de frau-
der, ne fournit que peu d’information sur les 6l6ments mat6riels du crime de
fraude tel que defini par notre Code criminel. Dans une large mesure,
1’emprunt au droit anglais de
la notion de malhonnetet6 entraine
inexorablement un glissement vers l’analyse de 1’6tat d’esprit de l’accus6.
En outre, le recours au droit anglais quant A certaines infractions de common
law cr66es par la jurisprudence anglaise, menace d’61argir indfiment le sens
des termes pr6cis de l’infraction pr6vue par le 16gislateur canadien. A notre
avis, il en va ainsi de la red6finition de la notion de prejudice pour inclure le
risque de prejudice. Par ailleurs, 1’analyse A laquelle proc~de la Cour su-
preme dans l’affaire Olan associe trop largement la malhonntet A la priva-
tion subie par la victime. Enfin, le recours A la norme de la personne raison-
nable, recemment propos6 par la Cour dans l’arrt Zatic afin de d6terminer
l’honnetet6 de la conduite de l’accus6, soul6ve de nombreux probl~mes. En
effet, il y a lieu de se demander si cette norme communautaire d’honnetet6 i
laquelle il est fait reference constitue un standard suffisamment precis, per-
mettant aux justiciables de connaitre A l’avance les conduites incrimin6es.
Outre son aspect tautologique, la d6finition de la conduite malhonnate
comme 6tant ce qu’une personne honnate ordinaire jugerait indigne parce
qu’elle est nettement incompatible avec les activit6s honnetes ou hono-
rables>>43, presente des dangers 6vidents d’6lasticit6, sans parler d’arbitraire.
Nous aborderons ces questions tour a tour.

C. La malhonntetf

1. Les actes malhonnetes et l’6tat d’esprit de l’accus6

Dans l’arr& Ziatic, tant la majorit6 que la minorit6 de la Cour tente tout
de meme certaines explications supplmentaires destinees A 6clairer cette
nouvelle definition de la malhonnetet6, d6finition sur laquelle nous revien-
f1 est toutefois 6vident que la Cour supreme a du mal A definir les
drons.
actes malhonnetes sans faire r6f6rence A l’6tat d’esprit animant l’accus6.
Tentant d’expliciter les circonstances rendant illegitime l’emploi de sommes
d’argent dans lesquelles d’autres personnes ont un int6rat, le juge Mc-
Lachlin, s’appuyant sur l’arrt Olan, renvoie ultimement A l’6tat d’esprit de
l’accus6 :

43 Zlatic, supra note 13 A lap. 45.
“‘ Voir infra note 75 et s. et texte correspondant.

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

tvidemment, il n’est pas facile de drfinir avec pr6cision la malhonn8-
tet6. Elle implique cependant un dessein cachd ayant pour effet de priver
ou de risquer de priver d’autres personnes de ce qui leur appartient. […]

En dclarant ceux qui avaient effectu6 la prise de contrrle coupables
de fraude par un .

La difficult6 qu’6prouve la majorit6 h d6finir l’acte malhonnte sans r-
f6rer ultimement A i’6tat d’esprit qui anime 1’accus6 est aussi pr6sente et
particuli~rement 6vidente dans les explications suivantes fournies au sujet
des 616ments constitutifs de la fraude dans la dissidence du juge Sopinka:

Lorsqu’il s’agit de determiner si l’infraction de fraude est 6tablie, la
conviction sincere de l’accus6 est pertinente A trois 6tapes. D’abord, meme
l’application du critlre objectif de la malhonn~tetj exige que la personne
raisonnable tienne compte de l’itat d’esprit de l’accusi. I est impossible
de determiner si un acte est malhonnte sans 6valuer l’6tat d’esprit de
‘acteur. Cela est implicite dans le terme <. L’6tat d’esprit de
l’accus6 est 6galement examin6 relativement h 1’exigence de mens rea en
matiere de malhonnatet6. Bien qu’il s’agisse d’un crit~re subjectif, il re-
produit en fait l’application de la norne objective de la malhonnotetl. En-
fin, la connaissance du risque est un 6lment moral nrcessaire dans un cas
oi il y a risque de privation [nos italiques]”.

a.

L’ arret Olan et le comme gage de la malhonnatet6 des
actes de 1’accus6, faite par le juge McLachlin, est directement tirde de ‘arr&
Olan.

45 Zlatic, supra note 13 aux pp. 45, 46.
‘ Ibid. h la p. 37.

430

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DRO1TDE MCGILL

[Vol. 40

Dans cette affaire, le juge Dickson, qui traite de l’actus reus de la

fraude, utilise le terme malhonnatet& (dishonesty) afin de d6signer la con-
duite de l’accus6 qui peut prendre la forme soit d’un mensonge, soit d’une
supercherie, soit d’une autre manceuvre dolosive. Dans ce contexte, la mal-
honntet6 caract6rise le moyen utilis6 par 1’accus64.

Appliquant aux faits de l’esp~ce la notion de malhonn~tet6, le juge
Dickson semble conclure, en s’appuyant entre autres sur l’arrt anglais R. c.
Sinclair’ 48, que l’utilisation de biens corporatifs e des fins personnelles est
malhonnate. En effet, il est utile de souligner h cet 6gard que le terme mal-
honn&et6, de mame que l’application qui en est faite, sont directement em-
prunt6s au droit anglais. Ces emprunts, destin6s A asseoir la conclusion de la
Cour quant aux actes dolosifs, ne vont toutefois pas sans probl~mes puisque
la d6finition de la malhonntte6 61abor6e en Angleterre dans le contexte des
infractions de vol et de complot en vue de frauder caract6rise essentielle-
ment la mens rea de ces infractions 4 . Dans une large mesure, l’importation
du concept de malhonn~tet6 par la Cour supreme dans l’arrt Olan est
source de confusion, tout comme le sont les r6f6rences
des affaires anglai-
ses traitant manifestement de la mens rea d’infractions de common law dis-
tinctes du crime de fraude en droit canadien. Outre le fait qu’elle aura con-
tribu6 A transporter chez nous les controverses qui s6vissent toujours en
Angleterre relativement a la d6finition de la mens rea d’infractions diff6ren-
tes de celle qui nous occupe , elle occulte la question de la definition de
l’actus reus de la fraude.

A cet 6gard, une analyse de l’arrat Allsop, cit6 6galement par le juge
Dickson dans 1’arr& Olan, est r6v6latrice. En effet, le juge Dickson en tire
certains propos de Lord Shaw:

En g6n6ral, un fraudeur veut avant tout se procurer un avantage. Le tort
caus6 A sa victime est secondaire et incident51.

Or, la question en litige dans cette affaire ne concernait pas la d6finition
de la notion de malhonnetet6 entendue comme 616ment mat6riel de
l’infraction, mais plut6t la mens rea qui doit animer l’accus6 en regard de la

‘1 Voir Olan, supra note 6 et ci-dessus le texte correspondant h ]a note 27.

(1968), 52 Crim. App. R. 618, [1968] 3 All. E.R. 241 (C.A.) [ci-apr~s Sinclair avec renvois

aux Crim. App. R.].
49 Proulx, supra note 9 aux pp. 212-18, a d6ji fait cette observation.
50 Cette controverse en droit anglais se double d’un d6bat sur ]a question de savoir qui, du juge

ou du jury, sera appel6 h d6terminer ce qui est malhonnate (ibid. aux pp. 220-30).

” Allsop, supra note 22 h lap. 31, tel que cit6 dans l’arr& Olan, supra note 6 A lap. 1182.

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

privation de la victime. Remis dans son contexte, l’extrait voulant qu’en g6-
n6ral, le fraudeur cherche avant tout t se procurer un avantage est A 1’effet
que nile dessein d’appauvrir la victime, ni d’ailleurs celui de s’enrichir, ne
sont pertinents
la culpabilit6, puisqu’ils n’6clairent que sur le mobile qui a
pu pousser l’accus6
agir. Selon l’arr~t Allsop, il est suffisant, en ce qui
concerne l’9lment moral relatif d la privation de la victime, que l’accus6 ait
perqu le risque que sa conduite fait courir au patrimoine de cette derni~re.

This appeal raises a short but interesting question in relation to the
nature of the intent requisite to constitute the offence of conspiracy to de-
fraud […]

Mr. Heald submits that this demonstrates the error into which the trial
judge fell and which is reflected in the direction he gave to the jury. What
he should have told them, so Mr. Heald asserts, was that they must be sat-
isfied that the appellant intended to cause economic loss to Prestige. Ac-
cordingly, the direction which referred to an intention to do acts which
were likely to cause economic loss was too wide.

It seemed to this Court that Mr. Heald’s argument traversed the shad-
owy region between intent and motive. Generally the primary objective of
fraudsmen is to advantage themselves. The detriment that results to their
victims is secondary to that purpose and incidental. It is <

L’heritage de l’arr&t Olan se r6sume en fait h affirmer, en s’appuyant sur
1’arrt Scott c. Metropolitan Police Commissioner,
que la malhonntete,
quelle qu’elle soit, suffit. Cet arret constitue la seule r6f6rence du juge Dick-
son A une decision anglaise ne traitant pas de la mens rea mais de l’actus
reus de l’infraction. Dans la mesure toutefois ofi l’arret Scott traite de la
malhonnaet6 dans le contexte d’une accusation d’avoir complot6 en vue de
frauder, on peut douter de la pertinence de cette r6f6rence. En droit anglais,
l’infraction de complot en vue de frauder est une creation de la jurispru-
dence. I1 est notre avis dangereux de prendre appui sur l’interpretation de
cette infraction d’origine pretorienne au moment d’analyser le sens de
l’expression tout autre moyen dolosif utilisee h l’article 380 de notre
Code criminel. Quelques annees apr~s l’arr&t Olan, la Cour supreme mettait
d’ailleurs en garde les plaideurs contre le danger qu’il y a A se tourner vers
la jurisprudence d’autres juridictions traitant, qui plus est, d’infractions dif-

59 M. Rosenberg, < dans Conff&ences Commmoratives Meredith, Le droit des

affairesface au droitpinal, Cowansville (Quebec), Yvon Blais, 1990,317 Ai lap. 325.

(1974), [1975] A.C. 819, [1974] 3 All E.R. 1032 (C.L.) [ci-apr~s Scott].

19951

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

frentes, afin de determiner les 6l6ments de la fraude telle que d6finie par
notre Code criminel.

La mention de decisions d’autres ressorts en vertu du droit de ]a
fraude en common law ou des affaires anglaises en vertu de ]a Larceny Act
1861, et 1916, ou de la Theft Act, 1968 et 1978, doit etre examinee en gar-
dant
l’esprit le fait que l’art. 338 [maintenant 380] de notre Code est dif-
ferent’.

L’affirmation dans l’affaire Scott h l’effet que la malhonnetet6 sous tou-
tes ses formes peut fonder la culpabilit6 est faite dans le contexte tr~s large
de l’interpr6tation de toutes les infractions d’atteinte malhonnete au patri-
moine et nous apparait difficilement exportable. Le Lord Vicomte Dilhorne
s’explique en effet de la mani~re suivante :

its elements

the fraudulent

The definition of the common law offence of simple larceny has as
one of
taking and carrying away.
<> is used in the definition of larceny by a bailee in section 3
of the Larceny Act 1861 and in the definition of larceny in section 1 of the
Larceny Act 1916. Theft always involves dishonesty. Deceit is not an in-
gredient of theft. These citations suffice to show that conduct to be
fraudulent need not be deceitful [notes omises]62.

Non seulement les textes cr6ateurs d’infractions sont-ils diff6rents d’un
ressort t l’autre, mais les infractions de common law offrent aux tribunaux
une latitude que ne peut permettre l’interpr~tation d’un texte 6dict6 par le
16gislateur. Le fondement de la d6cision de la Cour supreme dans 1’arret
l’effet que la malhonn6tet6 quelle qu’elle soit suffit L fonder un ver-
Olan
dict de culpabilit6 pour fraude en droit canadien nous apparait donc pour le
moins fragile.

61 Vzina, supra note 18 4 lap. 22, M. lejuge Lamer. Voir aussi R. c. Campbell, [1986] 2 R.C.S.

376 A ]a p. 386, 32 D.L.R. (4′) 463. Voir enfin l’apprciation peu flatteuse que fait le juge Mc-
Lachlin de certains principes de droit anglais dans l’arret Thdroux. Elle y affirme en effet
ceci :

L’application de la jurisprudence anglaise & l’infraction canadienne de fraude prd-
sente deux difficultds. D’abord, l’infraction anglaise pertinente est formulae diff-
remment de l’infraction canadienne. […] La deuxi~me difficult6 rdside, selon moi,
dans le fait que la jurisprudence anglaise n’est pas conciliable avec les principes
fondamentaux du droit criminel en matire de mens rea (Thiroux, supra note 9 aux
pp. 22, 23).

62Scott, supra note 60

lap. 836.

436

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

[Vol. 40

2.

Les actes malhonn&es et la privation de la victime

S’appuyant toutefois sur la d6cision Scott, le juge Dickson affirme, dans
l’arrt Olan, que l’utilisation de biens corporatifs h des fins personnelles
peut constituer une fraude63. L’utilisation de biens corporatifs, un acte neutre
en soi, ne devient malhonnete qu’en certaines circonstances . Le juge af-
firne qu’en l’esp~ce, le fait que les actifs de la compagnie cible aient en
grande partie permis sa prise de contr6le par les accus6s n’est pas d6termi-
nant quant h la culpabilit6 de ces demiers65. Malgr6 sa r6f6rence au < d’enrichissement personnel, le juge pose ensuite la question essen-
tielle A r6soudre, c’est-A-dire savoir si les agissements des accus6s ont caus6
une privation malhonnete h ]a compagnie cible6 . Le crit~re de la malhonna-
tet6 est alors pr6sent6 comme faisant moins r~f6rence aux agissements des
accus6s qu’A leurs effets pour la victime. >67. Citant I’extrait suivant de l’arrt anglais Sin-
clair, le juge Dickson laisse entendre que la fraude se r6sume t la prise in-
justifi6e d’un risque au d6triment du patrimoine d’autrui :

Dans les circonstances de ]a pr6sente affaire, quel crit~re doit-on appliquer
pour d6cider s’il y a eu conduite malhonnte? I y a fraude si ]a preuve r6-
vle qu’on a pris un risque, sans en avoir le droit, au detriment ou au pr6-
judice d’autrui.

La red6finition de la notion de privation en termes de risque est discu-
table A plus d’un titre. Nous traiterons de cette question au chapitre portant
sur le pr6judice 69. Nous nous en tiendrons pour l’instant i l’6tude des crit~res
utilis6s pour d6terminer si la mise en danger du patrimoine de la victime est
ill6gitime. Dans l’arrt Olan, la Cour supreme conclut
l’existence de preu-
yes relatives A la malhonntet6 des accus6s en comparant la valeur du patri-

L.,’utilisation des biens d’une compagnie A des fins personnelles plut6t qu’h l’avantage de
celle-ci peut constituer un acte malhonn~te si l’on accuse ses adrninistrateurs de fraude>> [nos ita-
liques] (Olan, supra note 6 A lap. 1182).

64Proulx, supra note 9 A lap. 226.
65 Olan, supra note 6 A lap. 1189.
‘Ibid. aux pp. 1187,1189.
67 Extrait de Scott, supra note 60 A lap. 839, tel que cit6 avec approbation par le juge Dickson

dans l’arrt Olan, supra note 6 A lap. 1181.

‘ Sinclair, supra note 48 A lap. 621, cit6 et traduit dans l’arr& Olan, ibid.
69Voir infra note 107 et s. et texte correspondant.

19951

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

moine de la compagnie cible avant et apr~s les op6rations men6es par eux.
Selon elle, on peut douter de 1’existence de motifs commerciaux 16gitimes
ayant pouss6 la compagnie cible h se d6partir de valeurs sfires pour les rem-
placer par des valeurs hautement sp~culatives. En quelque sorte, la preuve
de la privation subie par la compagnie constitue simultan6ment la preuve de
la privation subie et celle de la malhonn&et6 des accus6s 71. Un critre de
malhonn&et, qui serait autonome des effets subis par la victime, demeure
absent. Comme le fait remarquer Marc Rosenberg,

[w]here the test for dishonesty>> is whether the accused took an
unjustified risk with the corporate assets of the victim, then it may seem
that the second element of , the requirement of
deprivation, will appear to merge with the dishonesty requirement. It is im-
portant, however, to keep the two concepts distinct because they address
quite separate issues7.

La confusion entre la privation (le risque de pr6judice) et la malhonnete-
t6 se retrouve aussi, dans une certaine mesure, dans 1’affaire Ziatic. Notons
en effet que le principal reproche adress6 h l’accus6 dans cette affaire et,
partant, la mesure de sa malhonnatet6, r6side en grande partie dans le fait
d’avoir <> :

70 Olan, supra note 6 h lap. 1191.
7′ C’est ainsi que Rainville analyse lui aussi le proc&li utilis6 par la Cour pour conclure A la
malhonn~tet6. Contrairement A nous cependant, il ne croit pas que ce crit~re de ]a malhonn~tet6
constitue un probl~me :

Mais c’est oublier, il nous semble, que la Cour supreme a precis6 dans le mime ar-
rt la mesure du prdjudice que doit encourir la compagnie afin de d6couvrir si le
geste de l’administrateur a eu un caract6re frauduleux. La Cour recourt au critlre
de la r6duit la notion de malhonnetet6 at la me-
sure de l’amplitude du risque couru. La malhonnetet6 des actes de l’accus6
ne peut r6sider enti6rement dans le r6sultat qu’ils ont engendrrs. Conclure
ainsi reviendrait dire que toutes les personnes d6savantag6es par une trans-
action quelconque sont victimes de fraude ds que 1’accus6 a envisage cette
situation. Pareille affirmation se concilie mal avec l’affirmation voulant que
les proc6d6s commerciaux d6loyaux ou simplement agressifs ne soient pas
constitutifs de fraude74. Par ailleurs, associer la malhonnetet6 A la privation
confere une importance indue A l’ampleur du prejudice. II doit 8tre possible
de conclure A la commission d’une fraude meme en l’absence de prejudice
important, dans la mesure ofi des moyens malhonnetes sont employ6s.
L’essence du crime ne peut se r6duire A la simple privation. Le risque pris
avec le patrimoine d’autrui ne peut etre qualifi6 d’injustifi6 ou d’ill6gitime
du simple fait qu’il ait 6t6 pris, de meme que, nous l’avons d6jA dit, la per-
ception du risque par l’accus6 ne peut A elle seule fonder la fraude.

