Article Volume 39:4

La théorie constitutionnelle canadienne et la primauté du droit

Table of Contents

La th6orie constitutionnelle canadienne et la primaut du droit

Luc B. Tremblay*

La notion de < est diffi-
cile h cemer en th6orie constitutionnelle cana-
dienne. L’auteur se propose de pr6parer le ter-
rain afin de permettre une meilleure compr6-
hension de cette notion. L’obstacle principal
surmonter pour ce faire est, selon lui, d’ordre
m6thodologique.

Apr~s avoir expos6 quelques-uns des postu-
lats fondamentaux de la th6orie constitution-
nelle dominante et apr~s avoir d6montr6 l’ex-
istence d’une confusion entourant la descrip-
tion de la primaut6 du droit en droit canadien,
l’auteur en vient a la conclusion que cette con-
fusion est due a l’approche positiviste des
auteurs canadiens. Selon lui, cette approche est
empreinte d’une tension entre, d’une part, ses
prdsuppos6s 6pist6mologiques qui contrai-
gnent ces auteurs A fonder leur doctrine uni-
quement sur la r6alit6 juridique empirique et,
d’autre part, la n6cessit6 de recourir a des
constructions th6oriques afin d’61aborer une
description coh6rente et complete de la notion
de primaut6 du droit. L’auteur termine en
sugg6rant qu’une approche herm6neutique
pourrait peut-etre r6ussir 1A oii l’approche
positiviste s’est montre insuffisante.

It is difficult to define the notion of the rule
of law as it applies to Canadian constitutional
law. The author presents an analysis aimed at
providing a better understanding of this con-
cept. He argues that the primary obstacle to
surmount is one which is methodological.

Following a discussion of the fundamental
principles governing the dominant constitu-
tional theory, and an explanation of the confu-
sion surrounding the definition of the rule of
law in Canada, the author concludes that this
confusion is a result of the positivist approach
taken by Canadian writers. There is an inher-
ent tension underlying positivism between its
epistemological presuppositions which compel
these writers to base their doctrine solely on an
empirical juridical reality, and the need to
resort to theoretical constructs in an attempt to
develop a complete and coherent conceptuali-
zation of the rule of law. The author concludes
with the suggestion that a hermeneutic ap-
proach would provide a more satisfactory def-
inition of the rule of law.

* Professeur de droit

l’Universit6 de Sherbrooke.

Revue de droit de McGill
McGill Law Journal 1994
Mode de r6f~rence: (1994) 39 R.D. McGill 101
To be cited as: (1994) 39 McGill L.J. 101

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

Sommaire

La th6orie constitutionnelle canadienne dominante

Introduction
I.
H. Quelques causes m6thodologiques apparentes
MI. La cause m6thodologique profonde

Conclusion

Introduction

Pour plusieurs juristes canadiens, le concept de la primaut6 du droit est
comme Protre : ds qu’on l’approche ou qu’on le touche, il s’enfuit et se trans-
forme. I1 apparait insaisissable. Certains 6crits du professeur Peter Hogg, qui
font autorit6 en thdorie constitutionnelle canadienne, 16gitiment ce jugement.
Commentant le sens et la port6e du prdambule de la Charte canadienne des
droits et liberts’ 6nongant que le Canada est fond6 sur des principes qui recon-
naissent la primaut6 du droit, le constitutionnaliste a soutenu que <4[t]he refe- rence to the 'rule of law' [...] seems unhelpful since the phrase is so notoriously vague)>2. Peut-8tre est-ce pour cette raison que les deux premibres 6ditions de
son trait6 Constitutional Law of Canada, publi6es en 1977 et en 1985, igno-
raient totalement le concept: Hogg n’y consacrait pas m~me une page et la
notion ne figurait pas A l’index d6taill6 3.

‘Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de ]a Loi de 1982 sur le

Canada (R.-U.), 1982, c. 11 [ci-apr~s la Charte].

2P.W. Hogg, Canada Act 1982 Annotated, Toronto, Carswell, 1982 A la p. 9.
3P.W. Hogg, Constitutional Law of Canada, Toronto, Carswell, 1977 ; PAV. Hogg, Constitutional
Law of Canada, 2′ 6d., Toronto, Carswell, 1985. La deuxi~me 6dition mentionne le concept Ah la
page 346 en expliquant que l’application du droit commun aux autoritds publiques 6tait, pour
Dicey, un 6ldment de ]a primaut6 du droit. La troisibme 6dition de cet ouvrage (P.W. Hogg, Cons-
titutional Law of Canada, 3’ 6d., Toronto, Carswell, 1992), publide aprbs ]a redaction de ce texte,
fait maintenant rdfdrence au concept de ]a primaut6 du droit dans trois contextes. Premibrement,
dans les sections rdservdes A l’analyse du Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba,
[1985] 1 R.C.S. 721, [1985] 4 W.W.R. 385 [avec renvois aux R.C.S.], dans lequel la Cour suprame
du Canada justifia, sur la base de la primaut6 du droit, la ddcision de maintenir des lois inconsti-
tutionnelles temporairement valides. Ndanmoins, Hogg critique ce fondement: <<'[N]ecessity' would have been the more conventional rubric [...]>> (ibid. Ai lap. 912. Voir aussi ibid. A lap. 1258).
A son avis, le concept de la primaut6 du droit est <> (ibid. h la
p. 1257). Deuxi~mement, Hogg fait allusion au concept de ]a primaut6 du droit dans le cadre de
I’application du droit commun aux autoritds publiques en reprenant le court passage qu’il avait
rddig6 dans sa deuxi6me 6dition (ibid. A lap. 1244). Enfin, a deux reprises, l’auteur associe le con-

1994]

LA PRIMAUTE DU DROIT

Certes, il n’est pas facile de d6crire le sens exact de la <> :
elle fait partie de ces notions qui paraissent confuses, charg6es d’dmotion et
contest~es. N6anmoins, s’il est vrai, comme semblent l’admettre les juristes
canadiens, que la < constitue un <>s de la constitution canadienne, nous ne sau-
rions nous satisfaire d’un concept prot6iforme. I1 est donc de notre devoir de
trouver le moyen de s’en emparer et de l’interroger afro de le comprendre.

La cause fondamentale de la difficult6 (voire l’impossibilit6) qu’ont les
th6oriciens de la constitution canadienne h saisir et h d6crire d’une fagon coh6-
rente le sens de la primaut6 du droit en droit canadien est m6thodologique. Dans
la premiere partie, j’exposerai quelques-uns des postulats fondamentaux de la
th~orie constitutionnelle canadienne dominante. Dans la seconde partie, j’expo-
serai quelques raisons qui expliquent l’apparente confusion relativement aux
descriptions de la primaut6 du droit en droit canadien. Enfm, dans la troisi~me
partie, je soutiendrai que les postulats m6thodologiques de la th6orie constitu-
tionnelle dominante sont fondamentalement inad6quats pour saisir le sens de la
primaut6 du droit en droit canadien.

Ce texte est une r6flexion pr6liminaire. Avant d’61aborer une conception
coh6rente de la primaut6 du droit en droit canadien, il est n6cessaire de com-
prendre les raisons pour lesquelles les travaux actuels ne sont pas satisfaisants.
Cette r6flexion est singuli~rement importante dans la mesure oil elle pr6suppose
que la faiblesse de ces derniers a pour cause fondamentale les r~gles m6thodo-
logiques qui guident les constitutionnalistes.

I. La th6orie constitutionnelle canadienne dominante

J’utiliserai le mot < pour d6crire un ensemble de normes
(r~gles ou principes) relatives a la crdation et h la r6glementation des institutions
politiques d’un ou plusieurs ttats. Une th6orie constitutionnelle est un ensemble
d’assertions organisdes d’une fa on coh6rente et syst6matique qui d6limite son
objet d’6tude, un ou plusieurs aspects d’une <>, et le reprdsente h un
certain degr6 d’abstraction h certaines fins (par exemple, < sa <>,
le d6crire, l’exposer, l’expliquer, le justifier, le critiquer, etc.). Elle peut etre
qualifi6e de g~nirale lorsqu’elle repr6sente une < en g6n6ral et de
restreinte lorsqu’elle n’en repr6sente qu’un aspect.

