Case Comment Volume 32:4

La Réglementation Linguistique De l'Affichage Public Et La Liberté D'expression: P.G. Québec c. Chaussure Brown's Inc.

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CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE

La r6glementation linguistique de l’affichage public et la

libert6 d’expression: PG. Quibec c. Chaussure Brown’s Inc.

Jos6 Woehrling*

La r~cente decision de la Cour d’appel dans
I’affaire PG. Quebec c. Chaussure Brown’s
Inc. porte sur la libert6 d’expression com-
merciale. A la lumire du droit compar6, no-
tamment du droit suisse, l’auteur examine
cette decision et se penche sur la question
plus large de l’existence et de la rationalit6
des restrictions de la libertE d’expression en
matire d’affichage public et de publicit6
commerciale. Selon l’auteur, le discours com-
mercial est couvert par la libert6 d’expres-
sion, mais b~n6ficie d’une protection
moindre que les discours politique, culturel
et artistique. Dans ce contexte, ‘auteur sou-
tient que la norme de l’unilinguisme de la
Charte de la languefrancaise constitue une
restriction A la libert6 d’expression commer-
ciale, mais que cette restriction est raison-
nable et justifiable, eu 6gard aux crit~res de
rationalit6 6tablis par la jurisprudence per-
tinente de la Cour supreme.

The recent judgment of the Court of Appeal
in the case of PG. Quebec v. Chaussure
Brown’s Inc. deals with commercial freedom
of expression. Drawing from comparative
law and especially Swiss law, the author ex-
amines this decisions and addresses the larger
question of the existence and restrictions to
freedom of expression with respect to public
notices and commercial advertisement. Ac-
cording to the author, commercial discourse
is covered by freedom of expression, but it
benefits from a lesser protection than polit-
ical, cultural and artistic discourse. In this
context, the author argues that the unilingual
norm enacted by the Charter of the French
Language constitutes a restriction of com-
mercial freedom of expression, but that this
restriction is reasonable and justifiable in
light of the criteria of reasonableness estab-
lished by the relevant case-law of the Su-
preme Court.

Introduction

Le 22 dcembre 1986, dans l’affaire PG. Quebec c. Chaussure Brown’s
Inc.,’ la Cour d’appel du Qu6bec d~clarait inophrants les articles 58 et 69
de la Charte de la languefrancaise,2 comme allant A I’encontre de la libert6

*De la Facult de droit, Universit6 de Montreal.
1(1986), [1987] R.J.Q. 80 (C.A.) [ci-apr~s Chaussure Brown’s], conf. (sub non. Ford c. PG.

Qudbec) (1984), [1985] C.S. 147 [ci-apr~s Ford].

2L.R.Q., c. C-I 1. Dans Chaussure Brown’s, ibid. i lap. 95, outre les articles 58 et 69, la Cour
d’appel a dgalement ddclar6 inop~rants les articles 205-8, qui prescrivent les p~nalit~s pour
contravention, dans la mesure oit ils s’appliquement aux articles 58 et 69.

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CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE

d’expression garantie tant par la Charte canadienne des droits et liberts 3
que par la Charte des droits et libert~s de la personne4 du Qu6bec.

Les dispositions en cause de la Charte de la languefranqaise prescrivent,
certaines exceptions mises A part,5 que l’affichage public et la publicit6 com-
merciale se font uniquement en frangais (article 58) et que seule la raison
sociale en langue frangaise d’une entreprise peut etre utilis6e au Quebec
(article 69). Selon la Cour d’appel, ces articles sont incompatibles avec la
libert6 d’expression, non pas en tant qu’ils imposent l’usage de la langue
officielle, mais dans la mesure ofi ils prohibent l’usage d’une ou de plusieurs
langues autres que le frangais. 6

Pour conclure que les articles 58 et 69 restreignent la libert6 d’expres-
sion, les magistrats ont d’abord consider que celle-ci comprend la libert6
de s’exprimer dans la langue de son choix, y compris en matiere de publicit6
commerciale. En second, la Cour d’appel a consider6 comme non-justifiables
les limites A la libert6 d’expression qu’elle a estim6 decouvrir dans les deux
articles de la Charte de la languefraneaise. Nous analyserons ici les elements
essentiels de ces deux questions, d savoir l’existence de restrictions d la
liberte d’expression decoulant des dispositions prescrivant l’unilinguisme,
et, le cas echeant, le caractere raisonnable de ces restrictions.

I. L’affichage unilingue restreint-il la libert6 d’expression ?

Les deux chartes garantissent la libert6 d’expression sans en definir le
contenu ;7 aussi revient-il aux tribunaux de preciser les contours de cette
notion. Dans l’affaire Chaussure Brown’s, il s’agissait de se demander si la

3Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le

Canada (R.-U.), 1982, c. 11 [ci-apr~s Charte canadienne].

4L.R.Q., c. C-12 [ci-apr~s Charte qubcoise].
sart. 58 de ]a Charte de la languefranqaise prdvoit des exceptions r6glementaires au principe
de l’unilinguisme frangais pour l’affichage public et Ia publicit6 commerciale: voir ci-dessous,
partie II.B.2.

6Voir les conclusions du juge Bisson, Chaussure Brown’s, supra, note 1 aux pp. 95-96, aux-
quelles se rallient les juges Montgomery, Par6, Monet et Chouinard. En premiere instance, dans
‘affaire Ford, supra, note 1 A la p. 160, le juge Boudreault avait lui aussi consid6r6 que l’art.
58 n’est inop~rant que dans la seule mesure oft il prescrit que l’affichage public et la publicit6
commerciale se font uniquement en frangais.
7L’art. 2 de la Charte canadienne dispose:

Chacun a les libert6s fondamentales suivantes:

I[…]I

b) libert6 de pens~e, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la libert6 de
presse et des autres moyens de communication […].

Quant A l’art. 3 de ]a Charte qu~bkcoise, il se lit comme suit:

Toute personne est titulaire des libert6s fondamentales telles Ia libert6 de cons-
cience, la libert6 de religion, ]a libert6 d’opinion, ]a libert6 d’expression, la libert6
de r6union pacifique et la libert6 d’association.

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liberte d’expression implique le libre choix de la langue et si elle s’applique
aux messages commerciaux et publicitaires.

A. Liberti d’expression et choix de la langue

Sur cette question difficile, la jurisprudence quebecoise n’est jusqu’i
present guere concluante. C’est pourquoi nous ferons appel A certains e1e-
ments de droit compare pour tenter de degager une solution.

1.

La jurisprudence quebecoise

Dans le cadre de la controverse relative aux articles 58 et 69 de la
Charte de la languefrangaise, les tribunaux du Quebec ont te amen6s A se
prononcer diversement sur ce probleme.

Dans une premiere affaire, Devine c. PG. Quebec, le juge Dugas de la
Cour superieure a oper6 une distinction tranchee entre le < message >>, qui
est l’objet de la communication, et le <, qui n’en constitue que
le code de transmission.8 Selon lui, la liberte d’expression garantie par la
Charte quebcoise englobe uniquement le message qui est transmis, sans
s’appliquer aux moyens utilises pour le transmettre. La langue n’etant
o apres tout qu’un code de signes oraux ou ecrits >,9 c’est-5.-dire un moyen
de communication parmi d’autres, l’Etat pourrait donc interdire l’usage de
certaines langues pourvu que soit maintenue la possibilite de s’exprimer par
un autre moyen, dans une ou plusieurs autres langues.

L’opinion du juge Dugas a et6 vivement critiquee par la Commission
des droits de la personne du Quebec, dans un memoire que celle-ci a
consacre A cette question en 1983.10 Et de fait, il nous parait peu realiste
de considerer que la langue n’est qu’un moyen parmi d’autres de s’exprimer:
pour tous ceux qui n’ont pas de talent particulier pour les difierentes formes
d’expression non verbale (sans doute sont-ils la majorite), la langue, parl~e
ou ecrite, constitue non seulement un moyen d’expression privilegie, mais
en pratique le seul dont ils disposent. On peut ajouter A cela que la plupart
des personnes ne parlent et ne comprennent, ou du moins ne maltrisent
veritablement, qu’une seule langue, qui est leur langue maternelle; leur
interdire l’usage de celle-ci 6quivaut par consequent A les priver du droit

8(1982), [1982] C.S. 355 aux pp. 375-79.
9Ibid. A ]a p. 375.
‘0M~moire de la Commission des droits de ]a p.rsonne l la Commission 61ue permanente
des communaut~s culturelles et de r’immigration, La libert6 d’expression et ‘usage exclusifdu
frangais dans l’affichage public et la publicit6 commerciale, Montr~al, 1983 A la p. 21 et s.

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COMMENTS

de s’exprimer, ou du moins A les condamner A une forme d’expression
appauvrie et inauthentique.II

Concernant cette m~me question de la dimension linguistique de la
libert6 d’expression, c’est 1’opinion inverse qui a prevalu dans l’affaire Ford.
Le juge Boudreault de la Cour sup6rieure, en s’inspirant semble-t-il tr~s
6troitement du memoire de la Commission des droits de la personne, a
estim6 que la langue parl6e ou &crite constitue << [1]e moyen privilegi6 et le plus courant de recevoir et de r6pandre et communiquer des informations et des id6es >>12 et qu’A ce titre, le choix de la langue est protfg6 par la libert6
d’expression. 13 Ce point de vue a 6 confirm6 par la Cour d’appel.1 4

“Par ailleurs, le point de vue du juge Dugas ignore le lien intime qui existe entre le
< message >> et le < medium >>, surtout lorsque ce <(medium >> est linguistique. La langue au
moyen de laquelle une information est transmise constitue un 616ment central de l’information
m~me. En changeant la langue d’un message, on en affecte aussi Ia substance. Voil& qui est
vrai non seulement pour une oeuvre litt~raire, mais 6galement pour un message commercial
ou publicitaire. Enfin, il faut souligner que le medium linguistique utilis6 pour ext6rioriser des
ides ou des 6motions contribue A exprimer, au m~me titre que le message qui est v6hiculM,
l’identit6 du locuteur; voir, A cet 6gard, le premier paragraphe du pr~ambule de ]a Charte de
la languefranqaise, qui 6nonce: < Langue distinctive d'un peuple majoritairement francophone, la langue frangaise permet au peuple qu~bcois d'exprimer son identit. >>

‘2Supra, note 1 A ]a p. 154.
‘3Dans l’affaire Ford, ibid. aux pp. 153-54 et 156, le juge Boudreault s’est 6galement servi
de certains textes intemationaux pour interpreter le contenu de la libert6 d’expression A l’art.
3 de la Charte qu~bcoise, consid~rant que ‘on peut pr6sumer que le droit international a servi
de mod~le et d’inspiration au l6gislateur qu~bcois. Le juge Boudreault a soulign6 que le Pacte
international relatifaux droits civils et politiques, 16 dcembre 1966, 999 R.T.N.U. 171, R.T.
Can. 1976 no 47 (ratifi6 par le Qu6bec en 1976), d~finit la libert6 d’expression en y incluant
certains moyens de transmission dont les formes orale, 6crite et imprim6e qui, toute, requi6rent
l’usage d’une langue. La Dclaration universelle des droits de l’homme, R~s. A.G. 217A, 3 N.U.
AGOR Partie I, Doc. N.U. A1810 (1948), sans 8tre aussi d6taill6e, renferme 6galement une
rf”erence au moyen d’expression.