3.

La mise en p6ril drraisonnable

La Cour supreme dans 1’arr& Zatic offre toutefois une porte de sortie de
ce cercle vicieux. Le risque pris avec le patrimoine d’autrui serait injustifi6
ou illrgitime –
dans la mesure ou,
outre son caract~re risqu6, la conduite de 1’accus6 ne serait pas conforme h

les deux mots semblent synonymes –

73Zlatic, supra note 13 A lap. 48.
74Dans l’arr& Thdroux, lejuge McLachlin affirme en effet:

L’exigence d’un acte frauduleux intentionnel exclut ]a simple declaration inexacte
faite par n6gligence. Elle exclut 6galement le comportement commercial impm-
dent ou le comportement qui est deloyal au sens de profiter d’une occasion
d’affaires au detriment d’une personne moins astucieuse. […] Une declaration
inexacte faite par negligence ou une pratique commerciale deloyale sont insuffisan-
tes puisque, dans ni l’un ni l’autre cas, on ne trouve l’intention requise de priver
par un moyen dolosif (Th6roux, supra note 9 A lap. 26).

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

439

la norme de conduite jug6e honn&e par la personne raisonnable75. Ce re-
cours t la norme d’appreciation de la personne raisonnable pour d6terminer
l’honnetet6 des actes poses par l’accus6 pr~sente h notre avis des difficult~s
laissre A
insurmontables, que 1’application de cette derni~re soit
1’appreciation du jury ou r6servre . la discretion judiciaire 6. Comme le fait
juste titre Michel Proulx 77, pareille fiction ne permet pas au pr6-
remarquer
venu de connaitre avec suffisamment de precision la norme de conduite
laquelle il est imp6ratif de se conformer78. Dans un contexte oii les pratiques
commerciales sont complexes et diversifires et oit les tribunaux rrp~tent
volontiers, dans un souci 6vident de restreindre tant bien que mal le champ
d’application du crime de fraude, que certaines pratiques particuli~rement
agressives, irr6guli~res 7 9 ou m~me d~loyales 0 ne sont pas malhonnetes, la li-
gne de demarcation entre ces conduites et la malhonnetet6 est impossible h
identifier?’.

Les incertitudes et contradictions auxquelles a donn6 naissance le re-
cours
la norme communautaire d’honnetet6 en droit anglais font l’objet de
discussions incessantes en Grande-Bretagne2 . On fait de toutes parts remar-

‘- Voir supra note 33 et texte correspondant.
76 En effet, il n’est pas 6vident, h la lecture des motifs de la Cour dans les arrets Zatic et Th-
roux, si l’appr~ciation de la norme communautaire d’honnetet6 constitue ‘apanage du juge ou du
jury. k notre avis, meme si les motifs de la Cour devaient s’interprdter comme laissant au juge le
soin de d6finir ]a porte de la norme communautaire, les probl~mes que nous entendons 6voquer
sont tout aussi grands.

Proulx, supra note 9 A lap. 226.
De mani~re gdn~rale, la definition de la fraude comme 6tant une privation malhonnate pr6-
sente la meme difficult. A cet 6gard, la lecture de l’arr& Black, supra note 12, est instructive.
Dans cette affaire, le juge du proc s a scrupuleusement instruit le jury sur le droit de la fraude, en
reprenant presque mot pour mot les termes de l’arr&t Olan. Selon la Cour d’appel de l’Ontario,
ces instructions 6taient minutieuses et exemplaires. Apr~s quelques minutes de d~librration, le ju-
ry est revenu demander une de la fraude, jugeant que les propos du juge du
proc s n’6taient pas tr~s 6clairants. Si, dans cette affaire, lejury cens6 juger l’accus6 n’arrivait pas
4i distinguer ]a norme juridique, on peut douter que ce demier y soit mieux parvenu au moment de
poser les gestes incrimins.

” Voir R. c. Fischer (1987), 53 Sask. R. 263, 31 C.C.C. (3′) 303 (C.A.) [ci-apr~s Fischer]. Cette
affaire met en cause une accusation de vol mais Ta discussion porte sur le concept de malhonnte-
t6.

0 Voir supra note 74.
Voir Proulx, supra note 9 A lap. 229.
82Voir par ex. Griew, supra note 53 aux pp. 72-77 ; J.C. Smith, The Law of Theft, 5′ 6d., Lon-
don, Butterworths, 1984 aux n 122-24, pp. 63-66 ; E. Griew, Dishonesty: The Objections to
Feely and Ghosh> (1985) Crim. L. Rev. 341 ; G. Williams, Textbook of Criminal Law, 2 6d.,
London, Stevens, 1983 aux pp. 725-28 ; D.W. Elliott, > […].

And in this very field, of this very statute, it appears that five superior
court judges in England have differed from five others. It is my opinion
that respect for the law is greatly weakened when offenders receive differ-
ent treatment as regards conviction, at the hands of different magistrates,
justices or juries for almost identical actions in almost identical circum-
stances. Feelings of great injustice amongst those convicted, in comparing
their lot with others acquitted, foster disrespect for and lack of confidence
in the law and those charged with the heavy burden of administering it. As
I have indicated, a study of the following decided cases shows in my
opinion a remarkable, though not unexpected, difference of view between
learned and experienced judges as to what is dishonest or fraudulent or de-
serving of moral obloquy and as to what is not dishonest or fraudulent or
deserving of moral obloquy8.

En outre, le droit anglais applique la norme communautaire d’honnaet6
pour 6valuer tant la conduite de l’accus6 que son 6tat d’esprit en vertu d’une
seule et m~me notion. Ce faisant, il ouvre inexorablement la porte A
l’6valuation personnelle qu’a pu faire l’accus6 de l’honnetet6 de sa conduite
et permet la r6ception de moyens de defense inexistants en droit ou
l’6largissement de certains autres 85.

Faire dependre la culpabilit6 d’un individu des scrupules attribu6s h une

184 ; M. Wasik, <
(1979) Crim. L. Rev. 543

lap. 555.

,3 En Grande-Bretagne le concept de malhonn~tetd s’applique essentiellement Ai la mens rea de
la fraude. Les probl~mes que suscite le recours hk la norme communautaire d’honnetetd pour qua-
lifter les actes de l’accus6 plut6t que son 6tat d’esprit sont toutefois identiques dans ]a mesure o
ils drcoulent, dans les deux cas, de la meme source. Peu importe A quelle fin elle est employde, la
norme communautaire laisse place A l’arbitraire.

R. c. Salvo (1979), [1980] V.R. 401 aux pp. 430-31 (C.S.) [ci-apras Salvo]. Voir aussi R. c.
Bonollo (1980), [1981] VR. 633 (C.S.) [ci-apr~s Bonollo] ; R. c. Brow (1980), [1981] VR. 783
(C.S.) [ci-apr~s Brow].

Voir infra notes 166-69 et texte correspondant.

19951

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

personne hypothdtique digne et honorable prdsente des dangers d’arbitraire
6vidents et invite le juge des faits
imposer son jugement moral comme ba-
r~me de la 16galit6 de la conduite de 1’accus6. Or, comme le fait remarquer
avec force le juge Fullagar, ce genre de procdd6 ne peut qu’entrainer la d6-
consideration de la justice criminelle :

In my respectful opinion it is contrary to the most fundamental tenets
and traditions of the common law, and of the English judicial system itself,
that the judges of the court of law should set themselves up, or allow them-
selves to be set up, as judges of morals or of moral standards. The public
respect for the courts, upon which the courts’ authority and existence ulti-
mately depend, is held because they decide cases according to known legal
principles. It is equally important that the principles applied be legal prin-
ciples and known principles. Feelings and intuitions as to what constitutes
dishonesty, and even as to what dishonesty means, must vary greatly from
jury to jury and from judge to judge and from magistrate to magistrate […].

In my opinion, once the courts of law, properly so called, begin to
decide cases, especially criminal cases, according to the judge’s own view
of abstract justice or of current standards of honesty or morality, respect for
the courts will be calculated to decline, with dire consequences of a most
fundamental character?6 .

Au Canada, les auteurs sont unanimes . reconnaitre ces difficultds et ont
s6v~rement critiqu6 la proposition de la Commission de r6forme du droit du
Canada qui avait, dans son document de travail sur le vol et la fraude 7 , re-
command6 le recours au mot < pour asseoir le droit de la
fraude s. En adoptant la norme d’honnetet6 de la personne raisonnable, la

‘ Salvo, supra note 84 lap. 430.
“Le
” Voir par ex. B. Ziff, <> (1984) 16 Ottawa L. Rev. 431 aux pp. 436, 439. Cet

vol et lafi’aude, supra note 3 aux pp. 9, 10, 21 et s.

auteur explique :

One possible result of failing to provide statutory guidance as to the meaning of
dishonesty is that the courts will forge some bare, functional definition which will
be developed with the passage of time. This may be particularly problematic in the
proposed amendments because dishonesty, absence of a claim of rights and an in-
tention to deprive, all remain components of theft. […] It is hard to understand what
it adds to the basic definition beyond suggesting absence of a claim of right, unless
it is the superadded and ill-defined requirement of bad motive or immorality. Al-
ternatively, there may be a resort to ordinary dictionary definitions, a practice
which is said to be common among trial judges. A third possibility is the accep-
tance of the English approach. As discussed above, in England the duty of defining
dishonestly [sic] is treated primarily as a jury fimction, to be performed by apply-
ing ordinary standards of public decency. This, it is suggested, is an untenable
position [nos italiques ; notes omises] (ibid. aux pp. 439, 44 0).

442

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

Cour supreme ignore leurs mises en garde contre la simplicit6 trompeuse de
cette notion et s’engage dans une voie que l’exp6rience britannique enseigne
8tre sans issue. Cette position de la Cour est non seulement regrettable, mais
incompatible avec les exigences posdes par la Constitution. Le recours h la
norme d’honn&et des personnes dignes et honorables ne formulant pas de
r~gle intelligible permettant de connaitre avec un minimum de pr6cision le
champ de la r6pression p6nale, il ne rencontre pas les crit~res 6laborfs dans
la jurisprudence r6cente de la Cour supreme relativement A la nullit6 des lois
pour cause d’impr6cision ou de port6e excessive89. Ces arr~ts posent le
principe que les lois 6dict6es par le 16gislateur doivent, pour ne pas enfrein-
dre les principes de justice fondamentale ench~ss~s dans la Charte, permet-
tre aux citoyens d’etre raisonnablement pr6venus des cons6quences de leur
conduite. Les textes doivent par ailleurs 6viter que le pouvoir discr6tionnaire
en mati~re d’application de la loi soit illimit60 . Ces principes, 61abor6s dans
le cadre de l’analyse constitutionnelle de textes cr6ateurs d’infractions, sont
tout aussi applicables A l’interpr~tation jurisprudentielle de ces m~mes tex-
tes. Les principes de common law 6dict6s par les tribunaux ainsi que les r6-
gles d’interpr~tation qu’ils proposent ne sont pas immuns d’une 6valuation
constitutionnelle. Comme l’a conclu
le juge Maclntyre dans l’arrt
S.D.G.M.R. c. Dolphin Delivery Ltd.9′, la magistrature devrait expliquer et
d6velopper des principes de common law compatibles avec les valeurs fon-
damentales ench~ssdes dans la Constitution.

Confront6s A l’interpr6tation d’un texte, les tribunaux doivent veiller ai
favoriser une interpr6tation conforme aux principes de justice fondamentale
enchAss6s dans la Charte et tenter de donner aux dispositions du Code un
sens qui permette la formulation d’une norme intelligible qui ne soit pas in-
diment large 92. Comme l’affirme le juge Sopinka dans l’arr& Butler, qui

Voir aussi Doherty, supra note 9 aux pp. 392-98 ; Stuart, supra note 54 aux pp. 140-50

Proulx, supra note 9 ; Rainville, supra note 16 A ]a p. 215 et s.

” Voir Renvoi relatifti l’art. 193 et4 l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S.
1123, 77 C.R. (3′) 1 [ci-apr~s Renvoi relatif au Code criminel (Man.)] ; R. c. Butler, [1992] 1
R.C.S. 452, 89 D.L.R. (4″) 449 [ci-apr s Butler avec renvois aux R.C.S.]. Voir surtout R. c. Nova
Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, 15 C.R. (4) 1 [ci-apr~s Nova Scotia Phar-
maceutical].

9′ Les principes relatifs

la nullit6 des lois pour cause d’impr6cision et de port~e excessive sont
r6sum6s et analys~s dans les motifs du juge Gonthier dans l’arr& Nova Scotia Pharmaceutical,
ibid. aux pp. 621-43.

[1986] 2 R.C.S. 573 h lap. 603,33 D.L.R. (4′) 174.

‘= Comme l’affirme lejuge Lamer qui, dans le Renvoi relatifau Code criminel (Man.), disposait
]a prostitution est vague et

‘article 193 C. cr. relatif

de l’argument A l’effet que
imprdcis:

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

mettait en cause l’article 163 du Code criminel relatif 4 l’obsc6nit6,

[plour d6terminer si le par. 163(8) prescrit une norme intelligible, il faut
examiner la fagon dont la disposition a 6t6 interprd6te par les tribunaux […]

Les normes qui 6chappent A une d6finition technique pr6cise, comme
le terme , font in6vitablement partie du droit. […] II appartient aux
tribunaux de tenter d’interprdter ces termes. Si cette interpr6tation donne
une norme
intelligible, on a satisfait au critre pr6liminaire pour
l’application de l’article premier93.

Le recours

la norme d’appr6ciation de la personne raisonnable pour
d6finir la port6e d’une expression utilis6e par le 16gislateur n’est pas nou-
veau en droit p6nal canadien et n’est certes pas toujours fatal au plan consti-
tutionnel. II en va ainsi du crit~re de l’observateur ext~rieur utilis6 pour d6-
terminer le caract~re sexuel de 1’agression sexuelle 4 . Dans ce contexte, la
norme de conduite est facilement identifiable et la port6e de 1’infraction n6-
cessairement limit6e. Malgr6 toute l’imagination que l’on peut attribuer
la
personne raisonnable, il y a n6cessairement des limites facilement identi-
fiables
sa facult6 d’accorder un caract~re sexuel t certains comportements

lois qui crdent

les

lois p6nales, c’est-a-dire des

Au fil des ans, les tribunaux ont 61abor6 des r~gles d’interpr6tation qui portent
pr6cis6ment sur les lois r6gissant les activit6s crininelles. D’ailleurs, dans le do-
maine des
infractions,
l’interprtation restrictive est la r~gle. En d’autres termes, si le sens ou la port6e
d’un terme ou d’une phrase cr6ent des difficult6s que l’application des r~gles
d’interpr6tation habituelles ne peuvent r6soudre, les tribunaux retiendront alors le
sens favorable A l’accus6. […] Evidemment, la nature meme de la langue suppose
qu’il y aura toujours un certain degr6 de souplesse dans l’interpr6tation et
l’appr6ciation judiciaires. Cela n’est pas synonyme d’impr6cision inadmissible. Je
conclus que l’art. 193 du Code criminel n’est pas d’une imprdcision inacceptable
puisque les tribunaux ont donnd et donnent encore aux tertnes et aux expressions
de cet article un sens raisonnable [nos italiques] (Renvoi relatif au Code criminel
(Man.), supra note 89 h lap. 1160).

Voir aussi les motifs de M. lejuge en chef Dickson, ibid. A lap. 1141.
” Butler, supra note 89 aux pp. 490-91. Le juge Sopinka, discutant de la possibilit6 de d6clarer
l’article 163 C. cr. vague et impr6cis et constatant certaines ambiguit6s dans la jurisprudence
quant t son interpr6tation, prdsente ainsi le devoir qui incombe aux tribunaux lorsque le texte de
l’infraction est d’une texture ouverte rendant ce demier susceptible d’6tre attaqu6 pour cause
d’impr6cision:

Cette lacune dans la jurisprudence fait que le texte l6gislatif peut 8tre attaqu6 en
raison de son caract~re impr6cis et incertain. C’est h une telle attaque qu’on se livre
ici. On doit si possible combler cette lacune dans l’interpr6tation du texte 1dgislatif
avant de le soumettre un examen fond6 sur la Charte [nos soulignements] (ibid. A
lap. 483).

‘R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293, 45 D.L.R. (4) 98.

444

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

et la latitude dont dispose le juge pour imposer sa propre conception de ce
qui est ou non sexuel est assez r6duite. Dans le contexte plus difficile de
l’obsc6nit6, il convient de constater que, dans une s6rie d’arr8ts, la Cour su-
preme a tent6 de circonscrire au maximum les crit~res de 1’exploitation
<> des choses sexuelles et de la norme sociale de tol6rance afin
d’6viter qu’ils ne d6pendent des idiosyncrasies et de la sensibilit6 du juge
des faits”. Plus particuli~rement, en pr6cisant qu’6taient indues les repr6sen-
tations sexuelles plaqant certaines personnes en 6tat de subordination, de
soumission, d’humiliation, ou encore celles combinant sexualit6 et violence,
la Cour a cherch6 A proposer une norme g6n6rale qui soit suffi-samment
precise et dont l’application ne d6pende pas du sens moral ou des normes de
d6cence particuliers au juge des faits9 6. Ces precautions sont totalement ab-
sentes dans le domaine notoirement complexe et perm6able aux jugements
de valeur qu’est la fraude alors que ]a Cour ne parvient toujours pas Ai iden-
tifier les circonstances rendant frauduleux un comportement en apparence
honnte, se contentant de renvoyer aux scrupules des personnes dignes et
honorables97. Comme y 6tait jadis invit6 le juge si6geant en mati~re
d’obsc6nit6, le juge ou le jury occup6 a d6couvrir les scrupules des citoyens
honn~tes est en d6finitive appel6
criminaliser des comportements qu’il
juge de mauvais gofit ou inconvenants” .

