La protection des droits fondamentaux
et la responsabilit6 civile
Uhonorable Louis LeBel’
Dans ce texte, le juge LeBel examine l’6volution du
la
r6le du systime de la responsabilit6 civile dans
protection des droits
fondamentaux, avant et aprs
ladoption au Qu6bec de la Charte des droits et libertis de
la personne en 1977 et linsertion en 1982 de la Charte
canadienne des droits et libertis dans la constitution
canadienne.
Le juge LeBel soutient en premier lieu que m~me
avant la constitutionnalisation des libertds civiles dans la
Charte canadienne, le syst~me de responsabilit6 civile
pouvait combler certaines des insuffisances du droit public
et prot6ger, au moins symboliquement, les libertds civiles.
I1 s’interroge ensuite
limpact de cette consti-
tutionnalisation, et se demande si ces nouvelles dispositions
cr6ent un r6gime de responsabilit6 civile autonome, ou au
contraire un regime qui s’int~gre A ceux d6jA existant. 1E
conclut A une convergence g6ndrale, mais non enti~re, en
droit civil qu6b&ois. La question requiert toutefois un
examen plus approfondi en common law.
sur
Enfin, le juge LeBel se demande quels liens unissent
la responsabilit6 civile et l’article 24(1) de la Charte
canadienne. I1 soutient que Ia question demeure non
r6solue et qu’en d6pit de
rdcents ddveloppements
judiciaires,
la coordination de ces syst~mes exigera
l’61aboration graduelle de normes qui encadreront
l’exercice du pouvoir discr~tionnaire des tribunaux.
Selon le juge LeBel, la constitutionnalisation des
liberts fondamentales, quoique n~cessaire, ne devrait pas
faire abstraction de la richesse et de In flexibilit6 des
systdmes de responsabilit6 civile. La coordination de ses
systdmes normatifs juridiques permettrait d’appliquer le
droit des libertds fondamentales de mani~re plus fine et
plus adapt6e A chaque cas particulier.
In this article, Justice LeBel examines the changing
role of the system of civil responsibility in protecting
fundamental rights, both before and after the adoption of
Quebec’s Charter of Human Rights and Freedoms in 1977
and the insertion in 1982 of the Canadian Charter of Rights
and Freedoms into the Canadian constitution.
liberties
Justice LeBel first contends that even before the
constitutionalization of civil
in the Canadian
Charter, the system of civil responsibility was capable of
filling in some of the gaps of the public law and was able to
protect, at least symbolically, civil
then
examines the impact of this constitutionalization, and asks
whether these new provisions create an autonomous regime
of civil responsibility, or conversely, a regime that has
become integrated with those already in existence. He
concludes that there exists a general, but not complete,
convergence between regimes in Quebec civil law. The
question, however, still requires a more in-depth examination
in the common law.
liberties. He
Finally, Justice Lebel asks what
the
system of civil responsibility and section 24(1) of the
Canadian Charter. He contends that the question currently
remains unresolved and
judicial
developments,
the coordination of these systems will
require the gradual elaboration of norms that will provide a
framework for the exercise of discretion by the courts.
that despite
links unite
recent
According to Justice LeBel, the constitutionalization
of fundamental liberties, although necessary, should not
abstract from the richness and the flexibility of the various
systems of civil responsibility. The coordination of these
juridical normative systems will allow for the application
of the law regarding fundamental liberties in a way that is
more nuanced and more attuned
to each particular
situation.
“Juge A la Cour supreme du Canada. L’auteur d6sire remercier madame Sophie Th6riault, auxiliaire
juridique A la Cour supreme du Canada durant l’ann6e judiciaire 2002-2003 pour son assistance dans
la pr6paration de cette 6tude. Ce texte est bas6 sur celui d’une conf&ence prononc6e A la Facult6 de
droit de l’Universit6 McGill A Montr6al le 3 avril 2003 dans le cadre des <
Revue de droit de McGil 2004
McGill Law Journal 2004
Mode de r6f6rence : (2004) 49 R.D. McGill 231
To be cited as: (2004) 49 McGill L.J. 231
232
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGLL
[Vol. 49
Introduction
I. Droits fondamentaux et responsabilitd civile dlictuelle
avant les Chartes
II. Uimpact du mouvement de constitutionnalisation des
droits fondamentaux sur le r61e de la responsabilite
civile d6lictuelle
Ill. La responsabilitd civile et la Charte canadienne
Conclusion
233
235
240
251
254
2004]
L. LEBEL – LA PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX
233
Introduction
Le theme de la conf6rence Wainwright de 2003 tdmoigne de la pertinence du
maintien d’une approche g6n6raliste et historique a l’6tude d’un syst~me de droit qui
soit capable de d6passer les fronti~res parfois 6troites des sp6cialit6s autour desquelles
tendent a s’organiser la recherche et l’enseignement en droit. On ne saurait, en effet,
traiter du r6le de la responsabilit6 civile d6lictuelle dans la protection des droits
fondamentaux sans d6passer le cadre du seul droit civil. L’examen de cette question
exige une 6tude des liens entre droit public et droit priv6 et une rdflexion sur la
possibilitA de coordonner leur interpr6tation et leur application, en vue de la cr6ation
d’un ordre juridique plus respectueux des droits fondamentaux de la personne
humaine. Cette 6tude rappelle, en m~me temps, l’importance de la reconnaissance de
la dimension historique de la vie du droit, pour comprendre son 6tat dans la soci6t6
contemporaine.
Dans cet examen de l’6volution du r6le du syst6me qu6b6cois de responsabilit6
civile dans la protection des droits fondamentaux, nous verrons en premier lieu
celui-ci agir dans un cadre juridique oii le droit public ne reconnait pas encore
explicitement les libert6s fondamentales comme des normes constitutionnelles. Puis,
nous passerons A l’6tude d’une p6riode plus r6cente, au cours de laquelle de nouvelles
normes A valeur constitutionnelle se superposent ddsormais aux r~gles du droit civil, a
la suite de l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertes et de la Charte des
droits et libertis de la personne du Qu6bec’ (ensemble,
135 Alap. 136.
Nathalie Wzina,
qui remplissaient une fonction similaire, comme les torts de defamation
, libel ou
slander>’. Leurs r~gles ont d’ailleurs longtemps influenc6 la jurisprudence des
tribunaux qurb6cois, comme la Cour supreme du Canada le notait r6cemment dans
1’arrt Prud’homme”.
l’absence de
Plus originales apparaissent des applications plus tardives de la responsabilit6
civile pour sanctionner des violations du droit A la vie privde ou de l’une de ses
composantes, le droit A l’image. Ces jugements illustrent bien la capacit6 du r6gime
de responsabilit6 civile du Quebec A intervenir dans les situations juridiques les plus
diverses et les plus nouvelles. Rendues souvent par des tribunaux de premiere
instance, ces d6cisions ne se contentaient pas de reconnaitre th6oriquement l’existence
du droit subjectif en cause, mais cherchaient A lui donner une sanction effective, ne
serait-ce que par l’indemnisation du prejudice moral. Ce fut le cas, par exemple, dans
l’affaire Robbins c. Canadian Broadcasting Corp. Celle-ci soulevait un problme de
protection de la vie priv6e et m~me de l’intimit6 d’un trl6spectateur qui avait
communiqu6 des critiques d’une 6mission de Radio-Canada”. Apr~s la reception de
ces commentaires peu laudateurs, l’animateur de l’6mission avait diffus6 en ondes le
numrro de t6lrphone de cet auditeur incommode et invit6 ses auditeurs A entrer en
‘ Pour un exemple intdressant dans une affaire de diffamation, voir Snyder c. Montreal Gazette Ltd.,
[1988] 1 R.C.S. 494, 49 D.L.R. (4) 17. Voir toutefois les exemples d’indemnitrs souvent modestes
relev6s dans la dissidence du juge Lamer (ibid. aux pp. 508-09).
9 Voir aussi Baudouin et Deslauriers, supra note 5 A la p. 398 et aux pp. 407-08 ; Nicole Vallires,
La presse et la diffamation : rapport soumis au Ministkre des communications du Qudbec, Montreal,
Wilson & Lafleur, 1984 A la p. 2; Andr6 Nadeau et Richard Nadeau, Traitg pratique de la
responsabilit6 civile delictuelle, Montreal, Wilson & Lafleur, 1971 aux pp. 248-49.
‘o Hill c. Eglise de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, 126 D.L.R. (4′) 129 [Hill avec
renvois aux R.C.S.] ; Lewis Klar, Tort Law, 2′ 6d., Toronto, Carswell, 1996, aux pp. 551-54 ; Allen M.