Une th6orie constitutionnelle comprend toujours des pr6suppos6s m6thodo-
logiques fondamentaux qui orientent le choix des questions, des probl~mes, et la
stratdgie la plus adapt6e pour les r6soudre. On peut la qualifier de normative lors-
qu’elle repr6sente un ou plusieurs aspects d’une constitution <> qui, d6riv6e
d’une th~orie politique ou morale plus fondamentale, prescrit un ensemble de

cept de la primaut6 du droit celui de < (ibid. aux pp. 1257, 1263). Cependant,
il semble pr6fdrer ce dernier concept au premier.

4Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, ibid. A la p. 748.
5Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121 A la p. 142, 16 D.L.R. (2) 689 [avec renvois aux
R.C.S.], tel que traduit dans F. Chevrette et H. Marx, Droit constitutionnel : Notes etjurisprudence,
Montreal, Presses de ‘Universit6 de Montrdal, 1982 L la p. 74.

REVUE DE DROIT DE McGILL

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normes (standards, principes, valeurs, etc.) auxquelles la constitution et les insti-
tutions politiques d’un ou plusieurs ttats devraient se conformer, et permet
d’6valuer le caract~re acceptable, raisonnable, moral ou juste de ces constitutions
et de ces institutions politiques telles qu’elles existent en fait. Une th~orie cons-
titutionnele normative 6nonce ce qu’on ddsignera par propositions de morale
politique. On peut qualifier une throrie constitutionnelle de descriptive lors-
qu’elle reprdsente un ou plusieurs aspects d’une constitution rrelle , c’est-A-dire
d’un fait social qui existe>> dans le monde ou qui est en fait reconnu>> et
> qui, on le prrcisera plus
bas, peuvent 8tre des propositions de droit ou des propositions de fait.

Pour le juriste qui ddsire clarifier le concept de la primaut6 du droit au
Canada, les ouvrages doctrinaux dominants qui s’inscrivent dans le cadre d’une
th6orie constitutionnelle generale et descriptive du droit constitutionnel cana-
dien constituent gdn6ralement le point de ddpart logique et naturel7.

I1 n’est pas facile d’6noncer avec certitude les postulats fondamentaux de
cette throrie au Canada puisque, d’une part, les constitutionnalistes canadiens
ne les exposent pas clairement et que, d’autre part, il existe plusieurs concep-
tions de ce que devrait 8tre une th6orie grndrale descriptive du droit en theorie
gdndrale du droit. N~anmoins, les caract~ristiques communes des ouvrages
qui nous occupent r6v~lent que le cadre thdorique qui guide leurs auteurs pro-
c~de plus ou moins implicitement des postulats fondamentaux d’une throrie
positiviste de la science du droit. M~me s’il est difficile de savoir s’il s’agit
d’une throrie unique, il y a de bonnes raisons de croire que cette throrie s’in-
scrit, en partie tout au moins, dans le cadre du positivisme juridique anglo-
saxon9.

6Les theories constitutionneIles descriptives peuvent 8tre regroupdes en deux catgories selon
leurs postulats 6pistdmologiques : les theories empiriques>> et les thdories hermneutiques .
Nous 6voquerons cette distinction dans la conclusion.

7Parmi les ouvrages, nous pouvons inclure les suivants : H. Brun et G. Tremblay, Droit consti-
tutionnel, 2e 6d., Cowansville (Qu6.), Yvon Blais, 1990; Chevrette et Marx, supra note 5; J.E.
Magnet, Constitutional Law of Canada: Cases, Notes and Materials, vol. 1, 4′ 6d., Cowansville
(Qu6.), Yvon Blais, 1989; G.-A. Beaudoin, La Constitution du Canada, Montrdal, Wilson et
Lafleur, 1990; J.D. Whyte, W.R. Lederman et D.F. Bur, Canadian Constitutional Law: Cases,
Notes and Materials, 3′ 6d., Toronto, Butterworths, 1992; N. Finkelstein, Laskin’s Canadian Cons-
titutional Law, 5′ 6d., Toronto, Carswell, 1986 ; et bien str, P.W. Hogg, supra note 3. Dans cc texte,
je rrf~rerai A l’un ou I’autre de ces ouvrages pour justifier certains aspects de ma critique. I1 ne
faudrait pas en d6duire, par ailleurs, que je porte un jugement d~favorable sur la qualit6 de ces tra-
vaux.

Voir par ex. V. Villa, La science di droit, trad. par 0. Nerhot et P. Nerhot, Paris, Librairie gdn6-

rale de droit et de jurisprudence, 1990.

9Cette assertion est fondre sur le fait que la th6orie constitutionnelle dominante au Canada pro-

c~de de la throrie constitutionnelle dominante an Royaume-Uni. Voir G. Marshall, Parliamentary
Sovereignty and the Commonwealth, Oxford, Clarendon Press, 1957 A ]a p. 2. Par positivisme
anglo-saxon, j’entends les diverses theories positivistes 61abordes dans les pays de tradition de
common law qui ont guid6 1’enseignement et Ia pratique du droit constitutionnel anglo-canadien.
Voir par ex. H.L.A. Hart, dir., Collected Works of Jeremy Bentham: Of Laws in General, Londres,
Athilone Press, 1970; J. Austin, The Province of Jurisprudence Determined, 2′ 6d., Londres, J.
Murray, 1832; H.L.A. Hart, The Concept of Law, Oxford, Clarendon Press, 1961. II nest pas
nrcessaire de prrciser le contenu de ces throries pour mes fins.

19941

LA PRIMAUTE DU DROIT

Je qualifierai de purement empirique la thorie positiviste qui guide les
constitutionnalistes canadiens. En effet, ces auteurs privil6gient l’exp6rience et
l’observation des faits comme fondement de la connaissance. Us semblent pos-
tuler non seulement que les propri6t6s essentielles du droit et de la constitution
forment un ensemble de faits <> qui existent dans la <>, mais qu’elles doivent 6tre d6crites uniquement en fonction de ce qui est
observable empiriquement, ind6pendamment de l’interprtation, des th6ories,
des pr6conceptions ou des prdjug6s fond6s sur les jugements de valeur du th6o-
ricien0 . Ainsi, les 616ments <> la r6alit6 comme
un . Voir par ex. M. Bunge, Treatise on Basic Philosophy, vol. 1, Dor-
drecht, D. Reidel, 1974

la p. 83.

“Une telle qualification peut sembler radicale, puisque les auteurs eux-m8mes n’exposent pas
la m6thode qui les guident dans leurs recherches. Cette lacune peut induire en erreur : elle laisse
entendre soit que la m6thode est 6vidente et univoque, soit qu’il n’est pas n6cessaire de la clarifier.
Ces indications sont critiquables et s’accordent difficilement avec le point de vue <
quel qu’il soit par ailleurs.

12Cette classification peut sembler ne pas tenir compte des diverses conceptions des sciences
empiriques en thorie g6n~rale du droit. N6anmoins, toutes les distinctions ne sont pas n6cessaires
pour le moment. Les cat6gories que je pr6sente constituent des idealtypes de deux cat6gories de
th6ories de la science juridique.

13<[L]aw may most illuminatingly be characterized as a union of primary rules of obligation with secondary rules>> (supra note 9 A lap. 91). On pourrait aussi associer ces th6ories aux travaux
de Hans Kelsen : …] (Thiorie pure du droit, 2* 6d., Paris, Dalloz, 1962 a la p. 95).
14Notons que les travaux de Hart peuvent 8tre congus comme n’dtant pas <> empiri-
ques, notamment 4 l’6gard de l’identification de la r~gle fondamentale du syst~me juridique, la
<>, qui 6nonce les crit~res ultimes de validit6. Ainsi, mhme si Hart lui-
meme concevait sa th~orie comme <> (ibid. A la p. 245) plusieurs auteurs ont soutenu
qu’elle proc~dait plut6t de l’<> en sciences sociales. Voir par ex. P.M.S. Hacker,.
> v6rifiable empiriquement
que le chercheur dolt d6crire en des termes moralement neutres qui corres-
pondent A ce qu’il est <. Par exemple, si un th~oricien de cette cat6-
gorie affirmait qu’au Canada la libert6 d’expression ne comprend pas l’expres-
sion qui prend la forme de la violence physique, alors il exprimerait une
proposition de droit qui, si elle 6tait vraie, correspondrait A l’ensemble de r~gles
de droit matirielles valides et sp~cifiques qui d~finissent le sens, la port6e et le
statut de cette libert6 et qui excluent cette forrne d’expression 5 . De meme, s’il
affirmait qu’en droit constitutionnel canadien la primaut6 du droit est un prin-
cipe qui signifie telle chose, alors il 6noncerait une proposition de droit qui, si
elle 6tait vraie, correspondrait A un ensemble sp6cifique et autonome de r~gles
de droit matdrielles qui 6tablit ce principe et cette d6finition”6. Ainsi, les r~gles
de droit valides formant une conception de la primaut6 du droit constitueraient,
en fait, un sous-ensemble distinct de r~gles de droit constitutionnel mat6riel,
inclus dans le droit lui-m~me, au m~me titre que d’autres <> ou
<> materiels distincts comme la libert6 d’expression, la souverainet6
du Parlement, le f6d6ralisme, le partage des comp6tences, etc.

