Article Volume 59:2

La relativité aquilienne en droit de la responsabilité civile — analyse comparée des systèmes germanique, canadien et québécois

Table of Contents

McGill Law Journal Revue de droit de McGill

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA

RESPONSABILIT CIVILE ANALYSE COMPARE DES
SYSTMES GERMANIQUE, CANADIEN ET QUBCOIS

Marive Lacroix*

The author explores the theory of Aquilian rela-
tivity through comparative law in order to spur and
foster a dialogue with the Quebec civilian system. She
assesses the possibility of importing this theory into
personal extra-contractual liability in Quebec.

First, the author outlines the theory of Aquilian
relativity from a historical and comparative perspec-
tive.

Second, the author uses German civil law and
Canadian common law as examples of the instru-
mentalisation of Aquilian relativity. Although these
systems employ distinct mechanisms, they both re-
strict the scope of application of extra-contractual li-
ability. Indeed, if Aquilian relativity theory is rooted
in the German civil code, specifically in the formula-
tion of article 823 BGB, which frames various legis-
lative provisions as small general clauses of liabil-
ity, it finds expression through the tort of negligence
and the idea of tortious interference with rights
within the Canadian common law.

Third, finding that no major obstacles to Aquilian
relativity exist within Quebec civil law, the author
gauges the willingness to shift toward such a relative
conception of extra-contractual liability. The author
provides a technique to effect this shift, which involves
identifying both the appropriate mechanisms to rea-
sonably constrain the boundaries of extra-contractual
liability, and the proper location for the application of
these mechanisms within the Quebec legal order.

Lauteure explore la thorie de la relativit aqui-

lienne en droit compar afin dentamer, voire de nour-
rir un dialogue avec le systme civiliste qubcois. Elle
jauge les potentialits dune importation de la doctrine
de la relativit aquilienne en matire de responsabilit
extracontractuelle personnelle au Qubec.

Dans une premire partie, lauteure expose la
doctrine de la relativit aquilienne dans une perspec-
tive historique et comparatiste.

Dans une deuxime partie, elle prend pour illus-
tration le droit civil allemand et la common law cana-
dienne, car ils emploient des mcanismes distincts,
mais qui convergent restreindre
le champ
dapplication de la responsabilit civile. Si la thorie de
la relativit aquilienne puise ses racines dans la for-
mule du Code civil allemand, notamment larticle
823 BGB, qui dicte diverses dispositions lgislatives
en tant que petites clauses gnrales de responsabi-
lit, elle sexprime travers le dlit de ngligence et
lide dinterfrence des droits dans la common law ca-
nadienne.
Dans une troisime partie, prenant parti quil ny

a pas dobstacle dirimant la relativit aquilienne en
droit qubcois, elle sonde la volont de favoriser une
conception relative de la responsabilit civile. Le cas
chant, il est permis de sarrter sur la technique, la-
quelle commande didentifier les mcanismes qui peu-
vent contenir dans des bornes raisonnables le pri-
mtre de la responsabilit civile au Qubec, ainsi que
de situer ces mcanismes.

* Professeure, Facult de droit, section de droit civil, Universit dOttawa et avocate
(LL.B. (Universit de Montral), LL.M. (Universit de Montral), Master 2 (Universit
Paris 1 Panthon-Sorbonne), LL.D. (Universit Laval). Le prsent texte est inspir,
pour partie, mais a t substantiellement bonifi au regard du droit compar, de la
thse doctorale que lauteure a publie : Lillicit. Essai thorique et comparatif en ma-
tire de responsabilit civile extracontractuelle pour le fait personnel, coll Minerve ,
Cowansville, ditions Yvon Blais, 2013. Lauteure tient remercier chaleureusement
Adrian Popovici, professeur mrite (Facult de droit, Universit de Mon-
tral), affiliate member (Universit McGill), un mentor dexception. Ce dernier a fait
natre et a nourri les rflexions entreprises.

Citation: (2013) 59:2 McGill LJ 425 Rfrence : (2013) 59 : 2 RD McGill 425

Marive Lacroix 2013

427

431

436
437

441

448

451

451

456

456

456

463

469

471

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

426

Introduction

I.

II.

III.

La doctrine de la relativit aquilienne

Une exploration de la relativit aquilienne dans le systme
civiliste allemand et le systme de common law canadienne
A. Le systme civiliste allemand : les intrts protgs
B. Le systme de common law canadienne : le dlit de

ngligence et le duty of care

C. La finalit convergente du systme civiliste allemand
et de la common law canadienne : limiter le spectre
de la responsabilit

Pour une reconnaissance de la relativit aquilienne dans
le systme civiliste qubcois?
A. La volont dadopter une conception relative de la

responsabilit

B. La technique adopter pour favoriser une conception

relative de la responsabilit
1. Les mcanismes propres circonscrire les cas

dapplication de la responsabilit civile

a. Lmergence de la notion dillicit en droit de la

responsabilit civile

b. Les autres lments constitutifs de la responsabilit

civile

2. Les mcanismes propres circonscrire les cas
dapplication de la responsabilit civile : entre
les mains du juge ou du lgislateur?

Conclusion

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 427

Should […] a code adopt the German approach, which is
close to the conventional view of the English approach
[…], and require that the defendants behaviour be un-
lawful or unjustified?
Should it go further along the same route and require
that the defendants behaviour interfered with one or
more of a specific list of protected interests of the claim-
ant?
Or should it adopt the elegant French formulation, forget
about unlawfulness and limit itself to fault, causation
and damage?

David Howarth1

Introduction

Lapprhension gnrale ou restrictive de la responsabilit civile mrite
rflexion, car elle permet de sinterroger sur ltendue de la protection of-
ferte une victime. Deux philosophies prvalent et obissent un postu-
lat de dpart oppos. La responsabilit civile qui procde du prcepte
neminem laedere fait assumer lauteur qui a caus le dommage les con-
squences de son acte dommageable. Peu importe sa nature et de manire
indiffrencie, tout dtriment subi par une victime peut tre qualifi de
prjudice ayant vocation tre rpar. Lindemnisation nest pas dter-
mine en fonction de la nature de lintrt atteint, mais laune du com-
portement dommageable de lauteur2.
loppos, le prcepte casum sentit dominus fait reposer sur la victime
les dommages susceptibles dadvenir, sauf dans les cas o le droit dcide
den transfrer la charge autrui. Seul un chef de prjudice spcifique-
ment identifi par lordre juridique, qui peut prvoir au surplus une hi-
rarchie entre les divers chefs de prjudice, est rparable. La doctrine de la
relativit aquilienne participe de ce prcepte et tend circonscrire le
champ dapplication de la responsabilit civile aux cas qui sont express-
ment prvus par la norme juridique.

Selon la philosophie laquelle un ordre juridique adhre, des prin-
cipes de gnralit et dquivalence servent de boussole dans la dtermi-
nation des prjudices qui ncessitent compensation; des principes de sp-

1 David Howarth, The General Conditions of Unlawfulness dans AS Hartkamp & EH
Hondius, dir, Towards a European Civil Code, Nijmegen, Kluwer Law International,
2004, 607 aux pp 633-34.

2 Voir Genevive Viney, Les intrts protgs par le droit de la responsabilit civile
(Synthse) , Srie de sminaires sur les droits nationaux et projets europens en ma-
tire de responsabilit civile sous le thme Les conceptions gnrales de la matire ,
prsente au Groupe de recherche europen sur la responsabilit civile et lassurance,
20 et 21 mars 2009 [non publie], en ligne : .

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

428

cialit et de hirarchie tiennent lieu de compas dans la prcision des pr-
judices rparables3.
Cette rflexion drive dune volont initiale de reconnatre au Qubec
un principe fondateur de la responsabilit civile, le concept dillicit4, en
tant que violation dune prescription de lordre juridique destine prot-
ger le bien juridique atteint5. Lillicit permet dnumrer, voire de hi-
rarchiser, les intrts dont le droit de la responsabilit civile assure une
protection. En ce sens, elle sous-tend la thorie de la finalit protectrice de
la norme qui postule lexistence dun rapport juridique significatif entre le
critre dimputation de la responsabilit civile personnelle et les intrts
protgs. La question qui se pose, en prsence de la violation dune norme
de conduite, est de savoir si la victime peut poursuivre pour tout dom-
mage ou seulement pour le type de dommage que la norme a pour objet de
prvenir6. Est-il appropri de rduire le champ dintervention de la res-
ponsabilit civile afin de cantonner la prise en charge des dommages7?
Peut-on greffer un systme juridique qui mconnat lillicit cet l-
ment supplmentaire afin de circonscrire le primtre de la responsabilit
en fonction de la nature des intrts protgs?
Au Qubec, est-il opportun de juguler une drive quelle soit quali-
fie de potentielle ou dactuelle du droit rparation? Doit-on mainte-
nir le principe de la rparation intgrale du dommage par le recours une

3 Voir Fabrice Leduc, Les prjudices rparables , Srie de sminaires sur les droits na-
tionaux et projets europens en matire de responsabilit civile sous le thme Col-
loque de clture , prsente au Groupe de recherche europen sur la responsabilit ci-
vile et lassurance, 13 mai 2011 [non publie], en ligne : .

4 Voir Marive Lacroix, Lillicit : Essai thorique et comparatif en matire de responsa-
bilit civile extracontractuelle pour le fait personnel, thse de doctorat en droit, Universi-
t Laval, 2011 [non publie].

5 Voir par ex Jean Darbellay, Thorie gnrale de lillicit en droit civil et en droit pnal,

Fribourg (Suisse), ditions Universitaires, 1955 la p 12.

6 Voir Jean Limpens, Robert M Kruithof et Anne Meinertzhagen-Limpens, Liability for
Ones Own Act dans Andr Tunc, dir, International Encyclopedia of Comparative Law,
vol 11, Tbingen (Allemagne), JCB Mohr, 1983 au para 2-133. Voir aussi Rodolfo Sacco,
La comparaison juridique au service de la connaissance du droit, Paris, Economica,
1991 la p 75; Konrad Zweigert et Hein Ktz, Introduction to Comparative Law, 3e d,
traduit par Tony Weir, Oxford, Clarendon Press, 1998 aux pp 598-605; Gert Brgge-
meier, Common Principles of Tort Law: A Pre-Statement of Law, Londres, British Insti-
tute of International and Comparative Law, 2004 la p 43 et s; Cees van Dam, Euro-
pean Tort Law, New York, Oxford University Press, 2006 la p 141 et s; Gerhard Wa-
gner, Comparative Tort Law dans Mathias Reimann et Reinhard Zimmermann, dir,
The Oxford Handbook of Comparative Law, New York, Oxford University Press, 2006,
1003 aux pp 1013-15.

7 Voir Jean-Sbastien Borghetti, Les intrts protgs et ltendue des prjudices rpa-
rables en droit de la responsabilit civile extra-contractuelle dans tudes offertes
Genevive Viney, Paris, LGDJ, 2008, 145.

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 429

clause gnrale de responsabilit, laquelle transcende la casuistique des
divers chefs de responsabilit, sans a priori ni hirarchie? Au surplus, il
faut sinterroger si le droit qubcois rserve rellement, de manire im-
plicite, voire mme occulte, une certaine place la notion dintrts prot-
gs8.
Les rflexions engages soulvent la question cruciale de la dtermi-

nation des dommages rparables et de la dfinition du cercle des victimes,
savoir si la faute et la causalit suffisent dterminer les lss poten-
tiels. Un vent almanique tend souffler et renvoie au critre des intrts
qui mritent une protection. Un tel courant influera-t-il lOuest, notam-
ment la France et la Belgique, jusqu atteindre les ctes nord-
amricaines et le Qubec? Ou sessoufflera-t-il? Simple brise ou cyclone
impitoyable9? On observe notamment les traces de ce souffle juridique au
sein de deux groupes qui uvrent sur lharmonisation du droit europen
de la responsabilit civile valeur officieuse toutefois. Il sagit des
Principles of European Tort Law publis en 2005 Vienne10 et du Draft
Common Frame of Reference prpar par le Study Group on a European
Civil Code et le Research Group on EC Private Law (Acquis Group) en

8 Le questionnement est emprunt Hadi Slim, Les intrts protgs par la responsabi-
lit civile , Srie de sminaires sur les droits nationaux et projets europens en matire
de responsabilit civile sous le thme Les conceptions gnrales de la matire , pr-
sente au Groupe de recherche europen sur la responsabilit civile et lassurance, 20 et
21 mars 2009 [non publie], en ligne : . [Slim, Intrts prot-
gs ].

9 Louis Baudouin observe ceci : Les textes du Code civil de Qubec ont t traverss par
des courants et contre-courants autochtones parfois violents et souvent balays par des
vents venant doutre-frontire ou doutre-mer. Certaines traditions solidement ancres
ont t branles sans avoir t cependant dfinitivement cartes (Louis Baudouin,
Les aspects gnraux du droit priv dans la province de Qubec (Droit Civil, Droit Com-
mercial, Procdure Civile), vol 21, Paris, Dalloz, 1967 la p 877).

10 European Group on Tort Law, Principles of European Tort Law: Text and Commentary,
Vienne, Springer-Verlag, 2005 [PETL]. Pour des ouvrages pertinents au sujet sous
tude et ayant men au PETL, voir Helmut Koziol, dir, Unification of Tort Law: Wrong-
fulness, vol 3, La Haye, Kluwer Law International, 1998; Jaap Spier, dir, Unification of
Tort Law: Liability for Damage Caused by Others, Principles of European Tort Law,
vol 7, La Haye, Kluwer Law International, 2003; Ulrich Magnus et Miquel Martn-
Casals, dir, Unification of Tort Law: Contributory Negligence, vol 8, La Haye, Kluwer
Law International, 2004; Pierre Widmer, dir, Unification of Tort Law: Fault, vol 10, La
Haye, Kluwer Law International, 2005. Voir aussi Christian von Bar, dir, Non-
Contractual Liability Arising out of Damage Caused to Another (PEL Liab. Dam.),
traduit par Dr Stephen Swann, Pdraic McCannon et Susan Singleton, New York, Ox-
ford University Press, 2009. titre indicatif et dans le domaine contractuel, voir Giu-
seppe Gandolfi, Code europen des contrats, Milan, Dott A Giuffr Editore, 2004.

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

430

2009 Munich11. Il est opportun pour un juriste qubcois dengager une
rflexion la lueur de ces travaux entrepris12 et de poser un regard cri-
tique sur la politique juridique et les mcanismes employs afin
dendiguer un largissement (indu?) du droit de la responsabilit civile au
Qubec.
Devant une apprhension gnrale du droit qubcois de la responsa-
bilit extracontractuelle, il est permis de se demander si le droit de la res-
ponsabilit civile ncessite une restructuration interne, rflexion qui est
axe sur le degr de gnralit requis. Est-on prt une nouvelle gnra-
tion de normativit en responsabilit civile qui soit plus explicite, par une
reconnaissance de la doctrine de la relativit aquilienne?

Ltude a pour mission dexplorer la thorie de la relativit aquilienne
en droit compar afin dentamer, voire de nourrir un dialogue avec le sys-
tme civiliste qubcois. Il faut sarrter plus particulirement sur les po-
tentialits dune importation de cette thorie en matire de responsabilit
extracontractuelle personnelle. Une telle analyse contribue sans conteste
enrichir la doctrine juridique par son dessein novateur et son articula-
tion autour dune thorie peu tudie, sinon mconnue, au Qubec.
Dun point de vue conceptuel, sinon notionnel, quelques rflexions li-
minaires simposent au sujet de la doctrine de la relativit aquilienne eu
gard son apprhension, sa gense ainsi qu sa confrontation aux
techniques casuistique et conceptualiste (I). titre illustratif, on peut
prendre pour modles le droit civil allemand et la common law cana-
dienne, car ils emploient des mcanismes distincts13, mais qui convergent
restreindre le champ dapplication de la responsabilit civile. Si la tho-
rie de la relativit aquilienne puise ses racines dans la formule du Code
civil allemand, le Brgerliches Gesetzbuch (BGB), qui dicte diverses dis-
positions lgislatives en tant que petites clauses gnrales14 de respon-

11 Study Group on a European Civil Code et Research Group on EC Private Law (Acquis
Group), Principles, Definitions and Model Rules of European Private Law: Draft Com-
mon Frame of Reference (DCFR), Munich, Sellier European Law, 2009 [DCFR].

12 Voir la partie III-B-1-a, ci-dessous, pour une analyse de cette question.
13 Voir Wagner, supra note 6 la p 1014 : Thus, the identical function of the German
Rechtsgter and the English duty of care is to define the scope of protection of delictual
liability by discriminating against certain types of harm, that is, pure economic loss and
infringements of intangible personality rights.

14 Cette expression est puise dans Frdrique Ferrand, Droit priv allemand, Paris, Dal-

loz, 1997 au para 361. Voir par ex art 823, 826 BGB.

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 431

sabilit; elle sexprime travers le dlit de ngligence et lide
dinterfrence des droits dans la common law canadienne15 (II).

Par ailleurs, prenant parti quil ny a pas dobstacle dirimant la rela-
tivit aquilienne en droit qubcois, il convient de sonder la volont de fa-
voriser une conception relative de la responsabilit civile. Le cas chant,
il est permis de sarrter sur la technique, laquelle commande didentifier
les mcanismes qui peuvent contenir dans des bornes raisonnables le p-
rimtre de la responsabilit civile au Qubec, ainsi que de situer ces m-
canismes. Il faut signaler nanmoins larrimage prilleux de la relativit
aquilienne avec le principe gnral et mallable de la responsabilit civile,
lequel semble trop profondment ancr au Qubec pour adopter des m-
canismes aussi efficaces que ceux dvelopps en droit allemand et en
common law canadienne (III).

I. La doctrine de la relativit aquilienne

La doctrine de la relativit aquilienne16 limite le spectre de la respon-
sabilit civile aux cas qui sont expressment prvus par la norme juri-
dique. Laction en rparation ne stend qu lgard des individus que la
rgle de conduite a pour dessein de prmunir et pour des dommages
contre lesquels la rgle juridique offre une protection17. La relativit est
double : elle est personnelle quand elle vise limiter la protection de la
rgle lendroit de certaines personnes dtermines; elle est matrielle
lorsquelle tend restreindre la protection de la rgle face des dom-
mages donns18. Dans son aspect matriel, tous les droits et tous les int-
rts ne reoivent pas la mme protection par les rgles de la responsabili-
t civile. Il faut considrer la finalit de la rgle juridique mconnue; cest
la thorie du but protecteur de la norme.

15 titre indicatif, pour une analyse du phnomne de permabilit des systmes juri-
diques de common law et franais, voir Romain Lorentz, Duty of care et intrt ls
tude croise dans Duncan Fairgrieve, dir, The Influence of the French Civil Code on
the Common Law and Beyond, Londres, British Institute of International and Compa-
rative Law, 2007, 125.

