Article Volume 44:1

La justification des restrictions aux droits constitutionnels: la theorie du fondement rationnel

Table of Contents

La justification des restrictions aux
droits constitutionnels : ia thdorie

du fondement rationnel

Luc B.Tremblay”

L’objectif de cet article est d’dlaborer les proposi-
tions constitutives de la cthdorie du fondement rationneb>
en droit constitutionnel canadien. Cette thdorie constitue
une version des theories de la ddfdrence judiciaire en droit
public et en thorie gdn~ale du droil En droit constitution-
nel canadien, elle s’applique en vertu de l’une des inter-
prdtations les plus influentes de l’asticle premier de la
Charte canadiente des droirs et liberts et dans lajurispru-
dence relative au pouvoir d’urgence. En droit administratif,
la norme de retenue judi-
elle pourrait donner un sens
ciaire selon laquelle les decisions administratives intradju-
ridictionnelles ne doivent pas 6tre manifestement deraison-
nables. La theorie du fondement rationnel 6nonce les con-
ditions gen&-ales auxquelles une d~eision politique dont la
validitd est contestha doit satisfaire pour 8tre , une decision politique dolt
6tre soutenue par des raisons et utilise a cette fin le
contexte constitutionnel de l’article premier de la Charte.

This article examines the application of the “rational
basis theory” in the context of Canadian constitutional law.
The author submits that the foundation of this theory is in-
formed by similar principles expressed in the precepts of
judicial deference in public law, and in general legal the-
ory.-Furthermore, one can see the principles of this theory
reflected in section 1 of the Catadian Charter of Rights
and Freedoms as well as in the case law relating to emer-
gency measures. The rational basis theory is of particular
import in administrative law because it can serve as the
criterion that divides those decisions that are patently un-
reasonable from those that are not. Application of the ra-
tional basis theory ensures that contested political decisions
are “justified”, and so juridically valid. The thesis of this
article is that, for a political decision to be “justified”, it
must be supported by “valid” reasons, not necessarily good
reasons. By using section 1 of the Charter as a vehicle, this
article explores the criteria for a “valid” reason.

Professeur de droit ‘a l’Universit6 de Sherbrooke. Je tiens ‘A remercier le professeur de philosophie
Georges Legault qui a eu la g6n~rosit6 de lire une version antdrieure de cet article et de me faire par-
venir ses commentaires par 6crit. J’ai tent6, lorsque c’6tait possible, de rrpondre A quelques-unes de
ses rdserves. Cela a contribu6 ‘a pr~ciser ma pensde et a am~liorer I’article. I1 ne faudrait toutefois pas
croire que j’ai rrpondu &quitablement ‘A toutes ses interrogations. I1 me faudrait beaucoup plus
d’espace et aussi plus de temps pour la r~flexion, ce que j’espZre pouvoir avoir ‘a une autre occasion.
Je remercie aussi mon coll’gue Pierre Blache pour ses commentaires, en particulier sur la section re-
lative ‘a la souverainet6. Its m’ont force6 ‘ mieux situer ma critique de cette thorie. Cet article s’inscrit
dans le cadre d’un projet de recherche plus large sur la justification des restrictions aux droits et i-
bert~s fondamentaux dans le cadre d’une soci~t6 libre et drmocratique. Ce projet est subventionn6 par
le Conseil de recherches en sciences humaines, la Fondation du Barreau du Quebec et la Facult6 de
droit de l’Universit6 de Sherbrooke. Je les remercie de leur soutien. Je remercie enfin les personnes
qui ont contribu6, de pr s ou de loin, ‘ ce projet jusqu’ a maintenant, notamment Genevieve Nootens,
alors chercheure et maintenant professeure A l’Universit6 du Quebec ‘A Chicoutimi, ainsi que Jocelyn
Auger, Jenny Ross, Melanie Roy, Marie Brault et Robert Duong, alors 6tudiants ‘A la facult6 de droit
de l’Universit6 de Sherbrooke.

Revue de droit de McGill 1999

McGill Law Journal 1999
Mode de rrf~rence: (1999) 44 R.D. McGill 39
To be cited as: (1999) 44 McGill L.J. 39

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MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

[Vol. 44

Introduction

I. Le fondement rationnel comme justification

I1. Les traits constitutifs d’un motif valable

A. Les raisons ,justificatrices, et les raisons oexplicatives,>
B. Une force justificatrice inddpendante des simples 6tats d’esprit de

I’agent
1. La souverainet6
2. Lautorit

C. Lesjugements de fait
D. Lesjugements de valeur
E. Un raisonnement pratique valide

Conclusion

1999]

L.B. TREMBLAY – LA THEORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

Introduction

La th6orie du fondement rationnel constitue une version des th6ories de la dMf&
rence ou de la retenuejudiciaire en droit public et en philosophie du droit. Elle 6nonce
les conditions grnrales auxquelles une decision politique ou une action gouverne-
mentale soumise au contr6le judiciaire doit satisfaire pour etre , les proposi-
tions constitutives de la throrie du fondement rationnel’. Ces propositions 6tablissent
les crit~res d’une raison ou d’un motif est une representation mentale abstraite, rationnelle et cohdrente d’une chose qui
apparait dans une forme confuse et incohrente dans la r alit6 ext6rieure. Elle requiert n6cessairement
une reconstruction des aspects constitutifs de la chose reprsentde. Le concept d’<(idOaltype> provient
de Max Weber qui, aux fins de sa sociologie descriptive et explicative, avait besoin d’un outil mental
mrthodologique. Selon lui, on obtenait un idraltype:

[E]n accentuant unilatdralement un ou plusieurs points de vue et en enchainant une
multitude de phnom~nes isol s, diffus et discrets, que l’on trouve tant6t en grand
nombre, tantft en petit nombre, par endroits pas du tout qu’on ordonne selon les pr6c-
dents points de vue choisis unilat&alement pour former un tableau de pens~e homo-
g~ne (M. Weber, Essais sur la thiorie de la science, Paris, Plon, 1965 A lap. 81).

J’ai soutenu ailleurs que la notion d’Nidraltype> pouvait aussi avoir une fonction normative en droit,
notamment dans le contexte oil les tribunaux ont le devoir de promouvoir et maintenir la primaut6 du
droit. Voir L.B. Tremblay, The Rule of Law, Justice, and Interpretation, Montr.al et Kingston,
McGill-Queen’s University Press, 1997 [ci-apr~s Rule of Law].

2 Charte canadienne des droits et libertis, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant
l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), (1982), c. 11 [ci-apr~s Charte]. L’article premier
6nonce:

La Charte canadienne des droits et libert6s garantit les droits et libert6s qui y sont
6nonces. Ils ne peuvent etre restreints que par une r~gle de droit, dans des limites qui
soient raisonnables et dont la justification puisse se d6montrer dans le cadre d’une so-
cirt6 fibre et drmocratique.

Cette norme a 6t6 d1abore par la Cour supreme du Canada dans plusieurs decisions : voir par ex.
Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Societj des alcools du Nouveau-
Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227, 97 D.L.R. (3′) 417 ; Syndicat des employis de production du Qubec

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

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6t la Loi anti-ihflation’ selon lesquels, pour d6terminer si le recours au pouvoir
d’urgence par le Parlement 6tait constitutionnellement justifi6, ), incamait deux th6o-
ries distinctes du contr6lejudiciaire : la th6orie du fondement rationnel et la th6orie du
fondement 16gitime. La th6orie du fondement l6gitime pourrait, provisoirement, 6tre
formul6e ainsi : une d6cision politique ou une action gouvemementale est suffisam-
ment justifi6e des qu’il est d6montr6, conform6ment ? une certaine norme de preuve,
non seulement que son auteur avait des raisons ou des motifs valables de la prendre
ou de la poser, mais que les raisons ou les motifs qu’on avance en sa faveur consti-
tuent des bonnes raisons compte tenu de certains standards ou crit~res normatifs’.

Si ces thories ont d’abord 6t6 conques par les juges comme deux interpr6tations
mutuellement exclusives (et probablement incompatibles) de ce que constitue une
ojustification> des restrictions aux droits garantis aux fins de ‘article premier de la
Charte, la Cour supreme a finalement tent6 de les r~concilier comme si elles faisaient
partie d’un ensemble unifi6 et coh6rent de valeurs et de principes9. Cette tentative a 6t6

et de l’Acadie c. Conseil canadien des relations de travail, [1984] 2 R.C.S. 412, 14 D.L.R. (4′) 457 ;
Blanchard c. Control Data Canada Ltie, [1984] 2 R.C.S. 476, 14 D.L.R. (4) 289; UE.S., Local 298
c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048,95 N.R. 161 ; Canada (PG.) c. Alliance de la Fonctionpublique du
Canada, [1991] 1 R.C.S. 614, 80 D.L.R. (4) 520 ; CAIMAW c. Paccar of Canada Ltl, [1989] 2
R.C.S. 983, 62 D.L.R. (4) 437 ; National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations),
[19901 2 R.C.S. 1324, 74 D.L.R. (4) 449 ; Donitar Inc. c. Qudbec (Commission d’appel en mati~re
de ldsions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756, 105 D.L.R. (4′) 385 ; Canada (PG.) c. Mossop,
[1993] 1 R.C.S. 554, 100 D.L.R. (4’) 658. J’ai soutenu que cette norme 6tait ndanmoins mal fond6e
dans: vLa norme de retenue judiciaire et les “erreurs de droit” en droit administratif : une erreur de
droit ? Au-del du fondationalisme et du scepticisme
(1996) 56 R. du B. 141 [ci-apris < (1998) 10 N.J.C.L. 41 [ci-apr~s < Justification des restrictions aux droits constitutionnels ]. [1986] 1 R.C.S. 103,26 D.L.R. (4') 200 [ci-apr~s Oakes avec renvois aux R.C.S.]. J'6laborerai les propositions constitutives de la th~orie du fondement 16gitime dans un article ultd- rieur. ' Plusieurs opinions rendues par le juge La Forest et par le juge McIntyre montrent qu'ils ont d'abord favoris6 exclusivement les < que j’associe A la th~orie du fondement rationnel. Pour
le juge La Forest, voir par ex. les affaires R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, 31 D.L.R. (4) 569 [ci-
apr~s Jones avec renvois aux R.C.S.] ; R. c. Edwards Books and Art Ltd, [1986] 2 R.C.S. 713, 35
D.L.R. (4) 1 [ci-apr~s Edwards Books avec renvois aux R.C.S.] ; Etats-Unis d’Amdrique c. Cotroni,
[1989] 1 R.C.S. 1469, 48 C.C.C. (3) 193 [ci-apr~s Cotroni avec renvois aux R.C.S.]. Pour le juge
McIntyre, voir par ex. les affaires SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, 33 D.L.R.

1999]

L.B. TREMBLAY – LA THEORIE DU FONDEMENTRATIONNEL

une importante source de confusion et je ne suis toujours pas persuad6 qu’elle puisse
meme 8tre justifiable en principe. Pour cette raison, il m’est apparu n6cessaire de pr6-
senter les propositions constitutives de chaque thdorie de la mani~re la plus forte et la
plus coh6rente possible.

En m’engageant dans ce projet, je croyais, plus ou moins intuitivement, que la
thdorie du fondement rationnel ne parviendrait pas k proposer des crit~res de contr6le
de la justification des restrictions aux droits garantis qui soient coh~rents. Je croyais
qu’elle reposait uniquement sur des consid6rations politiques (la volont6 de faire
preuve de d6f6rence envers les d6cisions politiques ou actions gouvernementales) et
qu’une analyse au m6rite permettrait de la r6futer assez facilement. Au terme de cette
r6flexion, je n’en suis plus aussi convaincu. A mon avis, mes conclusions donnent une
certaine cr6dibilit6 h la th6orie du fondement rationnel. Cette concession ne signifie
6videmment pas qu’elle soit requise par la meilleure interpr6tation de l’article premier
de la Charte ni m~me qu’elle soit r6conciliable avec la th6orie du fondement 16gitime.
Elle signifie uniquement qu’on ne peut l’6carter pour le seul motif qu’elle serait inco-
h6rente. Par cons6quent, les raisons de l’accepter ou de la rejeter doivent relever
d’autres consid6rations, notamment, comme il se doit, de l’interpr~tation constitution-
nelle et de la morale politique.

A, ma connaissance, la th6orie du fondement rationnel n’a jamais 6t6 clairement
61abor6e. Le concept meme de <(fondement rationneb> (ou rational basis) utilis6 par
les tribunaux canadiens est ambigu . Ce serait donc en vain que nous chercherions
dans le discours juridique un ensemble d’6nonc6s clairs et coh6rents pos6s juste 1a et
constituant la mati~re m~me, 1′ essence si 1’on veut, que cette th~orie serait cens6e
repr6senter. La th6orie du fondement rationnel ne d6crit pas un fait observable empi-
riquement. Elle constitue la reconstruction des postulats ou des pr6suppositions impli-
cites permettant de donner un sens coh6rent h 1’arri~re-plan normatif qui guide les ju-
ges qui valorisent la d6f&ence ou la retenue judiciaire dans le processus de contr6le

(4′) 174; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143,56 D.L.R. (4′) 1 [ci-apr~s
Andrews avec renvois aux R.C.S.]. Par contre, plusieurs opinions 6nonc6es par le juge en chef Dick-
son et le juge Wilson montrent qu’ils ont d’abord favoris6 exclusivement les critres> quej’associe h
]a th~orie du fondement 16gitime. Voir par ex. les opinions du juge en chef Dickson dans les affaires
R. c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295, 18 D.L.R. (4′) 321 [ci-apres Big M Drug Mart avec
renvois aux R.C.S.] ; Oakes, supra note 7 ; et dans le Renvoi relaif b la Public Service Employee Re-
lations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, 38 D.L.R. (4′) 161 [ci-apr~s Public Service Employee Rela-
tions Act avec renvois aux R.C.S.]. Voir par ex. les opinions du juge Wilson dans les affaires Jones,
ibid. ; Edwards Books, ibid. ; SDGMR c. Saskatchewan, [1987] 1 R.C.S. 460, 38 D.L.R. (4′) 277 ; R.
c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, 44 D.L.R. (4) 385 ; R. c. Lee, [1989] 2 R.C.S. 1384, 52 C.C.C.
(3′) 289 [ci-apr s Lee avec renvois aux R.C.S.] et Edmonton Journal c. Alberta (PG.), [1989] 2
R.C.S. 1326, 64 D.L.R. (4′) 577 [ci-apr~s Edmonton Journal avec renvois aux R.C.S.]. Pour plus de
pr6cisions, voir ].

‘affaire du tabac

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

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judiciaire des restrictions aux droits garantis. Elle part donc des d6cisions judiciaires
dans lesquelles les juges postulent explicitement ou implicitement que les tribunaux doi-
vent faire preuve de d6f&ence, mais n’en reste pas lh ; elle rend compte de la pratique
d’arrire-plan qui les explique et les justifie.

Ces d6cisions peuvent etre assez nombreuses. II est vrai qu’il n’est pas toujours fa-
cile de d6terminer avec certitude, A la lecture d’une opinion judiciaire sp6cifique, si son
auteur adhre
la th6orie du fondement rationnel”. L’une des raisons est que les crit~res
de contr~le judiciaire requis par la thdorie du fondement 16gitime incorporent en grande
partie les critares que j’associe
la th6orie du fondement rationnel. Nanmoins, pr6ci-
s6ment pour ce motif, certaines opinions congues dans le cadre de la th6orie du fonde-
ment 16gitime peuvent contribuer h la construction du sens des propositions constitutives
de la th6orie du fondement rationnel”. Par exemple, les expressions suivantes peuvent
fournir un point de d6part 4 la r6flexion, qu’elles soient utilis6es aux fins de l’une ou
r autre des deux th6ories : ole gouvemement a-t-il raisonnablement conclu que l’objectif
6tait urgent et r6el dans le contexte d’application de la loi ?,>”, le gouvernement peut-il
raisonnablement consid6rer que l’objectif est n&cessaire au bien-etre de la population
?>>”, ole gouvemement avait-il des motifs raisonnables de conclure que la mesure attein-
drait son objectif ?>>”, le gouvemement avait-il des motifs raisonnables de croire h
l’existence d’un lien rationnel ?>”, “, le gouvernement peut-il d6montrer qu’il 6tait raisonnablement fond6 con-
clure qu’il s’6tait conform6 h l’exigence de ratteinte minimale ?>>”, , supra note 6.

,2Cette incorporation des critres de la th6orie du fondement rationnel dans la th6orie du fondement
lgitime ne signifie pas que les deux th6ories sont compatibles. Lorsque rattitude judiciaire d~f~ren-
tielle est requise par la thorie du fondement 1dgitime, les raisons de se satisfaire d’un fondement ra-
tionneh> reposent sur des consid6rations intemes A Ta th6orie du fondement 16gitime qui pouraient
etre d’une nature fort diff&ente de celles qui d6coulent de la th6orie du fondement rationnel.

,” Voir Ross c. Conseil scolaire du District d0 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825 aux

pp. 879-80, 133 D.L.R. (4′) 1 [ci-apr~s Ross avec renvois aux R.C.S.].

‘4 Voir Edwards Books, supra note 9 A lap. 793.
,s Voir Dickason c. Universiti de l’Alberta, [1992] 2 R.C.S. 1103 A lap. 1196, 95 D.L.R. (4′) 439

[ci-apr~s Dickason avec renvois aux R.C.S.].

” Voir RJR-MacDonald Inc. c. Canada (PG.), [1995] 3 R.C.S. 199

la p. 290, 127 D.L.R. (4) 1

[ci-apr s RJR-MacDonald avec renvois aux R.C.S.].

” Voir R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452 A lap. 502, 89 D.L.R. (4’) 449 [ci-apr~s Butler avec renvois

aux R.C.S.] ; Ross, supra note 13 A la p. 881.

‘” Voir par ex. Irwin Toy Ltd. c. Quibec (PG.), [1989] 1 R.C.S. 927 A la p. 994, 58 D.L.R. (4) 577
[ci-aprbs Invin Toy avec renvois aux R.C.S.] ; McKinney c. UniversitJ de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229
aux pp. 286 et 305, 76 D.L.R. (4’) 545 [ci-apr;s McKinney avec renvois aux R.C.S.].

‘” Voir Titreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de I’immigration du Canada),
la p. 44, 81 D.L.R. (4′) 358 ; Rodriguez c. Colombie-Britannique (PG.), [1993]

[1991] 2 R.C.S. 22
3 R.C.S. 519 h lap. 614, 107 D.L.R. (4) 342 [ci-apr s Rodriguez avec renvois aux R.C.S.].

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L.B. TREMBLAY – LA TH-ORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

avait-il un motif rationnel de ddposer les mesures contenues dans la Loi ? 0.

I. Le fondement rationnel comme justification

La th6orie du fondement rationnel est une th6orie de Ia des d6ci-
sions politiques et des actions gouvernementales dont la validit6 est soumise au con-
trOle judiciaire. J’ai rappel6 ailleurs que, dans notre tradition juridique et politique, le
mot < est utilis6 dans au moins deux sens”. Dans un premier sens, la jus-
tification d’une action, d’une ddcision ou d’une croyance drsigne uniquement les rai-
sons, les considdrations ou les motifs determinants qui, en pratique, ont persuad6 un
agent a se comporter comme il Fa fait, k ddcider dans un sens donn6 ou ‘ accepter
telle croyance. Ddmontrer la justification d’un acte, d’une ddcision ou d’une croyance,
ou drmontrer que cette demi~re est justifide, consiste donc uniquement ‘ exposer les
t6 jug-es suffisantes et ddterminantes pour un
raisons, bonnes ou mauvaises, qui ont
agent. Pour cette raison, la justification peut etre comprise dans un sens qui peut etre
qualifi6 de < : nous 1’envisageons comme quelque chose
qui nous est extdrieur et que nous pouvons d6crire comme une donn6e, m~me si, du
point de vue d’un agent engag6 dans le processus de raisonnement pratique, elle a pu
avoir une force normative.

La th~orie du fondement rationnel incarne cette premiere signification. Elle ne
doit donc pas etre confondue avec une throrie de la <>=. Dans ce contexte,
une action, une decision ou une croyance est <> si elle est soutenue par des
bonnes raisons , c’est-a-dire des raisons qui montrent qu’elle est bonne, d6sirable,
juste, la meilleure ou simplement vraie compte tenu de certains objectifs, finalitrs,
buts ou d6sirs postulds eux-m~mes comme drsirables, acceptables ou vrais. Ici, la
justification est entendue dans un second sens qu’on pourrait qualifier de normatif>,
de <>. Elle consiste ‘ avancer les raisons qui montrent que
‘action, la decision ou la croyance est bien fond~e, bonne, juste, correcte ou vraie
compte tenu d’un certain point de vue normatif. Ainsi, s’il devait exister un contrOle
judiciaire de la <. Les juges 6valueraient le bien-
fond6 des mesures 16gislatives restreignant les droits garantis et des raisons avances
ces
pour les soutenir, compte tenu des objectifs, buts ou finalit6s qu’ils assignent
mesures, au droit, ‘ la socidt6 libre et ddmocratique et ‘A la morale politique en g6-
ndral3.

20 Voir RJR-MacDonald, supra note 16 h lap. 284.
2, Voir . D’autre part, meme si de tels
motifs sont valables, ils peuvent ne pas etre ceux qui ont vdritablement motiv6
l’auteur de la mesure. Par consdquent, si les tribunaux doivent se convaincre, confor-
m6ment t la norme de preuve acceptde, que la mesure possmle un 4fondement ration-
nel>, alors ils doivent vdrifier (i) si les motifs all6gurs au soutien de la mesure consti-
tuent des raisons

deau impos6 est lui-meme rationnellementjustifi6 (par exemple, s’il est proportionnel au brnrfice es-
compt6 et s’il existe des moyens moins coflteux d’obtenir le m~me b~nrfice). Voir par ex. l’analyse du
contr6le de orationalit&> faite par R.W Bennet dans “Mere” Rationality in Constitutional Law: Judi-
cial Review and Democratic Theory

(1979) 67 Cal. L. Rev. 1049.

” Une restriction A un droit garanti (ou une rfgle de droit qui lui porte atteinte) est toujours le pro-
duit d’une decision politique. Pour cette raison, A toutes fins pratiques, dire qu’une restriction possmde
un fondement rationnel signifie, de manire elliptique, que la decision politique qui Ia sous-tend en a
un. Dans les deux cas, cela prdsuppose que l’auteur de la mesure restrictive avait des motifs valables
d’agir comme il l’a fait.

P. Monahan et A. Petter, Developments in Constitutional Law: The 1985-86 Term> (1987) 9 Su-
preme Court L.R. 69 A la p. 109. Le coeur de leur critique portait nranmoins sur une autre question.
Les auteurs soutenaient que le simple contrrle d’un lien rationnel entre les moyens et l’objectif n’est
pas aussi neutre qu’ont pu le croire certains auteurs. Voir par ex. G. Gunther, The Supreme Court,
1971 Term-Foreword: In Search of Evolving Doctrine on a Changing Court: A Model for a Newer
(1972) 86 Harv. L. Rev. 1. I1 requiert toujours, de la part des juges, une 6valuation
Equal Protection
politique des int&rts en presence. La seule fonction rrelle du crit~re du fondement rationnel, soutien-
nent-ils, est de rendre le processus d’6quilibrage moins apparent et, en apparence, plus 16gitime. Voir
Monahan et Petter, ibid. A lap. 110.

1999]

L.B. TREMBLAY – LA THE ORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

motiv6 1’auteur de la mesure. Un certain contr~le judiciaire de la justification des res-
trictions est donc indvitable.

Pour les fins de cet article, je discuterai uniquement des crit~res qui permettent
d’6tablir si les motifs all6gu6s peuvent compter comme raisons ceux de
l’auteur. Ce faisant, je ne voudrais pas laisser entendre que la question de la d6termi-
nation de l’intention de l’auteur soit plus facile que celle que j’aborderai. Disons sim-
plement qu’elle nous est plus famili~re et, puisqu’elle fait l’objet de d6bats depuis
longtemps, elle apparalt moins urgente2′ . Je pr6supposerai donc, pour les fins de la
discussion, que les motifs all6gu6s repr6sentent toujours les considerations que
1’auteur de la mesure litigieuse a jug6 suffisantes (laissant ouverte la question de sa-
voir comment, en vertu de la meilleure th6orie de l’interpr6tation, on doit procdder
pour determiner si les motifs alldgu6s reprdsentent > ceux qui ont justifi6 la
mesure7).

Mme si dans un premier temps la th6orie du fondement rationnel semblait avoir
pour objet, dans certains types de litiges, 1’assouplissement du crit~re de 1′ formulM dans 1’affaire Oakes , il est manifeste que certains juges y ont re-

26 Jai moi-meme discut6 de la question de l’intention de l’auteur ailleurs. Voir par ex. Rule of Law,
supra note 1 ; <, supra note 3 ; L.B. Tremblay, (1995) 29 R.J.T. 459 [ci-aprs <(dnterpr~tation t6lologique ]. 27 J'ai mis les mots et <> entre guillemets dans l’article pour souligner
mon d6saccord avec une interpr6tation fondationaliste de l’intention d’un 1gislateur. Une proposition
dcrivant les motifs > de l’auteur d’une mesure juridique ne peut d~river que d’une re-
construction de son intention. Plusieurs thoriciens du droit refusent d’utiliser les mots ou
et tous ses proches parents (par exemple, les mots <(vrai> et < dans Conf&ence des juristes de
‘ttat, Actes de la Xr Confdrence des juristes de l’ttat, Cowansville (Qc.), Yvon Blais, 1992, 107.
J’estime, pour ma part, qu’il n’y a pas de bonnes raisons juridiques, morales ou philosophiques de les
abandonner. Non seulement ces mots ont-ils un sens r~gulateur dans notre pratique, mais ils contri-
buent aussi, de fagon constitutive, h lui donner le sens qu’e~le a. Voir Rule of Law, supra note I;
<>, supra note 3 ; <, supra note 26.