Linden, Canadian Tort Law, 2′ 6d., Toronto, Butterworths, 2001, aux pp. 683-84.
” Prudhomme, supra note 5, aux paras. 61-62 ; Houle c. Bernard, [1943] B.R. 713 i lap. 720, juge
Bissonnette.
” Robbins c. Canadian Broadcasting Corp., [1958] C.S. 152, 12 D.L.R. (2’) 35.
2004]
L. LEBEL – LA PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX
communication avec lui. La Cour sup6rieure accorda alors A Robbins des dommages
moraux pour cette violation de son intimit6. Dans l’affaire Rebeiro’3 , le droit A l’image
se trouvait en jeu. Le tribunal accorda une indemnit6 pour la publication non autoris6e
d’une photographie du demandeur, employ6 temporaire d’une entreprise. Comme
dans
‘affaire Robbins, l’indemnisation, sans doute modeste, visait les dommages
moraux qu’entrainait la violation de droits extra patrimoniaux.
D’autres affaires ont soulign6 les liens entre le droit de la responsabilit6 et les
valeurs fondamentales des libert6s publiques et la convergence parfois indispensable
entre le droit public et le droit privd. Devant le caractre incomplet du droit public ou
son silence A l’6gard des exigences de la protection de certaines libert6s publiques
fondamentales, le droit de la responsabilit6 civile est parvenu a donner A celles-ci au
moins une partie de 1’effectivit6 juridique qui leur manquait. Au niveau symbolique,
le jugement qui accueillait alors l’action en responsabilit6 d6lictuelle confirmait alors
1’existence d’un droit fondamental par l’assimilation de la violation de ces libert6s a
une faute. Ensuite, la d6cision judiciaire conf6rait un effet juridique concret au droit
reconnu symboliquement, en r6ussissant A accorder une r6paration sous forme de
dommages-int6rats, en raison en particulier de la souplesse du concept de pr6judice
moral et grace A une
large de la fonction compensatoire des
dommages-int6r~ts.
interpr6tation
La jurisprudence qu6bdcoise et canadienne comporte au moins quelques
exemples 6loquents de cet emploi imaginatif des r~gles du droit priv6 de la
responsabilit6 pour assurer l’efficacit6 juridique des libert6s fondamentales. Ainsi, un
vieil arrAt de la Cour d’appel du Qu6bec, rendu en 1915, Ortenberg c. Plamondon”,
tdmoignait d6jA des virtualit6s du rdgime de responsabilit civile traditionnel comme
instrument de protection des droits fondamentaux. Ortenberg, l’un des 75 chefs de
famille juive vivant alors A Qudbec vers 1910, y exploitait un petit commerce. Un
certain Plamondon, antis6mite enrag6, avait prononc6 des discours publics oa il s’en
prenait aux juifs, A leur religion ainsi qu’a leur comportement social, et r6clamait
qu’on boycotte syst6matiquement
leurs entreprises. Toutefois, ses harangues
n’attaquaient nomm6ment aucun membre de la communaut6 juive de Qu6bec.
Ortenberg ddcida de r6agir et fit signifier une action en dommages pour diffamation A
Plamondon. Ce demier se d6fendit, semble-t-il, en invoquant son droit A la libert6
d’expression et en soulevant un moyen de proc6dure, l’absence d’int6ret particulier
d’Ortenberg, qu’il n’avaitjamais nomm6 dans ses discours.
La Cour sup6rieure rejeta l’action d’Ortenberg. La Cour d’appel du Qu6bec
infirma ce jugement et accueillit la demande de ce dernier. L’arrat soulignait alors
l’importance du principe de la libert6 de religion et la n6cessit6 du respect mutuel des
diff6rentes confessions au Canada. I rappelait que le Canada, d~s cette 6poque, vivait,
3 Rebeiro c. Shawinigan Chemical (1969) Ltd., [1973] C.S. 389.
(1915), 24 B.R. 69 aux pp. 69, 385.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 49
en principe, sous un r6gime d’6galit6 des diff6rentes religions et devait permettre
l’expression et l’exercice fibre des opinions religieuses minoritaires. Un discours
public haineux dirig6 contre les membres d’une confession particuli~re portait atteinte
A ces valeurs. Son auteur violait alors la norme du
commettait alors une faute civile au sens de l’article 1053 Code civil du Bas-Canada
(C.c.B.C). La constatation de la faute et du pr6judice moral subi permettait
l’attribution de dommages moraux auxquels la Cour d’appel reconnaissait toujours un
caractre compensatoire. Vu
le jugement
reconnaissait qu’Ortenberg poss6dait un int6rt personnel, distinct et identifiable qui
permettait d’6carter le moyen proc6dural de Plamondon 5 .
le petit nombre de familles juives,
De manirre moins 61abor6e que dans les jugements contemporains, mais tr~s
directement, et sans h6sitation, cet arret de la Cour d’appel abordait plusieurs
problmes qui pr6occupent maintenant le droit des libert6s fondamentales, comme la
protection contre la discrimination, la r6pression du discours haineux ainsi que la
conciliation des libert6s d’opinion et de religion. Le droit de la responsabilit6 civile,
dans sa version qu6b6coise, se montrait d6jA apte A utiliser en droit public des
m6canismes juridiques cr66s pour r6gir des rapports de droit priv6 pour pallier
l’absence de protection constitutionnelle expresse des libert6s fondamentales. Les
d6bats judiciaires qui marqurent la vie du r6gime Duplessis et particulibrement
quelques intervention c6l bres de la Cour supreme du Canada confirm~rent, quelques
d6cennies plus tard, que le droit de la responsabilit6 civile pouvait collaborer
efficacement A la consolidation des libert6s fondamentales dans le droit et dans le
r6gime politique du Canada.
1ttudi6es dans
imp6ratifs de
la perspective des
la protection des droits
fondamentaux, ces interventions judiciaires pouvaient apparaitre au mieux comme un
palliatif partiel et pr6caire aux insuffisances du droit public canadien. Leur port6e
limit6e confirmait
la n6cessit6 non seulement d’accorder une reconnaissance
symbolique a ces droits, mais aussi de leur attribuer une valeur juridique qui permette
de lier les pouvoirs publics et d’assurer leur pr66minence dans les syst~mes juridiques
du Canada et du Qu6bec. Le refus des tribunaux du Qu6bec et de la Cour supreme du
Canada d’utiliser les m6canismes de la responsabilit6 civile pour sanctionner des refus
de contracter bas6s, par exemple, sur la discrimination raciale, comme dans l’arrt
Christie c. York Corporation’6 , t6moignait d’ailleurs de ces limites. Ce courant de
jurisprudence d6montrait que les qualit6s du r6gime de responsabilit6 civile,
particuli~rement la flexibilit6 du concept de faute, pouvaient devenir des faiblesses. La
possibilit6 de recourir efficacement aux actions en responsabilit6 d6lictuelle d6pendait
6ventuellement de l’attitude des juges, de leur 6valuation des int6rts en cause et
souvent de leur apprdciation subjective des valeurs en jeu lorsqu’il leur fallait
d6terminer si un comportement particulier constituait une faute g6n6ratrice de
I5lbid. aux pp. 76-77, juge Carroll.
6 [1939] R.C.S. 50 ; voir 6galement Loew’s Montreal Theatres Ltd. v. Reynolds (1921), 30 B.R. 459.
2004]
L. LEBEL – LA PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX
239
responsabilit6 civile. De plus, des interventions judiciaires ponctuelles pouvaient
difficilement porter remade aux cons6quences du poids historique de certains
comportements sociaux discriminatoires. Sous ces r6serves, il demeure, toutefois, que
plusieurs decisions de la Cour supreme du Canada rendues sous le r6gime Duplessis
ont t6moign6 de l’aptitude du droit qu6b6cois de la responsabilit6 civile a prendre en
compte certains problmes de mise en oeuvre des valeurs essentielles d’une soci6t6
d6mocratique en voie de transformation, et A tenter de leur trouver des 616ments de
solutions. II fallait cependant que les tribunaux appliquent le r6gime traditionnel de
responsabilit6 d6lictuelle avec imagination et courage.
Par leur recours sans doute audacieux, A l’6poque, au r6gime de responsabilit6
civile du Qu6bec, les arr~ts prononcds dans les affaires Chaput c. Romain, Lamb c.
Benoit et Roncarelli c. Duplessis comportent des traits fondamentaux communs” .
Dans ces affaires, les tribunaux qu6b6cois, puis en demier ressort la Cour supreme,
t6 saisis d’actions en dommages-int6r~ts A caract~re d6lictuel, dirig6es dans
avaient
deux cas contre des policiers et, dans Roncarelli, contre le chef du gouvernement
provincial du Qu6bec, le premier ministre Duplessis.
