La place des cultures juridiques et des
langues autochtones dans les accords
dautonomie gouvernementale au Canada
Ghislain Otis*
le modle tatique du point de vue de
Au cours de la dernire dcennie, les gouvernements
fdral et provinciaux ont conclu trois accords ayant valeur
de trait avec les Nisgaa, les Tlicho et les Inuits du
Labrador. Ces accords mettent notamment en place de
nouvelles institutions gouvernementales autochtones. Cet
article tudie la place que ces trois accords octroient aux
cultures juridiques et aux langues autochtones dans la
production et la diffusion du droit. Lauteur conclut que
seul lAccord inuit manifeste une ouverture audacieuse aux
cultures juridiques autochtones et en particulier la
coutume comme source extra-tatique de droit.
Lauteur constate galement que les juridictions
autochtones cres par les accords sont troitement alignes
sur
leur
fonctionnement et entirement intgres la hirarchie
judiciaire tatique. Par consquent, en labsence dun
vritable pluralisme judiciaire, lauteur estime quil nexiste
pas de garantie que les juges chargs de dire le droit
autochtone exercent leurs fonctions dans le respect des
cultures juridiques autochtones.
Par ailleurs, aprs des sicles de rpression et de dclin
des langues autochtones, celles-ci sont reconnues par les
accords et les constitutions autochtones comme de vritables
langues juridiques aptes jouer un rle de premier ordre
dans la production et la diffusion du droit autochtone. Ces
langues restent toutefois subordonnes langlais, qui
demeure la langue prminente dinterprtation des traits et
des lois fondamentales autochtones.
Au final, lexception de lAccord inuit, les accords
tudis dans cet article nexpriment pas une trs grande
ouverture formelle
la
gouvernance autochtone. Il ne faut toutefois pas sous-
estimer la rsilience des cultures juridiques autochtones et la
capacit des peuples autochtones den faire une source
matrielle
entits
gouvernementales.
juridique dans
la diversit
droit
du
pour
les
nouvelles
Over the course of the last decade, the federal and
provincial governments concluded three self-government
agreements with the Nisgaa, the Tlicho, and the Labrador
Inuit. These agreements notably establish new Aboriginal
government institutions. This article studies the role that
these three agreements accord to legal culture and
Aboriginal languages in the creation and diffusion of law.
The author concludes that only the Inuit Agreement
manifests an audacious openness towards Aboriginal legal
cultures, and in particular towards custom as a non-state
source of law.
The author observes that the Aboriginal jurisdictions
created by the agreements are closely aligned with the state
model in terms of their functioning, and are entirely
integrated in the judicial hierarchy of the state. As a
consequence, in the absence of true legal pluralism, the
author believes that there is no guarantee that the judges
charged with articulating Aboriginal law will exercise
their functions with respect for Aboriginal legal cultures.
After suffering decades of repression and decline,
Aboriginal languages have received recognition in these
self-government
in Aboriginal
constitutions as legal languages able to play a role of the
highest order in the creation and diffusion of Aboriginal
law. However, Aboriginal languages are subordinated to
English, which
language of
interpretation of
fundamental
Aboriginal laws.
Finally, with the exception of the Inuit Agreement,
the agreements studied in this article do not express a
strong formal openness to legal diversity in Aboriginal
governance. In spite of this, the resilience of Aboriginal
legal cultures and the capacity of Aboriginal peoples to use
these agreements as an interpretive source of law for future
government entities must not be underestimated.
remains
the primary
the agreements and
agreements
and
* Avocat, professeur en cong de lUniversit Laval et titulaire de la Chaire de recherche sur la
diversit juridique et les peuples autochtones la Facult de droit de lUniversit dOttawa, section
droit civil. Cette tude a t ralise avec le soutien financier du Conseil de recherches en sciences
humaines du Canada. La sous-section II.A. a t ralise avec laide dAlexandre Brub, candidat
la matrise en droit de lUniversit Laval. Lauteur tient exprimer sa gratitude aux valuateurs
anonymes, dont les commentaires judicieux ont permis damliorer une version initiale de cet article.
Ghislain Otis 2009
Mode de rfrence : (2009) 54 R.D. McGill 237
To be cited as: (2009) 54 McGill L.J. 237
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 54
238
Introduction
239
240
242
246
250
251
253
255
I. Lbauche dune relative diversit juridique intra-
tatique par la mobilisation des cultures juridiques
autochtones
A. Une ouverture prudente aux droits autochtones
B. Une timide attnuation du centralisme judiciaire
extra-tatiques
tatique
II. Vers une revalorisation des langues autochtones
comme langues juridiques
A. La rpression historique des langues autochtones
B. La place des langues autochtones dans les accords
dautonomie gouvernementale
Conclusion
2009]
G. OTIS CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
239
Introduction
Le droit est dans une large mesure lexpression dune culture enchsse dans une
histoire, des institutions et une langue1. Par exemple, cest par la langue, la culture
dorigine franaise et la tradition juridique civiliste que les tenants dune rforme
constitutionnelle ont cherch dfinir la diffrence qubcoise dans la loi
fondamentale2. De mme, la Constitution des Nisgaa, rdige dans la foule dun
accord historique avec ltat3, fait reposer sur le trio langue-culture-droit lexistence
mme de la nation nisgaa, quelle dfinit comme the collectivity of those aboriginal
people who share the language, culture, and laws of the Nisgaa4.
Il existe un lien troit entre la valorisation des cultures juridiques des peuples
autochtones et celle de leurs langues. La culture juridique dune collectivit renvoie
lensemble des valeurs, des reprsentations, des discours, des techniques et des
institutions relatives au droit, apprhend du point de vue multiple de sa nature, de
ses sources, de sa fonction et de sa mise en uvre. La culture juridique peut tre celle
doprateurs spcialiss du droit, mais elle peut aussi recevoir lacception plus large
de conscience juridique populaire qui dtermine la place du droit et du systme
juridique dans une socit donne5. Lorsque la langue dune culture juridique
disparat, cest cette culture juridique qui est menace de disparatre parce quelle est
prive de son seul moyen naturel dexpression et, surtout, de communication : sa
langue dorigine, sa langue du cur et de lesprit6. Cratrice de symboles, de mythes
et de concepts, la langue forge le droit7 et exprime laltrit dans le droit8. Dans le cas
1 Voir Pierre Legrand, Le droit compar, 2e d., Paris, Presses Universitaires de France, 2006 aux pp.
3-11.
2 Voir Canada, Rapport du consensus sur la Constitution : Charlottetown, le 28 aot 1992 : texte
dfinitif, Ottawa, Gouvernement du Canada, 1992, art. 2(1)(c), reproduit dans Andr Tremblay, La
rforme de la constitution au Canada, Montral, Thmis, 1995 la p. 463.
3 Accord dfinitif Nisgaa, Nation Nisgaa, Sa Majest la Reine du chef du Canada et Sa Majest la
Reine du chef de la Colombie-Britannique, 27 avril 1999, en ligne : Affaires indiennes et du Nord
Canada
2000, Loi sur lAccord dfinitif nisgaa, L.C. 2000, c. 7) [Accord nisgaa].
4 Constitution of the Nisgaa Nation, (octobre 1998), art. 1(1), en ligne : Centre national pour la
gouvernance des Premires Nations
5 Voir Andr-Jean Arnaud et al., dir., Dictionnaire encyclopdique de thorie et de sociologie du
droit, 2e d., Paris, Librairie gnrale de droit et de jurisprudence, 1993, s.v. culture juridique.
6 Alain A. Levasseur, La Louisiane : un vaisseau la drive ? dans Jean-Louis Bergel, dir., Le
plurijuridisme, Aix-en-Provence, Presses Universitaires dAix-Marseille, 2005, 257 la p. 276.