Les premi~res decisions de la Cour supreme dans lesquelles ]a thorie du fondement rationnel a
jou6 un r6le normatif semblaient effectivement en restreindre l’application au crit~re de l’< atteinte minimale >. Voir par ex. Edwards Books, supra note 9 aux pp. 781-83, 794-806 ; Irwin Toy, supra note
18 aux pp. 992-94, 999-1000 ; Cotroni, supra note 9 aux pp. 1489-90 ; Edmonton Journal, supra note
9 aux pp. 1380-82 ; McKinney, supra note 18 aux pp. 280-81, 285-86 ; Renvoi relatif b I’art. 193 et b
l’al. 195.1 (1) c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 . lap. 1197, 77 C.R. (3′) 1 [ci-apr~s
Renvoi relatifti l’art. 193 avec renvois aux R.C.S.] ; R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303 aux pp. 1341
et 1343, 62 C.C.C. (3′) 193 [ci-apr~s Chaulk avec renvois aux R.C.S.]. Voir g~n&alement J. Woehr-
ling, (1991) 2 (2) Supreme Court LR. 83 ; M. Dassios et P. Prophet,
Charter Section 1: The Decline of Grand Unified Theory and the Trend Towards Deference in the
Supreme Court of Canada> (1993) 15 Advocates’ Quarterly 289 ; E.P. Mendes, > dans G.-A. Beaudoin et
E.P. Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertis, 3′ 6d., Montr6al, Wilson & Lafleur, 1996,
99.

” Ces propositions ne font que reprendre les critres sp6ifiques du <> et (2) les moyens choisis pour raliser l’objectif
sont raisonnables et justifiables dans une soci6t6 ibre et d6mocratique. Pour qu’un objectif soit jug6
et ne pas Etre
contraire aux principes qui constituent 1’essence m8me d’une soci6t6 libre et d6mocratique. Pour que
les moyens choisis soient jug6s raisonnables et justifiables, ils doivent (a) avoir un lien rationnel avec
l’objectif, (b) 8tre de nature i porter le moins possible atteinte aux droits et libert6s en question et (c)
avoir un effet oprdjudiciable> sur les droits et libert~s des individus et des groupes qui soit propor-
tionnel t 1’importance de robjectif et aux effets b6n6fiques r6els qu’il permet de produire. Voir Oakes,
supra note 7 aux pp. 138-40.

1999]

L.B. TREMBLAY – LA THEORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

elle-m~me) est <>, c’est-a-dire qu’elle est soutenue par au
moins une raison valable. Prenons un exemple. Une loi nie aux prisonniers le droit de
voter aux 61ections g6ndrales. En supposant qu’elle restreigne un droit constitutionnel
garanti, la question qui nous occupe est de savoir si cette mesure 16gislative est justi-
fi6e. Pour quelle(s) raison(s) le 16gislateur a-t-il donc d6cid6 d’&dicter cette loi ? Quel
6tait ou quels 6taient ses motifs ? La r6ponse pourrait prendre diverses formes. On
pourrait all6guer, par exemple, que le i6gislateur a estim6 que les prisonniers n’6taient
pas suffisamment inform6s pour participer ad~quatement ‘ un scrutin, ou encore que
les scrutins ne peuvent pas 6tre adquatement tenus en prison, ou bien encore que les
criminels ne m6ritent pas de participer au processus 6lectoral. Mais s’agit-il lMa de trois
motifs valables ? Le cas 6ch6ant, pourquoi ? lA quoi reconnait-on un motif valable ?
Quels sont les crit~res g6n6raux qui 6tablissent les attributs ou les traits
bformels>>
d’un motif valable ?

Dans ce qui va suivre, je foumirai les principaux crit~res qui guident ou devraient
guider les juges lorsqu’ils se demandent si une restriction aux droits garantis est justi-
fi6e au sens de la th6orie du fondement rationnel. Certes il n’est pas possible de les
identifier tous. Nanmoins, il est possible d’identifier les principaux ‘a partir d’une
lecture du discours juridique et politique conqu comme discours pratique rationnel”.
La liste queje proposerai ne sera toutefois pas exhaustive et chaque crit~re avanc6 ou-
vrira n6cessairement la voie h des analyses et des recherches plus pointues (et, avec un
peu de chance, ha un d6bat). Bien que mes exemples soient uniquement tir6s du do-
maine 16gislatif, je rappelle que la th6orie du fondement rationnel conceme, en prin-
cipe du moins, toutes les formes de d6cisions politiques et d’actions gouvemementa-
les dont la justification est soumise ‘ une forme de contrfle judiciaire empreint de
<>.

A. Les raisons vjustificatrices) et les raisons oexplicativeso
Pour etre valables, les motifs alldgu6s doivent pouvoir < ou <> le
jugement m~me qui est ‘ la base de la mesure gouvernementale ou 16gislative. Ils doi-
vent constituer des <.{aits>>2 de nature morale, 6conomique, politique, scientifique,
institutionnelle, juridique ou religieuse, ou autrement sociale qui, en tant que tels,
peuvent
tre consid6r6s par un agent pour ddterminer si telle mesure devrait 8tre
6dict6e ou telle conduite devrait 8tre adopt6e. Un motif valable est donc une consid6-
ration morale, 6conomique, politique, scientifique, institutionnelle, juridique, reli-

“t Les philosophes de la morale expriment parfois cette id6e en termes de du langage ordi-
naire ou de nos conventions morales communes
propos de ce qui peut ou ne peut pas compter
comme une raison valable. Voir J.L. Mackie, Ethics: Inventing Right and Wrong, New York, Penguin,
1977 A la p. 79 ; R. Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge, Harvard University Press, 1977, c.
10.
32 Le mot <;fait> est utilis6 dans un sens large qui inclut non seulement les faits entendus dans le ca-
dre d’une ontologie r6aliste, mais tous les faits construits it l’intarieur d’une pratique discursive. J’ai
abord6 cette question dans >, supra note 3.

MCGILL LAW JOURNAL IREVUE DE DROIT DE MCGILL

[Vol. 44

gieuse ou autre, qui d’une certaine manire appuie, soutient ou parle en faveur d’une
d6cision l6gislative ou gouvernementale donn6e. Par exemple, le fait que les prison-
niers ne soient pas suffisamment inform6s pour participer ad6quatement un scrutin,
ou que des scrutins ne puissent pas 8tre ad6quatement tenus en prison, ou encore que
les criminels ne m6ritent pas de participer au processus 6lectoral pourraient, sans plus
d’analyse, constituer trois motifs valables d’6dicter la mesure. Ils peuvent, par hypo-
croire que les prisonniers ne devaient pas avoir le droit de
those, pousser un agent
voter aux dlections et qu’il convient A cette fin d’6dicter la mesure litigieuse.

Un motif valable est done un genre particulier de raison qui contribue A rendre
compte du comportement humain. II constitue ce qu’on pourrait nommer une raison
justificatrice . Ce point m6rite d’etre rappel6 bri~vement puisque,
directrice ou
dans notre tradition linguistique, il existe au moins un autre usage du mot raison et
meme, parfois, du mot motif ‘ . II arrive que nous les utilisions dans des contextes
oil l’on cherche principalement A comptendre les causes de la conduite (action, d6ci-
sion, jugement) d’un agent. C’est le contexte de l’,
expliquant pourquoi le l6gislateur a 6dictd une certaine mesure l~gislative sur ]a pollution environne-
mentale. Toutefois, on ne saurait d&Iuire de cette explication que la mode 6cologiste constitue un mo-

1999]

L.B. TREMBLAY – LA THEORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

Pour etre admissibles

ce titre, les raisons avanc6es doivent aussi constituer des
raisons de la conduite. Par exemple, le motif selon lequel les prisonniers ne
m6ritent pas de voter aux 6lections pourrait . Cela ne signifie-
rait 6videmment pas que la mesure ait 6t6 6dict6e sans cause. Une partie pourrait etre
parfaitement capable de montrer
la Cour les causes (ou raisons explicatives) socia-
les, psychologiques, historiques, politiques ou institutionnelles permettant de com-
prendre pourquoi le 16gislateur a 6dict6 la r~gle de droit, mais elle pourrait demeurer
incapable d’avancer une seule raison valable pouvant lajustifier. II n’est done pas suf-
fisant pour une partie demandant le maintien d’une restriction aux droits garantis, de
montrer que son auteur avait une < de l’adopter. Pour conclure h l’existence
d’un fondement rationnel , le motif avanc6 doit etre capable de justifier ce pour quoi
la mesure a 6t6 6dict6e.

II y a souvent un recoupement entre les motifs valables et les raisons explicatives.
Lorsque la d6cision d’un 16gislateur a effectivement 6t6 guid~e par un seul motif vala-
ble donn6 (ou elle en a autrement tenu compte), on pourrait expliquer cette d6cision
par le motif lui-m~me. Par exemple, le fait que les prisonniers ne m6ritent pas de voter
aux 6lections pourrait constituer au moins indirectement l’une des causes expliquant
la d&cision du l6gislateur d’6dicter la mesure l6gislative leur interdisant de voter. Ce-
pendant, ce n’est pas toujours le cas. D’une part, il peut exister des motifs valables
d’adopter une conduite qui ne contribuent en rien h expliquer son adoption. Ce serait
le cas, par exemple, si un 16gislateur n’avait pas tenu compte du fait que les prison-
niers ne m6ritent pas de voter alors que, par hypoth~se, il s’agirait lM d’une bonne rai-
son de leur enlever le droit de vote. D’autre part, il existe des raisons explicatives qui
ne sauraient compter comme motif valable. Ce serait le cas, par exemple, si h la ques-
tion de savoir >, on r6pondait que le Parlement 6tait en session et que ]a majorit6 des
d6put6s de la chambre ont vot6 en sa faveur.

B. Une force justificatrice ind6pendante des simples 6tats d’esprit

de I’agent

Pour etre valables, les motifs all6gu6s doivent poss6der une force justificatrice in-
d6pendante des simples 6tats d’esprit de l’agent, tels les croyances, les passions, les
peurs et les volitions. II est vrai que ces 6tats d’esprit peuvent, dans certains contextes,
pousser un agent A se diriger dans un certain sens. Nanmoins, aux fins de la thorie
du fondement rationnel, ils doivent etre congus comme des raisons explicatives”.
J’illustrerai ce crit~re en utilisant deux types de fait: les croyances et les volitions.

Les croyances d’un agent que certains faits justifient une action donn6e ne
peuvent pas constituer en elles-m~mes des motifs valables de poser
‘act&’. Les
croyances, en tant que telles, sont des simples 6tats d’esprit. Elles ne poss~dent ni la
consistance ni l’identit6 foumissant le type de soutien mat6riel n6cessaire pour justi-
fier une conduite donn6e. Ce sont les faits eux-m6mes, c’est-k-dire robjet de ces
croyances, qui peuvent ou non constituer des raisons valables d’agir dans un sens
donn6. Supposons par exemple qu’un l6gislateur ait adopt6 une loi sur les mesures
d’urgence pour le motif qu’il a (cru>> que l’arme chinoise 6tait aux portes de Van-
couver et qu’elle s’appretait A envahir le Canada. Ce serait le fait que l’arm6e chinoise
soit aux portes du Canada et s’apprterait t renvahir qui constituerait le motif
d’6dicter la loi, et non la croyance que l’arm6e chinoise s’y trouve. Le fait qu’une ar-
m6e 6trang~re soit aux portes d’un pays et s’apprte A ‘envahir-possbde certainement
des caract6ristiques qui peuvent soutenir rationnellement une loi sur les mesures
d’urgence. Mais la croyance elle-meme, par opposition A son objet, est un fait de na-
ture purement psychologique. Elle ne poss~de, en elle-meme, aucune force justifica-
trice. Bien entendu, puisqu’une croyance peut pousser un I6gislateur A agir dans un
sens plut6t que dans un autre, le fait que le l6gislateur > uhe chose plut6t qu’une
autre peut contribuer A la dtcision d’&licter la loi en question. Cependant,
le seul fait de (croire>> une chose ne peut contribuer
la.justifier, et ne saurait en con-
s6quence constituer une raison valable d’6Iicter la loi.

” Les prdf&ences subjectives ou d6sirs sont des 6tats d’esprit qui peuvent, dans certains contextes,
constituer des raisons d’agir tout A fait valables. Par exemple, le fait que est
certainement une raison valable d’en acheter. Toutefois, dans ce type de cas, on prsuppose une
norme qui dnonce quelque chose comme il est bien de satisfaire ses d~sirs>>. En d’autres mots, le fait
m me d’avoir un d6sir est transform6 en valeur normative dont la force est ind6pendante de l’6tat
d’esprit lui-meme. Voir la partie ID. sur les jugements de valeur et la partie HE. sur le raisonnement
pratique, ci-dessous.

” Bien entendu, les croyances peuvent constituer, dans certains cas, une bonne raison d’excuser la
conduite de ‘agent. Cependant, je soutiens qu’elles ne sauraient ]a justifier. La distinction entre une
justification et une excuse est familire aux juristes, principalement dans le contexte du droit criminel.

1999]

L. B. TREMBLAY – LA TH-ORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

Cette distinction pourrait apparaitre acad6mique puisque la formulation m~me des
raisons valables d’agir constitue toujours l’expression de croyances. Nanmoins,
comme on le verra plus bas, la distinction est tr~s importante. Si la croyance d’un
agent pouvait etre consid6r6e, en elle-m~me, comme une justification valable, il
s’ensuivrait alors que des d6cisions ou des actes qui paradoxalement nous apparais-
sent totalement arbitraires, seraient , m~me si dans
les faits l’arm6e ne s’y trouvait point. Une mesure prescrivant l’intemement d’un
groupe de femmes poss6derait un fondement <
que ces femmes 6taient des sorci~res. Une loi interdisant aux enfants de porter des
manches courtes durant les jours de cong6 serait < faire une
chose ne saurait constituer ni en lui-m~me, ni en g6n6ral, un motif valable de poser
l’acte voulu. Les volitions sont des 6tats d’esprit. Elles ne possdent ni la consistance
ni l’identit6 pour fournir le type de soutien mat6riel n6cessaire pour justifier une con-
duite donnde. Ce sont les consid6rations qui poussent un agent t vouloir agir dans un
sens donn6 qui peuvent ou non constituer des raisons valables d’agir. Supposons par
exemple qu’un matin votre conjoint vous annonce sans pr6avis qu’il vous quitte. Vous
allez certainement lui demander . S’il r6pondait simplement Parce que
je le veux , vous estimeriez, a juste titre, que la r6ponse n’est pas valable. Vous vou-
driez connaitre les consid6rations
partir desquelles il a pris sa d6cision. Vous vous
attendriez A ce que ces considdrations, bien qu’elles puissent etre contestables, aient
un certain rapport substantif avec la d6cision de partir. Or, la r6ponse Parce que je le
veux > pointe vers un fait de nature purement psychologique, soit la volont6, dont la
matire est incapable de soutenir rationnellement une d6cision pratique. I1 s’ensuit
que si votre conjoint 6tait incapable de vous fournir une autre raison , vous pourriez
16gitimement conclure que sa decision 6tait arbitraire. Elle n’aurait pas plus de force

3 Pour mes propos, il n’est pas n~cessaire d’entrer dans un d6bat sur ]a nature de l’cobjectivit& ,
notamment ‘objectivit6 des motifs directeurs, ni de montrer en quoi d’autres 6tats d’esprit, tels que
les d6sirs et les peurs d’un agent, pourraient poss&ier le type d’objectivit6 suffisant dans certains
contextes (voir supra note 37).

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

[Vol. 44

justificatrice que la r6ponse : Parce que c’est comme 9a !>. Bien entendu, puisque les
volitions peuvent pousser un agent se comporter d’une fagon plut6t que d’une autre,
elles peuvent contribuer
expliquer>, les comportements hu-
mains. Toutefois, elles ne peuvent contribuer t les justifier. Les actes de volont6 d’un
agent sont des faits psychologiques et, par opposition aux consid6rations qui peuvent
les provoquer, ne sauraient constituer des motifs valables d’agir dans un sens donn6.

faire comprendre,

On pourrait croire que ce qui prdcede va suffisamment de soi pour ne pas avoir A
insister davantage. Mais ce serait une erreur. Notre discours juridique et politique ac-
cr6dite souvent la th~se selon laquelle le seul fait qu’un agent politique (16gislateur,
roi ou peuple) du 16gislateur constitue une
source suffisante du droit et de son sens aux fins de rinterpr6tation des lois. Cette
doctrine pr6suppose qu’une mesure 16gislative puisse etre justifie (et doit 8tre recon-
nue comme telle) d~s lors qu’elle a 6t6 voulue par le Parlement”.

On aurait pu penser que ce discours se serait 6vapor6 apr~s l’av~nement de la
Charte, mais il n’en fat rien. De nombreux juristes croient toujours que le seul fait
que la 16gislature veuille ou “ddcide> une chose constitue une justification suffi-
sante de ce qui est voulu et d6cid6. Pour certains d’entre eux, cette th~se constitue
meme la raison pour laquelle, A l’article premier de la Charte, le pouvoir judiciaire
doit faire preuve de d6f6rence
l’6gard des decisions politiques dont l’objet ou l’effet

I1 est certain que tous les souverainistes ne partagent pas ce point de vue. Pour plusieurs, la s~ces-
sion est justifide sur la base de considerations distinctes lies, par exemple, au statut moral des peu-
pies, t la rigidit6 du f&1ralisme canadien, aux nombreux chevauchements de pouvoirs, t 1’6conomie,
etc.

” Voir g6n6ralement Rule of Law, supra note 1, c. 3. I1 faut rappeler que cette doctrine conceme
d’abord et avant tout l’autoritd du Parlement (notamment le rapport politique entre le Parlement et les
tribunaux). Cependant, elle incame aussi la question de Ia souveraineti proprement dite, commeje le
rappellerai ci-dessous. Comme I’6crivait Corry:

[The] sovereign is a representative legislature which acts and speaks for the commu-
nity. Its rules, or laws, are binding because they emanate from the legislature as the de-
clared will of its members. So we are inevitably preoccupied with the intention of Par-
liament. […]
[A]ny new rule which is to have the imperative character of law must be
attributed to this source, to the will and intention of Parliament (J.A. Corry, The Inter-
pretation of Statutes dans E.A. Driedger, dir., The Construction of Statutes, 2* &., To-
ronto, Butterworths, 1983, 251 A la p. 251).

Voir aussi P.-A. Ct6, Interpritation des lois, 2! 6d., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 1990.

1999]

L.B. TREMBLAY – LA THEORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

est de restreindre les droits constitutionnels garantis. Jacques Gosselin, dans une criti-
que du contr6lejudiciaire de 1’importance des objectifs 16gislatifs, soutenait ceci:

En principe, toute 16gislation est adoptde pour pr6venir ou r6gler des probl~mes
sociaux. On pourrait donc penser que I’adoption d’une loi suffit en elle-m6me
hi indiquer son importance. C’est pourquoi il nous semble que d6clarer qu’un
objectif 16gislatif ne se rapporte pas A des preoccupations urgentes et r6elles
pour qu’on puisse le qualifier de suffisamment important dans notre soci&t6,
c’est, d’apr~s nous, remettre en question, non seulement les moyens choisis
pour agir, mais igalement la dicision mnme du Idgislateur d’agir [nos itali-
ques]42.

II semble donc, dans le contexte politique, que la r6ponse >
puisse etre suffisante. Mais est-ce vrai ? Le seul fait qu’un l6gislateur veuille>> prohi-
ber une conduite X constitue-t-il en soi un motif valable qui justifie cette prohibition ?
Les volitions du 16gislateur possdent-elles, aux fins de la th6orie du fondement ra-
tionnel, une force justificatrice des actes qui en d~coulent ? Dans ce qui va suivre, je
ces questions. Dans une premiere sous-section, je soutiendrai que la
r~pondrai non
th~se qui sous-tend une rdponse affirmative constitue une version de la th~orie classi-
que de la souverainet6 ou de ce que l’on pourrait aussi appeler le d6cisionisme>>”.
J’avancerai alors quelques arguments qui montrent pourquoi cette th6orie est mal fon-
d6e et qu’elle devrait 6tre rejet6e. Dans une seconde sous-section, je maintiendrai
qu’une confusion entre le concept de souverainet6 et celui d’autorit6 pourrait expli-
quer pourquoi tant de gens adh~rent encore

la th6orie de la souverainet6.

1. La souverainetd

La th6orie classique de la souverainet6 d6coule de la th6orie politique de la souve-
rainet6 h6rit~e de Jean Bodin, Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau, de la th6o-
ie juridique du positivisme 61abor6e par Jeremy Bentham et John Austin et de la
doctrine orthodoxe de la souverainet6 du Parlement telle que cristallis~e
la fin du
19i~me sicle par Albert V. Dicey”. Elle se caract~rise notamment par l’importance
conceptuelle et normative qu’elle accorde
la volont6>> du souverain dans les sph6-
res juridique et politique. La th6orie de la souverainet6 6nonce que dans chaque Etat il
existe, et doit logiquement exister, une autorit6 supreme, soit le souverain, dont le
pouvoir de commander et d’imposer sa volont6 tous les autres est perp6tuel, inali6-
nable, indivisible et absolu. Le souverain n’a donc de compte h rendre t personne. E1
n’est le sujet de personne. I1 est meme pr6-juridique : il est au dessus des lois qu’il
peut 6dicter et abroger A sa guise. Le droit positif est compos6 de tous ses comman-

42 j. Gosselin, La Idgitimitg du contrlk judiciaire sous le rigime de la Charte, Cowansville (Qc.),

Yvon Blais, 1991 A lap. 90.
4′ Le d&cisionisme est une th~orie politique qui fonde la lgitimit6 des d6cisions politiques sur le fait
qu’elles sont des decisions>. L’extrait de l’ouvrage de Gosselin, ibid., proc~de du d~cisionisme.

“Dans Rule of Law, supra note I aux pp. 194-201, j’ai soutenu que la doctrine de la souverainet6
du Parlement d~rivait de ]a th6orie politique classique de la souverainet6 et non pas, comme on le
croit trop souvent, de la th~orie d6mocratique.

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 44

dements et c’est sa volonte qui en constitue la source ultime. Par cons6quent, la va-
lidit6 des coutumes locales, des pouvoirs, des droits ou des privileges des citoyens,
‘5.
des corporations ou des gouvemants dans I’ttat d6rive directement de cette volont
Bodin, par exemple, soutenait que les mots car tel est notre bon plaisir> 6nonc6s
A la fin des ddits et des ordonnances signifiaient qu’ind6pendamment du fait que les
lois du souverain fussent fond6es en bonnes et vives raisons>, elles ne d6pendaient
que de sa pure et franche volont&>6”. Le souverain ne pouvait donc pas etre soumis
aux lois : > [italiques dans l’original]’
et le droit comme l’ensemble des commandements qui exprime ces volitions”. Dicey
lui-meme r6v6lait clairement sa filiation th6orique en cristallisant la doctrine ortho-
doxe de la souverainet6 du Parlement en droit constitutionnel anglais : (under the
English constitution, Parliament does constitute such a supreme legislative authority
or sovereign power as, according to Austin and other jurists, must exist in every civi-
lised state>”. Bien que cette souverainet6 puisse ne pas avoir une signification politi-
que d6terminante ” , [tihe plain truth is that as a matter of law Parliament is the sover-
eign power in the state>>8. Selon lui, l’expos6 classique sur le sujet se trouvait dans les
Commentaries de Blackstone:

The power and jurisdiction of Parliament, says Sir Edward Coke, is so tran-
scendent and absolute, that it cannot be confined, either for causes or persons,
within any bounds. […] It hath sovereign and uncontrollable authority in the
making, confirming, enlarging, restraining, abrogating, repealing, reviving, and
expounding of laws […] this being the place where that absolute despotic
power, which must in all governments reside somewhere, is entrusted by the
constitution of these kingdoms. […] It can, in short, do everything that is not
naturally impossible; and therefore some have not scrupled to call its power, by
a figure rather too bold, the omnipotence of Parliament 9.

Ainsi, la proposition selon laquelle le Parlement ne pouvait lier ses successeurs par
une loi dtait analytiquement vraie:

de toute lgalit& (ibid. A la p. 182). Une nation est inddpendante de toute forme ; de quelque ma-
nitre qu’elle veuille, il suffit que sa volontd paraisse, pour que tout droit positif cesse devant elle
comme devant la source et le maitre supreme de tout droit positif (ibid. A lap. 183).

J. Bentham, Of Laws in General, Londres, Athlone Press, 1970 A lap. 1.

5 Voir ibid. Voir aussi J. Austin, The Province of Jurisprudence Determined, Cambridge, Cam-

bridge University Press, 1995.

” AV Dicey, An Introduction to the Study of the Law of the Constitution and the Uses of Study of
Jurisprudence, 10′ &., New York, Noonday Press, 1959 A lap. 61.. Voir aussi Sir W.I. Jennings, The
Law and the Constitution, 5 6d., Londres, University of London Press, 1960 A lap. 160 ; G. Marshall,
Constitutional Theory, Oxford, Clarendon Press, 1971, c. 3 ; R.EV. Heuston, Essays in Constitutional
Law, Londres, Stevens, 1961, c. 1.

“‘ Dicey reprochait L Austin de n’avoir pas fait la diff&ence entre la souverainet6 qui r6side dans
1’ensemble des 6lecteurs et qui est significative d’un point de vue politique et ]a souverainet6juridique
qui reside dans le Parlement. Voir Dicey, ibid. aux pp. 71-76.

Ibid. A la p. 75.

59Ibid. aux pp. 41-42. Les pouvoirs du Parlement sont, en droit, ceux d’un despote et, si on s’en te-
nait uniquement h ]a lecture de cette doctrine, nous pourrions croire que le Royaume-Uni est soumis A
une dictature. Dicey, ibid. A la p. 145, 6crivait : The one fundamental dogma of English constitu-
tional law is the absolute legislative sovereignty or despotism of the King in Parliament>>. Voir aussi
W. Bagehot, The English Constitution, Londres, Chapman & Hall, 1867 b Ia p. 201 The ultimate
authority in the English Constitution is a newly-elected House of Commons […] a new House of
Commons can despotically and finally resolve […] it is absolute […] it can rule as it likes and decide as
it likes .

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[Vol.44

The logical reason why Parliament has failed in its endeavours to enact un-
changeable enactments is that a sovereign power cannot, while retaining its
sovereign character, restrict its own powers by any particular enactment. […]
“Limited Sovereignty”, in short, is in the case of a Parliamentary as of every
other sovereign, a contradiction in terms.

Pour lui,
term itselfi6 .