C’est notre avis ce qui s’est produit dans l’affaire Ziatic oti la majorit6
de la Cour d6clare l’accus6 coupable de fraude au motif qu’en employant
des sommes d’argent qui lui appartenaient pour s’adonner au jeu, il a ill6gi-
timement priv6 ses cr6anciers d’un bien dans lequel ils avaient un int6rt
particulier. A cet 6gard, notons que la Cour pr6cise que, s’il avait employ6
ces sommes d’argent d’une mani~re plus convenable, monsieur Zlatic ne se-

95 Brodie c. R., [1962] R.C.S. 681 A la p. 702, 32 D.L.R. (2′) 507. Voir surtout Towne Cinema

Theatres Ltd. c. R., [1985] 1 R.C.S. 494, 18 D.L.R. (4′) 1; Butler, supra note 89.

Voir en particulier la d6marche de la Cour dans ‘arr&t Butler, ibid. aux pp. 483, 490, 491, M.

lejuge Sopinka.

‘ Zlatic, supra note 13 h lap. 45.
98 Le caract~re polymorphe et extr~mement vaste de la fraude, qui permet dornavant de r~pri-
mer les comportements jug6s peu dignes ou honorables et ayant mis en p~ril, sans n6cessairement
l’affecter, le patrimoine d’autrui rapproche 6trangement les utilisations pouvant 6tre faites de
rarticle 380 de notre Code criminel de celles que permettait la disposition du code p6nal de
Dantzig, cit6e comme exemple classique de disposition arbitraire :

Sera puni quiconque commet un acte que la loi d6clare punissable ou qui m6rite un
fondamentale d’une loi p6nale et d’apr~s le sentiment popu-
chatiment selon l’id
laire sain. Si une loi p~nale d6terminFe ne vise pas directement
‘acte, celui-ci sera
puni en vertu de la loi dont l’ide fondamentale s’applique le rnieux audit acte
(traduction frangaise cit e par M. le juge Lamer dans le Renvoi relatif au Code
criminel (Man.), supra note 89 h lap. 1151).

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

rait peut-etre pas tomb6 sous le coup de la prohibition de 1’article 380:

I1 est possible, tout d6pendant des circonstances, que s’il avait choisi
d’investir ces sommes
la bourse ou dans une op6ation immobili~re, il ne
serait pas coupable de fraude criminelle puisque, dans ces circonstances, il
ne pourrait 6tre d6montr6 qu’il s’agissait 1M d’un des actes vis6s par
l’infraction.9

En l’esp~ce, la distinction entre le jeu et la sp6culation boursi~re est
subtile et relive d’une appr6ciation morale de la conduite’ . II apparait de
l’extrait cit6 que la poursuite d’un but d’enrichissement personnel n’aurait
pas n6cessairement rendu les actes de 1’accus6 ill6gitimes si elle s’6tait tra-
duite par des sp6culations boursi~res ou immobili~res, op6rations commer-
ciales plus nobles de 1’avis de la Cour. A une 6poque oii les gouvernements
ouvrent des casinos pour renflouer les finances publiques, la chose m6rite
d’etre soulign6e. Les <> et les <> incrimin6s par le texte
de l’article 380 n’6tant pas mieux pr6cis6s, on peut se demander quel sort
serait r6serv6 par un tribunal A un accus6 qui dilapiderait sa fortune au profit
de missions religieuses ou encore pour se procurer,
des fins personnelles,
un m6dicament exp6rimental destin6 h gu6rir le SIDA. Pourrait-on, dans ce
dernier cas, parler de d6tournement de fonds h des fins personnelles vers une
entreprise notoirement risqu6e ?

A d6faut d’etre mieux explicit6e, la norme d’honnetet6 de la personne
raisonnable propos6e par la Cour supreme n’est pas satisfaisante. En outre, il
nous apparait fort discutable de faire d6pendre la culpabilit6 pour une in-
fraction d’atteinte au patrimoine d’un simple 6cart de conduite par rapport h
la norme d’honn~tet6 des personnes raisonnables dans un contexte ofi la
Cour supreme tend h revoir
la hausse la norme de faute pour les infractions
de n6gligence pr6vues au Code criminel. Dans les r6centes affaires R. c.

” Zatic, supra note 13 aux pp. 47-48. Voir aussi supra note 73 et texte correspondant.
‘0 Comme le fait remarquer le juge Sopinka dans ses motifs dissidents dans Zatic, ibid. h lap.
35, s’il est 6tabli qu’au moment oi ‘accus6 a rexu les marchandises, il a faussement represent6
qu’il avait l’intention de les payer, il y a eu fraude par supercherie ou mensonge et le cas est sim-
ple. II apparait toutefois que la majorit6 de la Cour pose la question autrement. Le juge Mc-
Lachlin prsente les choses ainsi :

k mon avis, la fa~on la plus raisonnable de percevoir les motifs du juge du pro-
c ,s consiste h conclure que, pour celui-ci, le fait d’accepter les marchandises sans
se soucier de les payer, conjugu6 A la perte au jeu de la valeur qu’elles repr6sen-
taient, constituait une conduite malhonnte […]
La question est donc de savoir si la m6thode expos6e constitue un <> ‘ 8. Or, faut-il le rappeler, l’arr~t Allsop est enti6-
rement consacr6 h la mens rea dans le cadre d’une accusation de complot en
vue de frauder. En effet, cette affaire mettait en cause la d6termination de la
nature et de l’6tendue de l’intention n6cessaire A la culpabilit6. En l’esp~ce,
les accus6s plaidaient que, puisqu’ils n’avaient pas eu l’intention arrt~e de
faire subir une perte p6cuniaire h la victime, ils ne pouvaient 8tre reconnus
coupables de complot en vue de frauder. Apr~s avoir rappel6 que, rfgle g6-
n6rale, le mobile poussant les fraudeurs A agir ne consiste pas tant dans la
d6possession de la victime que dans la poursuite d’un but d’enrichissement
personnel’s9, la Cour d’appel d’Angleterre conclut que la fraude peut 8tre
qualifi6e d’intentionnelle d~s que les accus6s ont pr6vu la possibilit6 d’un
pr6judice pour la victime :

‘O [1993] 1 R.C.S. 867,79 C.C.C. (3’) 97.
‘ [1993] 3 R.C.S. 3, 105 D.L.R. (4’) 632.
‘0 [1993] 3 R.C.S. 76, 105 D.L.R. (4′) 681.
“4 [1993] 3 R.C.S. 103, 105 D.L.R. (4’) 699.
‘o'[1993] 3 R.C.S. 122, 105 D.L.R. (4’) 712.
“6 Voir infra notes 117-20 et texte correspondant.
,7 Voir Olan, supra note 6 et ci-dessus le texte correspondant A ]a note 23.
3Olan, ibid. h lap. 1182.
9 Allsop, supra note 22 A ]a p. 3 1.

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

We would adopt and apply the view expressed, also by Lord Diplock,
in HYAM v. D.P.P. where he said in crimes of this class : <... no distinction is to be drawn in English law between the state of mind of one who does an act because he desires it to produce a particular evil consequence, and the state of mind of one who does the act knowing full well that it is likely to produce that consequence although it may not be the object he was seeking to achieve by doing the act. What is common to both these states of mind is willingness to produce the particular evil consequence: and this, in my view is the mens rea need [sic] to satisfy a requirement, whether im- posed by statute or existing at common law, that in order to constitute the offence with which the accused is charged he must have acted with 4ntent> to produce a particular evil consequence …>> [notes omises]”O.

C’est dans ce contexte d’analyse de la mens rea, nous semble-t-il, que
doivent 6tre lus les extraits de cette d6cision
l’effet que le pr6judice de la
fraude peut n’6tre qu’6ventuel. Dans la mesure ott la privation est la conse-
quence prohib6e par l’infraction de fraude, la mens rea de l’accus6 en regard
de cette privation peut tr~s bien s’analyser en termes de pr6vision de la reali-
sation probable de cette consequence et d’acceptation deliberee du risque. I
est toutefois essentiel de ne pas confondre 1’6tat d’esprit de l’accus6 et les
elements materiels de l’infraction. Se satisfaire, pour 6tablir la culpabilit6
morale, de la perception et de l’acceptation d’un risque, n’entraine pas qu’au
plan materiel la simple pr6sence d’un risque soit suffisante pour qu’on
puisse parler de r6sultat. En outre, m6me
supposer que les lords anglais
r6digeant la decision dans 1’affaire Allsop aient vraiment voulu signifier, ce
dont nous doutons fort, qu’au plan materiel un simple risque de prejudice est
suffisant, il est important d’insister sur le fait que l’infraction de complot en
vue de frauder, mise en cause dans cette affaire, n’en est pas une de r6sultat.
Le r6le de la perte pecuniaire dans le contexte d’une accusation de complot
est certes relatif dans la mesure ott elle n’a pas h se mat6rialiser pour que
l’infraction soit consomm6e. I1 en va autrement dans le contexte de
l’infraction de fraude telle qu’6dict6e t l’article 380 de notre Code criminel.

2.

Le risque de prejudice>>

Malgr6 que, dans 1’affaire Olan, il y ait eu perte reelle et non simple-
ment risque de perte, puisqu’au moment de 1’accusation le portefeuille de la
victime avait sur le march6 une valeur mon6taire moindre que sa valeur ini-
tiale”‘, le crime de fraude est toutefois, sur la base de l’arr& Allsop, d6fini
de mani~re tr~s large et consid6r6 comme consomme dos que les inter&s de

“Oaibid. h ]a p. 32.
III Olan, sutpra note 6 h la p. 1191.

448

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE McGILL

[Vol. 40

la victime sont mis en p6ril’. A cet 6gard, la notion de <> est ambigu6. Si elle r6fere simplement h une privation de la victime,
que
‘on peut 6valuer mon6tairement au moment de l’accusation sans toute-
fois que l’on puisse parler de perte s~che et,
long terme, d’argent, comme
ce fut le cas dans l’affaire Olan, il n’y a pas risque de pr6judice mais bien
pr6judice reel”3. Il est alors faux de parler de risque de pr6judice, et l’ide
voulant que le pr6judice n’a pas A se materialiser perd toute pertinence.

C’est, semble-t-il, de cette mani~re que le juge Lamer congoit la notion
de > de pr6judice dans l’arrt Vzina. Dans cette affaire, les accuses
avaient present6 A la Banque de Montr6al des obligations d’6pargne
payables au porteur qu’ils savaient volees afin que le montant qu’elles re-
presentaient soit vers6 dans un compte de banque qu’ils d6tenaient en
Suisse. Toutefois, comme la Banque du Canada avisa A temps la Banque de
Montr6al du fait que les obligations 6taient vol6es, le stratag6me des accuses
6choua. Accuses d’avoir tent6 de frauder la Banque de Montr6al, ils plaid6-
rent en d6fense que cette demi~re n’encourait aucun p6ril puisqu’il ne lui
6tait pas demand6 d’avancer de fonds. La Banque de Montreal ne servait
que de < destine A remettre les obligations 4 la Banque du Canada,
cette derni~re devant alors les honorer en versant le montant de leur valeur
au compte bancaire suisse. La Cour supreme, sous la plume du juge Lamer,
fit droit A cet argument :

[S]i les accuses avaient complotd et tent6 d’obtenir de la Banque de
Montr6al 975 000 $, meme ses fonds, en 6change des obligations, ils au-
raient eu rintention d’amener la banque A se departir de 975 000 $ comp-
tant, A m~me ses fonds, et ne conserver qu’un titre donnant droit i de
l’argent comptant. Que ]a Banque de Montreal soit remboursee par ]a Ban-
que du Canada et ne perde pas cette somme, serait, Ai mon avis, sans impor-
tance en ce qui conceme la possibilit6 de subir un pr6judice dconomique.
[…] Le patrimoine de celui qui possede I’argent est certainement en
meilleur itat que cehd di dtenteur d’obligations volges, menme si ce der-
nier est de bonne foi. La bonne foi peut 8tre mise en doute et le
paiement retard6 […]

[En l’esp~ce toutefois, Ila banque a dt6 amende par la supercherie A partici-
per, quoique innocemment, A une operation frauduleuse.

“2 lbid. Map. 1182.

A” lap. 1190 de ‘arr& Olan, ibid., lejuge Dickson s’explique sur ]a notion de prejudice en
rejetant ‘argument des accuses A l’effet que, pour parler de pr6judice, il 6tait necessaire que les
actions acquises par ]a compagnie cible n’aient aucune valeur. Cet argument A I’effet que le pr6-
judice doive re total et absolu est rejet6. Dans ce contexte, ]a notion de risque de prejudice, si
elle s’entend du prejudice rel bien qu’en partie limit6, est plus trompeuse qu’utile.

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

Aussi large que puisse &re la notion de privation, je ne crois pas
la Banque
cette derni~re reste hypoth6tique et

qu’elle englobe le genre de prjudice qui aurait pu 8tre caus6
de Montr6al. Tout prjudice caus6
trop lointain.

Lorsque cette Cour parle de <> dans l’arrt Olan,
ilfaut interpriter cette mention di la hmire desfaits de cette affaire-lh et
dans le sens que, pour qu’il y ait une privation, il n’est pas >. Dans l’affaire Olan, la victime a vers6
de l’argent pour obtenir un titre, d’ailleurs un excellent titre pour le mon-
tant. […] A cause de la supercherie, la victime restait avec un titre et s’6tait
drpartie de l’argent. Le patrimoine de la victime itait amputg des liquiditis
et n’avait plus que le titre. C’est une privation. […]

Par contre, pour la Banque de Montrdal, il n’existait pas de risque
identifiable de prjudice p~cuniaire. On ne lui demandait pas de se depar-
tir de quoi que ce soit qui lui appartenait, qu’elle possidait ou sur lequel
elle avait un droit special [nos italiques ; notes omises]’ 4.

Dans un contexte oii la victime a 6t6 amenre par supercherie d se dipar-
tir de quelque chose qui lui appartenait, qu’elle poss6dait ou sur laquelle elle
avait un droit sp6cial, il y a certes privation. Le fait qu’ultimement, la vic-
time recouvre son bien ne change alors rien au fait qu’il y a eu, du moins
temporairement, privation ” “. La notion de > traduit alors
maladroitement le fait de cette privation temporaire” ‘ .

Appliqure toutefois dans un contexte comme celui de 1’affaire Zlatic”7,

114 Vzina, supra note 18 aux pp. 20-21, 22. Il est par ailleurs intressant de noter que, selon
l’6valuation du juge Lamer, les titres acquis par la compagnie Langley dans l’affaire Olan 6taient
excellents. Cette 6valuation est bien diffdrente de celle faite par le juge Dickson dans l’affaire
Olan, supra note 6 aux pp. 1191-93. En suivant la logique du juge Lamer, il semble donc que le
prjudice dans l’affaire Olan tient surtout au fait que la victime s’est d6partie de quelque chose.
Dans ce contexte, il semble en outre qu’il faille rechercher la malhonntet6 des accuses ailleurs
que dans le fait que ces demiers aient fait mener h la compagnie une transaction qui n’6tait pas
dans son int&r t. Cette question n’est manifestement pas envisag e par le juge Lamer.

lap. 241 (C.A. Ont.) [ci-apr~s Knowles].

“‘VoirR. c. Knowles (1979), 51 C.C.C. (2’) 237
16 C’est ainsi, par exemple, que nous comprenons l’expression > telle
qu’utilis~e par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire R. c. Wagman (1981), 60 C.C.C. (2) 23
(C.A. Ont.) [ci-aprbs Wagman]. Dans cette affaire, un pr~teur hypothcaire avait 6t6 amen6 par
des personnes auxquelles il n’aurait pas pr&6
supercherie
autrement, vu le risque plus 6lev6 qu’elles reprdsentaient. Le fait qu’ultimement les pr~ts aient 6t6
rembours~s ne changeait rien au fait que, pendant une certaine p6riode, le pr~teur avait avanc6
des sommes et assum6 un risque qu’il ne voulait pas courir

consentir des prts hypothcaires

“‘ Pareille situation de mise en pril de patrimoine a semble-t-il 6t6 consid6re comme une
fraude dans raffaire R. c. Gaetz (1992), 117 N.S.R. (2′) 22, 77 C.C.C. (3’) 445 (C.S.D.A.), conf.
par [1993] 3 R.C.S. 645.

