Article Volume 32:4

La Mort De La Littérature Juridique–Le Droit Et Le Savoir: Mémoire En Défense

Table of Contents

Mc GILL LAW JOURNAL

REVUE DE DROIT DE McGILL

Montreal

1987

Volume 32

No 4

La mort de la litt6rature juridique ?

Le droit et le savoir: Mmoire en d6fense

Christian Atias*

c’est-A-dire l’6tude du droit par
d’accuser un important retard

Certains sp6cialistes des sciences sociales et
de ‘6pistgmologie d6noncent la litt6ratureju-
ridique. Ils reprochent A 1’6tude << interne >>
du droit –
les juristes –
par rapport A l’8tude << externe >> du droit –
telle qu’elle serait menge par les sp~cialistes
des autres sciences. Dans un premier temps,
l’auteur reprend r6volution de ]a distinction
<< interne-externe >>, et critique l’interprta-
tion qu’en a fait le rapport Le droit et le sa-
voir. La <( critique externe >> repose sur des
pr6ceptes fragiles, et l’auteur affirme que la
litt6rature juridique est proprement le lieu de
l’6tude du droit et du savoir des juristes. En
second lieu, l’auteur porte son regard sur
l’avenir du savoirjuridique. II souligne ]a n6-
cessit6 d’utiliser un amalgame de techniques,
tir6es de la philosophie, de l’anthropologie et
des autres sciences sociales, pour aider le ju-
riste A expliciter les hypotheses des divers rai-
sonnements et th6ories juridiques. Eauteur
souhaite une int6gration des enseignements
de la science juridique et de ceux des sciences
sociales, et il envisage la renaissance d’un sa-
voir global, d’une 6pist6mologie de synthse
qui exploitera l’affinit6 des differentes disci-
plines entre elles.

Some experts in the social sciences and epis-
temology criticize legal scholarship. They
claim that the “internal” study of the law –
namely, the study of law by jurists themselves

lacks the sophistication of an “external”
study –
namely, the study of law by social
scientists. The author first outlines the evo-
lution of the “internal-external” distinction,
and examines the way it was interpreted by
the report on Law and Learning. The “ex-
ternal criticism” of social scientists rests on
fragile precepts, and the author concludes
that legal literature is properly the forum for
the study of the law and legal science. Second,
the author looks to the future of legal schol-
arship and sees a need to use an amalgam of
philosophical, anthropological and other so-
cial science techniques to help the jurist un-
derstand the precepts of diverse juridical
arguments and theories. The author calls for
an integration of legal science and the other
social sciences, and hopes for the emergence
of a global science, a synthetical epistemology
which would exploit the affinity between di-
verse disciplines.

*De la Facult6 de Droit et de Science Politique d’Aix-Marseille (Institut Portalis), Boulton
Senior Fellow, Facult6 de droit, Universit6 McGil (1986-1987). Ayant eu la chance exception-
nelle que m’a donn6 la Fondation Boulton d’8tre accueilli dans une institution aussi prestigieuse
que l’Universit6 McGill, je savais d’embl6e que l’accord serait d6s6quilibr6: comment rendre
A la Facult6 une petite part de tous les bienfaits dont elle m’a combl6 ? Que les responsables
– Monsieur le doyen Roderick Macdonald en particulier –
et tous les collfgues qui m’ont
entour6, qui m’ont aid6 de leurs conseils, qui m’ont guid6 dans ]a recherche de la documen-

752

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

Sommaire

I.

Un droit dans sa littrature, on les vertus d’un savoir juridique interne

A. L’dPolution de la distinction des points de vue interne et externe
B. Les insuffisances de la distinction des points de vue interne et

externe

II. Une littrature dans son droit, on les espoirs d’un savoir sans fronti~re

A. Le nom de la science
B. La surpie d’un autre savoir

.- De quelle mort ? Imaginez la devant nous cette belle litt~rature juri-
dique de langue frangaise, l forte d’une splendeur qui ne saurait se faner! I1
ne faut pas la voir avec les yeux de ses ennemis, <>2. Elle apporte encore aux juristes de notre temps les enseignements du
pass6 sans lesquels ils ne pourraient tenter de preparer ravenir. Elle traverse
les sixties, entourfe de ses innombrables amants. Il y en eut de discrets dont
l’apport pourtant ne fut pas n6gligeable; il y en eut de tapageurs. II y en
eut de timides qui suivaient la ligne trac~e par d’audacieux pr~d~cesseurs.
II y en eut de raisonnables et d’imaginatifs. I1 y eut les g6n6rations pas-
sionnfes d’histoire, de thdorie, de philosophie ou seulement d’abstraction ;

tation, qui m’ont fait b6nfficier de leurs rfflexions trouvent ici 1’expression de ma chaleureuse
gratitude. J’ai tant appris i leurs c6t~s et grAce A eux que je n’6tudierai probablement jamais
plus une question de droit de la m~me faon qu’avant ce sjour A Montreal. En accueillant un
professeur frangais qui n’avait aucun titre A faire valoir pour m6riter un tel honneur et tous
les avantages qui y 6taient attachfs, les collgues qufb~cois ont fait preuve d’une g~n~rosit6 A
tA particuli~rement sensible. Puissent-ils n’avoir pas 6t trop d~gus par leur choix!
laquellej’ai
‘Les exemples dvoqufs ici seront emprunts A la litt~rature francaise et, dans la mesure oA
j’ai pu en prendre une premiere connaissance, A la littrature qufbfcoise; quelques allusions
seront 6galement faites A la Belgique. C’est dire combien mon propos est limit6.
2J. Racine, Phdre, Racine: Th6atre complet, t. 2, Paris, Gallimard, 1983, 275 A la p. 292

(acte II, scfne V) [c’est nous qui transposons au feminin].

1987]

LA MORT DE LA LITTERATURE JURIDIQUE?

753

il y eut celles qui, atteintes de torticolis, 3 voulaient connaitre seulement la
pratique du jour et le fait actuel. II y eut des maitres de la recension, d’in-
satiables collectionneurs de jugements et de references et, face A eux, des
(( faiseurs de syst~mes
,4 des brasseurs d’id~es. II y eut les H~r~dia du d6tail,
les Victor Hugo de la synthse, les Apollinaire de la notion, les Mallarm6
de la cat~gorie, les Villon de la qualification. Port~e par leurs efforts, nourrie
de leurs oeuvres, anime par leurs differences, voire par leurs rivalit~s, la
litt6rature juridique a v6cu. Et nul ne se demandait si, dans cette litt~rature-
If, il y avait bien du droit ; nul ne se demandait si la science du droit m~ritait
bien son nom.

I1 parait que c’en est fini. Beaucoup parlent des maladies, voire de la
mort de notre litt6rature juridique. Et tous ne le disent pas avec cette sorte
de nostalgie que les grands hommes laissent apr s eux et qui incitait Musset
A6crire:

Aujourd’hui l’art n’est plus, –
Notre litt~rature a cent mille raisons.
Pour parler de noy6s, de morts, de guenilles.
Elle-meme est un mort que nous galvanisons 5

personne n’y veut croire.

Imaginez-la devant nous. < [S]entant sa mort prochaine >,6 la littfrature
juridique rassemble autour d’elle ses amours et ses enfants. Elle leur d~signe,
avec une fiert6 attendrie, quelques-uns de ses plus beaux fleurons. Car elle
n’a rien A envier A la po~sie7 ou au th6etre ;8 elle a ses lettres de noblesse.
Si Stendhal disait avoir appris la langue frangaise, la meilleure langue fran-
gaise, en lisant le Code civil, ni du Bellay, ni Boileau, ni les Anciens, ni les
Modernes ne renieraient les formules les plus heureuses de Planiol, de De-
molombe ou de Portalis: comment oublier < ce concert indflib 6r, [...] cette puissance invisible, par laquelle, sans secousse et sans commotion, les 3C.H.S. Fifoot, Judge and Jurist in the Reign of Victoria, London, Stevens and Sons, 1959 [I]f a stiff-necked generation would not learn from the past, it should find it hard A la p. 76: to profit from the present [...] > .

4VoirJ. Riv6ro, v Apologie pour les ‘faiseurs de syst~mes’ D.1951.Chron.99 ; Chenot, concl.

sous Cons. d’tat, 10 fevrier 1950, Sieur Gicquel, Rec.1950.100.

5A. de Musset, La coupe et les lvres, Premieres po6sies de Alfred de Musset, Paris, Char-

pentier, 1867, 205 A la p. 212.

6J. de LaFontaine, Le laboureur et ses enfants, P. Michel et M. Martin, d., LaFontaine:

Fables, t. 1, Paris, Bordas, 1969, 213.

711 est vrai que, dans la litt6rature de common law, des vers peuvent etre cites: voir K.N,
Llewellyn, The Common Law Tradition, Boston, Little, Brown, 1960 A lap. 399. En droit civil,
il faudrait songer aux brocards de Loysel.

8La littfrature juridique s’efforce aussi de d6finir ses canons: voir P. Samuelson, ((Good

Legal Writing: Of Orwell and Window Panes > (1984) 46 U. Pitt. L. Rev. 149.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 32

peuples se font justice des mauvaises lois, et qui semblent prot6ger la soci6t6
contre les surprises faites au 16gislateur, et le l6gislateur contre lui-mame ? >>9

II y a peut-8tre IA quelques raisons d’esp6rer. Apr6s tout, la mort de la
litt6rature juridique avait d6jA W annonc6e A maintes reprises. Leibniz ne
cherchait-il A remplacer le droit par les math6matiques ?1o R6guli6rement,
l’antienne lancinante revient. Quelque sombre proph6te annonce que les
juristes ne pourront plus 6crire. S’il faut croire ces augures, le ph6nom6ne
aurait des manifestations diverses, contradictoires. Parfois, c’est seulement
une appr6ciation port6e sur la qualit6 du style juridique I qui conduit A
souhaiter ou A annoncer l’extinction rapide d’une aussi pi6tre production.
Parfois, le constat est plus fondamental, plus radical aussi. Les juristes se-
raient menac6s d’8tre r~duits au silence, puis de disparaitre soit par le progr6s
du droit qui n’aurait plus besoin –
comme si la litt6rature juridique avait
W une maladie du droit –
d’8tre d6crit tant il deviendrait pr6cis, clair et
complet,12 soit par l’exc~s de droit qui interdirait d’aller au-deli des constats
d’urgence et des analyses d’actualit6,13 soit par l’appauvrissement du droit
qui deviendrait catalogue, liste de donn6es, table de r6ferences. 4 Parfois
enfin, des distinctions apparaissent. Ce n’est plus la litt6rature juridique
dans son ensemble qui d6cline; c’est tel ou tel de ses aspects jug6 parti-
culirement important ou symbolique. C’est la doctrine,’ 5 c’est la th6orie16
qui sont en crie.

9J.-E.-M. Portalis, Discours, rapports et travaux inedits sur le Code civil, ed. par E Portalis,

Paris, Joubert, 1844 A la p. 18.

1oVoir G.W. Leibniz, Dissertation on theArt of Combinations [1666], Leibniz: Philosophical
Papers and Letters, trad. par L.E. Loemker, Dordrecht, Holland, D. Reidel Publishing, 1969,
c. I ; du mame, A New Method for Learning and Teaching Jurisprudence [1668], Leibniz:
Philosophical Papers and Letters, supra, c. 2.

1Voir S. Stark, <(Why Lawyers Can't Write)) (1984) 97 Harv. L. Rev. 1389. 12Ce pourrait 6tre un rave du positivisme le plus 6troit! Comparer L.L. Fuller, The Law in Quest of Itself, Chicago, Foundation Press, 1940 aux pp. 138-40. 13 Voir J. Carbonnier, Essai sur les lois, [s.l.], Repertoire du Notariat Defr6nois, 1979 A la p. 124 [r6impression de D.1975.Chron.115]; N. Nitsch, > (1982) 27 Arch. phil. dr. 161 ; et R. Savatier, (LIinflation 16gislative et l’indigestion
du corps social)> D. 1977.Chron.43.

14C’est la crainte de la r6glementation, en particulier.
15 Voir P Durand, <(La connaissance du ph6nomne juridique et les tfiches de la doctrine moderne de droit priv6 )> D.1956.Chron.73; R.A. Macdonald, ((La doctrine: Source de droit
administratifqu6b6cois ?)> (1984) 29 R.D. McGill 340; du meme auteur, <(La nature, le r6le et linfluence de la doctrine universitaire en droit administratifqu6b6cois >> (1985) 26 C. de D.
1071 ; A. Tune, < Sortir du n6olithique: Recherche et enseignement dans les Facult6s de droit >
D.1957.Chron.71. Voir aussi J. Br~the de ]a Gressaye, <( De la connaissance pratique du droit et de ses difficult6s )> D. 1952.Chroja.89.

16 Voir les diflrents articles dans (1986) 4 Droits (consacr6s au sujet <(crises dans le droit >);
comparer O.M. Fiss, ((The Death of the Law? )> (1986) 72 Cornell L. Rev. 1 (A propos de
l’analyse 6conomique du droit et du mouvement d’6tudes critiques du droit).

1987]

LA MORT DE LA LITTERATURE JURIDIQUE?

755

Cette diversit6 des presentations suscite l’in6vitable question: si la lit-
t~rature juridique doit 8tre abandonn~e, si ses indispositions sont multiples
et ses malaises innombrables, quelle sera sa fin ? Plusieurs semblent conclure
A la mort par malnutrition ; d’autres songeraient plut6t A une forme maligne
d’indigestion:

‘Legal literature’ may at first impression sound rather grandiose, but it is
both a useful and a neglected category. […] Yet for academic lawyers in par-
ticular the general health of our legal literature should be a matter of profes-
sional concern. At present the patient is not moribund, indeed frenetic energy
is one of its symptoms, but it is suffering from a number of ailments which
are not easy to diagnose, let alone to cure.’ 7

Ce qui est sir, c’est que l’entente ne r~gne pas sur les termes.
2.- De quelle littraturejuridique ? Parler de litt~rature juridique peut etre
un moyen d’6viter les pifges que nous tendent les hierarchies habituelles,
les 6tiquettes exclusives, les cantonnements r~ducteurs, les appreciations
hatives. Qui veut tenter de dresser un bilan litt~raire de la production ju-
ridique ne peut gu~re parler d’emble de doctrine ou de th6orie ; ces termes
risqueraient d’8tre utilis6s pour s6parer par avance le bon grain de l’ivraie.
C’est la diversit6 des genres dont il faut, au contraire, essayer de rendre
compte. Durant le dix-neuvi~me sicle, en France, les juristes se sont crus
divis6s par une querelle de m6thode. II y aurait eu les tenants de l’analyse
16gislative (le commentaire) et les adeptes de la synth6se doctrinale (le trait6).
Les arguments furent 6chang6s avec une certaine vivacit6, alors qu’au fond
l’accord 6tait fait. Le Code, avec ses cat6gories pr6constitu6es et accueil-
lantes, offrait un utile point de d6part pour une analyse qui devait savoir
prendre sa libert6 ds que les n6cessit6s de la synth6se apparaissaient.18
Beaucoup d’auteurs, apr~s avoir 6voqu6 la controverse, adopt6rent une so-
lution de compromis, < [tenant] le milieu entre le commentaire et le .20 Aux trait6 >>19 ou publiant < un trait6 sous la forme d'un commentaire 7W.C. Twining, Is Your Textbook Really Necessary?)> (1970) 11 J. Soc. Public Teachers
1
of Law 81 A ]a p. 88. Voir aussi T.B. Smith, << The Contribution of Legal Literature > dans
Proceedings and Papers ofthe Fifth Commonwealth Law Conference, Edinburgh, [s.6d.], 1977,
105 ; et A.W.B. Simpson, <> (1981) 48 U. Chi. L. Rev. 632. Comparer B.N. Cardozo, < Law and Literature > dans B.N. Cardozo, Law and Literature and Other Essays and Addresses, New
York, Harcourt, 1931, 1. lUanalyse du droit comme une sorte de litt6rature sera ici laisske de
ct : voir A ce sujet R. Dworkin, < Law as Interpretation >> (1982) 60 Tex. L. Rev. 527 aux pp.
530 et 540; S. Levinson, (1982) 7 R.R.J. 254, reproduit dans (1985)

1 Droits 115 [ci-apr~s cit6 A Droits].

19J.E Taulier, Th~orie raisonn~e du Code civil, t. I, Paris, Delhomme, 1840 A la p. 13. Voir
aussi V. Marcad6, Explication thorique et pratique du Code Napol~on, t. 1, 6e Ed., Paris,
Delamotte, 1866 aux pp. xiv-xv (pr6face A la cinqui~me Edition).