7 Voir Jean Carbonnier, Sociologie juridique, 2e d., Paris, Presses Universitaires de France, 2004
la p. 53 (le lien entre lvolution linguistique et le dcollage du droit).
8 La langue dans laquelle sexprime le droit et le droit qui est ainsi exprim dans sa langue
sont des phnomnes culturels, donc reprsentatifs de tout un ventail de valeurs, politiques,
[Vol. 54
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
240
o elle exprime la domination, la langue fausse ou dracine le droit de lautre, tel
quen atteste, par exemple, la rdaction des coutumes indignes dAfrique et
dAsie dans lidiome du colonisateur europen9.
partir du constat dune corrlation entre la diversit des cultures juridiques et la
diversit linguistique, cette tude de trois accords dautonomie gouvernementale
conclus au Canada au cours de la dernire dcennie vise vrifier dans quelle mesure
ces accords peuvent tre considrs comme des instruments de valorisation des
cultures juridiques et des langues autochtones10. La premire partie, la plus
substantielle, analyse la place accorde aux cultures juridiques autochtones dans les
accords, alors que la seconde partie traite de la reconnaissance des langues
autochtones comme vhicules de cultures juridiques distinctives.
I. Lbauche dune relative diversit juridique intra-tatique par
la mobilisation des cultures juridiques autochtones
Un regard pluraliste sur la ralit du droit admet lexistence et leffectivit
normative de cultures juridiques autochtones en marge de lordre tatique. Le
pluralisme juridique est la fois un champ dtude et un courant thorique qui repose
fondamentalement sur la remise en cause du monopole de ltat dans la production
du droit11. Le pluralisme postule lexistence simultane de plusieurs systmes
conomiques, philosophiques, humaines […] qui dfinissent et caractrisent une socit donne.
Levasseur, supra note 6 la p. 261.
9 Voir John Gilissen, dir., La rdaction des coutumes dans le pass et dans le prsent dans Centre
dhistoire et dethnologie juridiques, La rdaction des coutumes dans le pass et dans le prsent,
Bruxelles, ditions de lInstitut de sociologie, Universit Libre de Bruxelles, 1962 la p. 56.
10 Accord nisgaa, supra note 3 ; Accord sur les revendications territoriales et lautonomie
gouvernementale, entre le Peuple Tcho, le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest et le
gouvernement du Canada, 25 aot 2003, en ligne : Affaires indiennes et du Nord Canada
gouvernementale du peuple tlicho, L.C. 2005, c. 1) [Accord tlicho] ; Accord sur les revendications
territoriales entre les Inuit du Labrador, Sa Majest la Reine du chef de Terre-Neuve-et-Labrador et
Sa Majest la Reine du chef du Canada, en ligne : Affaires indiennes et du Nord Canada
Loi sur laccord sur les revendications territoriales des Inuit du Labrador, L.C. 2005, c. 27) [Accord
inuit].
11 Voir notamment Denis Alland et Stphane Rials, dir., Dictionnaire de la culture juridique, Paris,
Presses Universitaires de France, 2003 aux pp. 1158-62 ; John Gilissen, dir., Le pluralisme juridique,
Bruxelles, ditions de lUniversit de Bruxelles, 1972 ; John Griffiths, What is Legal Pluralism ?
(1986) 24 J. Legal Pluralism 1 ; Norbert Rouland, la recherche du pluralisme juridique, le cas
franais (1998) 36 Dr. et Cult. 217 ; Norbert Rouland, Anthropologie juridique, Paris, Presses
Universitaires de France, 1988 ; Jacques Vanderlinden, Vers une nouvelle conception du pluralisme
juridique (1993) 18 R.R.J. 573 ; Arnaud et al., supra note 5, s.v. pluralisme juridique et
pluralisme juridique en anthropologie du droit ; Andre Lajoie et al., dir., Thories et mergence du
droit : pluralisme, surdtermination et effectivit, Montral, Thmis, 1998 ; Etienne Le Roy, dir., Les
la
juridicit, tudie
G. OTIS CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
2009]
juridiques, notamment non-tatiques, en relation dopposition, de coopration ou
dignorance rciproque12. Au sens strict, il ny a un vritable pluralisme normatif que
lorsque plusieurs ordres juridiques se manifestent simultanment, dans un mme
espace, pour une mme situation et lgard des mmes personnes13. Le terme plus
gnral de plurijuridisme pourrait galement rendre compte de lexistence de
plusieurs ordres juridiques, coordonns ou non, qui sappliquent simultanment dans
un espace donn, mais sans ncessairement viser les mmes situations et les mmes
personnes14. Lanalyse plurielle du droit ou des droits, en plus de mettre en vidence
les manifestations non tatiques de
les problmes
dinternormativit qui en rsultent, cest–dire [le]nsemble des phnomnes
constitus par les rapports qui se nouent et se dnouent entre deux catgories, ordres
ou systmes de normes15.
Conformment cette grille analytique et mthodologique, cet article fait
ressortir dans quelle mesure
les accords dautonomie gouvernementale
institutionnalisent, au sein de la sphre tatique, la reconnaissance des cultures
juridiques autochtones travers la reconnaissance des droits autochtones extra-
tatiques. Lexpression droit autochtone extra-tatique renvoie des rgles de droit
dont le foyer autochtone de production se trouve entirement ou substantiellement
lextrieur des instances de ltat. Par ailleurs, les communauts autochtones peuvent
produire, au sein dorganes tatiques, un droit de type lgifr dans lexercice de
pouvoirs de rglementation administrative dlgus par ltat. Cest le cas, par
exemple, des conseils de bande prvus par la Loi sur les Indiens, par lesquels ceux-ci
peuvent, sous le contrle des autorits gouvernementales, dicter des rglements
administratifs applicables sur les terres communautaires appeles rserves16. Le droit
ainsi produit sarrime alors directement lappareil lgislatif et judiciaire de ltat et
ne constitue pas proprement parler un droit autochtone extra-tatique.
Par ailleurs, le droit autochtone extra-tatique nest pas ncessairement
traditionnel, puisquil nest pas toujours issu dun lignage prcolonial17. Cet univers
normatif sui generis embrasse simultanment des rgles ancres dans une tradition
pluralismes juridiques, Paris, Karthala, 2003. Voir aussi le numro spcial de la Revue canadienne
droit et socit intitul Le pluralisme juridique, sous la direction de Jean-Guy Belley : (1998) 12:2
R.C.D.S.
241
12 Alland et Rials, ibid. la p. 4, s.v. acculturation juridique.
13 Voir Vanderlinden, supra note 11.
14 Voir gnralement Bergel, supra note 6.
15 Arnaud et al., supra note 5, s.v. internormativit ; Jean Carbonnier, Les phnomnes dinter-
normativit dans B.-M. Blegrad, C.M. Campbell et C.J. Schuyt, dir., European Yearbook in Law and
Sociology, La Haye, Martinus Nijhoff, 1977, 42. Voir aussi Jean-Guy Belley, dir., Le droit soluble :
Contributions qubcoises ltude de linternormativit, Paris, Librairie gnrale de droit et de
jurisprudence, 1996.
16 Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, c. I-5.
17 Les droits traditionnels sont ceux que pratiquaient les autochtones avant la colonisation
(Norbert Rouland, Lanthropologie juridique, 2e d., Paris, Presses Universitaires de France, 1995 la
p. 93).