De m~me, on peut souligner que les termes utilis6s par les tribunaux canadiens pour d6finir
jusqu’A present la libert6 d’expression, paraissent difficiles A concilier avec une interpr6tation
qui ne reconnaitrait a cette libert6 aucune dimension linguistique accessoire. Ainsi, dans Re
Ontario Film and Video Appreciation Society and Ontario Board of Censors (1983), 41 O.R.
(2d) 583, 147 D.L.R. (3d) 58 (Div. Ct), conf. (1984), 45 O.R. (2d) 80, 5 D.L.R. (4th) 766 (C.A.),
la Divisional Court de l’Ontario a consid6r6 que l’art. 2b) de la Charte canadienne protege
toutes les formes d’expression: orale, 6crite, picturale, sculpturale, musicale, chor~graphique
et cinfmatographique.

‘4Chaussure Brown’s, supra, note 1 aux pp. 90-91. La Cour n’a pas jug6 ncessaire de traiter
de ‘argument que l’appellant cherchait A faire d~couler d’une analyse contextuelle de l’art. 2b)
de ]a Charte canadienne. En effet, selon le procureur g6n~ral du Quebec, l’existence dans la
Charte canadienne d’un grand nombre de dispositions express~ment consacr~es A des droits
linguistiques spfcifiques (les art. 16-20, 23 et 14) n’est gure compatible avec l’ide que le
constituant a voulu 6tablir implicitement d’autres droits relatifs A l’usage des langues, par le
biais des o libert~s fondamentales > prot~gfes par l’art. 2. A cela, on peut r~pondre que les
< droits linguistiques >> proprement dits ne sauraient
tre places sur un meme plan que les
droits et libert6s qui, sans avoir pour vocation principale de prot6ger l’usage des langues, sont

REVUE DE DR OIT DE McGILL

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En examinant cette jurisprudence, l’on est frapp6 par l’absence de
nuances dans les solutions: dans un cas, les tribunaux ont d6cid6 que la
libert6 d’expression ne s’6tend jamais au choix de la langue, dans l’autre on
semble conclure que le libre choix est toujours garanti! Pourtant, il est
possible et n6cessaire de faire des distinctions; certaines sont sugg6r6es par
le droit suisse, qui peut nous fournir des indications dans ce domaine puis-
que l’on connait dans ce pays des probl6mes linguistiques semblables A ceux
qui se posent au Qu6bec.

2.

Le droit compar6

En Suisse, l’on distingue entre l’usage priv6 et l’usage officiel des

langues. 15

12usage officiel concerne l’exercice des fonctions 6tatiques et les relations
de l’ttat avec les citoyens ; il porte par cons6quent sur des domaines comme

n~anmoins susceptibles de pr6senter A certains points de vue une <),
ou d’acqu6rir une pareille dimension en certaines circonstances. Les < droits linguistiques >>
sp~cifiques ne s’attachent en g6ndral qu’A certaines langues –
le fran ais et l’anglais pour ce
qui est des art. 16 A 20 et 23 –
et leur mise en oeuvre suppose que l’Etat consente A ceux qui
en sont les b~n6ficiaires certains avantages, prestations ou am6nagements particuliers (traduc-
tion des lois et des r~glements, crdation d’6coles pour la minorit6, nomination de fonctionnaires
bilingues, mise en place de services d’interpr~tation, etc). On comprend donc pourquoi ces
droits doivent, pour exister, 8tre express6ment reconnus dans un texte special.

Par ailleurs, certains droits et libert6s de nature fondamentale, comme la libert6 de religion,
la libert6 d’expression, la libert6 de la presse et des autres moyens de communication, possdent
une dimension linguistique <( ancillaire >>, dans la mesure ofi le libre choix de la langue constitue
une condition n6cessaire de l’exercice de ces libert6s ; il est donc superflu d’en faire une mention
expresse : voir Soci&t desAcadiens du Nouveau-Brunswick Inc. c. Association ofParents (1986),
1 R.C.S. 549 t la p. 577, 27 D.L.R. (4th) 406 (droit des parties A comprendre ce qui se passe
dans le pr~toire, ancillaire au droit A un proc~s dquitable). Soulignons que cette dimension
linguistique des libert6s fondamentales b6n6fice A toutes les langues. En outre, 6tant donn6 que
les libert6s fondamentales traditionnelles ont un carat6re < n6gatif>), les droits linguistiques
qui leur sont attach6s de fagon ancillaire n’exigent eux-m~mes aucune prestation particulire
de la part de l’Etat, mais supposent simplement que celui-ci s’abstienne de contrecarrer le
comportement spontan6 des individus.

15Sur le droit suisse en mati~re de r6glementation des langues, voir J. Woehrling, < De certains aspects de la riglementation linguistique suisse en mati~re scolaire >) dans ttudes juridiques
en l’honneur de Jean-Guy Cardinal, Montreal, Th6mis, 1982, 453 ; C. Marti-Rolli, La libertO
de la langue en droit suisse, Zaarich, Juris Druck und Verlag, 1978 ; F Dessemontet, Le droit
des langues en Suisse, Qu6bec, Editeur officiel, 1984. Voir 6galement la bibliographie dans J.
Wochrling, o Minority Cultural and Linguistic Rights and Equality Rights in the Canadian
Charter of Rights and Freedoms> (1985) 31 R.D. McGill 51 A la p. 66 n. 45.

Sur la justification et la m~thodologie du recours au droit compar6 (et au droit international)
dans I’interpr6tation des chartes des droits et libert6s, voir J. Woehrling, Le r6le du droit
compar6 dans la jurisprudence des droits de la personne – Rapport canadien > dans A. de
Mestral et al., 6d., La limitation des droits de l’homme en droit constitutionnel comparl, Co-
wansville, Yvon Blais, 1986, 449.

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CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE

la langue des tribunaux, celle des lois et r~glements, celle de l’instruction
publique et des services administratifs. Concemant cet usage officiel, aucun
droit de choisir la langue n’est garanti en vertu de la libert6 d’expression (ou
d’une autre libert6 fondamentale); au contraire, dans ce domaine les ci-
toyens peuvent se voir imposer l’usage d’une langue d6termin6e.16 S’il en
allait autrement, cela signifierait que 1’Etat doit offlir ses services dans toutes
les langues parles sur son territoire, ce qui serait manifestement absurde.17
En outre, pour que les individus puissent exercer un libre choix linguistique
dans leurs rapports avec l’ttat, il faut que celui-ci mette A leur disposition
des services bilingues ou multilingues, c’est-A-dire qu’il cr~e les conditions
n~cessaires A 1’exercice d’un tel droit. Or la libert6 d’expression est tradi-
, qui exige seulement
tionnellement analys~e comme une libert6 < n6gative que l'ttat s'abstienne d'empecher les individus de s'exprimer librement, mais qui ne l'oblige pas A leur fournir les moyens materiels de le faire. Ceci n'exclut nullement, bien sfir, qu'une certaine libert6 de choisir la langue dans les rapports des individus avec l'Etat soit garantie par des dis- positions particuli~res et expresses d'une constitution, lesqueHes contiennent alors des < droits linguistiques > sp~cifiques. I1 en va ainsi tant au Canada
qu’en Suisse, ofi ‘article 116 de la Constitution fedrale reconnait A ‘alle-
mand, au frangais et A l’italien le statut de langues officielles de la Confe-
d6ration. Cependant, cette libert6 de choisir la langue dans les rapports avec
l’ttat (dans l’usage officiel) doit &re expressement pr~vue ; elle ne peut etre
consid~r~e comme d~coulant implicitement de la libert6 d’expression.

Par ailleurs, le droit suisse envisage difTeremment l’usage priv des
langues, qui porte plut6t sur les rapports mutuels des particuliers, qu’il
s’agisse de personnes morales ou physiques. Selon la doctrine et la juris-
prudence suisses, l’usage priv6 regroupe en fait tous les cas ofi la langue
n’est pas employee officiellement. Il peut se faire dans le cercle intime ou
devant un public, peu importe. La publication de livres et de jouraux, les
repr6sentations thtrales et cin~matographiques, les conferences et les r6u-
nions politiques constituent dans cette optique un usage priv6 de la langue.
Dans.ce vaste domaine de l’usage priv6, l’individu doit 8tre libre d’employer
la langue de son choix: cette libert6 linguistique d6coule logiquement et
implicitement de la libert6 d’expression et il n’est donc pas n6cessaire de la
garantir express~ment dans une disposition constitutionnelle particuli~re.
En d’autres termes, le libre choix de la langue dans l’usage priv6 constitue

16Voir Marti-Rolli, ibid. aux pp. 27 et s.
17C’est A cette conclusion qu’aboutit le Rapporteur special de la Sous-commission de ]a lutte
contre les mesures discriminatoires et de ]a protection des minorit~s des Nations Unies dans
une 6tude de 1979 sur les droits des minorit~s : voir E Capotorti,
tude des droits des personnes
appartenant aux minorits ethniques, religieuses et linguistiques, New York, Nations Unies,
1979, Doc. N.U. E/CN.4/Sub.2/384/Rev. 1 A la p. 102.

McGILL LAW JOURNAL

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une dimension ncessaire de la libert6 d’expression, une condition essen-
tielle de la r~alisation de celle-ci. Soulignons i ce sujet que l’exercice de leur
libert6 linguistique par les individus dans ce domaine priv ne n~cessite
aucune prestation particuli~re de la part de l’ttat mais exige seulement que
celui-ci s’abstienne de contrecarrer leurs comportements spontan6s.

En Suisse, la libert6 de la langue dans l’usage priv est tr~s 6tendue,
mais pas absolue; elle peut etre restreinte pour des motifs raisonnables et
justifiables, notamment lorsqu’il s’agit de prot~ger une des langues natio-
nales de la Suisse dont l’existence ou le statut seraient menaces.

Cette m~me distinction entre usage priv et usage officiel de la langue,
sans avoir jusqu’a present W utilis~e explicitement par la Commission
europ~enne des droits de l’homme, permet cependant de tenter de ratio-
naliser sa jurisprudence dans ce domaine. En effet, la Commission a refuse,
dans un certain nombre d’affaires, de faire d6couler de la libert6 d’expression
garantie par ‘article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme
et des libertsfondamentales’8 un droit quelconque de l’individu A utiliser
sa langue maternelle dans les rapports avec l’administration publique.19 Par
contre, elle a indirectement laiss6 entendre que cette m~me libert6 d’ex-
pression implique le libre choix de la langue dans l’usage priv6. 20

184 novembre 1950, S.T.E. no 5, 213 R.T.N.U. 222 [ci-apr~s Convention europ~enne].
19Voir Comm. eur. D.H., no 1474/62, decision partielle du 26 juillet 1963, Habitants d’Al-
semberg et de Beersel c. La Belgique, 6 Ann. Conv. eur. D.H. 333 ; Comm. eur. D.H., no 1769/
62, decision du 26 juillet 1963, Charlent c. La Belgique, 6 Ann. Cony. Eur. D.H. 445 [ci-apr~s
Clarlent] ; Comm. eur. D.H., no 2145/64, decision du ler octobre 1965, X. c. La Belgique, 8
Ann. Conv. Eur. D.H. 283 ; Comm. Eur. D.H., no 2333/64, decision partielle du 15juillet 1965,
Habitants de Leeuw-St Pierre c. La Belgique, 8 Ann. Cony. Eur. D.H. 339. Toutes ces requetes
t6 pr6sent~es par des citoyens belges francophones r6sidant dans Ia partie n~erlan-
avaient
dophone du pays et attaquaient la conformit6 A certaines dispositions de ]a Convention eu-
roptenne, ibid., notamment l’art. 10, des mesures: 16gislatives prescrivant que le n6edrandais
est la seule langue de l’administration publique dans cette partie de la Belgique. La Commission
n’ayant pas retenu l’argument relatif A la libert6 d’expression, celui-ci n’a pas 6t6 consid&6r par
la Cour europenne des droits de ‘homme, laquelle a jug6 de certaines des requetes en cause
en 1968, dans Sr. A No 6, decision du 23 juillet 1968, Affaire relative a certains aspects du
r~gime linguistique de l’enseignement en Belgique, 11 Ann. Cony. Eur. D.H. 833, [1979-80] 1
E.H.R.R. 252. Voir 6galement Comm. Eur. D.H., no 4137/69, decision du 13 juillet 1970, X.
c. Irlande, 13 Ann. Cony. Eur. D.H. 793 aux pp. 795-97: le requ6rant, un citoyen irlandais
d’expression anglaise, pr6tendait se fonder sur l’art. 10 pour faire declarer non conforme A la
Convention europenne l’obligation qui lui 6tait faite de remplir un formulaire officiel r6dig6
uniquement en ga61ique. Sans expliciter son raisonnement, la Commission a d6cid6 que pareille
obligation ne saurait en aucune mani6re 8tre consid6r~e comme une atteinte A la libert6 d’opi-
nion du requ6rant.