16 Rapproche de la relativit contractuelle, on peut mieux comprendre la thorie de la re-
lativit aquilienne. En vertu de ce dernier principe, un contrat na de valeur, de faon
gnrale, quentre les parties contractantes et, plus particulirement, quant aux effets
internes de la convention. Cest le principe de leffet relatif du contrat.

17 Voir Jean Limpens, La thorie de la relativit aquilienne en droit compar dans

Mlanges offerts Ren Savatier, Paris, Dalloz, 1965, 559 au para 4.

18 Ibid. Au Qubec, on peut sattacher lillicit du comportement, soit la contravention
un devoir de bon comportement, ou une norme de civilit (voir la partie III-B-1-a, ci-
dessous).

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

432

Si lon se fonde sur la structure et les mcanismes qui permettent de
limiter le champ des responsabilits et de nuancer la protection des vic-
times en fonction de la nature de lintrt atteint ou du dommage invoqu,
des approches unitaire et pluraliste sopposent. Il faut opter entre un
principe gnral cens fdrer dans ses grandes lignes le droit de la res-
ponsabilit civile et une approche pluraliste; entre une gnralit et une
architecture notoirement complexe des dispositions de la responsabilit
civile. Ltendue de la protection offerte aux victimes nest pas la mme :
clause gnrale, porteuse dinscurit, de non-dits et dune possible proli-
fration judiciaire dsordonne (mthode conceptualiste) ou liste pragma-
tique de cas spcifiques favorisant une scurit juridique, mais qui pr-
sentent une moindre ouverture face des situations hypothtiques nou-
velles (mthode casuistique)? Certes, il sagit moins dune question de fond
que de technique juridique19.
Dans une perspective historique, lapparition du principe gnral de
responsabilit est troitement lie laffranchissement de la responsabili-
t civile de la responsabilit pnale et la reconnaissance de son caractre
autonome20. Si la gnralit de la faute et labsence de distinction entre les
prjudices ne semblent pas compatibles a priori avec un systme bas sur
les intrts protgs qui repose sur une hirarchie des valeurs sem-
blable au droit pnal , il est possible de se demander, linstar dun au-
teur, si la construction dun systme de responsabilit civile […] selon
une gradation des intrts protgs reviendrait lier de nouveau le destin
de la responsabilit civile celui du droit pnal, en une sorte de droit p-
nal civilis 21.
En droit romain, lorigine, la mthode casuistique considrait de
manire distincte chaque dlit et les rglementait un un, sans les ras-
sembler toutefois sous une thorie gnrale de la responsabilit. La mat-
rialit de la responsabilit tendait sexprimer travers des actes formel-

19 Outre une dimension technique, il est possible de rattacher les raisons dune extension
(sinon une drive) du droit de la responsabilit civile la multiplication des droits sub-
jectifs et leur monte dans la socit contemporaine. Avec le dveloppement de
lidologie indemnitaire, et sur la base dun principe gnral de responsabilit, la dilu-
tion de la notion de prjudice peut sexpliquer par le dveloppement de la thorie des
droits subjectifs et leur prise en considration par le droit de la responsabilit civile. Il
ne sera pas question, toutefois, de dvelopper sur le concept de droits subjectifs.

20 Voir Francesco Parisi Alterum non laedere: An Intellectual History of Civil Liability

(1994) 39 Am J Juris 317.

21 Luc Grynbaum, Faute et intrt protg , Srie de sminaires sur les droits natio-
naux et projets europens en matire de responsabilit civile sous le thme Colloque
de clotre , prsente au Groupe de recherche europen sur la responsabilit civile et
lassurance, 13 mai 2011 [non publie], en ligne : .

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 433

lement interdits par la lex Aquilia22, qui procdait par numration de cas
despce susceptibles dengager la responsabilit; seuls les dommages in-
fligs par occidere, urere, frangere ou rumpere (tuer, brler, briser,
rompre) taient soumis une obligation de rparation 23. Par un long
processus de gnralisation puisant ses racines dans la formule du
damnum injuria factum, qui sest progressivement transforme en
damnum injuria et culpa datum, cest–dire un dommage inflig illici-
tement et fautivement 24, la clause gnrale de responsabilit, dans son
expression moderne25, merge et demeure luvre de Domat26. La modali-
t de lacte disparat27; [o]n peut voir dans cette ide de Domat une mani-
festation de la raison qui transcende une approche pragmatique, mais
clate 28.
En Europe continentale, un schisme existe entre les ordres juridiques
codifis quant la place accorde la nature des intrts protgs en ma-

22 Voir Bndict Winiger, La responsabilit aquilienne romaine : Damnum iniuria datum,
Genve, Helbing & Lichtenhahn, 1997 la p 99. titre indicatif, voir aussi P van Wet-
ter, Pandectes contenant lhistoire du droit romain et la lgislation de Justinien, t 3, Pa-
ris, Librairie gnrale de droit et de jurisprudence, 1910; Roscoe Pound, Jurisprudence,
vol 5, St Paul (Minnesota), West Publishing, 1959 aux pp 289-91; Paul Ourliac et Jean
de Malafosse, Histoire du droit priv, t 1, 2e d, Paris, Presses Universitaires de France,
1969 au para 364; Jean Macqueron, Histoire des obligations : le droit romain, 2e d, Aix-
en-Provence, Association Auguste Dumas, 1975 la p 303 et s; Guillaume Cardascia,
Rparation et peine dans les droits cuniformes et le droit romain dans La responsa-
bilit travers les Ages, 10e d, Paris, Economica, 1989 1 aux pp 20-21; Jean-Louis Gaz-
zaniga, Introduction historique au droit des obligations, Paris, Presses Universitaires de
France, 1992 aux para 192-93; Michel Villey, Le droit romain : son actualit, 10e d, Pa-
ris, Presses Universitaires de France, 2002 aux pp 97-100.

23 Bndict Winiger, Les intrts protgs par la responsabilit civile , Srie de smi-
naires sur les droits nationaux et projets europens en matire de responsabilit civile
sous le thme Les conceptions gnrales de la matire , prsente au Groupe de re-
cherche europen sur la responsabilit civile et lassurance, 20 et 21 mars 2009 [non
publie], en ligne : [Winiger, Les intrts protgs ].

24 Ibid la p 1. Lauteur ajoute que cette formule contient tous les cinq lments qui
formeront la matrice de la responsabilit civile moderne : dommage, acte dommageable,
causalit, illicit et faute (ibid).

25 Malgr une affirmation du principe par lcole du droit naturel, son introduction dans
la doctrine franaise pour en faire un principe lorigine de rgles positives est ralise
par Domat. Voir Olivier Descamps, Les origines de la responsabilit pour faute person-
nelle dans le Code civil de 1804, Paris, LGDJ, 2005 la p 423.

26 Jean Domat, Les loix civiles dans leur ordre naturel, t 2, Paris, Jean Baptiste Coignard,
1689-1694 la p 131 : Toutes les pertes, & tous les dommages qui peuvent arriver par
le fait de quelque personne […] .

27 On peut penser la maxime marmorenne de lart 1382 C civ trs proche du modle
de Domat qui se lit ainsi : Tout fait quelconque de lhomme, qui cause autrui un
dommage, oblige celui par la faute duquel il est arriv, le rparer .

28 Grynbaum, supra note 21 la p 4.

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

434

tire de responsabilit civile. La plupart des droits nationaux sont inspirs
par lun ou lautre des deux systmes adopts respectivement au dbut du
XIXe sicle par le Code civil franais, qui favorise une approche conceptua-
liste, et, laube du XXe sicle, par le Code civil allemand, qui prsente
une mthode casuistique29. Ces deux systmes, tant issus dpoques, de
penses et de cultures juridiques diffrentes30, traitent de manire diver-
gente dun problme similaire :

loppos de la mticulosit qui caractrise le systme allemand se
trouvent le pathos majestueux et llgance de la clause gnrale de
responsabilit du droit dlictuel franais. La tche de celui qui ap-
plique le droit nest pas ici de combler des lacunes juridiques, mais
de limiter la responsabilit et de prserver, par consquent, des es-
paces de libert daction31.

Il ne faut pas abdiquer nanmoins devant le schisme entre ces deux

techniques lgislatives. Les systmes franais et allemand, dans le do-
maine de la responsabilit civile, ne sont pas totalement tanches32 et y
voir un rapprochement reconnu ou sous-jacent, conscient ou non, direct
ou indirect ne peut que jeter les fondations dun droit commun euro-

29 Voir Stephan Lorenz, La faute et les intrts protgs (Synthse) , Srie de smi-
naires sur les droits nationaux et projets europens en matire de responsabilit ci-
vile sous le thme Colloque de clture , prsente au Groupe de recherche europen
responsabilit civile et lassurance, 13 mai 2011 [non publie], en ligne : . On peut relever une certaine filiation conceptuelle quant la technique ca-
suistique adopte entre le droit romain de la responsabilit, le systme juridique ger-
manique et le systme anglo-saxon.

30 De faon gnrale, voir Pier Giuseppe Monateri, Rgles et technique de la dfinition
dans le droit des obligations et des contrats en France et en Allemagne : la synecdoque
franaise (1984) 36 : 1 RIDC 7 aux pp 9-21; Raymond Legeais, Droit allemand et
droit franais au regard des classifications des systmes juridiques : Essai de contribu-
tion une des mthodes majeures du droit compar dans Raymond Legeais, dir, la
recherche dun nouveau droit fondamental travers le droit civil, le droit pnal et le
droit compar, Paris, Cujas, 2003, 465; Michel Pdamon, Le Code civil et la doctrine
juridique allemande du XIXe sicle dans 1804-2004 : Le Code civil, un pass, un pr-
sent, un avenir, Paris, Dalloz, 2004, 803; Gwendoline Lardeux, Droits civils franais et
allemand : entre convergence matrielle et opposition intellectuelle [2006] 1 RRJ 603.

31 Lorenz, supra note 29 la p 2.
32 Voir Oliver Berg, Linfluence du droit allemand sur la responsabilit civile franaise
[2006] 1 RTD civ 53 la p 62 [Berg, RTD Civ]; Oliver Berg, Linfluence du droit alle-
mand sur la responsabilit civile franaise dans Dominique dAmbra et al, dir, Le
Code civil franais en Alsace, en Allemage et en Belgique : Rflexions sur la circulation
des modles juridiques, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2006, 83 au
para 36 [Berg, Le Code civil franais en Alsace, en Allemage et en Belgique]. Contra Ga-
briel Marty, Lexprience franaise en matire de responsabilit civile et les ensei-
gnements du Droit compar dans Mlanges offerts Jacques Maury, t 2, Paris, Dalloz
& Sirey, 1960, 173 la p 174.

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 435

pen33. Lide de relativit trouve un cho en droit franais; un inflchis-
sement de la technique conceptualiste prvaut cet gard. Dabord, lide
almanique de circonscrire les normes et de sanctionner une atteinte sp-
cifique certains droits nest pas sans rappeler lacception de la faute
fournie par Marcel Planiol, comme linexcution dune obligation prexis-
tante. Selon cette thorie franaise34, on doit porter une attention sur la
dfinition et lnonciation dobligations concrtes qui simposent tous,
afin dassurer une meilleure dlimitation de la protection laune de de-
voirs davantage prciss. Ensuite, on remarque en droit franais de la r-
paration des dommages une certaine influence de lide almanique de
moduler la protection selon la nature de lintrt atteint35. Luvre dve-
loppe par Boris Starck en 1947, lorigine de la thorie de la garantie36,
propose une hirarchie des intrts fonde sur un besoin social
dindemnisation et une diversification du rgime de responsabilit appli-

33 Voir PETL, supra note 10; DCFR, supra note 11.
34 Marcel Planiol, note sous Cass civ, 17 aot 1895, (1896) D Jur I 81 :

Il faut donc trouver une autre formule qui exprime exactement les limites
ncessaires de la responsabilit des fautes, et qui permette de discerner s-
rement si une faute est en relation de cause effet avec laccident quon pr-
tend en tre la consquence. La vrit est que toute faute est relative, en ce
sens que sa porte, comme vnement dommageable, est dtermine par les
motifs de la rgle dont elle est la violation. La faute tant linexcution dun
devoir, ceux-l seuls peuvent se plaindre de la faute qui auraient pu exiger
laccomplissement du devoir, et mme ils ne peuvent se prtendre lss que
dune manire relative, cest–dire dans ceux de leurs intrts que la loi avait
voulu protger. Pour savoir si une faute engendre la responsabilit dun v-
nement dommageable, il faut donc rechercher si cet vnement tait du
nombre de ceux que la loi voulait empcher en ordonnant ou en dfendant
quelque chose. Sabstenir systmatiquement de cette recherche serait trans-
former un simple rapport de simultanit en un rapport de causalit, et
agrandir dmesurment, sans utilit et sans raison, ltendue de la respon-
sabilit des fautes. Il conviendrait donc de sarrter une rgle […] [qui]
pourrait tre formule peu prs en ces termes : pour que la contravention
une loi puisse tre considre comme cause dun accident, il faut que lordre
ou la dfense de la loi ait pour but de protger les personnes contre le danger
qui sest ralis.

Voir notamment Sacco, supra note 6 aux pp 77-78.

35 Voir Monateri, supra note 30 la p 18.
36 Dans cette conception, il faut reconnatre un droit subjectif la scurit des biens et des
personnes, de sorte que la seule atteinte lintgrit physique donne ouverture rpa-
ration suivant un rgime de garantie, indpendamment de toute responsabilit civile.
Quant au dommage purement conomique ou moral, il convient plutt de prserver la
responsabilit pour faute (voir Boris Starck, Essai dune thorie gnrale de la responsa-
bilit civile considre en sa double fonction de garantie et de peine prive, Paris, L
Rodstein, 1947).

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

436

cable aux dommages corporels, aux atteintes aux biens et aux dommages
moraux, respectivement37.

Par ailleurs, des tentatives ont t faites, notamment en Belgique, en
faveur de la doctrine de la relativit aquilienne. Selon la thorie systma-
tise par le Procureur gnral Leclercq, au dbut du XXe sicle, tout le
systme de la responsabilit civile repose sur une proposition essentielle :
la seule lsion du droit dautrui constitue, en elle-mme, un fait illicite et
donc une faute, lorsquelle provient du fait immdiat de lHomme38. Dans
cette acception, on assimile le fait illicite la lsion du droit dautrui, la-
quelle se traduit par latteinte au droit lintgrit de la personne et du
patrimoine39. Cette thorie na pas ralli toutefois la doctrine majoritaire,
qui sest montre trs gnralement dfavorable. En effet, cette concep-
tion audacieuse, heurtant les ides traditionnelles, aurait pour cons-
quence de bouleverser compltement le rgime de la responsabilit, ainsi
que toutes les matires qui y sont connexes 40. La thorie classique o la
faute est une condition distincte de la responsabilit civile, indpendante
de la lsion dun droit, demeure.

Il convient de sonder prsent les mcanismes, dvelopps en droit
civil allemand et en common law canadienne, qui circonscrivent les appli-
cations de la responsabilit civile.

II. Une exploration de la relativit aquilienne dans le systme civiliste

allemand et le systme de common law canadienne
Les droits allemand et canadien bnficient de mcanismes qui per-

mettent expressment aux tribunaux de limiter le champ des responsabi-
lits et de nuancer la protection des victimes en fonction de la nature de
lintrt atteint ou du dommage invoqu. Il importe de sarrter tour
tour sur chacun de ces instruments qui commandent, dans le systme ci-
viliste allemand, une analyse des intrts protgs par la norme juridique

37 Voir Genevive Viney, Pour ou contre un principe gnral de responsabilit civile
pour faute? Une question pose propos de lharmonisation des droits civils europens
dans tudes offertes Pierre Catala : Le droit priv franais la fin du XXe sicle, Paris,
Litec, 2001, 555 au para 13.

38 Voir Henri de Page, Trait lmentaire de droit civil belge : Principes, doctrine, juris-
prudence, t 2, 3e d, Bruxelles, tablissements mile Bruylant, 1964 au para 935; Ro-
ger Pirson et Albert de Vill, Trait de la responsabilit civile extra-contractuelle, t 1,
Bruxelles, tablissements mile Bruylant, 1935 au para 63bis.

39 Voir de Page, supra note 38 au para 940bis : Rappelons que dans la thorie du procu-
reur gnral Leclercq, la faute subsiste comme lment constitutif de la responsabilit,
mais sa notion, sa conception est considrablement simplifie. La faute consiste, dans
cette thorie, lser le droit dautrui [notes omises, italiques dans loriginal].

40 Pirson et de Vill, supra note 38 au para 64.

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 437

transgresse (A) et, dans le systme de common law canadienne, un exa-
men du duty of care inhrent au dlit de ngligence (B).

A. Le systme civiliste allemand : les intrts protgs

En matire de responsabilit dlictuelle pour faute prouve41, le sys-
tme allemand propose une conception relative de la responsabilit, par
lajout de lillicit (Rechtswidirgkeit42) comme condition supplmentaire
au triptyque faute lien de causalit prjudice dans larchitecture
normative du Code civil allemand, adopt en 1896, puis entr en vigueur
en 1900, la suite de lunification des Lnder allemands43.

Lesprit individualiste du Code reflte une poque librale et capita-
liste : le bien-tre de la socit stablit par le libre jeu des forces cono-
miques que les interventions tatiques ne doivent nullement entraver; on
ne peut compenser tous les types de dommages. Une volont de ne pas
nuire au dveloppement conomique prvaut. Plus particulirement, la
structure du Code, sa technique adopte et sa langue traduisent une large
influence de lcole des Pandectes et de la Begriffsjurisprudenz 44.
limage des concepts hrits de la science pandectiste qui sintgrent dans
un systme logique, la terminologie employe est rigoureuse et concise; la

41 Il importe de prciser quil existe trois types de responsabilit envisags par lart 823
BGB, fonds sur la faute, sur la ngligence ou encore sur la violation dune obligation
lgale. Voir aussi van Dam, supra note 6 la p 61 et s.

42 Voir Klaus EW Fleck, Dictionnaire de droit franais-allemand, allemand-franais, Mu-
nich, CH Beck, 2004, sub verbo illicit . Le qualificatif illicite en langue alle-
mande est unerlaubt (Pierre Grappin avec la collaboration de Jean Charue et al, Grand
dictionnaire allemand-franais, franais-allemand, Paris, Larousse, 2007, sub verbo il-
licite ). En revanche, le droit civil qubcois na pas retenu le concept dillicit du droit
allemand (Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, La responsabilit civile, vol 1, 7e
d, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2007 au para 1-158).