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
242
juridique chtonienne sans cesse revisite18 et dautres qui procdent de pratiques
contemporaines. Ces dernires sont souvent consignes dans des codes rdigs par
des juristes forms dans les grandes facults universitaires et inspirs par ce que les
contemporains appellent une lecture actuelle de lidentit juridique autochtone19. Ces
manifestations du droit autochtone ont en commun dmerger substantiellement en
marge du droit tatique, mme si ce dernier les reoit ultimement, tout en les filtrant
ou en les dformant des degrs variables.
[Vol. 54
A. Une ouverture prudente aux droits autochtones extra-tatiques
Le droit canadien, aprs une longue priode de refoulement colonial des droits
autochtones, souvre avec une vidente circonspection aux cultures juridiques
autochtones. Au dbut de la colonisation europenne du Canada, ltat na pu, ni sans
doute voulu, imposer le droit occidental aux socits indignes, dont le soutien
militaire et commercial tait un enjeu dterminant dans la rivalit des couronnes
franaise et anglaise en Amrique du Nord. Cependant, sitt la domination de la
Grande-Bretagne acquise et le mouvement de peuplement exogne massivement
enclench, le colonisateur a continuellement tendu son droit, quil considrait
suprieur, aux populations autochtones vivant sur les territoires annexs la
couronne. Contrairement aux pratiques observes ailleurs dans lempire colonial
britannique, le colonisateur na pas systmatiquement reconnu un vritable statut
personnel autochtone de droit coutumier relevant de la comptence de tribunaux
autochtones ou tribaux encadrs par le droit tatique20. Toutefois, malgr la faade
moniste du droit officiel, la coutume a continu de rgir la vie dun grand nombre
dautochtones, notamment dans
tout en sadaptant au
changement21.
Jusqu rcemment, exception faite de quelques dispositions lgislatives parses
incorporant la coutume des fins trs spcifiques et limites22, lune des rares
la sphre familiale,
18 Pour une prsentation analytique de la tradition chtonienne, voir H. Patrick Glenn, Legal
Traditions of the World, 2e d., Oxford, Oxford University Press, 2004 aux pp. 59-89.
19 Voir par ex. les codes lectoraux rdigs par les avocats, ayant valeur de coutume lectorale
aux fins de lapplication de lart. 2 de la Loi sur les Indiens, supra note 16.
20 Pour un rappel de la pratique coloniale britannique en Afrique, voir notamment A.N. Allott,
What Is to Be Done with African Customary Law ? : The Experience of Problems and Reforms in
Anglophone Africa from 1950 (1984) 28 J. Afr. L. 56.
21 Voir par ex. les constatations dun groupe de travail relativement lampleur du phnomne des
adoptions coutumires au Qubec : Qubec, Ministre de la Justice, Pour une adoption qubcoise
la mesure de chaque enfant : Rapport du groupe de travail sur le rgime qubcois de ladoption
(2007), en ligne : Ministre de la Justice
22 Pour les fins de la dtermination du statut dIndien, la Loi sur les Indiens dfinit le terme enfant
comme comprenant les enfants adopts selon la coutume (supra note 16, art. 2). De mme, le
conseil de bande comprend dans certains cas les dirigeants choisis selon la coutume de la bande
(ibid.). Dans ce contexte, le terme coutume nexprime pas ncessairement lanciennet, ni loralit
243
G. OTIS CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
2009]
manifestations claires dune rception tatique explicite des droits autochtones
coutumiers se trouvait dans quelques dcisions des tribunaux des Territoires du
Nord-Ouest traitant du mariage et de ladoption23. Le fort peuplement autochtone et
lisolement gographique de la zone nordique et arctique du pays, de nature
entraver laccs aux institutions de droit tatique, expliquent probablement la teneur
de ces dcisions24. Elles nont pas demble fait jurisprudence sur lensemble du
territoire mridional canadien, o se trouve concentre la population de peuplement
exogne. Aujourdhui, une seule province, la Colombie-Britannique, et deux
territoires fdraux se sont dots dune loi donnant effet ladoption coutumire
autochtone en droit tatique25.
La rception tardive et partielle dun ordre juridique autochtone dorigine extra-
tatique dans le droit postcolonial, applicable un faisceau de matires intressant les
communauts autochtones, pourrait
la faveur de la
reconnaissance des droits ancestraux ou issus de traits dans la Loi constitutionnelle
de 198226. En effet, la doctrine des droits ancestraux applique par la Cour suprme
accorde aux droits autochtones extra-tatiques une place, bien que limite27,
nanmoins relle. Cette question a toutefois t fouille dans dautres articles28 et il
convient de sattarder
ici plus particulirement aux accords dautonomie
gouvernementale conclus au cours des dernires annes. Ces ententes ont permis de
rflchir la question de la reconnaissance par ltat des droits autochtones extra-
toutefois sacclrer
dune norme, mais simplement son caractre consensuel au sein de la communaut. Voir Ghislain
Otis, lection, gouvernance traditionnelle et droits fondamentaux chez les peuples autochtones du
Canada (2004) 49 R.D. McGill 393 aux pp. 402-03.
23 Norman K. Zlotkin, Judicial Recognition of Aboriginal Customary Law in Canada: Selected
Marriage and Adoption Cases (1984) 4 C.N.L.R. 1.
24 Sbastien Grammond, Amnager la coexistence : Les peuples autochtones et le droit canadien,
Bruxelles, Bruylant, 2003 aux pp. 288-89.
25 Cindy L. Baldassi, The Legal Status of Aboriginal Customary Adoption Across Canada:
Comparisons, Contrasts, and Convergences (2006) 39 U.B.C. L. Rev. 63.
26 Constituant lannexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11.
27 Voir par ex. Nigel Bankes, Marshall and Bernard: Ignoring the Relevance of Customary
Property Laws (2006) 55 U.N.B.L.J. 120.
28 Voir Ghislain Otis, Les sources des droits ancestraux des peuples autochtones (1999) 40 C. de
D. 591 ; Ghislain Otis, Lautonomie personnelle au cur des droits ancestraux : sub qua lege vivis ?
(2007) 52 R.D. McGill 657 [Otis, Lautonomie personnelle]. Telle quinterprte par la Cour
suprme, la notion de droit ancestral ne signifie pas que les ordres juridiques hrits des anctres
prcoloniaux sont reus dans lordre tatique en tant que sources formelles du droit actuellement
applicable aux autochtones. Le droit ancestral est en effet une catgorie tatique autorisant lexercice
contemporain de pratiques sociales issues de la culture ancestrale des autochtones ou la jouissance de
matrises foncires, dont les conditions dexistence et les attributs de base sont dfinis par le droit
tatique. Il revient toutefois au groupe autochtone lui-mme de rglementer lexercice par ses
membres dun droit ancestral lintrieur des balises dfinies par le droit tatique. la faveur de ce
processus dautorgulation rsiduelle, le rgime normatif communautaire devient la loi applicable aux
membres de la collectivit titulaire du droit ancestral.
[Vol. 54
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
244
tatiques. Au moment de dfinir les sources du droit autochtone contemporain, le rle
de la coutume a t un enjeu symbolique et pratique de grande importance.
Les accords ninvestissent pas tous le rfrent coutumier de la mme charge
normative. Ainsi, lAccord nisgaa mentionne expressment que la coutume nisgaa
nest pas une source formelle de droit29. Seule la loi vote par le lgislateur nisgaa et
la lgislation dlgue qui en dcoule ont vocation exprimer le droit nisgaa dans le
cadre de laccord. En revanche, ce dernier confre un rle de conseil dans le
processus lgislatif des institutions traditionnelles30, notamment pour linterprtation
des Ayuuk, lois traditionnelles nisgaa31. Ces lois devraient dautant plus inspirer le
lgislateur que la Constitution des Nisgaa les engage respecter the authority of
our Ayuuk, and the wisdom of our elders32. Par ailleurs, rien dans laccord ne
soppose ce que la loi nisgaa incorpore la coutume nisgaa par renvoi, ds lors que
les dispositions de laccord sont respectes.