450

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

la victime n’a pas 6t6 amen6e A se d6partir d’un bien quelconque,
ofi
l’affirmation h l’effet qu’aucune perte r6elle n’est n6cessaire pour fonder la
culpabilit6 entraine une extension sans pr6c6dent du droit de la fraude et d6-
nature le texte du paragraphe 380(1) qui incrimine le fait de frustrer> une
personne ou le public de tout argent, bien ou valeur. Si la victime ne s’est
d6partie de rien et si le pr6judice n’a pas A se mat6rialiser, d’infraction de r6-
sultat qu’elle 6tait, la fraude devient plut6t une infraction de mise en danger
et ce, malgr6 que l’on continue d’affirmer que la privation constitue un e16-
ment essentiel du crime de fraude. I1 faut a cet 6gard noter que le nouveau
crime de fraude, entendu comme r6primant dor6navant la mise en peril du
patrimoine d’autrui, pr6sente une similitude frappante avec la n6gligence
criminelle et les infractions de mise en danger de la personne humaine, telles
la conduite dangereuse d’un v6hicule A moteur”8 ou l’utilisation n6gligente
d’armes h feu” 9. Toutes ces infractions sanctionnent en effet la prise ill~gi-
time de risques aux d6pens d’autrui. Paradoxalement toutefois, alors que les
infractions de mise en danger de la personne humaine sont interpr6t6es
comme ne sanctionnant que les 6carts > A la norme de conduite de
la personne raisonnable, la nouvelle infraction de mise en danger de patri-
moine sanctionne les comportements que les personnes scrupuleuses et ho-
norables consid6reraient malhonn&es, une notion A notre avis beaucoup plus
large

Par ailleurs, sanctionner au moyen de l’infraction de fraude une priva-
tion A laquelle la victime n’a particip6 d’aucune mani~re assimile h certains
6gards le vol A la fraude. I1 est en effet important de noter que, dans l’affaire
Ziatic, les sommes joures par l’accus6 lui appartenaient. En 6tendant la
‘article 380 A des personnes qui n’avaient aucun droit dans la
protection de
chose et ne se sont d6parties de rien, la Cour, par le biais de l’article 380, a
donc trouv6 monsieur Zlatic coupable soit de vol, soit d’une nouvelle in-
fraction de mise en p6ril de patrimoine.

A cet 6gard, les propos du juge Sopinka, dissident, sont clairs. Selon ce
dernier, la prrmisse sur laquelle s’appuie la majorit6 en appliquant le droit
aux faits est celle selon laquelle les cr6anciers de monsieur Zlatic avaient un
intrr& prcuniaire dans l’argent requ par 1’accus6 lors de la revente des mar-

“1 Art 249 C. cr.
9Par. 86(2) C. cr.
“0 Paradoxalement aussi, certains comportements risquent toutefois de ne pas 8tre consid~rs
comme malhonnates parce qu’ils constituent des pratiques rrpandues. La malhonntet,
telle que
drfinie par la Cour suprme du Canada, est done h la fois une notion trop restrictive et trop large.

19951

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

. Or, toujours selon lui, les cr6an-
chandises obtenues de ses fournisseurs
ciers de monsieur Zlatic n’avaient aucun int6ret p6cuniaire dans les sommes
jou6es par l’accus6 au sens de l’int6r& que d6tiendraient un propri~taire, une
compagnie dans ses propres fonds ou le b6n6ficiaire d’une obligation fidu-
. Si les cr6anciers avaient eu un droit de cette nature, 1’appropriation
ciaire
ill6gitime de ce droit par 1’accus6 aurait constitu6 un vol, au mnme titre que
serait un vol, nous dit-il, le fait pour un avocat de retirer sans autorisation de
1’argent de son compte en fid6icommis :

Bref, les crdanciers avaient soit un droit au sens juridique, soit le
m~me droit que tous les crdanciers, A savoir celui d’8tre payds. Dans le
premier cas, l’appropriation ill6gitime de ce droit constituerait un vol,
alors que dans le deuxi~me cas, il ne s’agit pas d’une fraude h moins que,
dans certaines circonstances, le d6faut de payer une dette puisse &quivaloir
a une fraude’2.

Ne partageant pas exactement la d6marche de la majorit6, le juge Sopin-
un r6sultat similaire lorsqu’il affirme, apr6s quelques
ka arrive toutefois
h6sitations, que le fait d’utiliser ses propres fonds d’une manire qui com-
promet sa capacit6 de rembourser ses dettes ne peut 6tre qualifi6 que de
malhonnete si 1’accus6 a agi en connaissance de cause 24. Selon lui,
constitue une fraude le fait de miner d6lib6r6ment sa capacit6 de payer. Pour
reprendre alors les faits de 1’affaire Ziatic, dans la mesure oil l’on applique-

… M- lejuge McLachlin affirme dans Zatic, supra note 13 a la p. 48, qu’une personne raison-
nable y verrait un > Elle conclut
que <41]'emploi ill6gitime de l'argent dans lequel d'autres personnes ont un int6r& p6cuniaire A 'entreprise peut toutefois, dans certaines circonstances, des fins qui n'ont rien h voir avec constituer une fraude.>>

” Ibid. A lap. 34. Depuis que le droit de la fraude s’entend de mani~re A r6primer toute priva-
tion malhonnte, les diff&ences conceptuelles entre le vol et la fraude tendent & s’amenuiser
considdrablement. En fait, la fraude est d6finie tellement largement, qu’en y pensant bien, tout vol
constitue dor6navant une fraude. Voir a cet 6gard, ‘arrt Kirkwood, supra note 18. En outre, dans
certaines circonstances, des accusations de vol par d6toumement ou de fraude semblent pouvoir
6tre indistinctement portes. Voir R. c. Smith (1992), 77 C.C.C. (3’) 182 (C.A. Ont.), conf. par
[1993] 3 R.C.S. 635 [ci-aprbs Smith].

L’analyse de cette question ainsi que des consequences pour l’accus6 de cet 6tat de fait d6-
passe largement le cadre de cette 6tude. Sur la d6sirabilit6 de conserver une distinction concep-
tuelle entre le vol et la fraude, la discussion est quasi inexistante en droit canadien. Voir toutefois,
en droit anglais, S. Shute et I. Horder, <>
(1993) 56 Modem L. Rev. 548 ; C.M.V. Clarkson, <> (1993) 56 Modem
L. Rev. 554. Ces textes traitent de questions similaires et peuvent servir de point de d6part A la r6-
flexion dans notre pays m~me s’il faut se garder d’importer aveugl6ment les solutions envisagdes
par nos amis d’outre-atlantique.

‘ Zatic, ibid. h lap. 35.
“2 Ibid. a lap. 36.

452

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

rait dans toute sa rigueur l’id6e voulant que la privation est complete des
que les int6r~ts patrimoniaux de la victime sont mis en p6ril sans toutefois
que le pr6judice n’ait A se mat6rialiser et dans un contexte oi la victime n’a
6t6 amen6e A se d6partir de rien, on peut se demander h quel moment pr6cis
l’infraction attribu6e A monsieur Zlatic fut consomm6e. Suivant la logique
du risque de pr6judice>> transform6 en privation, la perte au jeu n’est pas
pertinente
la culpabilit6. En poussant A 1’extreme le raisonnement entam6,
il faudrait admettre que la culpabilit6 de monsieur Zlatic ne d6pendait pas du
fait qu’il a effectivement perdu ces sommes au jeu. I1 serait suffisant
qu’elles aient 6t6 mises en p6ril. A cet 6gard, la fraude 6tait consomm6e d~s
que l’inculp6 est entr6 au casino avec 1’argent sur sa personne ou d~s sa
premiere mise”z . La perte au jeu ne serait pas un 616ment de l’infraction,
mais un simple 616ment de preuve quant A la mise en p6ril.

En outre, m~me si l’on admet, pour les fins de la discussion, que le fait
de volontairement miner sa capacit6 de payer ses cr6anciers constitue un
acte malhonnate, comme le sugg~re le juge Sopinka, la question de la spo-
liation de la victime, qu’il soulve 6galement, demeure sans r6ponse:

Les cr6anciers n’ont pas, dans les sommes d’argent joules par
‘accus6, un > au sens de l’intr&t qu’une compagnie a
dans ses fonds utilis~s i des fins personnelles. Bien que les cr6anciers aient
un int&t>> A 6tre pay~s, ils n’ont pas pour autant l’int&rt p6cuniaire du
propri6taire t moins que la relation avec leur d6biteur ne fasse en sorte que
les fonds soient assujettis it une fiducie. On ne laisse aucunement entendre
cela en l’espce. Le fait que les cr6anciers soient int&ess~s t 8tre payds ne
leur confere aucun droit’.

Le paragraphe 380(1) sanctionne le fait de frustrer une personne de tout
bien, argent ou valeur 21 . Or, le droit des cr6anciers d’6tre pay6s ne leur con-
fere aucun droit juridique dans la chose>> qui appartenait h l’accus6 et que
ce dernier a perdue au jeu. Au plan juridique, la seule chose dans laquelle
les fournisseurs aient eu un droit quelconque, c’est la cr6ance qu’ils d6te-
l’6gard de l’accus6 et cette cr6ance subsistait, meme apr~s la perte
naient

‘ Pour conclure dans cette veine, il faudra se demander si le gouvemement du Qu6bec, qui a

ouvert des casinos, ne se rendra par coupable d’incitation t commettre un acte criminel I

6 Zlatic, supra note 13 A lap. 34.
1
’27 Le mot bien>>,

tel que d6fini A ‘article 2 C. cr. s’entend d’une chose susceptible
d’appropriation. Voir R. c. Stewart, [1988] 1 R.C.S. 963 A la p. 974, 63 C.R. (3’) 305 [ci-aprs
Stewart avec renvois aux R.C.S.]. Dans cette affaire, l’inculp6 6tait accus6 de tentative de fraude
pour avoir tent6 de s’approprier des renseignements confidentiels. Puisque des agences publicitai-
res avaient d6jh offert de ‘argent A ]a victime>> pour ces renseignements, la Cour d’appel de
l’Ontario conclut que les int6rts dconomiques de cette demiire auraient pu subir un prejudice si
le stratagime de l’accus6 avait 6t6 fructueux. La Cour supreme n’a pas fait droit At cet argument.

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

453

au casino.

A notre avis, le texte du paragraphe 380(1) ne peut pas 8tre interpr6t6 de
mani~re h cr6er une infraction g6n6rale de mise en danger criminelle de
patrimoine 6quivalente aux infractions de mise en danger de la personne
humaine r6prim6es par la n6gligence criminelle, la conduite dangereuse on
la manipulation n6gligente d’armes h feu. Le texte de l’article 380 du Code
criminel est clair ; la victime doit avoir 6t6 frustr6e de quelque chose. Si tel
n’est pas le cas, une accusation de tentative de fraude devrait plut6t 8tre en-
visag6e.

Pourtant, comme le fait remarquer un auteur,

[w]e have returned to the complexities of the 19th century, but with a
vagueness which allows for so broad a definition of fraud as to encompass
practically any financial act involving a risk of economic loss’ .

L’application de la norme d’honnetet6 de la personne raisonnable pour

d6terminer la malhonn&et6 de la conduite de 1’accus6, conjugu~e
l’61argissement de la notion de privation pour inclure le risque de perte p6-
cuniaire de personnes ne s’6tant d6parties d’aucun bien et n’ayant aucune
pr6tention juridique A faire valoir relativement A la chose perdue, a fonda-
mentalement chang6 le crime de fraude. Alors qu’h l’origine, l’infraction de
fraude r6primait le fait d’amener la victime d agir d son dtriment au moyen
d’une supercherie ou d’un moyen malhonnte, l’article 380 du Code sanc-
tionne dor6navant la mise en p6ril ill6gitime du patrimoine d’autrui, enten-
due dans son sens le plus large. Comme Ewart le faisait d6jh remarquer avec
enthousiasme au sujet de 1’arr& Olan,

[a]s can be seen, the amendments to the fraud provisions of the Criminal
Code since 1892 have been few and minor. There is no evidence of a con-
scious legislative design to turn the fraud section into the major criminal
law instrument for the promotion of honesty in commercial matters. And
yet, year by year, case by case, the legal complexities and technicalities
which have bedevilled other property offences have been peeled away by
the judiciary to reveal the simple proposition which lies at the core of the
offence of fraud: commercial affairs are to be conducted honestly”9.

The Supreme Court of Canada’s decision, written by Dickson J. (as

2 F.R. Moskoff, ,Fraud: Either Change or Perish > (1981-82) 24 Crim. L.Q. 117.
“9 Ewart, supra note 2 h la p. 9. L’auteur esp~re par ailleurs, ibid.

l Ta tentation de modifier le texte de loi actuel afin de laisser libre cours

rdsistera
judiciaire.

la p. 10, que le 16gislateur
la cr~ativit6

454

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

he then was), is a model of concise, lucid and declaratory law-making by
the nation’s highest court'”‘.

Nous partageons cette vision de 1’arrt Olan, vision qui sied bien aussi h
l’arr& Zlatic, mais non ‘enthousiasme du commentateur. Comme l’affirmait
juste titre le juge en chef Dickson lui-m~me dans sa dissidence dans 1’ arr&t
Bernard, <> de la fraude ou si elle ne devrait pas plut6t s’analyser
comme constituant la manoeuvre dolosive ayant donn6 lieu A une privation
qu’il faudrait rechercher ailleurs. Cette deuxi~me question peut atre formu-
16e autrement. Quand les biens d’une compagnie ne sont pas utilis6s At des
fins commerciales valides, qui est la v6ritable victime de la fraude ? C’est
cette question fondamentale que nous allons maintenant aborder.

‘”Ibid. h lap. 61.
3 Bernard, supra note 57 A la p. 861.
13, Stewart, supra note 127

lap. 978. Voir aussi R. c. McLaughlin, [1980] 2 R.C.S. 331, oti la
Cour suprlme refuse de donner une interprdtation librale de l’infraction de vol de services de
t6communications pr6vue aux articles 326 et 327 C. cr.

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

3.

Qui est la victime ?

Dans le contexte de 1’arr& Olan, comme d’ailleurs dans le cas de bon
nombre de fraudes commises dans le cadre corporatif, les notions de super-
cherie et de mensonge sont difficilement applicables. Nous avons d6j 6vo-
qu6 le fait que les personnes physiques qui pensent et agissent A la place de
la personne morale peuvent difficilement 6tre accus6es d’avoir dup6 cette
demi~re. Dans 1’affaire Olan, la Cour supreme a contourn6 cette difficult6
d’une mani~re originale. Elle est parvenue A la conclusion qu’6tait malhon-
nte l’utilisation des biens corporatifs . des fins n’ayant rien A voir avec la
poursuite d’une entreprise commerciale valide. A cet 6gard, la mise en p6ril
des int6rets financiers de la corporation de m~me que le <> fit d6clar6 coupable d’avoir fraud6 sa compagnie au
motif que les cr6anciers de cette demi~re avaient subi un pr6judice. I1 faut enfin mentionner que
le ministre du Revenu peut aussi constituer une victime, souvent oubli6e, de la fraude
(Rosenberg, supra note 59 h la note 5 de lap. 321).

456

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

[Vol. 40

v6ritablement les int6r&ts financiers de la compagnie elle-meme qui furent,
en d6finitive, vraiment affect6s dans cette affaire, ou s’il ne serait pas plus
exact d’affirmer que la compagnie a servi de v~hicule pour finalement frus-
trer d’autres personnes sous le couvert de transactions commerciales com-
pliqu6es. Marc Rosenberg analyse ainsi la question :

In my view, one weakness in the judgment of the Supreme Court in Olan is
the failure to provide a clearer analysis of the significance of naming the
victim as the corporation. Accepting, as we must, that the corporation is a
separate legal entity, where was the detriment or prejudice to the company
itself as distinct from the minority shareholders? Again, one would want to
ask the question: would the result be the same if the accused had been able
to acquire all of the shares of the company, including not just common
shares but any preferred shares, if there were any outstanding ? Absent
evidence of prejudice to the economic interests of creditors, bondholders or
others, it seems unreasonable to consider the company has been victimized
by the only persons for whose benefit the company exists.

If this is correct, then in these asset-stripping cases like Cox and
Paton and Olan the corporation may be the mere conduit of the vehicle by
which the economic interests of other persons are imperilled. That does not
mean that the charge is not made out where the corporation is named as the
victim. In the first place, where there is a real risk of prejudice to a third
party which is not too speculative as a result of the transaction with the
corporation, reference to the corporation as the victim helps identify the
transaction referred to. Provided that the transaction is sufficiently identi-
fied so that the accused is aware of the case he has to meet, is not preju-
diced in his defence, and provided that there were persons whose economic
interests were detrimentally affected by the attack on the corporate assets,
then there is no prejudice to the accused by specifying the corporation as
the victim [notes omises]’3 .

Selon Rosenberg, le fait que la corporation soit ultimement nomm6e
comme victime ne pose pas de problhme dans la mesure oti l’accus a’ en
subit pas de pr6judice. A supposer qu’iI ait raison, ce que nous
n’entreprendrons pas de discuter ici, il faut se garder toutefois des g6n6rali-
sations hatives au plan doctrinal. Si, dans le cadre de manceuvres dolosives
commises par des administrateurs de compagnie, il est commode d’affirmer
que la mise en p6ril des int6rts 6conomiques de la compagnie constitue h ]a
fois l’acte malhonnete et la privation de la victime, il faut se garder de
transposer ce module particulier
tous les cas de fraude. Dans le contexte
corporatif, l’utilisation de l’entit6 corporative comme th6atre ou v6hicule
des manoeuvres dolosives permet peut-8tre de conclure A la malhonnatet6
quand les int6r8ts d’autres personnes sont en jeu et il peut 8tre utile de d6si-

” Rosenberg, ibid. aux pp. 339-40.

19951

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

gner ces personnes en nommant la compagnie comme victime. Les solutions
propres au domaine corporatif sont toutefois difficilement transpo-sables et
leur confrrer une portde gdndrale risque de drnaturer le droit de la fraude.

C’est, h notre avis, ce qui s’est produit dans l’affaire Zlatic. Drfinissant
simplement la fraude comme la mise en peril injustifide du patrimoine
d’autrui, la Cour, en appliquant sans nuances le module de 1’arr& Olan h
cette affaire, a conclu it la malhonn~tet6 de ‘accus6 du fait que ‘argent jou6
avait td risqu6 t6m6rairement et
la privation du fait que le jeu avait mis en
peril les int~rts des victimes. Dans cette affaire, il y a identit6 parfaite des
deux 616ments mat6riels du crime de fraude. L’utilisation notoirement ris-
qu6e > de son propre argent par monsieur Zlatic constitue h la fois 1’acte
malhonnte et la privation, sans qu’il y ait eu de manipulation financi~re
quelconque par le biais d’une entit6 corporative pour camoufler les transac-
tions en cause. Dans ce contexte, nous sommes loin du mensonge, des su-
percheries ou des manceuvres dolosives r6prim6es par l’article 380 du Code
criminel’35.