Dans la seconde cat6gorie des th6ories de la science juridique empirique,
la science du droit constitutionnel doit avoir pour objet, non seulement les
<> ou les <> juridiques objectivement valables ou valides, mais
aussi la construction des <> et des <> par lesquels l’ensemble
du ph6nom~ne constitutionnel ou l’un de ses aspects particuliers (une r~gle de
droit, une d6cision judiciaire, une r6solution, etc.) peut etre syst6matiquement
repr6sent6, expliqu6 et synth6tis6. Ces th6ories s’inspirent radicalement de la
m~thode et des crit~res propres aux sciences naturelles : le th6oricien doit obser-
ver le ph6nom~ne, formuler les hypoth~ses fondamentales conform6ment au rai-

1981. Nous discuterons bri~vement de cette approche dans ]a conclusion. Pour d’autres raisons,
Kelsen (ibid.) admettait que ]a validit6 des r~gles de droit n’6tait pas uniquement une question de
fait empirique. Pour identifier les r~gles de droit valides, lejuriste devait > l’existence
d’une norme fondamentale, ]a >, qui, pour un auteur, correspond au basic fiat>>
m6thodologique utilis6 par les juristes pour les fins de ]a science du droit. Voir J.W. Harris, Law
and Legal Science, Oxford, Clarendon Press, 1979 A lap. 70. Cependant, une fois la rfgle fonda-
mentale 6tablie, l’identification des r~gles de droit constitutionnel valides demeure une question de
fait en ce qu’elle renvoie
‘5Voir Quebec (P.G.) c. Irwin Toy Ltd., [1989] 1 R.C.S. 927 A ]a p. 970, 58 D.L.R. (4*) 577
16Voir par ex. Brun et Tremblay, supra note 7 A lap. 626: < ; Chevrette et Marx, supra note
5 t la p. 33.

[ci-apr~s Irwin Toy]; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697 a la p. 732, [1991] 2 W.W.R. 1.

des <> de droit.

1994]

LA PRIMAUTE DU DROIT

sonnement inductif, d6duire les hypotheses pr~dictives et les confronter avec la
rdalit6 empirique conformment t la m~thode exp~rimentale>>. Ainsi, m~me si
les principes>> et les <> du droit constitutionnel correspondent
ce
que les scientifiques appellent des lois (universelles), c’est-t-dire des >, ils ne correspondent pas (n~cessairement)
des
> ou h des > de droit constitutionnel valides ou valables au sens
des conceptions de la premiere cat6gorie. Ils constituent une construction thio-
rique par laquelle les juristes peuvent reprrsenter, expliquer et intggrer logique-
ment et syst6matiquement le phrnomne observ6 (qui inclut les r~gles juri-
diques) et prrdire ce qui > probablement arriver 7.

La validit6 de ces principes et de ces doctrines constitutionnels provient du

fait que, apr~s verification, ils r~ussissent mieux que tous leurs concurrents
rendre compte logiquement et syst6matiquement du ph~nomne observd. Les
propositions qui les drcrivent ne constituent done pas des propositions de droit
au sens employ6 plus haut. Pour les distinguer de ces derni~res, je les qualifierai
de propositions defait, car ce qu’elles d6crivent expliquent et reprrsentent, un
niveau 6lev6 de gdnfralisation et d’abstraction, est’un phdnomdne social, la
constitution et la pratique des institutions politiques, conqu autrement qu’en
seuls termes de normes ou r~gles juridiques valides ou valables. Pour les th~o-
nies de cette seconde cat6gorie, une proposition de fait est vraie si elle d6crit un
principe valide au sens de cette cat~gorie.

Les travaux de AN. Dicey constituent un tr6s bon exemple des conceptions
de la science du droit de la seconde catrgorie. Pour Dicey, la tache du professeur
de droit constitutionnel anglais n’6tait pas de critiquer ou de d~fendre l’ordre
constitutionnel, mais d’exposer, d’expliquer, d’organiser et de montrer les liens
logiques qui unissaient l’ensemble des r~gles de droit constitutionnel reconnues
en fait par les tribunaux”, par opposition h une description historique 9 ou poli-
tique et <20 de la constitution. A cette fir, il 6labora une th6o-
rie constitutionnelle gdndrale et descriptive dont les assertions fondamentales
repr~sentaient les principes (first principles>>)” qui, selon lui, drcrivaient et
expliquaient les caractiristiques dominantes de la constitution et de la pratique
des institutions politiques anglaises 2 . Ces principes devaient guider le juriste
dont la fonction, en tant que telle, 6tait d’identifier, de comprendre et de formu-
ler des hypotheses prrdictives relatives h 1’application des rigles de droit cons-
titutionnel qui, du reste, n’6taient pas quelque chose que l’observation des lois
du Parlement et des decisions judiciaires permettaient de percevoir directement
et imm~diatement. Voici les termes dans lesquels il exposa sa m6thode et
6nonca les trois principes fondamentaux du droit constitutionnel anglais:
Unintelligent students may infer that the law of the constitution is to be gathered
only from famous judgments which embalm the results of grand constitutional or

17’Devrait> n’a pas un sens normatif, mais hypothdtique.
‘SA.V. Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution, 10’ 6d., Londres, Mac-

millan, 1960 aux pp. 4, 32.

t9lbid. aux pp. 12-18.
2Ibid. aux pp. 19-30.
21Ibid. aux pp. 34-35.
22lbid. aux pp. 39, 183-84. Pour Dicey, cette t~che n’avait pas encore 6t6 ad6quatement ex~cut6e.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

political conflicts. This is not so. Scores of unnoticed cases […] touch upon or
decide principles of constitutional law. […] The true law of the constitution is in
short to be gathered from the sources whence we collect the law of England in res-
pect to any other topic, and forms as interesting and as distinct, though not as well
explored, a field for legal study or legal exposition as any which can be found. The
subject is one which has not yet been fully mapped out. […]

This inconvenience has one great compensation. We are compelled to search
for the guidance of first principles, and as we look for a clue through the mazes of
a perplexed topic, three such guiding principles gradually become apparent. They
are, first, the legislative sovereignty of Parliament; secondly, the universal rule or
supremacy throughout the constitution of ordinary law; and thirdly (though here we
tread on more doubtful and speculative ground), the dependence in the last resort
of the conventions upon the law of the constitution. To examine, to elucidate, to test
these three principles, forms, at any rate (whatever be the result of the investigation),
a suitable introduction to the study of the law of the constitution 23.

Ce passage montre que les principes de la constitution ne correspondaient
pas (n6cessairement) A un ensemble de normes ou r~gles accept6es et reconnues
comme valides ou valables dans un ou plusieurs ordres normatifs donnrs (Juri-
diques ou conventionnels), mais h un ensemble de notions doctrinales ou thro-
riques induit des proprirtds ou des comportements propres
la pratique consti-
tutionnelle anglaise. Leur validit6 d~rivait du fait que, en 1885, ils rrussissaient
mieux que tous les principes concurrents A rendre compte de l’ensemble des
faits empiriques observes, y compris les normes constitutionnelles, qui for-
maient les caract6ristiques dominantes de la constitution et des institutions
anglaises. Les propositions qui les ddcrivaient 6taient susceptibles de v6rit6 tant
et aussi longtemps que les principes qu’elles exprimaient rendaient addquate-
ment compte de ces caractrristiques dominantes24. Elles ne constituaient pas
(nrcessairement) l’expression de quelque chose qui devait 9tre, mais de quelque
chose qui itait. Ces propositions constituaient done des propositions de fait et
non pas des propositions de droit.