LAccord tlicho33 reconnat quant lui un rle aux coutumes du peuple tlicho en
certaines matires bien prcises. Outre ladoption de droit coutumier, qui est
expressment valide aux fins de la dtermination du statut des personnes tlicho34 et
la prise en compte des coutumes dans les affaires relatives la garde denfants35, la loi
tlicho peut prvoir des sanctions compatibles avec la culture et les coutumes de la
Premire nation tlicho36. Ces mmes coutumes doivent tre prises en considration
dans la poursuite des infractions aux lois tlicho et dans lapplication de ces lois par les
tribunaux tatiques37. Il appert que des principes associs au droit traditionnel peuvent
non seulement servir de rfrence pour laborer le contenu de certaines lois, mais
aussi faire office de droit suppltif dans leur application. Par ailleurs, la culture
juridique tlicho peut de manire gnrale guider la vie constitutionnelle de la
Premire Nation, puisque la tradition orale porteuse de cette culture sert
linterprtation de la Constitution tlicho38.
29 En fait, la dfinition du terme loi contenue dans lAccord nisgaa prcise quelle ne comprend
pas les Ayuukhl Nisgaa ou les Ayuuk, qui sont les pratiques et les lois traditionnelles de la nation
nisgaa. Voir Accord nisgaa, supra note 3 la p. 10. Voir aussi Constitution nisgaa, supra note 4, art.
62.
30 Selon lart. 27 de la Constitution nisgaa, ibid., un Conseil des anciens est constitu et compos
des chefs hrditaires (Simgigat), des matriarches hrditaires (Sigidimhaanak) et dans jouissant du
respect de la communaut.
31 Accord nisgaa, supra note 3, c. 11, art. 9(i).
32 Constitution nisgaa, supra note 4, art. 2(c).
33 Supra note 10.
34 Ibid., art. 1.1.1, s.v. peuple tlicho, tlicho et votant admissible.
35 Ibid., art. 7.6.2.
36 Ibid., art. 7.4.6(c).
37 Ibid., art. 7.6.3-7.6.4.
38 Tlicho Constitution, art. 18.1, en ligne : Tlicho
245
G. OTIS CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
2009]
Cependant, laffirmation la plus rsolue de la vitalit du droit coutumier dans
lordre juridique autochtone se trouve dans lAccord inuit39, qui permet aux Inuits du
Labrador de prvoir dans leur constitution la reconnaissance du droit coutumier des
Inuit et lapplication du droit coutumier des Inuit aux Inuit concernant toute matire
qui relve de la comptence et de lautorit du Gouvernement Nunatsiavut40. Le
constituant inuit sest prvalu de ce pouvoir pour noncer que le droit coutumier des
Inuits41 forme le droit commun fondamental des Inuits du Labrador dans les domaines
qui relvent de la comptence du gouvernement du Nunatsiavut42. En consquence, le
droit coutumier sapplique aux Inuits en labsence de loi inuit rgissant une situation
donne. Il coexiste avec la loi inuit qui ne lui est pas contraire et prvaut sur la norme
lgislative en cas de conflit, moins que le lgislateur inuit nait expressment cart
la coutume43. Le lgislateur inuit peut en outre rdiger la coutume dans la langue inuit
et lui donner force de loi44. Toutefois, en labsence dune telle codification, la
coutume simpose aux autorits administratives et aux juges ds que la preuve de son
existence et de son contenu est apporte en tant que question de fait45. Il sagit l de
lun des exemples les plus remarquables dune volont de rhabilitation dune
normativit singulirement autochtone, mme si le droit inuit se trouve malgr tout
astreint au respect de diverses normes et principes directeurs prvus par laccord46.
En somme, bien quelles naccordent pas toutes une place de choix la coutume
vivante, les nouvelles constitutions autochtones en font, des degrs variables, une
source matrielle ou formelle de droit. la faveur de cette mobilisation dun droit
autochtone dorigine extra-tatique, nous serons certainement tmoins de mesures
exprimentales de rnovation du droit traditionnel et dhybridation des droits
indigne et occidental. Cette entreprise de construction dun droit la fois nouveau et
ancr dans la tradition revient au premier chef la communaut, dont les pratiques et
les aspirations contemporaines fournissent la matire normative de base.
39 Supra note 10.
40 Ibid., art. 17.3.4(e).
41 Labrador Inuit Constitution, (janvier 2002), art. 9.1.1, en ligne : Nunatsiavut Government
coutumier des Inuits du Labrador dans les termes suivants : The customs, traditions, observances,
practices and beliefs of the Inuit of Labrador which, despite changes over time, continue to be
accepted by Labrador Inuit as establishing standards or procedures that are to be respected by
Labrador Inuit are the customary laws of the Labrador Inuit and are referred to as Labrador Inuit
customary law. Selon lart. 9.1.2, le droit coutumier constitue the underlying law of the Labrador
Inuit and of Nunatsiavut (ibid.).
42 Voir Accord inuit, supra note 10, art. 17.3.4(e). Constitution inuit, ibid., art. 9.1.2.
43 Constitution inuit, ibid., art. 9.1.4.
44 Ibid., art. 9.1.5.
45 Ibid., art. 9.1.6(b).
46 Parmi les contraintes les plus notables, mentionnons celle qui exige le respect de la Charte
canadienne des droits et liberts, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, supra note 26 [Charte
canadienne]. Voir Accord inuit, supra note 10, art. 2.18.1.
[Vol. 54
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
246
Sil survient un conflit sur le sens ou la porte de ce droit coutumier ou inspir de
la coutume et que les voies informelles ne le rsolvent pas, il est possible de saisir un
organe tatique de rglement des diffrends. Celui-ci doit tre apte trancher ce
diffrend dune manire attentive aux cultures juridiques autochtones afin de garantir
une dmarche respectueuse de la diversit juridique. Il existe, autrement dit, une
corrlation fonctionnelle entre le respect des identits juridiques et lorganisation
judiciaire. Or, cette corrlation nest pas clairement mise en uvre par les nouveaux
accords.
B. Une timide attnuation du centralisme judiciaire tatique
tienne Le Roy dfinit ainsi le pluralisme judiciaire : Le pluralisme judiciaire
repose sur laffirmation qu la pluralit des mondes, cest–dire des appartenances
collectives avec leurs identits propres, correspondent non seulement des normes
spcifiques mais aussi, au moins potentiellement, des modes propres de rglement des
diffrends47. Le droit colonial britannique tel quappliqu au Canada, diffrent sur ce
point de sa pratique observe en Afrique, na jamais formellement reconnu de justice
indigne, cest–dire lexistence et lautorit dinstances coutumires ou tribales
spciales pour lesquelles les autochtones sont les justiciables exclusifs ou principaux.
Sous rserve de quelques dispositions lgislatives48 et de certains modes de
dtermination de la peine rservant un traitement singulier aux autochtones
confronts la justice de ltat49, les personnes autochtones voluent au sein du
mme systme de justice que lensemble de la population canadienne et qubcoise.
Les juridictions tatiques ordinaires sont comptentes lgard des autochtones pour
lapplication de toute loi ou rgle de droit issue de lordre tatique ou reconnue par
celui-ci.
Comme le dmontre la jurisprudence relative ladoption chez les autochtones,
un conflit entre des particuliers mettant en cause une norme coutumire autochtone
doit ultimement tre port devant le juge tatique, dans la mesure o les justiciables
47 tienne Le Roy, Les Africains et lInstitution de la Justice : Entre mimtismes et mtissages,
Paris, Dalloz, 2004 la p. 260 [Le Roy, Les Africains et lInstitution de la Justice].