20Voir Charlent, ibid. aux pp. 455-57: ( [Consid6rant] que la libert6 de religion n’est pas en
cause ; qu’il en va de meme des libert6s de pens6e, de conscience et d’expression.des requ6rants
eux-m~mes, car rien n’empache ceux-ci d’exprimer leur pens6e librement et dans la langue de
leur choix […] >.

19871

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L’affichage public, la publicit6 commerciale et les raisons sociales ne
relevent 6videmment pas de l’usage officiel des langues. Ressortissent-ils
pour autant de l’usage privb? Comme l’indiquent les termes utilises pour
les designer, ces pratiques linguistiques sont << publiques > dans le sens so-
ciologique, puisqu’elles se font en public et qu’elles s’adressent au public.
Cependant, du point de vue juridique, elles s’int6grent dans les rapports
entre personnes privees. En outre, dans ce domaine, l’exercice de la libert6
des individus n’exige aucune intervention positive, aucune prestation de la
part de l’Etat; il suffit que celui-ci s’abstienne d’intervenir pour que cette
liberte existe. Est-il alors possible de pr6tendre que la libert6 d’expression
n’implique pas le libre choix de la langue dans le cas de l’affichage simple-
ment parce que celui-ci se fait publiquement et est destin6 au public ? Dans
l’affirmative, il devrait en aller de mame pour les representations publiques
de thatre, les conferences scientifiques publiques, les offices religieux pu-
blics et ainsi de suite: on constate sans peine le danger de l’argument. Cette
fagon de voir signifierait aussi que le libre choix de la langue –
en tant que
dimension linguistique de la liberte d’expression –
est limit6 au domaine
de l’intimit6 familiale, qui est A peu pres le seul A ne revetir aucune di-
mension publique. Or, c’est precisement dans ce domaine que la liberte
d’expression n6cessite le moins d’etre prot6g6e, 6tant donn6 que les Etats,
meme totalitaires, ne semblent generalement pas vouloir y intervenir de
fagon restrictive.

Pour toutes ces raisons, nous estimons que la liberte d’expression doit
s’analyser comme impliquant le choix de la langue en ce qui concerne les
rapports linguistiques priv6s (c’est-A-dire non-officiels), dans lesquels nous
incluons l’affichage public et la publicite commerciale ainsi que les raisons
sociales. 21

VoilA qui ne signifie pas, comme on l’a d~jA indiqu6, qu’il soit impos-
sible pour l’ttat de reglementer et de restreindre l’usage de cette liberte
lorsqu’il a des motifs raisonnables d’agir ainsi. Cependant on delaisse alors
le probleme de l’existence de la libert6 linguistique pour aborder celui de
sa limitation. Or il n’est ni n6cessaire, ni souhaitable, de nier l’existence
d’un droit ou d’une liberte simplement parce que l’on estime qu’il y a de
bonnes raisons d’en limiter l’exercice. Et certaines considerations, comme

2 1C’est aussi le point de vue exprim6 par la Commission quibecoise des droits de la personne :
voir supra, note 10 A la p. 32. Parmi les auteurs qui considirent que Ia libert6 d’expression
implique le droit de choisir la langue dans laquelle on disire s’exprimer, du moins en ce qui
conceme l’usage priv6, voir C. Beckton, < Freedom of Expression (S. 2b)) >> dans G.A. Beaudoin
et W.S. Tarnopolsky, Ed., Canadian Charter of Rights and Freedoms; Toronto, Carswell, 1982,
75 A la p. 119; B. De Witte, The Protection of Linguisitic Diversity through Fundamental
Rights, thise de doctorat en droit, Institut universitaire europen, Florence, 1985 A ia p. 236
[non-publike] ; M. Tabory, << Language Rights as Human Rights >> (1980) 10 Isradl Y.B. Hum.
Rts 167 A la p. 167.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 32

l’aspect public de l’affichage, qui ne sont pas pertinentes pour juger de 1’exis-
tence du libre choix de la langue dans ce domaine, peuvent le devenir
lorsqu’il s’agit de se demander dans quelle mesure l’ttat peut restreindre
ce droit.

Avant de passer i cette question de la restriction des droits et libert6s,
il faut encore se demander si la libert6 d’expression s’applique aux messages
commerciaux.

B. Libertg d’expression et discours commercial

I1 s’agit 1A d’une question actuellement controvers~e en droit canadien.
Avant l’entr~e en vigueur de la Charte canadienne, la libert6 d’expression
n’6tait pas consid6r~e comme englobant les messages commerciaux et pu-
blicitaires. Depuis 1982, le d~bat s’est A nouveau engag6 devant les tribu-
naux. Dans les provinces de common law, les juges ont fait preuve jusqu’i
present de beaucoup de r6ticence A 6tendre l’article 2b) au discours com-
mercial.22 Par contre, on le sait, la Cour d’appel du Qu6bec a d~cid6 que la
libert6 d’expression englobe les messages publicitaires, A la fois dans l’affaire
Chaussure Brown’s et dans l’affaire Irwin Toy Ltd c. PG. Quebec23 oti elle

22En Ontario et en Alberta, les tribunaux ont refuse d’6tendre la libert6 d’expression A la
publicit6 faite par les membres d’un ordre professionnel: voir Re Klein and Law Society of
Upper Canada (1985), 50 O.R. (2d) 119, 16 D.L.R. (4th) 489 (Div. Ct) [ci-apr6s Klein] ; Grier
c. Alberta Optometric Association (1985) 62 A.R. 146, 5 W.W.R. 436 (Q.B.). Par contre, un
tribunal ontarien a consider6 que l’interdiction d’annoncer la vente d’essence au gallon contre-
vient A l’art. 2b): voir R. c. Halpert (1984) 48 O.R. (2d) 249 (Prov. Ct). Cette decision a W
renvers~e en appel, la Cour de Comte ayant conclu que Ia prohibition contest6e constitue une
restriction raisonnable de Ia libert6 d’expression commerciale: voir (1985) 15 C.C.C. (3d) 392.
Quant A la Cour d’appel du Manitoba, elle a reconnu la libert6 d’expression commerciale, tout
en consid6rant que les restrictions A la publicit6 des avocats dans cette province n’ taient pas
incompatibles avec la Charte canadienne: voir ReLaw Society ofManitoba and Savuino (1983),
23 Man. R. (2d) 293, 1 D.L.R. (4th) 285. C’est dans l’arrt Klein, supra, que l’on trouve pour
le moment l’examen le plus pouss6 de la question du discours commercial; pour une analyse
de cette affaire, voir A. Binette, <( La libertE d'expression commerciale >> (1987) 28 C. de D.
341 ; S. Braun, < Should Commercial Speech Be Accorded Prima Facie Constitutional Reco- gnition under the Canadian Charter of Rights and Freedoms? >? (1986) 18 Ottawa L. Rev. 37.
Sur la libert6 d’expression commerciale, voir galement J.D. Archambault, < Le droit Ala libert6 d'expression commercialeo (communication aux Journes canadiennes de 'Association Henri Capitant, Montr~al-Qu~bec, 17-22 mai 1987). 23(1986), [1986] R.J.Q. 2441 [ci-apr~s Irvin Toy]. Pour une analyse, voir Binette, ibid. Les decisions dans les affaires Chaussure Brown's et Irwin Toy ont W port~es en appel par le procureur general. En droit compare, Ia situation est 6galement assez confuse et varie selon les pays consider~s. Aux ttats-Unis, les tribunaux ont longtemps refuse d'6tendre le b~n~fice de ]a libert6 d'ex- pression au (< discours commercial >> (commercialspeech). En 1976, la Cour Supreme a renvers6
cette vieille jurisprudence, dans un arret portant sur la publicit6 du prix des medicaments:
voir Virginia State Board of Pharmacy c. Virginia Citizens Consumer Council, 425 U.S. 748
(1976). Cependant, le revirement de Ia Cour Supreme des ttats-Unis a soulev6 de vives critiques

1987]

CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE

a jug6 invalides les dispositions de la Loi sur la protection du
consommateur24 qui prohibent la publicit6 radiodiffus6e et t6l6vis6e destin6e
aux enfants de moins de treize ans. La Cour supreme ne s’est pas encore
prononc6 sur la question.

En fait, la solution au probl6me pos6 par la dimension commerciale de
la libert6 d’expression d6pend essentiellement de la conception g~n6rale que
l’on se fait de celle-ci et des finalit6s qu’on lui attribue. Son r6le peut en
effet 8tre analys6 de deux fagons profond6ment differentes.