Par exemple, si pour les constitutionnalistes anglais et canadiens d’aujour-
d’hui la souverainet6 du Parlement repr6sente une r gle de droit, pour Dicey,

n31bid. aux pp. 34-35.
24Dans son introduction A la 10’6 dition de la monographie de Dicey (ibid.), E.C.S. Wade cherche
a adapter la these de ce demier aux conditions de 1958 : >
(ibid. aux pp. xix-xx). Le commentateur ajoute que > [nos italiques] (ibid. A la p. xx).

25Pour plusieurs juristes, il s’agit d’une r~gle de common law. Par exemple, selon H.W.R. Wade,
<[tihis puts it into a class by itself among rules of common law [...]. The rule of judicial obedience is in one sense a rule of common law [...]>> (<> [1955] Camb. L.J.
172 aux pp. 187-88). Voir aussi 0. Dixon, (1957) 31 Aust. L.J. 240 aux pp. 242, 245 ; Sir W.I. Jennings, The Law and the Consti-
tution, 5′ 6d., Londres, University of London Press, 1959 A la p. 156 ; O.H. Phillips et P. Jackson,
dir., 0. Hood Phillips’ Constitutional and Administrative Law, 6 6d:, Londres, Sweet & Maxwell,
1978 A lap. 51. Pour E.C.S. Wade et A.W. Bradley, c’est une legal rule>>: <4MT]his doctrine con- sists essentially of a rule which govems the legal relationship between the courts and the legislature [...] (Constitutional and Administrative Law, 10 6d., New York, Longman, 1985 a la p. 65). Selon H.L.A. Hart, la r~gle de reconnaissance selon laquelle what the Queen in Parliament enacts is law>> est, en un sens, une r~gle de droit (supra note 9 A ]a p. 108). Pour G. Winterton, m~me si

1994]

LA PRIMAUTE DU DROIT

le principe ddcrivait la caract6ristique dominante des institutions politiques
anglaises>>26 . II expliquait le fait politique que constituait la soumission des tri-
bunaux au pouvoir l6gislatif. La mdthode utilisde par Dicey est significative. I
tenta de ddmontrer que 1’existence de la souverainet6 du Parlement 6tait un <4ait juridique>> (legal fact)27 pleinement reconnu par le droit anglais en citant plu-
sieurs decisions judiciaires ofi les tribunaux ont enfait reconnu l’autorit6 du Par-
lement2t , de prouver qu’aucune institution autre que le Parlement n’a en fait le
pouvoir de ldgifdrer29, et de ddmontrer que l’hypothbse selon laquelle il existe-
rait des limitations h la souverainetd du Parlement (la loi morale, les pr6roga-
tives, les lois des Parlements antdrieurs) 6tait invalide . Cette argumentation fut
fortement critiqude car, d’une part, m~me si les pouvoirs du Parlement 6taient
effectivement trbs larges, il ne s’ensuivait pas n6cessairement qu’ils 6taient illi-
mites en droit et, d’autre part, meme si aucune institution 6tatique n’avait en fait
contr61
les lois du Parlement, il n’en ddcoulait pas ndcessairement qu’aucune
institution n’avait le pouvoir juridique de le faire31 .

Ce qui prdcbde s’applique au principe de la primaut6 du droit formulM par
Dicey. Les propositions qui 1’exprimaient constituaient une th6orie constitution-
nelle descriptive restreinte qui repr~sentait une caractdristique dominante de la
constitution anglaise et non pas (n6cessairement) des normes juridiques valides
en droit anglais. Elles constituaient des propositions de fait et non pas des pro-
positions de droit. Cela ne signifie pas qu’il n’y avait aucune correspondance
entre les normes juridiques et les assertions. Cela signifie que de telles corres-
pondances n’6taient pas ndcessaires et, le cas 6chdant, rdsultaient de la co’fci-
dence m~me si, en fait, les norms juridiques valides ont pu contribuer A donner
la primautd du

la constitution anglaise la caract6ristique que Dicey associait

droit.

Par ailleurs, une proposition de fait pouvait exprimer en meme temps, pour
d’autres raisons, des propositions de morale politique. Ainsi, d’une part, si Dicey

]a r~gle fait partie de la common law, elle est en rdalit6 une rfgle v> (o> (1976) 92 L.Q. Rev. 591 A lap. 592). Les
constitutionnalistes canadiens semblent rattacher ]a <> au pr6ambule de Ia Loi constitution-
nelle de 1867 (R.-U.), 30 & 31 Vict., c. 3.

26Supra note 18 b la p. 39.
271bid. (par opposition A une <(r~gle juridique>> ?).
28lbid. aux pp. 43-50.
291bid. aux pp. 50-60.
30Ibid. aux pp. 61-68.
31Voir par ex. Jennings, supra note 25 h la p. 151 et s., particulibrement aux pp. 159-60:
MTihe relations between Acts of Parliament and the common law never became a poli-
tical issue. […] It is always difficult to prove a negative, and therefore it is virtually
impossible to prove that there are no principles of the common law which Parliament
cannot repeal. We have not had the extreme cases because Parliament has not been
extreme. […] There are dicta on both sides ; but the modem trend is towards admitting
the supremacy of Parliament over the common law, perhaps because we have never had
to face an incipient dictatorship, whether fascist or communist. [ …] [H]owever, we
should be grateful for Coke’s dictum that if the occasion arose, a judge would do what
a judge should do.

Voir aussi H. Calvert, Constitutional Law in Northern Ireland, Londres, Stevens & Son, 1968 4
la p. 13 et s. ; J.D.B. Mitchell, Constitutional Law, 2′ 6d., Edinbourg, Green, 1968 h lap. 63 et s.

McGILL LAW JOURNAL

(Vol. 39

soutenait que la fonction du professeur de droit constitutionnel n’6tait pas celle
d’un < ou d’un <>32, en liant directement la primaut6 du droit
a la <>3,
en rappelant comment Voltaire, De Lolme, de Tocqueville et Gneist <
les habitudes et les sentiments des Anglais A l’6gard de la 16galit6l, en insistant
sur la dichotomie qui existe” entre la primaut6 du droit et le pouvoir arbitraire35
et en comparant le syst~me anglais avec les autres syst~mes politiques europrens,
notamment le syst~me franqais36, il indiquait que la primaut6 du droit 6tait valo-
risre en tant que telle et qu’il 6tait desirable de voir les Etats s’y conformer. D’au-
tre part, les conceptions que formulait Dicey pouvaient reprrsenter, en meme
temps, certaines normes morales et politiques qui avaient guid6 – d’une fagon
plus ou moins consciente –
l’action des institutions politiques anglaises au cours
des si~cles37. Pour ces raisons, il est lgitime de supposer que sa description du
principe de la primaut6 du droit n’6tait pas parfaitement induite des faits, mais
qu’elle 6tait partiellement inspir~e par tine th6orie constitutionnelle restreinte nor-
mative 6noncant des propositions de morale politique. Nanmoins, cela ne doit
pas nous “drtoumer de la nature de sa th6orie qui se voulait essentiellement des-
criptive.