20T. Huc, Commentaire thorique et pratique du Code civil, t. 1, Paris, Pichon, 1892 A la

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

c6trs de ces deux genres trop complaisamment opposes, fleurirent 6galement
les cours, rrp~titions,2′ r6pertoires22 et les monographies A vocation grn6-
ralement pratique. La littrraturejuridique eut aussi ses genres moins amples.
Des 6tudes, articles ou dissertations parurent dans diverses revues.23 Ra-
pidement, des commentaires des decisions de justice furent publibs. Enfin,
une analyse exhaustive de la littrrature juridique aurait certainement grand
avantage A examiner aussi le style des actes, contrats, testaments, ainsi que
des jugements. En definitive, le dix-neuvibme si~cle sut laisser s’exprimer
tous les tempbraments, tous les talents. Les objets de r~flexion les plus varies
furent envisages ; 16gislation codifire ou non, principes philosophiques, mo-
raux ou juridiques, arrts, sbries jurisprudentielles, 6volutions historiques,
travaux pr~paratoires, droit compar6, tout flxt dffrich avec plus ou moins
de bonheur, tout fut collect6, tout fit examin6 et rassembl6 avec plus ou
moins de rbsultats imm6diats – odu Code civil, un sicle d’efforts et de
controverses a progressivement fait surgir le Droit civil. 24

Est-ce A dire que, du point de vue de la litt6rature juridique, toutes les
6poques, au moins les plus rrcentes, se ressemblent ? Cette exagbration-la
– dans le sens d’une absolue continuit6 – ne serait pas moins critiquable
que la presentation inverse, plus habituelle, qui fit de 1899 l’annbe d’une
rupture brutale. 25 II faut certes laisser de c6t6 les traits de caract~re. Les
enthousiastes –
les points d’exclamation de Demolombe pourraient etre
mis en regard des digressions de Bonnecase – ne furent probablement pas
moins nombreux parmi les commentateurs du Code civil que parmi les

21Le terme 6tait pris comme synonyme de Ieqon: voir E Mourlon, Repttitions ecrites sur le
premier examen de Code Napoleon, t. 1, 9e 6d., Paris, Marescq Ain&, 1873 A la p. iii [ci-apr~s
Repetitions].

22Apr~s les collections qu’avait connues l’Ancien Regime (celles Guyot, Merlin et Denisart),
il y cut notamment La jurisprudence genrale du Royaume, 6d. rev. par M. Dalloz, t. 1-12,
Paris, Smith/Bureau de la jurisprudence g6ndrale, 1825-1830; Jurisprudence genrale: Rep-
ertoire mthodique et alphab~tique de legislation, de doctrine et dejurisprudence en matiere de
droit civil, commercial, criminel, administratif, de droit des gens et de droit public, 6d. par M.
Dalloz, t. 1-44, Paris, Bureau de la jurisprudence gbn6rale, 1845-1864. Voir aussi Pandectes
francaises: Nouveau repertoire de doctrine, de legislation et de jurisprudence, par M. Rivire
et al., t. 1-59, Paris, Morescq Ain6 et Plon/L.G.D.J., 1886-1905; et Repertoireggnral alphab-
tique du droitfrancais, par E. Fuzier-Herman et al., t. 1-37, Paris, Sirey, 1886-1906.

23Parmi les revues juridiques du 19e si~cle, notons la Th6mis (1819-1830) ; la Revue de droit
frangais et 6tranger [Revue Foelix] (1834-1850); la Revue critique de jurisprudence (1851-
1852) –
dont les responsables, Demolombe et Marcad6, sont de ceux dont le 20e si~cle pr6-
tendra qu’ils ignoraient rbsolument la jurisprudence ; Ia Revue de lgislation [Wolowski] (1835-
1853) ; et la fusion des deux demires en la Revue critique de lgislation et jurisprudence (1853-
1870; et la nouvelle s~rie: 1871-1939).

246my, supra, note 18 A la p. 121.
25Ce fut l’ann~e de ]a publication de l’ouvrage de E G6ny, M&thode d’interpretation et sources
en droit priv6 positif: Essai critique, Paris, Chevalier-Marescq, 1899; suivi de peu par M.
Planiol, Traite 6l6mentaire de droit civil, Paris, Pichon, 1900.

1987]

LA MORT DE LA LITTP-RATURE JURIDIQUE?

757

contemporains des audaces jurisprudentielles ; chaque p6riode eut aussi ses
atrabilaires invtr6s, ses critiques syst~matiques et ses disciplines de prin-
cipe. Ce qui oppose plutOt les deux p6riodes, c’est le sort des trait~s et celui
des theses. Les premiers firent flor~s jusqu’en 1930-1950 pour disparaitre
ensuite provisoirement, tandis que manuels et precis prenaient de l’ampleur
et de l’ambition; certains d’entre eux aujourd’hui s’apparentent fort aux
trait~s d’autrefois. Quant aux theses, leur volume a consid~rablement aug-
ment A partir des ann~es 1900, pour certaines d’entre elles au moins. A
comparer la production moyenne des annes 1880 et celle des ann~es 1980,
il semble que la tendance r6cente soit A exiger de la premiere oeuvre les
qualit~s du chef-d’oeuvre. Cette observation pourrait d’ailleurs etre g~n6-
ralis~e ; il semble bien que le style juridique, dans la France d’apr~s-guerre,
soit devenu plus formel et aussi plus solennel. La construction s’est faite
plus rigide et les references de plus en plus nombreuses ; les intitul~s les
songez aux nombreux < cours >
plus modestes en apparence au moins –
ont W i peu pr~s abandonn6s. 26 Une
publi~s au dix-neuvi~me si~cle –
derni~re observation s’impose pour saluer l’apparition d’un nouveau genre
litt6raire bien connu dans les pays de common law, mais que le dix-neuvi~me
si~cle frangais avait ignor6: les r6sum~s de decisions de justice, parfois
accompagn6s de commentaires, se sont d~velopp~s dans les ann~es 1930.
Ainsi, un nouvel arretisme se forme-t-il en France, et ses caract~ristiques
sont plus proches de celles de l’arrtisme qu~bcois que des notes de Labb.

I1 est notable que la litt6rature juridique qu~b~coise ait connu une 6vo-
lution tr~s comparable A celle de la France. Ici aussi, la premiere periode
est marquee par la parution de trait~s, oeuvres de longue haleine, impres-
sionnantes par leur ampleur et par leur richesse ;27 l’exemple de Mignault
fiut suivi par plusieurs autres, chacun apportant son g6nie propre A la th~orie
du droit civil canadien.28 De m~me, les articles publi~s dans les nombreuses
revues, universitaires ou non, ont pris une importance considerable. Ils ne
se contentent pas de suivre l’actualit6 en l’exposant pour les besoins de la
pratique ; d’excellentes 6tudes th6oriques, portant sur les sujets les plus di-
vers et les plus ardus, paraissent r~gulirement. I1 faudrait encore signaler
les nombreux pr&is, manuels et monographies publi6s au Quebec. Les
memes tendances que dans la litt~rature juridique frangaise se retrouvent

26C. Aubry et C. Rau, apr~s Duranton et Delombe, publirent des << cours>: voir C. Aubry

et C. Rau, Cours de droit civilfrancais, 2e 6d., t. 1-5, Strasbourg, Lagier, 1843-1846.

27Pour une recension, voir L. Baudouin, Les aspects g~neraux du droit prive dans la province
de Quebec: Droit civil, droit commercial, procedure civile, Paris, Dalloz, 1967 aux pp. 89-95 ;
du m~me auteur, Le droit civil de la province du Quebec: Modle vivant de droit compare,
Montreal, Wilson et Lafleur, 1953 aux pp. 108-13.
28Justice n’est peut-Ztre pas toujours rendue A l’oeuvre de Mignault en raison du fait qu’il
pr~senta son ouvrage comme directement inspir6 des Repetitions de Mourlon (supra, note 21) ;
son apport propre dans cet ouvrage et dans ses articles ne fiut pourtant nullement n6gligeable.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 32

assur6ment. 29 Une particularit6 qui n’est sans doute pas n6gligeable doit
pourtant 8tre relev6e. La litt6rature juridique qu6b6coise, A toute 6poque,
fait preuve d’un auto-scepticisme, voire d’une auto-insatisfaction qu’elle
partage d’ailleurs avec celle des provinces canadiennes de common law. En
1896, Mignault constatait d6jA la faiblesse de la doctrine qu6bcoise3o et ce
theme est devenu une sorte de leitmotiv. 3′ Cet 6tat d’esprit caract6ristique
a pu s’expliquer, A l’origine, par l’importance de la doctrine frangaise an-
t6rieure au d6veloppement de la doctrine qu6b6coise ; il est permis de penser
qu’aujourd’hui, rien ne le justifie plus. A ‘6vidence, sur bien des points, la
litt6rature juridique frangaise aurait grand int6rt A profiter davantage du
fonds qu~b6cois. 32

Ainsi, dans le bilan de la litt6rature juridique r&ente de langue fran-
gaise, c’est la diversit6 des genres et des modes d’expression qu’il faut surtout
retenir. Ceux qui ont pour mission d’essayer de connaitre la production de
leurs prdddcesseurs, d’en transmettre
‘essentiel, avant d’y apporter peut-
8tre leur propre contribution, savent ce qu’ils doivent A la << science du droit > ; ils savent aussi combien il est difficile d’en percevoir toute la ri-
chesse et d’en tirer tous les b6n6fices. Pour eux, il est clair que la littbrature
juridique est l’instrument de formulation, de conservation et de transmis-
sion d’un savoir. I1 leur faut donc demeurer conscients des changements
qui ont affect6 ce savoir.

3.- Le savoir juridique et ses avatars. Tous les vocables employ6s pour
d6signer la connaissance du droit, dans son ensemble ou en certains de ses
aspects seulement, ont subi des changements de sens consid6rables. Le ju-
riste d’aujourd’hui qui parle de science du droit, de jurisprudence ou de
doctrine, ne songe plus aux memes genres de savoirs juridiques que ses
pr6d6cesseurs. La science du droit, ce fut la connaissance de ces v6rit6s
naturelles et morales, individuelles et sociales, que le l6gislateur lui-meme,
comme les juges, devait contempler et contemplait pour d6couvrir un droit

29Pour un bilan d’ensemble de la litt6rature juridique qu6b6coise, voir L. Pichet, o Grandeurs
et mis~rcs de nos ouvrages de droit > (1945) 5 R. du B. 294; P.-G. Jobin, <(Les r6actions de la doctrine 6 la creation du droit civil qu6b6cois par les juges: les d6buts d'une affaire de famille > (1980) 21 C. de D. 257 ; S. Normand, < Une analyse quantitative de Ia doctrine en droit civil qu6bcois (1982) 23 C. de D. 1009. 30P.-B. Mignault, Le droit civil canadien, t. 1, Montreal, Whiteford & Th6oret, 1895 A Ia p. vi. Voir aussi J.-G. Castel, The Civil Law System of the Province of Quebec, Toronto, Butter- worths, 1962 A la p. 232. 3'Voir Jobin, supra, note 29; Macdonald, supra, note 15. Voir aussi l'introduction de ER. Scott dans <(Report of the Committee on Legal Research)) (1956) 34 R. du B. can. 999 aux pp. 1000-1. 3211 faut songer A des domaines comme le droit de la responsabilit6 civile et particuli6rement A l'6valuation des dommages et int6r~ts ou encore A l'instauration d'une charte des droits et 6 ses consequences diverses. 1987] LA MORT DE LA LITTERATURE JURIDIQUE? 759 que nul ne pouvait crier. Le doyen Frangois G~ny lui donna encore ce sens 33 pour la distinguer de cet art de la construction juridique dont il voulut faire une technique. Le juriste qui concevait ainsi la science du droit avait cons- cience de ne pouvoir se contenter de connaissances 6parses, aussi compltes et d~taill~es fussent-elles ; il savait avoir besoin de se constituer et de se developper sans cesse un habitus 34 qui le rendrait sensible d ces v~rit6s cach~es. Aujourd'hui, la science du droit parait etre devenue, pour la plupart des juristes, la connaissance des decisions l6gislatives et jurisprudentielles. La jurisprudence, ce fit cette m~me science, dans son premier sens 6vi- demment. Pour Toullier, < [1]a jurisprudence est la science des lois >> ;35 c’est
seulement selon certains que le mot peut designer aussi < l'habitude d'in- terpr~ter les lois et de les appliquer aux espces qui se pr~sentent. >>36 Du-
ranton marque dejA une certaine 6volution:

De la science du Droit d&ive la Jurisprudence, du moins dans son acception
primitive […] [C]’est cette application des v6rit~s de la science du Droit qui
forme ce qu’on appelle lajurisprudence […]. Dans une acception plus moderne,
on entend aussi par jurisprudence, les decisions des tribunaux rendues plus ou
moins uniform~ment dans le meme sens sur un point de droit, sur un cas qui
s’est pr~sentE. 37

Un pas de plus et Taulier nous rapproche encore de la signification actuelle:
< Ce mot est employ6 quelquefois comme synonyme de droit, science des lois ; mais, dans son acception habituelle, il signifie un ensemble de decisions 6man~es des tribunaux. >>38 Le lien entre les deux sens est encore maintenu,
puisque < la jurisprudence des arrets [...] est la science relative du droit, c'est-i-dire la science dans ses rapports avec les caprices des faits [...] >>.39
Demolombe, quant A lui, semble commencer de pressentir les difficult~s
th~oriques que ces d6rives s6mantiques ne vont pas manquer de susciter;
il drveloppe bien davantage. Examinant les significations otr~s usuelles et

t. 1, Bordeaux, Bi~re, 1985 aux pp. 64-65.

33E G06ny, Science et technique en droit priv positif, t. 1-4, Paris, Sirey, 1922-1924. I1 faut
rappeler que le grec XXX signiflait ((art >, ce qui relativise l’int6r&t de ]a discussion; c’est le
prle scientifique qui 6tait seul en cause.
34Sur cet habitus, voir J.-M. Trigeaud, Humanisme de la libertM et philosophie de la justice,
35C.B.M. Toullier, Le droit civilfrancais, suivant l’ordre du Code, t. 1, 2e Ed., Paris, Ware,
1819 A la p. 2.
36Ibid.
37M. Duranton, Cours de droitfranqais suivant le Code civil, t. 1, 3e Ed., Paris, Alex-Gobelet,
38Taulier, supra, note 19 aux pp. 46-47.
39Taulier, ibid. aux pp. 7-8. Comparer M. Planiol, TraitM 6lbmentaire de droit civil, t. 1, Paris,
Pichon, 1900 A Ia p. 38: > Voir aussi Huc, supra, note 20 i la p. xi. Sur d’autres Evaluations s~man-
tiques rv6latrices (< introduction au droit >>), voir J. Carbonnier, Droit civil, 16e Ed., Paris,
Presses universitaires de France, 1987 A la p. 15 n. 1.

1834 aux pp. 8-9, et A lap. 9 n. 1.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

tres vulgaires > du mot droit, il en arrive A la science des lois. Ila definit
comme

cet ensemble de r~gles doctrinales, fondfes’sur les textes, sur la jurisprudence,
sur les 6crits des jurisconsultes, sur tous ces 6l6ments enfin dont l’ordre et
l’enchanement constituent la th6orie scientifique du droit. Dans ce dernier
sens, on l’emploie comme synonyme de jurisprudence: c’est ainsi qu’on dit :
‘est-A-dire la science du droit, des lois.
6tudier le droit ou Ia jurisprudence;
Mais le mot jurisprudence a lui-m~me plusieurs autres acceptions encore; et
il signifie: 1. La science acquise du droit, prudentia juris, […] 2. Lhabitude
pratique d’appliquer Ia loi de telle ou telle mani~re; c’est ainsi qu’on dit: la
jurisprudence de la Cour de cassation s’est prononce en tel sens; 3. Enfin, le
r6sultat de cette habitude, les pr6c6dents,
‘ensemble des d6cisions semblables,
successivement rendues sur un meme point; rerum perpetuo similiter judi-
catarumn auctoritas [ … ].40

De < l'habitude pratique d'appliquer la loi de telle ou telle mani&re >> une
source de droit rivalisant avec la loi, il y avait encore une 6tape A franchir.
Aujourd’hui, ni la convergence, nile nombre ne sont plus gu6re exiges; la
jurisprudence, ce sont les decisions des tribunaux, de tous les tribunaux. La
doctrine enfin, ce fut l’opinion docte, la position autorisee de celui qui
paraissait en mesure de savoir apres s’etre inform6. Au dix-neuvieme siecle,
le legislateur avait sa doctrine et les juges avaient la leur, tout comme Pin-
terprete, theoricien ou praticien, fort de ses longues nuits de veille passees
en compagnie des vieux auteurs, fort aussi de son experience humaine per-
sonnelle et juridique. Aujourd’hui, legislateurs et juges n’ont plus ni opi-
nions, ni convictions, ni positions ; ils decident et cela suffit. Ils ne savent
plus ; ils creent. Et leur volonte souveraine devrait leur tenir lieu de science.
Ils n’ont plus besoin d’experience; ils ont un pouvoir.