E. Quelques dlments de solution

Manifestement, malgr6 la simplicit6 de la formule voulant que la
fraude consiste en une privation malhonn&te, l’actus reus de ce crime est
difficile h identifier. L’6quilibre t trouver entre une simplicit6 dangereuse,
permettant d’incriminer des comportements ne m~ritant pas la sanction p6-
nale, et une rigidit6 dans l’interprrtation rendant le texte de l’article 380 sta-
tique et st6rile, n’est pas facile 6tablir.

Des critiques qui pr6c~dent peuvent toutefois se drgager quelques 616-
ments de r6flexion susceptibles de ramener le droit de la fraude h de plus
justes proportions. I1 importe de proc6der t une analyse originale de l’article
380 du Code criminel sans trop r6fdrer t la jurisprudence anglaise qui, en
plus d’8tre rendue dans un contexte diff6rent du n6tre, est s6v~rement criti-
qu6e outre-mer. II est essentiel de reconqudrir 1’essence du crime de fraude
en droit canadien compte tenu du libell6 de 1’article 6dict6 par notre 16gisla-
teur, du sens de la terminologie employ6e et de la diff6rence conceptuelle
qui devrait normalement exister entre le vol et la fraude. II est de plus n6ces-
saire de reconnaitre qu’il n’appartient pas aux tribunaux de crder de nouvel-
les infractions sous pr6texte d’interprdter un texte t texture ouverte. Enfin,

” Ajoutons A cela que, dans cette affaire, il y a lieu de se demander si la victime a Wt6 frustrre
d’un bien, d’argent ou de valeur au sens de cet article. Voir supra note 114 et s. et texte cor-
respondant.

458

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

les instruments traditionnels que sont les notions d’actus rets et de mens
rea, utilises avec rigueur, offrent une issue A nombre de difficult6s concep-
tuelles ayant marqu6 le d6veloppement du droit de la fraude.

L’acte malhonnete, en tant qu’6l6ment mat6riel de l’infraction, doit 8tre
distingu6 de l’6tat d’esprit de l’accus6, que cet 6tat d’esprit soit relatif 4i la
privation de la victime ou aux gestes pos6s par l’accus6. Le mobile ayant
agir ne peut non plus servir A qualifier juridiquement les
pouss6 ce dernier
gestes qu’il a poses. A notre avis, le < d6nature le sens de l’article tel qu’il a 6t6 r6dig6 par le l6gisla-
teur. Contrairement A l’infraction de n6gligence criminelle, qui sanctionne la
mise en danger de la vie ou de l’int6grit6 physique des personnes humaines,
le crime de fraude r6prime un r6sultat, soit la perte 6conomique.

II. La mens rea de la fraude

Le crime de fraude est,

n’en pas douter, une infraction exigeant la
mens rea. L’6tat d’esprit subjectif de 1’accus6 est pertinent en rapport avec
chaque 616ment essentiel de l’infraction. Dans l’arr~t Thdroux, le juge
McLachlin, qui 6crit pour la majorit6, r6sume ainsi la situation:

[L]’actus reus de l’infraction de fraude sera 6tabli par la preuve:

1. d’un acte prohib6, qu’il s’agisse d’une supercherie, d’un men-

77 A la p. 110, [1979] 1 All E.R. 981 (C.P.) [ci-apr s Tarling], oii il est dit que la violation d’une
obligation fiduciaire, le fait de cacher la v6rit6 ou le d6faut de respecter les obligations 16gales en
mati~re de comptabilit6 ne sont pas malhonntes. Selon nous, si de tels comportements n’ont rien
en comnimun avec la malhonn~tet6 c’est que seul l’impressionnisme juridique le plus entier peut en
donner la mesure.

11 est A noter par ailleurs que, dans l’affaire Tarling, c’est de la mens rea des accus6s dont il
dtait surtout question et non de la qualification de leurs actes, dans le contexte particulier d’une
demande d’extradition. Cette d6cision de la Chambre des lords a 6t6 critiqude. Voir par ex. J.C.
Smith, Theft, Conspiracy and Jurisdiction: Tarling’s Case > (1979) Crim. L. Rev. 220.

’42Voir supra note 18.
S43Stewart, supra note 127.

462

McGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

songe ou d’un autre moyen dolosif, et

2. de la privation caus6e par l’acte prohib6, qui peut consister en
une perte v6ritable ou dans le fait de mettre en p6ril les int&rts
pcuniaires de la victime.

De m~me, ]a mens rea de ]a fraude est 6tablie par ]a preuve:

1. de la connaissance subjective de l’acte prohib6, et

2. de ]a connaissance subjective que ‘acte prohib6 pourrait cau-
ser une privation A autrui”.

A. La mens rea en rapport avec l’acte malhonnite

Lorsque la fraude est perp6trde au moyen d’un mensonge, la mens rea
de l’accus6 face A l’acte prohib6 est facile concevoir. II suffit d’6tablir que
ce dernier savait que son affirmation 6tait contraire A la v6rit6 ou encore
qu’il s’est aveugl6 volontairement ou a 6t6 insouciant face h cette ques-
tion145. Quand, toutefois, la mens rea doit se rapporter un acte malhonn~te
qui ne participe ni du mensonge ni de la supercherie, la question est plus
complexe. En principe, il faudrait que l’accus6 ait agi en connaissant les cir-
constances qui rendent son acte dolosif ou en 6tant insouciant A cet 6gard.
Par exemple, ce demier doit savoir que les faits qu’il cache
la victime sont
de nature h influer sur sa d6cision de se d6partir de son bien. Ainsi, le juge
Lamer, dans l’affaire Vizina, a-t-il conclu que les accus6s qui tentaient

‘4 Thiroux, supra note 9 A lap. 20.
1 Dans l’arrt Throux, le juge McLachlin afirrne que, face aux cons6quences, l’insouciance

constitue une mens rea suffisante pour fonder ]a culpabilit6:

J’ai parl6 de ]a connaissance des cons&luences de l’acte frauduleux. Toutefois,
rien ne parait s’opposer A ce que rinsouciance quant aux cons6quences entraine
6galement la responsabilit6 criminelle. Uinsouciance presuppose ]a connaissance
de la vraisemblance des cons&luences prohib6es. Elle est 6tablie s’il est d6montr6
que I’accus6, fort d’une telle connaissance, accomplit des actes qui risquent
d’entrainer ces consequences prohib6es, tout en ne se souciant pas qu’elles
s’ensuivent ou non (Thiroux, ibid. A lap. 20).

Bien que ]a Cour soit silencieuse sur le r6le de l’insouciance face aux circonstances entou-
rant la conduite prohib~e, il nous apparait que les principes de la responsabilit6 pnale ne
s’opposent pas A ce que rinsouciance soit aussi suffisante h cet 6gard. Par ailleurs, Ia th~orie de
l’aveuglement volontaire trouve certainement application, tant en ce qui conceme ]a connaissance
des circonstances que des cons6quences d&coulant de ]a conduite. Voir Sansregret c. R., [1985] 1
R.C.S. 570,45 C.R. (3′) 193 [ci-apr s Sansregret avec renvois aux R.C.S.] ; R. c. Sault Ste-Marie
(Citj de), [1978] 2 R.C.S. 1299, 3 C.R. (3’) 30 [ci-apr~s Sault Ste-Marie avec renvois aux
R.C.S.]. Voir aussi Ewart, supra note 2 aux pp. 145, 146 ; Doherty, supra note 9 aux pp. 353-57;
Long, supra note 7 h la p. 166.

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

d’encaisser des bons d’6pargne qu’ils savaient vol6s sans divulguer ce fait
avaient un 6tat d’esprit malhonnte. Dans la foul6e du courant voulant d6-
sormais que la malhonn~tet6 soit la pierre de touche de la fraude, la question
s’est toutefois pos6e ii savoir si 1’accus6 doit, pour 8tre d6clar6 coupable de
fraude, personnellement consid6rer sa conduite comme malhonnate ou en-
core s’il doit savoir que la collectivit6 consid~re sa conduite comme mal-
honnete. Une jurisprudence incertaine a formul6 le d6bat sur cette question
de diverses mani~res. Certains ont pos6 que l’intention de 1’accus6 devait
6tre sp6cifiquement malhonnete, r6f6rant h la distinction entre intention
sp6cifique et g~n6rale pour aborder la question 46. D’autres se sont plut6t
interrog6s sur le crit~re d’appr6ciation objectif ou subjectif de la malhonn-
tet6 47. Comme le fait remarquer Pierre Rainville, la v6ritable question se r6
sume h savoir si un test subjectif complmentaire qui tienne compte d’une
mani~re ou d’une autre de l’opinion du pr6venu doit etre envisag648.

1.

Le crit~re suppl6mentaire de la malhonnetet6

a.

Intention g~n~rale vs intention sp~cifique

Plusieurs arrets .ont abord6 cette question en plagant le d6bat sous le
theme d’une distinction entre l’intention g6n6rale et l’intention sp6cifique.
Ainsi, dans 1’arrt Th~roux, le juge Proulx de la Cour d’appel du Quebec,
apr~s avoir soulign6 que la conduite de 1’accus6 doit 8tre d61ib6r6ment mal-
honn~te, affirme :

Si l’intention de tromper et de tmnsf&er A des fins frauduleuses est
pertinente, ou encore si la conduite doit 6tre ddlibirgment malhonnete,
c’est donc qu’il s’agit IM d’une intention sp~cifique, ou >. […] Si Ia fraude
6tait une infraction d’intention g6n6rale,
‘acte serait prohib6 du seul fait de
la volont6 de causer la privation malhonnete [notes omises]” 9.

Selon le juge Proulx, la connaissance par 1’accus6 du fait que ses actes
sont malhonn~tes est un 616ment essentiel de l’infraction et se traduit par le
concept d’intention sp6cifique. A, l’oppos6, dans 1’affaire Long, le juge
Taggart de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu que la
fraude n’est pas un crime d’intention sp6cifique mais d’intention g6n~rale

‘ Voir par ex. Th~roux (C.A.), supra note 7.
’47Voir par ex. Lacroix, supra note 7 ; Long, supra note 7 ; Daigle, supra note 7.
’48Rainville, supra note 16 aux pp. 192-93.
‘ Th6roux (C.A.), supra note 7 t la p. 85. Voir aussi Zaritec Industries Ltd. c. R. (1975), 60

D.L.R. (3) 98,24 C.C.C. (2’) 180 (C.S. Alta.).

464

MCGILL LAW JOURNAL [ REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

afin de rejeter la pertinence de la connaissance par l’accus6 de la malhonne-
tet6 de sa conduite :

The cases reviewed seem to me to require a specific intent. Whether
that specific intent be characterized as the intent to deprive (Currie), or the
belief of the accused as to the honesty of his conduct, it is inconsistent with
the way the offence is described in the statute, and with the law as it was
developed in early cases like Lemire and Lafrance.

I find nothing in the six cases which causes me to alter my view that
the assesment of the mental element of the offence of fraud must not be
based on what the accused thought about the honesty or otherwise of his
conduct and its consequences. Rather, it must be based on what the ac-
cused knew were the facts of the transaction, the circumstances in which it
was undertaken and what the consequences might be of carrying it to a
conclusion” .

L’intention sp6cifique entendue comme un 616ment essentiel de la fraude
se rapportant A la privation de la victime n’est pas conforme A la position de
la Cour supreme
l’effet que l’insouciance face au pr6judice est suffisante
pour fonder la culpabilit651 . Dans la mesure o i la Cour supreme du Canada
est d’avis que la connaissance de la probabilit6 de r6alisation de la cons6-
quence prohib6e suffit A fonder la culpabilit6, il n’est point besoin d’6tablir
que l’inculp6 d6sirait la privation de la victime. I1 est fondamental de ne pas
confondre conceptuellement
les infractions de r6sultat et celles dites
d’intention sp6cifique. L’intention sp6cifique de spolier la victime ou de
s’enrichir, ne peut, au risque de r6duire indfiment la port6e du crime, consti-
tuer un 616ment de l’infraction 5 2. Le dessein cach6 d’enrichissement person-
nel comme 616ment constitutif du crime de fraude est incompatible avec les
multiples prononc6s A l’effet que l’intention de rembourser la victime”‘,
respoir que la situation sera r6gularis6e’- ou encore l’espoir que la victime
ne subira aucun pr6judice 55 n’offrent pas de moyen de d6fense At
l’accusation d’avoir fraud6. De plus, il est 6vident que la poursuite d’un
mobile 16gitime n’excuse pas la fraude. Or, si le dessein de s’enrichir
constitue la pierre angulaire de la malhonn~tet6, on voit mal comment la
poursuite d’un noble dessein ne pourrait pas servir de moyen de d6fense. Ou

‘0Long, supra note 7 aux pp. 173-74.
‘5’ Les prononc~s les plus r6cents A cet 6gard se trouvent dans les arrts Thiroux, supra note 9

aux pp. 18-21 et Zlatic, supra note 13 A la p. 43.

’52 VoirR. c. Buzzanga (1979), 25 O.R. (2′) 705,49 C.C.C. (2) 369 (C.A.).
“3 Voir infra note 185 et s. et texte correspondant.
-4 L’exemple classique est foumi par l’arr&R. c. Lemire, [1965] R.C.S. 174,45 C.R. 16, tel que

cit6 avec approbation dans l’arr& Thiroux, supra note 9 A lap. 21.

“‘ Voir par ex. Thiroux, ibid. la p. 19.

19951

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

bien le crime de fraude en est un d’intention sp6cifique, ou bien il en est un
d’insouciance et, dans ce cas, il n’est pas n6cessaire de prouver l’intention
sp6cifique’56.

Par ailleurs, ces d6cisions traitent indistinctement de l’6tat d’esprit de
1’accus6 en regard des actes malhonn~tes et des cons6quences qui en d6cou-
lent pour la victime. Or, la d6termination de la mens rea de 1’accus6 par rap-
port aux cons6quences de sa conduite ne r6sout pas la question de 1’6tendue
et de la pertinence de son 6tat d’esprit par rapport aux actes qu’il pose. Dis-
cuter de la pertinence de l’6valuation personnelle de l’honn&Wet6 de sa con-
duite ou de la connaissance par 1’accus6 du fait que d’autres personnes con-
sid~reraient sa conduite comme malhonnete en opposant l’intention g6ne-
rale, ou parfois meme la n6gligence,
l’intention sp6cifique constitue un
abus de langage qui n’est gu~re utile. Le concept d’intention sp6cifique r6-
la poursuite d’un but ult6rieur h la conduite pertinent A la culpabilit6.
fere
I1 ne peut servir A r6soudre le dilemme pos6 par ce que certains ont appel6 le
< ou le .

A tk cet 6gard, nous avons du mal

suivre le raisonnement de Rainville dans son article, par

ailleurs intressant et original, lorsqu’il affirme :

II doit avoir anticip6 les r6percussions financi~res vraisemblables de son geste h
l’6gard de la victime. L’accus6 n’a certes pas h connaltre l’ampleur ou la teneur
precise du pr6judice auquel il expose sa victime. II suffira qu’iI sache qu’un prg-
judice t
‘jgard des intdrts patrimoniaux de la victine est une consiquence vrai-
seniblable de son comportement. La encore, la th~orie de l’aveuglement volontaire
peut venir faciliter cette preuve [nos italiques] (Rainville, supra note 16 4 la p.
192).

Mais il ajoute:

La fraude est indubitablement un crime d’intention sp~cifique. L’accus6 doit avoir
poursuivi un dessein pr6cis: celui de provoquer la spoliation de la victime.
L’emploi de moyens dolosifs doit tendre dans l’esprit du pr6venu i une fin pr6cise:
la d6possession de la victime (ibid. A lap. 193).

11 rsume ainsi sa pense :

Le dessein de provoquer la d6possession ou la spoliation d’autrui est par ailleurs le
la Couronne de prouver. 11 n’est nullement n6cessaire d’6tablir
seul qu’il importe
que le prdvenu 6tait anim6 du d6sir de causer une perte financi~re a sa victime
(ibid. h lap. 194).

moins qu’une diff6rence juridiquement significative entre les mots dessein>> et nous
6chappe, nous avons du mal
concevoir la difference qui existe entre dessein de spoiler la vic-
time et d6sir de lui causer un pr6judice. Le juge Proulx de ]a Cour d’appel du Qu6bec fait un rai-
sonnement exactement semblable
celui de Rainville. Voir ses motifs dans l’arr& Thiroux
(C.A.), supra note 7.

466

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

b.

La malhonntet : un critre objectif ou subjectif ?