La distinction entre les deux categories de theories de la science juridique
est fondamentalement pratique. Elle permet de determiner si et, dans l’affirma-
tive, h quelles conditions, un > ou une > doit faire partie de l’argumentation et du raisonnement juridique
dans le processus de decision judiciaire au Canada. Par exemple, si les asser-
tions de Dicey constituaient toutes des propositions de droit, alors elles d~cri-
vaient des normes juridiques valides que les tribunaux avaient l’obligation d’ap-
pliquer h tous les cas qui correspondaient A leurs conditions d’application. Par
contre, si elles ne constituaient que des propositions de fait, alors les tribunaux
n’avaient pas n6cessairement le devoir juridique de maintenir ce qu’elles repr6-
sentaient, puisqu’on ne peut logiquement infrrer qu’une chose doit 8tre (une
prescription) du fait qu’une chose est (une caractrristique de la constitution).
Une affaire canadienne rrcente montre l’int6r& pratique de cette distinc-
tion. Les constitutionnalistes canadiens admettent en g6nrral la validit6 de la
proposition selon laquelle la primaut6 du droit exclut l’existence>> de larges
pouvoirs discr6tionnaires conf6rs au gouvemement 8 . Si cette proposition
drcrit une norme juridique valide, alors les juges ont l’obligation juridique d’in-
valider ou de rendre inop6rant de tels pouvoirs lorsqu’ils sont conf6rrs ou lors-
qu’ils se manifestent autrement. Par contre, si elle n’est qu’une proposition de

32Dicey, supra note 18 A la p. 4.
331bid. a la p. 184.
34Ibid.
35Ibid. A la p. 188 et s.
36Ibid.
la p. 190 et s.
37Le passage selon lequel le but de son trait6 dtait de montrer que les plus importantes rubriques
du droit constitutionnel (ibid. A la p. 204) peut 6tre interprdt6 en ce sens.
3SVoir par ex. Brun et Tremblay, supra note 7 h la p. 627 ; Chevrette et Marx, supra note 5 a
la p. 31 ; Beaudoin, supra note 7 A la p. 29 ; Magnet, supra note 7 h la p. 39 ; Whyte, Lederman
et Bur, supra note 7 h la p. 1-4.

1994]

LA PRIMAU7 DU DROIT

fait, alors il est impossible d’en infdrer une norme juridique valide correspon-
dante (meme s’il y en a une) et, cons6quemment, l’existence d’un devoir judi-
ciaire d’agir en conformit6 avec ce que cette proposition repr6sente. Dans l’af-
faire Vanguard Coatings and Chemicals Ltd. c. R.39, en premiere instance de la
Cour f~d6rale, M. le juge Muldoon a suppos6 que cette proposition 6tait une
proposition de droit . L’article 34 de la Loi sur la taxe d’accise4 conf6rait au
ministre du Revenu national le pouvoir de fixer le <> des mar-
chandises frapp6es de taxe en vertu de cette loi lorsqu’il 6tait d’avis que ces
marchandises 6taient vendues h des prix inf6rieurs au prix raisonnable auquel la
taxe devrait etre impos6e. Le juge a consid6r6 que cette r~gle conf6rait

au Ministre des pouvoirs administratifs discr~tionnaires de nature arbitraire, sans
aucune directive ou ligne directrice, et [que] la d6cision de ce demier [n’6tait]
assujettie A aucune autre opinion objective comme dans le cas d’un droit d’appel
[…] [et qu’elle] fait du Ministre un vritable despote42.

II conclua que l’article n’6tait < et contrevenait m~me <> qu’il pouvait
<>43 . La Cour d’appel f6d6rale a
inf’rm6 ce jugement”. Pour M. le juge MacGuigan, les analyses de la primaut6
du droit expos6es par certains auteurs qui font autorit6 en droit constitutionnel
britannique <>4 . Selon la Cour,

[d]ans le contexte du Royaume-Uni, le concept de principe constitutionnel est une
figure de rh~torique qui peut 6tre persuasive quant i 1’interprtation mais qui ne
peut jamais avoir pour consequence de rendre la loi inop6rante. […] 4L]’dincons-
titutionnalit6>>, s’il en est, n’entraime aucune cons6quence juridique

Ces assertions indiquent que, pour la Cour d’appel f6ddrale, les propositions de
la primaut6 du droit ne constituaient pas des propositions de droit mais, tout au
plus, des propositions qui, dans certains cas, pouvaient avoir une force norma-
tive extra-juridique, c’est-h-dire constituer des propositions de morale politique.

Meme s’il n’est pas facile de classer avec certitude les travaux des cons-
titutionnalistes canadiens, il y a de tr~s bonnes raisons de croire qu’ils s’ins-
crivent g~n6ralement dans le cadre d’une th6orie de la science juridique empi-
rique de la premiere catdgorie. Fondamentalement, le but de leurs travaux est
d’exposer un ensemble de regles de droit constitutionne47 dont la validit6

3911987] 1 C.F. 367, [1986] 2 C.T.C. 431 (1 inst.) [ci-apr~s Vanguard Coatings avec renvois

h la C.F.].

4 Ibid. aux pp. 390-94. I1 s’est fond6, en 1’esp ce,’ sur le pr~ambule de la Charte.
41L.R.C. 1970, c. E-13.
42Supra note 39 aux pp. 394-95.
431bid. a la p. 394.
44R. c. Vanguard Coatings and Chemicals Ltd., [1988] 3 C.F. 560, [1988] 2 C.T.C. 178 (C.A.)
45Ibid.
461bid. h lap. 573. Ce passage est tir6 d’une discussion de l’arrt Vestey c. Inland Revenue Com-

[ci-apr~s Vanguard Coatings avec ren’vois A la C.F.].

la p. 579.

missioners, [1980] A.C. 1148

la p. 1171 (H.L.), auquel la Cour r6fere 4 la p. 571.

47Voir par ex. Brun et Tremblay, supra note 7 aux pp. 5-6: > formelles de droit4s, de les organiser syst6ma-
tiquement dans un ordre de prrponddrance et de subordination conformrment At
la hirarchie formelle>> des sources de droit reconnues, et d’exposer la signi-
fication des concepts juridiques telle qu’elle apparait dans les r gles de droit ou
dans les decisions judiciaires. Fondamentalement, leur objectif est donc d’6non-
cer des propositions de droit au sens des theories de la premiere cat6gorie et non
pas des propositions de fait.

Bien sir, les constitutionnalistes drcrivent, A l’occasion, un certain nombre
de principes et de doctrines constitutionnels. Cependant, leur nature, leur fonc-
tion et leur statut sont parfois probl6matiques49. Dans la mesure oii le contenu
des propositions qui les d~crivent correspond it ce qui est, en fait, 6tabli dans
certaines> de droit reconnues, les principes ou doctrines peuvent etre
congus eux-m~mes comme 6tablis par des r~gles de droit valides”. Dans ce cas,
iI est appropri6 de qualifier de propositions de droit les propositions qui les
drcrivent et de concevoir la tache qui consiste h les formuler comme relevant
de ce que j’estime 8tre le but fondamental d’une theorie constitutionnelle de la
premiere catrgorie.

Par contre, il arrive que les propositions qui drcrivent certains principes ou
doctrines constitutionnels semblent avoir Wt6 conques pour systematiser, expli-
quer ou critiquer, par opposition A reprrsenter, les r~gles de droit constitutionnel
valides, et pour orienter l’action des throriciens et des juristes dans leur prati-
que. Cependant, il est difficile d’affirrner que les constitutionnalistes canadiens
aient fait de ces constructions throriques un aspect fondamental d& leurs
recherches. D’abord, ce n’est qu’exceptionnellement qu’ils s’engagent dans la
voie de l’explication, de la systrmatisation ou de la critique. Ensuite, dans les
cas oii ils s’y engagent, les constructions ressemblent plut6t a des 6chafau-
dages : elles se caractrrisent, le plus souvent, par l’6nonciation des propositions
qui tentent de rrconcilier ou de relier logiquement les sources>> de droit appa-
remment incompatibles ou drconnectres. Elles ne se situent donc pas A un degr6
de g6nrralisation et d’abstraction tr~s 6lev6, par rapport aux rbgles de droit

desquelles s’exprime l’ttat. […] L’objet principal de cet ouvrage demeure […] l’aspect organique
du droit constitutionnel>> ; Chevrette et Marx, supra note 5 h ]a p. 1 : oIl s’agit d’un livre centr6
sur la drcision judiciaire […] [Cle livre aurait pu etre bien autre chose. I1 aurait pu s’agir d’une
6tude juridique purement doctrinale […]. Est-il besoin d’ajouter que ]a ddcision judiciaire est Ia
source par excellence du droit public canadien ?>> ; Whyte, Lederman et Bur, supra note 7 aux pp.
viii-ix ; Hogg, 2′ et 3′ 6ds., supra note 3 A ]a p. iv.

4SBrun et Tremblay, ibid. aux pp. 11-38 ; Chevrette et Marx, ibid. aux pp. 5-20 ; Hogg, 3* 6d.,
ibid. aux pp. 3-17 : (ibid. A la p. 4).