Les demandeurs devaient A chaque fois contourner les difficult6s proc6durales du
syst~me complexe d’immunit6s publiques qui prot6geait l’ttat et ses agents A
l’6poque. Malgrd ces obstacles et la r6sistance de la Cour d’appel du Qu6bec A
l’6poque, les arr~ts rendus donn~rent alors l’occasion A la Cour supreme de rappeler
que, malgr6 le silence des textes constitutionnels, le Canada vivait dans un regime
d6mocratique, fond6 sur les libert6s de religion, d’opinion et de r6union. La notion
large de faute civile permettait de conclure que les atteintes A ces droits constituaient
des d6lits ou des quasi-d6lits au sens de l’article 1053 C.c.B.C.”. La commission de
ces d6lits donnait ouverture a une r6paration sous forme de dommages moraux.
Consciente de la difficult6 de les 6valuer comme de l’inexistence du pouvoir
d’accorder des dommages punitifs, la Cour supreme n’h6sita pas toutefois A accorder
des dommages moraux, pour donner une sanction effective A la violation des droits en
cause. Grace A ce recours, peut-6tre impr6vu, au droit de la responsabilit6 civile, 6tabli
par un Code civil destin6 d’abord A r6gir des rapports patrimoniaux A caract~re priv6,
le droit des libert6s civiles obtenait une reconnaissance symbolique. Par la sanction de
la condamnation civile a des dommages-int6rets, ses principes devenaient aussi des
r~gles de droit effectives, bien qu’elles n’aient op6r6 qu’a posteriori, en raison de la
nature m~me d’un r6gime de responsabilit6 civile.
D.L.R. (2) 369 ; Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 125, 16 D.L.R. (2′) 689.
” Chaput c. Romain, [1955] R.C.S. 794, 1 D.L.R. (2′) 241 ; Lamb c. Benoft, [19591 R.C.S. 321, 17
“8 Voir Scott, supra note 6 A la p. 137 ; Madeleine Caron, Le Code civil qu~b6cois : instrument de
protection des droits et libert~s de la personne ? (1978) 56 R. du B. can. 197 aux pp. 199-200
[Caron,
240
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 49
Le mouvement contemporain de constitutionnalisation des droits fondamentaux
devait toutefois changer profond6ment leur nature et leur port6e dans les systbmes
juridiques du Canada et poser des questions nouvelles sur leurs rapports avec le droit
de la responsabilit6, en common law comme en droit civil. I1 faudra maintenant
examiner
les cons6quences de cette transformation des institutions juridiques
canadiennes sur le syst~me traditionnel de responsabilit6 civile d61ictuelle, en
particulier en droit qu6b6cois.
II. L’impact du mouvement de constitutionnalisation des droits
fondamentaux sur le r6le de la responsabilit6 civile d6lictuelle
Le paysage juridique du Qu6bec, comme celui de l’ensemble du Canada, se
trouve maintenant profond6ment modifi6 par
l’effet du mouvement de
constitutionnalisation des droits fondamentaux qui s’est accompli depuis trente ans.
Ce concept de constitutionnalisation s’emploie 16gitimement dans un sens large au
moins pour d6crire A grands traits la situation propre au Qu6bec. Celle-ci pr6sente des
aspects particuliers, qui 6tendent la portfe et la fonction des droits fondamentaux A
l’intdrieur du syst~me juridique qu6b6cois et accentuent la n6cessit6 de repenser les
rapports entre le droit public et le droit priv6, dans le domaine de la mise en oeuvre
des droits subjectifs de la personnalit6 et des libert6s civiles”.
En effet, l’on ne ddcrirait pas exactement l’ampleur de ce ph6nom~ne de
reconnaissance constitutionnelle, si on le restreignait A la seule mise en vigueur de la
Charte canadienne. Assur6ment, au sens des strictes notions du droit constitutionnel,
le terme de constitutionnalisation ne viserait que cette derni~re, avec son contenu
substantiel et ses proc6dures de r6paration”. En effet, seule cette derni~re fait partie
formellement de la Constitution du Canada. Un tel emploi du concept donnerait
toutefois une vue trop 6troite de la port6e du mouvement de protection des droits
fondamentaux, A tout le moins A l’6gard du droit qu6b6cois.
la Charte canadienne ne vise que
et
gouvemementale, comme le rappelle le texte de son article 32 et la jurisprudence qui
l’applique depuis l’arrt Dolphin Delivery2′. Elle ne porte pas directement sur les
l6gislative
D’abord,
l’activit6
” Louis Perret, <
(1987) 21 R.J.T. 1;
Madeleine Caron, <
administratif, 2′ 6d., t. 3, Presses de l’Universit6 Laval, 1989 aux pp. 736, 749 et 755.
2 Henri Brun et Guy Tremblay, Droit constitutionnel, 4′ 6d., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2002
aux pp. 140-47.
” S.D.G.M.R. c. Dolphin Delivery Ltd., [19861 2 R.C.S. 573, 33 D.L.R. (4′) 174; McKinney c.
University of Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, 76 D.L.R. (4′) 545 ; Lavigne c. Syndicat des employis de
lafonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211, 81 D.L.R. (4′) 545 ; Eldridge c. Colombie-
2004]
L. LEBEL – LA PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX
rapports de droit privd, sinon par son impact sur l’activit6 16gislative et sur les valeurs
qui, peu A peu, influencent l’6volution de ces relations et leur contenu’. Par contre, la
Charte quebtcoise s’applique dans un domaine plus 6tendu. Le 16gislateur qu6b6cois
en a fait un ordre juridique sup6rieur en proclamant clairement, dans son article 52, la
primaut6 de ses dispositions par rapport aux autres dispositions 16gislatives relevant
de sa comp6tence constitutionnelle. Son article 51 impose de plus une m6thode
d’interpr6tation large de cet ensemble 16gislatif. Dans le m~me esprit, le C.c.Q., selon
sa disposition pr6liminaire, doit s’interpr6ter en harmonie avec la Charte quibicoise
pour remplir sa fonction de droit commun du Qu6bec. Par surcroit, on notera que le
tr~s g6n6raux qui
C.c.Q.
la personnalit6 juridique
reconnaissent eux aussi les droits fondamentaux rattach6s
et am6nagent leur mise en application. I1 suffit de penser, par exemple, A la
reconnaissance du droit A l’inviolabilit6 de la personne A l’article 10 ou encore A celle
du droit A la r6putation ou A la vie priv~e A l’article 35. Ces dispositions r6it~rent ou
pr6cisent les garanties des droits fondamentaux de la personne 6dict6es par la Charte
quibicoise”. Cette technique 16gislative entrafne probablement le dddoublement et la
concurrence des normes juridiques applicables A une m~me situation. Elle t6moigne
toutefois de l’importance attach6e A celles-ci dans le syst~me juridique qu6b6cois.
incorpore maintenant un ensemble de principes
Ainsi, la Charte quibcoise s’applique non seulement aux rapports entre ‘IEtat et
le citoyen, mais aussi aux relations entre personnes priv6es. Elle affecte sfirement
l’exercice de la puissance publique, mais aussi la mise en oeuvre de certains pouvoirs
priv6s. Elle joue effectivement un r6le constitutionnel dans l’ordre juridique
qu6b6cois. Elle y affirme la primaut6 d’un vaste ensemble de r~gles de droit
substantiel, tout en 6tablissant des modes de r6paration diversifi6s et, en partie, un
syst~me de recours autonomes pour y donner effet 4. Cette charte occupe alors une
place plus consid6rable dans l’ordre juridique qu6b6cois que celle que le l6gislateur a
r6serv6e ailleurs au Canada aux 16gislations sur les droits de la personne, du mme
type que la Loi canadienne sur les droits de la personne ou que la Declaration
canadienne des droits, lorsqu’il a d6fini leur r6le et leur domaine d’application”.
Britannique (Procureur gingral), [1997] 3 R.C.S. 624, 151 D.L.R. (4) 577 ; Brun et Tremblay, ibid.
aux pp. 904-05.
22 S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi-Cola Canada Beverages (West) Ltd., [2002] 1 R.C.S. 156
aux pp. 167-68 [Pepsi-Cola] ; Hill, supra note 10 A lap. 1171.
23 Deleury et Goubau, supra note 2 A la p. 72 ; Pinard, supra note 5 aux pp. 217-19 ; Andr6 Morel,
La coexistence des Chartes canadienne et qu6b6coise: probl~mes d’interactiono (1986-87) 17
R.D.U.S. 49 [Morel, Coexistence des Chartes ].