[t]he characteristics of Parliamentary sovereignty may be deduced from the

Bref, en vertu de la throrie classique de la souverainet6, la source, le fondement,
la validit6 et la force obligatoire de la loi procdent de la volont6 du souverain et ce
demier n’est pas tenu de montrer que ses commandements sont soutenus par des bon-
nes raisons. Le seul fait que le souverain ait voulu 6dicter une loi donnde constitue
une justification suffisante de son contenu, indrpendamment des considerations plus
substantielles qui auraient pu provoquer cette volont6. Pour cette raison, la volont6
suffit pour determiner t sa convenance le juste et l’injuste, le justifiable et
rinjustifiable, le raisonnable et le drraisonnable, le bon et le mauvais, les droits et les
torts, sans avoir A faire appel des normes, standards, ou encore A des considerations
ext6rieures, divines, morales ou sociales. Bodin soutenait que mame si lttat souve-
rain 6tait un ttat de justice, lejuste 6tait d~termin6 par la volont6 du souverain. Ainsi,
comme le soutient Gerard Mairet:

Le souverain […] est le seul Ajuger et A interprter 6s qualit6 ce qu’il faut en-
tendre par loi naturelle et divine>. […] En effet, la souverainetd est cette puis-
sance qui ne connait aucune puissance suprrieure : elle est absolue, c’est-A-dire
solitaire et parfaite. Par definition m~me, ii n’est aucune puissance qui puisse
l6gitimement s’imposer au souverain .

Dicey, ibid. A la p. 68. Dicey cite aussi,

Ia p. 64, un passage de Francis Bacon (du debut du 17
si&le) au meme effet. Sur les propositions analytiques drcrivant la souverainetd, voir G. Marshall,
Parliamentary Sovereignty and the Commonwealth, Oxford, Clarendon Press, 1957.

” Dicey, ibid. A la p. 87. Les thoriciens contemporains du droit constitutionnel britannique se sont

g6nfralement dloign6s de la th~orie politique de la souverainet6. Pour eux, les caract6ristiques de la
csouverainetd
attribu6es au Parlement du Royaume-Uni ne sont pas logiquement d&luites de ]a na-
ture mrtaphysique d’un souverain comme 6tant nrcessaires . Elles sont des proprirt~s contingentes,
propres A l’histoire constitutionnelle britannique, observables empiriquement et reconnues par les tri-
bunaux par des r~gles. Voir Marshall, ibid., c. 2 A la p. 9 ainsi que les extraits cit6s A la note 1. Voir
[1955] Cambridge L. 172 ; H.L.A. Hart, The
aussi H.W.R. Wade, The Basis of Legal Sovereignty
Concept of Law, Oxford, Clarendon Press, 1961 A lap. 145 [ci-apr~s Concept ofLaw] : no necessity
of logic, still less of nature, dictates that there should be such a Parliament; it is only one arrangement
among others, equally conceivable, which has come to be accepted with us as the criterion of legal
validity .

2 G. Mairet, Le Principe de souverainetd [:] histoire etfondements du pouvoir moderne, Paris,
Gallimard, 1997 A la p. 32 [ci-apr~s Principe de souverainete]. Voir aussi J.H. Franklin, Jean Bodin
and the Rise of Absolutist Theory, 1 &l., Paris, Presses universitaires de France, 1973. I1 faut prdciser
que le rapport entre le souverain et la loi divine ou naturelle est ambigu dans la thforie de Bodin et, A
mon avis, incoh&ent. D’une part, la puissance souveraine est absolue et sans limite ; elle peut deter-
miner lejuste et l’injuste. Voir Bodin, supra note 46, livre 1, c. 8. D’autre part, elle est soumise
la loi
divine ou naturelle puisque ctous les princes de ]a terre y sont sujets, et n’est pas en leur puissance d’y

1999]

L.B. TREMBLAY – LA THEORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

Pour Hobbes, il n’existait pas de lois :

By a good law, I mean not a just law: for no law can be unjust. The law is made
by the sovereign power, and all that is done by such power, is warranted, and
owned by every one of the people; and that which every man will have so, no
man can say is unjust’

.

Pour Rousseau, la volont6 g6n6rale 6tait ” et ceux qui 6taient en d6s-
accord avec les decisions du souverain 6taient donc dans l’erreur, ind6pendamment de
la qualit6 des motifs substantiels en faveur des positions respectives’. Par consequent,
en vertu de cette th6orie, ce que le souverain d6cide est justifi6 pour le seul motif qu’il
l’a d6cid6. Le droit est voluntas et non ratio.

La th6orie politique etjuridique de la souverainet6 est n6anmoins 6trange. I n’est
pas facile de comprendre pourquoi la r6ponse > du souverain se-
rait moins arbitraire que celle de votre conjoint. En effet, il n’y a pas plus de con-
nexion mat6rielle entre la volition et le contenu de 1’acte voulu dans un cas que dans
croire que de simples 6tats d’esprit puissent
l’autre. Comment en est-on donc venu

(ibic) et que la finalit6 de Ia R6publique est la justice. Cette contradiction, maintes fois
contrevenir
relev6e, qui n’a de sens qu’en s~parant conceptuellement l’ordre th6ologique et/ou moral de l’ordre
politique etlou juridique, se retrouve au c=eur de toutes les th6ories classiques de la souverainet6. Voir
par ex. G.H. Sabine et T.L. Thorson, A History of Political Theory, 4! 6d., Hinsdale (Il.), Dryden
Press, 1973 aux pp. 379-82; F Neumann,
dans F. Neumann, The Democratic and the Authoritarian State, Glencoe (ILL.), Free Press, 1957, 22
aux pp. 22-26. N6anmoins, pour une d6fense de la position de Bodin, voir S. Goyard-Fabre, Jean Bo-
din et le droit de la Ripublique, Paris, Presses universitaires de France, 1989 aux pp. 98-99 et le c. 3
gfndralement.

‘ Hobbes, supra note 48, c. 30 A la p. 230. Hobbes 6crivait aussi : claws are the rules of just, and
unjust; nothing being reputed unjust, that is not contrary to some law. Likewise, that none can make
The legislator in all commonwealths, is only the sovereign> (ibid., c.
laws but the commonwealth […].
lap. 176). Ces passages ncessiteraient plusieurs commentaires. I1 suffit de rappeler qu’ils ne si-
26
gnifient pas que pour Hobbes il n’existe aucun standard critique sup6rieur de ce que signifie une
bonne loi. Hobbes soutient au d6but du chapitre 30 que :

The office of the sovereign, (be it a monarch or an assembly,) consisteth in the end, for
which he was trusted with the sovereign power, namely the procuration of the safety of
the people; to which he is obliged by the law of nature, and to render an account
thereof to God, the author of that law, and to none but him [italiques dans l’original]
(ibid. A la p. 222).

Une bonne loi se caractrise donc par le fait qu’elle est n6cessaire au bien du peuple et qu’elle est
claire. Ce n’est pas une tqche facile que de r6concilier la th6orie de ]a souverainet6 avec ce type
d’exigences et, plus g6n6ralement, avec le fait que plusieurs philosophes de la souverainet6 croient
qu’il existe une certaine moralit6 naturelle etlou divine. Voir mes commentaires, supra note 62.

“Rousseau, supra note 52 A ]a p. 66.
‘ Ibid. c. 2 t la p. 149. A mon avis, cette position selon laquelle les minoritds ont n6cessairement

tort est une consequence logique de toutes les th6ories de la souverainet6.

H.J. Laski exprimait cette idle en ces termes : < (H.J. Laski, A Grarmnar of Politics, 4! 6d., Londres, George Allen & Unwin,
1957 k lap. 44 [ci-apr~s Grammar of Politics]).

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 44

justifier les actes politiques dont ils sont la cause psychologique ? La r6ponse, certai-
nement complexe, pourrait nous entrainer loin dans ‘histoire des ides politiques et 1M
‘est pas mon objectif”. Je dois n6anmoins formuler une explication.

Le concept politique de la osouverainetd est le produit d’une la’cisation du con-
cept th6ologique du Dieu omnipotent”. Dans la perspective de la th6ologie chr6tienne,
Dieu est le principe ultime de toute chose: rien ne peut exister sans lui et rien ne peut
le transcender. II est A la fois l’architecte du monde et son 16gislateur supreme. On le
congoit comme un et unique, 6temel, immuable et tout-puissant. Sa volont6 est abso-
lument libre et ses desseins sont insondables. L’ide qu’il puisse exister des raisons
ind6pendantes de sa volont6 en vertu desquelles ses d6crets pourraient 6tre justifies ou
invalid6s est incoh6rente : elle pr6suppose 1’existence de normes pertinentes de juge-
ment, morales ou autres, ext6rieures
la puissance divine dont l’origine n’6manerait
pas de sa volont6 et dont la validit6 n’en d6pendrait pas. Or, il n’existe pas de stan-
dards de justification autres que ceux que Dieu a voulu et qui font pour nous office de
raison. La volont6 de Dieu constitue toujours l’unique source de 16gitimation de ses
d6cisions.

Dans une perspective thdologique, cette th6se peut 8tre intelligible. Elle perd de
son sens lorsqu’on pr6suppose que seule la volont6 du 16gislateur terrestre, profane et
bien humain, peut, A 1’instar de celle de Dieu, suffire. Une telle pr6supposition exige
une projection d’attributs divins chez le souverain politique et une vision 6triqu6e
de l’espace moral que seule une m6taphysique bizarre pourrait expliquer. I1 faut re-

67 Voir Principe de souverainetd, supra note 62.
” Cette th~se a 6t6 d~battue par plusieurs auteurs dont lejuriste et thdoricien politique allemand Carl
Schmitt. Voir C. Schmitt, Political Theology [:] Four Chapters on the Concept of Sovereignty, trad.
par G. Schwab, Cambridge (Mass.), M.I.T. Press, 1985. Bodin, par exemple, soutenait que le Prince
souverain dtait l’image de Dieu en terre (supra note 46, livre 1, c. 10). Hobbes d6crivait son Levia-
than comme 6tant ce:

Mortal God to which we owe under the Immortal God, our peace and defence. For by
this authority, given him by every particular man in the commonwealth, he hath the use
of so much power and strength conferred on him, that by terror thereof, he is enabled to
conform the wills of them all, to peace at home, and mutual aid against their enemies
abroad [italiques dans l’original] (Hobbes, supra note 48, c. 17

lap. 114).

Dans son chapitre intitul6 du principe de ]a souverainet6 du peuple en Am6rique , Tocqueville disait
que <[le peuple rfgne sur le monde politique amricain comme Dieu sur l'univers. II est la cause et la fin de toutes choses (A. Tocqueville, De la dlmocratie enAmdrique, vol. 1, Paris, Gallimard, 1986 A la p. 109). lmile Boutmy soutenait que Rousseau avait appliqu6 au souverain l'id6e que les philoso- phes ont de Dieu: 4il peut faire tout ce qu'il veut, mais il ne peut pas vouloir le ma! ( .Boutmy, La d6elaration des droits de l'homme et du citoyen et M. Jellinelo> (1902) 4 Annales des sciences politi-
ques 418). Fr6ddric Atger &rivait: > des gouvemants ne pouvait venir que de Dieu (c’est ce
demier qui instituait> le pouvoir des princes), ‘ partir de la renaissance, 1’existence
d’un pouvoir profane et humain ind~pendant du pouvoir sacr6 et divin a t6 de plus en
plus reconnue et affirm6e’. C’est ainsi que la puissance souveraine>> pouvait exister in-
d6pendamment de Dieu, de la nature ou des institutions par lesquelles elle 6tait exerc~e.
Selon Bodin, elle 6tait son propre fondement et il n’y avait d’Etat ou de R6publique
qu’en souverainet6. Certes, causalement, le souverain pouvait &re 6tabli et se maintenir
par la force et la violence ; et certes, moralement, le peuple pouvait (r~ellement ou hy-
poth~tiquement) consentir ‘a son autorit6, comme l’ont soutenu plus tard Hobbes et
Rousseau. Mais ni les causes empiriques ni la justification morale de 1’exercice de la
souverainet6 ne doivent etre confondues avec son essence>>. La puissance souveraine
est, par nature, une, indivisible, perp~tuelle et absolue. Elle n’a besoin d’aucun fonde-
ment exteme pour 6tre ; elle , 16gitime ou pas, omnipotente et omnicomp6tente par
nature. Sa volont6 est absolument libre et, comme celle de Dieu, infaillible .

Une telle ontologie de la puissance souveraine est d6j’ passablement difficile ‘ saisir
lorsqu’on l’attribue ‘a Dieu, mais la th6ologie s’accommode des myst~res divins. Lors-
qu’on l’attribue A l’ttat politique modeme, terrestre, profane et bien humain tant dans
ses causes que dans son exercice empirique, la puissance souveraine devient proprement
incompr6hensible. D’abord, elle est inv6rifiable. Les attributs oessentiels>> du souverain
sont des constructions purement m6taphysiques. Bien que conques ‘a des fins politiques
s&culaires, telles que mettre fin h la guerre civile ou renforcer le pouvoir du roi ou du
peuple (en cela la doctrine a pu avoir une utilit6 pratique), les attributs du souverain sont
tout aussi d6nu6s de valeurs descriptives ou explicatives que les vertus dormitives de
l’opium ou les attributs sexuels des anges. Personne n’a jamais vu l’essence>> d’un
souverain politique. On a cr66 l’id6e>> d’un souverain et on lui a assigns une essence>>
par d6cret. Sa d6finition n’est vraie que si l’on y croit. G6rard Mairet disait de cette puis-
sance qu’elle est un vritable mythe> ‘. La tentation est grande de soutenir que les pro-
positions qui l’expriment sont d6nu~es de sens’2.

” Les travaux de Machiavel et de Bodin, partiellement anticipes par ceux de Marcile de Padoue,
sont exemplaires it cet dgard. Voir par ex. G. Mairet, dans F Chatelet, dir., Histoire des ideologies, vol. 2, Paris, Hachette Litt6rature,
1978, 284 [ci-apr~s >]. Cette affirmation 6tait aussi li6e ba la volont6 des
pouvoirs laYques, les princes, de faire contrepoids it ‘autorit6 de l’tglise qui rsistait ‘A se reformer et
de promouvoir la paix, l’ordre et l’all6geance des membres de la communautL

7 Voir Bodin, supra note 46. II faut noter que certains passages de rouvrage de Bodin laissent en-
tendre que le pouvoir souverain pouvait avoir une origine divine, participant par IL ‘a ce qui deviendra
connu sous le nom de droit divin des rois>> (ibid., livre 1, c. 8 et 10). Voir Goyard-Fabre, supra note
62 ‘a lap. 102. Cet aspect de ]a th~orie de Bodin ajoute ‘a l’ambiguft de la thorie de la souverainet6.
Voir mes commentaires, supra note 62.

7L <.a gense de l'ttat laYque>>, supra note 69 ‘A lap. 31 1.
7″ R est int6ressant de rappeler que chez Bodin, le mythe, la politique et le droit 6taient, pour em-

ployer un euph6misme, un peu m~l6s. Bodin dtait ‘auteur d’un trait6 sur les sorci~res destin6 aux
magistrats charg6s de les d6couvrir et de les juger. Bodin croyait aussi que les 16gendes folkloriques

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

[Vol. 44

De plus, l’ontologie divine du souverain politique semble r6fut~e par la prati-
que m~me des ttats modemes. I1 est maintenant g6n6ralement admis que l’existence
d’un souverain omnipotent et omnicomp6tent dans chaque ttat n’est n6cessaire ni lo-
giquement ni pratiquemenf’. I1 existe plusieurs Etats modemes ott il est peu pr~s
impossible d’identifier une personne ou un groupe de personnes qui poss6derait les
attributs assign6s au souverain. Plusieurs Etats poss~dent une constitution 6crite qui
limite express6ment les pouvoirs des institutions gouvernementales ; l’institution qui a
le pouvoir d’amender la constitution, soit le constituant, peut elle-meme s’imposer des
limites, et le peuple tout entier doit toujours agir conform6ment au droit.

On pourrait objecter que la puissance souveraine est une question de fait et non
pas une question m6taphysique. Ainsi, on pourrait avancer qu’elle d6signe la puis-
sance potentielle, souvent latente, qu’une personne ou qu’un groupe de personnes a,
en fait, dans une communaut6 politique. Par exemple, la souverainet6 du peuple d6-
signerait le pouvoir de ce demier d’agir collectivement dans la sphere politique, et
meme, dans certains cas, de renverser l’ordre 6tabli. Cette objection ne serait toutefois
pas valable. Elle ne rendrait pas compte du concept de la souverainet6 de fa~on ad6-
quate. Elle ne ferait qu’exprimer la tautologie que le plus fort dans la communaut6 est
le plus fort ! Or, on n’a pas besoin du concept de osouverainet&> pour rendre compte
de ce fait. La th6orie de la souverainet6 est plus complexe que cela. Elle fonde le droit
d’une communaut6, lejuste et l’injuste, le raisonnable et le d6raisonnable, le bien et le
mal, sur la volont6 meme du titulaire de la puissance souveraine et postule que les d6-
cisions politiques ex6cutoires sont justifi6es pour la seule raison qu’elles sont des d6-
cisions du souverain. C’est de ces propositions qu’il nous faut rendre compte ; pas de
la force brute.

Par ailleurs, la th6orie de la souverainet6 ne correspond

rien de n~cessaire dans
l’ordre de la morale politique. Elle est incompatible avec notre experience morale du
politique et a
t6 clairement r6fut6e par les postulats fondamentaux de la modemit6 li-
b6rale et d6mocratique 16gu6s par la culture des lumi~res, dans laquelle s’ins~rent les
principes et les valeurs qui donnent un sens
la Charte. D’abord, la th6orie de la sou-
verainet6 6vacue une dimension centrale de notre exp6rience morale du politique.
D’ordinaire, nous ne croyons pas (ou plus) que le seul fait qu’un 16gislateur (aussi
souverain soit-il en droit constitutionnel) veuille ou d6cide> une chose puisse
constituer une raison qui justifie cette chose. Le sens que nous donnons, plus ou

qui racontaient que des individus avaient fait des pactes diaboliques et vendu leur .rme au diable
dtaient historiquement bien fond6es. Enfin, Bodin soutenait que l’astrologie permettait de pr6voir les
r6volutions et que les r6publiques devaient redouter dans A. Quinton, dir., Political Philosophy,
Londres, Oxford University Press, 1967, 67 aux pp. 73-74; H.J. Laski, Authority in the Modem State,
New Haven (Conn.), Yale University Press, 1937, c. I ; Grammar of Politics, supra note 66 aux pp.
49-50 ; Concept of Law, supra note 61 aux pp. 66-76. Voir g6n6ralement supra note 61.

1999]

L.B. TREMBLAY – LA THEORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

moins intuitivement, h la tradition d6mocratique et parlementaire contemporaine, im-
plique pr6cis6ment que l’exercice de la volont6 et le fait de ddcider une politique ne la
justifient pas. La volont6 et les d6cisions doivent se fonder sur des raisons dont le
statut est ind6pendant des volitions et des d6cisions du 16gislateur. C’est pourquoi
nous d6battons, 6valuons, critiquons sans cesse les options politiques de nos gouver-
nants et c’est pourquoi nous ne nous estimons pas Ptre dans l’erreur du seul fait que
nous tenons une position minoritaire. Notre exp6rience personnelle du champ politi-
que tend i montrer qu’il s’ins~re dans un espace moral : en g6n6ral, nous concevons
la pratique politique comme constituant un sous-ensemble discursif de la morale’. Si
les juristes et les philosophes expriment cette ide de diverses mani~res, dans notre
tradition juridique, le concept de la primaut6 du droit a probablement 6t6 le plus signi-
ficatif ‘ .

Cette exp6rience personnelle du champ politique peut certainement &re erron~e.
Cependant, il s’av~re qu’elle est soutenue par nos convictions morales et philosophi-
ques les plus fondamentales qui sous-tendent les postulats de la modemit6 libdrale et
d6mocratique et qui, je le soumets, doivent donner A la Charte toute sa substance ‘.
L’un de ces postulats, peut-&re le plus important, 6nonce que toutes les croyances que
nous entretenons sur le monde, qu’elles soient religieuses, scientifiques, 6conomiques,
morales ou politiques, doivent 8tre rationnellement justifi~es pour etre accept~es
comme valables7. Dans le champ du politique, cela signifie que 1’autorit6, le pouvoir,
les principes de justice et les lois doivent Atre justifi6s devant le tribunal de la raison,
et que ceci constitue meme une condition de l’all6geance politique d’un individu ra-
tionnel”. Ce postulat rejette done les types d’organisation politique qui reposent sur
les mythes, les myst~res et les mystifications, qu’elles soient traditionnelles, m6taphy-
siques ou autres.

7’ J’affirme cela en dfpit du cynisme qui caractdrise notre culture politique contemporaine. A mon
avis, le cynisme est en grande partie explicable par le fait que, de l’avis des cyniques, les acteurs poll-
tiques ne respectent pas suffisamment les valeurs et les principes fondamentaux de ]a morale politi-
que. Le cynisme, paradoxalement, tend donc confirmer la suprmatie de la morale sur le politique.

“S Voir Rule of Law, supra note 1.
76 J’ai abord6 la question de l’interprdtation de la Charte dans Interpr6tation t616ologique , supra
note 26 ; dans L.B. Tremblay, > (1987) 37 Philosophical Quar-

terly 127 L lap. 135:

The view that I want to identify as a foundation of liberal thought is based on this de-
mand for a justification of the social world. Like his empiricist counterparts in science,
the liberal insists that intelligible justifications in social and political life must be avail-
able in principle for everyone, for society is to be understood by the individual mind,
not by the tradition or sense of a community.

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

[Vol .44

Il est vrai que ce postulat a principalement fait avancer les drbats philosophiques
sur la 16gitimit6 de l’autorit6 et le fondement de l’obligation politiques’. Nanmoins,
plus fondamentalement, je soumets qu’il a pour effet de r6cuser la th6orie classique de
la souverainet6. Pour avoir un sens, ce postulat doit ndcessairement pr6supposer
l’existence de crit~res impersonnels (normes, standards, valeurs, principes) indrpen-
dants de la volont6 du souverain, dont ‘autorit6 et la force sont logiquement sup~rieu-
res A sa puissance>>. Ces crit~res permettent i chaque agent rationnel de juger le bien
fond6 de l’autorit6 politique et de ses commandements. ls ne sont ni th6ologiques ni
juridiques. Ils sont d’ordre moral>> ou rthique>> et n’ont de sens que si l’on admet
qu’il existe des limites A la puissance des personnes prdtendument souveraines>>’ .
Ces demi~res ne peuvent donc pas faire tout ce qu’elles veulent>. La throrie du droit
naturel modernisre par Grotius, introduisant l’id6e qu’il puisse y avoir des valeurs
normatives qui transcendent le droit positif et les ittats dits souverains>>, le concept
de droits naturels>> chez Locke, dont la violation par I’ttat pouvait justifier une r6-
volution, la reconnaissance de la sphre pdvfe chez Paine, Constant et Mill, la doc-
trine de la separation des pouvoirs chez Montesquieu et les P~res fondateurs de la
Constitution am6ricaine, le principe de la primaut6 du droit qui, selon ses versions les
plus crddibles, s’oppose t la rule of men> et 6nonce que l’ttat doit lui-m~me 8tre
soumis au droit, la doctrine allemande du Rechsstaat, l’enchassement des droits indi-
viduels dans une constitution et l’tablissement du contrrle judiciaire, bref
1’av~nement du constitutionnalisme lib6ral, sont des concepts, des valeurs et des mo-
dalitrs d’organisation politique qui ont essay6 d’exprimer et de mat6rialiser nos con-
victions morales et philosophiques les plus profondes (en m~me temps qu’ils tiraient
leur propre signification politique de ces m~mes convictions) qui sont incompatibles
avec l’id6e m8me que la volont6 du 16gislateur puisse constituer une justification suf-
fisante de ses actes”. II serait donc incohdrent d’accepter en meme temps la th6orie

Ce postulat sous-tend notamment le principe du consentement actuel ou hypothrtique qui fonde

les doctrines classiques du contrat social.

‘ C’est d’ailleurs A ‘dpoque des lumires que s’est affirmre rautonomie de la morale conque
comme un ensemble de r~gles de conduite distinctes des rfgles th~ologiques et juridiques. Voir A.
Maclntyre, Aprks la vertu, Paris, Presses universitaires de France, 1997 aux pp. 39-40. Entre le reli-
gieux et le souverain, pourrait-on dire, s’est imposde une morale accessible A tout agent rationnel. On
pourrait aussi exprimer cette idde par ]a primaut6 de la conscience individuele.

” Les critiques de la thforie de Rousseau formulres par Benjamin Constant et John Stuart Mill au
19’ siele constituent deux exemples qui illustrent bien la rupture conceptuele qui s’est dtablie apr~s
les lumires et la rdfutation des postulats fondamentaux qui sous-tendaient la th~orie classique de la
souverainet6. Voir B. Constant, Principes de politique, Paris, Eymery, 1815 ; J.S. Mill, De la liberti,
trad. par L. Lenglet, Paris, Gallimard, 1990. Mill, par exemple, 6crivait :

[L]’argument le plus fort contre I’intervention du public dans la conduite purement per-
sonnelle, c’est que lorsqu’il intervient, il y a fort A parier que ce soit A tort et A travers.
Dans les questions de morale sociale, de devoir envers autrui, l’opinion du public –
c’est-,-dire d’une majoritd dominante –
peut 8tre aussi souvent fausse que vraie […]
l’opinion d’une telle majorit6, imposOe comme loi A une telle minoritd, aura autant de
chance d’etre fausse que vraie (ibid. lap. 190).

1999]

L.B. TREMBLAY – LA TH-ORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

politique de la souverainet6 et la force normative des valeurs qui sous-tendent les
postulats de la modemit6 lib6rale et d6mocratique.

Cet argument repose sur une th6orie coh6rentiste de la justification que plusieurs
philosophes, h la suite de John Rawls, nomment 1’q&juilibre r6flchi>’2. I pr6suppose
qu’une th6orie politique normative acceptable doit d’une part manifester une coh6-
rence interne entre les propositions qu’elle 6nonce (principes et jugements plus sp~ci-
fiques), et doit d’autre part convenir t nos convictions pertinentes les plus solides et a
nos jugements bien pes6s les plus in6branlables, m~me si cette solidit6 n’est que pro-
visoire. Bien entendu, on pourrait soutenir que cette th6orie de la justification importe
un biais relativiste ou culturaliste dans 1’argumentation. Mais je n’en suis pas con-
vaincu. IE se pourrait que les convictions morales les plus fondamentales auxquelles
les postulats de la modemit6 lib6rale et d6mocratique tentent de donner un sens ont un
poids qui dpasse la culture modeme occidentale et l’individu qui poss~de ces con-
victions morales. Elles pourraient donc 6tre, en un certain sens, universelles , meme
si nous ne pouvons pas le d6montrer et meme si seuls les occidentaux les expriment
dans des termes qui nous sont maintenant familiers. Quoi qu’il en soit, il n’est pas ne-
cessaire d’entrer imm6diatement dans ce vieux d6bat qui oppose le relativisme cultu-
reb> A l’universalisme> pour 6valuer la valeur de 1’argument. I1 suffit d’avancer que si
nous acceptons les postulats fondamentaux d’une soci6t6 libre et d6mocratique, soit
comme meilleure th6orie de la morale politique disponible, soit comme meilleure
thorie substantive aux fins de l’interpr6tation de la ‘Charte, nous sommes contraints
de r6futer la th6orie classique de la souverainet6.