49Les principes les plus importants sont Ia suprmatie de la constitution, ]a souverainet6 du Par-
lement, la separation des pouvoirs, le frdrralisme et la primaut6 du droit. Voir g~n~ralement Che-
vrette et Marx, ibid. ; Brun et Tremblay, ibid. ; A. Tremblay, Prdcis de droit constitutionnel, Mon-
trral, Th~mis, 1982; Beaudoin, supra note 7; Magnet, supra note 7.

5 0Par exemple, la doctrine ou le principe de la prpondrrance fdd6rale>> correspond Ak un
ensemble de r~gles de droit valides dtabli par les tribunaux. Voir Hogg, 3′ 6d., supra note 3 au c.
16, en particulier A la p. 418 ; Brun et Tremblay, ibid. A la p. 413.

1994]

LA PRIMAUTE DU DROIT

valides, niveau qui permettrait, dans une perspective d’explication, de syst6ma-
tisation ou de critique, de rendre compte ad6quatement du droit constitutionnel
mat6riel. De plus, ces-propositions trouvent souvent leurs sources dans une d~ci-
sion judiciaire qui y a r6f~r6 ou qui les a utilis6es dans le cadre d’une justifica-
tion ou d’une argumentation. En fait, les ouvrages qui nous occupent r6v~lent
que les constitutionnalistes semblent g6n6ralement r6prouver la construction de
doctrines ou de principes qui ne sont pas solidement ancr6s dans un ensemble
de r~gles de droit valides.

Les raisons qui justifient cette attitude se comprennent bien. D’une part, les
constitutionnalistes canadiens semblent adopter rigoureusement l’attitude qui
caract6rise la recherche scientifique positiviste et qui r6pond t des crit~res sp6-
cifiques de neutralitg, d’objectivitg et de vgritg : 10 le chercheur est un observa-
teur d6tach6 dont le point de vue est situ6
l’ext6rieur de la r~alit6 6tudi6e con-
que uniquement en termes de faits sensibles ; 20 la description, pour 6tre vraie,
doit 6noncer des propositions dont le contenu correspond < aux faits
observ6s ; 30 les propositions qui ne peuvent s’appuyer sur les faits r6els doivent
etre consid6r~es comme fausses ou non pertinentes, car elles rel~vent de la sub-
jectivit6 du chercheur. D’autre part, dans la mesure oa au moins
‘un des buts
fondamentaux de leurs recherches est de d~couvrir et de d6crire les r~gles juri-
diques valides, ils acceptent les postulats m6thodologiques qui, selon eux,
guident les juges dans leur processus d6cisionnel. Or ces postulats semblent
correspondre t ceux que M. le juge Beetz rappelle dans l’affaire Quebec (P.G.)
c. Labrecque52, o4i il 6tait question, entre autres, de savoir si une th~orie gdn~rale
de la fonction publique, propos6e par plusieurs auteurs qu6b~cois et inspir6e du
droit administratif frangais, pouvait et devait etre reque en droit anglo-canadien.
Le juge affirme ceci:

I1 peut 8tre normal que la doctrine, qui poursuit des buts de syst~matisation du
droit, ait parfois recours aux thdories gdnrales. Mais cette mdthode est p~rilleuse
pour la jurisprudence qui doit proc6der cas par cas, de mani~re plus empirique.
C’est pourquoi je n’ai pas l’intention d’endosser quelque th~orie globale que ce
soit applicable h toutes les cat6gories de fonctionnaires […]53.

Si on accepte ces raisons, il s’ehsuit que les auteurs qui poursuivent des
buts descriptifs doivent se m6fier des constructions th6oriques qui ne seraient
pas solidement ancr6es dans les faits r6els, c’est-A-dire clairement 6tablies dans
les <> de droit : elles ne sont tout simplement pas du droit !

I1 devrait donc atre admis que les travaux descriptifs du droit constitution-
nel qui dominent s’inscrivent dans le cadre d’une th6orie empirique de la pre-
mitre cat6gorie. Leur but fondamental est de repr6senter les r~gles de droit
valides et non de construire des principes ou des doctrines qui les syst6matise-

51Ceci est particuli~rement 6vident, par exemple, pour Chevrette et Marx (supra note 5 L la p.
1) qui ont bas6 les r6flexions contenues dans leur monographie sur la d6cision judiciaire, et pour
Hogg, 2 et 3′ 6ds. (ibid. A lap. iv) qui a d~cid6 de se concentrer sur les leading cases and com-
mentaries . Voir aussi les ouvrages traditionnels > canadiens : Finkel-
stein, supra note 7; Whyte, Lederman et Bur, supra note 7; Magnet, supra note 7.

52[1980] 2 R.C.S. 1057, 81 C.L.L.C. 14 [ci-apr~s Labrecque avec renvois aux R.C.S.].
531bid. a la p. 1081.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

raient, les expliqueraient ou les critiqueraient, sauf lorsque ces derniers peuvent
s’inf6rer logiquement des faits ou lorsque les tribunaux les ont reconnus d’une
fagon claire.

D’aucuns soutiendront que cette classification est artificielle en ce qu’elle
ne tient pas compte de toutes les nuances qui font la complexit6 des travaux en
th6orie constitutionnelle au Canada. N6anmoins, cette classification est elle-
m~me m6thodologique: elle est une reconstruction des postulats implicites de
la th6orie dominante qui guide les th6oriciens de la constitution canadienne dans
leur activit6 <> de recherche; elle n’entend pas repr6senter fid~lement
l’ensemble de leurs travaux.

II. Quelques causes m~thodologiques apparentes

L’objectif de cette seconde partie est d’exposer quelques raisons (je n’en-
tends pas 6puiser le sujet) qui expliquent pourquoi la description de la primaut6
du droit au Canada, telle que pr6sent6e dans les ouvrages qui s’inscrivent dans
le cadre de la th6orie constitutionnelle dominante, semble si vague et si ambigud
aux lecteurs. Ma discussion portera uniquement sur trois caract6ristiques com-
munes aux ouvrages descriptifs du droit constitutionnel canadien. Si l’expos6
semble plus analytique que m~thodologique, c’est qu’il constitue un pr6lude
la compr6hension de la cause fondamentalement m6thodologique du caractre
prot6iforme de la primaut6 du droit en droit constitutionnel canadien. Mon
objectif est donc tr~s circonscrit.

1- Les conceptions de Dicey. D’abord, les ouvrages reproduisent g6n6rale-
ment, avec plus ou moins d’analyse selon les cas, les trois c6lbres <>
ou conceptions>> formul6es par A.V. Dicey en 1885:

1) Le gouvernement doit agir en conformit6 avec le droit: <[N]o man is punishable or can be lawfully made to suffer in body or goods except fora dis- tinct breach of law established in the ordinary legal manner before the ordinary courts of the land>>.

2) Tous les citoyens sont 6gaux devant le droit: <<[N]o man is above the law, but (what is a different thing) that here every man, whatever be his rank or condition, is subject to the ordinary law of the realm and amenable to the jurisdiction of the ordinary tribunals>>5.

3) Les principes fondamentaux du droit constitutionnel anglais sont des
cons6quences des d6cisions judiciaires rendues en relation avec les droits des
individus fond6s sur le droit ordinaire: <[Thus the constitution is the result of the ordinary law of the land>>56.

La premiere question que pose cette description est de savoir dans quelle
mesure et selon quel sens les propositions de la primaut6 du droit formul6es par
Dicey sont conques comme descriptives de l’6tat du droit constitutionnel cana-

54Supra note 18 A la p. 188.
55Ibid. Ja p. 193.
561bid. h la p. 203.

19941

LA PRIMAUTE DU DROIT

dien. On pourrait supposer que le fait de reproduire les conceptions de Dicey,
sans en clarifier les postulats mrthodologiques, indique que les auteurs 6pousent
l’approche empirique de Dicey et que ses assertions constituent des propositions
de fait qui ne correspondent pas nrcessairement
des r~gles de droit constitu-
tionnel valides T. Mais cette supposition, si elle est vraie, est problmatique: ce
n’est pas parce que les assertions 6taient valides au temps de Dicey qu’elles
conviennent au droit constitutionnel canadien plus d’un sicle plus tard. I1 n’est
meme pas certain qu’elles convenaient au droit constitutionnel A l’6poque meme
oti Dicey publiait sa th6ories5 et dans les annees qui suivirent 9. S’il existe des
faits aujourd’hui, au Canada, qui semblent les valider, il en existe aussi plusieurs
qui semblent les rrfuter.