24 Brun et Tremblay, supra note 20 aux pp. 636-37 ; Morel, ibid. A lap. 51 ; Henri Brun, La Charte
(1977) 37 R. du B. 179; Quibec
des droits et libert6s de la personne: domaine d’application
(Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montr~al (Ville), [2000] 1
R.C.S. 665 A lap. 683, 185 D.L.R. (4′) 385.
Voir par ex., la discussion de la nature et de la port6e de la Ddclaration canadienne des droits dans
Authorson c. Canada (Procureur gtniral) (2003), 227 D.L.R. (4’) 385, 2003 CSC 39.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 49
La mise en place de ces nouvelles dispositions A valeur supraldgislative a pos6 la
question de la coexistence de systmes de responsabilit6 parallles. On s’est demand6
si les Chartes donneraient naissance A un syst~me de responsabilitd civile ou
publique, bas6 sur des principes diff6rents de ceux du droit civil au Qu6bec et de la
common law ailleurs au Canada. Le droit commun de la responsabilit6 d6lictuelle
conserverait-il encore une fonction utile dans le domaine de la protection des libert6s
civiles et des droits de la personnalit6 ? La r6ponse reste en partie inconnue ou
douteuse
jurisprudence,
particulirement celle de la Cour supreme du Canada, a d6jA d6gag6 des m6thodes et
des principes d’application et de coordination de la Charte qudbcoise et du syst~me
de responsabilit6 d61ictuelle du Qu6bec, qui portent cependant encore A controverse.
la Charte canadienne. Toutefois,
1’6gard de
la
Ces d6veloppements jurisprudentiels se r6alisent dans un contexte oi
les deux
Chartes font appel A des techniques juridiques similaires, d’une part pour affirmer la
primaut6 de leurs dispositions sur l’ensemble de la 16gislation et, d’autre part, pour
pr6voir des m6thodes d’intervention et de sanction, en cas de violation des droits
qu’elles protgent. Ainsi, 1’article 52 de
la Charte canadienne proclame
solennellement le caract~re fondamental des r~gles et principes qu’elle 6dicte. En
cons6quence, cet article d6clare inop6rantes les dispositions incompatibles de toute
autre r~gle de droit, sous r6serve de la proc6dure de justification pr6vue A l’article 1
ou de l’application du pouvoir de d6rogation reconnu par l’article 33. Pour sa part, tel
que not6 plus haut, l’article 52 de la Charte quibcoise prdvoit qu’aucune loi
ant6rieure ou post6rieure A son entr6e en vigueur n’est r6put6e d6roger A ses articles 1
38, sauf disposition expresse A l’effet contraire.
Ensuite, les deux Chartes attribuent un pouvoir correctif important aux tribunaux.
La sanction des violations des droits qu’elles garantissent se retrouve, en effet, dans
un recours au pouvoir judiciaire. Le langage tr~s g6n6ral du paragraphe 24(1) de la
Charte canadienne reconnait le droit d’une victime d’une violation d’un droit
constitutionnel de s’adresser A un tribunal comp6tent pour obtenir la r6paration que
le tribunal estime convenable et juste eu 6gard aux circonstances>26 . Le texte
constitutionnel ne d6crit toutefois pas la nature de ces r6parations ou rem~des. 11 reste
ainsi totalement silencieux quant A l’existence de recours en dommages-int6r~ts, en
cas de violation de la Charte canadienne, et ne fait aucune mention des recours en
dommages en pareil cas. Plus pr6cise A cet 6gard, la Charte quibicoise inclut
clairement
r6paratrices
appropri6es. En effet, selon le premier paragraphe de son article 49, la victime d’une
atteinte illicite A l’un des droits ou libert6s prot6g6s a droit A
Cet environnement constitutionnel nouveau, cr66 par la mise en vigueur des
Chartes, modifie profond6ment la situation du droit de la responsabilit6 civile
traditionnel. D6sormais, ce droit fond6 sur le C.c.Q. ne repr6sente plus que l’un des
616ments d’un ordre normatif complexe constitu6 de plusieurs niveaux. Des rbgles
constitutionnelles r6gissent d6sormais nombre de situations oi le droit de la
responsabilit6 offrait les seules voies de recours effectives28. I faut alors examiner les
rapports entre ces normes potentiellement concurrentes dans le domaine de la
protection des droits fondamentaux.
En effet, l’entr6e en vigueur des Chartes a pos6 le probl~me de l’existence et de la
nature d’un r6gime autonome de responsabilit6 civile pour violation des droits
fondamentaux. Ce probl~me s’inscrit dans un d6bat plus large sur la port6e des
pouvoirs r6m6diateurs des tribunaux et parfois sur les rapports de ceux-ci avec les
pouvoirs publics, dans l’application des Chartes. Pour assurer la mise en oeuvre de la
Charte canadienne, une jurisprudence d6j fort sophistiqu6e a 6labor6 graduellement
des techniques diverses d’interpr6tation et d’invalidation des lois, d’exemption
constitutionnelle et, 6videmment, d’exclusion de preuve’. Par contre, si les principes
et les m6thodes d’un syst6me de responsabilit6 civile pour violation des droits
fondamentaux ont fait l’objet d’un contentieux important en droit qu6b6cois, le
r6gime de la responsabilit6 civile en vertu de la Charte canadienne demeure un droit
en devenir, sinon en cr6ation, particulibrement au niveau de la Cour supreme du
Canada.
L’entr6e en vigueur de la Charte quebecoise a provoqu6 un d6bat important sur
l’unit6 du syst~me de responsabilit6 civile qu6b6coise et sur la fonction de celui-ci
dans la protection des droits fondamentaux. Une premiere approche interpr6tative
estimait que les dispositions de la Charte quibcoise justifiaient la cr6ation d’un
r6gime autonome qui seul assurerait une sanction efficace aux droits prot6g6s. La
seconde croyait que le droit de la responsabilit6 civile et celui des libert6s civiles
pouvaient 8tre coordonn6s dans leur d6finition et dans leur application des droits
prot6g6s, sans pour autant compromettre l’efficacit6 de leur mise en oeuvre’ .
27 Sur la question du recours en vertu de la Charte quibcoise voir Karl Delwaide,
29 Sur la question des techniques d’intervention des tribunaux, voir Kent Roach, Constitutional
Remedies in Canada, Aurora (Ont.), Canada Law Book, 1994; Dussault et Borgeat, supra note 19.
” Voir Baudouin et Deslauriers, supra note 5 aux pp. 162-68.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 49
La th~se de l’autonomie d’un r6gime de responsabilit6 civile pour violation des
droits prot6g6s par la Charte qudbcoise s’appuyait d’abord sur la r6daction meme de
son article 49. Au lieu de la notion traditionnelle de faute civile, cette disposition
utiliserait, en effet, un concept diff6rent plus objectif, celui de l’acte illicite. D6fini
comme toute atteinte injustifi6e A un droit prot6g6, celui-ci constituerait la base de la
mise en application d’un r6gime distinct de responsabilitd civile, qui n’exigerait plus
la preuve d’une faute au sens du droit civil traditionnel. Ensuite, ce r6gime autonome
introduirait une flexibilit6 accrue dans la r6paration des pr6judices, dont le deuxieme
paragraphe de l’article 49 reconnaitrait l’opportunit6, en admettant largement les
r6clamations en dommages exemplaires, sans exiger de d6monstration d’un pr6judice
mat6riel ou moral. Ce systeme distinct remplirait plus facilement un objectif social de
pr6vention et de dissuasion A 1’6gard des violations des droits fondamentaux.
Particuli~rement dans les cas de discrimination illicite, en raison de son caractre plus
objectif, un r6gime de responsabilit6 fond6 sur la Charte qudbicoise, sans r6f6rence
au cadre traditionnel du C.c.Q., dviterait les pi6ges que le droit de la responsabilit6
civile cr6e en imposant la n6cessit6 de prouver un acte subjectivement fautif. I
permettrait aussi de contourner
les problemes difficiles que pose souvent
l’6tablissement du lien de causalit6, surtout si l’on pouvait pr6sumer le pr6judice A
partir du constat de l’acte illicite. De plus, le recours en dommages punitifs aurait pu
remplir pleinement sa mission sociale, puisque sa mise en oeuvre ne d6pendrait plus
de la preuve de la commission d’une faute, puis de la d6monstration que celle-ci avait
caus6 un prdjudice moral ou mat6riel indemnisable selon les r~gles du droit civil3 .