43 Il y a lieu de signaler la rforme la plus importante en Allemagne, celle du droit des
obligations, entre en vigueur le 1er janvier 2002. Une telle recodification sest manifes-
te par lentre de plusieurs institutions jurisprudentielles dans le BGB et lintgration
de lois spciales. En matire contractuelle, la rforme de 2002 sest notamment inspire
des Principes du droit europen des contrats (The Commission of European Contract
Law, Principles of European Contract Law: Parts I and II, La Haye, Kluwer Law Inter-
national, 2000) et des Principes dUnidroit (Institut international pour lunification du
droit priv, Principes dUNIDROIT relatifs aux contrats du commerce international, 1e
d, Rome, Unidroit, 1994). Pour un aperu, voir Claude Witz, Pourquoi la rforme et
pourquoi sy intresser en France? (2002) 54 : 4 RIDC 935.

44 Voir Ferrand, supra note 14 au para 69. La Begriffsjurisprudenz renvoie plus particu-
lirement la jurisprudence des concepts (voir Volkmar Gessner et Armin Holand,
Orientations thoriques de la sociologie du droit empirique en Rpublique fdrale
(1989) Droit & Socit 139 la p 140).

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

438

langue prsente une haute technicit et une nature abstraite et savante45.
Les rgles dclinent des cas types hypothtiques et fdrent autour dun
principe gnral des solutions particulires.

La thorie de la relativit aquilienne46 (Lehre vom Schutzzweck der
Norm ou Schutznormtheorie) cherche contenir les rgles de la responsa-
bilit civile dans des limites raisonnables : elle doit lutter contre les ex-
cs de responsabilit et dgager avec prcision les limites de la protec-
tion47. Il ne suffit donc pas que la victime prouve un dommage pour avoir
droit rparation, mais bien que lintrt atteint est celui que le devoir
viol tendait protger48. Cest donc envisager lide que les rgles de
droit poursuivent un but; que le fait gnrateur du droit rparation a
pour point de dpart la nature de lintrt atteint.
En vertu de larticle 823 BGB, le lgislateur sanctionne, par une obli-
gation dindemnisation, des atteintes un certain nombre de droits
(Rechte) ou de valeurs (Rechtsgter) spcifiques et jugs fondamentaux. Il
numre des droits absolus dautrui qui exigent une protection et qui sont
logs sous les auspices de la responsabilit civile : la vie, lintgrit corpo-
relle, la sant, la libert et la proprit49. Lide de moduler la protection

45 Voir Claude Witz, Droit priv allemand, Paris, Litec, 1992 aux para 26-31; Ferrand, su-
pra note 14 au para 70. Voir aussi Valrie Lasserre-Kiesow, La technique lgislative :
tude sur les Codes civils franais et allemand, Paris, LGDJ, 2002.

46 Voir Denis-M Philippe, La thorie de la relativit aquilienne dans Mlanges Roger O.
Dalcq : Responsabilits et assurances, Bruxelles, Maison Larcier, 1994, 467; Marc
Puech, Lillicit dans la responsabilit civile extracontractuelle, Paris, Librairie gn-
rale de droit et de jurisprudence, 1973 au para 335-76. Pour une analyse du lien entre
illicit et responsabilit en droit germanique, voir Gabriel Marty, Illicit et respon-
sabilit dans tudes juridiques offertes Lon Julliot de la Morandire, Paris, Dalloz,
1964, 339. Pour une critique de lapproche germanique, voir Jean Deliyannis, La notion
dacte illicite, considr en sa qualit dlment de la faute dlictuelle, Paris, Librairie
gnrale de droit et de jurisprudence, 1952 aux para 73-81; Andr Tunc, Les rcents
dveloppements des droits anglais et amricain sur la relation de causalit entre la
faute et le dommage dont on doit rparation (1953) 5 : 1 RIDC 5 aux para 26-30; Jo-
seph Esser, Responsabilit et garantie dans la nouvelle doctrine allemande des actes
illicites (1961) 13 : 3 RIDC 481; Limpens, supra note 17 la p 559.

47 Ibid la p 560.
48 Voir Berg, RTD civ, supra note 32 la p 59; Berg, Le Code civil franais en Alsace, en
Allemage et en Belgique, supra note 32 au para 24. Voir aussi Hadi Slim, Approche
comparative de la faute dans la responsabilit civile extra-contractuelle (2003) 16 : 6
RCA 59 au para 16 [Slim, Approche comparative ].

49 Lart 823, al 1 BGB se lit comme suit : Quiconque porte illicitement atteinte, inten-
tionnellement ou par imprudence, la vie, lintgrit corporelle, la sant, la liber-
t, au droit de proprit ou un autre droit dautrui est tenu envers autrui de rparer le
dommage qui en rsulte . Cette traduction franaise est puise dans Ferrand, supra
note 14 au para 367. Voir galement Ernest J Schuster, The Principles of German Civil
Law, Oxford, Clarendon Press, 1907 aux pp 338-40; Arndt Teichmann, Titre II : Droit

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 439

en fonction de la nature de lintrt atteint est prsente. En ce sens, la
seule atteinte lun des intrts juridiques numrs expressment par la
rgle fait prsumer lillicit du fait dommageable. La preuve dun fait
justificatif fait tomber une telle prsomption, par exemple la lgitime d-
fense, la contrainte ou encore le consentement de la victime.
En cherchant limiter strictement ces intrts protgs, on carte le
recours des formules gnralisantes (clausula generalis) en matire de
responsabilit dlictuelle, car dangereuses plus dun titre :

[D]abord parce quelles ncessitent des prcisions importantes sur la
notion dillicit, tout dommage caus ne pouvant tre systmati-
quement illicite; ensuite parce quelles rendent difficile la dtermina-
tion du champ des personnes crancires de lindemnisation (no-
tamment eu gard aux victimes par ricochet)50.

Le lgislateur allemand tempre nanmoins la rigidit dune telle
diction limitative par la mention gnrique un autre droit dautrui
la suite de lnumration des droits et des intrts prciss lalina pre-
mier de larticle 823 BGB. Il sagit dune soupape de sret 51 qui comble
les lacunes des biens juridiquement protgs et permet au juge douvrir ou
de fermer le prisme des intrts protgs. Ces autres droits dautrui doi-
vent avoir un lien logique avec les intrts noncs ce qui empche une
extension de larticle 823 BGB au point o il vienne se rapprocher de
larticle 1382 du Code civil franais ou de larticle 1457 du Code civil du
Qubec (CcQ). Suivant une uvre cratrice jurisprudentielle, le systme
allemand consacre dautres droits absolus aux contours flous, tels que les
droits de la personnalit, le droit de proprit industrielle et les droits r-
els.

Le juge allemand doit procder un quilibrage des valeurs et intrts
en prsence lorsque la victime fait valoir une atteinte lun des droits
subjectifs. Larticle 823 BGB nest donc pas un exemple de casuistique ab-
solue et le magistrat conserve une marge de manuvre certaine. Il est
permis de sinterroger : cette petite clause de responsabilit ne devient-
elle pas grande par le seul fait de son interprtation judiciaire et sujette

des obligations dans Michel Fromont et Alfred Rieg, dir, Introduction au droit alle-
mand (Rpublique fdrale), t 3, Paris, Cujas, 1991 69 aux pp 123-24; Muriel Fabre-
Magnan, Droit des obligations, t 2, Paris, Presses Universitaires de France, 2007 la p
121. lorigine, larticle 704 BGB prvoyait lillicit de lacte comme lune des condi-
tions de la responsabilit dlictuelle (voir Raymond Saleilles, Etude sur la thorie gn-
rale de lobligation daprs le premier projet de Code civil pour lempire allemand, Paris,
Librairie gnrale de droit et de jurisprudence, 1925 aux pp 365-75).

50 Ferrand, supra note 14 au para 361. Voir galement Lasserre-Kiesow, supra note 45

la p 364.

51 Viney, supra note 2 la p 5.

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

440

aux passions des juges qui usent de la catgorie ouverte un autre droit
pour remdier la casuistique initiale?

Si lalina premier de larticle 823 BGB ne fait pas expressment men-
tion de la thorie de la relativit aquilienne, en revanche, son alina se-
cond lexprime de manire explicite : lobligation de rparer le dommage
caus ne vise que celui qui viole une disposition protectrice dautrui. Il se
lit ainsi : La mme obligation (de rparer) simpose celui qui viole une
loi tendant la protection dautrui. Si daprs la loi, une violation de cette
dernire est possible mme sans faute, lobligation de rparer nintervient
quen prsence dune faute 52.

Sous linfluence postrieure des droits dinspiration germanique, la fi-
nalit protectrice de la norme connat une faveur, avec des fortunes va-
riables, et demeure au cur du droit de la responsabilit civile de la plu-
part des codes europens53. Lassertion trouve notamment sa vrification
dans les droits suisse54, turc55, italien56 et nerlandais57. Au sein de tels r-

52 Art 823, al 2 BGB. La traduction franaise est puise dans Ferrand, supra note 14 au

para 378.

53 Voir Francesco D Busnelli, The European Frontiers of Tort Liability dans Helmut
Koziol et Jaap Spier, dir, Liber Amicorum Pierre Widmer, New York, Springer Wein,
2003, 17.

54 Loi fdrale compltant le Code civil suisse, RS 2 189, 30 mars 1911, art 41, al 1 : Celui
qui cause, dune manire illicite, un dommage autrui, soit intentionnellement, soit par
ngligence ou imprudence, est tenu de le rparer . Voir aussi Pierre Widmer et Pierre
Wessner, Rvision et unification du droit de la responsabilit civile : Avant-projet de loi
fdrale, 2000, Assemble fdrale de la Confdration suisse, art 46 : Est illicite le
fait dommageable qui porte atteinte un droit protg par lordre juridique. Lorsque le
fait dommageable consiste dans le comportement dune personne, celui-ci est illicite sil
est contraire une injonction ou une interdiction de lordre juridique, au principe de
la bonne foi ou un devoir contractuel . Pour un commentaire ce sujet, voir Pierre
Widmer et Pierre Wessner, Rvision et unification du droit de la responsabilit civile :
Rapport explicatif, 2000, en ligne : .

55 Trk Borlar Kanunu, art 41, al 1 nonce que celui qui cause, dune manire illicite, un
dommage autrui, soit intentionnellement, soit par ngligence ou imprudence, est tenu
de le rparer. titre indicatif, voir Selim Kaneti, Les grandes lignes de la responsabi-
lit extracontractuelle en droit civil turc (1972) 24 : 3 RIDC 629.

56 Codice Civile e leggi complementari, art 2043 dicte que tout fait intentionnel ou tant
leffet dune lgret desprit coupable, qui cause un dommage injuste autrui, oblige
celui qui la commis le rparer.

57 Nieuw Nederlands Burgerlijk Wetboek Het Vermogensrecht [Nouveau Code civil ner-
landais : Le droit patrimonial], traduit par PPC Haanappel et Ejan Mackaay sous
lauspice du Ministre de la Justice des Pays-Bas, Deventer, Kluwer Law and Taxation
Publishers, 1990, art 162 :

1. Celui qui commet envers autrui un acte illicite pouvant lui tre imput est
tenu de rparer le dommage que ce dernier en subit.

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 441

gimes juridiques, tous les droits et tous les intrts ne reoivent pas la
mme protection par les rgles de la responsabilit civile.

Il est intressant de sonder la prsence de lillicit comme facteur li-
mitatif de responsabilit civile en common law. Lapprhension de
lillicit dans la common law rvle, outre des mcanismes propres res-
treindre le champ dapplication de la responsabilit civile travers le dlit
de ngligence, une analyse axe sur les droits protgs de la victime ou,
plus largement, sur lide dinterfrence des droits par une approche syn-
crtique articule la fois autour de lauteur responsable et de la victime.

B. Le systme de common law canadienne : le dlit de ngligence et le duty

of care

En matire de responsabilit dlictuelle fonde sur la ngligence58,
lexistence dun devoir de prudence (duty of care) prexistant laction
doit tre tablie dans chacun des cas despce. Demble, il importe de dis-
tinguer ce premier lment constitutif du dlit de ngligence de la trans-
gression du devoir de prudence dtermine laune dune norme de dili-
gence, laquelle est commune toutes les expriences travers le concept
de personne raisonnable (breach of the standard of care)59. Une telle

2. Sont rputs illicites, sauf fait justificatif, latteinte un droit ainsi que
lacte ou lomission contraire un devoir lgal ou une rgle non crite qui
nonce ce qui est convenable dans le commerce social.
3. Lacte illicite est imputable lauteur sil rsulte de sa faute ou dune cause
dont il doit rpondre en vertu de la loi ou suivant lopinion gnralement ad-
mise.

Il faut considrer galement larticle 163 portant sur lobligation de rparation :
Lobligation de rparation nexiste pas lorsque la norme transgresse na pas pour ob-
jet la protection contre le dommage tel que la personne lse la subi (ibid).

58 Nous confinons notre examen de la common law canadienne au dlit de negligence, le-
quel coexiste auprs de certains dlits intentionnels nomms, que lon pense aux dlits
de trespass, nuisance, conversion, defamation (libel-slander), invasion of privacy,
economic torts, deceit, fraud ou fraudulent misrepresentation. La fragmentation actuelle
du droit des dlits en plusieurs causes daction distinctes et son volution moderne
laisse entrevoir sa flexibilit et sa capacit remarquable de sadapter aux changements
sociaux. La common law canadienne nest pas fige et de nouvelles causes daction font
leur apparition, telles que le dlit intentionnel dintrusion upon seclusion, reconnu par
la Cour dappel de lOntario dans Jones v Tsige, 2012 ONCA 32, 346 DLR (4e) 34.

59 La violation du devoir de prudence (breach of duty) sapprcie en confrontant le compor-
tement du dfendeur par rapport au standard of care, selon la ligne de conduite quil
aurait d adopter dans les circonstances o il se trouvait, jauge laune de la personne
raisonnable. Voir Allen M Linden, La responsabilit civile dlictuelle, vol 1, 6e d, Otta-
wa, Centre franco-ontarien de ressources pdagogiques, 2001 la p 311 et s; Allen M
Linden et Bruce Feldthusen, Canadian Tort Law, 8e d, Markham (On), LexisNexis
Butterworths, 2006 la p 285 et s. Pour une description, peut-tre la plus complte et la

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

442

norme de la personne raisonnable sapparente sans conteste avec celle
adopte en droit civil qubcois afin de juger sil y a eu transgression du
devoir de prudence et de diligence, qui renvoie au bon pre de famille
ou au syntagme contemporain de personne raisonnable . Dans les deux
traditions juridiques, lhomme raisonnable est, de faon gnrale, un indi-
vidu moyen, cest–dire celui qui ne possde pas un courage achillen, ni
une force herculenne. Lutilisation de ce critre abstrait et fictif, soit une
norme objective, est ncessaire pour dterminer comment une personne
raisonnable, dintelligence moyenne et dont les valeurs morales corres-
pondent celles dune personne ordinaire, loge dans la mme situation
au moment de lacte ngligent, se serait comporte.

Lexistence dun devoir de prudence pralable toute responsabilit
pour ngligence, en common law, nest pas vritablement originale en
droit qubcois. Lide dune obligation prexistante 60 propre une
conception planiolienne ou dun devoir de bonne conduite nest pas incon-
nue du lgislateur qubcois; la faute pouvant tre dfinie comme la
transgression du devoir de respecter les rgles de conduite qui, suivant
les circonstances, les usages ou la loi, simposent elle, de manire ne
pas causer de prjudice autrui 61. La singularit de la common law est
de concevoir le devoir de prudence comme un lment distinct de la faute
et de lui donner une porte ignore du droit qubcois : relative et non ab-
solue. En effet, les tribunaux exigent que, pralablement un examen de
la responsabilit pour ngligence, une obligation de faire preuve de soin
prvale. La partie demanderesse doit ainsi tablir lexistence son profit
et charge du dfendeur dun devoir de prudence, avant de prouver quil y
a eu violation de la diligence raisonnable62.

Lide de relativit est sous-jacente au devoir de prudence. Elle repr-
sente un mcanisme de contrle la disposition des tribunaux qui main-
tient la porte de la cause daction en ngligence dans des frontires dfi-
nies63. Une limitation de la responsabilit pour ngligence peut tre op-

plus exacte de lindividu raisonnable dans la jurisprudence canadienne, voir Arland v
Taylor, [1955] OR 131 aux pp 141-43, 3 DLR 358 (CA Ont), juge Laidlaw.

60 Planiol, supra note 34.
61 Art 1457, al 1 CcQ.
62 Voir WW Buckland, The Duty to Take Care (1935) 51 : 4 Law Q Rev 637; TW Price,
The Conception of Duty of Care in the Actio Legis Aqujliae (Continued) (1949)
66 : 3 SALJ 269.

63 Voir Louise Blanger-Hardy, Les dlits dans Louise Blanger-Hardy et Aline Gre-
non, dir, lments de common law canadienne : Comparaison avec le droit civil qub-
cois, Toronto, Thomson Carswell, 2008, 347 la p 384. Voir aussi JG Fleming, Re-
moteness and Duty: The Control Devices in Liability for Negligence (1953) 31 : 5 R du
B can 471 la p 474.

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 443

re suivant une classification axe notamment sur les caractristiques
propres aux parties64, le type dactivits quelles exercent65 ou encore le
genre de prjudice vis66. Bien plus, lobligation de diligence circonscrit le
spectre de la responsabilit dlictuelle en principe illimit au moyen
de considrations de politique sociale, juridique et conomique afin de ne
pas retenir la responsabilit dun individu dans les cas o cela conduirait
des rsultats qui ne seraient ni quitables, ni justes, ni raisonnables.
En labsence de toute disposition lgale dun code civil qui clarifie ex-
pressment lexistence dun tel devoir envers autrui67, le tribunal doit re-
chercher sil y a un devoir dagir avec diligence et prudence envers autrui,
selon chaque cas despce. Cette question de droit, relevant de la comp-
tence exclusive du juge, permet dassurer un contrle sur lissue du litige
et de compenser notamment le manque dobjectivit des jurys et leur pro-
pension donner satisfaction aux victimes dans des affaires o une de-
mande apparat manifestement non fonde. Dans des circonstances nou-
velles, la cour doit tablir sil est indiqu, voire souhaitable, de reconnatre
une telle obligation, compte tenu des consquences sociales et cono-
miques qui peuvent ventuellement sensuivre68.

64 Dans une cause daction fonde sur la ngligence, les caractristiques des parties peu-
vent avoir une influence significative sur le devoir de prudence, que ce soit des per-
sonnes natre, des sauveteurs, des autorits publiques ou encore des occupants.

65 Dans une cause daction fonde sur la ngligence, la nature de lacte reproch peut avoir
une influence significative sur le devoir de prudence. Il peut sagir notamment de
lobligation de porter secours autrui, lobligation de contrler le comportement
dautrui, lobligation dagir pour assurer la scurit dautrui, lobligation de donner suite
un engagement titre gratuit et lobligation de divulgation.