Traditionnellement, la libert6 d’expression est conque comme ayant
comme seul objet de garantir le bon fonctionnement du syst~me d6mocra-
tique, en assurant la possibilit6 d’un authentique d~bat sur les questions qui
touchent au gouvernement de la Cit6. Dans le cadre de cette premiere con-
ception, qui a g6n6ralement eu cours au Canada,25 il est 6vident que seule
‘expression des ides politiques –
au sens large du terme – m6rite d’8tre
prot6g6e par la libert6 d’expression. Celle-ci ne s’applique pas, de toute
6vidence, aux messages commerciaux ou publicitaires. I1 est m~me quelque
peu douteux, dans cette conception, que l’expression culturelle et artistique
soit prot6g6e. Les d6fenseurs de la th6orie < d6mocratique > l’admettent
d’habitude, mais il est difficile de justifier directement cette solution sur la
base des pr6misses de la th6orie. Ils le font alors de fagon indirecte, en
soulignant que la philosophie, la litt6rature, les sciences et les arts d6velop-
pent l’intelligence et 6largissent les perspectives des citoyens, ce qui ne peut
que favoriser une meilleure participation A la vie politique.26

Cependant, A l’heure actuelle, ce point de vue traditionnel est progres-
sivement remplac6 par une nouvelle conception de la libert6 d’expression,

chez les auteurs et donn6 lieu A des dissidences aiguds de la part de certains membres de la
Cour. Celle-ci a d’ailleurs par la suite nuanc6 sa position, en admettant que ]a libert6 d’ex-
pression puisse subir deg limitations plus s~v~res en mati~re de discours commercial qu’en ce
qui concerne le discours politique: voir Ohralik c. Ohio State BarAssn, 436 U.S. 447 (1978);
Freedman c. Rogers, 440 U.S. I (1979); Central Hudson Gas & Electric Corp. c. Public Service
Commission of New York, 447 U.S. 557 (1980). Sur les difficult6s de Ia distinction am6ricaine
entre expression politique, culturelle ou artistique, et expression commerciale, voir Binette,
supra. Cette ide, selon laquelle les messages commerciaux sont dignes de protection., mais
d’une protection moindre que celle dont b6n6ficie le discours politique, se retrouve 6galement
dans le droit d’un nombre grandissant de pays europ6ens et dans la jurisprudence des organes
d’application de Ta Convention europ~enne: voir L. Petiti, < Libert6 d'expressiono dans A. de Mestral et al., 6d., La limitation des droits de l'homme en droit constitutionnel compar, Co- wansville, Qu6., Yvon Blais, 1986, 399 aux pp. 413-14. 24L.R.Q., c. P-40.1, art. 248-49. 25Voir Renvoi relatifaux lois de l'Alberta (1938), [1938] R.C.S. 100, [1938] 2 D.L.R. 81; Boucher c. R. (1951), [1951] R.C.S. 265 ; Saumur c. Cit de Quebec (1953), [1953] 2 R.C.S. 299, [1953] 4 D.L.R. 641 ; Switzman c. Elbing (1957), [1957] R.C.S. 285, 7 D.L.R. (2d) 337. 26Voir A. Meiklejohn, < (1961) Sup. Ct Rev. 245 A

]a p. 256.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

selon laquelle celle-ci a pour fonction de favoriser l’autonomie et rlpa-
nouissement des individus en leur permettant de communiquer librement
entre eux, que ce soit pour 6mettre ou pQur recevoir de l’information.27 Ce
nouveau paradigme, qui n’exclut nullement la conception traditionnelle
mais l’absorbe dans une perspective plus vaste, gagne progressivement du
terrain dans de nombreux pays. II repose sur la conviction que les insti-
tutions d6mocratiques ne doivent pas 8tre consid6r6es comme une fin en
elles-memes, mais seulement comme un moyen pour permettre le d6velop-
pement des individus, lequel suppose la possibilit6 entre ceux-ci de la libre
communication et de l’interaction sociale. Cette nouvelle conception est
donc fondamentalement individualiste, alors que la conception tradition-
nelle assigne une fonction sociale et politique a la libert6 d’expression. Or,
que ce soit pour s’en r6jouir ou le d6plorer, il faut bien constater que dans
les pays occidentaux –
le consensus
tend aujourd’hui A se faire davantage sur la nouvelle conception que sur
l’ancienne.28

et notamment en Am6rique du Nord –

Dans le cadre de cette nouvelle conception de la libert6 d’expresssion,
il semble bien que celle-ci doive 8tre consid6r6e comme englobant non
seulement les discours politique, culturel et artistique, mais 6galement les
messages 6conomiques et commerciaux, 6tant donn6 que l’autonomie et
l’6panouissement des individus et la densit6 de leurs rapport mutuels sont
autant –
conditionn6s par l’acces aux biens et
aux services que par la participation A la vie politique. La tendance profonde
en Occident semble donc atre A l’extension de la libert6 d’expression aux
discours commercial et publicitaire, et il ne serait pas 6tonnant que la Cour
supreme du Canada finisse par adopter cette solution. 29

et peut-6tre davantage –

27Voir T. Scanlon, <(Freedom of Expression and Categories of Expression> (1978-79) 40 U.
Pitt. L. Rev. 519 ; L. Tribe, American Constitutional Law, Mineola, N.Y., Foundation Press,
1978 aux pp. 578-79.
28Pour une pr6sentation des differentes th6ories analytiques de Ia libert6 d’expression, dans
l’optique de l’interpr6tation de l’art. 2b) de la Charte canadienne, voir Binette, Braun, et
Archambault, supra, note 22; R. Moon, <(The Scope of Freedom of Expression>> (1985) 23
Osgoode Hall L.J. 331 ; P. Hogg, Constitutionnal Law of Canada, 2e ed., Toronto, Carswell,
1985 aux pp. 713-14.
29C’est en outre la position prise par la Commission des droits de Ia personne du Qu6bec:

voir supra, note 10 aux pp. 17-21, 31.

Avant l’entre en vigueur de la Charte canadienne, la Cour supreme a eu l’occasion de se
prononcer sur la libert6 d’expression commerciale dans une affaire relative A la publicit6 pro-
fessionnelle des avocats: voir PG. Canada c. Law Society of British Columbia (1982), [1982]
2 R.C.S. 307, 137 D.L.R. 1. Elle a indiqu6 que cette question relevait de la comp6tence pro-
vinciale, laquelle n’6tait alors restreinte par aucune norme constitutionnelle. De faron g6n6rale,
la jurisprudence de la Cour supreme en matire de libertE d’expression (supra, note 25) s’est
fond~e uniquement, jusqu’en 1982, sur la th6orie o d6mocratique >), c’est A dire que seul le
discours < politique )> 6tait consid6r6 comme faisant l’objet d’une protection constitutionnelle,

1987]

COMMENTS

Soulignons cependant qu’une constante se d6gage du droit canadien et
du droit compar6: lA oct les tribunaux ont accept6 de reconnaitre que le
discours commercial est prot6g6 par la libert6 d’expression, ils ont 6galement
consid&k que cette protection est moindre que celle dont b6nificient les
autres formes d’expression. I est donc bien admis, y compris par la Cour
d’appel du Qu6bec dans l’affaire Irwin Toy,30 que des restrictions plus im-
portantes sont possibles A l’6gard du discours commercial que pour le dis-
cours politique ou culturel.

Si la libert6 d’expression garantie par les chartes implique le droit de
choisir la langue, et si elle englobe les messages commerciaux, il est 6vident
que les articles 58 et 69 de la Charte de la langue franqaise limitent et
restreignent cette libert6 d’une double fagon : d’abord en tant qu’ils imposent
l’usage du fran~ais, ensuite dans la mesure ofc ils prohibent, sauf certaines
exceptions, l’usage d’une autre langue. Cependant, le fait qu’une loi limite
un droit ou une libert6 ne la rend pas n~cessairement inop~rante ; chacune
des deux chartes permet express6ment que des limitations ou des am6na-
gements puissent etre apport6s aux droits et libert~s qu’elle garantit, pourvu
que certaines conditions soient remplies.

II. Les restrictions A la libert6 d’expression en matiire d’affichage sont-

elles justifiables ?

Malgr6 les differences dans leur terminologie respective, il semble que
la signification des << clauses limitatives >> des chartes canadienne et
qu~b~coise 31 soit comparable. I1 est donc possible de s’inspirer, pour ap-

au demeurant fort limit~e.

Depuis l’adoption de la Charte canadienne, Ia Cour supreme s’est prononc6e sur ]a libert6
d’expression dans Retail, Wholesale andDepartment Store Union, Local 580 c. Dolphin Delivery
Ltd(1986), [1986] 2 R.C.S. 573 aux pp. 583-88, 33 D.L.R. (4th) 174. Tout en tenant un discours
fortement ax6 sur sa jurisprudence ant~rieure et, par cons6quent, sur l’importance de la libert6
d’expression pour le bon fonctionnement du syst~me d~mocratique et des institutions panle-
mentaires, la Cour a consid&r6 (seul le juge Beetz 6rant dissident sur ce point) qu’en l’espce
le piquetage effectu6 par le syndicat appelant constituait une forme d’expression qui b6n~ficie
de la protection accord~e par ‘article 2b). La Cour justifie cette conclusion en signalant que
le piquetage comprend un 6l6ment d’expression et qu’il sert au syndicat a transmettre une
information aux membres du public. Voila, selon nous, deux caractfristiques que l’on retrouve
dans le discours commercial ; on peut 6galement souligner ]a finalit6 6conomique que possedent
en commun Ia nfgociation collective des conditions de travail d’une part, les differentes formes
d’expression commerciale de l’autre.

30Supra, note 23 A la p. 2448.
311Lart. 1 de la Charte canadienne stipule que:

La Charte canadienne des droits et libert6s garantit les droits et libert6s qui y
sont 6nonc6s. Ils ne peuvent 8tre restreints que par une regle de droit, dans des
limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se d6montrer dans le

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 32

pliquer l’article 9.1 de la Charte qu~b~coise, de l’interpr6tation jurispruden-
tielle et doctrinale qu’a revue l’article 1 de la Charte canadienne. Concernant
ce dernier, la Cour supreme consid6re qu’il impose deux crit6res fonda-
mentaux, d6crits dans l’affaire R. c. Oakes. Afin qu’une r~gle de droit qui
restreint un droit ou une libert6 puisse n6anmoins 8tre consid6r6e comme
raisonnable et justifiable, il faut qu’elle poursuive un objectif social << suf- fisamment important pour justifier la suppression d'un droit ou d'une libert6 garantis par la Constitution >> ; et que les moyens choisis pour atteindre cet
objectif soient raisonnables et que leur justification puissent se d6montrer,
c’est-A-dire qu’ils satisfassent A une sorte de critre de proportionalit6
.32

I1 s’agit donc de voir de quelle manire ce double test> peut s’ap-

pliquer aux articles 58 et 69 de la Charte de la languefran~aise.

A. La kMgitimitg de l’objectif des articles 58 et 69

Dans l’analyse du rapport de proportionalit6 qui doit exister entre l’ob-
jectif poursuivi et les moyens mis en oeuvre pour l’atteindre, la qualification
des objectifs de la loi est 6videmment essentielle, 6tant donn6 que < [p]lus les effets pr6judiciables d'une mesure sont graves, plus l'objectif doit 8tre important pour que la mesure soit raisonnable et que sa justification puisse se d6montrer dans le cadre d'une socit6 libre et d6mocratique. >33

Dans l’affaire Chaussure Brown ‘, le juge Bisson a estim6, en se r6ferant
au Pr6ambule de la Charte de la languefran~aise, que l’unique objectif des
articles 58 et 69 est de << faire du frangais la langue [...] du commerce et des affaires >> et, partant, o qu’il n’y a […] aucune mesure raisonnable entre l’ob-

cadre d’une soci6t6 libre et d6mocratique.
Cart. 9.1. de la Charte qudbtcoise dnonce que :

Les libert6s et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs d&.

mocratiques, de l’ordre public et du bien-6tre g6n6ral des citoyens du Qu6bec.

La loi peut, A cet 6gard, en fixer Ia port6e et en am6nager 1’exercice.