Au moment oia s’engagerent ces d6bats, la Cour supreme du Canada semblait se
diriger dans la voie de la reconnaissance d’un r6gime autonome de responsabilit6 pour
atteinte aux droits fondamentaux, depuis l’arret Badhauria32 . Dans une affaire de
responsabilit6 civile pour discrimination relevant de la common law, la Cour supreme
avait en effet infirm6 un jugement de la Cour d’appel de l’Ontario statuant que les
tribunaux pouvaient crder de nouvelles cat6gories de
de discrimination. En l’esp~ce, la Cour d’appel avait reconnu l’existence d’un
nouveau d6lit civil intentionnel, qui visait
prot6ger les victimes de discrimination
dans l’emploi33 . La Cour supreme du Canada s’6tait refus6e A cette 6volution, insistant
sur l’inadaptation du r6gime des
L’arret Robichaud” rendu quelques ann6es plus tard paraissait confirmer que la
Cour supreme s’orientait nettement vers la reconnaissance d’un r6gime autonome. La
Cour croyait devoir s’dloigner tant des m6thodes traditionnelles du droit des <
que des principes du droit p6nal pour d6finir le cadre juridique applicable un cas de
r6clamation de dommages-int6rts contre un employeur en vertu de la Loi canadienne
sur les droits de la personne pour avoir to16r6 des situations de harc~lement sexue 36.
La Cour, en effet, estimait que la 1dgislation sur les droits fondamentaux 6tablissait un
r6gime de responsabilit6 16gale, de nature objective, destin6 A r6pondre A des objectifs
sociaux de pr6vention de la discrimination”.
Cependant, en droit qu6b6cois, la Cour supreme du Canada n’a pas retenu un
principe d’autonomie des r6gimes de responsabilit6 qui aurait pu mener A terme le
d6veloppement de deux syst~mes parall~les, mais diff6rents dans leurs fondements.
Jusqu’ maintenant, elle a plut6t privil6gi6 une m6thode de coordination et de
convergence du droit des libertds fondamentales et du r6gime de responsabilit6
d6lictuelle r6gi par le C.c. Q., dans une s6rie de jugements prononc6s depuis 1996″8.
Cette jurisprudence parait avoir pu se d6velopper en raison de l’unitd du r6gime de
responsabilit6 civile qu6b6cois, fond6 sur le concept de la faute civile, que la Cour
jugea apte A prendre en compte de l’6volution des normes de comportement social,
que consacrait la mise en vigueur de la Charte quobjcoise.
Deux jugements particuli~rement importants ont d6termind l’orientation de la
Cour supreme du Canada dans ce domaine. Les jugements rendus dans les affaires
Biliveau St-Jacques et Hbpital St-Ferdinand, ont refus6 d’admettre l’existence d’un
r6gime de responsabilit6 civile autonome en vertu de la Charte quebdcoise39. Au
contraire, la Cour a reconnu l’unit6 fondamentale d’un r6gime de responsabilit6 civile
inspir6 par les valeurs du r6gime de protection des droits fondamentaux, mais
34R.S.O. 1970, c. 318.
3 Robichaud c. Canada (Conseil du Trisor), [1987] 2 R.C.S. 84, 40 D.L.R. (4) 577 [Robichaud
avec renvois aux R.C.S.].
36 Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6.
33Robichaud, supra note 35 aux pp. 91-92, juge La Forest.
Bgliveau St-Jacques c. Fdiration des employis et employees de services publics inc., [1996] 2
R.C.S. 345, 136 D.L.R. (4) 129 [B6liveau St-Jacques avec renvois au R.C.S.]; Quibec (Curateur
public) c. Syndicat national des employ~s de l’h~pital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, 138 D.L.R.
(4′) 577 [H6pital St-Ferdinand avec renvois au R.C.S.] ; Augustus c. Gosset, [1996] 3 R.C.S. 268, 138
D.L.R. (4′) 617 ;Aubry c. tditions Vice-Versa inc., [1998] 1 R.C.S. 591, 157 D.L.R. (4) 577 [Fditions
Vice-Versa avec renvois au R.C.S.] ; Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3, 162 D.L.R. (4′) 1
[Gauthier avec renvois aux R.C.S.] ; Prudhomme, supra note 5.
39 Ibid.
246
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 49
respectueux des m6thodes et des principes du droit civil, conform6ment A l’esprit de
la disposition pr6liminaire du C.c. Q.
L’arrt Biliveau St-Jacques a jou6 un r6le primordial dans le d6veloppement de
cette jurisprudence, bien qu’il ait port6 sur un probl~me d’application de 1’article 49
de la Charte qudbgcoise et du r6gime public d’indemnisation des accidents du travail
et des maladies professionnelles du Qu6bec. Victime de harclement sexuel par un
sup6rieur A son travail, la demanderesse institua un recours en responsabilit6 civile
devant la Cour sup6rieure. Par la suite, en raison des mames incidents, elle obtint une
indemnit6 du r6gime public 6tabli en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les
maladies professionnelles.
L’employeur plaida alors l’irrecevabilit6 de 1’action en dommages, puisque
l’article 438 de la LATMP prive le travailleur de tout recours en responsabilit6 civile
contre son employeur en raison de sa 16sion professionnelle. La victime invoqua en
r~plique l’autonomie et la primaut6 du r6gime de responsabilit6 6tabli par la Charte
qudebcoise. Cette argumentation amena la Cour supreme A examiner le probl~me des
relations entre les recours de l’article 49 de la Charte qugbjcoise et le r6gime de
responsabilit6 civile r6gi par les Codes civils appliqu6s successivement au Qu6bec,
bien que cette question n’ait pas constitu6 l’objet du ddbat entre les parties.
Auteur des motifs majoritaires de la Cour, le juge Gonthier conclut que les
principes g6n6raux du droit de la responsabilit6 civile gouvernaient l’attribution de
dommages compensatoires et punitifs en vertu de l’article 49 de la Charte
qudbgcoise4 . Selon le juge Gonthier, le concept d’acte illicite employ6 par cette
disposition ne justifiait pas la reconnaissance de l’existence d’un r6gime autonome de
responsabilit6 civile pour l’application de la Charte quebdcoise. L’utilisation de cette
notion par cette derni~re n’6cartait aucun des 616ments constitutifs du r6gime g6n6ral
de responsabilit6 d6lictuelle et conservait le principe fondamental d’un syst~me de
responsabilit6 civile bas6 sur la faute. Ainsi, le demandeur devait 6tablir la faute, le
dommage et le lien de causalit6, lorsqu’il veut obtenir une r6paration de nature
compensatoire, visant la restitutio in integrum” . Poussant plus loin son analyse, le
juge Gonthier, appuy6 sur ce point par la majorit6 de la Cour, rejetait aussi la these
t6 himit6e an
d’une autonomie partielle du r6gime de responsabilit6, qui aurait
recours en dommages punitifs, institu6 sous l’autorit6 du deuxieme paragraphe de
l’article 49. A son avis, une telle r6clamation constituait n6cessairement l’accessoire
d’un recours principal A caract~re compensatoire, visant un pr6judice mat6riel ou
moral. Faute d’6tablir un tel pr6judice, la demande de dommages punitifs demeurerait
o Loi sur les accidents du travail et les maladies pmfessionnelles, L.R.Q., c. A-3.001 [LATMP].
4 Biliveau St-Jacques, supra note 38 aux pp. 404-05. Voir aussi Rocois Construction Inc. c. Quebec
42B6liveau St-Jacques, ibid. aux pp. 405-06.
Ready Mix inc., [1990] 2 R.C.S. 440, 112 N.R. 241 A lap. 457.
2004]
L. LEBEL – LA PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX
247
irrecevable, m~me devant la preuve d’un acte illicite constituant une faute civile43 . Les
conclusions en dommages-int6r~ts ne constitueraient qu’un accessoire d’une demande
principale recherchant une indemnisation A caract&e compensatoire. Le sort de cette
partie principale d6terminerait celui de la demande oaccessoire > de nature punitive”.
Sur la question de la recevabilit6 du recours en r6clamation de dommages
punitifs, la juge l’Heureux-Dubd s’6tait toutefois d6clar6e dissidente. Elle aurait, en
effet, reconnu une autonomie restreinte A ce recours particulier. Selon son opinion,
l’absence de preuve de dommages
compensables, mat6riels ou moraux,
n’emp~cherait pas un tribunal d’attribuer des dommages purement punitifs. Par
contre, elle acceptait qu’il faille d6montrer l’existence d’une faute au sens du droit
civil pour justifier l’attribution de dommages punitifs. Pour cette fin, l’acte illicite
pourrait 8tre assimild A une faute comme 1′ avait conclu le juge Gonthier”s.