Certes, un sceptique moral pourrait vouloir objecter que le postulat auquel je r6-
fere est lui-m~me un mythe pour le motif qu’il n’existe pas de crit~res moraux imper-
sonnels qui puissent s’imposer a la volont6 d’autrui (que ce soit celle du souverain ou
de quiconque), mais il passerait
c~t6 de la question. En adoptant une position scep-
tique, il rendrait inutile toute r6flexion sur le concept de la justification> dans la
sphere politique. Par cons6quent, ni les valeurs morales ni la volont6 du souverain ne
pourraient justifier les decisions politiques. L’objection ne contribuerait donc en rien a
justifier la th~se selon laquelle le seul fait qu’un 16gislateur veuille une chose puisse
constituer une raison qui la justifie. La volont6 du souverain serait r~duite a ce qu’elle
est : un pur acte psychologique, c’est-M-dire, tout au plus, une raison explicative. Or,
c’est exactement ce que je soutiens.

Dans cette tradition, la d6mocratie ne pouvait plus representer l’id~e rousseauiste selon laquelle le
peuple est et que sa volontd est toujours droite. Elle devait prdsupposer que chaque indi-
vidu avait des , (Mill, par exemple, r6-
cusait le concept de droit naturel ), notanment le droib> d’6valuer rationnellement sur la base de
normes supdrieures le bien fond6 de l’activitd l6gislative et de faire valoir, de promouvoir et de prot6-
ger, dans des limites raisonnables, ses propres intdrets.

‘2 Voir J. Rawls, A Theory of Justice, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1997 aux pp.
20-21, 47-48 [ci-apr~s Theory of Justice]. J’ai discut6 du concept d’<&quilibre r~fl~chh dans Rule of Law, supra note 1 ; Norme de retenuejudiciaire>, supra note 3 ; 6nonc6
l’article premier de la Charte, ils entretiennent une con-
fusion conceptuelle et morale fondamentale. Is font reposer les principes qui doivent
donner un sens A la Charte non seulement sur des fragments d’une philosophie politi-
que congue dans un contexte th6ologique et politique particulier qui s’est 6vapor6,
mais aussi sur ceux d’une culture lib6rale et d6mocratique qui les r6cuse ndcessaire-
ment.

2. L’autorit

On pourrait rdpliquer qu’il existe pourtant des contextes oii le seul fait qu’un
agent <> qu’un acte soit accompli constitue une raison valable (suffisante ou
pas) d’ex6cuter l’acte en question. Cela est rigoureusement vrai. Dans les contextes oo
il existe une relation d’autorit6 entre deux agents (par exemple entre l’autorit6 politi-
que et les citoyens, ou entre l’autorit6 parentale et les enfants), l’expression de la vo-
lont6 de l’un peut effectivement constituer pour un autre une raison valable d’agir.
Cependant, cela n’implique pas que les volitions du l6gislateur puissent constituer une
force justificatrice en elles-m6mes (par opposition i une force simplement explicative)
des actes qu’il pose. It y a une distinction importante A faire entre le concept de la
osouverainet6 et celui de l’autorit6d. Pour bien la saisir, je ferai maintenant un d6-
tour par le concept d’ [italiques dans l’original]”. Dans une telle
relation, l’expression de la volont6 est conque comme une raison d’agir : qu’elle soit un commandement, une directive, une loi, un r~glement, un d6cret
ou une ordonnance, elle a pour objet de mettre fin au processus de d6lib6ration prati-
que des destinataires. Comme le soutenait Hart, the word “peremptory” in fact just
means cutting off deliberation, debate, or argument>>’. Elle est elle-meme une raison

‘3 Voir g6ndralement J. Raz, dir., Authority, New York, New York University Press, 1990.
‘4 J.R. Lucas, The Principles of Politics, Oxford, Clarendon Press, 1986 A lap. 16.
‘s H.L.A. Hart, Essays on Bentham, Oxford, Clarendon Press, 1982

lap. 253.

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L.B. TREMBLAY – LA THEORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

de ne pas tenir compte des autres raisons qui pourraient etre pertinentes dans le con-
texte’. De plus, puisqu’il n’y a pas de connexion directe mat6rielle (ou de contenu)
entre la raison d’agir, l’expression de la volont6 de l’autorit6, et l’acte dont elle est la
raison, elle est >”. Elle est conque pour guider la conduite des
destinataires <>”. Par
cons&tuent, pour ceux qui reconnaissent l’autorit6 d’une personne, le seul fait que
celle-ci dise >. Normalement, pour qu’un acte soit reconnu
comme , il doit exister une connexion directe mat6rielle ou de contenu en-
tre les raisons avanc6es et 1’acte. Les raisons qui soutiennent 1’acte doivent avoir plus
de poids que celles qui militent
l’encontre de cet acte dans les circonstances. Ainsi,
si j’estime apr~s d6lib6ration qu’un acte donn6 contribue d’une mani&e instrumentale
produire un 6tat de chose jug6 d6sirable, il est rationnel de le poser. Mais si le seul
. Une autorit6 n’a pas besoin de foumir de motifs vala-
bles en faveur de ses decisions. L’expression des volont6s est justement , c’est- -dire de raisons to refrain from
acting for some reason> (Practical Reasoning, supra note 33 t la p. 132). Selon lui, les exclusionary
reasons excluent les autres raisons du processus de d6libdration pratique, non pas en vertu de leur
poids, mais en vertu de leur statut distinct. Elles se situent A un second niveau (second order rea-
sons ) par rapport aux autres raisons pertinentes et suffisantes qui autrement pourraient, conform-
ment A leur poids respectif, guider la conduite d’un agent.

8 J. Raz, The Morality of Freedom, Oxford, Clarendon Press, 1986 A lap. 35 [ci-apr~s Morality of

Freedom] ; Essays on Bentham, supra note 85 A lap. 255.

Essays on Bentham, ibid. On pourrait qualifier ces raisons de formelles .
Voir R.S. Peters, >”. Si vous deman-
dez It une personne en autorit6 ,
la r6ponse <(Parce que je le veux>> serait donc parfaitement valable : > [italiques dans
l’original]”.

Mais la these de Peters pourrait nous induire en erreur si elle devait 8tre comprise
comme signifiant que les individus qui acceptent les directives de l’autorit6 agissent
arbitrairement. Une telle inf6rence passerait sous silence des aspects cruciaux du
contexte normatif et pratique dans lequel un agent reconnaft l’expression de la volont6
d’une personne comme mod~le de conduite92. C’est certainement l’une des contribu-
tions importantes de la recherche contemporaine sur la raison pratique que d’avoir
montr6, non seulement que les directives d’une personne pouvaient constituer, pour
ceux qui reconnaissent son autorit6, un genre sp6cial de raison d’agir, mais que cette
reconnaissance pouvait reposer sur des raisons substantielles plus fondamentales3 . La
th6orie du droit de Thomas Hobbes pourrait illustrer cette proposition. Selon lui, une
r~gle de droit est un commandement : elle exprime la volont6 du souverain et, A la dif-
fdrence des avis ou conseils formul6s en termes imp6ratifs, elle est conque comme
fournissant auk destinataires une raison d’agir: Command is where a man saith, do
this, or do not do this, without expecting other reason than the will of him that says it>>
[italiques dans l’original]94. Cependant, les destinataires ont de bonnes raisons de trai-
ter les commandements du. souverain comme des raisons suffisantes d’agir. D’une
part, ils ont l’obligation morale d’y ob6ir en vertu d’un engagement formel ant6rieur
sceli6 dans un contrat pass6 entre tous les individus vivant dans l’6tat de na-
ture. Ce contrat autorise>> le souverain, lui-m~me tiers au contrat, A faire les lois du
pays en lui conf6rant le droit de commander. D’autre part, ce pacte originel est lui-
meme soutenu par des bonnes raisons. Pour Hobbes, la raison d’8tre du contrat est la
prdservation de la paix et de la s6curit6 de chacun. Sans le contrat, les 8tres humains
seraient plong6s dans un 6tat de guerre perp6tuelle de chacun contre chacun (l’6tat de
nature) ob la ruse et la force constitueraient les principales vertus. Or, les etres hu-
mains qui craignent la mort peuvent rationnellement s’accorder avec autrui sur cer-

‘0 Peters, ibid. A la p. 95.
9 Ibid. A lap. 92.
9′ Cela ne doit pas obscurcir le fait que dans plusieurs cas l’autorit6 est ob6ie sur une base non-

rationnelle.

” La contribution de Joseph Raz m6rite d’etre soulignde. Voir I Raz, Practical Reason and Norms,
Londres, Hutchinson, 1975 ; Practical Reasoning, supra note 33 ; J. Raz, The Authority of Law, Ox-
ford, Clarendon Press, 1979 ; Morality of Freedom, supra note 87 ; Authority, supra note 83.

9′ Hobbes, supra note 48, c. 25 A lap. 169. Hart commentait ainsi ce passage:

By this Hobbes meant that the commander characteristically intends his hearer to take
the commander’s will instead of his own as a guide to action and so to take it in place
of any deliberation or reasoning of his own: the expression of a commander’s will that
an act be done is intended to preclude or cut off any independent deliberation by the
hearer of the merits pro and con of doing the act (Essays on Bentham, supra note 85 A
lap. 253).

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L.B. TREMBLAY – LA THEORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

tains principes d’ actions (les lois denature) qui, lorsqu’ils sont respect6s, conduisent
la conservation et
se soumettre aux commandements du Souverain.

la d6fense de ces 6tres humains. I1 y a donc de bonnes raisons de

Le positivisme juridique, au nom de la s6paration du droit et de la morale, a tradi-
tionnellement n6glig6 cet aspect fondamental de la th6orie de Hobbes’5. Nanmoins,
les positivistes contemporains admettent g6n6ralement que ‘acceptation de l’autorit6
et l’ob6issance
ses directives peuvent 8tre justifi6es!’. H.L.A Hart soutient que
<‘.
Neil MacCormick a d6fendu une these semblable, notamment
l’6gard de l’attitude
des juges qui acceptent les r~gles fondamentales (telle que la r~gle de reconnaissance)
d’un syst~me juridique : <<[t]hey can and do have reasons for accepting ib>. Il qualifie
ces raisons de <>”. Elles peuvent 8tre de divers types. Elles peu-
vent, par exemple, 6tre de nature morale'”. Certaines personnes peuvent raisonnable-

” Jeremy Bentham et John Austin, par exemple, ont 61abor6 une version du positivisme juridique
qui empruntait de Thomas Hobbes sa conception du droit comme . Cependant, ni
l’un ni l’autre n’ont subordonn6 la soumission au droit, l’ob6issance ou le devoir d’ob6issance, A
l’existence de raisons plus fondamentales, que ce soit l’existence d’un contrat social ou toute autre
consid6ration. Leur tache dtait de d~crire les commandements du Souverain tels qu’ils 6taient dans les
faits et non pas d’avancer les raisons qui pouvaient justifier l’ob6issance. Voir Bentham, supra note
54 ; Austin, supra note 55. I ne faudrait toutefois pas penser que tous les positivistes du 19i~me sicle
partageaient cette position. En France, par exemple, certains juristes positivistes estimaient que le de-
voir d’ob6issance A la loi dtait justifi6 par diverses consid6rations, dont le principe moral de la souve-
rainet6 nationale. Voir par ex. F. Laurent, Principes de droit civil, t. 1, vol. 1, 4! 6d., Paris, Bruylant-
Christophe, 1887 aux pp. 66-69.

6 Voir g6n&alement Raz, supra note 93.
9′ Essays on Bentham, supra note 85 A ]a p. 256. Hart estime n6anmoins que certaines personnes
pourraient adopter cette attitude pour la seule raison qu’elle satisfait le d6sir de faire plaisir ou de voir
leur volont6 se conformer A celle de l’autoritd. Voir aussi Concept of Law, supra note 61 A la p. 198.
9′ N. MacCormick, Legal Reasoning and Legal Theory, Oxford, Clarendon Press, 1978 a lap. 63.

Ibid. A la p. 64:

I hope I am right in suggesting that for thoughtful people who accept and work within a
system of law such reasons as those sketched above are of a kind which would com-
monly be held and offered as reasons for accepting and adhering to at least the funda-
mental rules of the system. In that sense, and from that point of view, it would be fatu-
ous for anyone to pretend that law can be de-moralized–or, for that matter, de-
politicized [italiques dans l’original] (ibid).

On peut croire par exemple que la personne qui revendique l’autorit6 possde le droit l6gitime de
gouvemer en vertu du principe du consentement des citoyens. Cette thse a domine la culture occi-
dentale depuis les 6crits de Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau. I1 peut y avoir
d’autres raisons morales <> de se soumettre
l’autorit6. La thse de John Finnis, par exem-
ple, soutient que l’autorit est un bien car elle est requise pour la r6alisation du bien commun (in-
cluant la justice et les droits fondamentaux de l’8tre humain). J. Finnis, Natural Law and Natural
Rights, Oxford, Clarendon Press, 1980, c. 9. Joseph Raz a expos6 ses propres raisons en faveur d’une
justification limit6e dans > (1985) 14 Philosophy and Public Affairs 3, re-
pris dans Authority, supra note 83.

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 44

ment croire que le contenu des commandements promeuvent l’int6r&t g6ndral, satis-
font les pr6f6rences de chacun ou, ind6pendamment de cela, coordonnent les actes de
chacun d’une mani~re avantageuse pour tous ou d’une mani~re juste et 6quitable.
D’autres peuvent croire que l’autorit6 possde une plus grande sagesse ou expertise
sur certaines questions et qu’il vaut mieux s’en remettre ‘t son jugement. D’autres
peuvent plut6t reconnaitre l’autorit6 par d6fdrence envers une tradition longuement
6tablie. Mais quels que soient les motifs plus fondamentaux, il devrait etre admis que
les actes pos6s conform6ment aux directives d’une autorit6 peuvent etre rationnels .
II s’ensuit que si vous demandez ‘a une personne qui execute un acte ordonn6 par
une autorit6 : qu’un acte soit

Dans la tradition juridique anglo-canadienne, ces raisons ont 6t6 conques: dans le cadre de la th6o-
ie politiquede la souverainet6 et de celle de la d~mocratie majoritaireo. Voir Rule of Law, supra
note I, c. 7.

,o, Cela n’est pas incompatible avec certains passages du Leviathan o Hobbes admettait la possibi-

lit6 pour un agent de r6sister aux d6crets de l’autoritd lorsque ces derniers menagaient sa vie.

, 3 Comme on le sait, ii y a un d6bat fort important en th6orie constitutionnelle et en th~orie g~n~rale
du droit sur la question de savoir si, dans une d~mocmtie, le fait d’enchgsser une constitution 6cnite
valorisant les droits fondamentaux fournit aux juges une raison suffisante de ne plus sanctionner la
volont6 du 16gislateur de porter atteinte ‘ ces memes droits. Ce d6bat est gnralement conqu comme
portant sur la 1Mgitimit6 du contr6le judiciaire des lois. La th~orie du fondement rationnel, conque
comme une version des thdories de la d6fdrence ou de ]a retenue judiciaire, participe ‘ ce d6bat.
Ndanmoins, je n’ai pas pour objectif de confronter cette question dans cet article.

“‘ Voir Rule of Law, supra note 1.

1999]

LB. TREMBLAY – LA TH&ORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

accompli puisse constituer pour quelqu’un d’autre un motif valable de l’accomplir est
done distincte de celle de savoir si le seul fait qu’un agent <> accomplir un acte
constitue, en lui-m~me, une raison qui > cet acte. On aurait tort de les confondre
la premiere une r6ponse affirmative a la seconde.
et d’infrer d’une r6ponse affirmative
Convenons done que les raisons avanc6es au soutien d’une loi doivent, pour atre valables,
possder une certaine force justificatrice en elles-m8mes, c’est–dire une certaine ind6-
pendance ou objectivite par rapport aux volitions du 16gislateur. Elles doivent indiquer
une consid6ration qui affecte ce que nous devons penser de la mesure, et qui nous pousse
t l’estimer bien fond6e. Ce sont les raisons qui peuvent justifier les volitions et non pas
1’inverse.

C. Les jugements de fait
Pour 6tre valables, les motifs all~gus qui 6noncent un jugement de fait, c’est-A-dire
un jugement qui se rapporte h 1’existence d’6tats de choses dans le monde, doivent eux-
m~mes avoir un fondement rationnel. Cela implique que les jugements de fait memes
cette fin qu’il doit y avoir au moins un
doivent etre rationnellement fondus. Je soumets
motif valable de croire qu’ils sont vrais, vraisemblables ou rationnellement fondus,
compte tenu des r~gles de preuve et d’argumentation g6n&alement admises A cette fin.
Autrement, les motifs all6gu6s qui les exprimeraient seraient vid6s de ‘616ment mat6riel
qui pourrait soutenir la mesure 16gislative.

Les jugements de fait peuvent etre de divers types. Certains peuvent constituer des
propositions descriptives, c’est–dire des jugements qui d6crivent, constatent ou expli-
quent des faits naturels ou sociaux (physiques, biologiques, politiques, 6conomiques,
culturels, psychologiques, etc.) qui existent dans la r6alit6, qui ont d6jh exist6 ou qui
existeront’ 5. D’autres jugements peuvent constituer des propositions causales, c’est- –
effet entre des ph6nom~nes naturels ou
dire porter sur l’existence d’un lien de cause
sociaux. Aux fins de la th~orie du fondement rationnel, les jugements de faits descriptifs
et causals doivent avoir un fondement rationnel.

Les jugements de fait ne doivent donc pas 6tre faux, invraisemblables ou d~nu~s de
tout fondement rationnel. Supposons par exemple qu’une loi interdise aux prisonniers de
voter pour le seul motif que tenir un scrutin en prison est impossible, alors qu’il est d6-
montr6, conform~ment aux r~gles de preuve 6tablies, que dans les faits des scrutins peu-
vent etre et sont effectivement tenus en prison. Le motif avanc6 au soutien de la mesure
16gislative ne serait pas valable. En affirmant erron6ment 1’existence d’un fait empirique
(le fait que des scrutins ne peuvent pas etre tenus en prison), on prive (ou d6posswde) le
raisonnement de la consid6ration m6me qui autrement pourrait soutenir la mesure. Par
cons6quent, la restriction au droit de vote des prisonniers ne serait pas fond6e rationnel-
lement; elle ne serait pas justifie’ ‘ .

o Dans ce demier cas, les jugements font des <.
0 Dans l’affaire Sauvj c. Canada (PG.) (1992), 7 O.R. (3′) 481, 89 D.L.R. (4) 644 [ci-apr~s Sauvj
avec renvois aux O.R.], le Procureur Gn6ral du Canada avait avanc6 quatre objectifs au soutien de la

MCGILL LAW JOURNAL/ REVUE DE DROIT DE MCGILL

[Vol. 44

II en serait de meme si le motif all6gu6 6nongait une proposition de fait qui n’a
aucune vraisemblance, compte tenu de tout ce que nous savons sur le monde, le com-
portement humain en g6n6ral et les motivations individuelles. Par exemple, si le motif
pour lequel on interdisait aux prisonniers de voter 6tait le fait que ces derniers ne sont
pas suffisamment inform6s pour participer ad&luatement a un scrutin, on invoquerait
un fait si peu vraisemblable, compte tenu du fait que les prisonniers ont acc~s aux
journaux et A la t6l6vision et du degr6 d’int6rat relatif des autres citoyens pour la
chose publique, qu’une cour pourrait 16gitimement conclure que ce motif n’est pas
valable ‘. Le caract~re invraisemblable du jugement de fait priverait le motif de
I’616ment meme qui pourrait constituer la pr6misse du raisonnement et foumir un
fondement rationnel a la mesure.

Enfin, un jugement de fait d6nu6 de tout fondement rationnel ou qui ne reposerait
sur rien d’autre que des pr6jug6s ou des st6r6otypes ne serait pas acceptable. Ainsi,
une loi interdisant aux prisonniers de voter pour un motif qui ferait appel A un juge-
ment de fait 6sot6rique (le fait que les 6toiles plac6es de telle fagon causent tel type de
comportement ; que les prisonniers ne regoivent pas 1’6nergie cosmique ; que les pri-
sonniers avaient telles conduites dans une vie ant6rieure), th6ologique (le fait que les
prisonniers sont poss&6ds du d6mon ; que les anges ne les protgent pas) ou autrement
m6taphysique (le fait que dans le monde des Idles on ne permet pas aux prisonniers
de voter) serait d6nu~e de fondement rationnel 8 . Ceci serait vrai non seulement parce
que le fait en question ne peut etre observ6, mais parce que le jugement n’a de sens
que dans le cadre de pr6suppos6s ou de th6ories qui, en principe, ne sont pas v6rifia-
bles par des moyens rationnels. Ceci ne veut pas dire qu’on ne puisse pas <.connaitre>>
ces faits ou v6rifieD> ces th6ories par des moyens non-rationnels . Pour qu’un fon-
dement rationnel soit reconnu, la v6rit6, la vraisemblance ou le fondement d’un juge-

loi, dont un, qu’il a abandonn6 en cours de plaidoirie, reposait sur la difficult6 pratique de tenir un
scrutin en prison. Lejuge Arbour de la Cour d’appel de l’Ontario, pour une Cour unanime, a rejet6
l’argument : des scrutins sont dans les faits tenus et capables d’etre tenus en prison. M~me si cejuge-
ment s’inscrivait dans le cadre de la thdorie du fondement lgitime, cet aspect de la decision illustre
ad6quatement ia proposition dtudi6e.

‘>, Dans la m~me affaire Sauvd, ibiL, lejuge Arbour a r6fut6 un argument semblable en soutenant
que plusieurs personnes qui votent may have chosen to live in a universe figuratively not much larger
than a prison cell, and many prisoners may be avid and astute consumers of the mass media made
available to them* (ibid. A lap. 487).

,’ Ces types de consid6rations ne doivent pas etre confondus avec le fait, par exemple, que des ci-
toyens croient que les astres, les anges ou les ides puissent contr6ler nos vies. Le fait que des gens
croient A une chose peut lui-meme constituer une raison parfaitement valable d’&licter une loi parti-
culire.

“9 Cette difficult6 est famili~re aux philosophes et aux th6ologiens. Par exemple, dans la tradition
philosophique et th6ologique occidentale, on a parfois tent6 de prouver l’existence de Dieu par des
arguments rationnels (tels que les arguments cosmologique et ontologique). Or, selon plusieurs philo-
sophes qui ont tent6 de r6futer ces arguments, il n’est pas possible, rationnellement, de prouver
l’existence de Dieu. Ndanmoins, pour certains th6ologiens, notamment les fid6istes, il est possible de
connattre l’existence de Dieu par des moyens non-rationnels, tels que la foi ou l’exp6rience religieuse
personnelle.

1999]

L.B. TREMBLAY – LA THEORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

ment de fait doit faire appel a des theories, pr6supposds ou autres considdrations qui
sont en principe v6rifiables par des moyens rationnels tels que l’expdrimentation,
‘observation, l’analyse rationnelle de donn6es empiriques et des raisonnements, la r6-
flexion”‘, etc.

Le motif all6gu6 ne serait pas plus valable si la loi 6tait fondde sur le jugement de
fait selon lequel les prisonniers sont tous des malades, moralement corrompus et d6-
g~n&6s, motiv6s uniquement par leurs intr&ts priv6s les plus vils. Un tel motif affir-
merait un pr6jug6 issu d’un st6rotype, c’est-A-dire une opinion toute faite qui discr6-
diterait tous les membres d’une cat6gorie de personnes en les rdduisant A certaines ca-
ract6ristiques qu’ils peuvent avoir ou non. Les motifs qui affirment un pr6jug6 ou un
st6rdotype n’6noncent pas un jugement de fait ; ils 6noncent une opinion (avant
m~me>> d’observer les faits. Ils sont donc priv6s de l’6lment meme qui pourrait four-
nir un fondement rationnel A la mesure.

Bien entendu, les d6put6s qui votent en faveur d’une loi peuvent sinc~rement
croire que les jugements de fait qu’ils posent sont vrais, vraisemblables ou rationnel-
‘affaire. Une croyance de fait, m~me sin-
lement fond6s. Mais cela ne change rien
‘objet des croyances, le fait lui-
c~re, ne peut justifier une mesure 16gislative. Seul
m~me, peut (ou non) possdder la consistance matdrielle requise A cette fin. Comme je
l’ai dit plus haut, une loi sur les mesures d’urgence 6dict6e pour le motif que l’arme
chinoise est aux portes du Canada et s’appr&e A l’envahir n’aurait pas de fondement
rationnel si, dans les faits, l’arm~e ne s’y trouvait pas ou que d’aucune fagon elle ne
menagait la s6curit6 du Canada”‘. I en serait de m~me si le jugement de fait sur
tait faux, si celui sur de manque
d’impossibilit6 de tenir un scrutin en prison>
d’information des prisonniers> 6tait invraisemblable, si celui sur le manque
d’6nergie cosmique> n’6tait pas v~riflable par des moyens rationnels et si celui sur le
relevait du pr6jug6. Le seul fait que le 16-
caract~re psychologique des prisonniers
gislateur ait pu croire a 1’existence de ces faits constitue tout au plus une raison ex-
plicative>>, c’est–dire une cause de la d6cision qui sous-tend la mesure. 1 ne pourrait
pas lajustifier.

“0 Ainsi, un jugement de fait pourrait 8tre rationnellement fond6 mame si le fait lui-m~me, par na-

ture, n’6tait pas observable.

.. La jurisprudence canadienne relative aux situations d’urgence peut illustrer cette position. Dans
le Renvoi relatif a la Loi anti-inflation, les juges majoritaires ont laiss6 entendre que l’exercice du
pouvoir d’urgence au Canada exigeait une preuve des circonstances exceptionnelles qui ne sont pas
connues d’office, montrant que la loi contest6e a un fondement rationnel dans le pouvoir l6gislatif
invoqu6 A ‘appui de sa validit6& (supra note 4 A lap. 423, juge en chef Laskin pour quatre juges) et
que l’inconstitutionnalit6 de la loi pourrait se justifier si la preuve d6montrait clairement qu’il n’y
lap. 439, juge Ritchie pour trois
avait pas de situation d’urgence lorsque la loi a 6t6 adopt~e > (ibid
juges). Voir aussi Co-operative Committee on Japanese Canadians c. Canada (PG.) [1947] A.C. 87,
1 D.L.R. 577.