32(1986), [1986] 1 R.C.S. 103 aux pp. 138-39, 26 D.L.R. (4th) 200 [ci-apr~s Oakes cit6 aux
R.C.S.]. Dans l’affaire Oakes, la Cour a 6galement admis que (fi a p. 139) > Elle a ensuite
ajoutO qu’un cdtire de proportionnalit6 comporte trois 6lments importants (A la p. 139):

Premi~rement, les mesures adopt6es doivent 8tre soigneusement congues pour at-
teindre l’objectif en question. Elles ne doivent
tre ni arbitraires, ni in6quitables,
ni fond6es sur des considerations irrationnelles. Bref, elles doivent avoir un lien
rationnel avec l’objectif en question. Deuxi~mement, m~me A supposer qu’il y ait
un tel lien rationnel, le moyen choisi doit etre de nature A porter < le moins possible >>
atteinte au droit ou fA la libert6 en question […]. Troisi~mement, il doit y avoir
proportionnalit6 entre les effets des mesures restreignant un droit ou une libert6
garantis par la Charte et l’objectif reconnu comme << suffisamment important o. 33lbid. A la p. 140. 1987] CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE jectif poursuivi et les moyens utilis6s. >34 Et de fait, l’objectif ainsi d6fini
exige simplement la pr6sence du frangais dans les affiches et les raisons
sociales, sans pour autant justifier l’exclusion des autres langues. Cependant,
les finatit6s d6finies dans le Pr6ambule de la Charte de la languefranqaise
sont beaucoup plus larges que le seul but de francisation du commerce,
meme si ce but est bien parmi ceux que le l6gislateur s’est fix6s. Ainsi que
‘6nonce le Pr6ambule:

LAssembl6e nationale reconnait la volont6 des Qu6b6cois d’assurer la
qualitt et le rayonnement de la langue fran~aise. Elle est donc r6solue A faire
du frangais la langue de l’ttat et de la Loi aussi bien que la langue normale
et habituelle du travail, de l’enseignement, des communications, du commerce
et des affaires.35

Concernant cet objectif g6n6ral, le juge en chef Deschenes de la Cour su-
p6rieure du Qu6bec d6clarait en 1982, dans l’affaire Quebec Association of
Protestant School Boards c. PG. Quebec, o Qu’il s’agisse l d’un objectif
16gitime dont, pour employer les mots de l’article 1 de la Charte, ‘la justi-
fication puisse se d6montrer dans le cadre d’un soci6t6 libre et d6mocrati-
que’: la Cour n’en 6prouve pas le moindre doute. >36 II est fort probable
que la Cour supreme du Canada ne sera pas d’un avis difrrent, lorsqu’elle
aura A se prononcer sur la 16gitimit6 des objectifs g6neraux de la Charte de
la languefrangaise.

Cependant, meme s’il 6tait indispensable en commengant de rappeler
ces objectifs g6n6raux, 6tant donn6 le caract~re int6gr6 et global de la pla-
nification linguistique que met en place la Charte de la languefranqaise, il
importe 6galement de consid6rer l’objectif particulier des articles 59 et 69
qui sont en cause, tout en prenant bien soin de les replacer dans le contexte
des dispositions qui leur sont apparent6es.

Figurant dans un chapitre intitul6 <( La langue du commerce et des affaires >, les articles 58 et 69 participent de ‘objectif propre A ce chapitre,
qui est de relever le statut g6n6ral du frangais dans le monde des affaires,
dans le but de conferer a la langue frangaise plus d’utilit6 et, partant, plus
de prestige aux yeux des non-francophones. Cependant, alors que la plupart

34Supra, note 1 A la p. 94.
35Supra, note 2 [nos italiques]. Le juge Bisson examine en d6tail le Pr6ambule, Chaussure
Brown’s, ibid. A la p. 93, mais il semble uniquement retenir comme objectifdes art. 58 et 69
]a francisation du commerce et des affaires (A la p. 94), au d6triment des objectifs plus larges,
6galement mentionn6s dans le Pr6ambule.

36(1982), [1982] C.S. 673 A la p. 696, 127 D.L.R. (3d) 576. Cependant, dans cette affaire, le
juge en Chef a consid6r6 (A la p. 708) que la o clause Qu6bec> de la Charte de la langue
franqaise (qui reserve l’accs de l’ecole publique anglaise aux enfants dont l’un des parents a
regu son 6ducation en anglais au Qu6bec et qui restreint donc Part. 23 de la Charte canadienne)
o est disproportionnde au but poursuivi et qu’elle exc6de inutilement les limites du
raisonnable. )>

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

des dispositions de ce chapitre, comme d’ailleurs de toute la loi, prescrivent
rutilisation du frangais tout en permettant l’usage d’une ou de plusieurs
autres langues, les articles 58 et 69 sont au nombre des rares articles qui
imposent la norme de l’unilinguisme, norme temp6r6e, il est vrai, par de
nombreuses exceptions. C’est que le 16gislateur poursuit avec ces disposi-
tions un objectif encore plus particulie, lequel s’ins~re cependant dans les
objectifs g6n6raux de la Charte de la languefranqaise, qui est de (re)donner
au Qu6bec un > (i ne pas confondre avec un visage >>
bilingue ou multilingue). Cet objectif sp6cifique est de la plus haute im-
portance 6tant donn6, comme nous le soulignerons davantage plus loin, que
le opaysage linguistique >> conditionne en grande partie l’attitude psycho-
logique des non-francophones i l’6gard de la langue frangaise.

II reste done i voir si les moyens mis en oeuvre par la Charte de la
languefranCaise pour atteindre les objectifs g6n6raux et sp6cifiques qu’elle
s’est fix6s, peuvent se justifier sur la base des critres de l’article 1 de la
Charte canadienne.

B. Le caractre raisonnable des moyens mis en oeuvre par la Charte de la

langue franqaise

Afin de d6terminer si les moyens choisis par le 16gislateur qu6b6cois
pour atteindre les objectifs g6n6raux et sp6cifiques de la Charte de la langue
francaise sont raisonnables, il faut d’abord pr6ciser la nature exacte du rap-
port qui doit exister, selon la Cour supreme, entre ces objectifs et les moyens
16gislatifs utilis6s, en tenant compte de la nature particuli6re de la libert6
qui est ici en cause, A. savoir la libert6 d’expression commerciale. Par ailleurs,
6tant donn6 que la Cour accorde 6galement beaucoup d’importance A la
relation entre les objectifs poursuivis par la loi et les effets pr6judiciables
que celle-ci entraine sur des groupes ou sur des personnes, il est indispen-
sable de pr6ciser l’6tendue r6elle de ces effets pr6judiciables, ce qui n6cessite
de tenir compte non seulement du principe de l’unilinguisme retenu par les
articles 58 et 69 en mati~re d’affichage et de publicit , mais 6galement des
tr~s nombreuses et fort importantes exceptions i ce principe qui sont pr6-
vues par la loi et par ses r~glements.

1.

L’exigence de rationalit6 dans le contexte de la libert6 d’expression
commerciale

Si l’on accepte que l’objectif principal de la Charte de la languefran~aise

est de faire du frangais la<>, il faut
bien admettre que la r6alisation de cet objectif suppose que l’on r6ussisse
A convaincre les anglophones et les immigrants d’apprendre et d’utiliser la

19871

COMMENTS

langue officielle. C’est uniquement de cette faqon que le frangais pourra
devenir unjour, comme le pr6nait d6jA en 1972 le rapport de la Commission
Gendron, la langue commune > de tous les Qu6b6cois, c’est-i-dire celle
qu’ils parlent tous en commun et qui leur sert pour entrer en communication
les uns avec les autres. 37 Or, certaines constatations semblent pr6cis6ment
d6montrer que dans la mesure oei il est bilingue ou multilingue, l’environ-
en bonne partie constitu6 par les affiches, la publicit6
nement visuel –
contribue a dissuader ceux qui ne
commerciale et les raisons sociales –
savent pas le fran~ais de l’apprendre, en les persuadant qu’il n’est pas n6-
cessaire, ni meme utile de faire cet effort. A cause de son caract6re public
et parce qu’il contribue de fagon d6terminante d cr6er 1′< environnement linguistique > , l’affichage a une forte valeur symbolique ; il fonctionne donc
comme un catalysateur et influence de fagon importante le comportement
conscient et inconscient des individus.38

Un autre objectif g6n6ral de la Charte de la languefranqaise est < d'assu- rer la qualit6 et le rayonnement de la langue fran~aise >>. Or l’on peut d6-
montrer que la pr6sence syst6matique de l’anglais (ou, dans une moindre
mesure, d’autres langues) A c6t6 du frangais dans les affiches, les raisons
sociales et la publicit6 commerciale, repr6sente un danger pour la qualit
de la langue frangaise, en favorisant sa contamination lexicale et
syntaxique. 39

Toutes ces consid6rations suffisent a demontrer selon nous que l’uni-
linguisme de l’affichage et des raisons sociales constitue un moyen approprit
et rationnel pour atteindre l’objectif de la Charte de la languefrancaise, qui
est de donner au Quebec ce < visage frangais > dont on espere qu’il contri-
buera A inciter les non-francophones A l’apprentissage et A la pratique de la
langue frangaise. Est-ce egalement un moyen indispensable, ou existe-t-il
d’autres moyens qui permettraient d’obtenir le meme resultat en entranant
des effets prjudiciables moindres pour la liberte d’expression de ceux qui
desirent afficher dans une ou plusieurs autres langues ?

37Rapport de la Commission d’enquete sur la situation de la languefranCaise et sur les droits
linguistiques au Quebec, t. 1, Qu6bec, tditeur officiel, 1972 A lap. 305: < Nous recommandons que le Gouvernement du Quebec se donne comme objectifgn~ral de faire du frangais la langue commune des Qu6b6cois, c'est-A-dire, une langue qui, 6tant connue de tous, puisse servir d'instrument de communication dans les situations de contact entre Qu6b~cois francophones et non francophones. >>

38Voir D. Monnier, La situation de la langue francaise au Quebec: Statistiques recentes,

Conseil de la langue frangaise, Montral, 1984 A la p. 31 [non-publi6].

39La qualit de la langue aprs la Loi 101 : Actes du colloque de Quibec, 30 septembre – 3
octobre 1979, Quebec, Editeur Officiel, 1980. Pour les aspects juridiques de la politique qu&
bfcoise en faveur de la qualit6 de la langue francaise, voir J. Woehrling, <(A Ia recherche d'un concept juridique de la langue : Presence et qualitE du frangais dans la lgislation linguistique du Qu6bec et de la France > (1981-82) 16 R.J.T. 457.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 32

II s’agit lA d’un probl~me A propos duquel les avis divergent, tant chez
les politiciens que parmi les sp~cialistes des questions linguistiques. II en
est qui pensent que le <( libre choix optionnel >>,40 avec pr6pond6rance du
fran~ais, ou encore certaines formes de o libre choix restreint >> (A certains
secteurs g~ographiques, par exemple), permettraient 6galement d’atteindre
les objectifs de la Charte de la languefrangaise. Mais il semble bien, sur la
base d’un certain nombre de constatations empiriques, qu’une pareille so-
lution, dans la mesure ofa elle ne respecte pas le ((visage frangais >> du Qu6-
bec, n’est pas de nature i transmettre aux non-francophones un message
suffisamment clair pour les convaincre de la ncessit6 d’apprendre le fran-
gais. La sup~riorit6 d~mographique et 6conomique de l’anglais sur le fran-
vais, en Am6rique du nord, est trop 6crasante pour 8tre compens~e
seulement par une forme quelconque de preponderance de la langue fran-
qaise dans ‘affichage, la publicit6 et les raisons sociales.