La solution retenue par le juge Gonthier et accept6e par la Cour supreme d6pend
le droit de la
du caract~re flexible, 6volutif et contextuel de la faute dans
responsabilit6 civile du Qu6bec. Selon cette approche, au cours de l’6volution du
syst~me de responsabilit6 civile d6lictuelle, l’examen des valeurs soci6tales permet
aux tribunaux de d6finir la norme de comportement acceptable, aux yeux d’une
personne raisonnable dans la socit6 contemporaine, et donc le contenu effectif de la
notion de faute. La mall6abilitd de celle-ci laisse place A l’expression des valeurs
reconnues par la Charte quibocoise et contribue A assurer une sanction effective aux
droits qu’elle garantit. La flexibilit6 des cat6gories traditionnelles de dommages ne
cr6e pas non plus d’obstacles insurmontables A l’indemnisation de pr6judices r6els,
mais difficilement mesurables. Cette m6thode exprimerait aussi
l’importance
essentielle attach6e aux droits prot6g6s par la Charte dans l’ensemble de l’ordre
juridique qudbdcois.
Le jugement rendu un peu plus tard au cours de la m~me annde 1996, dans
l’affaire Hpital St-Ferdinand a pr6cis6 le rdgime juridique du recours en dommages
punitifs pr6vu par le second paragraphe de l’article 49 de la Charte quidbgcoise ainsi
que ses liens avec le r6gime g6n6ral de responsabilit6 civile du Qu6bec. Suivant
l’opinion de la juge L’Heureux-Dub6, comme l’avait d6cid6 l’arr~t Bdliveau St-
Jacques, les r~gles
fondamentales du r6gime gdn6ral de responsabilit6 civile
d6terminent les conditions d’ouverture du droit A une r6paration sous la forme de
dommages punitifs. Au d6part, le demandeur doit ainsi 6tablir une faute civile, qui
inclut le comportement illicite au sens de la Charte quibicoise et la pr6sence de
prdjudices matdriels ou moraux, susceptibles d’indemnisation 6 .
“Ibid. aux pp. 409-10.
“Ibid. A la p. 409.
41 Ibid. aux pp. 365-66, juge L’Heureux-Dub6.
“Hpital St-Ferdinand, supra note 38 A lap. 267.
248
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
(Vol. 49
intentionnelle dont
L’616ment le plus int6ressant de ce jugement, pour ce dialogue entre le droit civil
et le droit des libert6s fondamentales, se retrouve dans l’6tude que la juge L’Heureux-
le deuxi~me
Dub6 effectuait alors de la notion d’atteinte
paragraphe de l’article 49(2) de la Charte quibicoise exige la d6monstration pour
justifier l’octroi de dommages exemplaires. La d6finition de ce concept posait des
difficult6s. Devait-on l’assimiler A la notion de faute lourde, bien connue en droit
civil ? Fallait-il chercher A lui donner un sens plus 6troit qui exigerait une volont6
claire A l’6gard des cons6quences de l’acte illicite ? La Cour supreme opta pour la
seconde approche. Selon la juge L’Heureux-Dub6, le concept de faute lourde,
l’insouciance d6r6gl6e, ne permettait pas de d6terminer
susceptible d’inclure
correctement les conditions du recours. Pour respecter le crit~re d’intentionnalit6
pr6vu A l’article 49, il fallait que l’intention de l’auteur de l’acte porte tant sur les
cons6quences de celui-ci que sur la volont6 de le commettre. Le souci de coordination
des r~gles du recours en r6clamation de dommages punitifs avec le droit civil imposait
ici une pr6cision aux m6canismes de droit de la responsabilit6, pour dviter
l’application d’un concept juridique trop large, dans le contexte de l’article 49 de la
Charte quibicoise47 .
Depuis ces arr~ts, la jurisprudence de la Cour supreme est demeur6e fidrle cette
m6thode de coordination du droit des libert6s civiles et de la responsabilitd d6lictuelle,
pour dviter la cr6ation de deux syst~mes de responsabilit6 civile distincts lorsque la
Charte qudbgcoise est en cause. Elle a utilis6 le concept de faute pour sanctionner les
atteintes A l’int6grit physique de la personne, comme dans l’arrt Gauthier48. La Cour
tentatives de conciliation de droits
supreme 1’a employ6 6galement dans ses
concurrents, comme le droit A la vie priv6e et la libert6 d’information et de cr6ation
artistique ou le droit A la r6putation avec la libert6 d’expression 9 .
Cependant, le recours au concept de faute civile dans le contexte pr6sente
toujours des difficult6s, en d6pit de la flexibilit6 inh6rente de cette notion. Ainsi, dans
1arr& ,ditions Vice Versa, la dissidence du juge en chef Lamer nota la persistance de
probl~mes conceptuels que pouvait entrainer l’assimilation pure et simple de l’atteinte
illicite aux droits garantis par la Charte quibjcoise A la faute civile . I faut, en effet,
retenir les nuances, parfois d6licates, entre des concepts diff6rents tir6s, l’un du droit
public, l’atteinte au droit prot6g6, l’autre, celui de faute, du droit commun de la
responsabilit6 d6lictuelle. Toute atteinte A un droit garanti ne constitue pas
47Ibid. aux pp. 260-63.
4 Supra note 38 aux pp. 65-69, juge Gonthier. On notera que dans cet arr~t, la Cour a apport6 une
pr6cision additionneUe au regime juridique des demandes de dommages punitifs en excluant
l’application des r~gles de la responsabilit6 pour autrui. Elle a estin6 que 1’exigence d’une
d6monstration du caract~re intentionnel de l’atteinte signifiait que le demandeur devait 6tablir
l’intention de la ville ele-m~me et non seulement celle de ses prdpos6s.
49FJditions Vice-Versa, supra note 38 ; Prudhomme, supra note 5.
0 t~ditions Vice-Versa, ibid. aux pp. 599-604, juge en chef Lamer.
2004]
L. LEBEL – LA PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX
n6cessairement une faute. La violation, A elle seule, ne met pas en jeu l’application de
l’article 49 de la Charte qudbdcoise. L’illicit6 ne nait pas du seul fait de l’atteinte.
Elle n’est parfois constat6e qu’A la suite de l’application d’un principe de
pond6ration et de justification inh6rent A 1’article 9.1 de la Charte qudbdcoise. La
n6cessit6 du recours A cette m6thode de pond6ration s’impose avec une acuit6
particuli~re lorsqu’une situation juridique met potentiellement en conflit des droits
6galement prot6g6s, mais concurrents5 . Le cas de la diffamation illustre tr~s bien ce
type de problme. L’exercice d’un recours en diffamation place souvent en
opposition, devant le tribunal, la libert6 d’expression et d’opinion prot6g6e par
l’article 3 de la Charte quibecoise et les droits de toute personne A la protection de sa
r6putation et de sa vie privee que garantissent ses articles 4 et 5. Seule
la
d6monstration d’une rupture d’6quilibre ou d’une absence de justification dans
l’exercice de ces droits 6tablira l’illic6it6 d’une atteinte. Ce constat permettra alors
d’assimiler 1’atteinte au droit prot6g6 A la violation de la norme de comportement de
la personne raisonnable, A la faute civile. Cette m6thode de pond6ration de droits
concurrents ou contradictoires exige une analyse plus proche des techniques actuelles
du droit public des libert6s fondamentales, telles qu’elles se sont d6velopp6es dans la
mise en oeuvre de l’article 1 de la Charte canadienne. Elle demande au juge et aux
parties d’adopter une vision plus large de la nature des int6rts en jeu dans l’examen
d’une situation juridique, lorsqu’il s’agit de coordonner droit public et droit commun
de la responsabilit6 civile dans la protection des droits fondamentaux.
parfois relatifs –
Par ailleurs, les succ~s –
de cet effort d’adaptation des
m6thodes et principes de la responsabilit6 civile ne doivent pas occulter les limites de
ses possibilit6s d’emploi pour r6gler efficacement les consdquences des atteintes aux
droits fondamentaux. La diversit6 des m6canismes d’intervention mis en place pour
assurer 1’application efficace et complete des droits prot6g6s par la Charte qudbecoise
confirme la pr6sence de ces limites. Souvent, le recours A la responsabilit6 d6lictuelle
ne repr6sente plus qu’un instrument parmi d’autres. Notamment,
le r6gime
individualis6 de la faute civile ne rdglera sans doute jamais que des aspects
particuliers des situations de discrimination, h6ritage d’une longue histoire de
problmes sociaux et 6conomiques et des difficult6s propres A l’6volution des
mentalit6s collectives.