Toutes ces evolutions sont sans doute liees aux progres du positivisme
juridique. Prenant leur reve scientiste pour une realit6 proche, et meme
parfois atteinte, beaucoup de juristes semblent croire que la litterature ju-
ridique est devenue un discours sur le droit, de simples mots refletant par-
faitement un objet tout A fait ext6rieur A celui qui l’observe, precisement
determine sans contestation possible.41 Les significations actuelles des mots
science du droit > , jurisprudence > et marqueraient la dis-
parition, dans l’esprit des juristes contemporains, de la confusion du droit

40C. Demolombe, Cours de Code Napolgon, t. 1, 2e dd, Paris, Durand et Hachette, 1860 A
la p. 13. Comparer A.-A. Cournot, Essai sur lesfondements de nos connaissances et sur les
caractres de la critique philosophique, 6d. r6v., Paris, Hachette, 1912, no 275.
4’J.L. Coleman, < Negative and Positive Positivism )) (1982) II J. Legal Studies 139 A la p. 145. Comparer les difficultfs de traduction du terme anglais > : A. Tune, < La philosophie du droit dans 'enseignement des facults de droit aux Etats-Unis d'Am~rique o (1961) 6 Arch. phil. dr. 195. Comparer aussi A.R. White, Grounds ofLiability: An Introduction to the Philosophy of Law, Oxford, Clarendon Press, 1985 aux pp. 1-6. 1987] LA MORT DE LA LITTtRATURE JURIDIQUE? 761 et de la science du droit. 42 En r~alit6, le positivisme, qu'il soit concu comme un idal inaccessible, comme un mal inevitable ou comme une discipline i suivre, est probablement de tous les temps et de tous les esprits. Aristote et Saint Thomas eurent leurs moments de positivisme, tandis que Comte, Marx ou Duguit ne parvinrent pas toujours A se soustraire A l'influence naturaliste. Le changement de sens de ces mots-cl~s du savoir juridique, ce s erait la transformation des raisons d'crire. Les constantes sont certaines. II y a toujours eu et il y aura toujours, parmi les juristes aussi, des hommes et des femmes qui ont le gofit, le d~sir, le besoin, la manie, la volont6, la passion ou la rage d' crire. De m~me, les preoccupations financi~res ou de carrire, le souci de la reputation au sein d'une communaut6 sont des donn~es en elles-m~mes permanentes ; leurs changements ne sont gure que de degr~s. Ce qui varie beaucoup plus notablement, c'est le traitement de l'objet de connaissance. A certaines 6poques, les exposes descriptifs sont les plus ap- pr~ci6s ; leur apport est g~n6ralement celui de la clart6, mais d'une clart6 volontiers abstraite, voire superficielle. A d'autres moments qui peuvent aisement suivre les premiers, les juristes s'adonnent aux joies du syst~me, de la synth~se coh6rente; c'est l'occasion, pour eux, de proposer soit des justifications, soit des solutions nouvelles. Dans tous les cas, la litt6rature juridique remplit son office propre en constituant une reserve d'opinions et de raisons ; c'est lA que, les difficult6s survenant, les juristes, les juges, le lgislateur viendront puiser des lumi~res sur le bon droit. Ces variations dans le traitement de l'objet de connaissance affectent surtout la place ac- cord~e A l'innovation, A 1imagination. Ind~pendamment du r6le incontes- table des penchants individuels, de telles 6volutions sont provoqu~es ou, au moins, accentu~es par deux facteurs en particulier: la formation reque par les juristes y a sa part, et le statut social des auteurs est 6galement lourd de consequences. Le juriste qui a commenc6 l' tude du droit apr~s avoir consult6 ou lu Aristote, X~nophon, Virgile, Cic~ron, Corneille, Racine, Bal- zac ou Michelet, ne peut voir les m8mes choses, ne peut dire les memes choses que le lecteur de bandes dessin~es ou que le spectateur de dessins animus congus aux Etats-Unis et r~alis~s au Japon. Ce meme juriste qui 6tait un notable dans la France du debut du si~cle et qui, A ce titre, 6tait consult6 en toutes occasions par une assez large partie de la population, dtenait des informations et avait des ractions difTrentes de celles du 42Sur les difficult~s d'une distinction radicale, voir M. Troper, o Le positivisme juridique >>

(1985) 118-19 Revue de Synth~se (3e) 187; R Amselek, < Uinterpellation actuelle de la r~flexion philosophique par le droit o (1986) 4 Droits 123; G. Timsit, < Science juridique et science politique selon Charles Eisenmann >> dans La pensee de Charles Eisenmann, Paris, Economica,
1986, 15.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 32

fonctionnaire ou meme de l’avocat des annees 1980.43 C’est dire que l’evo-
lution de la litt6rature juridique est un ph6nomene de grande ampleur et
d’extreme complexit6, lie A. une multitude de donnees diverses. II est, par
consequent, particulierement difficile de dresser le bilan de son apport au
savoirjuridique de chaque 6poque : raison de plus pour s’etonner d’entendre
fulminer contre la litterature juridique des excommunications aussi
radicales !

4.- Les condamnations thoriques de la science du droit. Ce n’est pas seu-
lement la mort de la litterature juridique qui est annoncee, deplore par les
uns, souhaitee par les autres ; l’extinction meme de l’etude du droit est
attendue avec une certaine impatience. De toutes parts, des voix s’elevent
pour entonner le requiem de la defunte science du droit. Nos ojours de
colere>> viennent des sciences de la nature, de la politique ou encore de
l’6pistemologie. Les progres spectaculaires de certaines sciences ont en-
gendre une mode i laquelle les juristes paraissent bien en peine de resister.
Le droit est rejet6, voire ridiculis6, faute d’avoir obtenu des succes com-
parables A ceux des mathematiques, de la physique, de la chimie ou de la
biologie. Lorsque l’6volution du droit, et plus encore de son etude, est
comparee aux grands bonds qui scandent l’histoire de ces sciences, c’est
toujours pour censurer l’empirisme, l’incertitude, voire la stagnation juri-
diques. Une deuxieme condamnation est d’ordre politique. Le reproche est
adresse aux juristes de travailler i convaincre les citoyens de la legitimite
de pratiques injustiflees ou odieuses.44 Enfin, l’epistemologie est venue s’en-
foncer comme un coin dans la philosophie juridique, soit pour soutenir que
le droit ne meritait meme pas d’etre ftudi6 par les philosophes de la con-
naissance,45 soit pour stigmatiser le retard du droit dans une evolution
scientifique predeterminee et commune i tous les domaines de la
connaissance.

Toutes ces condamnations theoriques de la science du droit ne peuvent
certainement pas 8tre ramenees A l’unit6; elles meriteraient assurement de
recevoir des reponses distinctes. Toutes reposent sur des postulats peu ex-
plicites et bien fragiles. Avant meme de les critiquer, il suffit d’observer .

4311 faudrait aussi tenir compte sans doute de la qualit6 des d6cisions juridictionnelles et
1Wgislatives, et en particulier de leur style. Voir, sur ce point, J.E.C. Brierley, <(Quebec Legal Education Since 1945: Cultural Paradoxes and Traditional Ambiguities >> (1986) 10 Dalhousie
L.J. 5 aux pp. 14, 27 et 29. Mais il est permis de penser que les juristes ont une grande
responsabilit6 dans un tel domaine.

44Voir J.-F. Perrin, o Le droit peut-il etre pergu dans l’ordre du vrai et du faux ? >> dans M.
Buscaglia et al., 6d., Les critres de v&itt dans la recherche scientifique: Un dialogue multi-
disciplinaire, Paris, Maloine, 1983, 119.

45Voir A.-J. Arnaud, <(La valeur heuristique de la distinction interne/externe comme grande dichotomie pour la connaissance du droit: Ilments d'une ddmystification >> (1986) 11 R.R.J.
241.

1987]

LA MORT DE LA LITTtRATURE JURIDIQUE?

763

titre liminaire qu’elles ont partie liee. Que l’objectif poursuivi par leurs
adeptes respectifs soit d’ameliorer leurs positions dans les discussions bud-
getaires au sein d’institutions publiques de r6partition des credits de re-
cherche, qu’il soit d’apporter un appui autoris6 i un programme politique
de reformes radicales, qu’il soit de sauvegarder des monopoles disciplinaires
ou encore de degager des emplois pour des sp6cialistes des sciences sociales
en surnombre, le resultat est toujours le mgme: c’est l’utilit6 et la valeur
de la litt6rature juridique qui sont contest6es. De tels discours ne peuvent
8tre tenus pour indifferents. Ils influencent directement la position des ju-
ristes dans leurs relations avec les ressortissants des autres disciplines, ainsi
que la fagon dont ces m~mes juristes congoivent leur propre tache. Un
savoir, une culture, une langue ont toujours besoin d’tre d6fendus; les
doutes qui peuvent assaillir les juristes, les difficult6s accumul6es sur leur
chemin 46 ont pour effet d’emousser leurs armes et d’affaiblir leurs defenses.
Est-il permis de dire que ce ne sont pas lA les meilleurs moyens de contribuer
A l’am6lioration, au demeurant tellement n6cessaire, de la litterature juri-
dique ? Pour qui estime que le savoir juridique merite d’etre sauvegard6, il
importe de raffermir les convictions des juristes sur deux points. En premier
lieu, du droit se trouve bien dans cette litt6rature dont ils sont les gardiens
et les h6rauts. En second lieu, la litt6rature juridique est en droit de se
presenter comme porteuse d’un savoir A d6fendre et A am6liorer sans cesse ;
ce savoir sera fiche des plus beaux espoirs s’il sait demeurer sans frontiere.

I. Un droit dans sa litterature, ou les vertus d’un savoir juridique interne

((Le droit mene & tout, t condition d’en sortir ). C’est une ide A la
5.-
mode. Elle apparait comme la rangon d’un soudain regain d’interet du
monde des intellectuels pour le droit. Dans les decennies qui viennent de
s’6couler, ni les philosophes, ni les historiens, par exemple, ne prataient
attention au droit; les sujets de r6flexion, les realites pertinentes etaient
ailleurs. Durant cette traversee du d6sert, les juristes purent d6velopper leurs
propres theories, leurs propres analyses historiques. Ils savaient bien que
te profitable; mais puisqu’aucune
l’appui d’autres disciplines leur aurait
collaboration ne semblait plus possible, ils travaillrent de leur c~t6, avec
leurs propres instruments. C’est au cours des toutes dernieres annees que
le monde intellectuel a redecouvert le droit. L’occasion aurait pu 8tre belle
de susciter des comparaisons, des echanges. Ce n’est pas cette fagon-a de
s’int6resser au droit qui a prevalu. Comme Kant, par exemple, ne s’etait
guere inform6 de l’6tat du droit de son 6poque avant de pr6tendre 6tablir
la Doctrine du Droit 6ternel, les sp6cialistes de sciences sociales qui se sont
pench6s sur la r6alit6 juridique se sont donn6s leur propre objet de recherche.

46Par exemple, la d6trioration des conditions de travail (absence d’aide mat~rielle, charges
administratives et d’enseignement, etc.) et les difficult6s A trouver des budgets de recherche.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

C’est alors que rhabitude s’est prise, en certaines chapelles, de pr6tendre
montrer aux juristes comme le droit est beau quand il n’est pas vu avec
des yeux de juriste. Le droit qui devait 8tre examin6, ce ne pouvait atre le
droit des juristes. A l’appui de cette th6se, une distinction fut bient6t mise
en avant, celle des deux points de vue, interne et externe, que l’6tude du
droit pourrait adopter. II devint banal, pour ne pas dire obligatoire, de
dissocier radicalement l’examen du droit par les juristes –
travail 6minem-
ment suspect, en toutes hypoth6ses, d6nu6 de s6rieux – et l’analyse du droit
par les sp6cialistes des sciences sociales –
travail objectif, d6sintfress6 et
incontestable. Uhistoire de cette distinction doit 8tre retrac6e sommaire-
ment, avant que ses justifications puissent faire l’objet d’une r6flexion
critique.

A. L’ volution de la distinction des points de vue interne et externe

6.- D’ne conception du droit & la condamnation de la science du droit et
retou: L’idfe de distinguer deux points de vue i partir desquels le droit
pourrait 8tre consider6 n’a pas &6 6mise initialement pour provoquer une
rupture dans la tradition doctrinale. l2objectif poursuivi 6tait de pr~ciser le
concept du droit et de determiner corr6lativement la fonction du juriste.
Telles sont les raisons pour lesquelles le professeur Hart fit de cette dis-
tinction Fun des temps forts de son cfl~bre livre. Pour original qu’elle ffit,
la proposition n’6tait pas 6mise pour ouvrir la voie i une nouvelle science
du droit qui viendrait remplacer les oeuvres existantes ; il s’agissait seule-
ment d’6viter des confusions r~pandues et, par consequent, de contribuer
A l’enrichissement et A l’am~lioration du savoir dont la litt6rature juridique
est porteuse. Ce n’est pourtant pas du tout ce sens que les lecteurs de Le
concept de droit47 retinrent. Ici se produisit i nouveau un ph~nom~ne par-
ticuli~rement frequent dans le langage juridique :48 une expression 6lgante
est reprise comme une sorte de v~hicule omnibus, capable de porter des
ides tout A fait differentes de celles auxquelles songeait le premier utilisateur
de la formule. Ainsi, la distinction des points de vue interne et externe, nie
d’une certaine conception du droit, allait-elle devenir un instrument de
combat contre la litt6rature et le savoir juridiques. I1 est notable que, sous
cette forme, elle ne soit plus pr~sent~e comme li~e A une th~orie particulire
du droit, mais comme une distinction conceptuelle neutre, innocente, ad-
missible par tous, incontestable.

47H.L.A. Hart, Le concept de droit, trad. par M. van de Kerchove, Bruxelles, Facultds uni-
versitaires Saint-Louis, 1976. Linfluence de Kelsen sera ici laiss6e de c6t6; elle semble moins
directe et moins spfcifique.

48Voir C. Atias, Thorie contre arbitraire: Elements pour une theorie des thoriesjuridiques,

Paris, Presses universitaires de France, 1987, no 48.

1987]

LA MORT DE LA LITTtRATURE JURIDIQUE?

765

7.- Hart et la distinction des points de vue interne et externe. Sir Henri
Maine avait dejA remarqu6 qu’il devait etre possible de rechercher << un droit externe >> et d’expliquer simplement des series complexes d’observa-
tions.49 Le professeur Hart fut toutefois le premier A insister aussi nettement
sur l’importance de la distinction des aspects interne et externe des regles;
il ressentit le besoin d’en elaborer la theorie. I1 y voyait une veritable cl
pour l’intelligence, i la fois de la nature du droit et des fonctions du juriste ;
c’est pourquoi il deplorait que cette distinction fuit si souvent negligee ou
deformee en philosophie du droit. 50 Le professeur Hart y revint A maintes
reprises dans son ouvrage ; progressivement, cette distinction se revelait
comme un indispensable instrument d’analyse. C’est en recensant les
diff’erences caracteristiques entre, d’une part, les habitudes sociales et,
d’autre part, les rbgles sociales, qu’il saisit l’occasion de preciser la signifi-
cation des termes << interne > et < externe >. Habitudes et regles sociales ont
le meme aspect externe puisqu’elles donnent lieu au meme genre de com-
portements sociaux observables. Est-ce A dire que, faute d’objet specifique,
la theorie du droit ne saurait etre constituee en discipline distincte ? Le
professeur Hart echappe resolument k cette conclusion embarrassante en
portant son attention sur l’aspect interne des rbgles: lA est le critbre qui
permet de les distinguer des habitudes. L’existence d’une habitude ne re-
quiert pas de ceux qui l’ont qu’ils sachent, ce faisant, adopter un compor-
tement general, une attitude communement reconnue comme preferable;
il suffit que chacun, pour sa part, se conduise comme les autres, 51 sans avoir
conscience de se conformer a une sorte de modele. A l’inverse, pour qu’il
y ait regle, quelques personnes au moins doivent considerer et accepter le
comportement prescrit comme un modble general a suivre par le groupe
social. 52 Tel est l’aspect interne propre A la r gle I1 importe d’ajouter que
cette acceptation de la regle comme telle n’est pas de l’ordre du sentiment ;53
l’impression meme d’etre oblige n’est ni necessaire, ni suffisante. Ce qui
caracterise la regle, c’est <( une acceptation commune >>54 au terme d’une
reflexion critique sur certains types exemplaires de comportements congus
comme << standards >> communs. De 1A naissent les ides de deviation par
rapport A la regle et de reproche attach6 A la meconnaissance du modble
accept. 55 Le vocabulaire courant parle de lui-meme; si tout le monde a
des habitudes, la plupart suivent les regles, s’y conforment ou les respectent.