48 Voir par ex. Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 718(2), relatif aux principes de
dtermination de la peine, qui nonce : Le tribunal dtermine la peine infliger compte tenu
galement des principes suivants : […] lexamen de toutes les sanctions substitutives applicables qui
sont justifies dans les circonstances, plus particulirement en ce qui concerne les dlinquants
autochtones.
49 Sinspirant des conceptions autochtones traditionnelles de la justice, les juridictions pnales
recourent souvent aux cercles de gurison pour conseiller le juge dans la dtermination de la peine.
Ces cercles, composs principalement de membres de la communaut autochtone dont le condamn
est issu, incarnent la dimension communautaire et consensuelle de la justice au service de ltat. Voir
Mylne Jaccoud, La justice pnale et les Autochtones : Dune justice impose au transfert de
pouvoirs (2002) 17 C.J.L.S. 107 ; Maureen Linker, Sentencing Circles and the Dilemma of
Difference (1999) 42 Crim. L.Q. 116 ; Jean-Paul Lacasse, Autonomie gouvernementale et justice
pnale innue (2002) 32 R.G.D. 809.
247
G. OTIS CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
2009]
autochtones veulent se prvaloir dune dcision ayant valeur excutoire au regard de
la loi50.
Lintervention des juridictions tatiques ou sous tutelle tatique nest pas sans
soulever le problme, emblmatique des colonisations juridiques, de la falsification
du droit autochtone dorigine extra-tatique. Celui-ci subit parfois une captation
institutionnelle ou un alignement sur la norme tatique caus par des magistrats peu
verss dans les traditions juridiques autochtones et peu sensibles la diversit
juridique. Aux yeux de certains observateurs de lexprience africaine, le suppos
droit coutumier rsultant de ce processus ne serait plus quun artefact colonial et
postcolonial51. Pour rendre compte des altrations propres la judiciarisation
tatique du contentieux coutumier, A.N. Allott propose lexpression judicial
customary law dsignant the law recognised by the superior courts, and which
might differ substantially from the customary law actually followed by the people
whose law it was, and who in theory in a customary-law system can alone give legal
recognition to a customary rule52. Rgis Lafargue traite pour sa part de la coutume
judiciaire et voque le rle des juridictions tatiques dans lapplication du droit
coutumier en Nouvelle-Caldonie, quil dfinit comme un droit jurisprudentiel
inspir des normes traditionnelles ou encore une reconstruction jurisprudentielle
du droit traditionnel53.
Certes, le monisme judiciaire canadien semble appel connatre une timide
attnuation la faveur de lapplication des accords dautonomie gouvernementale,
mais il appert que lexpansion du phnomne de la coutume judiciaire au Canada
ne pourra tre vite. En effet, mme si lAccord nisgaa et lAccord inuit autorisent
les autorits autochtones constituer, maintenir et organiser des juridictions
particulires (la Cour Nisgaa et la Cour inuit) pour lapplication des lois
autochtones54, divers procds utiliss dans ces accords viennent tantt contenir,
tantt nier lautonomie du droit judiciaire et de la justice autochtones face au modle
tatique.
50 En prsence dun droit ancestral, le groupe a le pouvoir damnager lexercice intra-
communautaire de la dcision. Ce pouvoir doit comprendre la facult de rgler des conflits entre les
membres de la communaut revendiquant ce droit ancestral, do la possibilit dun recours aux
mcanismes communautaires pralablement la saisine du juge tatique. Toutefois, ces mcanismes
ne peuvent vincer les prrogatives des cours suprieures tatiques garanties par la Constitution. Voir
Otis, Lautonomie personnelle, supra note 28 aux pp. 668-69.
51 Le Roy, Les Africains et lInstitution de la Justice, supra note 47 la p. 112.
52 Allott, supra note 20 la p. 60.
53 Rgis Lafargue, La coutume judiciaire en Nouvelle-Caldonie : aux sources dun droit commun
coutumier, Aix-en-Provence, Presses Universitaires dAix-Marseille, 2003 la p. 27.
54 Accord inuit, supra note 10, art. 17.31 ; Accord nisgaa, supra note 3, c. 12, art. 30. Sagissant de
la sphre extrajudiciaire, lart. 17.31.16 de lAccord inuit autorise le gouvernement nunatsiavut
tablir un processus de rglement des diffrends auquel les parties peuvent recourir sur une base
volontaire.
[Vol. 54
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
248
Ainsi, les accords imposent la juridiction autochtone le respect des principes
dindpendance judiciaire, dimpartialit et dquit55. Si les accords staient limits
cet encadrement normatif gnral, il aurait t possible dy voir une mthode souple
dharmonisation pleinement compatible avec un certain pluralisme respectueux des
cultures juridiques autochtones. noncer des principes directeurs communs aux droits
tatique et autochtone, tout en laissant aux institutions autochtones une ample latitude
dans lamnagement du rgime prcis apte satisfaire ces principes, aurait en effet
favoris une harmonisation conue comme un processus de rapprochement de
systmes juridiques qui restent diffrents56.
Or, les accords attribuent de surcrot ltat le pouvoir de contrler le respect des
principes directeurs, en lui octroyant un veto sur des aspects majeurs de la lgislation
autochtone. Un tel veto permet ltat, au niveau provincial, dexiger, si telle est sa
position, une large mesure dunification hgmonique du droit judiciaire par la
transposition des normes tatiques dans le droit autochtone. Ainsi, la juridiction
autochtone ne peut exercer sa comptence que si le gouvernement provincial
approuve sa structure, sa procdure et le mode de slection de ses juges57. De mme,
les mesures de supervision et les rgles de destitution des juges doivent se conformer
de manire gnrale celles qui sappliquent aux juges tatiques provinciaux58. Par
exemple, le lgislateur inuit ne peut adopter de normes de qualification et de
comptence judiciaires autres que celles convenues avec les autorits provinciales59.
Une telle crispation hirarchique de la part de ltat tonne, puisque les
institutions autochtones prvues par les accords sont de toute manire assujetties la
Constitution canadienne, y compris la Charte canadienne60, qui garantit le respect de
la primaut du droit, de lindpendance de la magistrature et de la justice
fondamentale.
Malgr tout, en supposant un minimum dengagement pour la diversit juridique
de la part des autorits provinciales, certaines normes peuvent tre adaptes au
particularisme autochtone. Par exemple, les accords ne prescrivent pas dexigences
prcises relativement la formation des juges des tribunaux autochtones en ce qui a
trait leur matrise des langues, de la culture et des traditions juridiques autochtones.
Hormis le manque de volont politique, rien ne soppose ce que les autorits
provinciales et autochtones sentendent pour exiger des candidats la magistrature
autochtone, non seulement quils soient membres du Barreau de la province, mais
aussi quils possdent ou sengagent acqurir une connaissance suffisante de la
55 Accord inuit, ibid., art. 17.31.2(a) ; Accord nisgaa, ibid., art. 33(a).
56 Mireille Delmas-Marty, Le pluralisme ordonn, Paris, Seuil, 2006 la p. 99.
57 Accord inuit, supra note 10, art. 17.31.5-17.31.6 ; Accord nisgaa, supra note 3, c. 12, art. 34-35.
58 Voir Accord inuit, ibid., art. 17.31.2(c), qui parle de rgles raisonnablement comparables ce
que prescrit la Provincial Court Act, 1991 et Accord nisgaa, supra note 3, c. 12, art. 33(b), qui
prvoit que les juges nisgaa relvent du Conseil de la magistrature de la Colombie-Britannique.