De plus jusqu’A pr6sent, la jurisprudence 6tablie par la Cour supreme A la suite de
l’arrt Bgliveau St-Jacques n’a jamais r6ussi A emporter l’unanimit6. Un courant
doctrinal soutient toujours que ces arr&s ont adopt6 une approche juridique qui
fragilise la protection des droits fondamentaux au Qu6bec. La reconnaissance d’un
r6gime autonome de responsabilit6 pour atteinte A la Charte qudbicoise aurait permis
Editions ice-Versa, ibid. aux pp. 601-02; Ford c. Quibec (Procureur ggngral), [1988] 2 R.C.S.
712 aux pp. 769-70, 54 D.L.R. (4′) 577 ; Franqois Chevrette, La disposition limitative de la Charte
des droits et liberts de la personne : le dit et le non dib> (1987) 21 R.J.T. 461.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 49
celle-ci de mieux remplir sa fonction 6ducative et pr6ventive, tout en respectant
l’ordre normatif voulu par le 1dgislateur qu6b6cois. Selon certaines de ces critiques, la
jurisprudence de la Cour supreme aurait meme boulevers6 la hi6rarchie des normes
juridiques 6tablie par 1’adoption de la Charte qudbdcoise, en subordonnant cette
derni~re et, de cette fagon, le droit des libert6s fondamentales au droit civil”. D’autres
critiques portent sur l’exigence de la preuve d’un pr6judice moral ou mat6riel, comme
condition de
recevabilit6 de conclusions r6clamant des dommages punitifs,
conform6ment A l’opinion du juge Gonthier dans l’arr& Bgliveau St-Jacques. Sur
cette question, on peut entretenir quelques doutes sur la p6rennitd de la solution
retenue jusqu’ici par la Cour supreme du Canada qui traite la demande de dommages
punitifs comme un recours purement accessoire. D’abord, certains commentaires
r6duisent la port6e de ce jugement. Par exemple, l’dition la plus r6cente d’un trait6
sur la responsabilit6 civile qu6b6coise minimise l’importance des remarques du juge
Gonthier, en les qualifiant d’<
texte de l’article 49 de la Charte qubecoise ni l’objectif de dissuasion et de
r6pression de comportements sociaux inacceptables ne justifient la solution que
propose cette opinion’. Cette critique se retrouve dans d’autres commentaires”. Par
ailleurs, la Cour d’appel du Qu6bec prend des distances de plus en plus marqu6es
avec les tentatives d’application extensive de l’arret Bliveau St-Jacques qui attribuent
un caract~re accessoire au recours pour dommages punitifs, comme en tdmoignent
des jugements r6cents”. Avec
le passage du temps, la dissidence de la juge
L’Heureux-Dub6 dans 1’arret Biliveau St-Jacques semble peut-6tre destin6e A
repr6senter 1′ avenir du droit qu6b6cois en cette matiere.
En common law, la Cour supreme n’a pas encore rendu d’arret de principe
6quivalent A cette jurisprudence relative au droit du Qu6bec. Elle n’a d’ailleurs jamais
remis en cause l’arret Badhauria. Cependant, une partie du droit des
toujours un r6le important dans la protection d’int6rets juridiques essentiels, comme
ceux relatifs A la r6putation, A la dignit6, ou, parfois, A la libert6 des personnes, comme
en t6moignent la jurisprudence relative A la diffamation ou aux poursuites ou
arrestations injustifi6es. De plus, bien que la Charte canadienne ne vise directement
52 Voir notarnment Adrian Popovici,
53 Baudouin, supra note 5 aux pp. 287-88.
Ibid. A lap. 288. Voir aussi Pratte, supra note 52.
5 Claude Dallaire, La mise en oeuvre des dommages exemplaires sous le rigime des chartes, 26 ed.,
Montr6al, W’ilson & Lafleur, 2003 aux pp. 37-39; voir aussi Pratte, supra note 52. Voir cependant
Daniel Gardner, L’dvaluation du pr6judice corporel, 2′ &l., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2002 A la
p. 79.
56 Parent c. Rayle, [2003] R.J.Q. 6, [2003] R.J.D.T 1 ; Williams (Protestant School Board of Greater
Montreal) c. Arthur, [2002] R.R.A. 1060, J.E. 2002-1801 (C.A.).
2004]
L. LEBEL – LA PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX
que les activitds gouvernementales ou 16gislatives, la jurisprudence de la Cour a
reconnu l’importance d’une prise en compte de ses valeurs dans le d6veloppement du
droit de la responsabilit6 civile A l’dgard de la diffamation. On remarque l’expression
de cette pr6occupation dans des arr8ts r6cents comme Hill c. Eglise de scientologie de
Toronto ou Pepsi Cola au sujet de la diffamation ou A propos de la d6f’mition et de la
portre des <
l’occasion de conflits de travail. Selon ces arr&s, l’6volution du droit de
la
responsabilit6 civile doit se pr6occuper de
la protection de certains droits
fondamentaux, de leur conciliation ou de leur pondrration, lorsque ndcessaire, dans
leurs rapports avec d’autres types d’intdr&s comme les droits 6conomiques qui ne
rel~vent pas du domaine du droit des libert6s civiles, malgr6 leur importance dans la
socit6C7. Bien qu’il soit moins 6vident qu’en droit qu6b6cois, on peut ainsi noter
l’6mergence d’un mouvement de convergence
libertds
fondamentales et le droit commun, que la flexibilit6 inhdrente aux mrthodes de la
common law permettra probablement d’accentuer graduellement.
le droit des
entre
III. La responsabilite civile et la Charte canadienne
Si la jurisprudence a pr6cisd les liens entre la Charte quibecoise et le droit de la
responsabiit6 civile, la question de la nature et des modalitds d’un r6gime de
responsabilit6 civile pour atteinte aux droits fondamentaux prot6gds par la Charte
canadienne demeure non rrsolue58. L’article 24 de cette derni~re confere aux
tribunaux compdtents un pouvoir correctif que la jurisprudence de la Cour supreme a
toujours qualifi6 de large et de flexible, comme en t6moigne par exemple l’arr& Mills,
dont les principes ont 6t repris en 2001 dans l’affaire Dunedin Construction”. On ne
met plus en doute le pouvoir des tribunaux d’attribuer des dommages compensatoires
ou punitifs dans les cas appropries pour une violation des droits garantis par la Charte
canadienne. On remarque ainsi que, dans des affaires relatives A la conduite de la
justice prnale, des jugements de premiere instance ou d’appel ont accord6 des
dommages punitifs pour une violation du droit de consulter un avocat, au cours d’une
7Hill, supra note 10 aux pp. 1169-71 ; Pepsi-Cola, supra note 22 A lap. 168.
RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur gndral), [1994] 1 R.C.S. 311 A la p. 342, 111 D.L.R.
(4′) 385 ; David J. Mullan, oDamages for Violations of Constitutional Rights-A False Spring?>
(1996) 6 N.J.C.L. 105.
” R. c. Mills, [1986] 1 R.C.S. 863, 29 D.L.R. (4′) 161 aux pp. 952-53, 29 D.L.R. (4) 161 [Mills
avec rencois aux R.C.S.] ; R. c. 974649 Ontario Inc., [2001] 3 R.C.S. 575, 206 D.L.R. (4) 444, 2001
CSC 81 [Dunedin Construction avec renvois aux R.C.S.] aux pp. 586-87.
60 Ken Cooper-Stephenson, Charter Damages Claims, Toronto, Carswell, 1990 aux pp. 58-66;
Roach, supra note 29, c. 11 ; Sharpe et Swinton, supra note 3 aux pp. 296-98 ; Dallaire, supra note 55
aux pp. 7-8; Guimond c. Quebec (Procureur g~niral), [1996] 3 R.C.S. 347, 138 D.L.R. (4′) 588
[Guimond avec renvois aux R.C.S.] A lap. 358 ; Brun et Tremblay, supra note 20 aux pp. 980-81.
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MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 49
d6tention ou pour la prolongation illggale d’une incarceration au delA de la limite de
temps fixde par une sentence” .
Devant le silence de la jurisprudence de la Cour supreme du Canada, un arr&
r6cent de la Cour d’appel du Qudbec a d’ailleurs analys6 lucidement l’tat et les
limites pr6sentes de cette partie du droit de la responsabilit 6 2 . Le juge Gendreau
examinait alors une poursuite en dommages-int6r&s contre le Procureur ggn6ral du
Qu6bec A la suite de la d6tention ill6gale du demandeur. Celui-ci r6clamait entre
autres des dommages exemplaires en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte
canadienne. Selon le juge Gendreau, aucun obstacle de principe ne faisait obstacle
l’attribution d’une telle r6paration. En effet, l’article 24 recherche avant tout la
creation de rembdes flexibles, adaptds au contexte de
la violation des droits
constitutionnels et de leurs cons6quences pratiques pour leurs victimes. L’octroi de
dommages exemplaires pourrait constituer une r6paration appropride, selon les
circonstances, ce que l’on peut d’ailleurs retenir des commentaires du juge Gonthier
dans l’arr& Guimont. Les r~gles du droit commun de la responsabilit6 civile, telles
qu’exprim6es par le C.c.Q., ne sauraient faire obstacle
l’exercice d’un pouvoir
r6parateur que le constituant a voulu tr~s large pour assurer l’effectivit6 de la mise en
oeuvre des droits prot6gds par la Charte canadienne3 .