Plusieurs tribunaux ont plut~t discut6 de la pertinence de l’appr6ciation
personnelle, par l’accus6, de l’honn&et6 de sa conduite, en opposant un cri-
t~re objectif et un crit~re subjectif de la malhonn~tet6 ‘ 7. Alors que certains
partisans de cette pertinence parlent volontiers d’apprrciation subjective de
la malhonnetet6, voire meme d’intention sp6cifique, les tenants de l’opinion
contraire y opposent le caract~re objectif de la malhonn~tet6. Dans une large
mesure, ce d6bat entre objectivistes et subjectivistes rrsulte d’une confusion
entre l’actus reus et la mens rea de l’infraction’58. Entendue comme r6f6rant
A la nature de la conduite de l’accus6, la malhonntet6 est drfinie objective-
ment, c’est-t-dire en termes d’actes et de circonstances 59. L’6tat d’esprit de
l’accus6 A cette 6tape de l’analyse de la culpabilit6 ne pr6sente aucune perti-
nence. Quand, toutefois, la question est posse h savoir si l’appr~ciation per-
sonnelle de sa conduite par l’accus6 ou sa connaissance de la malhonnetet6
de ses agissements est pertinente,
‘opposition entre appr6ciation objective
ou subjective de l’6tat d’esprit de l’accus6 ne r6sout que partiellement la
question. Ne pas tenir compte de I’6valuation personnelle que fait l’inculp6
de sa conduite ou encore 6carter sa connaissance de l’appr6ciation que fe-
raient d’autres personnes des actes poses ne transforme pas n6cessairement
la fraude en crime de n6gligence. La preuve que I’accus6 connaissait les cir-
constances et les faits entourant sa conduite doit toujours 8tre 6tablie.
Comme le recours A la notion d’intention sp6cifique, l’opposition entre cri-
t~re objectif et crit~re subjectif embrouille plus qu’elle n’6claire le drbat.

,’ Voir par ex. Sebe, supra note 12 ; Bobbie, sutpra note 12 ; Lacroix, supra note 7. Comme
dans le cas des jugements qui discutent de la malhonn~tet6 en vue de savoir si ]a fraude
constitue ou non un crime d’intention sprcifique, toutes ces decisions traitent indistinctement de
1’6tat d’esprit de l’accus6 en regard des actes malhonntes et des consequences qui en d~coulent
pour la victime.

“‘ Dans l’arrt Bobbie, ]a Cour d’appel de l’Ontario souligne d’ailleurs rimportance d’6tablir et
‘actus reus et la mens rea.

9 Le recours au crit~re de la personne raisonnable pour 6tablir la malhonn~tet6 des gestes po-
s~s par l’accus6 n’est pas essentiel A ‘affirmation voulant que, quand il est question d’actes ou de
circonstances objectivement prsentes, l’actus reus de l’infraction s’apprrcie objectivement.

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

c.

L’ dvaluation personnelle de l’ honndtetj de sa
conduite par l”accusi

Plusieurs tribunaux canadiens ont adopt6 le point de vue selon lequel le
minist~re public doit prouver que l’accus6 avait subjectivement l’intention
d’agir malhonn~tement pour que sa culpabilit6 soit 6tablie’6 . Autrement dit,
ce dernier, pour
tre d6clar6 coupable, doit avoir eu l’intention d’agir mal-
honnatement ou encore avoir 6 conscient du fait que les autres consid6re-
raient sa conduite comme malhonnete. Comme le fait remarquer le juge
McLachlin dans l’arr&t Thiroux 61, cette position repose en grande partie sur
le point de vue anglais adopt6 dans les arrets fort discut6s Landy62 et
Ghosh63.

En Angleterre le Theft Act 1978″4 r6prime certains comportements mal-
honn8tes, mais les tribunaux anglais refusent toujours de donner une d6fini-
tion du mot <> qui figure dans plusieurs articles de la loi. La
malhonnetet6 de l’accus6 doit 6tre appr6cide par le jury en fonction de la
norme communautaire d’honn~tet6 de la personne raisonnable. I1 semblerait
que ce crit~re s’applique autant t la conduite de l’accus6 qu’A son 6tat
d’esprit. Nous avons d6jh mentionn6 les probl~mes inh6rents
l’application
de la norme communautaire d’honntet6 au moment d’6valuer les actes ma-
t6riels de l’accus6. A cet 6gard, le fait, en Angleterre, de laisser au jury le
soin de d6finir et d’ appliquer la norme juridique, accentue ces difficult6s. Il
est impossible de connaltre
‘avance les conduites qui seront jug6es con-
traire A la loi et la norme subit de sensibles variations d’un jury t l’autre. Le
fait de laisser au jury le soin d’6valuer si 1’accus6 avait un 6tat d’esprit mal-
honnete pose les m~mes probl~mes. En outre, en se demandant si l’accus6 a
6t6 malhonnete,
le jury pourra fatalement se poser la question de
1’appreciation de sa conduite par 1’accus6. Dans 1’arr&t Landy, la Cour
d’appel explique ainsi 1’exercice auquel doit se livrer le jury :

There is always a danger that a jury may think that proof of an irregularity
followed by loss is proof of dishonesty. The dishonesty to be proved must
be in the minds and intentions of the defendants. It is to their states of mind

60Voir par ex. Bobbie, supra note 12 ; Lacroix, supra note 7 ; Daigle, supra note 7 ; Sebe, su-
pra note 12 ; Currie, supra note 12 ; Doren, supra note 12 ; Mugford, supra note 12. Voir aussi
Black, supra note 12.

161 Supra note 9
‘6 R. c. Landy, [1981] 1 All E.R. 1172, [1981] 1 W.L.R. 355 (C.A.) [ci-apr~s Landy avec ren-

lap. 22.

vois aux All E.R.].

’63R. c. Ghosh, [1982] 2 All E.R. 689, [1982] 3 W.L.R. 310 (C.A.).
‘6 (R.-U.), 1978, c. 31.

468

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

that the jury must direct their attention. What the reasonable man or the ju-
rors themselves would have believed or intended in the circumstances in
which the defendants found themselves is not what the jury have to decide;
but what a reasonable man or they themselves would have believed or in-
tended in similar circumstances may help them to decide what in fact in-
dividual defendants believed or intended. An assertion by a defendant that
throughout a transaction he acted honestly does not have to be accepted
but has to be weighed like any other piece of evidence. If that was the de-
fendant’s state of mind, or may have been, he is entitled to be acquitted. But
if the jury, applying their own notions of what is honest and what is not,
conclude that he could not have believed that he was acting honestly, then
the element of dishonesty will have been established [nos italiques]t”.

Dans l’arrt Thiroux, M” e le juge McLachlin rejette l’application en
droit canadien de la jurisprudence anglaise, au motif que les infractions an-
glaises sont formul6es diff6remment de l’infraction canadienne de fraude’ 66.
Elle afflrme de plus que la position anglaise n’est pas compatible avec les
principes fondamentaux du droit criminel en mati~re de mens rea 67. Elle a
raison A plusieurs 6gards. Affirmer la pertinence de l’6valuation personnelle
de l’honntet6 de sa conduite par l’accus6 ouvre in6vitablement la porte ,A
1’61argissement excessif de certains moyens de d6fense. Ainsi, l’accus6 qui a
agi en se croyant en 6tat de n6cessit6 devrait etre acquitt6 meme s’il ne ren-
contre pas les conditions d’ouverture de ce moyen de d6fense 3 . II en irait de
meme de l’accus6 qui consid6rerait que son acte n’est pas malhonnete en
raison de la valeur minime du fruit de son forfait, alors que la recevabilit6 de
la maxime de minimis non curat lex en droit canadien est loin d’8tre 6vi-
dente 69. Par ailleurs, l’appr6ciation personnelle de l’honntet6 de sa con-
duite par l’accus6 pose avec acuit6 le probl~me de l’effet sur la malhonnete-
t6 de l’intention de rembourser la victime”7 O. Plus fondamentalement, laisser
h l’accus6 le soin de d6terminer lui-meme I’honnetet6 de sa conduite lui
permet de substituer sa propre 6chelle de valeurs t une norme d’honnetet6
qui devrait 8tre uniforme. Dans la mesure oaj les actes malhonntes sont ju-
ridiquement d6finis, laisser A l’accus6 le loisir de d6terminer si sa conduite
est malhonn~te en fonction des cir-constances ou des raisons qui l’ont pous-
s6 h agir, l’invite h reformuler la norme juridique. Or, comme l’affirme un
auteur : <

171

L’utilisation du terme <> pour d6crire l’6tat d’esprit de
l’accus6 refl~te mal le concept de la mens rea tel qu’il est appliqu6 dans no-
tre droit p6nal. Dans un sens normatif, la mens rea traduit l’id6e qu’il ne
peut y avoir de responsabilit6 p6nale en 1’absence de faute. La notion de
malhonnetet6 traduit peut-atre le concept g6n6ral d’6tat d’esprit coupable
entendu dans son sens le plus large, et s’accorde peut-&re bien aux infrac-
tions de common law qui sanctionnent en grande partie des comportements
r6prouv6s par la morale. Elle est toutefois trop vague et impr6cise pour d6-
signer les 6tats d’esprit caract6ris6s que notre droit identifie comme 616-
ments descriptifs de la mens rea. Dans notre droit, la mens rea, quand elle
est un 616ment constitutif d’une infraction, r6fere a certaines relations
cognitives en regard des 616ments mat6riels pertinents. En mati~re de fraude,
il ne peut s’agir que de la connaissance ou de l’insouciance en regard des
faits ou circonstances entourant la conduite, c’est-A-dire les faits qui font de
ses d6clarations des mensonges ou de ses actes des maneuvres dolosives.

Quand la fraude est perp6tr6e au moyen d’une supercherie ou d’un men-
songe, la mens rea consiste en la connaissance par 1’accus6 des cir-
constances entourant sa conduite, c’est-,t-dire du fait que ses d6clarations ne
sont pas conformes h la v6rit6 72. I1 n’est nullement pertinent de savoir si
1’accus6 consid~re que le mensonge est malhonn~te. Quand la fraude est
commise au moyen d’un autre acte dolosif, il suffit que l’accus6 connaisse
les faits pertinents qui entourent sa conduite et la qualification qu’il attribue
aux gestes qu’il pose est sans importance. Bien entendu, dans la mesure ofi
les circonstances qui transforment en manoeuvres dolosives les actes de
l’accus6 ne sont toujours pas juridiquement d6finies,
il est difficile
d’identifier
la mens rea devant s’y rapporter. En principe donc,
l’appr~ciation subjective par l’accus6 de la norme juridique n’est pas perti-
nente. En tenant compte de ce que nous avons avanc6 dans la partie pr6c6-
dente, et si nous prenons pour acquis que la mise en p6ril ill6gitime des
biens d’une compagnie ou que le fait d’agir sans droit peuvent constituer des
manceuvres dolosives, deux questions
li6es entre elles m6ritent d’etre
bri~vement explor6es.

‘7’ Rainville, supra note 16 lap. 211.
‘ Voir ci-dessus le texte de la note 145.

470

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

2.

La mens rea relative aux agissements illegitimes

a.

L’appriciation du iisque illigitime

Dans la mesure oii l’on accepte l’idee que l’utilisation des biens d’une
des fins qui ne sont pas dans son int6r& puisse constituer un
compagnie
acte malhonnete, on peut se demander qui, du juge ou de 1’accus6, doit 6va-
luer le caract~re injustifi6 du risque pris avec les actifs de la corporation.
Suffit-il que l’accus6 ait voulu sciernment poser les gestes qu’il a poses ou
faut-il qu’il ait 6t6 conscient que les transactions en cause ne constituaient
pas des transactions commerciales valides et que, partant, il a viol6 son obli-
gation fiduciaire ? A cet egard, David Doherty est cat6gorique :

The mental element discussed to this point may be clarified by con-
sideration of a classic situation, like that discussed in Olan.
The acts consist of the various machinations and transactions whereby the
transfer of control of the targeb company and its treasury to the accused’s
companies occurred. These acts must be done intentionally in the sense
that they are voluntary. This is seldom an issue where complicated transac-
tions are concerned. The relevant circumstances which constitute the
fraudulent means consist of those acts which demonstrate that the assets of
the company (the treasury) were used for a purpose other than a genuine
corporate purpose. Thus, Mr. Olan would have to know or be reckless as to
the relative value of the assets going into the company as compared to
those going out, and he would also have to know how the funds were being
used. Olan’s opinion based on his assessment of those facts as to the valid-
ity of the transaction from the company’s point of view would not be rele-
vant to this issue as long as he knew the facts which in the jury’s opinion
showed that the funds were used for a non-company purpose [nos
soulignements]173 .

Nous ne pouvons pas 6tre d’accord avec lui. I1 est vrai qu’on ne peut pas
permettre h l’accus6 d’6valuer lui-mame l’honnetet6 de sa conduite. On ne
peut toutefois pas le taxer de malhonnetet6 pour avoir effectu6 des transac-
tions qui se sont av6rees drfavorables A la compagnie. I1 ne peut etre accuse
d’avoir sciemment employ6 des moyens dolosifs que s’il a effectu6 des
transactions qui ne poursuivaient aucun objectif commercial l6gitime, sa-
chant qu’il en 6tait ainsi. Selon Rosenberg’74, et nous partageons cet avis, ne
pas reconnaitre la pertinence de l’6valuation faite par l’accus6 du caract~re
justifi6 du risque couru par la compagnie entraine deux cons6quences. Tout
d’abord, cette vision rigide de la mens rea introduit un 6l6ment objectif dans

Doherty, supra note 9 aux pp. 355-56.
Rosenberg, supra note 59 aux pp. 344-45.

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

1’appr6ciation de la faute qui risque d’associer maladroitement malhonnetet6
et n6gligence. En outre, cette vision minimaliste de la mens rea de la fraude
entranera fatalement certains t rechercher un 616ment de turpitude morale
suppl6mentaire qui risque de se traduire par 1’appr6ciation de la moralit6 de
sa conduite par l’accus6.

Entre ces deux extremes, la mens rea de la fraude peut se d6finir comme
6tant le fait, quand 1’acte malhonnte consiste
avoir pris un risque injusti-
fi6 avec les actifs d’une personne morale, d’avoir pris ce risque sachant qu’il
n’6tait pas dans l’int6r~t de la compagnie’75. Cette solution respecte int~gra-
lement le principe d’appr6ciation subjective de la faute sans toutefois faire
d6river
‘analyse vers une variation de la norme qui serait fonction de
1’6chelle de valeurs de 1’accus6. Dans 1’arr&t Olan, le juge Dickson semble
partager cet avis lorsqu’il affirme :

A mon avis, le juge de premi~re instanc a eu raison de laisser au jury le
soin de decider si les intim~s croyaient sinc~rement que la liquidation du
portefeuille, dont le produit 6tait rinvesti, 6tait conforme aux meilleurs
int~r&s de Langley176.

b.

La connaissance de 1’ illggalit de la conduite

La question dont nous venons de discuter peut etre 6largie. Notre sug-
gestion h ‘effet que, pour etre qualifi6 de malhonn~te, un acte doit avoir 6t
accompli sans droit, sans autorisation ou en violation d’un devoir soul~ve en
effet la question de la pertinence de l’erreur de l’accus6 h cet 6gard. Est-il
suffisant que ce dernier ait voulu poser les gestes qu’il a pos6s en connais-
sant les circonstances mat6rielles entourant sa conduite ou faut-il, pour le
taxer d’avoir sciemment commis des manceuvres dolosives, qu’il ait connu
la signification juridique de ces circonstances ? En d’autres termes, la
croyance sincere mais erron6e dans le droit d’agir comme il 1’a fait
constitue-t-elle pour l’inculp6 un moyen de d6fense pouvant validement etre

“‘ “A cet 6gard, la connaissance de la probabilit6 qu’il en soit ainsi constitue certainement une
niens rea suffisante. Par ailleurs, ]a th6orie de l’aveuglement volontaire peut trouver application.
Voir ci-dessus le texte de la note 145.

276 Olan, supra note 6 A la p. 1194. On peut rapprocher cette attitude de celle du juge d’appel

anglais James dans l’affaire Sinclair lorsqu’il traite de la malhonnetet6:

The judge directed the jury as to the duties of a director in regard to company as-
sets. He properly directed the jury as to the difference between the normal business
risks taken honestly and the dishonest risk deliberately taken with knowledge that
there was no right to take such risk [nos italiques] (Sinclair, supra note 48 A la p.
623).

472

MCGILL LAWJOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

invoqu6 ou une erreur de droit inadmissible ?

Nous avons soutenu, au chapitre prec6dent, qu’il n’appartient pas ‘a
l’accus6 de d6finir lui-meme ou d’appr6cier l’honn~tet de sa conduite.
Dans la mesure o
la malhonneet6 d’une conduite s’6valuerait en fonction
d’une norme g6n6rale d’honn8tet6 devant 8tre definie par le tribunal en
fonction des scrupules des gens dignes et honorables, permettre A l’accus6
de ddfinir lui-meme la norme saperait cette derni~re de toute sa valeur nor-
mative. De m~me, si les manceuvres dolosives sont plus strictement d6finies
comme 6tant le fait d’agir sans droit, il n’appartient pas A l’accus6 d’6valuer
la justesse de sa conduite en fonction de sa propre 6chelle de valeurs ou de
son interpretation personnelle des excuses ou justifications que reconnait le
droit penal canadien. Nous croyons toutefois que, pour qu’il soit possible de
parler de malhonntet6, l’absence de droit d’agir dans certaines cir-
constances constitue unfaitjuridique que l’accus6 doit connaltre. II est h cet
6gard primordial de distinguer entre la connaissance par l’accus6 de sa
<> qui caractrise la fraude ne peut pas sen-
siblement diffrrer de celle qui caractrrise le vol82. Comme il est impossible
de parler de mensonge si 1’accus6 croyait sinc~rement avoir dit la vrrit6,
nous ne croyons pas qu’il soit possible d’affirmer que ce dernier s’est
sciemment livr6 . des manoeuvres dolosives s’il ne savait pas agir en viola-
tion d’un devoir ou d’une obligation l6gale. Conclure autrement consacre
une vision minimaliste de la mens rea de la fraude mal accordre A l’essence
meme de l’infraction et aux principes g6nraux de la responsabilit6 prnale
dans leur ensemble.