1980 A la p. 100 (<< simple explanations for a complex series of observations >).

49R Stein, Legal Evolution : The Story of an Idea, Cambridge, Cambridge University Press,
50Hart, supra, note 47 aux pp. 9-10, 76-78, 130-31.
5’Ibid. A lap. 78. Voir aussi H. Morris, Compte rendu: The Concept of Law par H.L.A. Hart
52Hart, ibid. aux pp. 129-31.
53Ibid. A la p. 79.
54Ibid. A la p. 130.
5 Ibid. aux pp. 77-78.

(1962) 75 Harv. L. Rev. 1452 aux pp. 1454-57.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 32

Venant A l’appui de la distinction des aspects interne et externe de la r~gle,
le langage commun distingue les habitudes propres, auxquelles chacun peut
se tenir, et celles d’autrui, qu’il faudrait respecter.

De cette distinction des aspects de la r~gle dcoule une dualit6 des points
de vue qui peuvent etre adopt~s A son 6gard; parce que les r gles ont une
double nature, elles peuvent etre examinfes de deux fagons diff-rentes. I1
est notable que, dans la pens~e du professeur Hart, la deuxi~me proposition
apparaisse comme un corollaire de la premiere. Beaucoup de ses lecteurs,
au contraire, n6gligeront les aspects de ]a r~gle pour s’en tenir aux points
de vue. Ce faisant, ils ne choisissent pas seulement la facilit6 ; ils d~forment
aussi la pensfe qu’ils pr~tendent emprunter. Ils la modifient g~n~ralement
encore dans la mesure oft ils feignent d’oublier quel 6tait le propos de l’au-
teur. C’est en d~finissant les r~gles primaires et secondaires –
autre these
fondamentale – que le professeur Hart revenait sur sa premiere distinction
pour la compl6ter. I1 d~duisait alors de la double nature des r~gles des
consequences sur les fonctions du juriste et sur sa fagon de s’exprimer.56 Au
point de vue interne (celui du membre du groupe qui accepte les r6gles et
les utilise pour cette raison comme guides de conduite) s’oppose le point
de vue externe propre A l’observateur. A ces points de vue difflrents cor-
respondent des formes differentes d’affirnations. Par exemple, < [c]elui qui 6met un jugement interne relatif A la validit6 d'une r~gle particulire ap- partenant d un systme presuppose, peut-on dire, la v~rit6 du jugement externe constatant que le systme est g6nfralement efficace. >>57 Le point de
vue externe se caract~ise par un certain recul, une certaine distance qu’il
rfclame A l’6gard de la r~gle; elle n’est plus accept~e comme telle et en
quelque sorte subie. L’observateur est en mesure de porter une appreciation
critique sur les effets de la r~gle.

Les principaux fondements d’une telle conception th~orique sont ap-
parents. L’inspiration majeure est le positivisme. La difference soulign~e
entre r~gles et habitudes permet de placer les premieres en position de
sup6riorit6 par rapport aux simples comportements r~guliers. La rationalit6
de la r~gle d6finie par sa conformit6 A une autre r~gle, dite de reconnaissance,
l’emporte in~vitablement sur celle de l’habitude, qui a quelque chose de
primitif. La r~gle marque donc, par sa seule existence, une 6tape suppl&
mentaire – un progr6s sans doute – dans l’6volution des pratiques sociales.
I1 en rfsulte une possibilit6 de fonder l’objectivit6 juridique. Comme le
scientifique des << vraies sciences > , le juriste peut travailler sur un ph~no-
mane qui lui est ext~rieur, qui est ind~pendant de ses convictions; il peut
se consacrer i l’observable, au rep&rable. Ainsi, comme toutes les autres

56Ibid. aux pp. 115-16 ; sur les statements voir aux pp. 129-30.
571bid. A la p. 131.

1987]

LA MORT DE LA LITTERATURE JURIDIQUE?

767

disciplines scientifiques se distinguent des techniques correspondantes, la
science du droit peut 6viter toute confusion avec l’application – voire avec
l’61aboration l6gislative et jurisprudentielle – du droit. Ici comme ailleurs,
les th6oriciens deviennent interchangeables entre eux et ne peuvent etre pris
pour des juristes d’ex~cution, des commentateurs ou des citoyens. Lobser-
vateur externe qui m6connaitrait les exigences d6ontologiques de ses fonc-
tions commettrait une confusion des genres comparable A ce vice de
subreption si 6nergiquement condamn6 par Emmanuel Kant. 58

La th~orie du professeur Hart n’est pas seulement criticable comme
tous les autres positivismes juridiques ; elle a aussi ses faiblesses propres. 59
Pour pouvoir insister aussi nettement sur la distinction des r~gles et des
habitudes, il faut supposer que les premieres, telles qu’elles sont formul~es,
sont le droit ; l’observateur impartial peut-il accepter de fermer les yeux sur
tous les ph6nom~nes spontan~s qui donnent leur v6ritable signification aux
r~gles ? La distinction des aspects, points de vue ou affirmations interne et
externe ne laisse pas moins place au doute. II est d’abord permis de se
demander si son auteur prftendait d~crire des attitudes ou prescrire des
comportements, observer les juristes au travail ou 6tablir une d6ontologie
de la science du droit. I1 est ensuite loin d’tre certain que la s6paration des
aspects interne et externe de la r~gle s’harmonise parfaitement avec celle
des points de vue interne et externe. Le crit~re interne auquel se reconnaitrait
la r~gle serait son acceptation, par quelques personnes au moins, comme
module A suivre. Surgit alors la question de savoir si la qualit6 de ces per-
sonnes en nombre indtermin6 est indifferente, si elle peut l’etre, si elle doit
l’tre. Cette acceptation interne risque fort de se r~duire i l’id6e d’une ad-
hesion g~n6rale Al la r~gle, id6e bien vague que se forgerait sans v6rification
la cat~gorie sociale particuli~re des juristes. Cette precision compl6mentaire
transformerait assez notablement la signification de la these du professeur
Hart et sa conception de l’objectivit6. En definitive, la charge 6pist6molo-
gique qui p~se sur la distinction interne-externe est sans doute excessive;
cette c16 ouvre trop de portes pour permettre d’en reconnaitre aucune. Elle

58Voir S. Goyard-Fabre, << La place de la justice dans la doctrine Kantienne du droit >> (1975)

20 Arch. phil. dr. 235 A la p. 242.

59Voir Coleman, supra, note 41 A ]a p. 141 ; Morris, supra, note 51 ; R.A. Samek, The Legal
Point of View, New York, Philosophical Library, 1974 aux pp. 224-25, 242, 257, 261-62, 265-
66; H. Pallard, Lid~e d’institution et ]a nature du ph6nom ne juridique: Une description
phfnom6nologique du droit, th6se de doctorat en droit, UniversitE de Nice, 1981 aux pp. 157-
64, 186-91 [non publi~e]. Pallard remarque (A Ta p. 161) que <(Hart ne semble pas se rendre compte de la port6e de sa critique [...] et, ne la poussant pas A fond comme on pourrait s'y attendre, Hart ne parvient pas A 6lucider ce qui est A la source de la signification de ]a nor- mativit6. >) II ajoute (A la p. 163): <( Laspect interne, dans Ta constitution de la signification de la norme, est plus encore que personnel et subjectif; il est v6ritablement intersubjectif car l'uniformit6 du comportement est coniue comme ayant une valeur A la fois par la soci~t6 et pour la soci6t6. >> Voir aussi White, supra, note 41 aux pp. 15, 32-33, 48 et 56.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

met le droit A l’abri des sentiments personnels; elle protege sa science de
la subjectivit6 et des engagements inh~rents i la mise en application du
droit. C’est beaucoup!

8.- Une theorie victime de son succ~s. Le sort r6serv6 aux propositions
contenues dans l’ouvrage Le concept de droit m~rite r~flexion. La distinction
interne-externe, en particulier, parait avoir W victime de son extreme g6-
nfralit6 et de son apparente simplicit6. Un succ~s trop rapide l’a priv~e de
toute signification precise. Nombreux sont les auteurs qui, partis i la re-
cherche d’une o vraie >> science du droit, se referent A cette analyse, souvent
en citant expressfment le professeur Hart. II y a presque une mode du point
de vue externe ;60 mais la plupart des utilisateurs de cette terminologie lui
donnent un sens different.” Par exemple, une conception nouvelle du << point de vue externe >> est adopt~e par qui d~nomme ainsi une fagon de traiter le
comportement judiciaire comme tout autre ph~nom~ne A pr6dire et A ex-
pliquer scientifiquement. 61 II s’oppose alors au point de vue interne, qui est
celui du participant au syst~me ; les juges en particulier l’adoptent : o Judges
[…] justify decisions with what they think to be good and sufficient reasons.
Judges do not attempt to predict how they are going to decide; they leave
that to the political scientists. Judges decide. >62 Une telle pr6sentation de
la distinction interne-externe n’est plus celle du professeur Hart. 63 Lib~r~e
de l’objectif premier qui 6tait de caract~riser le droit par rapport A d’autres
ph~nom~nes sociaux, une telle division du travail des juristes peut etre
admise par beaucoup. Elle parait d’autant plus accueillante qu’elle situe
d’emble le juriste d’un c6t6, d’un seul c6t6 de l’infranchissable fronti~re
dressfe pour les besoins de la cause ; le point de vue externe est celui des
sciences sociales et ne peut 8tre celui du juriste. I1 ne s’en faut plus alors

6OVoir R.A. Dworkin, Social Rules and Legal Theory>> (1972) 81 Yale L.J. 855 A lap. 860;
du mime auteur, <'Natural Law' Revisited > (1981-82) 34 U. Fla L. Rev. 165 aux pp. 173,
187 (internal and external scepticism; internal and external ideal) ; R.L. Abel, Compte rendu:
Marriage Stability, Divorce, and the Law par M. Rheinstein (1973) 26 Stan. L. Rev. 175 A la
p. 175; D. Nelken, (The ‘Gap Problem’ in the Sociology of Law: A Theoretical Review
(198 1) 1 Windsor Y.B. Access Just. 35 A lap. 41 ; et infra, notes 64-66. Voir aussi D.H. Flaherty,
((Writing Canadian Legal History: An Introduction > dans D.H. Flaherty, 6d., Essays in the
Histoty of Canadian Law, t. 1, Toronto, University of Toronto Press, 1981 A lap. 12. Comparer
G.J. Postema, <(Coordination and Convention at the Foundations of Law (1982) II J. Legal Studies 165 aux pp. 198-99, pour une autre critique de Hart. Voir aussi, pour une autre dis- tinction, G.P. Fletcher, (1981) 90 Yale L.J. 970 aux pp. 974,
984-85 ; O.M. Fiss, (1982) 34 Stan. L. Rev. 739 aux pp. 748-
49. Voir encore O.M. Fiss, > (1985) 58 S. Cal. L. Rev. 177 A ]a p. 194
(i (1981) 54 S. Cal. L. Rev. 151 aux pp. 232-33.
62Ibid. A la p. 233.
63lauteur le dfclare ouvertement ; tous n’ont pas cette rigueur. La m~me prfcision se retrouve
dans M.J. Detmold, The Unity of Law and Morality :A Refutation ofLegal Positivism, London,
Routledge and Kegan Paul, 1984 aux pp. 48-50.

1987]

LA MORT DE LA LITTERATURE JURIDIQUE?

769

de beaucoup pour que la distinction interne-externe devienne l’instrument
intellectuel de la condamnation syst6matique et sans appel du juridique. I1
n’y aurait plus t s6parer deux voies pour 1’6tude du droit, deux attitudes
juridiques complrmentaires, mais une attitude interne juridique donc d6-
nude de toute pertinence notamment th~orique et une attitude externe n6-
cessairement non juridique et, pour cette raison m~me, aur~ol~e d’un
prestige anticip6.

Ainsi la recherche th~orique beige et suisse allait-elle condamner le
(< point de vue interne >> qui < reflte l'auto-production dogmatique, voire normative, du sens juridique telle qu'elle se manifeste tant [dans] la con- naissance du droit [doctrine] que [dans] son 6laboration [l6gistique] et [dans] son application [jurisprudence, administration]. >64 I1 est sans doute inutile
d’insister sur la formulation, sur le soin avec lequel les termes ont 6t6 choisis.
Mme si rien n’est dit sur la possibilit6 d’ viter le ph~nom~ne de repro-
duction, l’expression d’auto-production dogmatique veut manifester une
censure incontestable dans son principe ; l’ambiguit6 savamment entretenue
entre les sens frangais et allemand du terme << dogmatique >> ne peut qu’y
contribuer. Plus pr~cis6ment encore, c’est une alternative rigide qui sera
bient6t pr6sent~e entre la et la (perspective externe (ou sociologique),
celle qui pose comme definition que le droit est ce que le juge fait en r~a-
lit6 >>65. Eaccent est ainsi mis d~lib~rbment sur Faction du juge, ce qui es-
tompe non seulement le r6le du l6gislateur, mais aussi celui de tous les
autres membres de la communaut6 juridique. Lespoir avou6 est d’ viter
que cette th~orie du droit, A l’inverse de toutes les pr~c~dentes, ne puisse
((8tre exploit~e A des fins de legitimation d’un ordre juridique positif
d6termin6. >66

La m~me inspiration se rencontre au Canada dans un document officiel.
Le rapport du Groupe consultatif sur la recherche et les 6tudes en droit,
intitul Le droit et le savoir, reprend h son compte la distinction des points

64E Ost, (Questions m6thodologiques A propos de la recherche interdisciplinaire en droit >

(1981) 6 Rev. interdisciplinaire d’6tudes jur. 1 aux pp. 19-20.

65J.-E Perrin, < Quelles 'v~rit~s' pour une th~orie de la pratique judiciaire ? (1982) 8 Rev. interdisciplinaire d'6tudesjur. 33 aux pp. 35 et s. et 43. Voir aussi E Ost et M. van de Kerchove, Jalons pour une thorie critique du droit, Bruxelles, Facultfs universitaires Saint-Louis, 1987. 66Perrin, ibid. A la p. 44. Voir aussi Perrin, supra, note 44. REVUE DE DROIT DE McGILL [Vol. 32 recherche interne - 'analyse ex~g6tique traditionnelle, - de vue interne et externe ;67 il demeure aujourd'hui encore une r6ference pour ceux qui r~flchissent sur les modalit~s d'6tude du droit. 68 Selon ce rapport, o [1]'approche th~orique et m~thodologique 6volue sur un conti- nuum qui va de c'est-A-dire la re- cherche en droit, une recherche interne, qui prend le droit pour sujet, -A la recherche interdisciplinaire, la recherche externe sur le droit, qui prend le droit pour objet. >69 Les prcisions ultrieurement donn~es accentuent
encore l’opposition. En premier lieu, toujours selon ce rapport, <([1]a re- cherche juridique conventionnelle - est essentielle- ment taxonomique. Elle mane A la redaction d'articles et de trait~s qui cherchent A identifier, analyser, structurer et synth~tiser des lois, des d~ci- sions judiciaires et des 6tudes critiques. )>70 Les auteurs prennent sans doute
la precaution oratoire d’indiquer que le qualificatif (conventionnel ) est
la recherche traditionnelle << sans aucune connotation pejora- applique .7 II reste que la signification propre de ce terme suffit A bien placer tive les travaux en question dans la hierarchie implicite de la recherche juri- dique; ce qui est taxinomique 72 ne peut pretendre apporter davantage qu'une classification. En second lieu, la recherche fondamentale porte, non sur les regles, "mais sur les (causes et effets > de ce o discours qu’est le
droit. 73 Elle vise (A assurer une connaissance plus approfondie du droit en
tant que phenomene social […] >.74 Pour elle, la meilleure et sans doute la
seule voie est celle de l’enquete empirique. II faut bien comprendre que la
recherche externe n’est pas A proprement parler un enrichissement de l’6tude
interne ; elle se veut d’une autre nature et doit se substituer i elle puisqu’elle
est seule digne du nom de theorie. Non seulement o [1]a recherche externe
portant sur le droit est inevitable si notre systeme juridique entend suivre

67Groupe consultatif sur la recherche et les 6tudes en droit, Le droit et le savoir: Rapport
au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, Ottawa, Conseil de recherches en
sciences humaines du Canada, 1983 [ci-apr~s Le drolt et le savoir]. Pour des presentations
critiques, voir: M. Weisberg, (On the Relationship ofLawandLearningto Law and Learning
[1983] 29 R.D. McGill 155; P. Slayton, Compte rendu: Law and Learning (1983) 33 U.T.L.J.
348 ; L.E. Trackman, , et songer au sens pjoratif du terme franais (< litt~rature >>.