Cependant, il n’est pas vraiment ncessaire de r~soudre cette question
en l’esp~ce, nous ne le pensons pas, car cette exigence – A savoir que le
moyen choisi pour atteindre l’objectif vis6 doit etre le moins contraignant
parmi tous ceux qui sont disponibles –
ne devrait pas s’appliquer, selon
nous, lorsqu’il est question de libert6 du discours commercial. En effet, il
s’agit IA d’un crit6re fort s6v~re, que la Cour supreme a d~gag6 dans l’affaire
Oakes A propos d’une loi fed6rale qui renversait le principe de la pr~somp-
tion d’innocence. S’agissant d’un droit express~ment garanti par la Charte
canadienne et consider6 de fagon traditionnelle comme vraiment fonda-
mental, la Cour se devait de d6finir de la fagon la plus limitative les res-
trictions qu’il est possible d’y apporter: c’est ce qu’elle a fait en exigeant,
pour maintenir la validit6 de la loi, que l’on d~montre l’inexistence d’un
moyen moins contraignant qui permettrait d’atteindre le but vis6 par le
lgislateur. Ce test des << moyens moins contraignants >> (less drastic means)
ne devrait donc s’appliquer que dans les cas ofi l’on cherche i justifier des
restrictions A un droit consid6r6 comme fondamental, comme par exemple
la libert6 du discours politique, culturel ou artistique. Par contre, nous avons
soulign6 qu’il existe un consensus, tant au Canada qu’A l’6tranger, i l’effet
que la protection dont b~n~ficie le discours commercial est moindre: le
critre servant A v6rifier la justification des restrictions apportes i ce type
de discours doit donc, en toute logique, 8tre moins exigeant. A notre avis,

40Nous cmployons A dessein rexpression o libre choix >. En effet, si l’on refuse, au nom de
la libert6 d’expression, la norme de l’unilinguisme de l’affichage, il faut logiquement reconnaitre,
en application du principe d’6galit6 et de non discrimination, le droit de tous d’employer la
(ou les) langue(s) de leur choix. Concernant l’impact de
‘art. 15 de la Charte canadienne sur
le statut des langues, voir 6galement J. Woehrling, <(Minority Cultural and Linguistic Rights and Equality Rights in the Canadian Charter of Rights and Freedoms>>, supra, note 15 ; J.
Woehrling, o Larticle 15(1) de la Charte canadienne des droits et liberts et ]a langue >> (1985)
30 R.D. McGill 266.

1987]

CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE

il devrait par consequent suffire de demontrer que l’affichage unilingue est
un moyen raisonnablement appropri6 d’atteindre les objectifs de la Charte
de la languefrangaise.

Cependant, meme si ce point de vue n’6tait pas admis et que la Cour
supreme consid~re que le des moyens moins contraignants s’ap-
plique en mati~re de libert6 d’expression commerciale, il reste que l’obli-
gation pour le l6gislateur de rechercher un moyen moins contraignant ne
peut allerjusqu’i 1’emp~cher d’adopter les mesures nrcessaires A la poursuite
efficace des objectifs l6gitimes qu’il s’est fix6s. 41

Reste alors A verifier s’il existe une proportionnalit6 raisonnable entre
les objectifs g~n6raux et particuliers poursuivis par la Charte de la langue
frangaise, et les effets prrjudiciables, sur des particuliers ou sur des groupes,
qu’entrainent les mesures interdisant en certaines circonstances l’usage
d’une langue autre que le fran~ais. LA encore, il est nrcessaire de tenir compte
de l’importance intrins~que de la libert6 ou du droit affect6 par les mesures
‘exigence de l’unilinguisme s’appliquait A 1’expression po-
restrictives. Si
litique, culturelle ou artistique, les effets prrjudiciables seraient A coup sfir
consid6rs comme tellement graves qu’aucun objectif ne pourrait les jus-
tifier, sauf probablement celui d’assurer le salut de ‘Ittat en prriode de crise
grave. Par ailleurs, 6tant donn6 qu’on ne reconnait A la libert6 d’expression
commerciale qu’une importance et, par consequent, une protection, beau-
coup plus limit~es, on peut consid6rer que les effets pr6judiciables des ar-
ticles 58 et 69 ne vont pas au-dela de ce qui est justifi6 par l’objectif de la
Charte de la languefrangaise, qui n’est rien de moins que la sauvegarde de
la langue de la majorit6 des Qurb~cois. D’autant plus que les effets preju-
diciables des dispositions imposant l’unilinguisme frangais sont sensible-
ment diminurs par les nombreuses et considrrables exceptions pr~vues par
la loi et ses r~glements d’application, exceptions que la Cour d’appel n’a
nullement prises en consideration dans l’affaire Chaussure Brown’.

2.

Les exceptions 16gislatives et rrglementaires A la norme de
l’unilinguisme

Apr~s avoir pris connaissance de l’tendue de ces exceptions, nous exa-
minerons leur portbe, afin de verifier si de ce point de vue elles sont compa-
tibles avec les principes d’galit6 et de non-discrimination.

41Voir R. c. Edwards Books and Art Ltd. (1986), [1986] 2 R.C.S. 713, 35 D.L.R. (4th) 1 [ci-

apr~s Edwards Books cit6 aux R.C.S.].

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

a. L’btendue des exceptions

Les articles 51 et 59 A 62 de la Charte de la languefranqaise posent des
exceptions importantes A la norme de
‘unilinguisme de l’affichage et de la
publicit6 commerciale. Tout en exigeant que toute inscription sur un produit,
sur son contenant ou sur son emballage, sur un document ou objet accom-
pagnant ce produit, y compris le module d’emploi et les certificats de ga-
rantie, soient r~dig6s en frangais,
‘article 51 pr~voit que le texte frangais
peut 8tre assorti d’une ou de plusieurs traductions, lesquelles ne doivent
cependant pas l’emporter sur l’inscription frangaise; la mgme r~gle s’ap-
plique aux menus et aux cartes des vins. Particle 59 permet le libre choix
linguistique pour les messages de type religieux, politique, id~ologique ou
humanitaire, pourvu qu’ils ne soient pas i but lucratif, ainsi que pour la
publicit6 v~hiculie par des organes d’information diffusant dans une langue
autre que le frangais. Uarticle 60 autorise les entreprises employant au plus
quatre personnes d’afficher A la fois en frangais et dans une autre langue
dans leurs
tablissements, le frangais devant toutefois apparaitre d’une ma-
nitre au moins aussi 6vidente que l’autre langue. En vertu de l’article 61,
l’affichage public concernant les activit~s culturelles d’un groupe ethnique
particulier peut se faire A la fois en frangais et dans la langue de ce groupe.
Enfin, l’article 62 permet que dans les 6tablissements specialises dans la
vente de produits typiques d’une nation 6trang~re ou d’un groupe ethnique,
de m~me qu’A l’extdrieur de tels 6tablissements, on puisse afficher A la fois
en fran~ais et dans la langue de cette nation ou de ce groupe ethnique.

A ces exceptions cr6es par la loi elle-m~me s’ajoutent celles pr~vues

par le Rfglement sur la langue du commerce et des affaires.42

Concernant les raisons sociales, la Charte de la languefranqaise pr~voit
6galement plusieurs exceptions A la r~gle de l’unilinguisme de l’article 69.
Signalons l’article 68 qui dispose que les raisons sociales peuvent 8tre as-
sorties d’une version dans une autre langue pour utilisation hors du territoire
du Quebec et qu’on pourra utiliser les deux versions dans toute inscription

42R.R.Q. 1981, c. C-I 1, r. 9. Notamment les art. 8 et 9 permettent l’affichage public et la
publicit6 commerciale bilingues ou multilingues relativement aux activites et aux produits
culturels ou dducatifs. L’art. 12 autorise le libre choix linguistique pour les messages qu’une
personne physique affiche pour son propre compte au lieu qui ne lui sert que d’habitation
priv~e, ainsi que pour tout message affich6 A l’intrieur ou A l’ext6rieur d’un moyen de transport
priv6, utilis6 A des fins non commerciales. II est pr6vu A ‘art. 13 que l’affichage public et ]a
publicit6 commerciale se rapportant A un Mvnement destin6 A un public international ou a un
6vnement dont les participants viennent en majorit6 de ‘ext6rieur du Qu6bec, peuvent 8tre
prfsent6s A ]a fois en franais et dans une ou plusieurs autres langues. L’art. 14 permet A nouveau
le libre choix pour l’affichage et la publicit6 pr6sent6s A un public sp~cialis ou restreint lors
d’un congr~s, d’une foire, d’une exposition ou d’un colloque destin6 uniquement A ce public.
Les catalogues, brochures, d6pliants et autres publications ou documents publicitaires de mme
nature, peuvent 8tre bilingues ou multilingues dans les cas pr6vus par Part. 15.

1987]

COMMENTS

commerciale, s’il s’agit de produits offerts A la fois au Quebec et hors Quebec.
Autre exemple: l’article 71 prevoit que les associations sans but lucratif
vouees au developpement culturel d’un groupe ethnique ou A la defense des
interets de celui-ci peuvent se donner une raison sociale dans la langue de
ce groupe a condition d’y adjoindre une version frangaise.

Ces exceptions A l’unilinguisme creees par la loi elle-meme se comple-
tent par celles qui sont pr6vues dans le Rkglement sur la langue du commerce
et des affaires.43

On realise donc que ces exceptions temperent de fagon significative la
norme de l’unilinguisme, ce qui en limite d’autant les effets prejudiciables
sur la liberte d’expression commerciale des particuliers ou des groupes. A
cela on peut encore ajouter que ceux qui desirent communiquer de l’infor-
mation commerciale dans une langue autre que le frangais et qui ne peuvent
le faire par voie d’affiches, dans la mesure oii les exceptions que nous venons
de mentionner ne s’appliquent pas i eux, peuvent cependant utiliser lega-
lement tous les autres moyens de communication –
brochures, d6pliants,
catalogues, annonces dans les journaux, A la radio et la television –
et y
transmettre les memes messages que sur les affiches.44

Tout ceci d6montre que le legislateur quebecois a fait un effort consi-
derable pour trouver un compromis raisonnable entre la poursuite efficace
des divers objectifs qu’il s’est fixes avec la Charte de la languefrangaise et
le respect de la liberte d’expression commerciale de ceux qui desirent utiliser
une langue autre que le frangais pour l’affichage, la publicite et les raisons
sociales. Aurait-il ete raisonnablement possible de consentir d’autres ac-
commodements sans nuire au succes de l’entreprise, et revient-il aux tri-
bunaux de decider si un meilleur equilibre entre les valeurs en presence
s’impose, et de dicter ensuite au legislateur les exemptions supplementaires
qu’il faut accorder pour satisfaire i la Charte canadienne ?

A cet egard, il est interessant de considerer les jugements de certains
des membres de la Cour supreme dans la recente affaire R. c. Edward Books

43Ibid., art. 16-18. L’art. 16 stipule que ]a raison sociale d’une entreprise 6tablie exclusivement
hors du Quebec peut apparaitre uniquement en une ou plusieurs autres langues que le frangais
dans l’affichage public et la publicit6 commerciale, dans les inscriptions relatives a un produit
et dans tout autre document. 12art. 17 permet que dans tout document r~dig6 en une ou plusieurs
autres langues que le frangais, une raison sociale puisse apparaltre uniquement en une ou
plusieurs de ces langues. Dans tout document r~dig6 A Ia fois en frangais et en une ou plusieurs
autres langues, une raison sociale peut apparaitre A la fois en frangais et en une ou plusieurs
de ces autres langues.. Enfin, selon l’art. 18, peut figurer comme sp~cifique dans une raison
sociale une expression tir~e d’une autre langue que le frangais, A condition qu’elle soit accom-
pagn~e d’un g~n~rique en langue frangaise. Concernant ]a port~e des dispositions sur les raisons
sociales de la loi et de son r~glement d’application, voir Woehrling, supra, note 39.