66 Dans une cause daction fonde sur la ngligence, la nature du prjudice peut avoir une
influence significative sur le devoir de prudence, puisque la common law ne place pas
tous les types de prjudices sur un mme pied dgalit, le prjudice corporel occupant
la premire place. Deux cas apparaissent plus dlicats et ncessitent un rgime particu-
lier dapplication, soit les pertes morales, de nature motionnelle, psychiatrique ou psy-
chologique, et les pertes purement conomiques. Pour une tude exhaustive du prju-
dice conomique pur, voir notamment Bruce Feldthusen, Economic Negligence: The Re-
covery of Pure Economic Loss, Toronto, Carswell, 2012.

67 Voir Nathalie Vzina, The Law of Civil Liability dans Aline Grenon et Louise B-
langer-Hardy, dir, Elements of Quebec Civil Law: A Comparison with the Common Law
of Canada, Toronto, Thomson Carswell, 2008 325 la p 355 : The existence of such duty
[in the first paragraph of article 1457] is reminiscent of the concept of duty of care in
the tort of negligence at common law.

68 Par exemple, dans larrt Dobson (Tuteur linstance de) c Dobson, [1999] 2 RCS 753,
174 DLR (4e) 1, la Cour suprme sest questionne sur la reconnaissance judiciaire
dune obligation lgale de diligence pesant sur la femme enceinte lgard du ftus
quelle porte ou de lenfant auquel elle donnera naissance. Pour ce faire, un critre
deux volets doit tre respect : dune part, la formation de relations suffisamment
troites pour donner naissance lobligation de diligence et, dautre part, linexistence

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

444

Le cadre danalyse du devoir de prudence et de diligence constitue une
entreprise judiciaire qui nest certes pas exempte de difficults69. Larrt
Donoghue v. Stevenson70 a jet les bases dune approche fonde sur un
principe dapplication gnrale qui tait essentiellement une indication de
la direction suivre pour les tribunaux. Le critre du prochain (neighbour
principle), dgag dans un obiter dictum de Lord Atkin, se formule ainsi :
[Q]ui donc, au regard de la loi, est mon prochain[?] [I]l semble que la r-
ponse soit celle-ci : les personnes que mon acte touche si directement que
je devrais raisonnablement envisager que laction ou lomission considre
est susceptible de les toucher ainsi 71.
Cette formule du prochain a t interprte, quelques cinquante ans
plus tard, en mai 1977, dans larrt Anns v. Merton London Borough
Council72. Afin de fournir une structure davantage prcise au principe du
prochain, Lord Wilberforce a nonc un questionnement deux temps,
comme critre pour le devoir de prudence. Dans un premier temps, il faut
dterminer sil existe entre lauteur potentiel du dommage et la victime
une proximit suffisante pour que le premier et d raisonnablement
penser quun manque de soin de sa part tait susceptible de causer un
prjudice la seconde 73. Lexistence dun devoir de prudence est alors
prsume, sous rserve dune preuve contraire. Si la rponse la pre-
mire question est affirmative, il convient, dans un second temps, de rele-
ver sil existe des lments crant une drogation au devoir en question

de motifs touchant la politique publique pour justifier le rejet de cette obligation de dili-
gence. Voir aussi Kamloops (Ville de) c Nielsen, [1984] 2 RCS 2, 10 DLR (4e) 641 [Ka-
mloops].

69 Au sujet des principaux jalons de la croissance de lobligation de diligence au XXe sicle,
voir Lewis Klar, Lobligation de diligence en droit des dlits civils : bilan et perspec-
tive dans Pierre Legrand Jr, dir, Common law : dun sicle lautre, Cowansville (Qc),
Yvon Blais, 1992, 209.

70 [1932] AC 562, All ER Rep 1 (HL (Scot)) [Donoghue]. Ce principe a t confirm dans
Bourhill v Young, [1943] AC 92 (HL (Scot)). Pour des illustrations contemporaines de
larrt Donoghue, voir notamment Childs c Desormeaux, 2006 CSC 18, [2006] 1 RCS
643; Syl Apps Secure Treatment Centre c BD, 2007 CSC 38, [2007] 3 RCS 83; Hill c
Commission des services policiers de la municipalit rgionale de Hamilton-Wentworth,
2007 CSC 41, [2007] 3 RCS 129; Design Services Ltd c Canada, 2008 CSC 22, [2008] 1
RCS 737; Mustapha c Culligan du Canada Lte, 2008 CSC 27, [2008] 2 RCS 114; Ful-
lowka c Pinkertons of Canada Ltd, 2010 CSC 5, [2010] 1 RCS 132.

71 Donoghue, supra note 70 la p 580 [traduction franaise du Centre de traduction et de

terminologie juridiques de Moncton puise dans Linden, supra note 59 la p 313].

72 (1977), [1978] AC 728, [1977] 2 All ER 492 (HL (Eng)) [Anns]. Pour des applications si-
gnificatives de larrt Anns, voir Kamloops, supra note 68; Cie des chemins de fer natio-
naux du Canada c Norsk Pacific Steamship Co, [1992] 1 RCS 1021, 91 DLR (4e) 289;
Hercules Managements Ltd c Ernst & Young, [1997] 2 RCS 165, 146 DLR (4e) 577.

73 Anns, supra note 72 aux pp 751-52 [traduction franaise du Centre de traduction et de

terminologie juridiques de Moncton puise dans Linden, supra note 59 la p 313].

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 445

ou ayant pour effet de limiter son champ dapplication, les personnes
lgard desquelles il sapplique ou encore les dommages-intrts auxquels
sa violation peut donner lieu 74.
Dans la jurisprudence canadienne, il faut attendre en 2001 larrt
Cooper c. Hobart75, construit partir des prmisses de Anns. Dun point
de vue de la mthodologie et de la clart du droit, cet arrt identifie ce qui
doit tre examin chacune des tapes du critre de Anns comme suit :

la premire tape du critre de larrt Anns, deux questions se po-
sent : (1) le prjudice subi tait-il la consquence prvisible de lacte
du dfendeur; (2) malgr la proximit des parties qui a t tablie
dans la premire partie de ce critre, existe-t-il des motifs pour les-
quels la responsabilit dlictuelle ne devrait pas tre engage en
lespce? Lanalyse relative la proximit que comporte la premire
tape du critre de larrt Anns met laccent sur les facteurs dcou-
lant du lien existant entre la demanderesse et le dfendeur. Ces fac-
teurs comprennent des questions de politique, ce terme tant pris
dans son sens large. Si lon fait la preuve de la prvisibilit et de la
proximit la premire tape, il y a une obligation de diligence pri-
ma facie. la deuxime tape du critre de larrt Anns il reste tou-
jours trancher la question de savoir sil existe des considrations
politiques trangres au lien existant entre les parties qui sont sus-
ceptibles dcarter lobligation de diligence76 [caractres souligns
dans le texte].

Des considrations relationnelles entre les parties77 doivent tre prises
en compte pour dterminer sil existe une relation dcoulant dune obliga-
tion suffisante pour justifier lindemnisation. Sy juxtaposent des consid-
rations de politique gnrale, savoir si lextension de lindemnisation est
souhaitable au regard de la politique sociale, conomique et juridique. Ces
dernires portent sur leffet que la reconnaissance dune obligation de dili-
gence aurait sur les autres obligations lgales, sur le systme juridique et
sur la socit en gnral78. Il est notamment propos de jauger le risque

74 Ibid.
75 2001 CSC 79, [2001] 3 RCS 537 [Cooper]. Pour des commentaires doctrinaux, voir no-
tamment Nicholas Rafferty, Developments in Contract and Tort Law: the 2001-2002
Term (2002) 18 Sup Ct L Rev (2e) 153; Lewis Klar, Foreseeability, Proximity and Pol-
icy (2001-2002) 25 : 3 Advocates Q 360; Stephen GA Pitel, A Reformulated Anns
Test for Canada (2002) 10 : 1 Tort Law Review 10; Christine J Glazer, Does Big
Brother Have a Neighbour? Regulatory Bodies and the Duty of Care (2002) Annual
Review of Civil Litigation 213.

76 Cooper, supra note 75 au para 30.
77 Les considrations relationnelles renvoient aux liens troits entre les parties, que ce
soit la prvisibilit et la proximit des parties, de nature factuelle ou circonstancielle.
On peut galement prendre en compte les attentes et la confiance qui prvalent entre
les parties.

78 Voir Cooper, supra note 75 au para 37.

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

446

dune avalanche de poursuites, ainsi que le danger dune responsabilit il-
limite.
Avec la pierre angulaire du rgime relatif la ngligence pose par
Donoghue, la cristallisation du principe du prochain par larrt Anns, et
son cislement, au Canada, dans laffaire Cooper, le devoir de prudence
est appel voluer en common law (mais diffremment, selon les sys-
tmes)79.
linstar du devoir de prudence, la causalit juridique80 (remoteness
ou proximate cause) permet de circonscrire le champ dapplication de la
responsabilit dlictuelle pour le dlit de ngligence en common law. Ce
type de causalit, qui peut se traduire par lexigence du caractre direct
du dommage dans le systme civiliste qubcois81, doit se distinguer imp-
rativement de la causalit factuelle (causation)82.
De faon gnrale, la causalit juridique est un facteur qui restreint la
porte de la responsabilit, que ce soit par la dtermination des personnes
pouvant obtenir rparation que des dommages pour lesquels un droit leur
est reconnu83. En effet, un tribunal doit conclure labsence de responsa-
bilit si le dommage est peru comme trop loign. Le dfendeur nest pas

79 Pour des commentaires portant sur lavenir du droit de la ngligence et du devoir de
prudence, voir notamment Louise Blanger-Hardy, Ngligence et obligation de dili-
gence : 40 ans dvolution (2006) 40e anniversaire RD Ottawa 27.

80 Il faut prendre soin de distinguer la causalit juridique et la causalit factuelle (causa-
tion). La causalit factuelle permet de savoir si un dommage rsulte vritablement de
lacte du dfendeur : La causalit est une expression du rapport qui doit tre constat
entre lacte dlictueux et le prjudice subi par la victime pour justifier lindemnisation
de celle-ci par lauteur de lacte dlictueux (Snell c Farrell, [1990] 2 RCS 311 la
p 326, 72 DLR (4e) 289). Le critre pour vrifier sil y a un lien de causalit suffisant
consiste jauger, selon la prpondrance des probabilits, si le prjudice serait survenu
sans lacte fautif de la partie dfenderesse. Autrement dit, net t lacte ou lomission
reprochs, le prjudice serait-il survenu?

81 Voir art 1607 CcQ. Par exemple, si les dpens constituent un chef de prjudice admis-
sible rparation (art 477 Cpc), les honoraires extrajudiciaires (art 54.4 Cpc) ne sont
pas admissibles compensation, sous rserve dun abus du droit dester en justice. Voir
Viel c Entreprises immobilires du terroir lte, [2002] RJQ 1262 aux para 76-77, 2002
RDI 241 (CA Qc).

82 Il est galement ncessaire de considrer le critre de prvisibilit en matire contrac-

tuelle (art 1613 CcQ).

83 Voir JG Fleming, Remoteness and Duty: The Control Devices in Liability for Negli-
gence (1953) 31:5 R du B can 471 la p 477; C Covac, JC Smith et Joan Rush, Out
of the Maze: Towards a Clear Understanding of the Test of Remoteness of Damages
in Negligence (1983) 61 : 3 R du B can 559.

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 447

ncessairement responsable de toutes les consquences de sa conduite. Il
doit y avoir une proximit causale84.

Plus particulirement, aux tats-Unis, lexpression contemporaine
scope of liability85 peut se juxtaposer au duty of care afin de limiter la res-
ponsabilit. Les deux mcanismes obissent nanmoins des prdicats
distincts et correspondent des sphres dapplication propres. On peut
prendre pour illustration larrt de principe Palsgraf v. Long Island Rail-
road Co86, lequel rvle une potentielle interchangeabilit des notions de
duty of care et de proximate cause ou scope of liability.
Dans cette affaire, deux voyageurs se sont lancs sur le quai au mo-
ment o un train sbranlait et, avec laide de deux employs, sont parve-
nus monter dans ce train en marche. Malgr limprudence des voya-
geurs et des employs, aucun na t bless. Toutefois, de faon involon-
taire, lun des employs a fait tomber un petit paquet envelopp de jour-
nal, que le second voyageur avait sous bras. Ce paquet contenait des arti-
fices, dont lexplosion a renvers une balance quelque distance de l et a
bless la partie demanderesse qui tait sur le quai. La question consistait
dterminer si la victime pouvait rclamer une indemnit la compagnie
de chemins de fer. La Cour dappel de New York, par une majorit de
quatre voix contre trois, lui a refus ce droit. Le juge Cardozo et la majori-
t ont envisag le problme sous langle du duty of care. Ils ont conclu
labsence de prvisibilit raisonnable et de caractre relationnel des par-
ties pour justifier la prsence dune obligation de diligence lendroit de la

84 En common law amricaine, sur la notion de proximate cause, voir W Page Keeton et al,
dir, Prosser and Keeton on The Law of Torts, 5e d, St Paul (Minnesota), West Publish-
ing, 1984 aux pp 263-72; Stuart M Speiser, Charles F Krause et Alfred W Gans, The
American Law of Torts, vol 3, St Paul (Minnesota), Thomson Reuters/West, 2008-2009
la p 51 et s; Dan B Dobbs, Paul T Hayden et Ellen M Bublick, The Law of Torts, vol 1, 2e
d, St Paul (Minnesota), West, 2011 aux pp 681-82. Voir aussi Restatement (Third) of
the Law of Torts 29-e (2005) :

Limiting liability to harm arising from the risks created by the tortious con-
duct has the virtue of relative simplicity. It also provides a more refined ana-
lytical standard than a foreseeability standard or an amorphous direct conse-
quences test. Furthermore, the standard […] imposes limits on liability by ref-
erence to the reasons for holding an actor liable for tortious conduct in the first
place. The risk standard appeals to intuitive notions of fairness and propor-
tionality by limiting liability to harms that result from risks created by the ac-
tors wrongful conduct, but for no others. It also provides sufficient flexibility
to accommodate fairness concerns raised by the specific facts of a case.

85 Un changement terminologique tend favoriser lexpression scope of liability par rap-
port celle de proximate cause. Voir Restatement (Third) of the Law of Torts 29 ([a]n
actors liability is limited to those harms that result from the risks that made the actors
conduct tortious); Dobbs, Hayden et Bublick, supra note 84 aux pp 680-81.

86 248 NY 339, 162 NE 99 (Ct App 1928) [Palsgraf]. Pour un commentaire de cet arrt,

voir par ex Tunc, supra note 46 au para 8 et s.

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

448

victime. Pour leur part, le juge Andrews et la dissidence ont privilgi la
proximate cause. Le dommage qui exige rparation est seulement celui
qui trouve dans la faute sa cause prochaine 87; en lespce, le dommage
subi ne peut tre compens.
De lexamen de ces mcanismes qui comportent chacun des avantages
propres88, des auteurs crivent ce qui suit :

Courts sometimes limit the liability of a negligent defendant by hold-
ing that the defendant owes no duty to to plaintiff, or that the de-
fendant owes only a duty not to be grossly or wantonly negligent.
Scope of liability or proximate cause rules also protect negligent de-
fendants, so the limited duty rules and the “proximate cause” rules
have something in common. In fact, some courts will use the lan-
guage of proximate cause to resolve some cases that other courts
might resolve in the language of duty. The duty and scope of liability
analyses are not, however, usefully interchangeable, even though ei-
ther might get the others result. First, whether a duty is owed is a
question of law, while the scope of liability issue is for the jury. Sec-
ond, duty rules are classically categorical and abstract; they cover a
class or category of cases, where scope of liability or proximate cause
decisions are quite fact-specific rather than categorical 89.

C. La finalit convergente du systme civiliste allemand et de la common law

canadienne : limiter le spectre de la responsabilit

En raison de son impact restrictif en matire de responsabilit dlic-
tuelle pour ngligence, il est opportun de relever un rapprochement entre
la ncessit dtablir lexistence dun duty of care en common law et la
Schutznormtheorie90 qui existe dans les systmes continentaux dorigine
almanique.
Une constante demeure entre ces systmes, domins par le souci de
limiter le champ des responsabilits. Lapprciation de la responsabilit
stricto sensu parat comme tant, thoriquement du moins, tributaire
dune condition pralable : lexistence dune relation particulire entre
lauteur et la victime en common law et une atteinte un intrt spcifi-
quement protg en droit allemand91.

87 Palsgraf, supra note 86 au para 10 puise dans Tunc, supra note 46 la p 13.
88 Voir Restatement (Third) of the Law of Torts 29-a (2005).
89 Dobbs, Hayden et Bublick, supra note 84 aux pp 690-91.
90 Voir art 823 BGB.
91 Voir Slim, Approche comparative , supra note 48 au para 21. Voir aussi Limpens,
Kruithof et Meinertzhagen, supra note 6 au para 2-83; Zweigert et Ktz, supra note 6
aux pp 605-15; David Howarth, The General Conditions of Unlawfulness dans Ar-
thur S Hartkamp et al, dir, Towards a European Civil Code, 4e d, Alphen aan den Rijn

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 449

lappui, des auteurs de lInternational Encyclopedia of Comparative
Law prcisent ceci :

Similarly, the lawyers of the COMMON LAW countries have used their
own methods to achieve practically the same results as those reached
in certain CONTINENTAL legal systems. The theory of relative liability
has reached its most spectacular development in the torts of negli-
gence and breach of statutory duty.
On the one hand, the tort of negligence does not apply to persons in
general, but applies only to those persons towards whom the person
doing the damage owed a duty of care. On the other hand, the tort of
breach of statutory duty does not confer general protection on all per-
sons against any kind of damage, but only protects those persons that
the statute in question was designed to protect, and only against the
kind of damage that the statute had in mind. Obviously this is very
similar to the GERMAN Normzwecktheorie [notes omises]92.

Certes, le droit civil allemand et la common law canadienne emploient
des mcanismes distincts, mais ceux-ci convergent vers un rsultat simi-
laire : rduire le spectre de la responsabilit. De tels outils se rvlent
travers le prisme des intrts protgs, dont la vie, lintgrit corporelle,
la sant, la libert et la proprit, dicts au premier alina de larticle
823 BGB. Ils peuvent galement se manifester par lexigence dun devoir
de prudence pour le dlit de ngligence en common law canadienne. En ef-
fet, la relativit que vhicule ce mcanisme est double; ce nest pas sans
rappeler la relativit aquilienne dans les droits dorigine almanique.
une relativit matrielle, sur les dommages viss par le devoir de pru-
dence, se juxtapose une relativit personnelle, sur les personnes protges
par ce devoir93.
Cette perspective exploratoire de la relativit aquilienne dans les sys-
tmes casuistiques allemand et de common law canadienne jette les bases
pour valuer si cette doctrine peut tre reue en droit civil du Qubec. H-
ritier de la codification napolonienne, le systme civiliste qubcois
sinscrit dans les traces du droit franais de la responsabilit civile et de
sa tradition essentiellement conceptualiste94.