741bid. A la p. 74. Comparer, pour une autre classification (dont rharmonie avec la premiere

n’est pas certaine) ibid. A la p. 84.

1987]

LA MORT DE LA LITTERATURE JURIDIQUE?

771

le pas d’une societe et d’un milieu intellectuel en pleine evolution >,75 mais
ce sont les effets du droit, plut6t que les r6gles, qui meritent examen. 76 Avant
meme de porter une appreciation critique sur la distinction interne-externe
ainsi comprise, il n’est pas inutile de depeindre A grands traits 1’ensemble
du document dans lequel elle occupe une place centrale; trois caract6ris-
tiques sont A relever. Tout d’abord, il s’agit, selon ses auteurs, de la premiere
6tude nationale sur ‘aptitude des <77
canadiens A apprehender des questions telles que <>.78 Elle aboutit
A un constat d’une grande severite: << [L]es juges, les avocats et les profes- seurs de droit n'ont pas manifeste encore la competence intellectuelle col- lective necessaire pour comprendre, evaluer ou modifier >> le droit de leur
pays.79 C’est assez dire combien la distinction interne-externe commande
les appreciations portees sur le travail de la communaute des juristes : qui
dit peu de recherche externe dit incompetence A comprendre le droit ! D’ail-
leurs, les autres publications sont, par definition, << plut~t restreintes et 6phe- meres >0 I1 faut ensuite remarquer – deuxi me caracteristique du rapport
une curieuse propension Ai la simplification extreme: le nombre des

distinctions binaires sans la moindre nuance est revelateur. Ce n’est pas
seulement la recherche interne qui s’oppose A la recherche externe. C’est
aussi << l'analyse exegetique traditionnelle >> qui est mise en regard de tous
les autres << documents >81 ou << methodes >.82 Faut-il preciser la signification
de cette soi-disant description ? Elle denote une large meconnaissance de la
tradition exegetique ; dans ses meilleures productions, elle a ete historique,
theorique, voire philosophique et comparative.8 3 Sont encore deliberement
opposees la theorie et la pratique.84 Chacun sait pourtant, depuis Kant, que
cette dissociation n’a pas de signification acceptable.85 I1 est tout de meme
troublant d’apprendre que des questions comme celles de la determination
du titulaire d’un droit ou des conditions de son exercice << commencent A 75Ibid. A la p. 78. 76Ibid. A la p. 77. 77Ibid. A la p. 4: faut-il relever l'association des deux adjectifs ? 78Ibid. Opposer la p. 71 oaf le rapport est pr6sent6 comme une <,
et aux pp. 83-84 ofi sont reconnues des lacunes portant justement sur ]a < recherche externe >.

79Ibid. A la p. 80; voir aussi Ia p. 7.
8OIbid. A la p. 74.
8’Ibid.
82Ibid. A la p. 84.
83Rrmy, supra, note 18. Pour s’en convaincre, il suffirait de consulter des ouvrages pratiques,

tels que ceux citds supra, note 22.

84Le droit et le savoir, supra, note 67 A la p. 77 notamrnment, et aussi aux pp. 3, 4, 8 et 78.
85A ce sujet, voir S. Goyard-Fabre, Kant et leproblme du droit, Paris, Vrin, 1975 d la p. 30

n. 39.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

6merger du moment que nous essayons de mettre la th6orie en pratique > :86
curieuse th6orie en v6rit6 que celle ofa ces aspects de la r~gle sont ignor6s!
Enfin, < le monde de l'action > est oppos6 au < monde des id6es >.87 Ce qu’il
faut souligner, c’est que chacune de ces distinctions, plus radicales les unes
que les autres, correspond A une appr6ciation non moins tranch6e: il y a
toujours la louange et l’anath6me, les bons (recherche fondamentale ou
thorie qui est la seule vraie recherche, pratique qui est la r6alit6, monde
des ides qui est un mod6le de d6sint6ressement) et les mauvais (exfgtse,
thorie A ne pas confondre avec la pr6c6dente, o monde de l’action ). Enfin,
la troisi6me caract6ristique du rapport est la conception du droit qu’il
adopte. Le droit est envisag6 comme <(fait social >,88 comme < ph~nom~ne social ;89 ces expressions paraissent vouloir 61iminer toute question de valeur, de choix politique, d'appr6ciation en termes de justice ou d'oppor- tunit6. Plus pr6cis6ment, le ph6nom~ne . observer n'est pas une science exacte, mais un discours dont les causes et effets, plut6t que les r~gles, demandent un examen approfondi. >90 I1 est 6videmment curieux qu’une
r6flexion conque comme plus large, plus ouverte que d’ordinaire, commence
par restreindre la r6alit6 du droit A celle d’un discours. I1 est 6galement
6trange qu’un rapport officiel, pr6sent6 comme expos6 objectif des faits, 91
se disqualifie lui-m~me d’embl6e aux yeux de tous ceux qui savent que le
droit n’est pas seulement un discours. A cette conception du droit sont
6troitement li6s deux postulats lourds de cons6quences. Ils le sont d’ailleurs
d’autant plus qu’ils ne sont nullement explicit~s ; une recherche externe
aurait-elle fait d6faut aux rapporteurs ? Le premier postulat est d’ordre scien-
tiste. II se r6v6le dans la faveur syst6matique pour les recherches empiriques,
comme dans la conviction qu’un expos6 des faits impartial est possible. Plus
explicitement encore, c’est un < d6veloppement scientifique du droit >92 que
les auteurs du rapport souhaitent et attendent. Le deuxi~me postulat est
d’ordre interventioniste ou 6tatiste. Ainsi aucune recherche ne parait en-
visageable sans < planification syst6matique >93 II n’est alors pas 6tonnant
que les seuls secteurs de l’6tude du droit capables de trouver grdce aux yeux
des rapporteurs soient ceux du droit public.94 Comment ne pas se souvenir
ici de la remarque de F-A. Hayek: < [P]resque tous les repr6sentants mar- quants du positivisme juridique moderne ont W des juristes de droit public 86Le droil et le savoir, supra, note 67 A ]a p. 77. 871bid. A la p. 79. la p. 4. 88Ibid. 89Ibid. A ]a p. 74. 901bid. la p. 77. 91Ibid. A la p. 5. 92Ibid. A la p. 6. Comparer pourtant Ia p. 77: s'agit-iI d'une nouvelle manifestation de la confusion du droit et de la science du droit ? 93Ibid. A la p. 7. 94Ibid. aux pp. 72 et 76. 1987] LA MORT DE LA LITTtRATURE JURIDIQUE? 773 et, de plus, d'habitude des socialistes - c'est-a-dire des hommes d'appareil [...] >> ?95 Le rapport sur Le droit et le savoir reproche principalement aux
juges, avocats et professeurs de droit leur inaptitude A changer, voire a
transformer le droit. C’est un parti pris qu’il aurait peut-tre fallu rendre
plus apparent. Ce document porte moins sur la connaissance du droit que
sur un nouveau savoir porteur d’un droit autre, tellement diff rent meme
qu’il ne porterait plus ce nom. Avec cet objectif, le crit~re de qualit6 de la
tre que l’ampleur de la contestation, non ses
recherche juridique ne peut
justifications, que l’6tendue de la destruction, non son opportunit6. C’est
t6 adoptee une distinction incompatible avec la nature meme
pourquoi a
du droit. Il serait difficile de dire si la mise a l’index du point de vue interne
fut un postulat de depart, une arme permanente, une sorte de lemme r6-
current ou un aboutissement compl~mentaire; a dire le vrai, la preoccu-
pation du changement social par le droit est tellement li~e A l’analyse du
savoir juridique que les deux ne peuvent plus 8tre drm~l6s. I1 ne saurait y
avoir de recherche juridique qui s’efforgdt de d~couvrir une nouvelle justice
ou une nouvelle efficacit6 du droit actuel ; il ne saurait y avoir de recherche
juridique qui tendit i d6montrer les m~faits de l’interventionnisme 6tatique
ou de la planification. Ainsi Le droit et le savoir annonce-t-il la mort du
droit et de son savoir, la mort de la litt6rature juridique ! I1 la condamne a
la disparition pour cause d’inutilit6 de ses productions et d’incomp~tence
de ses auteurs qui doivent ceder la place aux sp~cialistes des sciences so-
ciales. Si ces derniers veulent bien –
accepter un
vieux principe juridique, ils laisseront peut-6tre la parole A la defense.

tr6s provisoirement –

B. Les insuffisances de la distinction des points de vue interne et externe

9.- Rendre justice au professeur Hart. II serait parfaitement faux d’imputer
au fondateur de la distinction des points de vue interne et externe la condam-
nation de la litt~rature juridique. Tout au contraire, il avait clairement pergu
les limites de sa proposition. Ne fut-il pas le premier i dire que l’externe
n’avait aucune sup~riorit6 sur l’interne ? Plus precis6ment, le point de vue
externe ne permet pas de saisir le droit lui-meme. < Si [...] l'observateur s'en tient r~ellement de mani~re stricte a ce point de vue externe [...] la des- cription qu'il donnera de leur vie ne peut nullement 8tre formulae en termes de r~gles [...] >> ;96 m~me pour ceux qui refusent de placer le tout et le coeur
du droit dans les r~gles, cette description ne peut qu’8tre infid~le A son objet:
< Ce que le point de vue externe, qui se r6duit i des r~gularit6s observables de comportement, ne peut reproduire, c'est la fagon dont les r~gles fonc- tionnent dans la vie de ceux qui constituent normalement la majorit6 dans 95Droit, lgislation et libertW, t. 2, trad. par R. Audouin, Paris, Presses universitaires de France, 1981 A la p. 55. 96Hart, supra, note 47 A la p. 114. REVUE DE DROIT DE McGILL [Vol. 32 une societ& 97 Lalternative est alors clairement pose: ou bien sombrer dans ce marginalisme ambiant qui fait regarder la societe, toute la societe, A travers le prisme des attitudes les plus exceptionnelles, 98 ou bien renoncer au point de vue externe. II n'y a pas d'autre solution, car le droit ne peut s'observer de l'extrieur qu'i condition de n'tre plus regarde comme droit. La complementarite des deux points de vue 6tait donc posee d'emblbe comme une necessite theorique et pratique. 99 Malheureusement, cet aver- tissement fut inutile; les lecteurs du professeur Hart ne voulurent retenir que des mots abandonnes A la surface des choses, qu'une distinction trop simple pour 8tre pertinente. Sans doute, plusieurs d'entre eux jugeaient-ils souhaitable par principe le deperissement du droit et de son savoir; ils n'avaient donc aucune raison de se d6fier d'une analyse qui fermerait d6- liberement les yeux sur la realite juridique. Cela ne suffit pourtant pas pour les mettre A l'abri des critiques definitives qui viennent de l'epistemologie. La reflexion sur la connaissance etablit, A la fois, ce que devrait 8tre un point de vue externe digne de ce nom et la veritable signification du point de vue interne. ( Par ici la sortie ! ), ou les conditions d'une rupture epistfmologique. 10.- Les adeptes du point de vue externe sont loin de s'entendre entre eux ; leur doctrine n'est pas unifie. Ils partagent pourtant une meme th6se dont la fragilite doit 6tre denonce: le progr6s de la science du droit est suppose ne pouvoir 8tre obtenu que moyennant une rupture epistemologique, c'est- A-dire moyennant l'abandon des fondements actuels et des benefices de la connaissance juridique. Tous les malheurs et les faiblesses de la science du droit, et correlativement du droit lui-meme, auraient leur origine dans l'inaptitude des juristes A sortir de la prehistoire scientifique.100 I1 aurait te facile de remarquer que, face A cette theorie epistemologique A succbs' 0 une 97Ibid. A la p. 115. Voir aussi Le droit et le savoir, supra, note 67 A la p. 78 : o [L]es carac- tristiques latentes d'un syst~me sont parfois mieux perques par ceux qui oeuvrent directe- ment >> ; mais la difficult6 est beaucoup plus fondamentale. Comparer Pallard, supra, note 59
aux pp. 157, 161-62, 188 et A la p. 191 : <( [Lies rapports existant entre les r~gles ne peuvent 6tre per~us que du point de vue du sujet de droit, d'un sujet qui ne se d6sint6resse pas de ]a signification que prend le ph6nom6ne juridique pour lui. > Voir aussi G. Grant, English-
Speaking Justice, Toronto, Anensi, 1985 A lap. 7, pour une critique de la vision externe <(from outside > d’un pays –

regard6 comme un objet.

les Etats-Unis –

98Un exemple caricatural est donn6 par l’ouvrage de E. Badinter, L’un est l’autre, Paris, Odile-

Jacob, 1986.

99Voir Hart, supra, note 47 aux pp. 115-16.
‘0Voir M. Miaille, Une introduction critique au droit, Paris, Masp6ro, 1976 A Ia p. 37 et s.;
Arnaud, supra, note 45. Voir aussi supra, notes 64-65 ; J. Lenoble et E Ost, Droit, mythe et
raison : Essai sur la derive mytho-logique de la rationalit6 juridique, Bruxelles, Publications
des Facult6s universitaires Saint-Louis, 1980 A la p. 299.

101G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique: Contribution ti une psychanalyse de

la connaissance objective, lie 6d., Paris, Vrin, 1980 aux pp. 14, 19 et 23.

1987]

LA MORT DE LA LITTERATURE JURIDIQUE?

775

autre hypothese ne peut etre neglige: Meyerson 0 2 et Bergson 10 3 ont refute
la pretendue demonstration de la necessite de tourner le dos au sens com-
mun ou i la connaissance premiere pour penetrer dans le Jardin d’Eden de
la science pure et parfaite. La << rupture 6pistemologique est-elle la con- dition de la decouverte scientifique104 ou n'est-elle que la reconstruction, par l'historien des sciences, des consequences ideologiques de cette decou- verte ? La science a pu progresser autant en s'efforgant de << sauver les ph6- nomenes > qu’en essayant de rompre avec eux.105 A supposer meme que la
necessite de la rupture ait 6t6 6tablie dans le domaine des sciences physiques,
chimiques, biologiques et autres, i faudrait encore verifier que la connais-
sance du droit peut et doit progresser de meme fagon. Pour tout dire, la
these Bachelardienne repose sur deux postulats aussi difficiles i admettre
l’un que ‘autre. Le premier serait que l’6volution de la connaissance est
determinee, qu’elle doit in6vitablement passer par certaines etapes se suc-
cedant dans un ordre invariable.1 06 Le second serait que toute connaissance
doit en passer par IA pour devenir scientifique et, de surcroit, deviendra
scientifique ; aucun domaine, le droit pas davantage que les autres, ne peut
pretendre A la specificit6. I1 faut convenir que cela fait beaucoup d’hypo-
theses pour lesquelles aucun debut de preuve n’est propose.

Sans doute n’est-il pas possible d’eviter d’avoir recours A de tels pos-
tulats! Ce qui est tout de meme troublant, c’est que ceux-ci prennent leur
origine dans ce sens commun dont ils pretendent se deprendre radicalement,
dans une de ces images dont la pensee est friande et que Bachelard condam-
nait si vigoureusement comme o obstacles epistemologiques >>.107 L’impres-
sion que laisse a posteriori l’histoire des sciences est celle d’un incessant
combat contre l’erreur ; la verit6 semble se substituer progressivement aux
illusions d’antan. Toutes les disciplines paraissent connaltre, les unes apres
les autres, le meme progres lin6aire; apr6s quelques progres spectaculaires,

102E. Meyerson, De 1’explication dans les sciences, Paris, [n.d.], 1921 A Ia p. 47 et s. ; voir
aussi, plus fondamentalement peut-atre, E. Gilson, Le Thomisme : Introduction & laphilosophie
de Saint Thomas d’Aquin, 6e Ed., Paris, Vrin, 1983 A la p. 294: <(La vraie r~ponse thomiste au probl~me critique se trouve dans une prcritique, ofi 1'enquete sur la possibilit6 d'une connaissance en g~n~ral passe avant l'enquete sur la possibilit6 de la science en particulier.>
103H. Bergson, La pens~e et le mouvant [1938], r6imp. Paris, Presses universitaires de France,

1985 A la p. 4.

t4T.S. Kuhn, La structure des r~volutions scientifiques, trad. par L. Meyer, Paris, Flammarion,
et non de

1983. Rappelons que, selon cet auteur, c’est par un phknom ne de conversion –
rEfutation –

que s’op~re le changement de paradigme, ce luxe rare.