La reconnaissance de la nature tr~s large de ce pouvoir r6mgdiateur fond6 sur
l’article 24 de la Charte canadienne ne suffit pas. Sa mise en oeuvre dans le domaine
de la responsabilit6 civile exigera l’61aboration graduelle de normes et de m6thodes
qui encadreront graduellement l’exercice du pouvoir discr6tionnaire des tribunaux. Ce
travail demeure A faire, du moins au niveau de la Cour suprene du Canada. Au fond,
presque tous les 616ments de ce r6gime doivent 8tre 6valus pour d6terminer si celui-ci
exige le maintien, l’adaptation ou l’abandon des notions traditionnelles gouvernant la
responsabilit6 civile, comme le concept de faute et ses variantes, la nature du lien de
causalit6 requis, l’6tendue de la responsabilit6 du fait d’autrui, l’identification des
prjudices admis A r6paration et le r6le et l’6valuation des dommages punitifs. I1
faudra sans doute aussi examiner si le recours en dommages sous la Charte
canadienne remplira principalement une fonction subsidiaire, dans la mesure oia les
r6gimes de droit commun assureraient une r6paration approprire dans les situations
vis6es par les demandes en justice.
Aussi, puisque, de fait, le contentieux d’application de la Charte canadienne nait
souvent A l’occasion d’affaires pgnales, la jurisprudence devra r6soudre des probl~mes
de proc6dure et des difficult6s de gestion des affaires r6sultant de la distinction
traditionnelle entre les fonctions des tribunaux civils et p6naux. Les cours criminelles
6 Crossman c. R., [1984] 1 C.F. 681, 9 D.L.R. (4′) 588; LeBar c. Canada, [1989] 1 C.E 603. Voir
aussi les applications recens6es par Dallaire, supra note 55 aux pp. 96-106.
62 Quebec (Procureur giniral) c. Boisclair, [2001] R.J.Q. 2449, [2001] R.R.A. 877.
63Ibid. aux paras. 14-15, juge Gendreau.
2004]
L. LEBEL – LA PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX
tentatives
jurisprudentielles pour d6finir
canadiennes et les avocats spgcialis6s dans la pratique du droit penal n’ont gu~re
‘habitude des probl~mes de responsabilit6 civile et d’6valuation de dommages, qui se
greffent d’ailleurs mal A la proc6dure pgnale 6tablie par le droit criminel canadien.
L’ajout de l’article 738 au Code criminel pour permettre aux cours p6nales d’ordonner
h l’auteur d’un acte criminel d’indemniser ses crimes ne semble d’ailleurs pas
engendrer un contentieux considdrable, en d6pit de la reconnaissance de sa
son cadre
constitutionnalitd et de
d’application’. Certaines opinions de membres de la Cour supreme du Canada ont
parfois laiss6 percer un degr6 significatif de scepticisme sur la capacit6 des tribunaux
criminels de disposer efficacement des r6clamations civiles ddcoulant de violations
des garanties juridiques rattach6es au proc~s p6nal’. De toute fagon, dans le contexte
de ces affaires criminelles, il demeure fort douteux que le rem~de de premier choix de
l’accus6 soit une condamnation h des dommages punitifs en cas de violation des
droits de la d6fense. On recherche plut6t des modes de rdparation plus en prise sur
l’issue du proc~s comme l’exclusion de preuve ou l’arrt de procedure. Si on obtient
un tel r6sultat, on pensera moins aux dommages-int6rts. Enfm, il se peut que l’on
prgfere s’en remettre aux m6canismes du droit commun de la responsabilit6 civile.
Celui-ci offre parfois une solution satisfaisante pour la victime d’atteintes graves A des
droits constitutionnels, qui constituent de toute fagon des fautes civiles caract6ris6es,
comme en tgmoignent les jugements rendus dans les affaires Gauthier c. Beaumont
ou Proulx6 .
Le r6gime de responsabilit6 civile pour violation des droits garantis par la Charte
canadienne demeurera cependant assujetti A un principe r6itr6 par la Cour supreme,
l’effet d’une ddclaration d’inconstitutionnalit6, dans l’arrt Guimond. Celle-ci
quant
ne peut constituer, en r~gle ggn6rale, la base d’une responsabilit6 civile de l’ltat ou de
ceux de ses agents qui ont agi sous l’autorit6 apparente d’un acte 16gislatif ou
rdglementaire annul6. Fondge sur des arr~ts tels que Schachter, Canada Potash et
Wellbridge Holdings, cette r~gle valeur constitutionnelle impose une limite claire et
contraignante A l’imagination judiciaire67 .
64 R. c. Zelensky, [1978] 2 R.C.S. 940, 86 D.L.R. (3′) 179 ; R. c. Fitzgibbon, [1990] 1 R.C.S. 1005,
107 N.R. 281.
61 Voir Mills, supra note 59 A la p. 886, juge Lamer; Dunedin Construction, supra note 59 A la p.
605, juge en chef McLachlin.
(4) 1.
66 Gauthier, supra note 38; Proulx c. Qu~bec (Procureur g~n6ral), [2001] 3 R.C.S. 9, 206 D.L.R.
67 Guimond, supra note 60 aux pp. 357-60; Schachter v. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679 A la p. 720;
Central Canada Potash Co. c. Saskatchewan, [1979] 1 R.C.S. 42, 88 D.L.R. (3) 609; Webridge
Holdings c. Winnipeg (Greater), [1971] R.C.S. 957, (1970) 22 D.L.R. (3) 470.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 49
Conclusion
L’histoire des rapports entre le rdgime de responsabilit6 civile d6lictuelle du
Qu6bec et le droit des libert6s fondamentales permet de tirer quelques leons,
peut-&re utiles pour l’avenir, surtout dans des p6riodes de tension politique et sociale.
D’abord, le contenu des r~gles de droit et leur statut dans l’ordre normatif ne sont
certes pas
fondamentales
correspondait sfirement A une n6cessit6 de l’6volution des soci6t6s modernes,
notamment apr~s les crises du XX ” sicle et les trag6dies qu’elles ont provoqu6es, et
peut-8tre aussi devant celles qui s’annoncent au d6but du pr6sent sicle.
indiffrents. La constitutionnalisation des
libertds
Cependant, la constitutionnalisation des droits fondamentaux nous conduit parfois
comme juristes m6sestimer la richesse et la flexibilit6 du droit civil et de la common
law. Utilis6s avec cr6ativit6 et audace par les tribunaux et par les avocats qui ont
plaid6 devant ceux-ci, ces systbmes de droit ont permis parfois de r6affirmer la
pr6sence et l’effectivit6 des droits les plus fondamentaux, lorsque n’existait aucun
autre moyen de protection. Leur coordination avec les valeurs d6finies par les
Chartes, en d6pit des difficult6s conceptuelles qu’elle provoque parfois, permet de
mettre en application le droit des libert6s fondamentales de maniire plus fine et plus
adapt6e aux situations individuelles. Cette coordination, entre autres, peut prendre en
compte non seulement l’existence de la puissance de l’Atat, mais aussi celle de
pouvoirs priv6s et tenter de r6tablir des 6quilibres d’intdr&s entre ceux-ci et les droits
des individus ou des minorit6s de toute nature.
Un syst~me de droit doit ainsi 8tre perqu et mis en oeuvre comme un ensemble.
Cette m6thode prot6gera mieux les droits fondamentaux que la dissociation des
diff6rentes cat6gories de r~gles applicables A des situations de fait et de droit, v6cues
comme un tout par ceux qui s’y trouvent engag6s. Par ailleurs, alors qu’il 6tait
possible d’assurer une protection partielle aux libertds civile et aux droits de la
personne avant les Chartes, il faut se souvenir que leur pr6sence ne r6ussirait pas A
pr6server l’int6grit6 de ces normes fondamentales, si la volont6 de les appliquer, dans
le respect de leurs valeurs, venait A faire d6faut. Cette responsabilit6 p~se lourdement,
mais non exclusivement, sur les tribunaux de notre pays. En d6finitive, elle incombe h
chacun d’entre nous, l oii la vie nous a placds, surtout dans les moments de crise.