Par contre, on pourrait supposer que le fait de les exposer dans des
ouvrages fondamentalement congus pour d6crire les r6gles de droit constitution-
nel valides indique qu’elles 6noncent des propositions de droit61. Mais cette sup-
position est aussi problrmatique : pour qu’il soit vrai que des propositions con-
ues en Angleterre pour drcrire et expliquer un fait correspondent, au Canada,
A des normes juridiques valides, il faut que ces derni~res aient 6t6, t un moment
donnd, 6dict~es ou reconnues comme valides en droit canadien. Or, A la lumi~re
des postulats des theories empiriques de la premiere catdgorie, il est difficile
d’identifier les <> des r~gles de droit qui correspondraient aux
propositions de la primaut6 du droit formul6es par Dicey. S’il est vrai que les
auteurs, A l’occasion, s’appuient, citent ou renvoient aux diverses>
juridiques acceptres et reconnues en droit canadien (la constitution 6crite, les
lois, et les decisions judiciaires), ces derni~res ne pr6sentent pas un expos6
coh6rent et intelligible de la th6orie de Dicey. Je drmontrerai cette assertion bt
la Partie Ell.

La seconde question que soul~vent les diverses conceptions formul6es par
Dicey est de savoir dans quelle mesure et selon quel sens elles sont conques
comme normatives plut6t que descriptives par rapport A l’6tat du droit constitu-
tionnel canadien. D’une part, les constitutionnalistes canadiens, s’ils valorisent
le concept de la primaut6 du droit!2, n’dtablissent pas clairement la valeur
morale qu’ils y attachent. Ceux qui reproduisent la thorie de Dicey sans Ia cri-

57Chevrette et Marx, par exemple, 6crivent que la primaut6 du droit est un des principes fonda-
mentaux odu> droit constitutionnel canadien, autorisant ainsi une interpretation Diceyienne du
principe (supra note 5 a lap. 31). Cependant, ils dcrivent aussi que ce principe est de ceux qui sont
les plus durables < droit constitutionnel, autorisant ainsi une autre interpretation (ibid.).

Jennings, supra note 25 1 la p. 55.

5SVoir par ex. W.A. Robson, Justice and Administrative Law, 2′ 6d., Londres, Stevens, 1947;
59Voir Jennings, ibid. a la p. 56; A.V. Dicey, <> de la primaut6 du droit. Ces conceptions concement des choses
aussi varires que le principe de la 16galit6c , les r~gles de procedures adminis-
la forme du droit et de ses normes 66, le con-
tratives dont la justice naturelle>>A,
tenu mme de ses normes6′ et l’ordre public 68 .

Contrairement aux conceptions formulres par Dicey, celles-ci n’ont pas 6t6
61aborres pour d6crire un aspect dominant (ni m6me un ensemble de normes
juridiques) du droit constitutionnel anglais, mais pour prescrire, conform6ment
A diverses theories de la morale politique, les normes constitutionnelles
(valeurs, principes, standards, etc.) auxquelles la constitution et les actes des
institutions politiques devraient se conformer69 . Elles constituent donc diverses
thdories constitutionnelles normatives restreintes. La question se pose de savoir
si, pour les auteurs canadiens qui s’y rdferent, il s’agit simplement de diverses
alors les juges, les 16gislateurs et les gou-
propositions de morale politique –
vernements auraient simplement le devoir moral d’agir conform6ment aux

63par exemple, on soutient que les principes formul6s par Dicey ne seraient pas indispensables
pour atteindre les imp6ratifs moraux et politiques que vise la primaut6 du droit ou seraient incom-
patibles avec, ou rendraient difficile, le fonctionnement efficace d’un ttat moderne, en niant soit
la nrcessit6 de d6lrguer de larges pouvoirs discrtionnaires (non arbitraires), soit la cr6ation de tri-
bunaux administratifs specialists, privilgiant ainsi le laissez-faire 6conomique. La th~orie est-elle
correcte descriptivement et/ou normativement ? Voir Brun et Tremblay, supra note 7 aux pp.
627-30; Dussault et Borgeat, supra note 60.

64Brun et Tremblay, ibid. A la p. 631 ; Chevrette et Marx, supra note 5 A ]a p. 33.
65Brun et Tremblay, ibid. aux pp. 632-33; Chevrette et Marx, ibid. A ]a p. 33 et s.
66Chevrette et Marx, ibid. (a clart6, ]a non-rrtroactivit6, etc.) ; Magnet, supra note 7 h ]a p. 47.
67Brun et Tremblay, supra note 7 A la p. 632; Chevrette et Marx, ibid. A ]a p. 34 (pas d’expro-

priation sans compensation) ; Magnet, ibid. aux pp. 50-51.

68Brun et Tremblay, ibid. a ]a p. 625 ; Magnet, ibid.
69Cette assertion ne nie pas que ]a throrie constitutionnelle normative ait pu 6tre construite h par-

tir d’une rflexion sur ]a pratique politique et constitutionnelle existante.

19941

LA PRIMAUTE DU DROIT

normes qu’elles repr6sentent -, ou s’il s’agit de propositions de droit d6crivant
des corollaires > de la primaut6 du droit –
auquel cas les juges
auraient le devoir juridique de d6cider conform~ment aux normes qu’elles
d6crivent -, ou encore, s’il s’agit de propositions de fait d6crivant une carac-
t~ristique du droit canadien – on ne pourrait alors en d6duire aucun devoir par-
ticulier.

La difficult d6coule du fait que les auteurs semblent utiliser les diverses
conceptions < pour exposer d’une fagon non syst~matique le trois
types de propositions. Ainsi, le fait d’exposer ces conceptions dans des
ouvrages < , sans expliquer les postulats m6thodologiques qui con-
duisent h leur formulation, pourrait indiquer qu’elles 6noncent au moins
quelques propositions descriptives. De plus, en mentionnant un certain nombre
de dispositions 16gislatives on constitutionnelles et quelques d6cisions judi-
ciaires qui illustrent la conformit6 de certains aspects du droit canadien avec
l’une on l’autre des conceptions modernes de la primaut6 du droit, les auteurs
semblent indiquer que certaines propositions constituent des propositions de
droit7 . Cependant, puisqu’aucun ouvrage n’a tent6 de d6montrer que l’une on
l’autre des conceptions modernes reprdsentait d’une fagon syst6matique et coh6-
rente un ensemble de normes juridiques valides en droit canadien, cette hypo-
th~se reste i d6montrer et laisse h penser que les auteurs entendent exposer un
ensemble de propositions defait qui,
l’occasion, coincident avec des r~gles de
droit valides.

Par contre, plusieurs passages dans ces ouvrages indiquent que ces concep-
tions > sont conques comme normatives. Les propositions qui les
repr6sentent ne d6criraient pas n6cessairement une caract6ristique dominante du
droit constitutionnel canadien tel qu’il existe en fait7′ ni un ensemble de r~gles
de droit, mais un ensemble de normes d6riv6es de la morale politique auxquelles
les tribunaux, les l~gislateurs et les ex6cutifs devraient se r6f6rer lorsqu’ils
< une r~gle de droit on interpr6tent et appliquent une r~gle de droit ind6-
termin6e7 ‘. Cependant, dans la mesure oia les auteurs utilisent les conceptions

70Cette assertion est difficile d6montrer, puisque les <> auxquelles les auteurs r6ferent
constituent g6n6ralement des r~gles qui <> (Chevrette et
Marx, supra note 5 a la p. 35) qu’une disposition 16gislative expresse peut 6carter. Par exemple,
la proposition selon laquelle le droit doit 8tre prospectif, sauf exception sp~cifique, la proposition
qui correspond A la maxime audi alteram partem et la proposition selon laquelle il n’y a pas d’ex-
propriation sans compensation constituent des r~gles d’interpr~tation. A moins de d~montrer que
ces r~gles sontjuridiques, soit par leur enchassement dans la Constitution, dans une loi ou dans
la common law (par ex. les maximes ?), les propositions qui les d6crivent pourraient bien ne pas
8tre autre chose que des propositions de morale politique. Voir Chevrette et Marx, ibid. aux pp.
34-35. Cette question d6passe la pr~sente discussion et depend, ultimement, de la th~orie g~n6rale
du droit accept6e par l’auteur. Voir aussi Brun et Tremblay, supra note 7 4 la p. 633 et s., qui, en
plus de r~f&er
la jurisprudence, insistent sur le fait que les chartes des droits fondamentaux incor-
porent en droit canadien certaines normes (substantives ou proc6durales) spcifiques d6riv~es ou
assocides aux conceptions contemporaines de la primaut6 du droit.
71Par exemple, Chevrette et Marx affirment que <[]e principe de 16galit6 veut que les lois et les r~glements soient aussi clairs que possible et qu'ils soient portds h l'attention de tous les int6ress~s. Cette r~gle a subi plusieurs accrocs par le pass6 [...]> (ibid. h la p. 33).