10-P M. M. Duhem, Essaisur la notion de thtoriephysique dePlaton d Galilje [1908], r6imp.

Paris, Vrin, 1982.

10 6Apr~s Auguste Compte, il faut songer i M. Foucault, Arch~ologie du savoir, Paris, Gal-
limard, 1969 A la p. 243 et s. Comparer N. Frye, The Great Code: The Bible and Literature,
Toronto, Academic Press, 1983 i la p. 5 et s. (reference ! Vico).

0 7Supra, note 101 aux pp. 15 et 29.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

il est toujours tentant d’imaginer que se sont succd6, en un 616gant d6fi1M
bien r6glM, une pr6histoire, un moyen Age et une histoire. Faut-il s’aban-
donner a l’image ? II se peut, mais c’est a la condition de savoir trouver les
voies de la rupture, le chemin de la sortie, le point de vue externe. Le
raisonnement particuli~rement coh6rent.d’un 6pist6mologue qui s’est ef-
forc6, selon ses propres termes, de << sortir du cercle >>108 peut etre ici d’un
utile secours. Paul Feyerabend se posait la question suivante: << Comment pouvons-nous analyser les termes dans lesquels nous avons lhabitude de formuler nos observations les plus simples et les plus directes, et rv6ler leurs pr6suppositions ? >109 La r6ponse paraissait s’imposer pour qui pensait
que < les pr6jug6s sont mis en 6vidence par contraste et non par analyse > : 110
une < norme critique externe >, I I une < mesure de comparaison externe >1 12
est n6cessaire. Apparemment, cette affirmation vient A l’appui des th6ses
des lecteurs de Hart. En r6alit6, elle condamne radicalement leurs ambitions
en r6v6lant quatre erreurs graves qu’ils commettent. La premiere est de
croire qu’il soit si facile d’adopter un < point de vue externe >. Pour avoir
quelque chance de progresser, il faut 8tre capable de s’6vader vraiment du
syst~me conceptuel ant6rieur; il ne suffit certainement pas de collecter des
faits, de << se renseigner > le plus possible. 1 3 Le mythe de l’accumulation
des connaissances qui apporteraient docilement la connaissance, apr~s avoir
t6 rassembl6es et v6rifi6es A l’abri de toute hypothse, semble bien difficile
A harmoniser avec l’id6e d’un point de vue externe. U6vasion n’est possible
que par les moyens < de la science du dehors, de la religion, de la mythologie, des ides d'ignorants ou des divagations de fous. >1 14 Mieux encore, elle
passe par le rave, par l’invention d<' un monde onirique pour dcouvrir les caract~ristiques du monde rel que nous croyons habiter [...] >>.” 11 Ici apparait
la deuxi6me erreur. La recherche externe doit essayer de penser autrement,
mais de penser autrement la meme chose. La < science du dehors >>, le rave
meme, ne sont riches d’enseignements”1 6 que par la vision nouvelle du
< monde r6el que nous croyons habiter >>. Le rave ne nie pas la r6alit6 ; il
la suppose en la contournant. Par cons6quent, le point de vue externe, aussi
nouveau, 6trange et 6tranger soit-il, ne peut partir de l’hypoth~se qu’il n’y
a rien A voir. La recherche juridique n’est viable et n’est rentable que si elle
est men6e en contemplation d’un droit A d6couvrir, i comprendre. L’tude

108P Feyerabend, Contre la mnthode: Esquisse d’une thorie anarchiste de la connaissance,

trad. par B. Jurdant et A. Schlumberger, Paris, Seull, 1979 i Ta p. 70.

’09Ibid. A la p. 29.
1 0 lbid.
IIbid.
11lbid. A la p. 80.
IDLe droit et le savoir, supra, note 67 A la p. 78. Comparer Feyerabend, ibid. A la p. 70.
114Feyerabend, ibid. A la p. 70. Voir aussi la p. 49.
“5Ilbid. A la p. 29.
16Et non de renseignements! Faut-il le souligner?

1987]

LA MORT DE LA LITTRRATURE JURIDIQUE?

777

du droit reclame, comme tout autre, le respect de son objet. Qui pose en
principe l’inexistence du droit peut sans doute adopter un point de Vue
externe ; mais d’autres sont mieux places pour << voir >> le droit. La troisieme
erreur des adeptes de la sortie dans ‘espace libre de droit, c’est le complexe
de la chevre de Monsieur Seguin: ils croient qu’en dehors de l’enclos, le
paradis les attend. Le danger majeur du point de vue externe consiste A
remplacer le < tout fait >> par un autre tout fait >>, 11 <1 remplacer un jeu de regles generales par un autre >> 18 ou, pour reprendre la terminologie
actuellement en honneur, substituer un dogmatisme A un autre. Est-il permis
de dire que les sciences sociales aussi ont leur dogmatisme ? Changer de
questions et de r6ponses n’a jamais suffi A donner de la liberte d’esprit. Si
1’espoir est de provoquer une revolution dans la science du droit, il est
dommage d’en accepter 1’6norme cofit pour se contenter de mettre une
simple recette nouvelle A la place des anciennes. Des hommes capables de
refuser les recettes, d’ofi qu’elles viennent, seraient necessaires ; rien ne
demontre que les specialistes des sciences sociales soient davantage dotes
de cette qualite rare que les juristes. II faudrait non pas des renseignements
supplementaires, mais un antidote, une imagination, une audace intellec-
tuelle, un sens du defrichement et de l’innovation. A l’6vidence, l’accep-
tation des resultats d’une recherche par la communaute des specialistes en
sciences sociales n’est pas, dans le court terme du moins, une garantie suf-
fisante.119 Lobjectif i poursuivre serait de donner aux diff rents specialistes
une formation qui les protege contre la specialisation et qui les prepare i
r6sister aux ideologies simplistes. La derniere erreur incluse dans la dis-
tinction des points de vue interne et externe complete la precedente et s’y
associe etroitement. Elle consiste A mepriser le pass6 et ses enseignements,
pour s’engager dans un avenir tout neuf en soulignant complaisamment les
evolutions et autres mutations. 120 I1 ne suffit malheureusement pas d’ignorer
les erreurs anterieures et leurs consequences pour ne plus les commettre.
Appeler prejuges les postulats d’autrui est un bon moyen de sauvegarder sa
bonne conscience; l’important serait d’etre en mesure de porter une ap-
preciation critique sur les siens propres. Nous ne pouvons pas ne pas avoir
de postulats ; nous ne pouvons pas nous en passer: << En eliminant toutes les interpretations naturelles, nous [eliminerions] aussi la faculte de penser et de percevoir. [...] [U]ne personne qui se trouverait devant un champ perceptif, sans disposer d'une seule interpretation naturelle, serait compl6- tement desorientee et ne pourrait meme pas commencer le travail scienti- 1 7 Bergson, supra, note 103 A ]a p. 138. "8 Feyerabend, supra, note 108 A la p. 30. 1911 faut du temps pour qu'une communaut6 savante d~couvre et corrige ses erreurs ; il faut aussi qu'y r~gne une discussion permamente. La question de la relation A Ia r~alit6, a sa plus grande part, se pose Egalement. 120Cette erreur est reprise dans Le droit et le savoir, supra, note 67 i la p. 78. REVUE DE DROIT DE McGILL [Vol. 32 fique. )>121 A cet dgard, le travail sur les rralitrs juridiques ne prrsente pas
de spkcificit6 par rapport A l’observation de la nature. De plus, les juristes
savent par experience que tous les postulats ne peuvent etre ramends A de
purs prrjugrs condamnables comme tels; il en est de bon et de mauvais.
Le difficile estjustement de discerner lutile du pernicieux. Les prrsupposrs
ne sont pas la peste noire de la connaissance ; ils sont nos limites dont nous
devons avoir conscience, dont nous devons savoir ce qu’elles facilitent et
ce qu’elles entravent, ce qu’elles permettent de mieux voir et ce qu’elles
empechent de voir.

En drfinitive, s’il faut adopter un point de vue externe, ce doit 8tre de
faqon beaucoup plus radicale que beaucoup de lecteurs de Hart ne l’ima-
ginent. L’accumulation des connaissances est aussi inefficace que l’oubli de
cette tradition juridique sans laquelle le droit ne peut 8tre compris, saisi,
p~n~tr6. I’dchec de toute recherche dite externe peut atre annonc6 par avance
ds lors qu’A l’ambigu]t de cette extrriorit6 purificatrice s’ajoute une pro-
fonde mrprise sur la nature de l’6tude interne du droit.
I 1.- L’impossible et irremplagable point de vuejuridique interne. Les uti-
lisateurs de la distinction des points de vue interne et externe n’aiment pas
le premier; c’est pour le rabaisser, pour combattre son influence qu’ils op-
posent sa subjectivit6 incurable i l’objectivit6 du point de vue de l’obser-
vateur scientifique. Encore faut-il remarquer que le point de vue interne
peut 8tre congu de deux fagons differentes! Entendu comme non critique,
il se heurte A une impossibilit6 que toute l’histoire de la science du droit
d6montre. Consid&r6 comme simplement li6 a la tradition doctrinale, il est
irremplagable. C’est dire que, dans les deux interprrtations, la distinction
interne-externe est i rejeter, mais pour des raisons differentes.

S’il se v~rifiait et si le point de vue interne 6tait d~fini comme exempt
de critique, le succrs de cette distinction marquerait la victoire du positi-
visme juridique le plus 6troit, le plus radical. Le rapport canadien intitul6
Le droit et le savoir pourrait, en particulier, etre salu6 comme le manifeste
d’une nouvelle 6cole de pens6e juridique ; son programme porterait sur le
drveloppement d’une science du droit plus refermre sur elle-meme et plus
faussement rigoureuse que jamais. Tout se passe comme si les juristes po-
sitivistes avaient enfin r6ussi i emporter la conviction de tous dans la com-
munaut6 juridique et en dehors d’elle. 11 y aurait bien une possibilit6 d’etre
un pur commentateur du droit positif, de rexposer tout A fait fidrlement,
d’6tre un agent d’exdcution docile. A tout prendre, le rfrer6 l6gislatif n’aurait
6 supprim6 en France qu’en raison de son inutilit6 ; les interpr~tes res-
pectaient trop fid~lement la pensre et la volont6 du l6gislateur pour qu’il
ftit nrcessaire de l’interroger lui-meme. Les juristes auraient raison de croire

1’2 Feyerabend, supra, note 108 A la p. 79.

1987]

LA MORT DE LA LITTRATURE JURIDIQUE?

779

qu’ils se contentent en general de decrire ce qui ne depend nullement d’eux
et d’en deduire des solutions qui ne pourraient atre autres. Parce qu’ils
acceptent globalement le corps de regles, le droit, les 6ventuelles divergences
d’interpretation ne peuvent 8tre que partielles et provisoires.

L’histoire ancienne et recente est pourtant la pour 6tablir l’inverse. A
toutes les 6poques, dans tous les pays, la profession juridique a exerc6 une
influence considerable sur la formation du droit, sur l’evolution des regles
et des solutions. L’ideologie positiviste a 6t6 le procde le plus volontiers
employ6 pour tenter de rendre plus discrete une action qui exposait les
juristes i la vindicte des Princes et des Peuples. I1 n’y a pas de point de vue
juridique interne ; tout approfondissement de la connaissance du droit con-
duit inexorablement A la critique des decisions institutionnelles, A la refor-
mulation des regles, A la decouverte de solutions difttrentes, A la composition
correlative d’un nouvel ensemble susceptible d’apporter, en retour, des con-
sequences inattendues. L’6cole frangaise de l’exegese, si volontiers citre
comme un modele de soumission A l’autorit6 legislative et dont les maitres
sont vours aux gemonies pour avoir excell6 dans l’art de l’interpretation
copie conforme, a produit les argumentations les plus vigoureuses, contre
le Code civil de 1804 notamment, 122 et les theories les plus 6trangeres aux
dispositions l6gales ;123 les magistrats que cette ecole forma eurent des au-
daces que les modernes contempteurs de l’exegese ne pourraient renier.124 Si
soucieux qu’il soit de demeurer o A l’interieur du systeme > , l’interprete
accuse toujours l’une des tendances latentes dans les lois ou les jugements,
estompe les autres, voire insuffle une nouvelle inspiration aux formules
anciennes; ses protestations de 16galisme, pour vehementes qu’elles soient,
n’y peuvent rien changer. Son point de vue n’est pas interne parce qu’il est
toujours autre; il dittre de celui du l6gislateur ou du juge. La formation
regue, les preoccupations, les pressions subies, tout l’en separe. II faudrait
le simplisme d’un marxisme de bazar pour soutenir que l’identit6 de classe
sociale suffit a tout aligner, i tout associer. La pretendue objectivit6 dujuriste
respectueux des sources du droit > est un leurre que la distinction des
points de vue interne et externe vient soutenir bien malencontreusement.
Cette illusion, ainsi entretenue de l’interieur comme de l’exterieur –
il est
des juristes et des specialistes des sciences sociales pour croire apparemment
y trouver leur compte, est largement responsable du declin que connait
parfois la theorie juridique. Augmenter le credit de cette erreur est l’un des
bons moyens d’entraver l’amelioration du droit et de son savoir. Ce qui
devrait preoccuper les juristes notamment, ce sont les remedes contre une
sclerose intellectuelle qui les menace autant – ni plus, ni moins – que les

122Voir R6my, supra, note 18 aux pp. 121-23.
123Songez, par exemple, A Ta th6orie du patrimoine d’Aubry et Rau.
124Voir e.g., Cass. Req., 15 juin 1892, D.P. 1892.1.596.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

autres ; les enfermer dans un faux point de vue interne ne peut que les
inciter A se satisfaire de l’6tat de leur discipline, A n6gliger les questions
thoriques et de m~thode.

Pour se soustraire A de tels reproches, les adeptes de la distinction
interne-externe doivent se retrancher derriere une autre conception du point
de vue interne. Appartiendrait A cette cat6gorie toute recherche qui ne re-
jetterait pas par principe la tradition de la science du droit, les fruits des
efforts de tous ces juristes qui, depuis des si~cles, tentent de tirer profit des
innombrables exp6riences condens6es dans la complexit6 du langage juri-
dique, des principes, des r~gles et des solutions. En ce deuxi~me sens, i’adop-
tion du point de vue interne n’est plus impossible; elle est inevitable. Le
professeur Hart avait clairement mis en lumire une bien simple v~rit6:
nul ne peut esp6rer connaitre ce A quoi il tourne le dos. Si la r~alit6 s’offre
A la connaissance, elle ne s’impose pas A qui la refuse delib~r~ment. Le droit
peut 8tre un objet de connaissance; mais il 6chappe certainement A ceux
qui en nient l’existence, comme A ceux qui pr6tendent le comprendre sans
s’y 8tre seulement int~ress~s ou encore qui se croient capables d’inventer
de toutes pi~ces un nouveau savoir et un langage tout neuf. Qui peut rever
de se constituer un corps de connaissance en ne partant de rien ? Les dif-
ficult6s rencontr~es par la sociologie du droit n’ont pas d’autre origine. Ce
qui a fait d6faut chez la plupart des sp6cialistes, c’est une certaine affinit6
avec l’objet A 6tudier, une certaine sympathie avec lui. Ils ont cherch6 A
utiliser un nouveau << langage d'observation >>; mais comme le dit Paul
Feyerabend en des termes expressifs et images, << un jugement comparatif des langages d'observation [...] ne peut commencer que lorsqu'ils sont tous parl~s 6galement couramment. >>125 Le droit ne peut se comprendre que de
l’int6rieur, dans son propre langage ; toute autre tentative aboutit A une
simple d6naturation et passe A c6t6 du droit. Ce qui est montr6 peut 8tre
du plus haut int6rt; ce ne peut pourtant ni 8tre tenu pour le droit, ni eire
mis a la place du droit. Le mouvement am6ricain d’6tude critique de droit,
dont les positions radicales sont fameuses, a eu la sagesse de refuser de
couper les ponts avec la tradition juridique ant~rieure. Si ses repr6sentants
souhaitent un 61argissement de la science du droit, c’est A un d6veloppement
interne qu’ils songent, sans s’effaroucher de sa << dependence upon the star- ting points provided by a particular tradition [...] >>.126 11 parait clair, aux
yeux de ces auteurs critiques 6galement, que la th6orie d’aujourd’hui ne peut
se priver de la << richness of reference to a concrete collective history of ideas and institutions. >> 127 C’est pourquoi les juristes doivent conserver ce savoir

125Feyerabend, supra, note 108 A la p. 84. Voir aussi Pallard, supra, note 59 i Ta p. 191.
126R.M. Unger, <(The Critical Legal Studies Movement>> (1983) 96 Harv. L. Rev. 561 A la
1271Ibid.

p. 580.