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

[Vol. 44

II existe plusieurs mani~res de d6montrer aux tribunaux, conform6ment A la
norme de preuve 6tablie”‘, qu’il existe au moins un motif valable au soutien d’un ju-
gement de fait exprim6 dans un motif all6gu6 au soutien d’une mesure. Tout d6pend
du type de jugement de fait

justifier.

Par exemple, on peut montrer le fondement rationnel d’un jugement de fait en fai-
sant appel A ce qu’il est traditionnellement convenu d’appeler la connaissance
d’office des faits”‘. Un jugement qui porte sur des faits qui, comme le rappellent So-
pinka, Lederman et Bryant, sont (a) so notorious as not to be the subject of dispute
among reasonable persons, or (b) capable of immediate and accurate demonstration
by resorting to readily accessible sources of indisputable accuracy>>”‘, peut etre tenu
pour rationnellement fond6 par les juges (en fait, de tels jugements sont vrais par hy-
poth~se). La partie qui il incombe de montrer que la restriction estjustifi6e n’a donc
pas A 6tablir formellement l’existence de tels faits conform6ment aux r~gles juridiques
sur la pr6sentation et l’admission de la preuve. Les motifs qui y r6ferent pourraient
donc etre valables”‘.

Par exemple, dans Public Service Employee Relations Act”, on avangait
l’importance de maintenir les services essentiels au soutien d’une loi qui interdisait
aux policiers et aux pompiers le recours A la grove. Ce motif exprimait, entre autres,
un jugement de fait selon lequel il existait un lien de causalit6 entre l’interruption du
travail des policiers et des pompiers (par une grove) et les risques port6s A la vie, la
sdcurit6 et la sant6 des personnes. Or, aucune preuve n’avait 6t6 soumise pour d6-

,2 La norrne qui a t6 6tablie dans l’affaire Oakes est la prdpond~rance des probabilit~s . La perti-
nence de cette norme dans les affaires constitutionnelles fond6es sur la Charte a dt6 contest6e en ju-
risprudence et en doctrine. Cependant, elle a &A- rditdr6e par la majorit6 des juges de Ia Cour supreme
dans l’affaire du tabac RJR-MacDonald : (ibid. la p. 290). Voir aussi
ibid. h la p. 272.

11 Sur cette notion, voir les travaux de Danielle Pinard : D. Pinard, Le droit et le fait dans
‘application des standards et la clause limitative de la Charte canadienne des droits et libertis
(1989) 30 C. de D. 137 ; D. Pinard, <
(1997) 31 R.J.T. 87 [ci-aprs La notion traditionnelle >] ; D. Pinard, et, en consequence, que le caract~re essentiel
du service des policiers et des pompiers pouvait 8tre connu d’office’ 7.

On peut encore justifier un jugement de fait sur la base d’une preuve directe de
nature scientifique, conform6ment aux r~gles de preuve et d’argumentation propres A.
l’existence
la discipline scientifique pertinente. Si le jugement de fait se rapporte
d’un fait naturel (physique ou biologique) ou t l’existence d’un lien de causalit6 entre
deux ph6nom~nes naturels existants ou A venir, on peut en d6montrer la v6rit6, la vrai-
semblance ou le fondement en faisant appel aux meilleures th6ories disponibles dans
les sciences naturelles (physiques ou biologiques) ou, si possible, en faisant appel plus
directement aux propositions scientifiques g6n6ralement admises par les scientifiques
qui travaillent dans le cadre de ces th6ories. De m~me, si le jugement de fait se rap-
(politique, 6conomique, sociologique, histori-
porte
que, g6ographique, anthropologique, psychologique, culturel, religieux, juridique, ou
autre) ou A l’existence d’un lien de causalit6 entre deux ph6nom~nes sociaux existants
ou futurs ou encore entre un ph6nom~ne naturel et un ph6nom~ne social, alors on peut
d6montrer la v6rit6, la vraisemblance ou le fondement du jugement en s’appuyant sur
les meilleures th6ories disponibles dans les sciences humaines pertinentes ou, si pos-
sible, en s’appuyant plus directement sur les propositions g6n6ralement admises
comme acceptables ou vraies par les scientifiques qui travaillent dans le cadre de ces
theories.

l’existence d’un fait <, j’entends ici une cat6gorie de faits beaucoup plus restreinte que celle qui est
parfois utilis6e en doctrine et en jurisprudence. En g6n6ral, lorsqu’on parle de , on
pense ce qu’on a traditionnellement qualifi6 de faits l6gislatifs>. Voir par ex. L’affaire du tabac ,
supra note 10. Sur la notion de faits l6gislatifs, voir les travaux de K.C. Davis, notamment K.C.
Davis, (1942) 55 Harv. L.
Rev. 364 aux pp. 402 et s. Les faits sociaux ou 16gislatifs incluent toutes les consid6rations qui vont
au-delA du cas d’espce et de la connaissance personnelle des parties. Ils informent unjuge ou un d6-
cideur administratif dans le processus d’dlaboration ou de au sens restreint utilis6 dans mon article, mais les faits naturels, physiques et
biologiques et m~me les jugements de valeur qui sont implicites ou explicites dans le processus de
justification (jugements moraux, politiques ou &onomiques, par exemple) des decisions judiciaires
ou administratives de nature <46gislative>. Danielle Pinard les explique en ces termes :

En principe, ces faits se situent au-del de l’exp6rience immediate des parties et sont
d’une nature infiniment vari6e. Ce sont des faits .caractre social, 6conomique, politi-
que ou scientifique, des faits qui servent parfois A expliquer les causes ou les effets de
certains ph6nom~nes ( (au sens restreint) exprim6 par un motif de fait
en litige ou adjudicatif ou de fait 16gislatif ou social . Mais il se pourrait que la distinction soit im-
mat~rielle aux fins de l’article premier de la Charte. I incombe
la partie qui demande le maintien
la Cour, par prpond~rance des probabilit6s, que
d’une restriction aux droits garantis de d6montrer
la mesure est soutenue par un motif valable et, lorsque ce motif exprime un jugement de fait (peu im-
porte sa nature), que ce jugement est lui-m~me rationnellement fond6.

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

[Vol. 44

II est grn6ralement requis, dans ce contexte, de faire appel h l’autorit6 d’une ou
plusieurs personnes dont la comp6tence est reconnue dans les champs scientifiques
pertinents. Autrement, on ne pourrait peut-etre pas justifier les jugements de fait de
faqon rationnelle : les avocats et les juges ne peuvent pas tout v6rifier directement. La
valeur d’une opinion d’expert, quelle qu’elle soit, depend de la crrdibilit6 de l’expert
compte tenu de son pedigree (importance et nombre de dipl6mes, nombre et qualit6
des ouvrages et des articles scientifiques 6valurs par un comit6 de lecture, nombre et
qualit6 de ses rralisations, reconnaissance par les pairs, nombre de prix, etc.), de la
m6thodologie employ6e et du degr6 de consensus entre les autoritds sur la question.
Bien entendu, des experts peuvent faire appel A l’autorit6 de personnes specialisres
dans des domaines autres que le leur. Un sociologue par exemple peut faire appel A
l’expertise d’un statisticien. Si la solidit6 d’un jugement de fait ddpend d’un ensemble
de donndes biologiques, d’appareils hautement sp6cialis6s ou d’ordinateurs sophisti-
qu6s, un m~decin peut avoir recours h l’expertise d’un biologiste, d’un ingdnieur ou
d’un informaticien.

Les experts peuvent trmoigner directement en cour afin d’exposer un point de
vue g6n6ral sur leur science ou afin de commenter le jugement de fait prdcis dont il
est question dans la cause. Es peuvent aussi intervenir au moyen d’un affidavit. Si leur
crddibilit6 ne fait pas de doute, alors leur opinion qu’un jugement de fait est vrai, vrai-
semblable ou autrement rationnellement fond6 fournit un motif valable de le croire.
On peut aussi faire appel A ‘autorit6 d’experts en drposant ou en citant des 6tudes,
des analyses, des rapports d’enquete ou des articles scientifiques qui concluent A
l’existence du fait naturel ou social”‘. De tels documents, s’ils sont cr&libles, fournis-
sent aussi une raison valable de croire que le jugement de fait est vrai, vraisemblable
ou autrement rationnellement fond6′.

Dans l’affaire Ford c. Quebec (PG.)’ l’un des motifs avanc6s au soutien de la
Charte de la langue fran~aise portait sur la vulnrabilit6 de la langue frangaise au
Qudbec. Ce motif 6nongait plusieurs jugements de fait : (i) la baisse du taux de nata-
lit6 chez les francophones du Qu6bec entrainait une diminution de la proportion des
francophones du Quebec par rapport h l’ensemble de la population du Canada; (ii) la
population francophone hors Qu6bec diminuait par suite de l’assimilation; (iii)
1’assimilation des immigrants au Qu6bec dans la communaut6 anglophone du Quebec
avait un taux sup6rieur ; et (iv) l’anglais avait toujours domin6 aux plus hauts 6che-
Ions du secteur 6conomique. Pour d6montrer que ces jugements 6taient rationnelle-
ment fond6s, on s’6tait appuy6 sur une srie de rapports de commissions d’enqu&e,
tels que les rapports de la Commission royale d’enquete sur le bilinguisme et le bi-
culturalisme de 1969, de la commission Parent et de la commission Gendron, mais

“9 C’est ce qu’on a appel6 aux ttats-Unis le <(Brandeis Brief>. Pour un rappel rrcent des caractdris-
tiques du premier <(Brandeis Brief>, voir D. Pinard, > (1996) 26 R.D.U.S. 497.

,’ La Cour supreme du Canada s’est prononce sur cette question dans RJR-MacDonald, supra

note 16 aux pp. 334-35.

,1 [1988] 2 R.C.S. 712,54 D.L.R. (4) 577.

1999]

L.B. TREMBLAY – LA THEORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

aussi sur des donn6es statistiques anciennes et plus rdcentes. Or, leur crddibilit6
n’avait pas 6t6 mise en doute. On a donc tenu ces faits pour avdr6s'”.

Par contre, dans l’affaire RJR-MacDonald”, on avait tent6 de fonder sur une
preuve scientifique le jugement de fait selon lequel il existe un lien de causalit6 entre
l’interdiction de la publicit6 sur le tabac et la diminution de rusage du tabac. On avait
pr6sent6 un rapport gouvememental n6o-z6landais de 1989 6tablissant une certaine
corr6lation entre les deux ph6nombnes et on avait aussi fait t6moigner un expert qui a
confirm6 l’exactitude du rapport. Or, le juge de premibre instance avait mis en doute
la crdibilit6 du rapport et celle de l’expert pour le motif que leur jugement causal
n’6tait pas conforme aux rbgles de preuve et d’argumentation rationnelle propres
la
discipline scientifique pertinente’ . Puisque personne n’ avait tent6 de r6tablir leur cr6-
dibilit6, la majorit6 des juges de la Cour supreme a consid&r6 que la preuve scientifi-
que ne fournissait pas un fondement rationnel au jugement de fait”‘.

I peut arriver que les opinions scientifiques soient contest6es parmi les experts
l’observation sont souvent si complexes
d’une meme discipline. Les faits soumis
que les chercheurs ne peuvent les identifier ni les ddcrire sans avoir recours A des
theories scientifiques d’arrire-plan. Or, ces theories sont parfois elles-memes con-
test6es. Cela est particulibrement manifeste en sciences humaines oi les 6conomistes,
les sociologues, les psychologues, les p6dagogues analysent et interpr~tent souvent les
m~mes ph6nombnes A la lumibre de thories normatives d’arribre-plan, de cat6gories,
de g6n6ralisations et de m6thodes contest6es par les scientifiques de la m~me disci-
pline. La question de savoir si, pour expliquer ou d~crire les comportements humains,
il faut tenir compte des intentions, des buts et des raisons d’agir des agents ou s’en te-
nir uniquement A l’observation des faits empiriques ; celle de savoir sur quelle base
th6orique (m6caniste ou autre) 6tablir l’existence d’un lien de causalit6 entre deux
ph6nombnes lorsque tout ce qu’on peut enregistrer est une certaine corr6lation entre
les deux ; celle de savoir quel moment une relation causale entre deux ph6nombnes
des cas hypoth~tiques qui n’ont pas encore 6t6
peut etre g6n6ralis e par une
observ6s ; celle de savoir si une politique 16gislative dont l’objectif est de modifier les
comportements humains aura vraiment l’effet anticip6 alors que d’autres facteurs en-
vironnementaux peuvent aussi influencer ces memes comportements ; et finalement

‘ Ibid. aux pp. 777-78.
12, En prenibre instance, le juge Chabot avait comment6 la valeur probante du rapport en ces ter-

Supra note 16.

mes:

En ce qui a trait au TS.B. Report, le Tribunal ne peut que noter que celui-ci comporte
des erreurs graves de m6thodologie et un manque de rigueur scientifique qui le rendent
t toutes fins utiles sans valeur probante. C’est un rapport avec un point de vue mani-
feste et le r~sultat du rapport est conforme A ce point de vue (Imperial Tobacco Ltd. c.
Canada (PG.), [1991] RJ.Q. 2260 A la p. 2309, 82 D.L.R. (4’) 449).

Au sujet de la crddibilit6 du t6moin expert, il crit : <<[L]es donn6es de base utilis es par le Dr. Harris sont al6atoires et [...] sa m6thodologie conduit n~cessairement au r6sultat recherch6> (ibia).

‘ RJR-MacDonald, supra note 16 k lap. 340.

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[Vol. 44

celle de savoir s’il faut tenir compte de l’impr6vu et de l’impr6visible dans les pr6dic-
tions, sont controvers6es et leur solution d6pend des th6ories et m6tath6ories scientifi-
ques et 6pist6mologiques d’arri~re-plan pouvant faire l’objet de d6bats vigoureux.

Pourtant, le 16gislateur doit parfois opter pour l’une ou l’autre des propositions
controvers6es. I1 doit tenir pour acquis soit l’existence (probable, vraisemblable) d’un
fait, soit sa non-existence. En vertu de la th6orie du fondement rationnel, un jugement
de fait appuy6 d’une opinion ou d’une preuve documentaire controvers6e peut n6an-
moins poss6der un fondement rationnel lorsque ces demi~res sont cr6dibles. Ainsi,
une opinion d’expert ou une preuve documentaire cr6dible peut constituer un motif
soutenant valablement un jugement de fait meme si elle est controvers6e. Cela ne si-
gnifie 6videmment pas que le jugement de fait est vrai, bien qu’il puisse l’tre. Cela
signifie uniquement que le l6gislateur peut s’appuyer sur elle pour fonder un jugement
de fait et motiver une d6cision politique. Cette position a 6t6 adopt6e par la Cour su-
pr~me du Canada : lorsque la 16gislation est motiv6e par un jugement de fait qui re-
pose sur des , on doit consid6rer
que le motif est valable” ‘.

Enfin, il peut arriver que ni la connaissance d’office ni la preuve directe de nature
scientifique ne parviennent
6tablir le fondement rationnel d’un jugement de fait
avanc6 au soutien d’une mesure 16gislative. Les 616ments qui permettraient de
l’appuyer peuvent etre, par nature, impossibles A observer ou, dans 1’6tat actuel de la
connaissance, nettement insuffisants. Est-ce dire que ces jugements de fait n’ont pas
de fondement rationnel ? Pas n6cessairement. II y a des choses que l’on sait (ou que
l’on croit rationnellement savoir) sans en poss6der de preuves formelles et sans m~me
que des preuves soient disponibles. Cela est particuli~rement vrai en sciences humai-
nes. Nous savons, par exemple, qu’un individu vis6 par un discours haineux peut se
sentir insult6 et humili6 et que cela peut avoir un effet n6gatif sur l’estime de soi pou-
vant conduire jusqu’ 1’exclusion sociale volontaire’27. On n’a pas besoin de preuve
particulire pour d6montrer le bien-fond6 de ce jugement causal. On le sait. De meme,

“‘ Dans Irwin Toy, supra note 18, la Cour semblait vouloir limiter cette attitude aux lois dans les-
quelles l’ltat jouait le r6le d’arbitre entre les revendications concurrentes et 16gitimes de diff6rents
groupes dans Ia socidt6, par opposition aux lois dans lesquelles l’ttat est un adversaire singulier de
l’individu. Voir toutefois sociale, c’est-h-dire de ce que les au-
tres membres de la communaut6 croient ou pensent que nous sommes, et nous savons
que le discours haineux projette aux individus vis6s 1’image qu’ils sont des 6tres inf6-
rieurs et socialement ind6sirables. I1 n’y a pas besoin de prouver formellement le
bien-fond6 de ces propositions. Notre connaissance personnelle de la nature, de la
psychologie, de la vie intdrieure et du comportement des etres humains leur fournit
tout le fondement rationnel dont ces propositions ont besoin”.

Bien entendu, en pratique, de tels jugements tirent toujours leur signification par-
ticuli~re du contexte culturel, linguistique et historique dans lequel ils s’inserent. Pour
cette raison, dans une r6flexion sur la place des sciences humaines en droit, Ronald
Dworkin a pu qualifier certains d’entre eux de jugements ‘2 . Selon lui,
les jugements interpr6tatifs nous font comprendre certains phdnom~nes dont le sens
n’est intelligible que dans le contexte culturel et linguistique de la communaut6
mme. Interpretative judgments […] must be framed in the critical vocabulary of the
community in question […]
they are based upon judgments of convention, that is, of
shared understandings that reinforce each other>9 3>. Ainsi, le jugement selon lequel
segregation is degrading and insulting to the black community> n’aurait pas besoin

” On pourrait assimiler cette forme de connaissance personnelle

la traditionnelle est plus restreint et ne devrait pas etre
confondu avec ce qu’on peut nommer la connaissance personnelle> des juges, du moins dans le sens
oti je 1’entends ici. Voir ibid. b la p. 142. Pour une conception diffrente, voir Sopinka, Lederman et
Bryant, supra note 114 aux pp. 985-86.

“‘ R. Dworkin, Social Science and Constitutional Rights–the Consequences of Uncertainty>>

(1977) 6 J. Law & Education 3.

“a’ Ibid. la p. 6.

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[Vol. 44

d’etre prouv6 comme on prouve la v6rit6 ou ]a probabilit6 d’un jugement causal ordi-
naire. > [italiques dans l’originall”.
N6anmoins, je soumets que le fondement de ce type dejugement prockde du mame prin-
cipe: il y a des faits sociaux qui 6chappent aux d6monstrations empiriques et que ‘on sait
pourtant pour la simple raison que nous sommes des 6tres humains et que nous avons des
expdriences proprement humaines qui tirent leur signification du contexte culturel, lin-
guistique et historique plus large dans lequel nous vivons.

Certes, cela ne veut pas dire que tous ces jugements sont vrais. Le comportement
humain est complexe et ce type de jugement peut ouvrir la voie h de graves prdjug6s.
Si nous avions le moyen de les tester nous devrions peut-atre en abandonner quel-
ques-uns. Nous devons done atre tr~s prudents avant d’affirmer, en l’absence de
preuve formelle, qu’un jugement de fait est rationnellement fond6. Nous pourrions
8tre dans l’erreur. Nous pourrions voir des liens causals 1 oil il n’y a que de simples
corrdlations accidentelles (ce que les philosophes nomment post hoc ergo propter
hoc). II importe done de d6battre dans un esprit d’ouverture du fondement rationnel
des jugements de fait (ou >) fond6s sur notre connaissance personnelle
des motivations et du comportement humains. N6anmoins, en g6n6ral, h d6faut de rai-
son valable de croire que de tels jugements sont erron6s, nous pouvons estimer –
et
nous estimons g6n6ralement – qu’ils sont rationnellement fond6s.

Dans 1′ affaire RJR-MacDonald, le juge McLachlin a 6nonc6 que m8me si le lien
causal pouvait ne pas 6tre mesurable du point de vue scientifique>> 2. la Cour s’est
montr6e dispos6e
reconnaitre l’existence d’un lien causal […] sur lefondement de la
raison ou de la logique, sans insister sur la n6cessit6 d’une preuve directe de lien>>
[nos italiques]”‘. Les jugements qui affirment un lien de causalit6 peuvent done avoir
un fondement rationnel s’ils d6coulent de la raison>> ou de la logique>>. Le juge La
Forest, dans sa dissidence, estimait que mme en l’absence de preuve scientifique
cr6dible, un jugement de fait peut 8tre rationnellement fond6 s’il d6coule d’une ob-
servation de gros bon sens>> (common sense observation)”. Les deux juges citent avec
approbation un passage de l’affaire Butler”‘ dans lequel lejuge Sopinka avait soutenu
qu’il est raisonnable de supposer qu’il existe un lien causal entre le fait d’dtre expos6
des images et les changements d’attitude et de croyance>>” ‘ .

lap. 339.

… Ibid. A lap. 5.
.RJR-MacDonald, supra note 16
3 Ibid.
“‘Ibid. A la p. 291. (ibid. A lap. 292).

.. Supra note 17.
“6 Ibid. h la p. 502. A mon avis, cette proposition g6n6rale 6nonc6e par le juge Sopinka est, dans
I’abstrait, incontestable. Elle devient toutefois fort critiquable lorsqu’eUe 6nonce avec la m~me logi-

1999]

L.B. TREMBLAY – LA THEORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

Je soumets que les mots <> et <> utilis6s dans le
contexte de ces dfcisions doivent 6tre compris comme signifiant qu’il existe des faits que
l’on peut connaitre du seul fait que, en tant qu’etres humains, nous avons des exp6riences
personnelles des motivations individuelles et des comportements humains. Mme en
1’absence de preuve formelle pour les appuyer, nos jugements de fait peuvent avoir un
fondement rationnel et, cons6quemment, ne pas etre arbitraires ou non-rationnels. Dans
l’arret RJR-MacDonald, il s’agissait de savoir si la publicit6 sur le tabac incitait les gens ,
fumer. Ce lien causal n’6tait soutenu par aucune preuve scientifique cr&Iible. Cependant,
le juge McLachlin a estim6 que et, en revanche, que >’3 . Comment ne pas atre d’accord ? Notre exp6rience personnelle
nous permet de comprendre 1’influence de l’environnement social sur la conduite hu-
maine, notamment de la publicit6, et elle est suffisamment fiable pour foumir un fonde-
ment rationnel t cejugement.

Comme on le sait, en vertu de 1’article premier de la Charte, il incombe

la partie
qui demande le maintien d’une restriction aux droits garantis de montrer, conform6-

que que le fait d’atre expos6 L des images pomographiques peut causer des actes antisociaux de vio-
lence sexuelle (voir ibit.). C’est certainement une chose que d’8tre influenc6 par ce que l’on lit ou
l’on voit (un roman policier, un film violent), mais c’en est une autre que de commettre nous-memes
les actes poses dans le roman ou le film. Voil, me semble-t-il, ce que notre exp6rience du comporte-
ment humain et des motivations individuelles devrait nous enseigner ! Lejuge Sopinka cite le rapport
de la Commission Meese sur la pornographie (ttats-Unis, Attorney General’s Commission on Porno-
graphy: Final Report, vol. 1, Washington, D.C., U.S. Department of Justice, 1986) A l’appui de son
inference. Or, cette Commission fondait elle-meme son jugement sp6cifique de causalit6 entre la por-
nographie et la violence sur des donn6es scientifiques empiriques. 11 est vrai qu’elle a rf~r6 b la con-
naissance personnelle du comportement humain ; mais c’6tait uniquement dans le but de confirmer ce
jugement sp&cifique fondd sur des donn es scientifiques. Or, au moins deux commissaires et certains
scientifiques dont les travaux ont 6t6 utilis~s par la Commission Meese ont mis en cause la cr&libilit6
du rapport Meese : on aurait mal compris ou mal utilis6 les travaux en question. Voir g6n6alement G.
Hawkins et EE. Zimring, Pornography in a Free Society, Cambridge, Cambridge University Press,
1991 A la p. 99 et s. La grande question est de savoir si c’est la pornographie qui cause des actes
sexuels violents ou si ce n’est pas plut6t une orientation sexuelle d~viante qui incite les criminels
sexuels L consommer de la pornographie. Certaines 6tudes tendent A d6montrer que la pornographie
est utilis6e par certains comme un aspect de leur sexualit6 d~viante. D’autres 6tudes tendent 4 nier le
lien de causalit6 entre le fait de consommer de la pornographie et le fait de poser des actes sexuels
violents. Voir par ex. aux ttats-Unis : ttats-Unis, Report of the Commission on Obscenity and Porno-
graphy, Washington, D.C., Supt. of Docs., U.S. G.PO., 1970 aux pp. 24-27, et ttats-Unis, Technical
Report of the Commission on Obscenity and Pornography, vol. 7, Washington, D.C., Supt. of Docs.,
U.S. G.PO., 1970 aux pp. 24-27 ; en Grande Bretagne : Royaume-Uni, Report of the Committee on
Obscenity and Film Censorship, Londres, Her Majesty’s Stationery Office, 1981 au c. 6 ; et au Cana-
da: Canada, Rapport du Comitd spicial d’itude de la pornographie et de la prostitution, vol. 1, Otta-
wa, Approvisionnements et Services Canada, 1985 aux pp. 99-101. Aucun d’entre eux n’a pu dtablir
un lien de causalit6 entre la violence et la pomographie.

‘ RJR-MacDonald, supra note 16 h la p. 342.

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[Vol. 44

ment i la norme de preuve 6tablie (la prdpond6rance des probabilit6s), qu’il existe au
moins une raison valable, au sens de la th6orie du fondement rationnel, de croire que
les jugements de fait sont vrais, vraisemblables ou autrement rationnellement fond6s.
k d6faut de rencontrer ce fardeau, la Cour doit conclure que le motif all6gu6 au sou-
tien de la mesure n’est pas valable. Le cas 6chdant, cela ne signifie pas qu’il n’existe
aucun motif valable au soutien du jugement de fait, ni que le 16gislateur n’avait aucun
motif valable de croire au bien-fond6 de son jugement. Cela peut simplement signifier
que la partie qui devait montrer A la Cour que ]a mesure 6tait justifi6e n’a pas renvers6
son fardeau de preuve”‘.