Dans 1’arr& Docherty 3, la Cour supreme a reconnu que lorsque la per-
p6tration d’une infraction criminelle constitue un des 616ments de l’actus
reus d’une autre infraction, le fait de savoir que l’acte que l’on accomplit est
contraire A la loi constitue un 616ment de la mens rea n6cessaire en ce qui a

9 Ace sujet, voir Colvin, ibid. aux pp. 163-70 et Stuart, supra note 54 aux pp. 280-87.
L’article 322 C. cr. d~finit le vol ainsi :

Commet un vol quiconque prend frauduleusement et sans apparence de droit, ou
d~tourne A son propre usage ou
l’usage d’une autre personne, frauduleusement et
sans apparence de droit, une chose quelconque, anim~e ou inanimee.

… Voir h cet 6gard R. c. Skoda (1954), 20 C.R. 29 (C.S.E Qu6.) ; R. c. DeMarco (1973), 13
C.C.C. (2′) 369 (C.A. Ont.) ; Investissements Contempra Lt6e (Remorquage Qub6cois d vos
fi’ais) c. R., [1991] R.J.Q. 2519 (C.A.). Dans l’arr& R. c. Spot Supermarket Inc. (1979), 50 C.C.C.
(2′) 239 h la p. 249 (C.A. Qu6.), le juge Lamer, alors juge
la Cour d’appel du Quebec,
s’exprimait ainsi : <>

” Cette position a 6t6 adopte par la Cour supreme de Victoria dans les arrts Salvo, supra note
84 ; Bonollo, supra note 84 ; Brow, supra note 84. Voir aussi Fischer, supra note 79 ; Smith, su-
pra note 122.

‘ R. c. Docherty, [1989] 2 R.C.S. 941, 72 C.R. (3’) 1 [ci-apr~s Docherty avec renvois aux

R.C.S.].

474

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

trait h la commission de cette deuxi~me infraction. Cette exception
la r~gle
posre par ‘article 19 du Code criminel se justifie tant en vertu de consid6-
rations relatives h 1’exigence de la connaissance de toutes les circonstances
pertinentes posre par les principes gin6raux de la responsabilit6 p6nale que
par des consid6rations de principe. Selon le juge Wilson, qui r6dige le juge-
ment de la Cour, ne pas permettre A l’accus6 d’invoquer son ignorance du
fait que l’acte accompli est contraire a la loi assimile l’infraction qu’on lui
reproche a une infraction de responsabilit6 absolue. Or, nous dit-elle, il n’est
pas tr~s logique de penser qu’une personne sera dissuad6e de commettre un
mrfait dans le cas oti cette personne ne croit pas ou n’est pas consciente
qu’elle fait quelque chose de mal’. Le meme raisonnement vaut pour la
fraude. Dans la mesure oi 1’essence des manceuvres dolosives sanctionn6es
par ce crime r6siderait dans le fait d’agir en violation de la loi ou en viola-
tion d’un devoir, punir quelqu’un qui ne sait pas qu’il agit en violation de la
loi et le taxer de malhonn&et6 assimile en grande partie la fraude h une in-
fraction de responsabilit6 absolue. A notre avis, le <>,
l’application de ce moyen de defense est probl6matique. Une autre question
6pineuse, que nous aborderons en premier lieu, concerne l’effet, sur la cul-
pabilit6 de 1’accus6, de son intention de rembourser la victime.

.. lbid. Alap. 951.
‘ Throux, supra note 9

]a p. 20.

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

475

1. L’ intention de rembourser la victime et la mens rea

I1 est reconnu depuis longtemps qu’une fois 1’infraction de fraude con-
sommde, l’intention de rembourser la victime ne peut pas disculper
1’accusd 6″. La connaissance personnelle de 1′ accus6 que son comportement
fait ou risque de faire subir une privation h la victime suffit
fonder la cul-
pabilit6 m6me si 1’accus6 agit avec l’espoir que le risque ne se mat6rialisera
pas. De m~me, le fait de secr~tement d6cider de r6parer 6ventuellement les
pots cass6s n’empache pas que l’accus6 ait perqu un risque pour le patri-
moine d’autrui et d6cid6 de le courir, deux 616ments suffisants pour fonder la
culpabilit6. Reconnaltre que l’intention de rembourser, comme d’ailleurs le
fait de rembourser lui-meme, puisse excuser la fraude revient h avaliser
l’id~e que la fin justifie les moyens.

Ainsi, dans 1′ arrat Olan, dans la mesure oti les accus6s avaient pr6vu que
les int6r~ts financiers de la compagnie seraient mis en p6ril par les diverses
transactions effectu6es, leur intention d’ultimement renflouer les coffres de
la compagnie ne pouvait leur etre d’aucun secours. A notre avis, c’est ainsi
qu’il faut entendre l’extrait suivant de la decision de la Cour supreme dans
cette affaire :

[Ll’intention de rembourser n’a jamais permis d’excuser une fraude si la
preuve r6v~le que la conduite de ‘accus6 a donn6 lieu un d6toumement
malhonnete a des fins personnelles. Au mieux, l’intention de rembourser
serait retenue pour mitiger la sentence’

.

II nous apparait toutefois que l’intention ferme de rembourser la victime
prfsente de la pertinence et devrait fonder une d6fense dans la mesure ohi
elle aurait empech6 1’accus6 de percevoir le risque de pr6judice pour la vic-
time’ 8. Cette position, adopt6e par le juge Sopinka, dissident dans l’affaire
Ziatic, ne semble malheureusement pas accueillie par la majorit6.

Dans cette affaire, 1’accus6 plaidait en d6fense avoir cru en sa bonne
6toile lorsqu’il jouait. La majorit6 refusa d’accueillir sa pr6tention . l’effet
qu’il croyait que ses foumisseurs ne couraient alors aucun risque :

” Voir par ex. R. c. McLean (1963), 39 C.R. 404, [1963] 3 C.C.C. 118 (C.A. C.-B.), conf. par
(1964), 43 C.R. 41, [1964] 1 C.C.C. 393 (C.S.C.) ; R. c. Cull, [1965] 3 C.C.C. 123 (C.A.
Man.) ; R. c. Gregg (1965), 44 C.R. 341,49 W.W.R. 723 (C.A. Sask.). Voir aussi Wagman, supra
note 116.

“7Olan, supra note 6 L lap. 1194.
‘ Voir aussi Rainville, supra note 16 aux pp. 222-24.

476

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

En l’espke, l’accus6 savait parfaitement ce qu’il faisait et il savait
qu’en agissant ainsi il mettrait en peril les intrets pecuniaires de ses
creanciers. II est vrai que le juge du proces n’a pas conclu expressdment
que l’accusi a compris subjectivement qu’en s’adonnant au jeu il exposait
les intirts d’autrui au risque de privation. Cependant, en pmnongant un
verdict de culpabilit6, le juge du proc s doit avoir conclu que ]a mens rea
n6cessaire 6tait pr6sente […]

Le fait que ‘accus6 ait cru qu’iI gagnerait aux casinos et serait en mesure
de payer ses cranciers ne constitue pas un moyen de defense [nos itali-
ques]’ .

En dissidence, le juge Sopinka reproche tout d’abord h la majorit6
d’imposer ses conclusions de fait sur un 616ment essentiel de l’infraction
dans un contexte oa il existe une preuve susceptible de cr6er un doute rai-
sonnable sur la perception du risque de privation par l’accus6 9 . Selon le
juge Sopinka, il existe an dossier une preuve tendant h d6montrer que
l’accus6 n’avait pas conscience du risque :

Dans ses motifs, le juge McLachlin affirme qu’. L’appelant n’a pas A 6carter cette deduction s’iI y a une
preuve qui, si elle est accepte, est susceptible de crier un doute raisonna-
ble qu’il ne s’est pas rendu compte que le fait de s’adonner au jell
l’exposait au risque d6raisonnable d’etre incapable de rembourser ses
fournisseurs [nos italiques ; notes omises]” ‘.

Par ailleurs, il explique que, dans cette affaire, la defense pr6sent6e par
1’accus6 ne reside pas dans le fait qu’une fois l’infraction consommee, il
avait l’intention de rembourser la victime, mais dans le fait que sa croyance
l’emp8chait de se rendre compte que sa conduite creait un risque 92. Selon
lui, l’intention de rembourser qui empache de percevoir le risque peut donc
etre admise en d6fense’ 93.

9 Zlatic, supra note 13 aux pp. 49-50.
“0 Ibid. la p. 39.

‘ ‘ Ibid. aux pp. 38-39.
192

Si l’accus6 croit sinc~rement qu’il n’existe aucun risque, cet aspect de la mens
rea n’est pas dtabli. Dans ce genre d’affaire, il s’agit non pas d’une question de
moyen de defense selon lequel l’accus6 <>, mais plut6t du fait que, compte tenu du t6moignage de
l’accus6, un 61ment essentiel n’est pas 6tabli (ibid. A lap. 37).

‘9’ A notre avis, la Cour d’appel du Quebec, malgr6 une formulation maiheureuse de la r;gle, en

vient A la m~me conclusion dans l’arratLacroc, supra note 7.

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

I1 faut se f6liciter de cette ouverture meme si, en l’esp~ce, le contexte
pour reconnaitre la pertinence de l’intention de rembourser 6tait peut-etre
mal choisi. Comme le fait remarquer Pierre Rainville,

[q]ue l’intention de rembourser ne soit pas decisive se comprend. La
victime peut fort bien 6prouver un prjudice durant l’intervalle au su de
l’inculp6; tout comme le d~sir de l’inculp6 peut ne jamais se concr~tiser et
ce demier en 6tre fort bien conscient”‘

.

Le m~me raisonnement vaut pour l’affaire Zatic. Laccus6 s’en alla
miser au casino l’argent que lui avaient remis divers foumisseurs
titre
d’avances contmractuelles. Or, il y a fort t parier que peu de parieurs igno-
rent dans un tel cas le risque qu’ils font courir aux int~r~ts d’autrui car leur
gain n’est pas assur6, loin de 1. On peut 6tre optimiste sans ignorer pour
autant qu’il y a risque de perte. II suffira que l’inculp6 ait entrevu ce risque
pour etre reconnu coupable95 .

I1 est clair que l’intention de rembourser qui n’empecherait pas de per-
cevoir le risque de perte dans l’intervalle ne peut disculper. Dans l’affaire
Zlatic, il 6tait peut-etre pennis de douter de la sinc6rit6 de 1’erreur commise
par l’accus6. I1 faut toutefois se garder de d6clarer l’accus6 coupable au mo-
tif qu’il aurait dfi percevoir un risque que tout le monde aurait perqu et, ce
faisant, condamner sa n6gligence. Drclarer monsieur Zlatic coupable de
fraude au motif qu’il a 6t
insouciant en d6tournant son argent vers une en-
treprise > ou encore parce qu’il aurait di savoir,
comme tout le monde, que le jeu est risqu6, entraine une red6finition de
l’insouciance qui s’apparente A la d6finition qui pr6vaut en Angleterre de-
puis la decision tr~s critiqu6e de la Chambre des lords dans 1’affaire
Caldwell’96. Dans cette affaire, le tribunal anglais a en effet d~cid6 que, dans
le contexte d’une accusation portre en vertu du Criminal Damage Act
197 1 97, le fait de ne pas r6aliser que, par sa conduite, l’accus6 crrait un ris-
que 6vident aux yeux de
raisonnable, constituait de
l’insouciance. At notre connaissance, l’insouciance, au Canada, s’appr6cie

la personne

” Rainville, supra note 16 h lap. 223.
‘9 Ibid. 5 la note 31 de lap. 223.
‘9 R. c. Caldwell, [1981] 1 All E.R. 961, 125 Solicitors’ J. 239 (C.L.). Pour un aperqu des criti-
ques ayant imm~diatement suivi cette decision, voir J.C. Smith, Chroniques de jurisprudence>
(1981) Crim. L. Rev. 392 ; G. Williams, Recklessness and the House of Lords (1981) Crim. L.
Rev. 580. Les drbats doctrinaux font toujours rage en Angleterre sur l’apprdciation objective ou
subjective de l’insouciance. Voir par ex. L.H. Leigh, Recklessness After Reid>> (1993) 56 Mod-
em L. Rev. 208. Pour une critique de la position britannique par des auteurs canadiens voir Stuart,
supra note 54 a lap. 145 et s. ; Colvin, supra note 54 aux pp. 140-46.

“7 (R.-U.), 1971, c. 48.

478

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

subjectivement 98.

Quoiqu’il en soit, dans cette affaire particuli~re, il n’appartenait pas h la
Cour supreme de revenir sur l’apprrciation des faits effectu6e par le juge de
premiere instance. Par ailleurs, une application rigide de la r~gle voulant
qu’en aucun cas 1’intention de rembourser ne constitue un moyen de defense
risque de s6rieusement entamer la defense d’erreur de fait. Refuser A
l’accus6 la possibilit6 d’invoquer que son intention de rembourser la victime
l’a empech6 de percevoir le risque de prejudice introduit, en fait, un 616ment
d’apprrciation objective de sa mens rea. Ne pas permettre A l’accus6
d’invoquer son erreur parce qu’elle se fonde sur un motif irrecevable revient
A dire qu’il appartient dans ce cas au juge et non h l’accus6 d’6valuer
l’existence du risque pour la victime’99. Dans une large mesure, l’exigence
de la mens rea en regard de la privation se r6duit alors A du pur formalisme.
Plus g6n~ralement, la question se pose donc A savoir qui, de l’accus6 ou du
juge, doit apprrcier la vraisemblance de la cr6ation ou de la rralisation du
risque.

2.

Erreur de fait et vraisemblance de la r~alisation du risque

La question de l’apprrciation objective ou subjective de la mens rea de
l’accus6 se pose aussi dans un autre contexte, celui de la redefinition de
l’616ment privation de la fraude en termes de risque de pr6judice>>.

Dans la mesure oii le pr6judice est juridiquement d6fini comme compre-
nant tout prejudice permanent ou tout risque de pr6judice>>, entendu
conme comportant une privation temporaire ou une privation qui ne se
qualifie pas n6cessairement de perte financi6re totale et definitive, la

‘9’ Dans ‘arr& Sansregret, lejuge MacIntyre drfinit ainsi l’insouciance :

Conform~ment aux principes bien 6tablis en matire de determination de ]a
responsabilit6 criminelle, l’insouciance doit comporter un 616ment subjectif pour
entrer dans la composition de la mens rea criminelle. Cet 616ment se trouve dans
‘attitude de celui qui, conscient que sa conduite risque d’engendrer le rdsultat
prohib6 par le droit criminel, persiste nranmoins malgr6 ce risque. En d’autres
termes, i s’agit de ]a conduite de celui qui voit le risque et prend une chance. C’est
dans ce sens qu’on emploie le terme > en droit criminel et il est net-
tement distinct du concept de n6gligence en matire civile (Sansregret, supra note
145

]ap. 582).

“‘ En outre, on doit rapprocher cette situation de celle qui pr6vaut quand l’accus6 entend invo-
quer une erreur de fait provoque par son intoxication volontaire. Or, on sait que cette limitation
de la possibilit6 d’invoquer rerreur est source de controverse et sujette ai caution au plan consti-
tutionnel (Bernard, supra note 57).

19951

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

croyance sincere de l’accus6
1’effet que sa conduite n’entrainera pas de
prejudice permanent ne peut constituer un moyen de defense recevable si ce
dernier a tout de mame pr6vu ou entrevu que sa conduite causerait une pri-
vation temporaire. Dans ce contexte, la croyance de l’accus6 t l’effet qu’un
pr6judice temporaire ou qu’un risque de pr6judice>> n’est pas une privation
constitue une erreur de droit qui ne peut pas 8tre recevable. En vertu de
1’article 19 du Code criminel tel qu’il a 6t6 interpr6t6 par les tribunaux 200,
l’erreur sur la portre juridique d’un texte d’incrimination n’offre pas de
moyen de defense valide. Si 1’accus6 a perqu que sa conduite entrainerait
une privation temporaire de la victime, sa croyance h l’effet que la privation
ne serait pas permanente de meme que son intention de rembourser cette
derni~re ult6rieurement ne peuvent pas excuser
la commission de
l’infraction. Cette derni~re est consommre d~s que l’accus6 a pos6 les gestes
incrimin6s en connaissance de cause. I1 en va de m~me si l’accus6 6tait in-
souciant quant
la pr6sence des faits que l’on peut qualifier juridiquement
de pr6judice. Comme l’explique David Doherty,

[i]t must also be noted that what he must desire or foresee is the fact or set
of facts which constitute the deprivation; it is not necessary that he appre-
ciate that the facts which he desires or foresees constitute deprivation 0 t .

Ainsi, dans 1’arr~t Olan, dans la mesure ofi les accus6s avaient pr6vu ou
voulu que la compagnie cible se d6partisse de valeurs sOres pour acquerir
des titres hautement sprculatifs, il n’6tait pas pertinent qu’ils aient su qu’en
droit ce risque de prejudice>> constitue une privation. Par ailleurs,
l’intention des accuses d’ultimement rembourser la victime ne pouvait leur
6tre d’aucun secours. Seule leur croyance sincere t 1’effet qu’il n’y avait au-
cun risque de pr6judice aurait ni6 leur mens rea.

La situation est cependant diffrrente A notre avis si la croyance d’un ac-
cus6 A l’effet que la victime ne subira aucune perte permanente emporte
avec elle la croyance
l’effet que le risque est inexistant, c’est- -dire la
croyance selon laquelle en aucun moment les int6r&s financiers de la vic-
time ne sont mis en p6ril. I1 en va de meme si l’intention ferme de rembour-
ser la victime ne permet pas au prrvenu d’entrevoir qu’entre ses actes et le
remboursement, les int6rts financiers de la victime ont 6t6 mis en p6ril.
Dans ce contexte, refuser
l’accus6 la possibilit6 d’invoquer sa croyance
sincere A 1’effet que le risque ne se concr6tiserait pas, tout comme le fait de
lui refuser la possibilit6 d’invoquer son intention ferme de rembourser

2k ce sujet, voir Colvin, supra note 54 a lap. 159 et s.
“‘ Doherty, supra note 9 aux pp. 354-55.