1987]

LA MORT DE LA LITTtRATURE JURIDIQUE?

781

traditionnel et l’am~liorer autant que possible. Des g~n6rations y ont oeuvr6
en se compl6tant et en se combattant; ce mouvement doit se poursuivre.
La separation des deux points de vue interne et exteme aurait ineluctable-
ment l’effet inverse. Elle peut seulement << cristalliser la distinction entre dogmatique juridique (approche scientifique interne) et connaissance pro- prement scientifique (par l'approche externe qui, seule, assure la n6cessaire rupture 6pistemologique). >128 Que se passerait-il, en effet, si un tel decou-
page disciplinaire pen6trait les esprits ? Ceux que la reflexion theorique
intresse seraient d6finitivement dissuad6s de travailler sur le droit. Ceux
que le droit int6resse seraient d6finitivement dissuades de travailler en theo-
tie. La pesanteur de toutes les institutions gouvernementales et profession-
nelles qui accordent leur faveur exclusivement A 1’6tude pratique du droit
en serait notablement augmentee. Est-ce bien la le but poursuivi par ceux
qui voulaient contribuer a l’amelioration du droit et de son savoir ? I n’est
pas exager6 d’affirmer qu’ils ont agi dans le sens du declin de la litterature
juridique.

II ne pouvait en 6tre autrement des lors qu’ils s’6taient abandonnes A
un scientisme irraisonn6 dont aucun theoricien des sciences ne voudrait
plus. Chacun sait d6sormais que la c6sure entre science et non-science n’est
pas nette ; il n’y a pas meme de coupure radicale entre les argumentations
normales et les argumentations visionnaires. 129 Dans cette gradation con-
tinue, la litterature juridique a une place 5 tenir; elle est dans son droit
quand elle la revendique, ou plut6t quand elle ‘occupe. Les m6rites de la
science du droit peuvent encore etre chantes.

II. Une litterature dans son droit, ou les espoirs d’un savoir sans frontiere

12.- Une autre legon de l’volution des sciences. Le scientisme veut croire
Sl’volution continue des sciences vers un savoir en augmentation cons-
tante. II oublie ainsi les regressions et surtout les abandons dont chaque
p6riode offre d’abondants exemples. C’est en renongant A se preoccuper du
complexe – << diviser chacune des difficultes que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux resou- dre >>13o –
que les sciences ont connu leurs succes recents. Des lors, la question epis-

et du particulier – << il n'est de science que du general >>131 –

18Arnaud, supra, note 45 a ]a p. 242. Pour une autre conception, beaucoup plus rigoureuse,

du point de vue interne, voir Detmold, supra, note 63.

(deuxi~me pattie consacr~e aux <( Rgles de la mthode >>).

129Voir Unger, supra, note 126 A la p. 580.
130R. Descartes, Discours de la mthode, E. Gilson, d., Paris, Vrin, 1970 aux pp. 69-70
13’Traduction d’Aristote, reprise par maints et maints auteurs, notamment Cuvier. Sur le
sens de cette expression, voir J. Moreau, Aristote et son &cole, Paris, Presses universitaires de
France, 1985 aux pp. 40-42.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 32

t6mologique majeure apparait clairement. Les rdsultats obtenus par ces
sciences de l’616mentaire et du gdndral ddmontrent qu’elles ont trouv6 une
certaine voie; ils ne nous apprennent rien sur les autres chemins de la
connaissance. Les progr~s rdalisds n’ont pas rendu ndgligeables les zones
d’ombre qu’fl chaque pas les scientifiques laissaient derriere eux. Rien ne
confirme l’unit6 d’un savoir qui devrait ndcessairement passer, dans tous
les domaines, par les memes 6tats. En obtenant de spectaculaires succds
apr~s s’8tre ddfaussdes du complexe et du particulier, les sciences modernes
ont seulement accru le besoin d’autres disciplines. Ce besoin peut-il atre
satisfait ? C’est une autre question. Le positivisme 6pistdmologique y rdpond
par la ndgative.132 Limpossibilit6 de la connaissance est la legon qu’il tire
de l’apparent retard de la discipline juridique en particulier. C’est une autre
fagon de dire que la science du droit n’est pas une science de m8me nature
que la physique, la chimie ou la biologie. Ce n’est pas une raison pour
conclure au manque de pertinence de toute connaissance non scientifique
au sens actuellement commun de ce terme. Si le nom de la science

retrouvait toute l’ampleur de sa signification premiere, la survie d’un savoir
d’un autre ordre ne serait pas exclue.

A. Le nom de la science

13.- Les sciences et le monopole de la science. De Saint Thomas ?t Auguste
Comte, quelle transformation dans la signification du mot o science >> ! <( La notion d6nommde scientia est restde inerte de longs dges durant, mal d6finie, mouvante, repr~sentant selon les cas un 'savoir', une 'connaissance', un 'art', une 'technique', jusqu'i ce qu'elle atteignit beaucoup plus tard le stade de la 'science'. >>133 Lorsque ce mot s’est r6veill6 de ce long sommeil, il n’6tait
plus lui-m~me. D’une part, seuls les maitres des relations entre ph6nomdnes
expdrimentalement vdrifi6es pouvaient dl6sormais s’honorer de ‘enviable
qualification de scientifiques. Ni les doutes 6mis sur la signification des
experimentations, ni les critiques du concept de verification n’ont pu, de-
puis, les contraindre A descendre de leur piddestal. D’autre part, maints
’emploi de l’expression > ; il faudrait parler d’6tude, d’art ou de technique. Leur souci d’6chap-
per A l’influence scientiste dans un domaine o6i elle est particulidrement
pernicieuse, est tr~s 16gitime; mais pourquoi les juristes devraient-ils se
laisser imposer le sens dit moderne du mot science ? En d’autres termes,
l’impossibilit6 de traiter le droit comme objet d’une science exacte ou ex-
p6rimentale ne saurait exclure ‘examen des conditions et modalitds de la

132Voir Troper, supra, note 42.
‘3 3Voir E. Benveniste, Problbnes de linguistique gengrale, t. 2, Paris, Gallimard, 1974 A ]a
p. 250; M. Heideigger, Chemins qui ne mWnent nulle part, trad. par W. Brokmeier, Paris,
Gallimard, 1986 A la p. 101 ; R. Caratini, La philosophie, t. 2, Paris, Seghers, 1984 A la p. 66.

1987]

LA MORT DE LA LITTERATURE JURIDIQUE?

783

connaissance juridique. Le scientisme et l’id6ologie de la rupture 6pist6-
mologique rejoignent ici ce volontarisme qui r6duit le droit A un ph6nom~ne
de pouvoir; les premiers et le second inclinent i nier qu’il puisse y avoir
une 6pist6mologie juridique. 134

Pourtant, A 1’6poque meme ofi le savoir scientifique moderne prenait
son essor, une autre ide de Ia science se maintenait. Cette connaissance-la
savait ce qu’elle devait i l’ontologie, a la m6taphysique. 135 Elle avait aussi
conscience des limites dans ‘ordre de l’exactitude et de la certitude que lui
imposait le refus de toute limite en extension et en profondeur. Elle ne
pr6tendait nullement dire, si < dire > signifie 6noncer des propositions dans
un syst~me formel logico-math6matique ;136 mais elle montrait beaucoup.
Cette science du complexe et du particulier se donnait pour tAche de com-
prendre un peu du tout; elle renongait, sans remords, A inventer, A cons-
truire, A 6tablir le tout d’un peu. Elle n’esp6rait pas des bonds
6pist6mologiques, des r6ussites 6clatantes dot~es d’applications techniques
spectaculaires. Elle cherchait A savoir un peu mieux, A conjuguer un point
de vue de plus avec les connaissances ant6rieures. C’6tait aussi une science
de la synthse.

La chance des juristes est de n’avoir jamais pu oublier cette science-IA.
Ils ont ainsi 6chapp6 au r~gne de la simplicit6 qui n’aurait pu leur atre
d’aucun secours. Lobservation des relations entre ph6nom~nes ne pouvait
6videmment leur apporter la connaissance du juste. Ils ont aussi 6vit6 de
s’adonner A cette science des anath~mes, qui croyait progresser A pas de
g6ant par de successifs changements r6volutionnaires. Les juristes ne peu-
vent dresser la science pure contre la science appliqu6e, la science contre la
technique. Toute leur exp6rience leur rappelle que < the quality of applied science depends upon the quality of pure science >,137 et r6ciproquement.
L’art juridique de discuter toujours, de raviver 6ternellement les m~mes
controverses, a souvent 6t6 tourn6 en ridicule. C’est pourtant lui qui permet
de d6fendre les causes perdues. Et il supporterait allgrement la comparaison
avec bien des querelles scientifiques ; l’histoire s’est charg6e de montrer que
les victoires sont arrach6es ici avec des arguments souvent fort peu ration-
nels, souvent fort provisoires. Tandis que les sciences de la nature s’envo-
laient vers les sommets de la reconnaissance sociale, Ia science du droit
continuait de s’efforcer de remplir son office avec les memes espoirs, les
memes difficult6s et les memes r6sultats qu’auparavant. Les travaux scien-
tifiques, quelle que pfit etre la gravit6 de leurs cons6quences humaines et

134Voir Arnaud, supra, note 45. Comparer A.A. Left, < Law and )> (1978) 87 Yale L.J. 989.
5Voir G. Gusdorf, Les sciences humaines et Ia pensie occidentale, t. 12, Paris, Payot, 1985

3
1

i Ia p. 51 et aussi aux pp. 26-27, 31, 46, 48 et 58-59.

1

36Voir Caratini, supra, note 133 i la p. 67.
t37D.J. Black, (The Boundaries of Legal Sociology o (1972) 81 Yale L.J. 1086 A Ia p. 1100.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

sociales, se poursuivaient sans 8tre entrav~s par la moindre contestation
efficace. Les juristes, quant A eux, 6taient incessamment convoqu6s au tri-
bunal de l’histoire pour y r6pondre de leurs exactions, de leur collaboration
avec le pouvoir ou de leur contestation du pouvoir. Manifestement, la
science juridique ne progresse pas vers l’objectivit6, vers cette salutaire neu-
tralit6 oii tant d’autres disciplines ont su se mettre a l’abri. Ayant conserv6
la part la plus d6licate de la connaissance, celle du complexe et du particulier,
celle aussi qui ne peut devenir le domaine r~serv6 de quelques intellectuels,
elle s’entend reprocher son manque d’aisance, sa lenteur et ses erreurs. Son
m~rite est pourtant de refuser le progr~s qui serait A payer au prix d’un
changement d’objet; elle a ainsi montr6 la ncessit6 d’une autre science.
Elle a ainsi permis la survie d’un autre savoir. Les menaces qui p~sent sur
la litt~rature juridique sont les signes les plus apparents de la difficult6 de
ce combat.
14.- Des menaces contre la littraturejuridique. Se convaincre que le droit
n’est pas une science comme les autres, mais que son 6tude exige des efforts
aussi intenses, des soins aussi appliqu6s, des scrupules aussi constants, est
une n6cessit6. A d6faut, la litt6raturejuridique, v6hicule du savoirjuridique,
serait menac6e de deux c6t6s. Le premier danger nat de l’attrait exerce par
les sciences exp6rimentales sur la science juridique. Le propre des premi6res
est, en effet, de ne pas avoir la m~me perception temporelle que le droit;
elles 61iminent, meme provisoirement, les th6ories tenues pour controuv6es.
Le meilleur des astrophysiciens peut ignorer sans dommage apparent les
oeuvres de Copernic et celles de Galil6e. La science du droit a besoin de la
dur6e. Le juriste doit connaitre les exp6riences du pass6, les situations ren-
contr6es, les solutions adopt6es et leurs cons6quences. Pour pouvoir ap-
porter, A l’difice qui doit affronter des circonstances in~dites, la pierre
n6cessaire, chaque g6n6ration doit 8tre apte i lire >> le plan des fondations
laiss6es par les pr6c6dentes; meme si tout semble avoir chang6, m~me si
les pr6occupations anciennes ont 6 abandonn6es pour de nouvelles, c’est
toujours sur l’difice inachev6, sur l’oeuvre de nos pares, que nous 6levons
nos propres constructions. Cette continuit6 n’est jamais tout A fait inter-
rompue. Elle influence consid6rablement le choix des solutions que chaque
sicle ou chaque d6cennie croit inventer de toutes pieces. Ds lors, Palter-
native est simple. Ou bien les juristes pr6tendent ignorer leur pass6 et ils
sont les jouets de tendances contradictoires. Ils contribuent ainsi A la for-
mation d’un droit qui peut sacrifier les int6rts les plus 16gitimes. Leur
litt6rature, manquant d’assise, n’aura pas d’avenir. Elle ne r6pondra pas non
plus aux besoins prdsents. La pratique sera d6sorient6e. D’aucuns parleront
de crise. Ou bien les juristes sont conscients de l’hritage qu’ils ont requ et
reconnaissent les lignes de force de cette continuit6 qui passe par eux. Ils
savent user des instruments 16gu6s par leurs pr dcesseurs en travaillant

1987]

LA MORT DE LA LITT RATURE JURIDIQUE?

785

sans reldche a leur amelioration. Alors, cette continuit6 devient la meilleure
des armes dans le combat pour le droit.

La mort de la litt6rature juridique ? Elle peut surtout venir de la perte
du sentiment historique. Le juriste est l’inverse d’un homme nouveau. fl
lui faut se satisfaire de cette condition ordinaire 138 et ne pas esp~rer les
coups d’ clat porteurs de cette gloire d6sormais dispens6e aux scientifiques.
L’habitus propre au juriste est le produit des sicles, de leurs essais successifs,
de leurs erreurs ch~rement payees et p6niblement rectifi6es, de leurs vaines
r~ussites et de leurs 6checs prometteurs. S’il ambitionne d’6chapper a l’6pais-
seur du temps, il devient l’architecte d’une facade en trompe-l’oeil; c’est
l’6difice tout entier qui lui manque. VoilA pourquoi les auteurs des critiques
radicales adress~es aux civilistes frangais du dix-neuvi~me sicle portent
une si lourde responsabilit6 devant l’histoire! Ils ont persuad6 les juristes,
ceux qui travaillaient apr~s 1930 et plus encore ceux qui travaillaient apr~s
1970, qu’ils pouvaient faire 1’6conomie de la lecture de Merlin, de Toullier,
de Marcad6, de Proudhon, de Troplong, de Delvincourt, de Demolombe,
de Aubry et de Rau, de Baudry-Lacantinerie et de tant d’autres. Nous avons
failli etre des g~n~rations atteintes de torticolis, pr~firant le fragile clinquant
des d~cors de cinema a la puissante harmonie d’une architecture renouvel~e !
Le risque 6tait d’autant plus grand qu’A ce moment quelques ministres
irresponsables, certains m~mes se disant nationalistes, d~truisaient d~lib6-
r6ment la formation historique g6n6rale. I1 y a de ces pr6tendues coinci-
dences qui forcent i la r6flexion. Heureusement, de grandes voix se sont
6lev6es pour nous rappeler ce que nous devions i nos pr6d6cesseurs ;139 et
sur ses fondations retrouv6es, le bAtiment a pu s’61ever encore de quelques
6tages suppl6mentaires, et s’agrandir de quelques d6pendances 6troitement
imbriqu6es dans l’6difice principal. I1 faut en tirer la legon. Qui ne veut pas
provoquer le d6clin de la litt6rature juridique doit donner aux juristes, et
les aider A conserver, le r6flexe historique ; cette histoire-lh est celle des
6v6nements et des incidents, celle de la litt6rature et celle de l’6conomie,
celle des courants de pens6e et de la philosophie, celle des sciences et des
techniques. Pourquoi ne pas dire ce que sugg~re l’6volution r~cente ? La
premi6re menace qui p~se sur la litt6rature juridique vient de l’insuffisante
culture des juristes. Doivent le savoir ceux qui organisent l’enseignement
pr6-universitaire, ceux qui assurent l’enseignement universitaire et ceux qui
veulent s’engager dans une carri~rejuridique. La fonction sociale desjuristes
est trop importante ; ils ne peuvent se d6sint6resser des conditions A remplir
pour tenter d’6viter les checs les plus graves.