D. Les jugements de valeur

Pour atre valables, les motifs all6gu6s qui 6noncent un jugement de valeur, c’est-
a-dire un jugement sur le caract~re d6sirable ou ind6sirable d’un objet, doivent aussi
avoir un fondement rationnel. Cela implique que les jugements de valeur eux-m~mes
doivent 6tre rationnellement fond6s. Je soumets i cette fin que les jugements de valeur
doivent rencontrer trois conditions : (i) ils doivent constituer une appr6ciation de
l’objet 6valu6, (ii) l’appr6ciation doit 6tre fond6e sur une ou plusieurs des caract6risti-
ques de I’objet 6valu6 et (iii) cette apprdciation doit &re justifiable rationnellement
compte tenu des critfres (standards, r~gles ou normes) de rune des interpr6tations
plausibles des champs normatifs dans lesquels les crit~res s’inscrivent. Autrement, les
motifs all6gu6s qui exprimeraient les jugements de valeur ne seraient pas valables.

On pourrait imm6diatement objecter, sur ]a base d’une th6orie philosophique de
type (>, que les jugements 6valuatifs, notamment les jugements moraux,
constituent essentiellement I’expression des pr6f6rences, des attitudes, des 6motions
ou des sentiments des agents qui les expriment’ 9. Comme le soutenait Stevenson,

.38 Je voudrais faire mienne la distinction entre

‘objet de la preuve et l’intensit6 du fardeau de
preuve. Voir , supra note 10. L’objet de ]a preuve (le fait A prouver) est l’existence
d’un fondement rationnel au jugement de fait pos6 par le 16gislateur. L’intensit6 du fardeau de la
preuve exige la prdponddrance des probabilit6s. Un plaideur pourrait donc 6chouer A d6montrer, par
prdpond6rance de probabilit6s, que tel jugement de fait (qu’on croit 6tre vrai, vraisemblable ou au-
trement fondd) poss.de un fondement rationnel. Cependant, comme cet 6chec est interne
]a pratique
judiciaire, il n’autorise pas l’inf6rence selon laquelle, dans ]a r6alitd, lejugement de fait n’avait aucun
fondement rationnel. Ce sont deux questions distinctes.

“‘ L6motivisme a W principalement dlabor6 dans le contexte de la philosophie morale. Voir par ex.
C.L. Stevenson, Ethics and Language, New Haven, Yale University Press, 1944 ; AJ. Ayer, Lan-
guage, Truth and Logic, 2’ d., Londres, V. Gollancz, 1946. Cette philosophie trouve ses racines dans
les travaux de David Hume, Traiti de la nature humaine, trad. par P. Saltel, Paris, Gamier Flamma-
ion, 1991 ; Hobbes, supra note 48, c. 6 ; les travaux du Cercle de Vienne de 1918 t 1919 ; C.K. Og-
den et I.A. Richards, The Meaning of Meaning, New York, Harcourt Brace & Co., 1923. En faisant
les changenents qui s’imposent, on peut associer aux thWories 6motivistes d’autres philosophies mo-
rales csceptiques >, incluant des philosophies qui font pourtant grand cas de ]a rationalit6. Voir par ex.
C. Perelman, De lajustice>> dans C. Perelman, dir., Justice et raison, Bruxelles, Presses universitaires
de Bruxelles, 1963, 9:

1999]

L.B. TREMBLAY – LA TH,-ORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

1’assertion 6valuative < signifie la meme chose que <1'approuve ceci> et
1’assertion “‘ .
Ainsi, non seulement ne r6sultent-ils pas d’un processus rationnel, mais m~me lorsque
l’expression d’un jugement 6valuatif entrane effectivement l’>, par ex. R.M. Hare, The Language of Morals, Oxford, Clarendon
Press, 1952 t lap. 69 ; les theories , par ex. J.-P. Sartre, L’existentialisme est un hu-
manisme, Pads, Nagel, 1967.

141 Stevenson, ibid. lap. 21 et s.
“4 Cela ne signifie pas que tous les auteurs qui participent de ce courant partagent la mme concep-

tion du raisonnement pratique. En philosophie morale et politique, voir par ex. S.E. Toulmin, An Ex-
amination of the Place of Reason in Ethics, Cambridge, Cambridge University Press, 1958 ; K. Baier,
The Moral Point of View: A Rational Basis of Ethics, Ithaca (N.Y), Comell University Press, 1958 ; P.
Taylor, The Normative Discourse, Englewoods Cliffs, N.J., Prentice-Hall, 1961 ; Theory of Justice,
supra note 82 ; A. Gewirth, Reason and Morality, Chicago, University of Chicago Press, 1978 ; B.
Ackerman, Social Justice in the Liberal State, New Haven, Yale University Press, 1980. En philoso-
phie du droit, voir par ex. C. Perelman, 6thique et droit, Bruxelles, Universit6 de Bruxelles, 1990 aux
pp. 218-46 ; C. Perelman et L. Olbrechts-TytIca, Traiti de l’argumentation, Paris, Presses universitai-
res de France, 1958 ; R. Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge, Harvard University Press,
1977 ; R. Dworkin, A Matter of Principle, Cambridge, Harvard University Press, 1985 ; R. Dworkin,
Law’s Empire, Cambridge, Belknap Press, 1986 ; R. Alexis, A Theory of Legal Argumentation [-] The
Theory of Rational Discourse as Theory of Legal Justification, trad. par R. Adler et N. MacCormick,

MCGILL LAW JOURNAL IREVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 44

La thdorie du fondement rationnel prochde de ce courant en philosophie contem-
poraine. Elle prdsuppose que les jugements de valeur all6gu6s au soutien d’une me-
sure l6gislative peuvent etre rationnellement fond6s et r&cuse, de ce fait, les th6ories
o6motivistes>. Voici quelques-unes des conditions d’un fondement rationnel qu’elle
prescrit.

Les jugements de valeur doivent constituer un verdict sur le caract~re d6sirable ou
non, digne ou indigne, juste ou injuste, bon ou mauvais, raisonnable ou d6raisonnable,
cher ou 6conomique, excellent ou m~diocre, beau ou laid, de l’objet 6valu6. Ils ne
peuvent pas simplement exprimer les goilts, les pr6f6rences subjectives et les 6mo-
tions personnelles de 1’agent qui les 6nonce. Lorsqu’on exprime un goflt personnel tel
que je n’aime pas la cr~me glac6eo, on n’indique pas si l’objet dont il est question
est d6sirable ou ind6sirable. On indique que nous avons certaines dispositions ou sen-
timents envers un objet donn6. Ainsi, si le seul motif pour lequel une loi interdisait
aux prisonniers de voter 6tait le fait que ces derniers d6gofitaient les d~put6s, ce motif
n’exprimerait aucun jugement de valeur. II foumirait une information sur ce que les
d6put6s ressentent h l’6gard des prisonniers, c’est–dire un jugement de fait.

On pourrait objecter que les gofits, les pr6f6rences et les 6motions des d6put6s
peuvent n6anmoins etre soutenus par certaines considerations rationnelles plus ob-
jectives . On pourrait avancer, par exemple, que le fait que les prisonniers n’aient pas
respect6 les lois du pays ou qu’ils aient viol6 l’int6grit6 physique ou la propri6t6
d’autrui constitue une raison qui justifie le sentiment des d6put6s. J’en conviens. Mais
il ne s’ensuit pas que le d6goflt des d6putds justifierait la loi. Cette demi~re demeure-
rait justifi6e par l’ensemble des consid6rations plus objectives qui aurait provoqu6
leur sentiment.

On pourrait avancer une objection d’une autre nature. Puisque dans une d6mocra-
tie reprdsentative, les d6put6s sont 6lus pour determiner les normes publiques de con-
duite, les gofts, les pr6f6rences et les 6motions des d6put6s devraient pouvoir 16giti-
mement, au moins dans certains cas, 8tre considdr6s comme des bonnes raisons d’agir
et, consdquemment, constituer des justifications suffisantes des lois. N’est-il pas vrai,
du reste, que le processus de d6cision politique comporte souvent des aspects non-
rationnels”2 ? Admettons que cette argumentation soit valable. Elle n’impliquerait pas

Oxford, Clarendon Press, 1989. Mes propres travaux s’inscrivent aussi dans ce cadre. Voir par ex.
Rule of Law, supra note 1 ; , supra note 3 ; , supra note 26.

… Voir par ex. R. Nagel, Constitutional Cultures, Berkeley, University of California Press, 1989, c.
6. Nagel avance une th~se canti-rationaliste , communautarienne et conservatrice de ]a d6ecision poll-
tique fortement inspir6e des r6flexions du philosophe Michael Oakeshott. Pour l’auteur, (ibid ih lap. 113). Les 16gislateurs :

[R]espond to wildly irrational arguments and even to power unadorned by intellectual
argumentation. […] MIhey do not necessarily pay any attention to the information they
do have […]. Compared to […] the ideal of the judicial process, the legislative process is

1999]

L.B. TREMBLAY – LA TH-ORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

Id6gitimement

que l’expression des gofits, des pr~fdrences ou des 6motions des drputrs constitue un
jugement de valeur. Elle affirmerait uniquement que les sentiments des d6put6s cons-
tituent des considrations capables de justifier une mesure 16gislative au meme titre
que d’autres raisons valables ; ce qui serait une question distincte. Nanmoins, je ne
crois pas que 1’argumentation, telle que formulde, soit valable. En 6rigeant les gofts,
les prrfrrences et les 6motions des d6putds au statut de justification valable des nor-
mes publiques de conduite, cette argumentation presuppose que ces gofits, prff6ren-
ces et 6motions peuvent etre
tous les membres de la com-
munaut6. L’argumentation presuppose ainsi qu’ils peuvent constituer la mesure du
. Une telle
th~se n’est pas sans rappeler la thforie selon laquelle tout ce que le souverain dcide
est juste et bon> pour le seul motif que c’est lui qui 1’a et od~cid&>. Je sou-
mets donc que 1’argumentation devrait 6tre repoussre pour les memes motifs que ceux
quej’ai avancfs plus haut pour refuter la throrie de la souverainet6″‘.

imposes

On pourrait, bien entendu, modifier l’argumentation et avancer que la decision
prise
la majorit6 des reprdsentants 61us est ipso facto la decision de la communaut6
toute enti~re. I1 s’ensuivrait que les gofIts ou pr~ffrences des reprrsentants 6lus incar-
neraient ceux de toute la communaut6 ; il n’y aurait donc pas d’ de la
mesure du bon goOt. L’une des theses avanc~es par Robert Nagel pourrait constituer

a nightmare of irrational decision making. Legislative “irrationality”, however, provides
real advantages to a democratic system (ibid. L lap. 119).

Ces avantages sont de l’ordre des compromis, de la poursuite de multiples buts en mame temps, de ]a
souplesse dans la formulation des objectifs et dans le choix des moyens, des rajustements, etc., ce
qui favorise, si je comprends bien l’argument, les consensus et les politiques avantageuses pour cha-
cun. Cette th~se est une ode
l’irrationalisme en politique. Elle est provocatrice et, si elle 6tait bien
fondee, pourrait meme remettre en question la th~orie du fondement rationnel. Je ne rfuterai pas
cette th~se dans cet article. Je soulignerai seulement deux choses. Premi rement, Nagel avance une
conception du rationalisme
tr~s rigide, inspir~e de Oakeshott (voir ibid A la p. 109), que la th~orie
du fondement rationnel n’a pas n~cessairement L partager. Cette demi~re peut admettre que les 6mo-
tions, les intuitions, la prudence, la sagesse, rinstinct, etc., peuvent provoquer et > qui ne partage
pas les goflts exprimds ? Est-il quand m~me membre de la communaut6 ? Ou en est-il
exclu du seul fait de son d6saccord”‘ ? En fait, dans une d6mocratie contemporaine, la
vraisemblance qu’il puisse y avoir une identit6 de sentiments entre les pr~f6rences des
repr6sentants et celles des membres de la communaut& semble empiriquement et
sociologiquement inversement proportionnelle
son degr6 de pluralisme. On pourrait
donc croire qu’une telle identit6 n’est intelligible que sur un plan mrtaphysique'”.

Les jugements de valeur avanc6s au soutien d’une mesure l6gislative doivent etre
fond6s sur une ou plusieurs caract6ristiques de l’objet 6valu6 qui, pour diverses rai-
sons valables, peuvent pousser un agent rationnel A le considrrer desirable ou indrsi-
rable. II s’ensuit que les motifs qui les justifient ne peuvent pas constituer uniquement
l’expression des gofits, des prrfrences subjectives et des 6motions personnelles de
1’agent qui les 6nonce. Supposons que le jugement selon lequel les prisonniers. Le jugement de va-
leur n’aurait pas de fondement rationnel. L’expression des 6motions des drputrs A
l’6gard des prisonniers n’indiquerait aucune caractrristique de ce qui est 6valu6, en
les juger indi-
l’occurrence les prisonniers, qui pourrait pousser un agent rationnel
gnes du droit de voter. Elle ne ferait qu’indiquer le sentiment des uns h l’gard des
autres, c’est-A-dire une caractrristique des d6put6s.

L’expression des goflts, des pr6frences et des 6motions d’un agent ne peut en
elle-m~me justifier un jugement de valeur. D’une part, les sentiments d’une personne
ne se prtent pas A une argumentation rationnelle destinde t convaincre un agent ra-
tionnel de la valeur d’un objet donn6. C’est d’ailleurs en ce sens qu’on dit que ga ne
se discute pas>>. Ce sont des faits dont on peut simplement prendre acte. D’autre part,
il n’existe aucune cofinexion mat6rielle, aucun lien de pertinence, entre la raison
avanc6e (le fait de ha’ir un groupe) et lejugement de valeur dont elle est la raison (le
jugement sur la dignit6 de ce groupe). Elle ne saurait donc pas persuader rationnelle-
ment un agent que lejugement de valeur est bien fond6.

” 4Voir Nagel, supra note 142.
“‘Ibid. Alap. 112.
146 Dans Erznoznik c. Jacksonville (City of), 422 U.S. 205 (1975), 95 S.Ct. 2268, d’oii dtait tir6 cet
Jack-

exemple, l’appelant Richard Erznoznik 6tait le <(manager of the University Drive-In Theatre>>
sonville.
’41 Pensons par exemple A une thbse qui rendrait compte d’une forme de transsubstantiation des
sentiments des uns en sentiments des autres (un peu comme l’avait tent6 Rousseau). Mais il y aurait
beaucoup A dire A ‘encontre d’une telle th6orie, notamment son potentiel ctotalitaire>.

1999]

L. B. TREMBLAY – LA THEORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

I1 est vrai qu’en exprimant ses gofits, ses pr6f6rences ou ses 6motions A l’appui
d’un jugement de valeur dans certains contextes, une personne peut produire un effet
tel que des individus pourront croire avoir 6t6 convaincus du bien-fond6 du juge-
ment. Cependant, la dont il est question dans cette hypoth~se r6sulte
plut6t d’une rh6torique efficace dans des situations psychologiques complexes oa un
m6lange d’influence, d’admiration, de pouvoir, d’autorit6, de charisme, de d6magogie
ou de manipulation suscite ‘adh~sion d’un interlocuteur A un point de vue donn. On
ne saurait inf6rer de ces situations la proposition que les gofits, les pr6frences et les
6motions d’une personne influente sont capables dejustifier un jugement de valeur.

Les jugements de valeur doivent aussi 8tre justifiables sur la base des crit~res (re-
gles, normes ou standards) de l’une des interpr6tations plausibles des champs norma-
tifs dans lesquels ils s’inscrivent. Ils ne doivent pas 6tre carr6ment inacceptables ou,
selon l’un des sens possibles d’une expression famili~re en droit administratif cana-
dien, manifestement d6raisonnables ,. Ils doivent d6couler et avoir un sens A
l’int6rieur de l’une des conceptions plausibles du champ normatif pertinent. Autre-
ment, les jugements de valeur ne seraient pas rationnellement fond6s et les motifs qui
les expriment ne seraient pas valables.

Les jugements de valeur peuvent 6tre de divers types. Lorsqu’ils servent A justifier
une docision politique, ils sont g6n6ralement de nature 6conomique, sociale, morale et
politique. Ils doivent donc 8tre justifiables A la lumi~re d’une th6orie normative plau-
sible de l’6conomie politique, la politique sociale, l’6thique et la morale politique”‘.

I1 n’est pas facile de d6limiter le domaine respectif de ces champs normatifs. Di-
sons, d’une mani~re plus ou moins rigoureuse, que 1’6conomie politique se pr6occupe
principalement de 1’analyse et des conditions de l’accroissement de la richesse, de la
cr6ation d’emploi, de la stabilit6 des prix, de la balance des paiements et des condi-
tions qui animent les comportements humains dans une 6conomie de march6, mixte
ou communiste (l’action rationnelle, l’int&& personnel, la raret6 des ressources, etc.).
A cette fin, les 6conomistes peuvent poser des jugements de valeur, plus ou moins
sp6cialis6s, plus ou moins fondamentaux, sur des objets plus ou moins techniques, en
tenant compte de m~thodes et de concepts admis en th6orie 6conomique. Ainsi, le
motif avanc6 au soutien d’une loi 6nongant le jugement de valeur suivant : un taux
d’inflation de 10% par an constitue une “crise” devrait etre d6fendable
la lumi~re
I1 en serait de meme si le
des crit~res de l’une des thdories 6conomiques plausibles.

,,. Certains jugements de valeur peuvent 8tre de nature esth6tique (tel tableau est une euvre im-
portante >), architecturale (telle maison m~rite protection>), technologique (tel type d’avion est su-
p&ieur , tel logiciel est le meilleur ), militaire (c’est une bonne arme>, (supra note 4 h lap. 425).
Cela signifie, me semble-t-il, que ds qu’un 6conomiste cr&Iible peut, sur la base de certains faits, ra-
tionnellement conclure qu’il y a une crise> dconomique, le jugement de valeur du l~gislateur doit
8tre acceptd comme 6tant rationnellement fond6, meme si d’autres 6conomistes (dont Lipsey), queue
que soit la distinction que leur reconnaissent leurs coll6gues, concluent autrement. Bien entendu, on
pourrait comprendre l’opinion du juge en chef comme signifiant que meme dans l’hypoth~se oil au-
cun dconomiste ne pouvait conclure, compte tenu de toutes les theories dconomiques plausibles, qu’il
existe une (, le l6gislateur (souverain), .ui, le pourrait et, en cons&luence, pourrait utiliser son
pouvoir d’urgence. Certes, il faudrait montrer que le jugement s’appuie sur des pertinents ;
mais il ne serait pas ncessaire de prouver que cejugement s’inscrit dans le cadre d’une th6orie 6co-
nomique plausible. Si cette interpr6tation 6tait la bonne, l’opinion du juge en chef Laskin serait erro-
n~e. Un jugement de valeur qui se situerait en dehors de toutes les th6ories 6conomi-
ques plausibles ne peut pas 6tre conqu comme rationnellement fond6, queue que soit la conviction du
Idgislateur et quels que soient les faits qui
‘appuient. Pourrait-on accepter la proposition selon
laquelle le l6gislateur a agi rationnellement (et peut, cons~quemment, validement utiliser son pouvoir
d’urgence) en estimant que le fait que le prix de la cr~me glac6e h la vanille a mont6 de .01 $ le litre
dans un d6panneur t Sherbrooke a plong6 le Canada dans une crise 6conomique ou dans une situation
critique ? Bien stir que non. C’est pourquoi il faut insister sur le fait que lejuge en chef a exig6 ]a d6-
monstration de faits exceptionnels> . Or, unjugement sur le caractre <(exceptionnel de certains faits prdsuppose n cessairement une ivaluation des faits : la Cour doit non seulement conclure que la si- tuation n'est pas normale, mais que l'anormalit6 est telle qu'elle puisse justifier le jugement selon le- quel il y a une , que .

le jugement 6non~ait -qu’<,
que , qu’ il est bien de ddfendre sa patrie ou
qu’abandonner ses enfants est mauvais .

Enfin, la morale politique se prdoccupe principalement des consid6rations nor-
matives qui guident et permettent de justifier le fondement et le contenu des principes
politiques d’un ttat, la forme des institutions gouvemementales, les objectifs 16gisla-
tifs et le contenu de 1’action gouvernementale en g6ndral. A cette fin, les jugements de
valeur proc~dent des mdthodes de raisonnement et de concepts que la philosophie po-
litique a traditionnellement contribu6 clarifier. Ainsi, en principe, si le motif avanc6
au soutien d’une loi 6nongait le jugement suivant : ou qu’ il
est injuste de permettre aux prisonniers de voter devrait 8tre justifiable sur la base
des critres d’une conception plausible de la soci6t6 libre et d6mocratique”‘.

‘ Voir supra note 2.
“2 Je ne suis pas certain de savoir si, en vertu de la th6orie du fondement rationnel, cette exigence de
constituer une version plausible de la soci~t6 libre et d6mocratique ajoute quoi que ce soit au crit&e

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[V01.44

II n’est pas toujours possible de classifier rigoureusement les jugements de valeur
qui justifient les d6cisions politiques. Premirement, les jugements de valeur chevau-
chent r6guli~rement plus d’un champ normatif. Par exemple, le jugement selon lequel
4d’excellence universitaire est d6sirable> comporte une dimension economique (il in-
dique un aspect du syst~me 6ducatif qui pourrait accroitre la richesse collective) et
une dimension sociale (il indique un aspect du syst~me 6ducatif qui le rend plus per-
formant). I1 pourrait donc 8tre justifiable par des crit~res qui rel~vent de l’6conomie
politique (si l’une de ses conceptions plausibles d6montrait que l’excellence universi-
taire contribue t accroitre la richesse et que cela est d6sirable) et par des critres qui
rel~vent de la politique sociale (si 1’une de ses thories plausibles d6montrait que
l’excellence universitaire constitue un critre de performance et que la performance
est un bien social). Ce type de recoupement est g6n6ralement le lot des motifs qui ap-
puient les lois traditionnellement qualifi6es de socio-6conomiques . De meme, le ju-
gement selon lequel voler est mauvais> pourrait se fonder rationnellement sur une
position 6thique (voler constitue un acte 6gol’ste), sur une position 6conomique (voler
est incompatible avec les r~gles du libre march6) et sur une position sociale (le vol
cr6e une ins6curit6 chez les citoyens et, cons~quemment, porte atteinte h leur bien-
8tre).

Deuxi~mement, les objets d’&ude des divers champs normatifs ne constituent pas
des faits objectifs du monde, s6par6s les uns des autres par nature. Ils sont eux-memes
d6limit6s, meme parfois construits, par les conventions et le langage des sciences hu-
maines qui dtablissent les diverses approches, perspectives et pr6occupations discipli-
naires. De plus, dans la pratique, ils sont interd6pendants. C’est pourquoi certaines
politiques sociales peuvent avoir un impact sur l’6conomie ou l’6thique qui, selon les
crit~res normatifs adopt6s par l’6valuateur, peut etre jug6 desirable ou ind6sirable.
Ainsi, certains 6conomistes, tels que les mon6taristes, estiment que l’ttat providence
n’est pas d6sirable, alors que plusieurs sociaux-d6mocrates estiment au contraire qu’il
l’est. Pour les premiers, l’interventionnisme nuit
la croissance 6conomique et d~cou-
rage la concurrence dans une 6conomie de march6 en d6valorisant la responsabilit6
individuelle. Pour les seconds, la satisfaction des besoins par l’ttat est plus impor-

plus gdn6ral de la morale politique. D’une part, les versions de Ia soci6t6 libre et d6mocratique sont
tr~s nombreuses et varides et couvrent un spectre politique tr~s 6tendu de droite A gauche. De plus, je
ne suis pas encore certain de savoir ce que la th~orie du fondement rationnel doit faire avec des id6o-
logies douteuses qui s’accaparent des mots libre et d6mocratique> pour s’identifier (par exemple,
l’id6ologie du constitue une bonne
raison d’6dicter une loi <
constituent des bonnes raisons de nier aux prisonniers le droit de voter. Elle se situe
ainsi au niveau le plus fondamental du processus de raisonnement politique prati-
que’5 . D’autre part, les postulats les plus fondamentaux d’une th6orie normative de
l’6conomie politique ou de la politique sociale, par exemple, incarnent toujours une
certaine conception de la morale politique. Ces postulats constituent un ensemble de
valeurs, finalit6s ou principes qui pr6supposent une certaine conception de la socidt6
juste, de la bonne soci6t6 ou du bien commun : le bien-atre collectif, la satisfaction
des pr6f6rences individuelles, la maximisation de la richesse, la justice sociale,
l’6galit6, la libert6, la dignit6 humaine, la stabilit6, la paix et l’ordre, etc. Inversement,
une th6orie normative de la morale politique engage g6n6ralement une certaine vision
de l’6conomie politique et de la politique sociale.

II n’est donc pas facile de d6limiter de mani~re rigide les champs normatifs les
uns par rapport aux autres et de qualifier rigoureusement les divers jugements de va-
leur. Nanmoins, en vertu de la th6orie du fondement rationnel, ce d~coupage n’est
pas toujours n6cessaire. I1 suffit g6nfralement, pour la partie i qui incombe le fardeau
de d6montrer aux tribunaux que la mesure litigieuse est justifi6e, de convaincre la
la norme de preuve admise, que les jugements de valeur avan-
Cour, conform6ment
c6s au soutien de la mesure poss~dent une assise rationnelle et une signification t
l’int6rieur de l’une des th6ories normatives pertinentes plausibles. L’objet du contrOle
judiciaire n’est pas de v6rifier si les jugements de valeur sont bien fond6s compte tenu
de la meilleure th6orie normative pertinente. L’objet est de v6rifier si les jugements
sont formellement capables de constituer un aspect du fondement rationnel> de la
mesure contest6e.

Les jugements de valeur peuvent etre tr~s pointus ou tr~s g6n6raux. Ils peuvent
l’occasion d’une question spfcialisde qui n’a de sens qu’ii l’int6rieur
tre pos6s
d’une discipline scientifique donn6e (y a-t-il une <> serait de cet ordre. Dans ces cas, il
est tout t fait appropri6 de faire appel h la connaissance d’office>> des faits ‘ . En
roccurrence, les faits so notorious as not to be the subject of dispute among reason-
able persons>> ou les faits capable of immediate and accurate demonstration by re-
sorting to readily accessible sources of indisputable accuracy>> peuvent constituer les
jugements de valeur comme tels, m~me s’ils sont controvers6s, ou bien ils peuvent
constituer les critres normatifs d’une interpr6tation plausible de 1’6conomie politi-
que, de la politique sociale, de l’6thique et de la morale politique qui justifie ces ju-
gements. La partie h qui incombe le fardeau de montrer que la restriction est justifide
n’a done pas toujours h 6tablir formellement 1’existence de ces faits>> (les jugements

‘” Sur cette question, les crit~res 6nonc6s dans le texte correspondant aux notes 118 et s.

s’appliquent mutatis mutandis a la d6monstration du fondement rationnel des jugements de valeur.