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MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DRO1TDE MCGILL

[Vol. 40

comme fondement de son erreur quant t l’existence du risque, r6duit consi-
d6rablement la port6e de la d6fense d’erreur et introduit un 616ment
d’appr6ciation objective dans l’analyse de la mens rea.

Dans la mesure oii la fraude est maintenant juridiquement d6finie en
termes de prise d6lib6r6e d’un risque avec le patrimoine d’autrui, toute la
question se r6sume dor6navant
savoir qui, de l’accus6 ou du juge, doit
6valuer la probabilit6 de r6alisation du risque. En suivant la logique de Do-
herty que nous avons expos6e plus haut, dos que l’accus6 aurait voulu ou
pr6vu les faits qui juridiquement constituent un risque et, donc, une priva-
tion, il ne lui serait pas permis d’invoquer qu’a son avis, les int6rats de la
victime n’6taient pas en p6ril. Cette conception 6rode toutefois grandement
la port6e de ‘affirmation voulant que l’accus6 ait su que sa conduite expo-
sait la victime h un risque de pr6judice.

Dans l’arret Thiroux, l’accus6, un homme d’affaires engag6 dans la
construction domiciliaire, avait conclu des contrats de vente de r6sidences
avec des acheteurs et perqu des d6p6ts aupr~s de ces personnes. Ces contrats
avaient 6t6 conclus et ces d6p6ts pergus sur la foi d’une fausse d6claration i
l’effet que les d6p6ts 6taient garantis par la F6d6ration de construction du
Qu6bec. L’entreprise de monsieur Th6roux, qui aurait dfi construire les r6si-
dences, devint insolvable et ne put mener le projet domiciliaire A terme.
Certains d6posants furent rembours6s, mais la majorit6 des personnes qui
avaient fait un d6p6t en perdirent le montant total. En d6fense t l’accusation
d’avoir fraud6, l’accus6 plaida qu’au moment oii il avait perqu les d6p6ts, il
croyait sinc~rement que les r6sidences allaient etre construites et les d6p6ts
honor6s. La Cour supreme pose la question essentielle h r6soudre dans cette
affaire en termes de savoir si la croyance honnete que les projets seraient
r6alis6s efface l’intention coupable ou la mens rea de l’infraction>>’.

Or, selon le juge McLachlin, la croyance de l’accus6 A I’effet que le ris-

que ne se concrdtiserait pas ne lui est d’aucun secours :

Enfin, il le juge du proc s] a conclu que l’appelant croyait sinc~rement
que les residences seraient construites et que, par consequent, les d~posants
ne risquaient rien. Utilisde dans ce sens, l’expression ne risquaient den>>
revient h dire que l’appelant croyait que le risque ne se concr6tiserait pas.
I[…]I

L’appelant a dit aux d6posants qu’ils b6n6ficiaient d’une garantie alors
qu’il savait que ce n’6tait pas le cas. […] On peut 6galement ddduire de

2” Throux, supra note 9 A lap. 14.

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

cette connaissance qu’il avait que l’appelant savait qu’il mettait en p6ril
l’argent des d6posants. La mens rea est par le fait m~me 6tablie. Le fait que
l’appelant croyait sinc~rement que les r6sidences seraient finalement
construites et que le risque ne se concr6tiserait pas ne lui est d’aucun se-
.
OU-203
coud-s

Le juge Sopinka partage l’avis du juge McLachlin au motif que,
1’accus6 ayant perqu un risque, sa croyance que ce dernier ne se concr6tise-
rait pas ne peut pas constituer un moyen de d6fense. II eut 6t6 plus simple de
ne pas discuter du <> puisqu’en 1’esp6ce les victimes
s’6taient effectivement d6parties d’une somme d’argent suite aux represen-
tations mensong~res de l’accus6. Quoiqu’il en soit, et puisque la Cour d6-
finit le pr6judice en termes de <>, il semble que le fait d’avoir, L un
certain moment, 6t6 conscient de 1’existence d’un risque soit fatal
l’accus6.
I1 apparait de plus qu’il ne lui soit pas permis d’invoquer qu’apr6s r6flexion,
il n’a pas cru h la r6alisation et, somme toute,
1’existence de ce risque.
Cette position limite consid6rablement la port6e de la d6fense d’erreur de
fait. L’insouciance dont est en d6finitive tax6 l’accus6, est d’un type qui dif-
fere sensiblement de l’insouciance telle que nous la connaissons en droit ca-
nadien. Ne pas permettre
l’accus6 d’invoquer son 6valuation personnelle
du risque incorpore un 616ment objectif dans 1’appr6ciation de la mens rea
de la fraude. La position adopt6e par la Cour dans 1’arret Thiroux revient en
fait A conclure qu’il appartient au tribunal et non t l’accus6 d’6valuer la
vraisemblance objective de la r6alisation du risque.

La notion d’insouciance peut, il est vrai, s’entendre de deux mani~res2 “.

‘0’ Ibid. A lap. 27. Comme le fait remarquer Rainville, la culpabilit6 de monsieur Th&oux aurait

peut-8tre pu s’analyser autrement:

l’affaire Thiroux se complique d’une autre circonstance. Le mensonge de Th6roux
avait induit les victimes en erreur 4 un double titre. Celles-ci croyaient A tort que
leurs d6p6ts mon6taires 6taient garantis et qu’ees b6n6ficiaient des avantages du
projet gouvememental Corv6e-Habitation. Dans la meilleure des hypotheses, Th6-
roux menait son projet de construction h terme comme il l’escomptait et les victi-
mes n’essuyaient aucune perte. Mais les victimes n’en seraient pas moins demeu-
r6es priv6es des avantages d’un projet gouvememental auquel elles croyaient avoir
droit en raison des dires de l’accus6. Si sincere fait-elle, l’intention de l’accus6 de
terminer son projet ne suffisait peut-8tre pas pour le disculper: le pr6judice des vic-
times r6sultant du dol de Throux ne serait pas termin6 avec le parach~vement des
travaux de construction (Rainville, supra note 16 A la note 133 de lap. 224).

I faut cependant noter qu’outre le fait que les espoirs d~us des <> ne constituent peut-
8tre pas un pr6judice au sens de l’article 380 C. cr., cette autre manire d’envisager la culpabilit6
de monsieur Throux n’est pas discute par la Cour supreme. Le jugement repose sur la perti-
nence de sa croyance dans ses facults de r6aliser le projet domici-liaire en regard de ]a mens rea.
20 Voir Colvin, supra note 54 aux pp. 129-33 ; Stuart, supra note 54 aux pp. 138-40.

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MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

Une personne peut savoir que sa conduite implique ce qu’elle pergoit elle-
meme comme un risque. Elle est alors subjectivement consciente de courir
un risque subjectivement d6fini. La meme personne peut aussi 6tre con-
sciente que sa conduite entraine ce que les autres pergoivent comme un ris-
que, mais agir en se fondant sur sa croyance personnelle 4 l’effet que le ris-
que n’existe pas. Elle est alors subjectivement consciente de l’existence d’un
risque objectivement d6fini. I1 semblerait qu’aux yeux de la Cour supreme,
le fait que monsieur Th6roux ait A un certain moment 6t6 conscient de
l’existence d’un risque suffit A 6tablir sa culpabilit6. Une fois conscient du
risque, il ne lui appartenait plus de l’6valuer subjectivement. Monsieur Th6-
roux a 6t6 trait6 de la meme mani~re que la personne accus6e d’un crime de
n6gligence A qui il n’est pas permis de plaider qu’elle a perqu un risque,
mais d6raisonnablement r6solu qu’en d6finitive le risque n’existait pas.

jusqu’A maintenant,

Une observation de notre jurisprudence laisse voir que la Cour supreme
a 6t6,
tr~s orthodoxe dans sa conception de
l’appr6ciation subjective de la faute. Par exemple, la jurisprudence relative A
l’erreur de fait se demande tout d’abord si l’accus6 a perqu un risque. S’il
n’a pas perqu de risque, il est considrr6 comme simplement ndgligent. Si
toutefois il a perqu le risque, on se demande ensuite comment il a r6solu la
question de la vraisemblance de sa concrdtisation. Ainsi, dans le contexte de
l’agression sexuelle, on a permis aux accus6s de d6finir eux-memes le ris-
que. Certaines erreurs de fait ddraisonnables fondant un acquittement ne
sont en effet rien d’autre que l’acceptation de l’idre qu’un accus6 qui a per-
qu le risque qu’une circonstance pouvait 6tre pr6sente –
en l’occurrence
l’absence de consentement de la victime – mais a ddraisonnablement r6solu
la question, doit 8tre acquitt6 meme si une personne raisonnable aurait agi
autrement 5.

En outre, Colvin fait remarquer que dans le cadre de l’infraction de n6-
gligence criminelle causant la mort, peu importe qu’ils aient 6t6s partisans
d’une appr6ciation objective ou subjective de la faute relative A cette infrac-
tion, tous les juges de la Cour supreme, dans l’affaire Tutton semblaient
d’avis qu’une personne qui sait que les autres pergoivent un risque, mais re-
jette cette perception, est soit n6gligente, soit inconsciente du risque, ce qui
revient au meme27 . Dans cette affaire, les parents d’un jeune gargon avaient

205 Les exemples classiques en sont foumis par les arr~ts Pappajohn c. R., [1980] 2 R.C.S. 120,

14 C.R. (3′) 243 et Sansregret, supra note 145.

206 R. c. Tutton, [1989] 1 R.C.S. 1392, 69 C.R. (3′) 289 [ci-aprbs Tutton avec renvois aux

R.C.S.].

2′ Colvin, supra note 54 aux pp. 132-33.

1995]

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMiNELLE

arr&t
les traitements d’insuline de leur enfant gravement atteint de diabte
en raison de leurs croyances religieuses. Dans une deposition h la police, la
mbre du gargon avait affirm6 savoir que, selon ce que disaient les mddecins,
il y avait un risque pour la vie de son fils si elle mettait fin au traitement,
mais avoir conclu personnellement h l’inexistence de ce risque compte tenu
de ses croyances religieuses 8.

Nous ne voyons pas qu’il faille 6tre plus s6vbres en matibre d’infractions
contre le patrimoine que nous le sommes en matibre d’infractions contre la
personne. Dans un contexte oti la Cour d6finit la malhonnetet6 objective-
ment et interprte la mens rea
l’6gard de cet 6l6ment de l’infraction
comme 6tant la <> de poser les gestes incriminds, rdduire la mens
rea de l’autre 6lment de l’infraction h la <> des faits qui
constituent juridiquement un risque fait de ce crime une infraction A la mens
rea plut6t minimale. A notre avis, la fraude doit impliquer la conscience du
risque et son acceptation d6lib6rde. I1 faut se garder d’importer dans la d6-
finition de la mens rea de cette infraction un 6l6ment d’objectivit6 qui tend h
en diluer indriment le caractbre subjectif et risque d’obscurcir la distinction
claire qui devrait exister entre la faute subjective et la faute objective29.

En plus de n’8tre pas conforme A la jurisprudence traditionnelle en ma-
ti~re d’apprdciation subjective de la faute210, la position de la Cour supreme
dans l’affaire Thiroux, de disculper celui qui n’aurait pas perqu le risque de
pr6judice, mais de ddclarer coupable celui qui aurait commenc6
le perce-
voir pour ensuite mal rdsoudre la question de la probabilit6 de sa rralisation,
nous mbne au paradoxe suivant. Quand une personne pergoit un risque et
d6libbre sur la question pour en venir
la conclusion que la circonstance ne
sera pas prdsente ou que la cons6quence prohibde ne se r6ali-sera pas, com-
mettant A ce sujet une erreur, on peut quand meme dire qu’h son avis le ris-

21* L’extrait suivant de sa declaration t la police est reproduit dans l’arr&t Tutton :

C’est notre entihre foi en Jesus et en la parole de Dieu qui nous a incit6s
retirer
l’insuline A Chris, car je reconnais en Jesus mon Sauveur et mon Maitre. II s’est
manifest6 moi dans une vision et il a r~v16 dans ses propres termes que Christo-
pher 6tait gudri, et de plus qu’une foi entihre en sa Personne et non dans la doctrine
des hommes, ou devrais-je dire dans les enseignements du monde, foumira la ma-
nifestation de sa gudison (Tutton, supra note 206

lap. 1398).

Voir Stuart, supra note 54 a lap. 140.

,0 La position de la Cour suprame dans 1’affaire Thiroux consiste plut6t

se rapprocher de la
position prdconisfe par G. Williams dans Criminal Law: The General Part, 2! ed., London, Ste-
vens & Sons, 1961 aux pp. 259-60, A l’effet que
‘insouciance doit se ddfinir comme la prise
d’un risque objectivement injustifide, compte tenu de l’importance et de l’utilit6 de ce risque. Voir
aussi Smith et Hogan, supra note 53 aux pp. 60-69.

484

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 40

que n’existe pas. Une personne qui se dit, apr~s rrflexion, que le risque ne
se rralisera pas, en quelque sorte, ne voit pas de risque. Peut-on alors dire
qu’elle est toujours consciente du risque ? On peut alors se demander s’il
n’est pas artificiel de traiter plus s6v~rement la personne qui a soupes6 la
possibilit6 de 1’existence d’un risque et mal r6solu la question que la per-
sonne qui, trbs ddraisonnablement, n’a m~me pas eu en premier lieu con-
science d’un risque que d’autres personnes auraient perqu.

C. Quelques gliments de solution

Les 6claircissements apportrs par la Cour supreme du Canada dans les
affaires Zatic et Thiroux relativement A la mens rea du crime de fraude
sont utiles A plusieurs 6gards. La confusion quant Ai savoir si la fraude est un
crime de n6gligence ou d’intention sp6cifique est
toutes fins utiles dissi-
pee. Comme pour la vaste majorit6 des infractions exigeant la preuve d’une
faute subjectivement apprrcire, la mens rea de la fraude est 6tablie par la
preuve de la connaissance subjective ou de l’insouciance face aux circons-
tances entourant la conduite et par la connaissance ou l’insouciance face au
r6sultat interdit. En outre, les prononc6s de la Cour devraient avoir mis d6-
finitivement fin au d6bat sur la pertinence de l’6valuation personnelle de
l’honntet6 de sa conduite par l’accus6. Certaines questions m6ritent cepen-
dant d’&re explordes davantage.

Tout d’abord, il est juste d’affirmer que, r6gle g6n6rale, I’intention de
rembourser la victime ne peut excuser la perp6tration d’une fraude. I1 appa-
raft toutefois utile de se demander si, dans certaines circonstances,
l’intention de rembourser ne devrait pas 8tre consid6r6e au moment
d’6valuer la mens rea de l’accus6 par rapport aux consrquences de sa con-
duite. Dans la mesure oii l’intention de rembourser aurait empech6 l’accus6
de percevoir le risque de pr6judice pour la victime, il nous apparaft que cette
intention est pertinente.

rechercher dans une quelconque

En outre, dans la mesure oti la malhonnetet6 caract6rise la fraude, il
semble que le fameux crit~re supplrmentaire de la malhonnetet6 ne soit pas
tant
intention sp6cifique ou dans
l’appr6ciation personnelle de l’honnetet6 de sa conduite par l’accus6, que
dans une appreciation subjective de la part du prdvenu de toutes les circons-
tances pertinentes entourant sa conduite. A cet 6gard, une d6claration de
culpabilit6 ne devrait pas 8tre prononc6e si l’accus6 ne savait pas agir en
contravention d’un devoir ou ne croyait pas mettre en prril les actifs d’une
compagnie. De meme, en ce qui concerne les consequences de sa conduite,
l’accus6 ne devrait pas 6tre drclar6 coupable s’il ne savait pas qu’iI mettait

19951

A.-M. BOISVERT – LA FRAUDE CRIMINELLE

les int6rets 6conomiques d’autrui en p6ril ou s’il croyait qu’aucun pr6judice
ou risque de pr6judice ne d6coulerait de sa conduite. Nous ne voyons aucune
raison justifiant une application de l’erreur plus limit6e en matiere de fraude
qu’en cas de vol. Enfin, reconnaitre le caract6re disculpatoire de l’erreur
quant t la r6alisation du risque de pr6judice pour la victime ram~nerait
l’analyse de la mens rea de la fraude dans le giron de la th6orie subjectiviste
telle qu’elle est appliqu6e dans le contexte de la majorit6 des infractions
contre la personne.

Conclusion

Pour quiconque s’int6resse au droit p6nal d’inspiration britannique,
1’affirmation t 1’effet que les regles r6gissant les infractions contre le patti-
moine sont particulierement complexes tient du lieu commun. Depuis la c6-
lebre d6cision de la Cour supreme du Canada dans 1’affaire Olan, la fraude
est d6finie comme une privation malhonnete. L’apparente simplicit6 de cette
d6finition, si on y regarde de plus pres, a toutefois contribu6
semer la con-
fusion. Malgr6 une opinion largement r6pandue
l’effet contraire, la d6ci-
sion du plus haut tribunal du pays dans 1’affaire Olan n’a pas identifi6 avec
suffisamment de pr6cision les 616ments mat6riels du crime de fraude. Le test
objectif de la malhonn~tet6 propos6 par la Cour supreme dans la r6cente af-
faire Ziatic pr6sente les memes difficult6s. La notion de fraude est non seu-
lement mal circonscrite, mais elle offre aussi aux tribunaux la possibilit6
d’61argir le champ de la r6pression en cr6ant de nouvelles infractions. Le ca-
ractere insaisissable de l’actus reus de la fraude contribue en outre h la diffi-
cult6 de cerner les 616ments de faute devant s’y rapporter.

I1 serait certes commode de se tourner vers le l6gislateur pour lui de-
mander de reformuler certaines infractions et de simplifier ce que la Com-
mission de r6forme du droit du Canada appelait en 1977