(Pays-Bas), Nijmegen (Pays-Bas); Kluwer Law International, Lars Aequi Libri, 2011,
845 aux pp 845-46; van Dam, supra note 6 aux pp 142-43.

92 Limpens, Kruithof et Meinertzhagen, supra note 6 au para 2-145.
93 Nous avons trait pralablement de la distinction entre la relativit matrielle, qui vise
les types de prjudice rparable, et la relativit personnelle, qui cible les personnes ad-
mises demander rparation. Voir supra note 18.

94 Voir Jean Pineau et Monique Ouellette, Thorie de la responsabilit civile, 2e d, Mon-

tral, Thmis, 1980 aux pp 41-42 :

Comment savoir si tel acte est rprhensible ou non? On pourrait imaginer
que le lgislateur dresse une liste de ces actes quil estime rprhensibles :

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

450

Le principe gnral demeure, comme lnonce Portalis : Loffice de la
loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes gnrales du droit :
dtablir des principes fconds en consquences, et non de descendre dans
le dtail des questions qui peuvent natre sur chaque matire 95. On ac-
corde une large place aux concepts gnraux, souples, plastiques, au con-
tenu variable et destins se moduler selon les circonstances mouvantes
de la vie sociale. Dailleurs, lnonc gnral demeure un palladium
contre linflexibilit de la casuistique 96.
On peut questionner ladquation du systme juridique civiliste qu-
bcois la technique conceptualiste qui contribue ou non sa reconnais-
sance : y a-t-il une incompatibilit catgorique entre la technique casuis-
tique et la technique conceptualiste propre compliquer la rception de
cette doctrine qui opre par lillicit? linstar de David Howarth, il est
possible de sinterroger : How can a Code escape this dilemma: either use a
concept such as unlawfulness and risk meaninglessness or inflexibility, or
refuse to use such a concept and risk incoherence or deception?97

Il ne faut pas abdiquer nanmoins devant le schisme entre les tech-
niques lgislatives conceptualiste et casuistique qui structurent les sys-
tmes juridiques98, lesquels ne sont pas totalement tanches. Face une
inflation des prjudices rparables, des forces de contraction (dans les sys-
tmes conceptualistes) et des forces dexpansion (dans les systmes ca-
suistiques) sont luvre.

cest ce qua connu le droit romain. Seul le prjudice rsultant dun acte figu-
rant dans la liste pourrait faire lobjet dune rparation. […]
Mais on peut aussi concevoir lnonc dun principe gnral, dun critre g-
nral de distinction entre lacte qui est rprhensible et celui qui ne lest pas.
Cest le systme choisi par le lgislateur franais, puis le lgislateur qub-
cois : sera rparable le dommage rsultant dun acte fautif de la part de son
auteur. En dautres termes, lauteur dun dommage naura lobligation de r-
parer que si le dommage est le rsultat de sa faute.

95 Jean-tienne-Marie Portalis, Discours prliminaire du premier projet de Code civil, Pa-

ris, Confluences, 1999 la p 19.

96 Voir Lasserre-Kiesow, supra note 45 la p 364.
97 Howarth, supra note 91 la p 879.
98 On peut prendre pour exemple une confrontation de lunit de la responsabilit civile et
de la pluralit des dlits en common law. Voir Pierre Catala et John Antony Weir, De-
lict And Torts: a Study in Parallel (1965) 39 : 4 Tul L Rev 701 la p 781 :

The systems look very different […]. In France the law is laid out as a gloss on
a central text, and a rule is found as easily and pleasantly as a flower in a
formal garden set out along the path of principle. Not so in England, where
one has to hack a way through a jungle of torts to find the relevant rule; once
found, however, it is easier to apply, since it is at a lower level of abstraction.

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 451

Si une limitation des indemnisations par ladoption dune liste des in-
trts protgs apparat notamment comme un facteur dordre, il est tou-
tefois possible de relever une perte dunit de la responsabilit, dun prin-
cipe directeur.
Devant le parti pris dindiffrence postul lgard de la nature du
dommage ou de lidentit de la victime en droit civil qubcois, on peut
sinterroger sur un inflchissement de la technique conceptualiste, sans
pourtant prononcer son dclin. De fait, le principe gnral dict larticle
1457 CcQ et son approche unitaire sont temprs par lexistence de cer-
tains facteurs propres restreindre le champ dapplication de la respon-
sabilit civile.

III. Pour une reconnaissance de la relativit aquilienne dans le systme

civiliste qubcois?

Dentre de jeu, il convient de sonder la volont de faire appel la
thorie de la relativit aquilienne en droit qubcois de la responsabilit
civile (A). Il sagit plus dune prfrence culturelle que dun problme
technique : est-il opportun dadmettre de faon librale un catalogue vaste
de dommages ou de favoriser une attitude plus pragmatique? Le cas
chant, il faut valuer la technique adopter afin de circonscrire les cas
dapplication de la responsabilit (B).

A. La volont dadopter une conception relative de la responsabilit

Dans le domaine extracontractuel, le principe gnral qui encadre la
conduite de tout individu sexprime lalina premier de larticle
1457 CcQ : Toute personne a le devoir de respecter les rgles de conduite
qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, simposent elle, de
manire ne pas causer de prjudice autrui . On peut proposer deux
lectures qui apparaissent quipollentes a priori, bien quelles divergent se-
lon que laccent est plac sur le comportement ou le prjudice : toute
personne a le devoir de bonne conduite de manire ne pas causer de
dommage autrui et toute personne a le devoir de ne pas causer de
dommage autrui par sa bonne conduite .

Larticle 1457 CcQ dicte une clause gnrale de responsabilit civile
pour son fait personnel99. La rgle suivant laquelle tout ce qui nest pas

99 Pour une double acception de la responsabilit civile extracontractuelle envisage
comme une responsabilitsource et une responsabilitsanction , voir Serge
Gaudet et Jean Pineau, La responsabilit lgale : face cache de la responsabilit ex-
tracontractuelle dans Benot Moore, dir, Mlanges Jean-Louis Baudouin, Cowansville
(Qc), Yvon Blais, 2012, 751 aux pp 756-61.

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

452

explicitement interdit est permis ne trouve pas application. Il nest pas
question, en effet, denvisager le droit de la responsabilit civile comme un
ensemble de rgles qui protgent certains droits ou intrts lexclusion
dautres. Une hsitation sur la hirarchie des intrts protger ou en-
core un parti pris dindiffrence lgard de la nature du dommage tient
la formulation large de la disposition lgislative.

Il sagit dune approche unitaire qui conduit protger tous les droits
et les intrts; elle repousse toute diffrenciation entre les prjudices sur
la base du principe de la rparation intgrale100. Une conception large du
dommage domine, sous rserve des caractres requis ladmissibilit du
prjudice101.
En droit qubcois, on peut relever nanmoins une politique de protec-
tion de la personne humaine sur les plans physique et moral102. Une pro-
tection renforce de certains intrts prvaut en ce sens. Si lon sonde la
substance du prjudice et lexamen des droits et intrts en prsence, il
est possible de signaler que lintgrit physique et psychique reprsente
une valeur primordiale prserver103. Larticle 3 CcQ renvoie la vie,

100 Voir art 1611, al 1 CcQ. Pour une ritration du principe de la rparation intgrale, qui
exige que lauteur de la faute prenne la victime dans ltat dans lequel elle se trouvait
au moment o le dommage a t caus (thin skull rule), voir notamment DL c RLa, suc-
cession, 2010 QCCS 2077, [2010] RRA 677. Voir la critique formule dans Daniel
Jutras, Civil Law and Pure Economic Loss: What Are We Missing ? (1986-87) 12 : 3
Can Bus LJ 295 aux pp 310-11.

101 Ce nest pas le contenu du dommage que le lgislateur qubcois circonscrit, mais bien
les conditions de son apprciation pour tre admissible rparation (voir art 1607 et s
CcQ).

102 Voir Jean Pineau, La philosophie gnrale du nouveau Code civil du Qubec (1992)

71 : 3 R du B can 423 aux pp 434-35 :

Il ne fait aucun doute que la primaut de la personne est une proccupation
majeure : le livre premier, consacr aux Personnes , est prcd de la dis-
position prliminaire qui rfre la Charte des droits et liberts de la per-
sonne, avec laquelle le Code se veut tre en harmonie. Il ny avait donc pas
lieu de rpter, dans le Code, toutes les dispositions de la Charte, mme sil
fut jug utile den reprendre certaines, telles celles qui reconnaissent les
droits de la personnalit : droit la vie, linviolabilit et lintgrit de la
personne […] [notes omises].

103 Il faut signaler lincidence des rgimes spciaux dindemnisation sur la rparation du
dommage corporel. Par exemple, la Loi sur lassurance automobile, LRQ c A-25 [LAA],
distingue lindemnisation du prjudice corporel (larticle 2 dfinit le prjudice corporel
comme suit : Tout prjudice corporel dordre physique ou psychique dune victime y
compris le dcs, qui lui est caus dans un accident, ainsi que les dommages aux vte-
ments que porte la victime ) de celle du prjudice matriel (larticle 84.1 dfinit le pr-
judice matriel comme suit : Est un prjudice matriel, pour lapplication du prsent
titre, tout dommage caus dans un accident une automobile ou un autre bien ).
Seul le premier type de prjudice est garanti sur la base dune collectivisation des
risques dans la socit qubcoise.

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 453

linviolabilit et lintgrit de toute personne. Le lgislateur qubcois
soumet les prjudices corporel104 et moral des rgles particulires afin
den assurer la rparation et daffirmer limportance de la victime. Cest le
cas notamment du second alina de larticle 1474 CcQ quant labsence
de tout effet confr une clause de non-responsabilit pour le prjudice
physique ou moral subi par une victime. Il en va de mme pour larticle
2930 CcQ relatif la prescription triennale pour le prjudice corporel105, et
mme moral selon Montral (Ville de) c. Tarquini106. Aussi, seul le prju-
dice corporel doit tre actualis en vertu de larticle 1614 CcQ.
Par ailleurs, en raison de la gnralit de larticle 1457 CcQ, le lgisla-

teur nopre pas de discrimination entre les personnes protges. Il sagit
dun devoir erga omnes : nimporte qui peut invoquer le bnfice dune
obligation de rparation du dommage caus si les autres lments consti-
tutifs de la responsabilit civile sont tablis. Toutes les victimes dun acte
dommageable sont loges sur le mme plan, sans prise en considration
de leurs relations antrieures avec lauteur du dommage ou de leur
proximit avec celui-ci, comme cest le cas dans la common law cana-
dienne107. Linterprtation large du cercle des victimes potentielles a mis
fin une controverse portant sur la notion d autrui qui a irrigu de
nombreux dveloppements doctrinaux108 et dbats jurisprudentiels109 sous

104 Pour une dfinition du prjudice corporel, voir Daniel Gardner, Le prjudice corporel, 3e
d, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2009 au para 17 : [L]e prjudice corporel rsulte
dune atteinte lintgrit physique ou psychique de la personne avec toutes ses cons-
quences, pcuniaires et non pcuniaires, tant pour elle-mme que pour les victimes par
ricochet .

105 Larticle 2930 CcQ a pour effet de neutraliser les courtes prescriptions et les avis en ma-
tire municipale. Voir la Loi sur les cits et villes, LRQ c C-19, art 585(5), 586; Dor c
Verdun (Ville de), [1997] 2 RCS 862, 150 DLR (4e) 385. Voir aussi Gardner, supra note
104 aux para 29-30.

106 [2001] RJQ 1405, [2001] RRA 624 (CA). Voir aussi Gardner, supra note 104 au para 20.
107 Voir Jutras, supra note 100 la p 306.
108 titre indicatif, voir Denyse Fortin et Yves Caron, Sens et porte du mot autrui
dans larticle 1053 du Code civil (1959-1960) 10 RJT (1e) 105; Ernest Caparros et
Pierre Simard, Le mot autrui de larticle 1053 : le dbat est toujours ouvert (1965-
1966) 7 : 1 C de D 73; Chteauguay Perreault, Qui est autrui? (1966) 26 : 1 R du B
368; David Cayne, Queen v. Sylvain: The Meaning of Damage (1967) 13 : 2 RD
McGill 345; Ann Robinson, Le sens du mot autrui dans larticle 1053 du Code civil et
laffaire Regent Taxi (1978) 19 : 3 C de D 677.

109 Voir Regent Taxi & Transport Co c Congrgation des Petits Frres de Marie, [1929] RCS
650, [1930] 2 DLR 353 inf pour dautres motifs (dont la prescription) par Regent Taxi
and Transport Co v Congrgation des Petits Frres de Marie [1932] AC 295, [1932] 2
DLR 70 (HL (Eng)). Les juges majoritaires opinent pour un sens large lexpression
autrui . En revanche, les juges minoritaires dissidents, Mignault et Rinfret, renvoient
un sens troit lexpression autrui . Sur une remise en cause de lorientation majo-
ritaire suivie dans Regent Taxi, voir notamment R c Sylvain, [1965] RCS 164, 52

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

454

lempire du Code civil du Bas-Canada110. Larticle 1056 CcBC prvoyait
quen cas de dcs, seuls le conjoint, les ascendants et les descendants de
la victime pouvaient poursuivre lintrieur dun dlai dune anne;
lexclusion de ces individus nommment dsigns, aucune autre personne
ne pouvait intenter daction raison dun dcs.
Le lgislateur qubcois, larticle 1607 CcQ, interprte dsormais de

faon large et librale le terme autrui , qui stend toute personne qui
subit ou souffre un prjudice direct et immdiat. Tant la victime imm-
diate que celle par ricochet peuvent rclamer des dommages, sous rserve,
pour cette dernire, de dmontrer que son prjudice est une suite directe
et immdiate du premier prjudice caus. Devant une interprtation large
de la notion d autrui affirme par le Code civil du Qubec, on roriente
le dbat. Son point dancrage ne rside plus dans lexamen de ltendue du
mot autrui , mais se situe dans lanalyse du caractre direct du prju-
dice et du lien de causalit111.
Devant cette gnralit reconnue en droit civil qubcois de la respon-
sabilit extracontractuelle portant sur le dommage rparable et les vic-
times potentielles, il est permis de sinterroger : le droit de la responsabili-
t civile ncessite-t-il une restructuration interne? Nous sommes davis
que la clause gnrale de responsabilit demeure une forme normative
conserver. Il sagit dailleurs, selon Pierre Wessner et Bndict Winiger,
du point le plus fort qui unit la responsabilit moderne 112. Dune part,
face lvolution rapide des technologies qui sous-tend une multiplication

DLR (2e) 607; Overnite Express Ltd c Beaudoin, [1971] CA 774 (disponible sur Azimut).
Sur une raffirmation du principe majoritaire dans Regent Taxi, voir notamment Hpi-
tal Notre-Dame de lEsprance et Thoret c Laurent, [1978] 1 RCS 605, 17 NR 593. Sur
une ritration rcente du principe, voir Magasins rayons Peoples inc (Syndic de) c
Wise, 2004 CSC 68 au para 56, [2004] 3 RCS 461.

110 Le problme rsidait essentiellement sur linterprtation large ou restrictive de ce
terme contenu larticle 1053 CcBC, lequel dictait une rgle gnrale de responsabilit
civile pour le dommage caus autrui.

111 Voir Baudouin et Deslauriers, supra note 42 au para 1-327 et 1-332. En ce sens, voir
Louis Baudouin, Le droit civil de la Province de Qubec : Modle vivant de Droit compa-
r, Montral, Wilson et Lafleur, 1953 la p 831; Claude Masse, Cours de responsabilit
civile dlictuelle, Montral, Groupe de recherche en jurimtrie, Facult de droit, Univer-
sit de Montral, 1976 la p 103; Pineau et Ouellette, supra note 94 la p 21 et s; Pa-
trice Deslauriers, Le prjudice comme condition de responsabilit dans Lise Trem-
blay et Jocelyne Tremblay, dir, Collection de droit 2010-2011, vol 4, Cowansville (Qc),
Yvon Blais, 2010, 149 aux pp 149-151.

112 Pierre Wessner et Bndict Winiger, La faute et les intrts protgs , Srie de smi-
naires sur les droits nationaux et projets europens en matire de responsabilit ci-
vile sous le thme Colloque de clture , prsente au Groupe de recherche europen
sur la responsabilit civile et lassurance, 13 mai 2011 la p 12 [non publie], en ligne :
.

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 455

et une aggravation des risques, elle constitue un instrument souple pour
parer les nouveaux risques113. Dautre part, elle fournit une solution et
permet une certaine sensibilisation de nouvelles formes de dommages et
des intrts mergents qui mritent la protection du droit114.

La discussion peut sorienter par consquent autour du degr de gn-
ralit requis. Est-on prt une nouvelle gnration de normativit en
responsabilit civile, qui est plus explicite que les codes actuels et propose
une densit normative plus leve 115? En ce sens, on peut sinspirer des
propos de Bndict Winiger formuls comme suit :

Ce mouvement damplification du nombre de normes na rien
dtonnant, puisque le lgislateur daujourdhui est charg de faire
entrer dans le code la jurisprudence et la doctrine qui se sont conso-
lides au fil du temps autour des codes en vigueur. On peut regretter
les codes courts qui, de ce fait mme, nont pas besoin dune vritable
structure. Mais, il nest probablement pas raliste de penser que
nous puissions continuer grer la responsabilit moderne avec des
codes parcimonieux, moins daccepter que nous passions silencieu-
sement dun systme codifi un systme jurisprudentiel plus
proche de la case law anglo-saxonne116.

Il semble opportun de combiner les avantages respectifs des approches
gnrale et particulire afin de prciser les dispositions relatives la res-
ponsabilit civile. De fait, on peut amnager une place la notion
dintrts protgs tout en prservant, non seulement la lettre, mais sur-
tout lesprit dune clause gnrale de responsabilit117.

Le caractre gnreux dune norme de responsabilit peut prsenter
nanmoins un certain danger. Il importe alors dexaminer les instruments
dvelopps par le droit civil qubcois de la responsabilit qui en circons-
crivent la porte. Le systme qubcois nest pas impermable certains
inflchissements qui pourraient en corriger les excs. Tout tient ici dans
la manire dadapter les rgles de la responsabilit civile aux ncessits
de la vie sociale, sinon de la dlimiter ou de la maintenir dans des limites
raisonnables.
Il sagit dune question de perspective. Il est permis de confiner cette

interrogation au bien-fond de lide de base de la thorie de la relativit
aquilienne, savoir limiter lindemnisation des victimes : est-il juste de
priver une victime de lindemnisation de son dommage en fonction de la

113 Ibid.
114 Voir Viney, supra note 2 la p 5.
115 Winiger, Les intrts protgs , supra note 23 la p 9.
116 Ibid.
117 Voir Slim, Intrts protgs , supra note 8 au para 20.