59 Accord inuit, ibid., art. 17.31.2(b).
60 Supra note 46.
249
G. OTIS CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
2009]
langue, de la culture et de la tradition juridique autochtones. Cela parat dautant plus
imprieux que les idiomes autochtones comptent, tel quil sera expliqu plus loin,
parmi les langues juridiques officielles des institutions autochtones et quil faut donc
en principe les connatre pour dire le droit. La nomination des juges tant la
prrogative exclusive des autorits autochtones, celles-ci sont mme dassurer le
respect de ces exigences et de ne faire accder la magistrature que les individus les
mieux qualifis61.
LAccord nisgaa autorise par ailleurs la cour autochtone recourir aux services
dans pour agir comme assesseurs afin de favoriser le respect des valeurs et des
mthodes traditionnelles dans le processus de jugement ou de dtermination de la
peine62. En outre, dans la mesure o les principes dimpartialit et dquit sont
respects, les lois autochtones peuvent dicter des rgles de preuve modules en
fonction du contexte culturel propre la gouvernance autochtone63. Un rgime sui
generis a dailleurs t prvu dans la Constitution inuit pour ladmission et
ladministration de la preuve de la coutume inuit64.
Nanmoins, en dpit dune certaine ouverture leurs cultures juridiques, les
juridictions autochtones demeurent entirement intgres lorganisation judiciaire
du pays. Elles y occupent dailleurs un chelon infrieur par rapport aux juridictions
tatiques ordinaires telles que les cours suprieures et les cours dappel. Les affaires
initialement tranches par un juge autochtone peuvent donc se retrouver par la suite
devant des magistrats tatiques habilits dire le droit autochtone, y compris le droit
coutumier, sans ncessairement connatre les langues ni les cultures juridiques
autochtones65. Le systme juridictionnel conserve de la sorte un caractre
essentiellement unitaire propice au dveloppement dune variante canadienne du
droit coutumier judiciaire, cette espce juridique hybride issue dun dialogue entre
la juridiction autochtone et le juge tatique.
La capacit des peuples autochtones de mobiliser leurs cultures juridiques peut
par ailleurs tre renforce par la protection et la promotion des langues qui en sont le
vhicule. Les accords dautonomie gouvernementale abordent cette question.
61 Accord inuit, supra note 10, art. 17.31.7 ; Accord nisgaa, supra note 3, c. 12, art. 37.
62 Accord nisgaa, ibid., c. 12, art. 41(d).
63 Accord inuit, supra note 10, art. 17.31.3. LAccord nisgaa (ibid.), ne mentionne pas expressment
les pouvoirs relatifs la preuve, mais ceux-ci font partie du pouvoir gnral de crer une cour nisgaa
pour ladministration des lois nisgaa.
64 Voir Constitution inuit, supra note 41, art. 9.1.7-9.1.8.
65 Voir Accord inuit, supra note 10, art. 17.31.21-17.31.22 ; voir aussi Accord nisgaa, supra note 3,
c. 12, art. 45, 48.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
250
II. Vers une revalorisation des langues autochtones comme
langues juridiques
Les langues autochtones noncent la conception de ces peuples des rapports
sociaux, de leur relation lenvironnement, aux autres cultures et au cosmos. Elles
sont donc une cl daccs aux cultures juridiques autochtones :
[Vol. 54
Integral to the legal medium for passing down culture, Aboriginal languages
generate the essence of the distinctive cultures. Expressive of the Aboriginal
peoples spiritual relationship with nature, with others, and with their Creator,
they are central to Aboriginal identity, family, bonding, and kinship ties. They
are as significant for profound insights into the Aboriginal culture and
cognition as they are central to legal skills such as negotiating and reaching
consensus.
Non-Aboriginal scholars and courts may study Aboriginal heritage and
jurisprudence, but only those who have been taught within the system itself and
in its language can really comprehend it66.
Quand les langues europennes et autochtones se rencontrent dans le champ
juridique, comme lors de la ngociation de traits, leurs univers de sens se
confrontent parfois aux limites de lirrconciliable67.
Les peuples autochtones ont historiquement connu une longue rpression
linguistique aux consquences incalculables sur leur capacit de prserver et de
renouveler leurs cultures juridiques. Il est aujourdhui de plus en plus question de
protger, de promouvoir et mme de revivifier
linguistique
autochtone68. Cet enjeu juridico-culturel a refait surface de manire singulirement
douloureuse lors du contentieux, des ententes hors cour et des excuses officielles
engendres par le traitement de gnrations denfants autochtones dans les
pensionnats fdraux69.
le patrimoine
66 James Youngblood Henderson, First Nations Jurisprudence and Aboriginal Rights : Defining the
Just Society, Saskatoon, Native Law Center, 2006 la p. 127.
67 Parmi les grandes controverses juridico-linguistiques de lhistoire coloniale, nous retrouvons celle
qui perdure en Nouvelle-Zlande autour des mots sovereignty et rangatiratanga utiliss dans les
versions anglaise et maori du Trait de Waitangi. Voir Claudia Orange, The Treaty of Waitangi,
Wellington (N.-Z.), Allen & Unwin, 1987 aux pp. 40-41.
68 Voir Groupe de travail sur les langues et les cultures autochtones, Le dbut dun temps nouveau :
Premier rapport en vue dune stratgie de revitalisation des langues et des cultures des Premires
Nations, des Inuit et des Mtis (2005) la p. 21, en ligne : Groupe de travail sur les langues et les
cultures autochtones
69 Voir Paulette Regan, An Apology Feast in Hazelton: Indian Residential Schools, Reconciliation,
and Making Space for Indigenous Legal Traditions dans Law Commission of Canada, Indigenous
Legal Traditions, Vancouver, University of British Columbia Press, 2007 la p. 40.
2009]
G. OTIS CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
251
A. La rpression historique des langues autochtones
le sort
lhistoire canadienne,
rserv aux nombreuses
langues
Dans
originellement prsentes sur le territoire est lun des avatars les plus sinistres du
colonialisme assimilateur. limage de ce qui advint souvent des peuples leur ayant
donn vie, les langues autochtones ont longtemps t refoules et marginalises.
Lancienne politique fdrale en matire dducation des autochtones reflte de
manire exemplaire cette mentalit colonialiste70. Ds la mise en place du rgime
fdral, le systme dducation rserv aux Indiens dmontre une volont de les
assimiler et de les fondre dans le groupe majoritaire dominant. Ainsi, au fil des
dcennies, des mesures gouvernementales clairement assimilatrices sont mises en
place : ducation des jeunes Indiens dans des contextes compltement trangers
leur culture, cest–dire dans une langue trangre (langlais ou le franais), dans un
milieu vhiculant les valeurs majoritaires dominantes et souvent dans des institutions
situes en dehors de leur communaut. certains moments, ltat fdral a adopt
des mesures dintgration des jeunes Indiens, qui ntaient en fait quune forme
amoindrie dassimilation, en acceptant que les provinces jouent un rle dans
lducation des autochtones. Par consquent, plusieurs enfants autochtones ont t
duqus dans les mmes coles que celles des majorits anglophone et francophone
du pays.
Cette politique dassimilation des Premires Nations par le rseau scolaire a t
un chec relatif, car il nen a jamais rsult une complte assimilation de toutes ces
communauts. Certaines langues autochtones sen sont trouves gravement affectes,
alors que dautres ont rsist un peu mieux, en grande partie en raison de lisolement
gographique de leurs communauts71. Certains idiomes autochtones ont donc
survcu et sil nest plus question aujourdhui den interdire lusage, le dfi de leur
prservation et de leur revitalisation est dans la plupart des cas titanesque.