44Voir Charte de la languefranqaise, supra, note 2, art. 51, 52, 59 et 89.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 32

and Art Ltd, dans laquelle, tout en constatant que la loi ontarienne de
fermeture le dimanche 45 restreint la libert6 de religion, la Cour a cependant
conclu 46 que ces restrictions constituent une limite raisonnable et justifiable
en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne. Les juges Chouinard, Le
Dain, La Forest et le juge en chef Dickson se sont pr6cis6ment appuy6s sur
les exceptions i la norme de fermeture le dimanche pour parvenir A ce
r~sultat. Parmi les diverses exemptions pr~vues par la loi, celle qui est 6tablie
par le paragraphe 3(4) a particulirement retenu leur attention: elle s’ap-
plique aux commerces qui, le dimanche, n’emploient pas plus de sept per-
sonnes au service du public, qui utilisent A cette fin une superficie inferieure
A 5 000 pieds carr~s et qui, en outre, ont W ferms le samedi pr6c6dent.

Ces dispositions 6taient attaqu6es par les requ6rants, d’abord en autant
qu’elles ne sont d’aucune utilit6 pour ceux dont le sabbat tombe un jour
autre que le samedi ou le dimanche, comme le vendredi, le sabbat qu’ob-
servent les musulmans; ensuite parce que la restriction A sept employ~s
6tablit une distinction que certaines entreprises ne peuvent respecter sans
s6rieusement limiter leurs activit6s. Mais ces arguments ont 6t6 rejet~s par
le juge en chef. Dickson, A l’opinion duquel se rallient les juges Chouinard
et Le Dain.47 Pour le juge en chef, en matire de r6glementation commer-

45Retail Business Holidays Act, R.S.O. 1980, c. 453.
46Supra, note 41. Le juge en chef Dickson (A l’opinion duquel se rallient les juges Chouinard
ot Le Dain), le juge La Forest et le juge Wilson ont consider6 que Ta loi porte atteinte A la
liber( de religion. Cependant, les quatre premiers ont t6 d’avis que les restrictions en cause
satisfont aux exigences ncessaires pour 6tablir qu’elles sont raisonnables et que leurjustification
peut se d6montrer dans le cadre d’une soci~t6 libre et d~mocratique. La cinqui~me, Mine le
juge Wilson, a par contre consid6r6 que les crit~res poses par I’art. I de la Charte canadienne
ne sont pas satisfaits, essentiellement A cause de la disparit6 de traitement qui rsulte de
l’application des exemptions pr6vues par Ia loi. Les deux autres membres de la Cour, les juges
Beetz et McIntyre, ont quant A eux consid6r6 que la loi ontarienne n’entrane aucune restriction
aux droits et libert6s garantis par la Charte canadienne.
47Ces arguments avaient cependant 6t6 accept6s par la Cour d’appel d’Ontario, qui consid~rait
que la province n’avait pas pr6sent6 suffisamment d’l8ments de preuve concernant les incon-
vdnients qui r~sulteraient du fait d’autoriser des exemptions A l’gard de tous les sabbats: voir
R. c. Video Flicks Ltd (1984), 48 O.R. (2d) 395 A la p. 428, 14 D.L.R. (4th) 10 [ci-apres
Videoflicks cite aux O.R.]. La Cour a ajout6 que le 16gislateur ontarien devait rd6crire l’art.
3(4) de faqon A le rendre conforme A la Charte canadienne.

En Cour supreme dans I’affaire Edwards Books, ibid., le juge La Forest diverge d’avis avec
les juges Dickson, Chouinard et Le Dain quant i l’exemption sabbatique de l’art. 3(4). Lejuge
La Forest estime que la loi serait valide meme si elle ne contenait pas cette exception: voir
Edwards Books, supra, note 41 A la p. 794. IT souligne que (A la p. 795) < [l]'application de la Constitution doit se faire de manikre r~aliste en tenant compte de la nature du domaine particulier qu'on veut r6glementer et ne pas 6tre une affaire de th6orie abstraite. ) Passant A l'6tude du probleme en cause, le juge La Forest ajoute (A la p. 795): [Qu'Iayant reconnu l'importance de l'objectif du l6gislateur en l'espce, on se doit dans le pr6sent contexte de reconnaeitre que, si l'objectif du 16gislateur doit 8tre atteint, il ne pourra l'Atre qu'au detriment de certains. En outre, toute tentative de 1987] CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE ciale, la 16gislation < n'a pas A 8tre parfaitement ajust~e de manire A r6sister A un examen judiciaire. La simplicit6 et la commodit: administrative sont des preoccupations 1gitimes des r~dacteurs de ce genre de lois. >>48 Le ca-
ractre incomplet de 1’exemption sabbatique accord~e par le paragraphe 3(4)
de la loi ontarienne < est une consequence n~cessaire si l'on veut assurer que la loi prescrivant un jour commun de repos profite A un aussi grand nombre que possible de salaries >>,49 en d’autres termes, si la loi doit 8tre
raisonnablement efficace. Concemant le choix du chiffre de sept employ~s
comme limite pour l’admissibilit6 A 1’exemption, < [1]es tribunaux ne sont pas appel~s A substituer des opinions judiciaires i celles du l~gislateur quant A l'endroit of tracer une ligne de demarcation. >>5o I1 est vrai qu’il incombe
au l~gislateur qui adopte une loi sur la fermeture le dimanche de tenter
tr~s s6rieusement d’att6nuer ses effets sur ceux qui observent le samedi >>,
mais << [1]'exemption du par. 3(4) de la Loi en cause [...] repr~sente un effort satisfaisant en ce sens et est donc acceptable. >51

Quant au syst~me de l’exemption sabbatique complete, lequel est en
vigueur au Nouveau-Brunswick et A l’Ile-du-Prince-Edouard, le juge en chef
considre que < la Constitution n'oblige pas le lgislateur ontarien A [l'adop- ter]. >>52 Bien que ce syst~me soit manifestement celui qui porte le moins
possible atteinte A la libert6 de religion, il ne permet pas de poursuivre avec
une efficacit6 suffisante l’objectif lgislatif de procurer aux travailleurs un
jour de repos uniforme. On constate donc que pour lejuge en chef, ce concept
d’efficacit6 legislative temp~re de fagon importante l’application du test ,
potentiellement tr~s s~v~re, des moyens moins contraignants >>, que la
Cour supreme avait pos6, en termes peut-etre trop absolus, dans l’affaire
Oakes. I1 est d’autant plus int~ressant de le souligner qu’en l’occurence, c’est
une libert6 fondamentale de la plus haute importance –
la libert6 de religion

protfger les droits d’un groupe gr~vera in~vitablement les droits d’autres groupes.
I1 n’y a pas de sc6nario parfait qui puisse permettre de prot6ger dgalement les droits
de tous.

VoilA.des considerations qui s’appliquent 6galement en ce qui concerne les arts 58 et 69 de ]a
Charte de la langue franaise, lesquels ont pour objectifs de protfger et de promouvoir les
droits des francophones, ce qui en l’occurrence ne va pas sans grever les droits de ceux qui
d6sirent utiliser une autre langue que le frangais dans l’affichage, la publicit6 commerciale et
les raisons sociales. Le juge La Forest ajoute (0 Ta p. 795):

Donc, en cherchant A atteindre un objectif dont il est d6montr6 qu’il est justifi6
dans le cadre d’une soci~t6 libre et d~mocratique, le lMgislateur doit disposer d’une
marge de manoeuvre raisonnable pour r~pondre A ces pressions oppos~es. Bien
entendu, ce qui est raisonnable variera avec le contexte. On doit tenir compte de
la nature de P’int&& brim6 et du r6gime 16gislatif qu’on veut implanter.

48Edivards Books, ibid. A Ta p. 772.
4 9Ibid. A la p. 781.
50Ibid. A la p. 782.
51Ibid.
52Ibid.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

qui 6tait en cause. En toute logique, la Cour devrait se montrer encore

beaucoup plus conciliante lorsqu’il s’agit de la libert6 d’expression com-
merciale qui, selon l’opinion g6n6ralement admise, ne justifie qu’une pro-
tection plus limit6e.

A la fin de son analyse concernant le caract~re raisonnable des moyens
mis en oeuvre par la loi ontarienne, le juge en chef affirme < qu'il n'appar- tient pas i cette Cour de concevoir une loi qui soit constitutionnellement valide, de se prononcer sur la validit6 de r6gimes dont elle n'est pas saisie directement, ni d'examiner quelles mesures 16gislatives pourraient 8tre les plus souhaitables. >53

Si l’on transpose i pr6sent les mimes principes au probl6me de la
constitutionnalit6 des articles 58 et 69 de la Charte de la languefrangaise,
il ne fait pas de doute que l’on devrait parvenir i la m~me conclusion. Le
16gislateur qu6bcois a fait un effort s6rieux pour composer avec la libert6
d’expression commerciale de ceux qui d16sirent faire de l’affichage ou de la
publicit6, ou utiliser une raison sociale, dans une autre langue que le frangais.
Outre le fait qu’il n’appartient pas aux tribunaux d’imposer au 16gislateur
les mesures que ceux-ci pourraient juger plus souhaitables, il faut r6p6ter
que les r6gimes permettant des exceptions 61argies ou suppl6mentaires au
principe de l’unilinguisme ne permettraient pas d’atteindre efficacement les
objectifs vis6s par la Charte de la languefrangaise.

b. La porte des exceptions

Dans la mesure ofi la Charte de la languefrangaise cr6e des exceptions
A la norme de l’unilinguisme, elle entraine in6vitablement des disparit6s de
traitement qui sont susceptibles d’6tre attaqu6es en vertu du principe d’6ga-
lit6 et de non-discrimination.