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

456

porte, par ailleurs incertaine, de la norme juridique viole? Le droit qu-
bcois de la responsabilit civile extracontractuelle personnelle est fidle
la thorie classique fonde sur le triptyque faute lien de causalit
prjudice . Cest la victime de dmontrer en principe ces lments dont
la preuve comporte certes des difficults, sans parler du cot (et des frais
y relis, dont la ncessit de dsigner un expert dans certains cas) et de la
lenteur inhrente un procs en responsabilit civile.

B. La technique adopter pour favoriser une conception relative de la

responsabilit

Outre la dtermination des instruments pour rguler lextension de la
responsabilit civile dont use et dispose le droit civil qubcois (1), on peut
sattarder sur lidentit de lagent charg de les mettre en uvre (2).

1. Les mcanismes propres circonscrire les cas dapplication de la

responsabilit civile

La reconnaissance du concept dillicit mrite une attention particu-
lire, car il permet dassortir la gnralit postule une liste minimale
non limitative de droits ou dintrts protgs (a). Par ailleurs, la protec-
tion contre les possibles drives indemnitaires peut tre ralise par
linstrumentalisation des notions de dommage et de causalit. La dfini-
tion des intrts protgs peut passer, dans la pratique, autant par la no-
tion de dommage, que par celle du lien causal (b).

a. Lmergence de la notion dillicit en droit de la responsabilit

civile

Dentre de jeu, il est permis de signaler deux procds distincts, utili-
ss par les groupes qui uvrent sur lharmonisation du droit europen de
la responsabilit civile, le Draft Common Frame of Reference118 et les Prin-
ciples of European Tort Law119, qui limitent la sphre de la responsabilit
eu gard aux intrts qui mritent une protection.

La voie trace par le Draft Common Frame of Reference combine une
clause gnrale quelque peu occulte (flexible provision)120 avec une num-

118 DCFR, supra note 11.
119 PETL, supra note 10.
120 DCFR, supra note 11, art 2:101(1)(c) : Loss, whether economic or non-economic, or injury
is legally relevant damage if: […] the loss or injury results from a violation of an interest
worthy of legal protection .

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 457

ration dtaille de formes diffrentes de dommage (guide-line)121, que ce
soit des atteintes corporelles et de certaines consquences pcuniaires, des
atteintes la dignit, la libert et la vie prive. Cette numration
constitue une sorte de rpertoire des dommages gnralement admis dans
les jurisprudences europennes. Au titre des obstacles, on peut souligner
limpossibilit dune liste normative exhaustive et lcueil dune numra-
tion dtaille.
Quant aux Principles of European Tort Law, ceux-ci dessinent le p-
rimtre de la responsabilit civile sur la base dune hirarchisation des in-
trts protgs en fonction de la nature du bien atteint122, tributaire de
limportance accorde par lordre juridique, en loccurrence par le lgisla-
teur lui-mme, dans une socit donne divers moments de son histoire.
Si la vie, lintgrit corporelle ou mentale, ou la libert jouissent de la pro-
tection la plus tendue, les droits de proprit bnficient dune protection
tendue, alors que la protection des intrts conomiques ou des relations
contractuelles peut tre dtendue plus limite. Nayant pas vocation
lexhaustivit, aucun intrt nest exclu a priori de la protection123. En cas
de conflit entre les intrts de lauteur du dommage et ceux de la victime,
le juge doit soupeser et comparer les valeurs contradictoires afin de dci-
der quel intrt mrite une protection suprieure. Dans un tel systme,
tous les droits et tous les intrts ne reoivent pas la mme protection par
les rgles de la responsabilit civile; une diffrenciation entre les intrts
prvaut. Ceci fait en sorte de modeler lintervention du droit de la respon-
sabilit civile et le degr de cette intervention.
Est-il possible dimporter lune ou lautre de ces solutions en droit civil
qubcois? Cette interrogation commande dabord de dgager le concept
dillicit; ensuite, de combiner lillicite une liste minimale non exhaus-
tive de situations particulires.

121 Ibid, art 2:101-2:211. Il sagit galement des pertes dues la communication dune
fausse information, ou la confiance place dans un avis ou une communication incor-
recte; de latteinte lactivit conomique ou professionnelle dautrui; des charges as-
sumes par ltat la suite dune atteinte lenvironnement; des pertes causes par
une dclaration frauduleuse ou de lencouragement la non-excution dune obligation
contracte par un tiers.

122 Le prjudice rparable est celui qui consiste en une atteinte matrielle ou immatrielle
un intrt juridiquement protg (PETL, supra note 10, art 2:101). Ltendue de la
protection dun intrt dpend de sa nature; plus sa valeur est leve, sa dfinition pr-
cise et la ncessit de le protger vidente, plus sa protection sera tendue (ibid, art
2:102(1)).

123 Le juge peut exiger la rparation de tout dommage qui remplit les conditions de la
clause gnrale : A person to whom damage to another is legally attributed is liable to
compensate that damage (ibid, art 1:101(1)).

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

458

Au Qubec, on peut relever lexistence (occulte) de lillicit lalina
premier de larticle 1457 CcQ124 comme un manquement au devoir de res-
pecter les rgles de conduite de manire ne pas causer de prjudice
autrui125. Il faut dissocier cet lment de la faute, dicte lalina deu-
xime de 1457 CcQ, laquelle rsulte dune alliance de lillicit man-
quement un devoir de conduite et de limputabilit facult de dis-
cernement126.
Une fois la prsence de lillicit signale, une rflexion peut sengager
sur la place lui accorder : comme condition de la responsabilit civile ou
comme condition de la faute? Nous privilgions la seconde proposition.
Dailleurs, dans le systme juridique franais, la notion dillicite est un
lment constitutif de la faute civile elle intgre la faute pour mieux la
qualifier 127, voire mme jusqu la subsumer sous la terminologie de
faute objective 128, cartant du coup llment dimputabilit. Le projet
Catala, son article 1340, en remplacement de la clausula generalis for-
mule larticle 1382 du Code civil franais, pose un jalon vers une re-
connaissance de lillicit. Larticle 1340 se prsente comme une annonce
des dispositions relatives la responsabilit civile et son alina premier
dicte ce qui suit : Tout fait illicite ou anormal ayant caus un dommage
autrui oblige celui qui il est imputable le rparer 129.

124 Il convient de ritrer sa teneur : Toute personne a le devoir de respecter les rgles de
conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, simposent elle, de ma-
nire ne pas causer de prjudice autrui (1457, al 1 CcQ).

125 Voir Marive Lacroix, Le fait gnrateur de responsabilit civile extracontractuelle
personnelle : continuum de lillicit la faute simple au regard de larticle 1457 C.c.Q.
(2012) 46 : 1 RJT 25.

126 La faute correspond au manquement un devoir de bonne conduite par un individu et
sa capacit de discernement. En dautres termes, la faute est la violation dun devoir
de civilit qui rsulte dun comportement imputable un individu. Larticle 1457, al 2
CcQ se lit comme suit : [Une personne] est, lorsquelle est doue de raison et quelle
manque ce devoir, responsable du prjudice quelle cause par cette faute autrui et
tenue de rparer ce prjudice, quil soit corporel, moral ou matriel .

127 Voir Genevive Viney et Patrice Jourdain, Trait de droit civil : Les conditions de la res-

ponsabilit civile, Paris, LGDJ, 2008 la p 367 et s.

128 Il convient de distinguer la responsabilit objective de la faute objective . ce su-
jet, voir notamment Henri Mazeaud, La faute objective et la responsabilit sans
faute , (1985) D ch 13; Henri Mazeaud et al, Leons de droit civil, t 2, vol 1, 9e d, Fran-
ois Chabas, dir, Paris, Montchrestien, 1998 aux pp 457-58.

129 Lemploi de lexpression fait illicite ou anormal rfre de manire explicite lillicit
ou lanormalit et peut fonder des cas de responsabilit civile. Il sagit nanmoins dun
simple texte introductif, dpourvu de vocation normative propre (France, Ministre de
la justice, Avant-projet de rforme du droit des obligations et de la prescription, Paris, La
Documentation franaise, 2006 la p 171). Par extension, voir Bndicte Fauvargue-
Cosson et Denis Mazeaud, Lavant-projet franais de rforme du droit des obligations
et du droit de la prescription (2006) 11 : 1 Rev DU 103; Eric Descheemaeker, La dua-

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 459

En tant que concept matriel et objectif, lillicit est la contravention
un devoir de bon comportement, une norme de civilit130. Il connote le
standard de conduite attendu de chacun. En ce sens, lillicit permet
desquisser le cadre des rgles normatives applicables la responsabilit
civile 131. lalina premier de larticle 1457 CcQ, le lgislateur qubcois
dicte certaines sources o puiser les normes : dans la loi, les usages, les
principes qui irriguent lordre public et les bonnes murs, et mme les
rgles morales lmentaires. Afin de savoir si un acte dommageable est il-
licite et donne lieu une obligation de rparation, le juge se rfre ce ca-
talogue. La violation dune norme du Code civil permet loctroi de dom-
mages-intrts, la diffrence, par exemple, de la simple transgression
des rgles de politesse132.
De faon incidente, il est opportun de se questionner sur linterrelation
entre la norme de conduite civile devoir de prudence et de diligence
et la norme lgale ou rglementaire : la violation dune norme statutaire
entrane-t-elle de facto un cas de responsabilit civile133?

lit des torts en droit franais : Dlits, quasi-dlits et la notion de faute (2010) 3 RTD
Civ 435.

130 Il faut prendre garde de ne pas confondre les qualificatifs illicite et illgal , le pre-
mier tant plus englobant une contravention une norme qui provient des appareils
tatiques, mais aussi judiciaires et coutumiers que le second une transgression de
la loi. Pour une distinction entre la norme et la loi, voir notamment Christophe
Grzegorczyk et Tomasz Studnicki, Les rapports entre la norme et la disposition l-
gale dans Archives de philosophie du droit : Le langage du droit, t 19, Paris, Sirey,
1974, 243; Paul Amselek, Norme et loi dans Archives de philosophie du droit : La loi,
t 25, Paris, Sirey, 1980, 89; Mark van Hoecke, Comment les normes juridiques sont-
elles formules dans les textes lgislatifs? dans Lon Ingber et Patrick Vassart, dir, Le
langage du droit, Bruxelles, ditions Nemesis, 1991, 107; Henri Volken, Loi, norme,
logique (1996) 104 Revue europenne des sciences sociales 171.

131 Winiger, Les intrts protgs , supra note 23 la p 6.
132 Ibid. Voir aussi Philippe Pierre, La place de la responsabilit objective : notion et rle
de la faute en droit franais , Srie de sminaires sur les droits nationaux et projets
europens en matire de responsabilit civile sous le thme La place de la responsabi-
lit objective , prsente au Groupe de recherche europen sur la responsabilit civile
et lassurance, 27 et 28 novembre 2009 [non publie], en ligne : .

133 Il faut carter deux sources de responsabilit civile qui ne sont pas pertinentes au re-
gard de ce problme, soit la faute intentionnelle et les lois qui imposent des normes de
conduite et dictent, en cas de violation de celles-ci, des sanctions civiles en plus de
sanctions pnales. En ce sens, voir Pierre-Gabriel Jobin, La violation dune loi ou dun
rglement entrane-t-elle la responsabilit civile? (1984) 44 : 1 R du B 222 aux pp 223-
24.

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

460

Dans larrt de principe Morin c. Blais134, le juge Beetz, pour la majori-
t, est davis que la transgression de dispositions rglementaires de la cir-
culation135, qui expriment des normes lmentaires de prudence, constitue
une faute civile136. Le non-respect dune loi nemporte pas de plein droit
une responsabilit civile de lagent; il faut que la rgle lgislative nonce
une norme lmentaire de prudence, que la violation de la norme soit cau-
sale au dommage et que cette transgression soit suivie immdiatement du
prjudice que la norme cherche prvenir137. Selon une interprtation de
lorthodoxie dominante, lorsque la norme exprime une rgle de prudence
lmentaire, elle cre une prsomption contre son auteur selon laquelle il
a adopt une conduite fautive, du fait de son non-respect138. Larrt Ci-
ment du Saint-Laurent inc c. Barrette139 semble confirmer une telle com-

134 [1977] 1 RCS 570, 17 NR 241. Les faits de lespce renvoient un accident de la circula-
tion entre des vhicules routiers : celui lavant, un tracteur, ntait pas muni dun des
feux rouges rglementaires larrire. Il a t heurt par un autre vhicule qui le sui-
vait vive allure.

135 De telles dispositions sur la circulation automobile se proccupent de la scurit des

personnes ou des biens.

136 Morin c Blais, supra note 134 aux pp 579-80 : La simple contravention une disposi-
tion rglementaire nengage pas la responsabilit civile du dlinquant si elle ne cause
de prjudice personne. Mais un bon nombre de ces dispositions concernant la circu-
lation expriment, tout en les rglementant, des normes lmentaires de prudence. Y
contrevenir est une faute civile .

137 Ibid aux pp 579-80.
138 Baudouin et Deslauriers, supra note 42, au para 1-188. Contra Jobin, supra note 133

la p 227 :

[D]s que le tribunal est arriv la conclusion que la disposition nonce une
norme lmentaire de prudence, il doit se limiter vrifier si, dans les faits,
lauteur la viole; en prsence de la violation dune telle disposition, le tribu-
nal ne peut pas se demander si lauteur, tout de mme, na pas agi comme
une personne prudente et raisonnable et le tribunal doit conclure faute.

Sur limpact de larrt Morin c Blais, supra note 134 sur la jurisprudence qubcoise
postrieure, voir Odette Jobin-Laberge, Norme, infraction et faute civile dans Dve-
loppements rcents en dontologie, droit professionnel et disciplinaire, vol 137, Cowans-
ville (Qc), Yvon Blais, 2000, 31 aux pp 34-35; Nathalie Vzina, Du phnomne de pol-
lution lumineuse appliqu lobservation des astres jurisprudentiels : Responsabilit
objective, responsabilit subjective et larrt Ciment du Saint-Laurent dans Gnrosa
Bras Miranda et Benot Moore, dir, Mlanges Adrian Popovici : Les couleurs du droit,
Montral, Thmis, 357 la p 369 et s.

139 Ciment du Saint-Laurent inc c Barrette, 2008 CSC 64 au para 34, [2008] 3 RCS 392,

juge LeBel et juge Deschamps :

En droit civil qubcois, la violation dune norme lgislative ne constitue pas
en soi une faute civile. Il faut encore quune infraction prvue par un texte de
loi constitue aussi une violation de la norme de comportement de la personne
raisonnable au sens du rgime gnral de responsabilit civile de lart. 1457
C.c.Q. La norme de la faute civile correspond une obligation de moyens. Par
consquent, il sagira de dterminer si une ngligence ou imprudence est sur-

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 461

prhension et nonce que le respect de normes techniques, bien que mi-
nimales, nest pas synonyme dabsence de toute faute ou de ngligence.
Un avantage existe reconnatre explicitement lillicit dans la
clause gnrale de responsabilit civile, au premier alina de larticle
1457 CcQ, et il semble prfrable de lui donner un statut clair dans la loi.
Il ne parat pas souhaitable docculter un concept qui joue un rle central
et fdrateur de la responsabilit. Le taire reviendrait lguer la doc-
trine et la jurisprudence une charge inutile dinterprtation140. Par ail-
leurs, lexprience de deux millnaires dmontre, selon Bndict Winiger,
que lillicit est un lment essentiel de la responsabilit civile :
Lillicit est un des termes de la responsabilit civile qui se retrouve
dans toutes les traditions juridiques europennes. Explicitement
dans les unes et implicitement dans les autres. Le droit anglo-saxon
ne fait dailleurs pas dexception cette rgle. Tout au long du 19e
sicle, les jurisprudences et doctrines anglaise et amricaine ont
structur la responsabilit civile autour du damnum iniuria et culpa
datum romain dont elles ont mme trs largement conserv la ter-
minologie latine141.

Sur la base dune reconnaissance expresse du concept dillicit, on
pourrait assortir laffirmation de ce fondement gnral une liste mini-
male non limitative de droits ou dintrts protgs. Une lecture conju-
gue du Code civil du Qubec et de la Charte des droits et liberts de la
personne (Charte qubcoise)142 permettrait de pallier ce silence lgisla-
tif 143 . Il suffirait de combiner les formules contenues dans larticle
1457 CcQ et dans larticle 49 de la Charte qubcoise. Une telle compl-
mentarit prsenterait sans conteste le bnfice dune prcision du devoir
de respecter les rgles de conduite en conformit avec les droits et liberts
fondamentaux prvus la Charte qubcoise.

Lalina premier de larticle 49 de la Charte qubcoise dicte une rgle
fondamentale, dont le contenu demeure aussi large quenglobant : Une
atteinte illicite un droit ou une libert reconnu par la prsente Charte
confre la victime le droit dobtenir la cessation de cette atteinte et la
rparation du prjudice moral ou matriel qui en rsulte . Sur la base de

venue, eu gard aux circonstances particulires de chaque geste ou conduite
faisant lobjet dun litige. Cette rgle sapplique lvaluation de la nature et
des consquences dune violation dune norme lgislative [notes omises].

140 Voir Winiger, Les intrts protgs , supra note 23 la p 7.
141 Ibid.
142 Charte des droits et liberts de la personne, LRQ c C-12 [Charte qubcoise].
143 Voir Disposition prliminaire CcQ.

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

462

sa dissociation du rgime de droit commun de la responsabilit civile144, on
aurait avantage dtailler les droits en question, soit les droits et liberts
fondamentaux145, les droits politiques146, les droits judiciaires147, les droits
conomiques et sociaux148. Quelque peu prcise, on pourrait lire cette
disposition ainsi : Une atteinte illicite un droit ou une libert [tel le
droit la vie, la sret, lintgrit, la dignit, la libre disposition de
ses biens et la libert de sa personne] confre la victime le droit
dobtenir la cessation de cette atteinte et la rparation du prjudice moral
ou matriel qui en rsulte 149. Cette nomenclature des droits protgs au-
rait une valeur indicative en droit qubcois, sans restreindre pour autant
le champ de la responsabilit civile.
Outre une numration de situations potentiellement illicites qui as-
sortit les principes gnraux dicts aux alinas premiers des articles
1457 CcQ et 49 de la Charte qubcoise, il convient de sattarder sur le

144 de Montigny c Brossard, succession, 2010 CSC 51 au para 44, [2010] 3 RCS 64, juge Le-

Bel :

Le concept dacte illicite, sur lequel repose lart. 49, se confond souvent avec
celui de faute civile. En consquence, dans ces situations, les indemnits pos-
sibles en vertu de ces deux rgimes samalgament et ne pourraient tre ac-
cordes distinctement. Autrement, on doublerait lindemnisation pour les
mmes actes. Cependant, cette concidence des recours nest pas toujours
parfaite. En raison de la finalit particulire du recours quil prvoit, lart. 49,
al. 2 peut, en effet, viser des actes et des conduites qui ne cadrent pas avec la
notion de faute civile, ne tombant pas ainsi dans le domaine dapplication du
rgime gnral de responsabilit civile du Qubec. Lautonomie de ce recours
ressort aussi bien du texte de lart. 49 que des finalits distinctes de la mise
en uvre de la Charte, ainsi que de la ncessit de laisser celle-ci toute la
souplesse ncessaire la conception des mesures de rparation adaptes aux
situations concrtes.