Selon le recensement de 2006, il y aurait plus de soixante langues autochtones
encore parles sur le territoire canadien, mais la majorit de ces langues ne sont
pratiques que par de trs petites communauts de mille locuteurs ou moins. Les
langues autochtones comptant le plus de locuteurs sont le cri (87 285), linuktitut (32
000), lojibway (30 225), loji-cri (12 435) et la langue innue, linnu aimum (11
080)72. Ce sont aussi ces langues que les spcialistes accordent le plus de chances de
70 Voir gnralement Franois Trudel, La politique des gouvernements du Canada et du Qubec en
matire de langues autochtones dans Jacques Maurais, dir., Les langues autochtones du Qubec,
Qubec, Conseil de la langue franaise, 1992, 151.
71 Voir Barbara Burnaby, Language Policy and the Education of Native Peoples: Identifying the
Issues dans Paul Pupier et Jos Woerhling, dir., Langue et droit : Actes du Premier Congrs de
lInstitut international de droit linguistique compar, Montral, Wilson & Lafleur, 1989, 279.
72 Statistique Canada, Peuples autochtones du Canada en 2006 : Inuits, Mtis et Premires nations,
Recensement de 2006, Ottawa, Ministre de lIndustrie, 2008, No. 97-558-XIF [Statistique Canada,
Peuples autochtones].
[Vol. 54
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
252
survie73. lexception de celles-ci, la diversit linguistique du Canada disparat peu
peu. Toujours selon les donnes du recensement de 2006, 69 pour cent des Inuits,
29 pour cent des personnes issues des Premires Nations et 4 pour cent des Mtis ont
dclar pouvoir parler une langue autochtone74. En considrant la population
autochtone dans son ensemble, celle-ci a donc trs fortement t assimile au plan
linguistique. Il faut toutefois noter lusage persistant des idiomes indignes parmi les
autochtones vivant sur le territoire traditionnel de leur communaut. Par exemple,
dans le cas des Premires Nations, en moyenne 51 pour cent de la population des
rserves parle une langue autochtone, comparativement 12 pour cent de la
population hors rserve75. La proportion de locuteurs de la langue ancestrale atteint la
presque totalit de la population dans certains territoires communautaires.
Aucune langue autochtone nest leve au rang de langue officielle de ltat et ne
bnficie dune protection particulire au niveau de ltat fdral ou provincial.
Certains textes infra-constitutionnels vocation rgionale, rgissant la gouvernance
de certaines parties septentrionales du territoire canadien, accordent toutefois un
statut privilgi quelques langues autochtones. Ainsi, la Loi sur les langues
officielles des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut inclut les langues autochtones
rgionales parmi les langues officielles des institutions territoriales, garantissant leur
usage dans le fonctionnement de ces institutions et dans leurs relations avec les
citoyens, sans toutefois leur confrer une parfaite galit de statut avec langlais et le
franais76. La lgislation en vigueur dans le territoire du Yukon est similaire77.
73 Mary Jane Norris, Langues autochtones au Canada : nouvelles tendances et perspectives sur
lacquisition dune langue seconde dans Tendances sociales canadiennes, Ottawa, Ministre de
lIndustrie, 2007, No. 11-008-XIE, 21, no 83, produit no 11-008 au catalogue de Statistique Canada.
74 Statistique Canada, Peuples autochtones, supra note 72.
75 Ibid.
76 Les langues autochtones reconnues sont le chipewyan, le cri, lesclave du Nord, lesclave du Sud,
linuinnaqtun, le gwichin, linuktitut, linuvialuktun et le tch [tlicho]. Voir Loi sur les langues
officielles, L.R.T.N.-O. 1988, c. O-1, art. 4, reproduit dans la Loi sur le Nunavut, L.C. 1993, c. 28, art.
29. Voir aussi Loi sur les langues officielles, ibid., art. 8-15. Une fois adopt, le projet de loi P.L. 6, Loi
sur les langues officielles, Nunavut, 2008, abrogera et remplacera cette loi. La nouvelle loi imposera
des exigences en matire de langues officielles aux institutions territoriales, y compris lAssemble
lgislative, au gouvernement du Nunavut, la Cour de justice du Nunavut et dautres organismes
judiciaires et quasi-judiciaires et organismes publics du Nunavut. Actuellement, seuls langlais et le
franais doivent imprativement tre utiliss dans tous les actes lgislatifs. Voir Loi sur les langues
officielles, ibid., art. 8.
77 Languages Act, L.Y. 1988, c. 13.
2009]
G. OTIS CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
253
B. La place des langues autochtones dans les accords dautonomie
gouvernementale
Indpendamment de
tout accord dautonomie gouvernementale,
le droit
constitutionnel collectif78 dun peuple autochtone lusage, la prservation et
lautorgulation de sa langue ancestrale trouve un fondement constitutionnel dans
larticle 35 de la Loi constitutionnelle de 198279. Celui-ci reconnat et confirme les
droits ancestraux des peuples autochtones en tant que composantes intgrales de leurs
cultures distinctives80. Lusage et la prservation de la langue autochtone comptant
parmi les manifestations les plus incontestables de lhritage culturel prcolonial dun
peuple81, il fait peu de doute que lutilisation et lenseignement de cette langue
constituent des droits ancestraux reconnus par la Constitution, auxquels les autorits
tatiques ne peuvent porter atteinte de manire arbitraire82.
Les traits peuvent galement confirmer lexistence dun droit ancestral
linguistique et en prciser certaines modalits dexercice. Une volont de protger
lusage des langues autochtones dans les administrations locales ou rgionales cries,
78 Le droit constitutionnel individuel dune personne appartenant un peuple autochtone de
sexprimer publiquement dans la langue de ses anctres nest nulle part nonc. Il dcoule toutefois de
linterprtation que la Cour suprme du Canada a faite de la garantie de la libert dexpression
nonce lart. 2(b) de la Charte canadienne, supra note 46. La Cour suprme a en effet statu, dans
laffaire Ford c. Qubec (P.G.) que la libert de sexprimer comprend le libre choix de la langue
dexpression, y compris dans le cadre dactivits comme laffichage commercial ([1988] 2 R.C.S. 712,
90 N.R. 84). Toute interdiction ou restriction substantielle de la capacit des autochtones de parler leur
langue maternelle dans la sphre publique violerait donc leur libert dexpression et serait dclare
inconstitutionnelle, puisquun tribunal ne trouverait gure de justification une telle atteinte ce droit
dans une socit libre et dmocratique. Une contrainte linguistique visant ou affectant plus
particulirement les autochtones serait en outre discriminatoire et a priori inconstitutionnelle en vertu
de lart. 15 de la Charte canadienne (ibid.) et de lart. 10 de la Charte des droits et liberts de la
personne (L.R.Q. c. C-12). Les normes internationales dgalit peuvent aussi servir promouvoir
lusage des langues autochtones. Voir par ex. la dcision du Comit des droits de lhomme des Nations
Unies dans laffaire Diergaardt c. Namibie : Constatations du Comit des droits de lhomme au titre
du paragraphe 4 de larticle 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux
droits civils et politiques, Doc. off. Comit des droits de lhomme NU, 69e sess., Annexe, Doc. NU
CCPR/C/69/D/760/1997 (2000).
79 Supra note 26.
80 Depuis sa dcision dans laffaire R. c. Van der Peet, la Cour suprme tablit un lien important,
bien que fluctuant, entre la substance des droits ancestraux et la reprsentation que se font les juges de
la culture distinctive des autochtones ([1996] 2 R.C.S. 507, 200 N.R. 1). La Cour semble de plus en
plus consciente du risque de drive essentialiste que comporte une telle approche. Voir R. c. Sappier,
2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686, 274 D.L.R. (4e) 75.