Larticle 15 de la Charte canadienne n’6tant pas entr6 en vigueur au
moment oft sont survenus les faits ayant donn6 lieu A l’affaire Edwards
Books, les membres de la Cour supreme ont tous refus6 d’y recourir pour
juger de la constitutionnalit6 des dispositions contest6es. 54 Mme le juge

53Ibid. A la p. 783.
54Les juges Beetz et Le Dain ont toutefois laissE entendre qu’ils consid~rent l’art. 3(4) vul-
n6able A une attaque fond6e sur l’art. 15 de la Charte canadienne: voir Edwards Books, ibid.
aux pp. 790-91, 804-5. C’est Mme lejuge Wilson qui accorde le plus d’importance d la question
de la port6e de ‘exemption de l’art. 3(4) A 1’6gard du principe d’6galit. Dissidente en partie,
elle conclut qu’A l’gard de ceux qui ferment leur commerce le samedi pour des motifs religieux,
mais qui ne peuvent pas se pr6valoir de l’exemption de l’art. 3(4), les restrictions d6coulant
de la loi sur la libert6 de religion ne sauraient 8tre justifi6es en vertu de l’art. 1 de la Charte
canadienne. Selon elle (Edwards Books, supra A la p. 808), o une limitation de la libert6 de
religion qui reconnait la libert6 de certains membres d’un groupe, mais non celle des autres
membres du mdme groupe, [ne peut] 8tre raisonnable et justifite dans le cadre d’une soci6t6
libre et ddmocratique. )

1987]

COMMENTS

Wilson a cependant dcouvert dans Particle 27 de la Charte canadienne un
moyen indirect de se fonder sur le droit A l’6galit6 pour juger de la validit6
de l’exemption sabbatique cr6e par la loi ontarienne. En effet, les conditions
relatives A la taille des commerces qu’il faut remplir pour profiter de l’exemp-
tion sabbatique ontarienne reviennent, de son point de vue, << i 6tablir une distinction injuste au sein du groupe [de ceux qui ferment leurs commerces le samedi pour des motifs religieux] et d rompre les liens religieux et culturels qui en assurent la cohesion >> ; or, c’est l, selon elle, << une interpretation de la Charte express~ment interdite par l'article 27 qui dispose que toute interpretation de celle-ci doit 'concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens'. >>55

Comme on l’a vu, l’article 60 de la Charte de la languefrangaise autorise
les entreprises employant au plus quatre personnes, y compris le patron, A
afficher A la fois en frangais et dans une autre langue dans leurs 6tablisse-
ments, A condition que le frangais apparaisse d’une mani~re au moins aussi
6vidente que l’autre langue. En analysant cette disposition sous
‘angle
adopt6 par le juge Wilson dans l’affaire Edwards Books, faut-il consid~rer
qu’elle contrevient, comme la loi ontarienne, i l’article 27 de la Charte
canadienne, ou encore A l’article 1556 de celle-ci ? Nous pensons qu’il faut
r~pondre par la n6gative, pour autant que la distinction fond6e sur la taille
des entreprises, en ce qui concerne 1’exemption pr6vue A l’article 60, se
justifie sur la base des objectifs poursuivis par les articles 58 et 69 de la
Charte de la langue frangaise,57 et dans la mesure ofi
les effets << d~sint6- grateurs o sur un groupe linguistique particulier d'une distinction de ce genre sont tout i fait negligeables, voire inexistants. En effet, il existe tant d'autres moyens grace auxquels une collectivit6 peut pratiquer et promouvoir sa langue, que la prohibition faite i certains de ses membres d'utiliser celle-ci dans les affiches, la publicit6 et les raisons sociales ne saurait 8tre s~rieu- sement consid~ree comme mettant en peril l'int~grit6 du groupe en cause. On peut 6galement se demander dans quelle mesure une exemption A la norme de l'unilinguisme dont la port~e est limite i certains districts 55Ibid. aux pp. 808-9. 56L:art. 15 de ]a Charte canadienne n'6tait pas entr6 en vigueur au moment oA sont survenus les faits ayant donn6 lieu d l'affaire Chaussure Brown'. 57La Charte de la languefranqaise ayant pour objectifgnfral d'amener les non-francophones A apprendre et A utiliser le franiais, et ceux-ci dtant rticents A le faire A cause du peu d'utilit6 et de prestige qu'ils sont port~s A reconnaitre A cette langue, il est ncessaire de crEr des conditions qui sont de nature A modifier cette attitude. Un environnement visuel dans lequel les affiches, les inscriptions publicitaires et les raisons sociales sont r~digdes uniquement en frangais peut contribuer puissamment au changement de mentalit6 recherch6. Le fait que les petites entreprises puissent afficher de fagon bilingue dans leurs 6tablissements ne suffit pas A 'exemption 6tait 6tendue contrecarrer sfrieusement l'objectif ainsi poursuivi; si par contre aux entreprises plus grandes, le <( paysage linguistique >) perdrait les caract~ristiques recherch~es.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 32

g6ographiques, serait compatible avec I’artice 15 de la Charte canadienne,
ou avec son article 27 pour autant que celui-ci possde effectivement la
signification que lui donne le juge Wilson. Quant A l’article 15, il ne serait
pas enfreint, A notre avis, si les districts en cause correspondent A un niveau
significatif de population non-francophone, et si toutes les r6gions ou cir-
conscriptions pr6sentant un niveau comparable se voient reconnaitre le
m~me statut. En ce qui concerne l’article 27, il faut reconnaitre que l’exis-
tence de districts A statut sp6cial entrainerait une disparit6 de traitement
entre les membres d’un groupe linguistique particulier qui habitent un tel
district et ceux des membres du m~me groupe qui, habitant ailleurs, ne
b6n6ficient pas de l’exemption. Cette disparit6 serait 6videmment plus s6-
rieuse que celle qui r6sulte actuellement de l’article 60 de la Charte de la
languef’ancaise. Cependant, ainsi que nous l’avons mentionn6 A ce sujet,
l’affichage, la publicit6 et les raisons sociales ne constituent qu’une mani~re
parmi beaucoup d’autres, et sans doute pas la plus significative, de pratiquer
collectivement une langue et, par cons6quent, il est difficile de pr6tendre
qu’une restriction ou qu’une disparit6 A cet 6gard menacerait la coh6sion
du groupe linguistique vis6.

Un probl~me plus s6rieux surgirait probablement si les exceptions 16-
gales A la r~gle de l’unilinguisme, sous leur forme actuelle ou sous une forme
61argie, ne b6n6ficiaient qu’A un seul des groupes linguistiques non-
francophones 6tablis au Qu6bec. Une disposition 16gislative ne permettant
par exemple que le bilinguisme du franqais et de l’anglais, avec ou sans
pr6pond6rance du franqais, pourrait 8tre contest6e sur la base de la libert6
d’expression combin6e avec le droit a l’6galit6 garanti par l’article 15 de la
Charte canadienne, dans la mesure off une telle solution place toutes les
autres langues dans une situation moins favorable que le frangais et l’anglais.
A ce sujet, il est intressant de consid6rer l’opinion du juge La Forest
dans l’affaire Edwards Books. En effet, il s’est express6ment demand6 si,
dans la mesure ofi elle ne b6n6ficie qu’A ceux qui s’adonnent au culte le
samedi, l’exemption religieuse pr6vue au paragraphe 3(4) de la loi ontarienne
peut satisfaire aux exigences de Particle 15 de la Charte canadienne en
mati6re d’6galit6. II n’a cependant pas eu a r6pondre, 6tant donn6, d’une
part, que l’article 15 ne s’appliquait pas aux faits de la cause et, d’autre part,
que la preuve soumise A la Cour au sujet des groupes religieux qui respectent
un autre jour feri6 que le dimanche ou le samedi 6tait semble-t-il peu abon-
dante. 58 Toutefois, apr~s avoir not6 que la proportion des musulmans en
Ontario est de 0,6 % de la population –
par rapport A celle des juifs qui
est de 1,7 % –
et que la population musulmane de la province devrait
probablement augmenter dans l’avenir, le juge La Forest a d6clar6:

58Supra, note 41 aux pp. 802-5.

1987]

CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE

Compte tenu de ces circonstances, il n’est pas facile de prime abord de voir
pourquoi une exemption n’est pas constitutionnellement requise pour les mu-
sulmans, A supposer qu’elle le soit pour les juifs et les autres personnes qui
observent le samedi. Uarticle 27 de la Charte, qui favorise le multiculturalisme,
renforcerait cette fagon de voir les choses. [..

.]

En fait, la question la plus grave A long terme est peut-etre celle de savoir
si une exemption qui se limite au samedi peut satisfaire aux exigences de
l’article 15 en mati~re d’fgalit6 et non pas si la loi serait valide sans cette
exemption […].59

Si l’on transpose ces remarques au cas d’une 6ventuelle disposition lgis-
lative permettant le bilinguisme optionnel du frangais et de l’anglais, on
voit que la validit6 de celle-ci pourrait etre mise en doute. II est vrai que
l’on pourrait alors tenter de justifier un tel regime en invoquant que les
anglo-qurb~cois peuvent lgitimement b~n~ficier d’un traitement plus fa-
vorable du fait de leur importance numrique et de la tradition historique,
ou encore en s’appuyant sur le principe de la dualit6 canadienne. 60

Enfin, du point de vue de l’application des principes d’6galit6 et de non-
discrimination, il resterait a se demander si les articles 58 et 69 de la Charte
de la languefranqaise ne vont pas A l’encontre de l’article 15 de la Charte
canadienne, non plus en tant que les exceptions i la norme de l’unilinguisme
ne profitent pas pareillement i tous, mais dans la mesure ofi cette norme
elle-m~me entraine une disparit6 de traitement entre les francophones, pour
qui la langue obligatoire de l’affichage est leur langue maternelle, et les non-
francophones, qui doivent afficher dans une autre langue que leur langue
maternelle. 61 Sans vouloir entrer dans le fond de cette question, on peut
toutefois signaler que meme si le paragraphe 15(1) ne prohibe pas expres-
srment la discrimination fond~e sur la langue, il ne fait cependant pas de
doute que les tribunaux pourront 6tendre son application afin de censurer
une telle discrimination, 6tant donn6 que l’6num~ration des motifs prohib6s
qu’il contient n’est pas limitative. Cependant, l’absence de la langue dans
cette 6num6ration signifie tr~s probablement que les crit~res applicables
pour juger de la rationalit6 et de la justification d’une distinction fond~e

59Ibid. A la p. 804.
60Voir, A ce sujet, Woehrling, ( Minority Cultural and Linguistic Rights and Equality Rights

in the Canadian Charter of Rights and Freedoms >>, supra, note 15 aux pp. 70, 75-76.

61Dans ‘affaire Devine, supra, note 8 aux pp. 374-75, le juge Dugas a consider6 que ]a norme
d’unilinguisme dans l’affichage public et ]a publicit6 commerciale traite 6galement les fran-
cophones et les non-francophones. Ce meme point de rue a 6galement &6 adopt6 par le juge
‘affaire Ford, supra, note 1 A la p. 152, et par ]a Cour d’appel dans l’affaire
Boudreault dans
Chaussure Brown’s, supra, note 1 aux pp. 88-89. Cela revient A dire que l’obligation d’utiliser
uniquement la langue de Ia majorit6 ne contrevient pas aux droits de la minorit6 A l’NgalitE et
A la non discrimination, parce que la meme r~gle s’applique A tous. Selon nous, ce point de
vue devrait 6tre rejet6. Le respect de l’Ngalit6 ne consiste pas A traiter de facon identique ceux
qui sont dans des situations differentes, mais bien au contraire A tenir compte de ces differences.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

sur ce motif doivent 8tre moins s6v6res et moins rigoureux que ceux qui
seront utilis6s pour 6valuer la validit6 d’une distinction fond6 sur l’un des
motifs compris dans l’6num6ration du paragraphe 15(1).62 Tenant compte
de cela, il nous semble qu’il est possible dejustifier les restrictions qu’apporte
la Charte de la languefranCaise au droit des non-francophones A l’6galit6,
pour ce qui est de la langue des affiches, de la publicit6 et des raisons sociales,
pour les m~mes raisons que celles que nous avons utilis6es pr6c6demment
afin de d6montrer le caract6re raisonnable et justifiable des limitations que
cette meme loi fait subir A la libert6 d’expression commerciale de tous les
Qu6b6cois, quelle que soit leur langue. 63

supra, note 40.

62Voir Woehrling, < Earticle 15(1) de la Charte canadienne des droits et liberts et la langue >,
63En effet, on n’a pas suffisamment soulign6 qu’en prescrivant que l’affichage public et Ta
publicit6 commerciale se font uniquement en frangais, et que seules les raisons sociales en
franais peuvent 8tre utilis6es au Qu6bec, la Charte de la languefranqaise restreint la libert6
d’expression commerciale de tous, y compris celle des francophones, dans la mesure ofi ceux-
ci peuvent fort bien avoir le d6sir d’afficher dans une autre langue que le francais.