A la p. 158.

138Voir R R6my, (< Les civilistes francais vont-ils disparaitre ?)> (1986) 32 R.D. McGill 152
139R6my, supra, note 18. Comparer J. Gaudemet, <( ludes juridiques et culture historique >

(1959) 4 Arch. phil. dr. 11.

786

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 32

La deuxi~me menace est d’un tout autre ordre. Se convaincre que
l’tude du droit est 6trang~re A toute preoccupation scientifique au sens large,
A tout effort th~orique, nier l’existence de la science du droit, c’est aban-
donner les juristes a l’influence du mythe de l’objectivit6. Ici, la confusion
du droit et de la science du droit trouve son siege. Si la possibilit6 d’une
description objective, d’un expos6 objectifdu droit, est admise, si la science
du droit parait etre le reflet parfaitement fiddle de son objet, elle ne mrite
aucune attention particuli~re. Pour que 1’6pist6mologue s’y attarde, il aurait
fallu que des questions de l’ordre de la connaissance se pr~sentent. Sans
influence, sans autre contenu propre que le droit lui-m~me, la science du
droit est un 6lment negligeable, pas m~me un facteur secondaire ou indirect,
pas meme une autorit6 contribuant A la formation du droit. S’il lui arrive
de payer son tribut A l’erreur, c’est de mani~re toute provisoire; la con-
frontation avec le droit positif, la verification, est si aisle, si immediate, si
incontestable! Des juristes concevant ainsi leur discipline pourraient ima-
giner d~gager leur responsabilit6 pour toutes les 6volutions malencontreuses
du droit lui-m~me. Ils ne sauraient 8tre pour rien dans les solutions injustes.
Ils laisseraient cela aux hommes politiques, A leurs convictions, i leur sub-
jectivit6. Sans aucun doute, le droit et la science du droit en patiraient de
deux fagons. D’une part, ces juristes s’imposeraient une auto-censure qui
les emp~cherait de d~velopper une th~orie digne de ce nom. Des categories,
des concepts se formeraient et se transformeraient, mais sans aucun contr6le
rationnel, sans aucune appreciation critique. La cause n’en serait pas A re-
chercher dans le respect que ces juristes s’efforceraient de t~moigner A la loi
ou A la jurisprudence. Ceci est affaire de reconnaissance des rep~res sus-
ceptibles d’aider A la d6couverte du droit ; l’objectivit6 est hors de question.
Ce qui menacerait la litt~rature juridique, ce serait le refus de prendre parti.
Une telle timidit6 aboutit seulement a fermer les yeux et l’esprit sur ses
propres convictions, A 6nerver son aptitude A la r6flexion critique, A s’in-
terdire d’6prouver la valeur de ses hypotheses les plus fondamentales. rin-
telligence du droit suppose cette appreciation port~e sur ses justifications.
D’autre part, la soumission au mythe de l’objectivit6 n’est 6videmment pas,
tout au contraire, une garantie d’objectivit6. Apparemment, l’interprte que
guide cette ide se rallie aux choix effectu~s par le l~gislateur ou par le juge.
Pourtant, la seule action de commenter, voire de redire avec d’autres mots,
ouvre la voie A d’autres influences, A d’autres idologies, i d’autres convic-
tions. Uobjectivit6 juridique n’est pas une fid6lit6; elle n’est qu’une forme
insidieuse d’aveuglement. Pour respecter la d~ontologie implicite qui est
propre A sa discipline, le juriste doit savoir discerner tous les a priori, toutes
les hypotheses sous-entendues, tous les choix contenus dans les principes,
dans les r~gles, dans les solutions et dans les mots. LA est la richesse per-
manente de la litt~rature juridique de nos pays! La question qui est au-

1987]

LA MORT DE LA LITTtRATURE JURIDIQUE?

787

jourd’hui posee est celle de son amelioration. Est-il possible de lui ouvrir
de nouvelles pistes, de lui r6server une place dans un autre savoir ?

B. La survie d’un autre savoir

15.- Leprincipe d’innutrition. Emile Faguet appela < innutrition >> l’un des
proc6d6s propos6s par Joachim du Bellay pour enrichir la langue frangaise.
Refusant la simple traduction des oeuvres 6trangeres, il pr6nait une imi-
tation qui franciserait ce qu’elle emprunterait. 140 La meme m6thode, ap-
pliqu6e A la science juridique d’une part, aux sciences sociales d’autre part,
ne pourrait-elle favoriser encore une renaissance ? Pour lui donner quelque
chance de succes, il faudrait certainement rejeter la solution de facilit6 du
< point de vue externe >>. L’ambition, peut-6tre d6mesure, doit 6tre de cons-
tituer un savoir. Celui-ci utilisera d’abord un >141 Rendre
conscientes les differentes 6tapes du raisonnement juridique, les hypotheses
et lemmes implicites, est une premiere ndcessite. Le commentaire 16gislatif
ou jurisprudentiel, tel qu’il fut pratiqu6 par les meilleurs civilistes, n’avait
pas d’autre objectif. Ce savoir se composera ensuite des resultats obtenus
par les sciences sociales, conjugues aux enseignements de la science juri-
dique. Les modalites d’une veritable integration sont encore A decouvrir.142
Elle ne pourra 8tre atteinte ni en distinguant simplement des points de vue
prudemment isoles les uns des autres, ni en faisant fi de la tradition juri-
dique, ni en additionnant des connaissances 6parses ou en accumulant les
donnees quantitatives. Igintegration suppose << a clear logical analysis of their different elements >> issus des divers travaux specialiss. 143 Elle reclame
aussi une theorie capable de les associer, de les articuler les uns sur les
autres. La difficult6 est, non pas tant d’organiser, mais de susciter en ion-
trant la voie, de favoriser, voire de provoquer la renaissance d’un savoir
global; l’expression meme de collaboration interdisciplinaire sonne ddja
comme une trahison, comme un abandon de cet exigeant ideal. Ce sont les
consequences intellectuelles d’une specialisation probablement benefique A
d’autres 6gards qu’il s’agit de contourner. Comment chacune des sciences

140J. du Bellay, Dffense et illustration de la languefrangaise [1549], Les regrets, S. de Sacy,

Ed., Paris, Gallimard, 1967, 197.

141Note, <('Round and 'Round the Bramble Bush: From Legal Realism to Critical Legal Studies> (1982) 95 Harv. L. Rev. 1669 A ]a p. 1680. Opposer Fiss, supra, note 16.

de la raison juridique, t. 1, Paris, L.G.D.J., 1981.

142Pour un essai de grande ampleur, voir A.-J. Arnaud, Oi va la sociologie du droit ?, Critique
143M.R. Cohen, Compte rendu: The Law in Quest ofItselfpar L.L. Fuller (1941) 36 Ill. L.
Rev. (Northwestern University) 239 i la p. 246; ce compte rendu est repris dans Reason and
Law, 2e Ed., New York, Collier Books, 1961 aux pp. 171-83. Comparer Weisberg, supra, note
67 A lap. 158.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

sociales etjuridiques pourrait-elle devenir, simultan6ment et dans un meme
mouvement, la science pure dont les autres tireraient leurs applications et
la science appliquee dont les autres guideraient les progres ? Une multipli-
cation des points de vue 144 A adopter, puis i associer, est requise. Pour
pouvoir y participer, la science juridique doit r6apprendre sans cesse A se
lib6rer des deux sources de scl6rose qui la minent. La premiere est la maladie
positiviste qui nourrit les reves d’objectivit6 et de certitude. La deuxieme
provient d’une conception trop radicale de l’opposition du fait et du droit.
Ces deux unites epistemologiques qui commandent la mise en oeuvre de
tant de regles, en droit civil, en proc6dure, en droit administratif, tendent
A instaurer une dangereuse hierarchie ; le droit devient ce qui est pertinent
et le fait ce qui est n6gligeable. En d6finitive, pour ditferentes qu’elles soient,
ces faiblesses partagent une meme origine. La science juridique, comme les
autres sciences humaines d’ailleurs, ne s’est jamais relevee du sens donn6
par les Modernes A la distinction de l’8tre et du devoir-6tre. Le savoir int6gr6,
dont la survie est n6cessaire, retrouvera toute sa force et toute son audience
lorsque l’etre et le devoir-etre auront &6 reconcilies. Ce que la science ju-
ridique peut suggerer aux sciences sociales, c’est justement que l’8tre ne peut
8tre congu dans l’ignorance du devoir-8tre ; ce que les sciences sociales
peuvent mettre en lumiere, ce sont les erreurs et approximations commises
dans ‘examen de l’etre. Ensemble, ces sciences peuvent composer un lan-
gage. Celui qui en use < transmet une abondance de sens dont il dispose si peu que c'est elle qui lui donne A penser; c'est l'epaisseur du sens multiple qui sollicite son intelligence ; et l'interpr6tation consiste moins a supprimer l'ambiguit6 qu'd la comprendre et A en expliciter la richesse. >145 A l’6vi-
dence, toutes les conceptions, toutes les theories, toutes les interpr6tations,
toutes les theses necessaires en science du droit et en sciences sociales sont
d6jA disponibles. La difficult6 n’est pas m8me de decouvrir un critere pour
en eliminer certaines et en retenir d’autres : < La bonne methode ne doit contenir aucune regle qui nous oblige A choisir entre des theories sur la base de la falsification [ ... 1] >.46 Elle doit nous aider i deceler et fondre ensemble
leurs parts de v6rit6 respectives, leurs parts de justice aussi. 47

144Voir J. Parain-Vial, La nature du fait dans les sciences humaines, Paris, Presses univer-
sitaires de France, 1966. Comparer Samek, supra, note 59 ; 0. Ballweg, < Analyse de la juris- prudence A l'aide d'un module de la science sociale > (1969) 14 Arch. phil. dr. 257.
145P Ricoeur, De l’interprtation : Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965 A la p. 56.
146Feyerabend, supra, note 108 A la p. 67.
147Ibid. aux pp. 46, 76-81 et 82. Comparer Bergson, supra, note 103 A la p. 226; M. Villey,
<(De la dialectique comme art de dialogue et sur ses relations au droit > (1982) 27 Arch. phil.
dr.’ 263 aux pp. 265 et 267; K. Mannheim, Ideology and Utopia: An Introduction to the
Sociology of Knowledge, trad. par L. Wirth et E. Shils, London, Routledge & Kegan Paul, 1954;
du meme auteur, (The Sociology of Knowledge Y, dans P. Gardiner, Md., Theories of History:
Readings From Classical and Contemporary Sources, New York, Free Press, 1959, 242.

1987]

LA MORT DE LA LITTERATURE JURIDIQUE?

789

16.- La collaboration des sciences de l’homme. Du rapprochement des
enseignements propres A chacune des disciplines actuelles surgira un con-
traste ; seul, il peut 8tre 1’occasion d’eclairer la realite. La premiere directive
est d’introduire le complexe dans les sciences du simple et de lelmentaire,
le particulier dans les sciences du general. Par exemple, une question re-
doutable comme celle de la proliferation du contentieux, en certains do-
maines et en certaines epoques, ne peut 6tre traitee en termes exclusivement
empiriques ou statistiques. II faut determiner des objectifs, des criteres qui
doivent tenir compte des situations individuelles, comme de la signification
sociale du proces.148 De meme, l’examen des conflits entre 6poux ne peut
atre r6duit A quelques d6comptes. Qui mesurera l’influence de la conception
sociale et juridique de l’union conjugale ? Qui 6valuera les effets de mode
et de contagion, ainsi que les dommages ? La deuxieme directive est d’in-
troduire des donnees nouvelles dans la reflexionjuridique et de leur trouver
la place utile. Depuis que les juristes repetent que tel genre de solutions
suscite le contentieux, que le formalisme est protecteur du consentement,
que telle regle favorise la fraude, que telle autre dissuade de prendre les
precautions n6cessaires, n’est-il pas temps qu’il s’efforcent de confronter ces
affirmations aux donn6es fournies par les sciences sociales ? Dans quelle
mesure la crainte du retour de la feodalit6 est-elle fondee ? Le votum mortis
des beneficiaires de certaines lib6ralites est-il particulierement A craindre ?
Les biens soumis au regime de l’usufruit sont-ils voues a un deperissement
rapide ? Ce ne sont pas les domaines A explorer qui manquent. Ils appellent
tous des methodes fondees sur une claire distinction de la realite et de ses
reconstructions, de ce qui a lieu et de ce qui se passe comme si. C’est dire
qu’au premier rang des possibilites figure l’individualisme methodologique ;
son application plus systematique par les juristes serait un bon moyen pour
refuter bien des ides regues et pour essayer de saisir les raisons qui ont
assure leur succes.
17.- L’~pistmologie d concevoir et la litteraturejuridique d venir. Le champ
de recherche pour un savoir maintenu en survie artificielle et qui doit re-
prendre vigueur est immense. II ne pourra 6tre parcouru utilement si les
juristes refusent par principe les enquetes empiriques; il ne pourra l’6tre
davantage s’ils s’abandonnent A la facilite du quantitatif. L’episode fameux
des travaux du juge Brandeis, bient6t oublies au fond de quelques armoires
soigneusement closes, en est la demonstration eclatante. L’echec de ces ef-
forts-& etait inevitable, faute d’une theorie prealable ou concomitante sus-

148Voir J.R Gould, <(The Economics of Legal Conflicts (1973) 2 J. Legal Studies 279. Comparer, sur un tout autre sujet, R. Masp~tiol, <(Brves r~flexions sur la ragle de droit en tant qu'obstacle ou stimulant du d~veloppement 6conomique et social > (1969) 14 Arch. phil.
dr. 321. Sur l’excessive simplicit6 de nombreuses recherches en sciences sociales, voir L.L.
Fuller, <(An Afterword: Science and the Judicial Process)> (1966) 79 Harv. L. Rev. 1604 aux
pp. 1608-9 et 1623.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 32

ceptible d’indiquer le mode d’emploi des donn~es patiemment
accumul~es. 49 Ce qui manque au savoir de l’humain, c’est une 6pist~mo-
logie g6nrale. Puisque la connaissance du droit n’est pas de mame nature
que les connaissances historique, 6conomique, sociologique, anthropolo-
gique ou linguistique, des theories distinptes sont, dans un premier temps,
n6cessaires pour en rendre raison. Des rapprochements s’imposent, dans
une deuxi~me 8tape, pour essayer de d6couvrir comment ces connaissances
diverses peuvent s’associer, s’unir, s’enrichir mutuellement. Cette 6pist6-
mologie de synth~se, dont le besoin sera de plus en plus pressant, sera realiste
au sens classique du terme, Elle ne se r6fugiera ni dans l’a priori rationnel,
ni dans les seuls <>. Elle sera attentive aux r~ponses de la
r~alit6. Elle sera 6pist~mologie de la nalvet6, de l’affinit6, de la connivence
m~me, d’une connivence entre les savants et la r~alit6, d’une connivence
des disciplines entre elles.

Et notre litt~rature juridique, survivra-t-elle ? Disparaitra-t-elle ? Son
destin est-il de d~gn6rer en une sorte de langue morte ? Imaginez-la devant
nous! Elle toise, non sans fiert6, ceux qui annoncent sa mort prochaine.
Elle leur dit peut-etre : << Travaillez, prenez de la peine : C'est le fonds qui manque le moins [...] Un tr~sor est cach6 dedans. >>150 Ou bien, reprenant
pour elle-m~me l’6pitaphe cdf~bre, elle murmure: << D'ailleurs, ce sont tou- jours les autres qui meurent. >>

149Voir Y.-M. Morissette, <(The Exclusion of Evidence under the Canadian Charter of Rights and Freedoms: What to Do and What Not to Do> (1983) 29 R.D. McGill 521 A lap. 523 n.
57 (o the empirical branch of the controversy has come to a stalemate >>).

15OLaFontaine, supra, note 6.

in this issue Judicial Function under the Canadian Charter of Rights and Freedoms, The

related content