Voir aussi Michle Rivet et Manon Montpetit, Lincorporation doctrinaire des l-
ments constitutifs de responsabilit civile dans lanalyse de la Charte qubcoise : D-
rives conceptuelles dans Moore, supra note 99, 921 la p 947.

145 Charte qubcoise, supra note 142, art 1-20.1. Les liberts et droits fondamentaux se d-
clinent ainsi : droit la vie, ainsi qu la sret, lintgrit et la libert de sa per-
sonne (art 1, al 1); droit au secours (art 2, al 1); liberts fondamentales telles la libert
de conscience, la libert de religion, la libert dopinion, la libert dexpression, la libert
de runion pacifique et la libert dassociation (art 3); droit la sauvegarde de sa digni-
t, de son honneur et de sa rputation (art 4); droit au respect de sa vie prive (art 5);
droit la jouissance paisible et la libre disposition de ses biens (art 6); droit au respect
du secret professionnel (art 9, al 1); droit lgalit (art 10-20.1).

146 Ibid, art 21-22.
147 Ibid, art 23-38.
148 Ibid, art 39-48.
149 Une similitude dans la rdaction lgislative serait patente lorsque mise en conjonction

avec art 823 BGB. Voir la partie II-A, ci-dessus.

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 463

systme qubcois actuel de la responsabilit civile qui connat la faute, le
lien causal et le prjudice au soutien de ldifice de responsabilit.

Il existe des moyens de circonscrire le domaine dapplication de la res-
ponsabilit civile soit au regard de la faute, du lien de causalit ou du
dommage; chacun des lments de la trilogie comportant en lui le germe
de sa propre limitation. Les prsomptions et les immunits de responsabi-
lit peuvent galement se greffer cette finalit de restreindre le spectre
de la responsabilit civile.

b. Les autres lments constitutifs de la responsabilit civile

la

responsabilit

juridique de

Au titre des conditions de la responsabilit civile, il faut considrer
plus particulirement le dommage et la causalit, dans le respect du con-
tinuum
extracontractuelle : de
ltablissement dun prjudice son rattachement par un lien de causalit
la faute. Cette analyse demeure essentielle afin de vrifier si le droit
qubcois possde dj des mcanismes valables, propres assurer une
indemnisation adquate des victimes.
Dabord, le prjudice.

Tout prjudice nentrane pas ncessairement un droit rparation en
matire de responsabilit civile extracontractuelle. Afin dviter tout enri-
chissement aux dpens dautrui, le lgislateur et la jurisprudence qub-
coise formulent des critres dadmissibilit du prjudice dfaut de
prciser la ralit du dommage150. Le prjudice doit tre direct151, cer-
tain152 et lgitime153; caractres que lon peut scinder suivant quils sont

150 Il nest pas dans notre propos de traiter exhaustivement de ces critres dadmissibilit
du prjudice compensation. Nous renvoyons le lecteur ltude suivante : Marive
Lacroix, Obligations et responsabilit civile dans JurisClasseur Qubec, feuilles mo-
biles (consultes le 15 novembre 2013), Montral, LexisNexis Canada, fasc 20 aux para
3, 31-62.

151 Voir art 1607 CcQ : Le crancier a droit des dommages-intrts en rparation du
prjudice, quil soit corporel, moral ou matriel, que lui cause le dfaut du dbiteur et
qui en est une suite immdiate et directe .

152 Le prjudice doit tre rel, cest–dire probable selon la prpondrance de la preuve.
Voir art 1611 CcQ : Les dommages-intrts dus au crancier compensent la perte quil
subit et le gain dont il est priv. On tient compte, pour les dterminer, du prjudice fu-
tur lorsquil est certain et quil est susceptible dtre valu .

153 Voir 1373, al 2 CcQ : La prestation doit tre possible et dtermine ou dterminable;
elle ne doit tre ni prohibe par la loi ni contraire lordre public . En dautres termes,
en matire de responsabilit civile, lobligation de rparer doit porter sur un prjudice
lgitime ou licite selon la jurisprudence.

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

464

subjectifs (lgitime et personnel)154 ou objectifs (certain et direct)155. Dans
le domaine contractuel, un critre de prvisibilit sy ajoute, sauf excep-
tion156. Les tribunaux qubcois apprcient ces lments de faon variable,
suivant chaque cas despce, ce qui fait dire des auteurs : On ne sau-
rait donc stonner de constater parfois certaines divergences importantes
dans les solutions jurisprudentielles 157.

Si le prjudice ne doit pas tre incertain, ventuel ou hypothtique158,
il ne doit pas tre illicite ou immoral. Au Qubec, le second alina de
larticle 1373 CcQ prvoit que la prestation de lobligation ne doit tre ni
prohibe par la loi ni contraire lordre public. En droit de la responsabili-
t civile, lobligation de compenser doit se rattacher un dommage rpa-
rable159.

154 Voir Loc Cadiet, Les mtamorphoses du prjudice dans Les mtamorphoses de la
responsabilit. Colloque commun aux Facults de droit de lUniversit de Montral, de
lUniversit catholique de Nimgue et de lUniversit de Poitiers : Siximes Journes Re-
n Savatier, Poitiers, 15 et 16 mai 1997, Paris, Presses Universitaires de France, 1997,
37 la p 40.
155 Ibid la p 44.
156 Voir art 1613 CcQ :

En matire contractuelle, le dbiteur nest tenu que des dommages-intrts
qui ont t prvus ou quon a pu prvoir au moment o lobligation a t con-
tracte, lorsque ce nest point par sa faute intentionnelle ou par sa faute
lourde quelle nest point excute; mme alors, les dommages-intrts ne
comprennent que ce qui est une suite immdiate et directe de linexcution.

Pour une illustration jurisprudentielle, voir Ciment Qubec inc c Stellaire Construction
inc, 2002 CanLII 3559, AZ-50131557 (Azimut). Dans cette affaire, il sagissait dune er-
reur en lien avec la vente de sacs de fume de silice plutt que de sacs de ciment. La
Cour dappel a limit les dommages subis par lintime aux cots de dmolition et de re-
construction des seuils et des piliers qui avaient t recouverts de fume de silice. Elle a
rejet la rclamation portant sur la perte de profits, aprs avoir estim quil ne
sagissait pas dune suite immdiate, directe et prvisible de la faute de lappelante.

157 Baudouin et Deslauriers, supra note 42, au para 1-320.
158 On refuse la perte de chance dans son principe en droit civil qubcois (Laferrire c

Lawson, [1991] 1 RCS 541, 78 DLR (4e) 609).

159 Si on assimile le dommage la lsion dun intrt juridiquement protg, il est intres-
sant de diffrencier la lgitimit de lintrt ls et la nature de lintrt ls . Au
regard de la nature de lintrt ls, le systme juridique qubcois, linstar du sys-
tme franais, permet en thorie la rparation de tous les prjudices, dans la mesure o
le texte de larticle 1457 CcQ ne distingue pas selon la nature du dommage. En dautres
termes, la nature de lintrt ls est indiffrente, de faon gnrale. Au regard de la l-
gitimit de lintrt, on peut situer sur une ligne continue des intrts illgitimes aux
droits subjectifs, en passant par les intrts juridiquement indiffrents et les intrts
protgs. Un continuum se construit en fonction du degr selon lequel les divers int-
rts seraient dignes de protection. La distinction entre les prjudices licites et les prju-
dices illicites ne peut pas a priori mener linstauration dune hirarchie des intrts
ou des prjudices, mais uniquement carter lindemnisation de certains prjudices ju-

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 465

Maurice Tancelin favorise nanmoins une vision unitaire des carac-
tres qui encadrent ladmissibilit du prjudice, comme suit :

Le seul caractre juridique quon devrait exiger du prjudice pour
tre une condition de la responsabilit civile devrait tre la possibili-
t de prouver le fait ngatif, le tort, au sens daction blmable, la
perte allgue comme un prjudice, dtablir sa probabilit au
sens de ce terme dans le droit de la preuve, en matire civile [ita-
liques dans loriginal, notes omises]160.

Une telle acception du prjudice admissible compensation est porteuse
de sens et restreint consquemment les cas susceptibles dentraner une
responsabilit civile, selon que le prjudice apparat probable ou non.
Dans cette perspective de limitation du primtre de la responsabilit,
outre les caractres du prjudice admissible rparation, il est opportun
de traiter de la causalit. Cette notion hybride emprunte en partie la
thorie juridique et aux faits qui la sous-tendent161.

Les juristes laborent des thories diverses afin dexpliquer rationnel-
lement la causalit, de fournir un guide aux tribunaux pour lidentifier et
de circonscrire les cas susceptibles dengendrer une responsabilit civile.
Des explications classiques se rapportent notamment lquivalence des
conditions (conditio sine qua non), la causalit adquate (causa cau-
sans), la causalit immdiate (causa proxima) et la prvision raison-
nable des consquences. Le droit qubcois exclut partiellement
lquivalence des conditions162 pour favoriser une adoption du principe de
la causalit adquate et une certaine utilisation du critre de prvision

gs non dignes de rparation. Voir Andr Gervais, Quelques rflexions propos de la
distinction des droits et des intrts dans Mlanges en lhonneur de Paul Roubier, t
1, Paris, Dalloz & Sirey, 1961, 241; Franois Ost, Entre droit et non-droit : Lintrt
dans Philippe Grard, Franois Ost et Michel van de Kerchove, dir, Droit et intrt, vol
2, Bruxelles, Facults universitaires Saint-Louis, 1990 la p 9 et s.

160 Maurice Tancelin, Des obligations en droit mixte du Qubec, 7e d, Montral, Wilson &
Lafleur, 2009 au para 748. Lauteur prcise que la certitude ne constitue pas un critre
appropri en raison de sa ressemblance avec le critre de la preuve en matire crimi-
nelle. En ce sens, voir Gardner, supra note 104 au para 64.

161 De faon gnrale, pour une discussion sur les questions mixtes de fait et de droit, no-
tamment au regard de la causalit, voir Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33,
[2002] 2 RCS 235.

162 Sous rserve dun emploi de la thorie de lquivalence des conditions en matire de
responsabilit civile mdicale. Pour des illustrations jurisprudentielles en matire de
responsabilit mdicale o les tribunaux retiennent la responsabilit civile du mdecin
sur la base dun dfaut dinformation du patient, sans gard la russite du traitement
entrepris, voir Godin c Quintal, [2002] RJQ 2925, [2002] RRA 741 (CA); Dodds c
Schierz, [1986] RJQ 2623, 4 QAC 20; Francoeur c Dubois, [2003] RJQ 2139, [2003]
RRA 932 (CS).

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

466

raisonnable163. Le dommage par ricochet est rejet et on attache une im-
portance considrable la rupture du lien de causalit (novus actus inter-
veniens)164.

Indiquant les lignes de force de la thorie de la causalit adquate en
droit civil qubcois de la responsabilit, Jean-Louis Baudouin et Patrice
Deslauriers crivent ce qui suit :

La jurisprudence qubcoise emprunte au systme de la causalit
adquate la dmarche consistant sparer la cause vritable des
simples circonstances ou occasions du dommage. Ce ne sont donc pas
toutes les conditions sine qua non qui peuvent et doivent tre rete-
nues, mais seulement celles qui ont rendu objectivement possible la
ralisation du prjudice165.

La slection oprer entre la cause et les simples circonstances ou oc-
casions qui entourent le dommage, ainsi que le choix de la ou des seules
conditions qui ont rendu objectivement possible la ralisation du prjudice
emportent une limitation des situations potentielles de responsabilit ci-
vile extracontractuelle. En ce sens, la causalit laquelle on peut gref-
fer lintrt pour agir166 reprsente un mcanisme de contrle la dis-
position des tribunaux qui contient la porte de laction en responsabilit
civile dans des frontires dfinies.
Le lien de causalit constitue un filtre suffisant entre la faute et le

prjudice afin de circonscrire les applications potentielles de la responsa-
bilit civile. Celles-ci sont susceptibles dtre restreintes selon une appr-
ciation plus stricte de la causalit par les magistrats. cela sajoute la d-
termination du prjudice et de ses caractres cumulatifs dadmissibilit
compensation (certain, direct et lgitime), qui pourrait aboutir une no-
tion davantage troite du dommage rparable. De tels mcanismes effi-
caces qui tendent se rapprocher dune casuistique judiciaire peu-
vent se conjuguer adquatement avec la mthode conceptualiste.

163 Voir Pullan c Gulfstream Financial Ltd, 2013 QCCA 1888 (disponible sur CanLII). En

doctrine, voir Baudouin et Deslauriers, supra note 42, au para 1-622.

164 Concernant lapplication du novus actus interveniens, voir par ex Beaudoin c T.W. Hand
Fireworks Co Ltd, [1961] CS 709 la p 719 (disponible sur WL Can) (Qc) : [l]es actes
du demandeur, de son prpos Haineault et de son fils Robert rencontrent, dans
lopinion du tribunal, les exigences ou les caractristiques requises de lacte nouveau et
indpendant qui peut librer une premire personne de sa faute initiale . Dans ce cas,
la ngligence de lorganisateur dun feu dartifice pour les dommages subis par un en-
fant bless par lexplosion dune bombe pyrotechnique oublie sur les lieux na pas t
retenue comme une cause adquate du prjudice (ibid la p 720).

165 Baudouin et Deslauriers, supra note 42 au para 1-626.
166 Voir art 55 Cpc.

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 467

Il est opportun dajouter aux conditions dadmissibilit du prjudice et
de la causalit juridique dautres techniques ou instruments qui limitent
le spectre de la responsabilit civile au Qubec.
Bien que le systme juridique qubcois introduise peu de discrimina-
tion dans la responsabilit civile en fonction de la nature de la faute, seule
la commission dune faute intentionnelle ou lourde167 peut entraner une
responsabilit civile dans des cas donns. Par exemple, larticle 1471 CcQ
prvoit une responsabilit pour le prjudice qui rsulte dune obligation
lgale de porter secours autrui, si ce prjudice est d une faute inten-
tionnelle ou une faute lourde du bon samaritain168.

Par ailleurs, si on se dtache de la responsabilit personnelle, on peut
signaler larticle 1461 CcQ169. Cette disposition, qui sintgre en matire
de responsabilit pour le fait dautrui, dicte que le tuteur ou le curateur
qui assume la garde dun majeur inapte nest pas tenu de rparer le pr-

167 Larticle 1474, al 1 CcQ dfinit in fine la faute lourde comme celle qui dsigne le com-
portement rvlateur dune incurie, dune insouciance grossire, dun mpris total des
intrts dautrui. Sous le Code civil du Bas Canada, le juge Nichols, dans Potvin c Sti-
petic, [1989] RJQ 777 la p 782, [1989] RRA 376 (CA), favorise lapprciation suivante
de la faute lourde : [L]es tribunaux sont appels apprcier lampleur de lcart par
rapport au comportement dune personne moyennement avise et prudente . Pour une
illustration jurisprudentielle contemporaine, voir notamment Monit Management Ltd c
Samen Investments Inc, 2012 QCCA 1821 (disponible sur CanLII) (ngligence grossire
dun gestionnaire dimmeuble en nentretenant pas adquatement le stationnement
souterrain pour viter des cots dentretien). Pour une discussion de larticle 2464 CcQ
et une distinction entre la faute lourde et la faute intentionnelle par la Cour dappel,
voir Souscripteurs du Lloyds c Alimentation Denis & Mario Guillemette inc, 2012
QCCA 1376 (disponible sur CanLII), autorisation de pourvoi la CSC refuse, 35011 (4
avril 2013); Audet c Transamerica Life Canada, 2012 QCCA 1746, [2012] RJQ 1844,
autorisation de pourvoi la CSC refuse, 35098 (4 avril 2013).

168 lappui, il convient de considrer lobligation lgale de porter secours tout tre hu-
main dont la vie est en pril (voir Charte qubcoise, supra note 142, art 2). Pour des il-
lustrations jurisprudentielles dune intervention bnvole dun individu pour venir en
aide quelquun dans le besoin, laquelle donne ouverture au moyen dexonration pr-
vu larticle 1471 CcQ, mme dans le cas dun comportement fautif sous rserve
dune faute lourde ou intentionnelle, voir Zurich, compagnie dassurances c Superior
Plastics lte, 2004 CanLII 39804, AZ-50274997 (Azimut) (CS), conf par 2007 QCCA
1269, [2007] RRA 877; Baribault c Entreprises Raymond Lewis inc (1999), AZ-00036066
(Azimut), [1999] JQ no 6160 (QL) (CQ civ (div pet cr)).

169 Pour des illustrations jurisprudentielles, voir Meloche Estate v Kateri Memorial Hospi-
tal Center, 2010 QCCS 1885, [2010] RRA 563, conf par 2010 QCCA 1975 (disponible sur
CanLII). En lespce, le centre hospitalier a t exonr de toute responsabilit la
suite du dcs dun patient ayant fait une chute du toit. Il na pas agi de faon ngli-
gente ni dans le but de causer un dommage. Voir galement Deslandes c Morel (1998),
AZ-98036278 (Azimut) (CQ civ (div pet cr)). Dans cette affaire, la responsabilit de la
mre dun majeur trait pour schizophrnie paranode, gardienne de fait, na pas t
tablie, en labsence de preuve dune faute intentionnelle ou dune faute lourde dans
lexercice de sa garde.

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

468

judice caus par le fait de ce majeur; seule la preuve dune faute inten-
tionnelle ou lourde du tuteur et du curateur dans lexercice de la garde est
susceptible dengager une responsabilit civile170.
Enfin, il y a lieu de considrer limmunit confre certains acteurs de
larne lgislative ou judiciaire171. Limmunit renvoie une [p]rrogative
ou exemption accorde aux tats ou certaines personnes en vertu de la-
quelle ils bnficient de drogations au droit commun qui leur permettent
notamment dtre dispenss de certaines obligations ou dchargs des
consquences lgales de leurs actes 172. Par exemple, la loi173 dicte que le
juge174 bnficie dune immunit qui lexonre de toute responsabilit ci-
vile, indpendamment du fait quil a commis une faute, suivant la seule
reconnaissance de sa qualit officielle. titre de fondement de limmunit
du juge, on invoque lindpendance de la magistrature175 et cette immunit
se traduit par le respect de trois conditions essentielles, soit linamovibilit,
la scurit financire et la scurit institutionnelle176. Quant au tmoin ou

170 Il sagit dune question de politique juridique favorise. Une telle rgle se justifie par le
souci dassurer une certaine protection aux personnes que ltat veut encourager
prendre charge dautrui et qui le font, dans la plupart des cas, bnvolement; dj pr-
vue en certains cas par la Loi sur le curateur public, elle se devait dtre gnralise et
applicable toute personne qui assume une telle garde (Qubec, Ministre de la Jus-
tice, Commentaires du ministre de la Justice : le Code civil du Qubec, t 1, Qubec, Pu-
blications du Qubec, 1993 la p 891).