,’Voirsupra notes 113-15, ainsi que le texte correspondant.
” 6Sopinka, Lederman et Bryant, supra note 113 A lap. 976.

1999]

L.B. TREMBLAY – LA THEORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

de valeur et/ou les crit~res normatifs) conform6ment aux r~gles juridiques sur la pr6-
sentation et l’admission de la preuve’ 7 .

La distinction entre les jugements de valeur dont le fondement rationnel exige une
preuve formelle et ceux dont le fondement n’en demande pas est une question de de-
grd. I1 faut proc6der cas par cas. Ndanmoins, comme on peut l’imaginer, le fardeau de
preuve devrait etre relativement facile t renverser. Dans une d6mocratie comme la
ndtre, les jugements de valeur avancds au soutien des mesures 16gislatives sont gdn&-
ralement justifiables rationnellement sur la base des crit~res de l’une des conceptions
plausibles des champs normatifs pertinents. D’une part, la professionnalisation de la
bureaucratie, la vitalit6 de la presse, les pressions de l’opposition officielle au Parle-
ment, et d’autres 616ments similaires, contribuent A maintenir les jugements de valeur
dans les limites du raisonnable. D’autre part, la nature meme du critre requis par la
thdorie du fondement rationnel nous oblige A imaginer des cas assez farfelus pour
concevoir des motifs qui ne seraient pas valables. En effet, il faut concevoir des cas
extremes pour qu’un jugement de valeur soit 6loign6 de toutes les interpretations
plausibles des concepts constitutifs de la morale politique (ou de la soci6t6 libre et
ddmocratique), tels que l’intdr& public, le bien-etre g6ndral, le bien commun, la jus-
tice, ou de toute autre expression de ce genre, au point de pouvoir l6gitimement con-
clure que la mesure ne possede aucun fondement rationnelh>’. Pour cette raison, on
peut raisonnablement croire que les jugements de valeur qui soutiennent les mesures
16gislatives sont gdn6ralement fond6s aux fins de la th6orie du fondement rationnel.

E. Un raisonnement pratique valide

Pour 8tre valables, les motifs alldguds au soutien d’une mesure litigieuse doivent
constituer les prdmisses d’un raisonnement pratique valide. Cela peut sembler tauto-
logique, mais une mesure 16gislative dont la justification ne rencontrerait pas certaines
exigences minimales de la (rationalit6 pratique>> ne poss&terait pas de fondement ra-
tionnel. Le raisonnement qui sous-tend une mesure l6gislative doit donc etre valide.
Autrement, les pr6tendus motifs n’en seraient pas et, A ddfaut d’autres justifications, la
mesure l6gislative ne poss~derait pas de fondement rationnel.

Un raisonnement est une suite de prdmisses affirmant des propositions ou des ju-
gements prdsumds vrais ou acceptables qui, reli6es d’une certaine mani~re les unes
aux autres, aboutissent A une autre proposition ou A un autre jugement qu’on nomme
la conclusion. Le raisonnement est pratique si la conclusion du raisonnement est elle-
m~me pratique>>, c’est- -dire si elle a pour objet de guider ou de diriger laction ou la

‘ “Sur le concept de (faits sociaux>> suffisamment large pour inclure les jugements de valeur et/ou

les crit~res de l’une des th6ories normatives plausibles et pertinentes, voir supra note 118.

“‘t Ce serait le cas, par exemple, si une loi interdisait toute forme de relation sexuelle entre adultes
la race humaine au Canada>>. A juste titre, nous pour-
pour le motif qu’> (pour employer un euphdmisme).

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL

[Vol. 44

d6cision d’un ou plusieurs agents “”. En g6n6ral, la conclusion pratique est constitu6e
d’un jugement pratique, c’est-h-dire d’un 6nonc6 normatif sur ce qu’il faut faire ou
non, sur ce qu’il convient de faire ou non, sur ce qu’on devrait faire ou non, etc., dans
un contexte donn6. Elle pourrait aussi exprimer un jugement de valeur sur ce qui est
d6sirable, mais cette valeur indiquerait ds lors a l’agent ce qu’il convient de faire. Un
raisonnement pratique est donc une succession de jugements li6s les uns aux autres
dont le dernier constitue une conclusion pratiquew.

II n’est pas facile de d6terminer avec pr6cision les crit~res de validit6 d’un raison-
nement pratique. D’une part, la question fait l’objet de vives controverses parmi les
sp~cialistes et, d’autre part, plusieurs aspects du processus de raisonnement 6chappent
4 toute tentative de formalisation d’un type logico-math6matique. N6anmoins, mon
objectif n’est pas de produire une liste exhaustive de crit~res. Je veux uniquement
6noncer ceux qui, en vertu de la th6orie du fondement rationnel, apparaissent les plus
significatifs. A cette fin, la d6cision politique d’interdire la publicit6 du tabac qui &ait
en cause dans l’affaire RJR-MacDonald me servira d’exemple.

Pour 8tre valide, le raisonnement pratique doit 6tre constitu6 d’an moins deux
prdmisses et d’une conclusion pratique. Le contenu de ces pr6misses doit correspon-
dre aux jugements de fait et aux jugements de valeur qui, pour le 16gislateur, font of-
fice de raison. Le contenu de la conclusion pratique doit correspondre a la decision
politique qui sous-tend directement la mesure l6gislative. Le raisonnement suivant
pourrait donc etre valide :

*

I1 faut prot6ger la sant6 publique.

* La consommation du tabac est l’une des principales causes du cancer.

* La publicit6 du tabac encourage la consommation du tabac.

Il faut empecher la publicit6 du tabac.

Toutes les pr6misses doivent 8tre acceptables. Cela ne signifie pas que les juge-
ments qui les constituent doivent 8tre vrais, universellement valides, absolus, 6vidents
par eux-m~mes ou autrement incontestables. Comme nous l’avons vu, en vertu de la
th6orie du fondement rationnel, il est suffisant qu’ils soient rationnellement fond6s.

“‘ I! est d’usage d’opposer le raisonnement pratique au raisonnement th6orique dont l’objet est

plut6t d’dtendre nos connaissances.

‘” Voir gdn6ralement Practical Reasoning, supra note 33 ; R. Blanch6, Le raisonnement, Paris,
Presses universitaires de France, 1973. Certains auteurs soutiennent, sur la base d’une interpr6tation
de la thorie d’Aristote dans 9thique ii Nicomaque, Paris, Librairie philosophique, 1990 h ]a section
1 146b-47b, que I’aboutissement d’un raisonnement pratique n’est pas tant une conclusion qu’une ac-
tion. Voir g6ndralement Practical Reasoning, ibid. aux pp. 5, 33 et s., 46 et s. Ce d6bat ne semble pas
d’une tras grande pertinence aux fins de la th~orie du fondement rationnel. Dans le contexte 16gislatif,
on peut admettre que I’acte d’&ticter une mesure 16gislative particulire est toujours pr~c&l6 d’une
d6cision politique, c’est-h-dire d’une conclusion d’un raisonnement pratique. D’autres auteurs quali-
fient lejugement pratique d’enonc6 d6ontique)), c’est-A-dire d’un 6nonc6 selon lequel un agent doit
faire une action particulire.

1999]

L.B. TREMBLAY – LA THELORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

Les jugements de fait ne doivent donc pas 6tre faux, invraisemblables, ou d6nu6s de
tout fondement rationnel. Les jugements de valeur doivent constituer une appr6ciation
de l’objet 6valu6 fond6e sur une ou plusieurs de ses caract6ristiques et doivent 6tre
justifiables rationnellement, compte tenu des crit~res de l’une des interpr&ations plau-
sibles des champs normatifs dans lesquels ils s’inscrivent'”.

Pour 6tre valide, le raisonnement pratique doit 6tre tel que la conclusion puisse
6tre infirde des pr6misses qui font office de raison”. Une inf6rence est une op6ration
logique par laquelle un agent passe d’un ensemble de pr6misses pr6sum6ment vala-
bles h une conclusion. Elle est valide si le passage de l’un
l’autre respecte certaines
<> d’inf6rence'”. Ces r~gles sont <> de ce qu’est une inf6rence va-
lide. Elles ne font pas que < 1’acte ; elles d6finissent la nature m~me de
l’op6ration. La violation de ces r~gles ne signifie donc pas que l’infrence a peu de
valeur probante (comme ce serait le cas si les raisons avanc6es donnaient peu de poids
A la conclusion, compte tenu du contexte). Elle signifie que 1’agent est rest6 en dehors
du processus d’infdrence'”.

On pourrait objecter que le concept d’inf6rence ne convient pas aux raisonne-
ments pratiques. Par exemple, Chaim Perelman a soutenu qu’on ne justifie pas une
decision par des <>, mais par des raisons. Or:

Une raison n’est pas une inf6rence : les raisons sont des arguments que l’on
prsente pour ou contre une thse, alors qu’une infdrence consiste dans
l’application d’une r~gle. Notre langage l’a bien not6: alors qu’une inference
ou une d6monstration est correcte ou incorrecte, selon qu’elle est ou n’est pas
conforme aux rigles, un argument est fort ou faible”‘.

Pour ce motif, Perelman oppose au raisonnement d6monstratif le raisonnement qui
pr6sente des raisons et qui constitue une argumentation. D’apr~s lui, l’&ude des inf6-
rences relive de la logique formelle, alors que celle des raisons pratiques conceme la
th6orie de l’argumentation'”. Cette these ne signifie 6videmment pas que le processus

Voir les parties lI.C. et I’I.D.,
ci-dessus.
6 Joseph Raz proposait la d6finition suivante du raisonnement pratique :

> (Practical Reasoning, supra note 33 A la p. 5).

163 Voir Blanch6, supra note 160. Selon Practical Reasoning, ibid, les inf&ences pratiques valides
sont des >.
‘” Une distinction de ce genre entre des r~gles > et des rfgles <> d’une ac-
tivit6 ou d’une pratique a 6t6 avancde dans J. Rawls, <> dans P. Foot, dir.,
Theories of Ethics, Londres, Oxford University Press, 1967, 144.

‘6 G. Kalinowski, <> dans C. Perelman, dir., !tu-
des de logique juridique [:I Le raisonnement juridique et la logique ddontique, vol. 4, Bruxelles,
Bruylant, 1970, 3 A lap. 25 [ci-aprzs Atudes de logique].

‘ Voir par bx. C. Perelman, Logique juridique [:1 Nouvelle rhatorique, 2’ dd., Paris, Dalloz, 1979
[ci-apr~s Logiquejuridique] ; Droit, morale etphilosophie, supra note 139 L la p. 45 et s. ; tlthique et

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d’argumentation 6chappe
toute forme de logique : l’une des contributions majeures
de Perelman a prdcis6ment 6t6 de montrer qu’il existait une logique de
l’argumentation>. Cependant, elle implique que le concept d’infdrence ne convient
pas 1’6tude de l’usage pratique de la raison”‘.

Quels arguments pourrait-on avancer pour montrer que le concept d’inf6rence n’a
de sens que dans le champ de la logique formele ? On pourrait d’abord avancer un
argument d’ordre linguistique et soutenir qu’une infdrence est, par d6finition, une
op6ration logique formellement contraignante>. La these de Perelman autorise un
argument terminologique de ce genre”. Selon lui, la seule condition que pose la lo-
gique pour garantir la validit6 d’une infdrence concerne laforme m~me du raisonne-
ment, et non la mati~re sur laquelle on raisonne. 11 ne peut y avoir d’inf6rence que si,
quels que soient les termes utilis6s dans les pr6misses, la conclusion est indiscutable-
ment vraie (dans ces cas, on peut remplacer les termes par des variables telles A ,
B> et ). L’6tude des inf6rences valides doit donc relever de la logique formelle>>
et, par voie de consdquence, seuls les raisonnements dont le passage des pr6misses
vers la conclusion est formellement contraignant peuvent en 8tre 1’objet 5 . Or, dans les
raisonnements pratiques ou >, le passage des arguments aux d6cisions
n’est pas formellement n6cessaire. I1 d6pend du contenu meme des arguments, c’est-
h-dire du sens et du poids qu’un agent consent t leur donner. Le fait, dit-il, >. A son avis, une d6cision ‘. Par consdquent, l’6tude du raisonnement
pratique ne peut pas relever de la logique formelle. Elle doit relever de la th6orie de
l’argumentation ou de la >, c’est-4-dire d’une logique (non formelle>> ou
mat6rielle .

Ce premier motif est pourtant tr~s faible. Le concept d’inf6rence r6fere A une
oop6ration logique>> qui permet de passer de certains jugements pr6sum6ment vala-
bles A d’autres jugements. I n’est pas restreint, par d6finition, aux seuls raisonne-

droit, supra note 141 ; Traitj de I’argumentation, supra note 141 ; C. Perelman, Le champ de
I’argwnentation, Bruxelles, Presses universitaires, 1970.

267 Perelman insistait particulirement sur l’id6e que la logique de l’argumentation par laquelle les
juges dtablissent les prdmisses ne peut se rduire A un raisonnement formel. Selon lui, c’dtait meme lk
ce qui constituait la splcificit6
juridique>> du raisonnement juridique. Voir g6ndralement Perelman,
ibid.

“‘ Dans un d6bat avec Kalinowski, Perelman a soutenu que leur diff~rend commengait par un des-
accord de nature <. Ce d6saccord terminologique refldtait, croyait-il, deux concep-
tions diffdrentes du logos. Voir etudes de logique, supra note 165 A lap. 25.

‘ Ces raisonnements sont ceux qui, partant de pr6misses n cessaires, ou du moins indiscutable-
des conclusions 6galement n~cessaires ou

ment vraies, aboutissent, grace A des inf6rences valides,
vraies> (Logiquejuridique, supra note 166 A lap. 1).

, 0 hitdes de logique, supra note 165 A lap. 26.
“‘ Logiquejuridique, supra note 166 A lap. 2.

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ments qui r6pondent aux r~gles de la logique formelle. I1 vise tous les raisonnements
par lesquels un agent peut 6tablir une nouvelle proposition
partir de propositions
d~jh pos6es ou admises comme suffisamment valables. I1 peut done d6signer les rai-
sonnements dans lesquels le passage de raisons h une prise de position est dirig6 ou
guid6 par la force ou le poids des arguments. Bien entendu, un philosophe est toujours
libre de donner au concept d’infdrence le sens technique qui lui convient le mieux,
compte tenu de ses postulats les plus fondamentaux”. Mais rien ne nous empche
d’utiliser ce concept pour rendre compte du caractZre
de certains types de raisonnements'”.

En outre, la proposition selon laquelle un raisonnement pratique ne serait pas
contraignant et que, par consdquent, un agent pourrait toujours od6cider autrement>
ou ) la conclusion. L’agent ne < qu’il avait avec Kalinowski sur les idWes d’arguments et de logique se fondait sur deux
conceptions du logos. Celui de Kalinowski serait le logos stdfcien alors que celui de Perelman serait
le logos socratique. Voir ltudes de logique, supra note 165 k lap. 25. I1 s’ensuit donc, comme lui r6-
pond Kalinowski, que les deux terminologies peuvent cheminer parallNement, en se d6veloppant
chacun sur le terrain du logos qui lui est propre, sans se rencontrer ou, en tout cas, sans se heurterm
(ibid A lap. 57).

‘”J’ai utilis6 l’id~e du caract~re , supra note 26.

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contexte de l’interpr6tation constitutionnelle (qui constitue une variante du processus
de raisonnement pratique)”, au terme du processus l’agent n’a plus le choix. Les jeux
sont faits : il doit ochoisiro (le mot choisir>> n’a ici qu’un sens faible et formel) la d6-
cision qui est requise par les meilleurs arguments disponibles. Autrement, il serait de
mauvaise foi ou simplement incoh6rent. Peut-on concevoir qu’un agent, qui prend le
processus de raisonnement pratique au s6rieux, choisisse ou d6cide librement que la
d6cision qui d6coule rationnellement des meilleurs arguments disponibles n’est pas
celle qu’il doit prendre dans le contexte pertinent ? Je r6ponds non”. Convenons donc
que le raisonnement pratique est contraignant : non seulement la conclusion s’impose
au terme du processus, mais un agent qui <> d6cider autrement serait, par
cons6quent, force6 d’agir contre sa volont6″‘.

On pourrait plutOt avancer que pour appliquer le concept d’inf6rence au raison-
nement pratique ou dialectique, il faudrait pouvoir transformer ce demier en , ce qui, compte tenu de la nature meme de ce type de raisonnement, est im-
possible. Selon Perelman, par exemple, un syllogisme se caract6rise par le fait que des
pr6misses indiscutablement vraies ou n6cessaires conduisent n~cessairement vers une
conclusion donn6e. Or, dans une argumentation, les motifs avanc6s ne sont ni indis-
cutablement vrais ni n6cessaires. Elle utilise des termes dont le sens est controvers6 et
dont la d6termination ne repose pas sur des crit~res d’objectivit6. Elle peut ainsi justi-
fier des conclusions contradictoires'”. Par exemple, un motif qui exprimerait le carac-
tre d6sirable de prendre soin de sa sant6 pourrait soutenir
la fois le jugement selon
lequel autorisant ainsi le jugement selon lequel il peut 8tre d6sirable de fumer >. Cer-
tes, admet-il, on peut toujours transformer des raisons en pr6misses>>. Cependant, les
raisons ne cessent pas d’8tre contest6es du seul fait qu’elles sont formalis6es. Nous ne
gagnons donc rien
le faire : un syllogisme qui aboutit une contradiction ne peut
rien d6montrer'”. Perelman demande:

Qu’a-t-on gagn6 en transformant en un syllogisme, qui peut aboutir A une con-
tradiction, une argumentation non-contraignante, mais qui permet de justifier
une opinion plausible par de bonnes raisons, si ce n’est la satisfaction assez
pudrile de montrer qu’il y a moyen de ramener au m~me schdma syllogistique
tous les arguments quels qu’ils soient” ?

” Voir , ibid aux pp. 506-10.
‘”Alasdair Maclntyre 6crivait quelque chose de semblable au sujet du raisonnement pratique arms-
totdlicien : au terme du processus, 41 n’existe pas d’espace logique pour l’intervention d’un 616ment
suppl~mentaire – par exemple, une d6cision. Pour 1’agent pleinement rationnel, il ne reste plus rien A
ddcider, (A. Maclntyre, Quelle justice ? Quelle rationalitg ?, Paris, Presses universitaires de France,
1993 A lap. 152). Voir aussi , supra note 3.
“‘ Voir Logique juridique, supra note 166 A la p. 102. C’est d’ailleurs parce que les termes sont

controversis que l’on a recours A ‘usage pratique de la raison.

7 Voir Logiquejuridique, ibid. aux pp. 2-3.
SIbid. A ]a p. 3.

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L.B. TREMBLAY – LA TH -ORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

Ii faut admettre qu’un raisonnement pratique ne peut etre transform6 en syllo-
gisme < dont les pr~misses seraient indiscutablement vraies ou n~cessai-
res. Mais la question n’est pas lM. La question est de savoir si un raisonnement prati-
que ne pourrait pas 8tre transform6 en une forme de syllogisme autre qu’un syllo-
gisme formellement contraignant. Elle est de savoir si la dichotomie qui sous-tend la
these de Perelman entre le syllogisme qui 6chappe ‘ toute discussion par sa seule
forme et 1’argumentation dont les motifs sont sujets ‘a discussion est acceptable. Or, je
fais un raisonnement lorsque je dis:

*

I1 faut vivre en sant6.
* Fumer nuit ‘A la sant6.
* Donc il ne faut pas fumer.

En apparence, il ressemble meme au syllogisme formellement correct. Pourtant, je
n’affirme pas que les pr6misses sont incontestablement vraies et que la conclusion est
la seule possible de par sa seule forme. Certes, mes assertions peuvent avoir une cer-
taine pr~tention k la verit6 je peux m~me croire qu’elles sont vraies si j’y ai r~fl6chi
suffisamment en tenant compte des consid6rations pertinentes pro et con) ‘ . Mais je
n’affirme pas que le syllogisme 6chappe ‘a toute discussion de par sa seule forme. No-
tre experience avec le raisonnement pratique est trop fiche pour ne pas admettre que
de telles affirmations peuvent etre controversies et d6battues. En formulant ce syllo-
gisme, je soutiens uniquement que la conclusion r6sulte d’une inference pratique ma-
tiriellement contraignante. Si vous 6tiez en d6saccord avec ma conclusion (et.vous
pouvez certainement l’etre), il faudrait organiser une discussion et d6battre entre nous
du sens et du poids queje devrais plut6t donner aux pr~misses. Au terme de cette dis-
cussion, je pourrais changer d’opinion. Mais cela n’impliquerait certainement pas que
mon argumentation ne constituait pas un syllogisme pratique produisant une inference
valide.

Enfin, on pourrait avancer un motif d’ordre ontologique et soutenir qu’une inf6-
rence est, par nature, confin6e ‘ la logique formelle applicable au champ du syllo-
gisme classique. Mais je ne crois pas qu’un tel argument puisse etre d6montr6. Notre
experience personnelle du raisonnement pratique tend au contraire ha prouver
qu’argumenter &luivaut ‘a inf6rer. Lorsque je soutiens qu’il ne faut pas fumer <, je fais une inf6rence. J’6nonce que . Bien enten-
du, pour Wtre valide, cette inf6rence doit pr6supposer une autre pr6misse telle que la
sant6 est un bien, mais l’6nonc6 lui-mPme incarne une forme d’inf6rence. Ma prise de
position risulte d’une pr6misse pr6sum6ment valable : c’est parce que le tabac cause
le cancer que j’estime qu’il ne faut pas fumer. En fait, chaque fois qu’un agent 6nonce
les raisons de souscrire 4 une thse donn~e, il indique que cette these constitue une

,’ Je laisse la question de la vritd de c6t6 dans cet article. Je l’ai abord~e ailleurs : Voir Rule of
Law, supra note 1 ; , supra note 3 ; <, supra
note 26.

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(peut-etre la seule) oconsdquence logiqueo (dans un sens non-formel) des raisons
avancdes. Ces demires doivent done permettre d’<> la th~se en question, ne
fflt-ce que par une analyse du contenu meme des propositions.

Convenons done que les raisonnements pratiques peuvent etre reconstruits sous la
forme d’un <> (Practical Reaso-
ning, supra note 33 A la p. 5).

,S’ Prdsupposer que le l6gislateur puisse, dans ksfaits, formellement proceder par syllogisme serait
non seulement manifestement deraisonnable, mais exigerait d’un corps collectif une demarche que
n’empruntent ni les juges individuels ni les citoyens ordinaires. Lorsqu’une question pratique est le
moindrement complexe et difficile, comme le sont souvent les questions politiques, la d6liberation
collective et individuelle est elle-meme complexe. Elle proc~de par un mecanisme de va-et-vient entre
un ensemble de consid6rations plus ou moins pertinentes, plus ou moins bonnes et plus ou moins spe-
cifiques. Les principes se melent aux consid6rations consequentialistes, la morale A ‘economie, les

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L.B. TREMBLAY – LA THEORIE DU FONDEMENT RATIONNEL

Puisque la conclusion d’un syllogisme pratique est normative ou 6valuative, au
moins l’une des prmisses doit l’6tre aussi. Comme on le sait au moins depuis Hume,
il n’est pas possible d’inf6rer logiquement une proposition normative seulement t
partir de pr6misses non-normatives, tels que les jugements de fait. II existe un <
logique entre des jugements non-normatifs (ou non-6valuatifs) qui portent sur ce qui
<> et les jugements normatifs (ou 6valuatifs) qui concement ce qui devrait etre>>l.
Ainsi, le jugement de fait selon lequel > ne permet pas d’inf&er le jugement normatif selon lequel > (pas plus, d’ailleurs, que le jugement selon lequel n’implique celui selon lequel <). La logique exige l’introduction d’au moins une prdnisse nor-
mative plus g6n6rale telle que <>’.

Les pr~misses normatives peuvent

tre exprimdes sous la forme de jugements
prescriptifs comme, par exemple, < ou sous la forme de jugements de valeur comme >. Les jugements prescriptifs se caract~risent par
l’utilisation de termes normatifs tels que <>, , <>, etc.,
alors que les jugements de valeur se caract~risent par des mots comme , <>, etc. Lorsque la pr6nisse est prescriptive, la
conclusion est aussi une prescription. Ainsi, l’6nonc6 > par > par ).
N6anmoins, il est gdn~ralement pr~f6rable d’exprimer le syllogisme pratique sous une

int&ts personnels au bien commun, l’image de soi, du parti ou du gouvemement aux convictions, et
les 6motions aux raisons. Dans ces cas, la justification des decisions politiques au sens de la th~orie
du fondement rationnel passe par un expos6 de motifs qui n’est vraisemblablement pas fid~le aux
chemins <,rdels>>

qu’ont suivi les d~cideurs dans leur processus de d6lib~ration.

,84 Voir Hume, supra note 139.
,sLes syllkgismes qui contiennent uniquement des jugements de fait ne peuvent pas atre pratiques.

Ce sont des syllogismes th~oriques. Voir supra note 159 et le texte correspondant.

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forme > pour le motif que les conclusions normatives sont g~ndralement
<> : elles sont conques pour guider ou diriger les actes et les d6cisions
des agents, c’est-a-dire pour d6terminer en contexte ce qu’il faut faire ou ne pas faire,
d6cider ou ne pas d6cider, etc.