81 Fernand de Varennes, Larticle 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et la protection des droits
linguistiques des peuples autochtones (1994) 4 N.J.C.L. 265.
82 Dans laffaire R. c. Sparrow, la Cour suprme a statu quil est loisible ltat de limiter ou de
restreindre lexercice des droits ancestraux ou issus de traits pour assurer la ralisation dun objectif
gouvernemental imprieux. Les moyens choisis pour raliser cet objectif doivent toutefois tre justes
et honorables ([1990] 1 R.C.S. 1075, 70 D.L.R. (4e) 385).
[Vol. 54
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
254
inuits et naskapies tait dailleurs dj prsente dans le premier trait moderne que fut
la Convention de la Baie-James et du Nord qubcois83 et dans sa lgislation de mise
en uvre84. Les rcents accords dautonomie gouvernementale viennent donner une
protection constitutionnelle accrue au rle des langues autochtones dans la production
du droit autochtone.
Conformment aux pouvoirs qui leur sont attribus et reconnus par lAccord
inuit85, les Inuits du Labrador se sont donn une constitution qui fait de linuttut et de
langlais les langues officielles de lentit autonome86. Ainsi, toutes les lois, politiques
et dcisions des autorits inuits doivent tre publies dans ces deux langues87. Cette
constitution prcise que linuttut est the [p]rimary [l]anguage of Nunatsiavut et elle
constitue donc le vhicule privilgi du droit coutumier formant le socle de lordre
juridique inuit. En outre, les membres des institutions inuits ont le droit dutiliser
linuttut dans le cadre de leurs fonctions, tous les Inuits ont le droit de communiquer
avec les institutions inuits en inuttut et les publications officielles, y compris les
projets de lois, doivent comporter une version en inuttut88.
Les autres accords dautonomie gouvernementale tudis contiennent galement
des dispositions qui permettent de faire de la langue autochtone une des langues
officielles au sein des institutions autochtones89. Toutefois, mme si les constitutions
adoptes dans la foule de ces traits confrent aux langues nisgaa et tlicho un statut
officiel et comportent elles-mmes une version en langue autochtone90, elles sont
moins exigeantes que celle des Inuits du Labrador et elle sabstiennent notamment
dnoncer une liste aussi prcise de droits linguistiques. Cette diffrence tient peut-
tre au fait que linuttut est encore une langue politique91 parle quotidiennement par
83 Convention de la Baie-James et du Nord qubcois et conventions complmentaires, Qubec,
Publications du Qubec, 2006 [CBJNQ]. Par exemple, ses art. 10.0.12-10.0.14 affirment le droit
lusage de la langue crie dans les communications avec les autorits locales cries et le droit dtre servi
dans la langue crie. Voir aussi Convention du Nord-Est qubcois, 31 janvier 1978, art. 8.4, (entre en
vigueur : 1978, Loi approuvant la Convention du Nord-Est qubcois, L.R.Q. c. C-67.1) (qui
reconnat les mmes droits aux Naskapis lgard des autorits locales naskapies).
84 Loi sur les Cris et les Naskapis du Qubec, L.C. 1984, c. 18, art. 32(1) (qui permet que les
rglements administratifs des autorits locales cries et naskapies aient une version en langue
autochtone de valeur gale celle de la version franaise ou anglaise). Lart. 31 de cette mme loi
autorise la tenue des runions du conseil dans les langues autochtones, alors que lart. 80 permet
lusage des langues autochtones dans les assembles publiques et lors des rfrendums. De mme, la
Charte de la langue franaise, L.R.Q. c. C-11, art. 95-96, autorise lusage des langues crie, inuit et
naskapie par les organismes dont la cration est prvue par la CBJNQ (ibid.).
85 Supra note 10, art. 17.8.1.
86 Constitution inuit, supra note 41, art. 1.6.1.
87 Ibid., art. 1.6.2.
88 Ibid., art. 1.6.3.
89 Accord nisgaa, supra note 3, c. 11, art. 41 ; Accord tlicho, supra note 10, art. 7.4.4(a)-(b).
90 Constitution tlicho, supra note 38, art. 1.3 ; Constitution nisgaa, supra note 4, art. 4(1).
91 Sur la dialectique entre langue politique et langue juridique, voir Levasseur, supra note 6 la p.
262.
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G. OTIS CULTURES JURIDIQUES ET LANGUES AUTOCHTONES
2009]
une proportion non ngligeable de la population92, contrairement aux langues nisgaa
et tlicho. La Constitution nisgaa exige tout de mme du gouvernement nisgaa quil
respecte et favorise lusage de la langue autochtone, ce qui autorise la mise en place
de mesures spciales visant sa promotion et sa revitalisation93. Les constitutions ne
vont toutefois pas jusqu nier le statut prminent de langlais en tant que langue
juridique94.
En somme, les langues autochtones tant fortement minoritaires au pays et
historiquement fragilises, laffirmation de leur rle dans la production et la diffusion
du droit rpond la question politique fondamentale de leur lgitimit dans la sphre
juridique. Toutefois, une simple garantie constitutionnelle formelle ne pourra, elle
seule, en assurer la prennit dans la vie sociale, conomique et juridique des
autochtones.
Conclusion
Les accords dautonomie gouvernementale de la dernire dcennie marquent une
ouverture prudente aux droits autochtones extra-tatiques. Ils se montrent plutt
accueillants aux langues ancestrales, sans pour autant renoncer au bilinguisme
juridique ni remettre en cause la primaut officielle de langlais dans linterprtation
des lois fondamentales autochtones.
La vie politico-juridique des nouvelles institutions ne fait toutefois que
commencer, ce qui interdit toute conclusion htive quant leur aptitude mobiliser
les cultures juridiques autochtones dans lexercice de leurs fonctions attribues par les
accords. Les juridictions autochtones nont mme pas encore vu le jour et il faudra
sans doute attendre quelque temps avant quelles puissent effectivement administrer
les lois autochtones, compte tenu des importantes ressources requises pour leur mise
en place et leur fonctionnement.
La marginalisation juridique et linguistique ayant fait son uvre, les espoirs de
revitalisation et de prennisation des cultures juridiques autochtones demeurent
incertains, malgr lvolution rcente du droit canadien en ce sens. En effet, plusieurs
langues et cultures juridiques autochtones sont presque teintes et il faudra plusieurs
annes avant quun nombre important de collectivits accde un vritable ordre de
gouvernement dot de comptences conomiques et culturelles substantielles en vertu
des mcanismes des accords dautonomie gouvernementale. Cependant, il ne faut pas
92 Selon les donnes du recensement de 2006, 27 pour cent des Inuits du Nunatsiavut parlent
couramment linuttut, mais la proportion est plus leve parmi les personnes vivant sur les territoires
communautaires et parmi les ans. Voir Statistique Canada, Peuples autochtones, supra note 72 la
p. 29.
93 Constitution nisgaa, supra note 4, art. 4(2).
94 Voir Constitution nisgaa, ibid., art. 64(2) : If there is a conflict between different versions of this
Constitution, the English language version will prevail. Voir aussi Constitution inuit, supra note 41,
art. 13.2.5.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
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sous-estimer la rsilience des cultures juridiques autochtones, qui ont survcu ce
jour sans et malgr ltat, ni tenir la forteresse du monisme colonial pour durablement
inexpugnable. Nest-ce pas du moins lespoir qui transparat, par exemple, de
laffirmation remarquable dun droit commun coutumier dans la nouvelle constitution
du Nunatsiavut ?
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