171 Voir art 1481 CcQ : Lorsque le prjudice est caus par plusieurs personnes et quune
disposition expresse dune loi particulire exonre lune delles de toute responsabilit,
la part de responsabilit qui lui aurait t attribue est assume de faon gale par les
autres responsables du prjudice . Voir notamment Lacombe c Andr, [2003] RJQ 720
au para 66, [2003] RRA 96 (CA), autorisation de pourvoi la CSC refuse, 23739 (10
juillet 2003).

172 Hubert Reid avec la collaboration de Simon Reid, Dictionnaire de droit qubcois et ca-

nadien, 4e d, Montral, Wilson & Lafleur, 2010, sub verbo immunit .

173 Pour un exemple dune loi traitant de limmunit du juge, voir notamment la Loi sur les
privilges des magistrats, LRQ c P-24, art 1. Soulignons incidemment lemploi du terme
privilge au titre de la loi. Il est permis de se questionner sur lintention du lgisla-
teur demployer un tel mot lequel apparat non conforme la ralit quil sous-tend
plutt que lexpression immunit . Le privilge est une [f]aveur accorde une
personne ou rgime rserv un bien par rapport la loi commune (Grard Cornu,
dir, Vocabulaire juridique, 9e d, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, sub ver-
bo privilge ).

174 Pour des illustrations jurisprudentielles sur limmunit du juge, voir notamment Morier
c Rivard, [1985] 2 RCS 716, 17 Admin LR 230; Royer c Mignault, [1988] RJQ 670, 50
DLR (4e) 345 (CA), autorisation de pourvoi la CSC refuse, 20885 (30 juin 1988).

175 Voir Luc Hupp, Limmunit de poursuite civile des titulaires de fonctions constitution-
nelles, thse de doctorat en droit, Universit de Montral, 1993 aux pp 5-6, 60-83 [non
publie].

176 Voir Valente c R, [1985] 2 RCS 673, 24 DLR (4e) 161.

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 469

lavocat177, le juge bnficie dun privilge qui annihile sa faute civile, en
certaines circonstances, lorsquil agit dans le cadre du dbat judiciaire.
Certes, il faut convenir que limmunit, qui se rattache plus particuli-
rement lidentit de lauteur responsable et lexercice de sa fonction, ne
permet pas seulement de limiter la responsabilit, mais de lcarter tout
simplement. la lueur de lapprciation circonscrite des lments qui
composent la responsabilit civile et de certains instruments qui peuvent
se greffer une limitation, voire une exclusion de la responsabilit ci-
vile178, nous sommes davis que ces mcanismes dj prsents dans le
systme qubcois semblent oprer une dlimitation adquate du p-
rimtre de la responsabilit civile.

Si lillicit, comme manquement une norme comportementale dri-
ve de la loi, des usages ou des circonstances, peut se rvler travers la
faute civile dans le systme qubcois, on devrait rfuter la relativit
aquilienne dans son principe pour ne conserver que la relativit causale.
Lillicit ne peut tre considre comme une condition additionnelle la
responsabilit civile; une relation dillicit (entre la violation de la norme
et latteinte aux intrts) ne peut, ni ne doit, sajouter au lien causal
(entre la faute et le prjudice) notre avis.

La question qui se pose alors consiste savoir o placer ces instru-
ments permettant de contenir une extension de la protection de responsa-
bilit civile. qui les confier : au juge ou au lgislateur? Solutions cristal-
lises dans la jurisprudence ou fixes directement dans la loi? Un tel
questionnement commande une analyse des rles respectifs du juge et du
lgislateur. Certes, il sagit dune divergence technique plutt que dune
diffrence de fond.

2. Les mcanismes propres circonscrire les cas dapplication de la

responsabilit civile : entre les mains du juge ou du lgislateur?

Dans le systme germanique, le lgislateur dcide de protger certains
intrts par rapport dautres179. Il lui appartient exclusivement de d-
terminer la porte de la protection individuelle. Le juge bnficie alors
dun pouvoir dapprciation rduit lorsque se prsentent de nouvelles
questions de responsabilit, alors que le lgislateur voit son pouvoir de
contrle sur le juge renforc.

177 Voir Marive Lacroix, Lavocat diffamateur : ses devoirs de conduite et la mise en uvre

de sa responsabilit civile, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2007.

178 Nous avons mis de ct volontairement les faits justificatifs dans notre analyse.
179 Voir art 823 BGB.

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

470

Au Qubec, linstar du systme franais, cette mission est laisse au
juge. Pour lessentiel, le lgislateur restreint les hypothses o la respon-
sabilit peut tre engage. On peut nanmoins relever lexistence de la
Charte des droits et liberts de la personne qui dicte des droits et liberts
protgs.
une casuistique lgislative, il est permis de privilgier une casuis-
tique judiciaire, laquelle permettrait de pallier les difficults du lgisla-
teur de prciser de manire exhaustive les cas susceptibles de gnrer une
situation illicite. Cest au magistrat que revient la tche de circonscrire
ses applications : sinstaure une rvolution paradigmatique dans laquelle
la relation originale de confrontation loijuge est substitue par une re-
lation de collaboration pour leffectivit du droit180.

Il importe de justifier cette affirmation au regard des principes de ma-
trice constitutionnelle qui configurent le tout. Le droit priv qubcois
stant align sur la pense civiliste o la loi constitue la source premire
du droit, il nest nul besoin de ritrer, dun point de vue thorique, la s-
paration des pouvoirs nonce par Montesquieu o le juge reprsentait la
bouche de la loi 181. Cette conception procde de lide quen prononant
un jugement au terme dun raisonnement syllogistique, le juge se borne-
rait appliquer mcaniquement au cas concret soumis une rgle gnrale
intgralement dfinie au pralable par le lgislateur182. En ralit toute-
fois, cette rgle gnrale, lorsquelle existe, ne possde pas une significa-
tion objective, unique et prdtermine, car les termes dans lesquels elle
est
les cas,
dinterprtations diverses. Confront un litige, le juge doit identifier
parmi tous les sens possibles de la rgle de droit celui qui apparat le plus
pertinent la situation despce. Il faut lui reconnatre un indubitable
pouvoir interprtatif et normatif, puisque sa volont sexprime non seule-
ment par le prononc du jugement aux faits de la cause dont il lui appar-
tient dapprcier la ralit et la porte, mais surtout par la dtermination
de la rgle gnrale quil doit appliquer.
Au Qubec, les pouvoirs lgislatif et judiciaire, tels que configurs par
la Constitution canadienne, tendent un certain recoupement par la re-
connaissance indiscutable dun pouvoir normatif confr au juge, qui ne
peut tre confin, en pratique, un rle de simple interprte, mais est in-

180 Voir Lasserre-Kiesow, supra note 45 la p 430.
181 Montesquieu, De lesprit des lois, Paris, ditions sociales, 1969 la p 127 : Mais les
juges de la nation ne sont, comme nous avons dit, que la bouche qui prononce les pa-
roles de la loi; des tres inanims qui nen peuvent modrer ni la force ni la rigueur .

formule se prtent un nombre variable, selon

182 Un tel principe trouve notamment un cho dans la formulation de lart 12, al 1 NC proc
civ, qui se lit ainsi : Le juge tranche le litige conformment aux rgles de droit qui lui
sont applicables .

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 471

vesti dun rle crateur lorsque la norme applicable (ambigu, laconique
…) ncessite des prcisions. Lesthtique des jugements qubcois atteste
de limportance accorde aux motifs justificatifs du magistrat qui se dis-
tingue dune formulation lapidaire des arrts de la Cour de cassation, no-
tamment. On peut y remarquer un inflchissement, sinon un rapproche-
ment, vers la culture judiciaire de la common law o prvaut une ap-
proche de judge-made law183. Lhybridit du rgime juridique qubcois,
affirme depuis lActe de Qubec de 1774, tmoigne de cette porosit du
droit anglais dans le systme de justice qubcois184.

Conclusion
La volont initiale de sonder la permabilit des systmes allemand et
canadien avec le droit qubcois au sujet de la relativit aquilienne et des
instruments qui circonscrivent le champ dapplication de la responsabilit
civile extracontractuelle personnelle a permis de relever les avantages et
les obstacles la reconnaissance de cette thorie.
Certes, le droit qubcois, en raison de la gnralit des principes
qudicte le Code civil, ne dispose pas a priori doutils aussi efficaces pour
faire barrage aux rclamations excessives que les droits allemand et ca-
nadien. Ces derniers ont forg des instruments qui permettent aux tribu-
naux de limiter le champ des responsabilits et de nuancer la protection
des victimes en fonction de la nature de lintrt atteint ou du dommage
invoqu. Le juge allemand peut carter des demandes dindemnisation au
motif que la norme juridique mconnue ntait pas destine protger
lintrt auquel la victime prouve une atteinte185. Le juge canadien, pour
sa part, peut utiliser une condition de la responsabilit dans le dlit de
ngligence, le duty of care, comme un instrument de limitation efficace du
cercle des individus qui peuvent obtenir rparation186. Or, de tels mca-
nismes ne sont pas toujours utiliss bon escient par les juridictions al-

183 Voir Patrice Deslauriers, Droit qubcois et droit franais des obligations : divergence
et concordance dans H Patrick Glenn, dir, Droit qubcois et droit franais : Commu-
naut, autonomie, concordance, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 1993, 311 la p 317.

184 titre illustratif, le systme juridique cossais connat galement un contexte bijuri-
dique : la common law anglaise et le droit civil cossais y coexistent, puisque le Union
with England Act 1707 (R-U), 1707, c 7 a prvu que lcosse conservait son droit en ma-
tire prive. Un autre exemple est le droit louisianais qui a conserv le droit civil, inspi-
r de la Coutume de Paris, partir de sa colonisation. Voir Joseph Dainow, dir, The
Role of Judicial Decisions and Doctrine in Civil Law and in Mixed Jurisdictions, Baton
Rouge, Louisiana State University Press, 1974.

185 Voir art 823 BGB.
186 Au surplus, la causalit juridique peut tre considre afin de restreindre le domaine

dapplication de la responsabilit dlictuelle (voir la partie II-B, ci-dessus).

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

472

lemandes et canadiennes. En particulier, le refus partiel dindemnisation
du dommage purement conomique187 nest pas sans susciter la critique.
En faveur dun principe gnral formul par larticle 1457 CcQ, on
peut signaler sa mallabilit et sa facult dadaptation aux situations
dommageables nouvelles, sans quil ne soit ncessaire de faire intervenir
le lgislateur ou de provoquer une volution majeure jurisprudentielle.
Laptitude de ce texte apprhender des cas varis et pluraux sest
dailleurs manifeste au regard de nouveaux types de dommages engen-
drs par lvolution des structures sociales et le dveloppement des tech-
niques de linformation. Cette plasticit garantit la disposition son effi-
cacit et sa permanence en dpit des transformations sociales, des nces-
sits conomiques et de la varit des cas concrets, puisquune dsignation
prcise serait parfois plus nuisible quutile188. Une telle formulation englo-
bante a galement pav la voie la reconnaissance de certains droits sub-
jectifs affirms ultrieurement par le lgislateur , lesquels concou-

187 Les pertes purement conomiques peuvent tre dfinies comme suit : A pure economic
loss is a financial loss which is not causally consequent upon physical injury to the
plaintiffs own person or property (Bruce Feldthusen, Economic Negligence : The Recov-
ery of Pure Economic Loss, 5e d, Scarborough (On), Carswell, 2008 la p 1). En com-
mon law canadienne, la rgle gnrale dexclusion de la responsabilit a longtemps pr-
valu concernant les pertes purement conomiques. Elle tait fonde notamment sur le
danger potentiel dune avalanche de poursuites, limpression que le prjudice cono-
mique pur est de moindre gravit que celui corporel ou matriel et lapprhension dune
immixtion indsirable dans le domaine des contrats. On peut toutefois relever une ex-
tension de la responsabilit civile pour ngligence en ce qui concerne les rclamations
pour les pertes purement conomiques depuis les arrts Hedley Byrne & Co v Heller &
Partners Ltd (1963), [1964] AC 465, [1963] 2 All ER 575; Anns, supra note 72; Junior
Books Ltd v The Veitchi Co (1982), [1983] AC 520, [1982] 3 All ER 201. Dans un climat
dextrme prudence quant ladmission de telles pertes, la Cour suprme a procd
une taxonomie des pertes conomiques pures, inspire notamment des travaux du pro-
fesseur Feldthusen (voir Robert Solomon et Bruce Feldthusen, Recovery for Pure
Economic Loss : The Exclusionary Rule dans Lewis Klar, dir, Studies in Canadian
Tort Law, Toronto, Butterworths, 1977 la p 167). La Cour a reconnu cinq catgo-
ries : les dclarations inexactes ngligentes, la prestation ngligente dun service (juri-
dique ou de messagerie), la fourniture ngligente de marchandises ou de structures de
qualit dficiente, la responsabilit des autorits publiques et les pertes conomiques
relationnelles. De telles catgories ne sont pas exhaustives et il est possible de recon-
natre une situation nouvelle o une obligation de diligence pourra tre reconnue. Sur
la confrontation dune perspective civiliste au regard de la common law, voir Jutras, su-
pra note 100; supra note 3.

188 Voir Henri Batiffol, Observations sur la spcificit du vocabulaire juridique dans M-
langes ddis Gabriel Marty, Toulouse, Universit des sciences sociales de Toulouse,
1978, 35 la page 44. Voir aussi Jean Ray, Essai sur la structure logique du Code civil
franais, Paris, Librairie Flix Alcan, 1926 la p 33 : [L]a tendance la souplesse […]
lemporte, parce quil est impossible dentrer dans un dtail infini : la souplesse est une
qualit inhrente toute loi dapplication tendue et durable .

LA RELATIVIT AQUILIENNE EN DROIT DE LA RESPONSABILIT CIVILE 473

rent une protection accrue de la personne. Tel que lnonce Genevive
Viney :

Le principe gnral de responsabilit pour faute permet non seule-
ment de faire respecter les droits dj admis un moment donn,
mais aussi de faire apparatre et daffirmer des droits qui ne sont pas
encore reconnus ou formuls. Il apparat donc comme un moyen effi-
cace de complter, de perfectionner et de renouveler le systme juri-
dique existant189.

Au Qubec, en thorie, le parti pris dindiffrence lgard de la na-
ture du dommage190 ou de lidentit de la victime est nanmoins tempr
par lexistence de certains facteurs propres restreindre le champ
dapplication de la responsabilit civile. On a signal lmergence du con-
cept dillicit lalina premier de larticle 1457 CcQ, ainsi que la pr-
sence des conditions dadmissibilit du prjudice et du lien causal respec-
tivement. Bien plus, se juxtapose linstauration de rgimes spciaux191 qui
facilitent notamment la rparation du dommage corporel.

Si lon doit dresser un bilan et fournir une apprciation, aucun des
obstacles signals nest sans remde. On peut conjuguer la formule de
larticle 1457 CcQ avec les intrts numrs la Charte qubcoise afin
de prciser le devoir de respecter les rgles de conduite en conformit avec
les droits et liberts fondamentaux que prvoit cette dernire. La protec-
tion de certains intrts de la personne converge en effet vers lide qui ir-
rigue la thorie de la relativit aquilienne. Par ailleurs, la souplesse de
cette disposition lgislative accorde aux juges des pouvoirs considrables
et leur laisse une importante discrtion. Afin dviter les drives indemni-
taires, ils peuvent recourir une notion troite du dommage rparable, eu
gard son caractre direct et certain, et en se montrant plus stricts dans
lapprciation de la causalit.
Lancrage du principe gnral de responsabilit civile dans la tradition

juridique du Qubec est trop profond, nous semble-t-il, pour tenter de le
draciner. La technique conceptualiste doit demeurer. Par consquent, il
est prfrable den corriger les excs par une interprtation jurispruden-
tielle modratrice lesquels excs sont temprs dans les droits alle-
mand et canadien par certains instruments de raisonnement utiles
sans pour autant heurter de front lun des principes fondateurs du droit
qubcois de la responsabilit civile. Une indtermination volontaire dans

189 Genevive Viney, Pour ou contre un principe gnral de responsabilit civile pour

faute? (2002) 49 Osaka UL Rev 33 la p 41.

190 Nous avons signal toutefois une protection renforce du droit lintgrit (voir la par-

tie III-A, ci-dessus).

191 Voir LAA, supra note 103; Loi sur les accidents du travail et les maladies profession-
nelles, LRQ c A-3.001; Loi sur lindemnisation des victimes dactes criminels, LRQ c I-6.

(2013) 59:2 MCGILL LAW JOURNAL REVUE DE DROIT DE MCGILL

474

le texte lgislatif, de par une formulation laconique, permet en somme
denglober le plus grand nombre de situations factuelles possibles et de
tenir compte de la diversit humaine et sociale192.
Moyen dquit, mais galement de comblement des lacunes, il sagit
dun puits perc dans la toile du texte lgislatif par lequel les juges re-
joindraient, dans leur dmarche interprtative, la nappe phratique des
valeurs collectives 193. Comme lnonce Grard Cornu avec virtuosit :
Le non-dit fait partie du bien dire, comme les silences de la musique. Et
ce nest pas du non-droit, mais seulement ce droit latent que recle en at-
tente le silence loquent des lacunes intentionnelles du droit 194. Il est
donc vrai que lart dcrire est aussi celui de se taire195.

192 Voir Marie Jos Longtin, Le style civiliste et la loi dans Nicholas Kasirer, dir, Le
droit civil, avant tout un style?, Montral, Thmis, 2003, 185 la p 199. Lauteure pour-
suit comme suit : cet gard, le code est une uvre de confiance en linterprte : on se
fie son jugement et sa modration pour appliquer les rgles avec discernement et
pour tenir compte de la diversit et du bouillonnement de la vie (ibid).

193 Andre Lajoie, Rgine Robin et Armelle Chitrit, Lapport de la rhtorique et de la lin-
guistique linterprtation des concepts flous dans Danile Bourcier et Pierre Mack-
ay, dir, Lire le droit : Langue, texte, cognition, Paris, LGDJ, 1992, 155 la p 157.

194 Grard Cornu, Rapport de synthse dans Nicolas Molfessis, dir, Les mots de la loi,

Paris, Economica, 1999, 99 la p 108.

195 Voir Grard Cornu, Lart dcrire la loi dans Alain Bnabent et al, dir, Le Code civil,

Paris, Seuil, 2003, 5 la p 9.