Dans un syllogisme pratique, au moins l’une des pr6misses normatives doit 6tre
constitude de ce que je qualifierai de principe, c’est–dire d’une norme qui exprime
ou pr6suppose un jugement de valeur qui s’inscrit dans le cadre d’une version plausi-
ble de la morale politique, soit la soci6t6 libre et d6mocratique”‘. Le principe indique
le bien auquel est cens6 contribuer la d6cision ou l’action politique, notamment la me-
sure 16gislative. Un bien peut constituer soit un 6tat de chose dont la r6alisation ou
l’av~nement est d6sirable, tel qu’un but social ou collectif, soit un 6tat de chose dont
la reconnaissance ou la protection est souhaitable, tel qu’un droit, un intr&t, une obli-
gation morale, un devoir social ou toute autre chose dont la valeur est intrins~que.
Dans le premier cas, on regarde < vers un 6tat de choses a accomplir, r6aliser
ou maximiser (la sant6 publique, la richesse collective, la diminution de l’usage du ta-
bac) alors que dans le second cas, on regarde < vers un 6tat de choses a re-

“‘ Comme je l’ai dit plus haut, les principes en question pourraient constituer les jugements de va-
leur les plus fondamentaux de l’dconomie politique, de la politique sociale ou de 1’6thique. Ces juge-
ments de valeur incament, pr6supposent ou postulent une conception de la bonne socidt6. Ce crit~re
marque la principale distinction qui existe entre la th6orie du fondement rationnel et la th~orie du fon-
dement l6gitime. Selon cette demi~re, les principes 6noncds dans les prdmisses doivent &tre confor-
mes A la meilleure th6orie de la soci6t6 libre et d6mocratique disponible. Ainsi, si l’une des prdmisses
d’ordre politique 6nonce un (ibid
lap. 352). La Cour a estim6 que ce
bien heurtait l’un des principes de la meilleure th6orie de la soci6t6 libre et d~mocratique disponible,
notamment celui selon lequel le gouvemement ne peut, dans un but sectaire, contraindre des person-
nes A professer une foi religieuse ou A pratiquer une religion en particulier (ibid. A la p. 347). La jus-
tification de la loi n’dtait donc pas valable. En vertu de la thdorie du fondement rationnel, la Loi sur le
dintanche aurait probablement t6 valide. On aurait certainement pu soutenir qu’au moins l’une des
interprdtations plausibles de ]a socidt6 libre et d6mocratique reconna
]a l6gitimit du principe selon
lequel Ie respect du sabbat chr6tien est un bien> puisqu’au moins l’une des interpretations plausibles
des principes d’une socidt6 libre et d6mocratique pourrait permettre a l’ttat d’imposer t tous un con-
g6 uniforme le dimanche pour le motif que ce jour 1M est celui de la < chr6tienne. En fait,
l’opinion rendue dans Big M Drug Mart, ibid, prdsupposait que la meilleure interpretation possible
de la socidt6 fibre et d6mocratique postulait le principe de neutralit6 de l’action gouvemementale en
mati~re reigieuse. Voir , supra note 76 aux pp. 507-08 . Cependant, on ne
saurait nier que l’une des interprdtations plausibles de la soci6t6 libre et d6mocratique pourrait uni-
quement postuler le principe de tol6rance (ou de non-persecution) religieuse. Voir par ex. S.D. Smith,
The Restoration of Tolerance > (1990) 78 Cal. L. Rev. 305. Un tel principe aurait probablement im-
pliqud que la Loi sur le ditnanche 6tait justifi6e. Voir par ex. l’opinion majoritaire dans
‘affaire Ro-
bertson etRosetany c. R., [1963] R.C.S. 651, 41 D.L.R. (2′) 485.

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connaitre, respecter ou prot6ger (le droit de chacun d’8tre le gardien de sa propre
sant6, le respect des engagements, la protection des ouvres d’art)’. Un bien peut en
outre 6tre simple ou complexe, il peut comporter plusieurs aspects. Enfin, un bien
foumit toujours le telos (ou l’un des telos) ou la finalit6 (ou l’une des finalit6s) meme
de l’action ou de la decision et indique toujours l’objectif (ou l’un des objectifs) poli-
tique qui a guid6 le l6gislateur dans le processus de d6lib6ration pratique au terme du-
quel il a pris une d6cision on a agi.

La determination d’un bien pr6suppose toujours au moins un jugement ant&ieur
sur la valeur relative de ce bien par rapport h d’autres (r6els ou all6gu6s), et cela ne
peut avoir lieu que dans le cadre d’un ordre normatif ant6rieur plus g~nral. Un bien
incarne donc toujours une valeur dont l’importance et le statut transcendent la pr6-
misse meme. C’est d’ailleurs cette valeur qui donne h une raison son caract~re < et qui fait que certains biens constituent des bonnes raisons d’agir et d’adopter
une loi particuire”u. I serait toutefois erron6 de croire que le , inf~r6e d’une m6thode idale ne demandant qu’une s6rie de d6ductions logi-
ques de v6rit~s ou de principes premiers obligatoirement applicables et capables
d’etre sanctionnds'”. Le bien et les jugements de valeur qu’il pr6suppose ne pourraient
6tre rien de plus que le r6sultat opolitique > d’une procdure conque pour permettre
aux groupes concurrents de d6battre et de nfgocier paisiblement entre eux des mesu-
res qui pourraient &re 1’avantage de chacun’*.

Les principes sont logiquement plus g~n~raux que les conclusions qu’ils contri-
buent h justifier. La g6n6ralit6 d’un principe (d’un terme, d’un concept, d’une propo-
sition) est toujours fonction de son extension, c’est-h-dire de l’ensemble des actes ou
des decisions qu’il recouvre. Ils peuvent en outre 8tre congus et formul6s k divers ni-
veaux de g6n6ralit6, selon 1’aspect du raisonnement que l’on veut clarifier ou qui est
en litige. Lorsque les pr6misses sont conques ou formulaes A un niveau tr~s 61ev6 de
g6n6ralit6, le bien en question indique le telos ultime de la dcision ou de 1’action.
Ainsi, le principe 6nongant qu’ et les considerations .

‘” La valeur de l’dtat de choses qui constitue un bien contribue aussi t expliquer le caract~re causal
de la raison d’agir puisque la valeur entrane diverses attitudes, croyances, dmotions, etc., qui pous-
sent I’ agent A dcider ou agir.

“‘ Voir aussi ma discussion ci-dessus dans le texte correspondant aux notes 165-80, ci-dessus.
’90 Voir B. Barber, The Conquest of Politics: Liberal Philosophy in Democratic Times, Princeton,

NJ., Princeton University Press, 1988.

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conques ou formul~es a un niveau moins 61ev6 de grnralit6, le bien 6nonc6 foumit un
telos interm6diaire. Ce serait le cas par exemple si le principe 6nongait qu’<. Enfin, lorsque que les principes sont congus ou
formul6s
un niveau tr~s peu 6lev6 de g6nrralit6, le bien nous permet d’obtenir un
(ou le) telos imm6diat de la drcision ou l’action. Le principe 6non~ant qu’< indique un bien sprci-
fique qui correspond au but ou h l’un des buts imm6diats de la ddcision d’interdire la
publicit6 du tabac.

Les biens 6nonc6s dans les pr6misses peuvent donc etre organisrs d’une mani~re
hi6rarchique. Ils peuvent s’enchainer les uns aux autres a partir du bien ou du telos le
plus ultime jusqu’aux biens ou buts les plus imm&liats. Les principes s’emboitent les
uns dans les autres h partir du plus grn6ral jusqu’au plus particulier. C’est en ce sens
que l’on peut dire que les infdrences pratiques se caractgrisent par une relation
(moyen-fim>. La conclusion pratique (la ddcision ou
‘action) constitue un moyen, et
peut-8tre meme le moyen qui, compte tenu du bien vis6, doit itre utilis6 pour le rrali-
ser. De m~me, chaque bien et chaque telos particulier constitue un moyen en vue de
rdaliser un bien ou un but plus g~n6ral. Ainsi, la conclusion selon laquelle <1l faut in- terdire la publicit6 du tabac > est un moyen en vue de rraliser le bien (ou telos) imm6-
diat selon lequel > . A son tour, ce bien (ou telos) im-
m&.iat est un moyen en vue de rraliser le bien (ou telos) interm6diaire selon lequel (> .Enfin, ce bien (ou telos) intermrdiaire est un moyen
en vue de r6aliser un bien (ou telos) ultime, tel que . On pourrait
pr6senter cela d’une autre mani~re en disant que chaque considration avancre dans
une affaire donnde est une raison d’.dicter une loi parce qu’elle contribue elle-meme,
comme moyen, A r6aliser un but conqu par le l6gislateur comme un bien plus fonda-
mental.

Cet enchainement inevitable des biens et des telos dans le processus de raisonne-
ment pratique contribue h expliquer la difficult6 r~elle qu’ont les juristes a identifier
addquatement les objectifs sp6cifiques d’une mesure litigieuse. I1 est notoire que, dans
plusieurs d6cisions, les juges ne se sont pas entendus sur le degr6 de grn6ralit6 appro-
pri6 pour situer l’objectif de la mesure litigieuse aux fins d’une analyse moyen-fin (le
test de Oakes)”. Les auteurs ont 6t6 nombreux A souligner ces drsaccords et plusieurs
en ont tir6 des cons&luences sceptiques'”.

Dans un syllogisme pratique, au moins l’une des pr6misses doit exposer la situa-
tion sprcifique dans laquelle une action doit etre prise. II ne suffit donc pas d’6noncer

Voir par ex. les drsaccords entre les juges sur la nature de l’objectif dans les affaires Rodriguez,
supra note 19 ; R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731,95 D.L.R. (4) 202 ; Lavigne c. S.E.ERO., [1991] 2
R.C.S. 211, 81 D.L.R. (4′) 545 ; R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154, 84 D.L.R.
(4′) 161 ; Renvoi relatift Part. 193, supra note 28 ; Chaulk, supra note 28 ; Cotroni, supra note 9.

“‘ Voir par ex. A. Bigenwald, – (1994) 35 C. de D. 779 ; N. Siebrasse, > (1991) 23 Ottawa L.R. 99.

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une pr6misse normative indiquant le bien t r6aliser, telle qu’, pour que puisse 6tre validement inf6rde la conclu-
sion il faut interdire la “publicit” du tabac>>. I1 est n6cessaire d’introduire une pr6-
misse exposant les circonstances qui, compte tenu du bien 6nonc6 dans la pr6misse
normative plus g6n~rale, requiert une decision ou une action donnde. Le jugement de
fait selon lequel, dans les circonstances, > uniquement
aux fins du raisonnement pratique dont il est question. Elle pourrait donc 6tre consti-
tuee d’un jugement de valeur au sens 6labor6 ci-dessus. Elle pourrait 6noncer, par
exemple, quelque chose qui signifierait que dans les “faits”, le cancer est ind6sira-
ble ou que c’est un “fait” qu’il est “urgent” de s’attaquer h la publicit6 du tabac1 9′ .
Ceci pr6supposerait une 6valuation ant6rieure sur laquelle on juge qu’il n’est pas n6-
cessaire de revenir aux fins de ce raisonnement. Par cons6quent, les prdmisses qui
constituent des jugements de valeur ou tirent leur signification d’6valuations 6cono-
miques, sociales, morales ou politiques ant6rieures demeurent non-normatives aux
fins de ce raisonnement pratique si elles sont conques pour 6noncer les circonstances
qui fournissent A l’agent l’occasion d’agir. C’est probablement la raison pour laquelle
les expressions faits 16gislatifs > ou faits sociaux>> d6signent autant les jugements de
fait proprement dits que les jugements de valeur qui, pour le 16gislateur, font office de
pr6misses non-normatives”‘.

La question de savoir si un jugement de valeur constitue un principe normatif ou
une pr6misse non-normative ddpend du raisonnement en cause. Dans le raisonnement
suivant, la seconde pr6misse est > meme si elle comporte un jugement
6valuatif:

* I1 faut prot6ger la sant6 publique.
* L’usage du tabac constitue un fl6au > pour la sant6.
* I1 faut d~courager l’usage du tabac.

Elle indique qu’il existe dans le monde un certain 6tat de chose (un fl6au> ou, plus
precis6ment, le fl6au que constitue l’usage du tabac>>), meme si l’existence de cette
> n’a de sens que dans le cadre d’une interpretation 6valuative de faits empiri-
ques (l’usage du tabac) qui pr6supposent logiquement que des jugements de faits et
des jugements de valeur ont 6t6 pos6s. Par contre, la premiere pr6misse est normative;
elle 6nonce un principe.

.93 Voir la partie I.C., ci-dessus.
Voir la partie II.D., ci-dessus.
‘ Voirsupra notes 118 et 157.

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Dans un syllogisme pratique valide, les pr6misses doivent rationnellement soute-
nir ou appuyer la conclusion. Elles doivent lui donner un certain poids. Autrement, la
pr6tendue inf6rence ne serait pas valide. Le soutien se caract6ise par un lien structu-
ral qui unit le contenu des pr6misses qui font office de raisons justificatrices celui de
la conclusion pratique. II fait en sorte que la conclusion est contenue, d’une certaine
mani~re, dans les pr6misses”‘. La question de savoir si, dans un cas donn6, la conclu-
sion est soutenue par les pr6misses d6pend de critres dont l’application demande,
dans une tr~s large mesure, une perspicacit6 personnelle que la logique seule ne peut
rendre compte. Nanmoins, on peut identifier quatre crit~res g6n6raux.

Premirement, le raisonnement pratique doit d’abord se conformer aux lois et aux
principes fondamentaux de la logique formelle comme, par exemple, le principe
d’identit6, le principe de non-contradiction, le principe du tiers-exclu, la loi des con-
traires, la loi des subcontraires, les lois des subalternes, la loi des contradictoires’97,
etc. Le raisonnement suivant serait donc invalide : < 'Itat doit promouvoir la libert6 d'expression, l';Itat doit 6tre patemaliste ; par cons&luent il faut interdire la publicit6 du tabac>>. Sans plus d’information, de telles pr6misses ne donneraient aucun poids A.
la conclusion ; elles seraient contradictoires.

Deuxi~mement, les termes utilis6s dans les pr6misses et la conclusion doivent re-
cevoir une signification sp6cifique concevable compte tenu d’une thorie plausible de
l’interpr6tation et/ou de la signification. Ils ne doivent 6tre ni impr6cis, ni ind6finis, ni
ambigus. Ainsi, le raisonnement suivant ne donnerait aucun poids h la conclusion : <(il la vraie justice ; faut promouvoir la vraie justice ; la publicit6 du tabac porte atteinte donc il faut interdire la publicit6 du tabac>. Pour que la pr6misse puisse appuyer la
conclusion, il faudrait que le concept de vraie justice>> soit plus sp~cifique’9′. II fau-

Voir les parties 1.4. et II.B., ci-dessus.

‘”Pour une introduction, voir A. Virieux-Reymond, La logiqueformelle, 3’ &l., Paris, Presses uni-

versitaires de France, 1975.

“‘ Cette proposition illustre l’une des difficult6s que pr~sentent les jugements de la Cour suprame.
Par exemple, dans l’affaire Edwards Books, supra note 9, la Cour devait decider si la Loi qui imposait
un jour de repos et de loisir hebdomadaire uniforme contrairement A la libert6 de religion garantie b
‘art. 2(a) de la Clzarte 6taitjustifi6e aux fins de l’article premier. Dans son opinion minoritaire, lejuge
La Forest 6nonga, A lap. 793, que l’objectif de prdserver le dimanche commejour de repos et de loisir
hebdomadaire uniforme dtaitjustifi6 puisque l’atmosph~re de repos et de d6tente collectifs tradition-
nellement associ6e au dimanche et les effets de r6cup6ration qui en rsultent constituent un objectif
que le 16gislateur peut raisonnablement consid~rer comme n6cessaire au bien-9tre de la population>>
[nos italiques]. Soutenir qu’une loi vise une proccupation urgente et r6elle ds qu’elle peut raisonna-
blement 8tre conque comme n6cessaire au bien-Ire de la population> pose une difficult6 puisque ce
concept est, sans plus d’information, aussi peu contraignant que le concept de vraie justice>. I1 faut
toutefois ajouter que le juge La Forest semble approuver les motifs du juge en chef Dickson. Or, ce
demier a tent6 de fonder la justification de la Loi sur quelque chose de plus precis, notament sur le
caract~re d6sirable de prot~ger certaines cat6gories de travailleurs afin qu’ils puissent jouir d’une
journe de repos uniforme avec leurs proches. Dans cette mesure, le raisonnement pratique du ldgis-
lateur serait valide.

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drait d6terminer sa compr6hension et/ou son extension”. Ainsi, une pr6misse qui
6noncerait qu’<> devrait re-
cevoir une signification qui fasse en sorte que le terme <(acte>> ne puisse viser que les
cas qu’il est cens6 viser . II faudrait d6terminer, par exemple, si les conversations pri-
v6es dans lesquelles une personne explique ‘ ses amis que fumer est agr6able, ou si
les films dans lesquels des acteurs fument, constituent des < ind6sirables. II fau-
drait donc d6terminer si ces conversations ou ces films doivent 8tre ou non exclus du
champ d’application du concept et, par voie de cons6quence, du jugement pratique.
Enfin, conform6ment au principe d’identit6 d6jA mentionn6, une fois le sens des ter-
mes 6tabli, il doit demeurer constant dans un m~me raisonnement.

Troisi~mement, l’enchainement des propositions doit r6pondre

un crit~re de
pertinence. Un raisonnement tire sa valeur du bien en vue duquel une d6cision est
prise ou une action est requise ainsi que des circonstances sp6cifiques qui foumissent
l’occasion d’agir ou de d6cider. La conclusion doit donc convenir A la fois au bien
qu’elle est cens6e servir et aux circonstances en question. Les raisonnements suivants
seraient donc invalides : <> ; <>.

Dans la mesure oi le raisonnement se caract6rise par une hi6rarchie de biens, le
contenu de la pr6misse exprimant le bien qui est cens6 constituer le telos imm6diat de
l’action ou de la decision doit se rapporter au bien interm6diaire 6nonc6 dans une
pr6misse plus g6n6rale. De la m~me mani~re, le contenu de la pr6misse interm6diaire
doit avoir un rapport avec celui de la pr6misse qui exprime le bien ultime en vue du-
quel tout le raisonnement pratique est cens6 atre fond6. La validit6 d’un raisonnement
pratique d6pend donc d’un enchainement logique, au sens materiel, qui permet de
partir de la conclusion et de remonter vers le bien ultime par une suite d’inf6rences
pratiques ou, inversement, de partir d’un bien fondamental et aboutir, grace ‘ des inf-
rences pratiques valides, au contenu m~me de la conclusion. Si l’une des pr6misses
6nonc6es dans la chaine de raisonnement est non-pertinente, c’est-A-dire si son conte-
nu n’a aucun rapport soit avec une pr6misse qui la pr6c~de, soit avec l’une des pre-
misses ou avec la conclusion qui est cens~e en d6couler, l’inf6rence est invalide. Ce
n’est donc pas simplement un cas oi la conclusion est soutenue par de mauvaises rai-

‘9 Ce n’est pas le moment d’entrer dans les controverses techniques au sujet de ce qu’est le sens
d’un mot. II suffit de rappeler que
‘extension d~signe la cat6gorie de toutes les choses susceptibles
d’Etre qualifi6es du terme en question. Les th6ories <> ou <> postulent
que le sens des mots est principalement ou exclusivement une affaire de <. Pour sa part, la
comprhension d6signe les crit res, les caractdristiques ou les qualit~s sp&cifiques qui forment ou
constituent le sens ou la d6finition d’un terme donn6. Les thfories qui postulent que le sens est princi-
palement ou exclusivement une affaire de definition sont g6n6ralement qualifi6es de <.

200 Dans le contexte du processus de d&ision judiciaire, j’ai qualifi6 de <>
celle qui permettait de sp6cifier le sens des concepts juridiques utilis6s dans une prmisse majeure.
Voir Rule of Law, supra note I aux pp. 46-47, 51-56 ; <>, supra note 26.

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sons (impliquant par lM un raisonnement faible) ; c’est un cas oi le raisonnement n’est
pas valide. A d6faut d’autres raisons, la d6cision ou l’action litigieuse doit atre consi-
d6r6e comme priv6e de fondement rationnel.

Enfin, les pr6misses qui font office de raison doivent elles-memes avoir un certain
poids, c’est-4-dire un > de force persuasive. Autrement l’inf6rence ne serait
pas valide. k quelles conditions peut-on conclure qu’une pr6misse poss~de un poids
minimal ? En vertu de la th6orie du fondement rationnel, la r6ponse est d~s que le ju-
gement de fait ou de valeur qui la constitue poss~de un fondement rationne201.
Comme on le sait, le contr~le judiciaire de la validit6 de la justification d’une mesure
litigieuse fond6 sur cette th6orie n’exige pas une 6valuation du poids ou de la force
v6ritable, de la valeur, du caract~re acceptable ou d6sirable, de la sagesse ou de
l’opportunit6 des pr6misses. La question n’est pas de savoir si les raisons avanc6es par
le 16gislateur sont des bonnes raisons ou si la conclusion est 16gitime et bien fondde.
Elle est uniquement de savoir si les pr6misses ont un poids minimal>, c’est-A-dire si
elles ont elles-memes une certaine force persuasive. Ainsi, s’il est d6montr6 qu’elles
poss~dent un fondement rationnel et que les autres crit~res de validit6 sont rencontr6s,
le poids des pr6misses est d~s lors <

.

Ce crit~re de validit6 entraline aussi que tous les <>, c’est-h-dire
les conflits r6sultant du poids relatif des considdrations concurrentes qui foumissent
des raisons valables de poser des actes incompatibles, sont r6solus par le 16gislateur.
Ces consid6rations concurrentes peuvent 8tre constitu6es de principes logiquement
compatibles mais pointant dans diverses directions, de biens contradictoires ou con-
traires et/ou de jugements d’6valuation et/ou de faits controvers6s et contest6s
l’int6rieur d’une m~me discipline, dans diverses disciplines, ou simplement dans la
communaut6 en g6n6ral. En vertu de la th6orie du fondement rationnel, il n’appartient
pas aux tribunaux de v6rifier si l’6quilibre du poids relatif des diverses considdrations
pertinentes concurrentes dans une situation donn6e a dt6 ad6quat, bien fond6 ou 16gi-
time. La r6solution des conflits de raisons, de m~me que la d6termination de l’ordre
hi6rarchique des divers biens ultimes, interm~diaires et imm6diats concurrents, doi-
vent relever du 16gislateur .

Certaines pr6misses constitutives d’un raisonnement pratique avanc6 au soutien
d’une position donn6e peuvent 8tre implicites. Elles existent lorsque la conclusion les
pr6suppose et lorsqu’il existe un chainon manquant dans l’enchainement des prmis-
ses censdes la justifier. I1 est d~s lors n6cessaire de les expliciter de mani~re A combler

201 Voir les parties H.C. et I.D., ci-dessus.
2 Ce poids > ne permet 6videmment pas d’infdrer que la conclusion est bonne, qu’ele est
la meilleure ou la seule possible. Le caract&e vsuffisant>> doit 8tre compris dans un sens faible : il in-
dique uniquement que la conclusion possbde un fondement rationnel compte tenu des motifs all6gus.

..3 Sur les conflits de raisons, voir Practical Reasoning, supra note 33.
o Ce crit~re touche le ceur des thories de la d6f&ence ou de la retenue judiciaire. L6tude des rai-
sons morales et politiques qui justifient le principe selon lequel les tribunaux doivent laisser au 16gis-
lateur la responsabilit6 de rsoudre les conflits de raisons d6passe les objectifs de cet article.

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le foss6 logique qui, sans elles, invaliderait l’inf6rence pratique. Les pr6misses impli-
cites peuvent &re normatives (il faut promouvoir la sant6) ou non-normatives et 6tre
constitu6es de jugements de fait (la publicit6 influence les comportements) autant que
dejugements de valeur (le cancer est un flau).

En pratique, il n’est pas n6cessaire ni meme utile pour un agent d’exprimer expli-
citement toutes les pr6misses qui font partie de son processus de justification. Par
exemple, l’6nonciation des pr6misses qui ne font pas l’objet de d6saccord (il y a eu
une guerre mondiale entre 1939 et 1945), de celles qui sont 6videntes (quand le ciel
est bleu, il ne pleut pas) et celles que l’on peut raisonnablement tenir pour acquises
dans certains milieux (Frangois Mitterand a 6t6 pr6sident de la France) peut etre in-
utile. Ces propositions font partie du contexte dans lequel la justification procMde et
on peut raisonnablement croire qu’un interlocuteur en tient compte lorsqu’elles sont
pertinentes et n6cessaires
. la compr6hension d’un raisonnement. Nanmoins, puis-
qu’une infdrence pratique ne saurait etre valide sans ces propositions, il peut etre n6-
cessaire, aux fins du processus de contrOle judiciaire, de les reconstruire et de les ins6-
rer dans le syllogisme pratique.

D’autres pr6misses implicites peuvent etre beaucoup moins 6videntes et faire
1’objet de d6saccords s6rieux. Dans ce cas, il est n6cessaire de les rendre explicites, t
d6faut de quoi l’inf6rence serait invalide. Par exemple, si la seule consid6ration pour
laquelle on interdisait la publicit6 du tabac 6nongait que 4ca publicitd du tabac encou-
rage l’usage du tabac , il lui manquerait une pr6misse normative. N6anmoins, puisque
la consid6ration constitue une raison qui pointe vers une action presum6ment d6sira-
ble (l’interdiction de la publicit6), logiquement, il faut pr6supposer l’existence d’une
telle pr6misse . Quel que soit son contenu, cette demi~re doit exprimer un
principe plus g6n6ral qui 6nonce le bien qu’il convient de r6aliser. Ce pourrait ftre,
par exemple, le suivant :

. Ce principe justifierait
l’6nonc6 suivant : motiv6 le

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16gislateur 5 . II ne serait done pas acceptable, en vertu de la th6orie du fondement ra-
tionnel, de forger a posteriori une prdmisse implicite dont 1’objet serait de rationaliser
la d6cision politique du 16gislateur.

Conclusion

Les propositions constitutives de la th~orie du fondement rationnel dtablissent
donc, aux fins de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertis, les
crit~res qui permettent de distinguer une raison ou un motif <> et que la >, que le moyen choisi avait un compte tenu de l’objectif A attein-
dre et des autres moyens disponibles, et que le fardeau impos6 sur les droits garantis
dtait au b6n6fice obtenu par la r6alisation de l’objectif vis6. De plus,
les propositions pourraient 6tre applicables dans d’autres contextes, mutatis mutandis,
notamment en droit administratif et en droit constitutionnel lorsque la justification
des d6cisions politiques ou des actions gouvernementales est soumise une forme de
contr6le judiciaire empreint de d6f&ence envers l’autorit6 gouvemementale et 16gis-
lative.

Enfin, la th6orie du fondement rationnel ne constitue qu’une th6orie du contr6le
judiciaire des mesures l6gislatives et gouvernementales fond6e sur 1’article premier de
la Charte. J’ai donn6 t l’autre thdorie le nom de oth6orie du fondement 16gitime>.
Cette demi~re constitue une version des
l’< ou de
1′> judiciaire en droit public et en philosophie du droit. Ses propo-
sitions constitutives, en plus d’incorporer la plupart des propositions de la th6orie du
fondement rationnel, 6tablissent le type de considdrations qui, compte tenu de certains
standards ou crit~res normatifs, constituent des bonnes raisons de restreindre les
droits constitutionnels garantis. Bien que l’61aboration de cette th6orie devra faire
l’objet d’un autre article, on peut d6j entrevoir qu’elle constituera non seulement la
th6orie la plus int6ressante, mais aussi la plus controversde des deux.

theories de

… Sur ce point, voir supra notes 25-27 et le texte correspondant.
“6 Supra note 7.