72Par exemple, pour Chevrette et Marx, le principe de la primaut6 du droit <, et cdes lois et les r~glements doivent , etc. (ibid. A la p. 33 et s.). Brun et Tremblay r6ferent

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

modemes pour prescrire ce que le droit devrait etre, il semble que la discussion
devrait se drplacer sur le plan de la throrie politique afin de justifier, d’une part,
les raisons pour lesquelles nous devrions accepter l’une ou l’autre de ces con-
ceptions modemes par opposition h d’autres conceptions et, d’autre part, les rai-
sons pour lesquelles les auteurs insistent autant d’une fagon unidirectionnelle
sur le caract~re normatif de la primaut6 du droit par opposition h d’autres stan-
dards normatifs73. En s’en tenant a un expos6 succinct de ces conceptions
modemes, on confond nrcessairement le lecteur qui est amen6 h penser qu’elles
vont de soi ou qu’elles ont une solide assise juridique.

3- La ligalitg administrative. Enfin, les ouvrages de droit constitutionnel
canadien laissent souvent entendre que la primaut6 du droit a une importance
pratique principalement (voire uniquement) en droit administratif. Elle repr6-
senterait l’ensemble des r~gles de droit qui gouvement les actes de l’exrcutif et
de l’administration publique et constituerait le fondement juridique du contrrle
judiciaire de ces actes74. Par It, on semble indiquer que la notion n’aurait pas
autant d’imp.ortance pratique a l’6gard des lois : alors qu’elle imposerait aux
parlements, tout au plus, des obligations morales, elle imposerait des obligations
juridiques h l’exrcutif et a l’administration publique. En outre, cet aspect de la
doctrine invite les juristes h se toumer vers les ouvrages relatifs au droit admi-
nistratif.

Premirement, il est difficile de comprendre pourquoi la primaut6 du droit
revetirait un caract~re pratique principalement dans l’exercice de ]a fonction
executive et administrative, par opposition A la fonction l6gislative, autrement
que par le fait que les auteurs ont tendance h reproduire la th6orie de Dicey sans
en analyser les postulats throriques. Dans la throrie de Dicey, la primaut6 du
droit 6tait conque dans le cadre d’un syst~me juridique o~i la souverainetd du
Parlement constituait la caractrristique dominante de la constitution. Par cons6-
quent, son caract~re pratique supposait la primaut6 du droit idict6 par le Parle-
ment ou, encore, la primaut6 de la common law telle que modifire par les lois
du Parlement. Cette assertion 6tait logique: si le Parlement avait le pouvoir
d’6dicter ou de ne pas 6dicter n’importe quelle r~gle de droit, la primaut6 du

expressrment au fait que 4[pllusieurs personnes prOnent, 61aborent et tentent de faire reconnaltre,
sous le couvert de la primaut6 du droit ou de la rule of law, diverses garanties minimales au profit
des citoyens>> (supra note 7 A la p. 632).

73Raz a soutenu (peut-8tre avec raison, suivant ]a conception de ]a primaut6 du droit que ron
accepte) que one of the two main fallacies in the contemporary treatment of the doctrine of the
rule of law [is] the assumption of its overriding importance>> (J. Raz, The Authority of Law, Oxford,
Clarendon Press, 1979 A la p. 210).

74Par exemple, Brun et Tremblay d6butent ainsi le chapitre intitul6 La primaut6 du droit>>

Quels sont les principes de droit constitutionnel qui gouvement 1’exercice de ]a fonc-
tion executive ? Quel est en consequence le r6gime juridique de l’administration
publique qui exerce cette fonction exrcutive, et tout sp~cialement celui des gouveme-
ments qui dominent cette administration ? Telle est la question a laquelle le present
chapitre veut commencer d’apporter une rponse qui viendra prdciser le droit adminis-
tratif (supra note 7 A la p. 625).

Voir aussi Chevrette et Marx, supra note 5 t la p. 33 et s. ; Dussault et Borgeat, supra note 60 Ai
Ia p. 42. Une confirmation rcente de ces assertions en droit canadien se trouve dans National Corn
Growers Ass’n. c. Canada (Tribunal des Importations), [1990] 2 R.C.S. 1324 A la p. 1332 et s.,
74 D.L.R. (4′) 449, Mine le juge Wilson.

1994]

LA PRIMAUTA DU DROIT

droit ne pouvait juridiquement lier que la fonction ex6cutive et l’administration
publique. Par contre, dans un contexte oii le syst~me juridique reconnait la
supr6matie d’une constitution qui lie tout autant la fonction l6gislative que la
fonction executive et administrative, une telle assertion perd sensiblement de
son intelligibilit6.

Deuxiemement, en droit administratif, on congoit gdn~ralement la notion de
primautd du droit comme un synonyme de ce qu’on peut appeler le principe de
la lggalitg administrative. Ce principe,’g6nrralement vu a travers le prisme du
positivisme juridique, peut 8tre formulM comme suit:

1- Toute action posse ou decision prise par ‘exdcutif, l’administration ou par ses
agents, qui affecte un droit ou une libert6 d’une personne reconnu par le droit, doit
8tre autorisie par le droit.
2- Une action ou une d6cision de 1’ex6cutif ou de 1’administration est aittoris~e par
le droit lorsqu’elle est conforme aux crit~res sp6cifiques de validit6 6nonc6s dans
une r~gle de droit elle-m~me valide et logiquement supdrieure dans la hirarchie
formelle des normes juridiques. Les crit~res de validit6 6nonces dans la r~gle de
droit valide sont done logiquement antdrieurs A la validit6 de ‘action ou de la d6ci-
sion de 1’exrcutif et de ‘administration.
3- Les crit~res de validit6 se rapportent g~n6ralement a la composition de l’orga-
nisme gouvememental (aux caractrristiques <> de l’institution 4 qui
certains pouvoirs sont confdals, par exemple), A la procidure en vertu de laquelle
les pouvoirs peuvent 8tre exerc~s, A laforme meme de ‘action ou de la decision
ou, enfin, aux conditions defond que doit respecter l’action ou la decision, c’est-
A-dire A certaines normes substantives auxquelles
‘action ou la decision ne doit
pas d~roger (ces normes peuvent conditionner le < ou les <> de
4- Une action ou une decision de 1’ex6cutif ou de l’administration qui respecte les
crit~res de validit6 6nonc~s dans une r~gle de droit valide est elle-m~me valide
puisqu’elle est <> par le droit: elle possMde ce que Wade appelle un
<>75, c’est-A-dire un fondement 16gal.

‘action ou de la decision).

Ii est difficile de comprendre l’assimilation de la notion de primaut6 du
droit au principe de la 16galit6 administrative. D’une part, plusieurs passages des
ouvrages relatifs au droit constitutionnel canadien indiquent que leurs auteurs ne
sont pas disposes a r&duire la primaut6 du droit au principe de la 16galit6 admi-
nistrative. Les exposes sont complexes et r6v~lent, comme on l’a vu, que le con-
cept r6fere h une myriade de principes dont un seulement correspondrait au
principe de la 16galit6 administrative. Ainsi, ce demier semble constituer soit
une conception particuliere de la primaut6 du droit, soit un principe dirivg de
la primaut6 du droit. D’autre part, m~me si la primaut6 du droit 6tait conque
comme un synonyme du principe de la 16galit6, il est difficile. de comprendre les
raisons pour lesquelles elle ne d~signerait que la > par
opposition a la l6galitj tout court, qui incluerait aussi la <>.

Enfm, troisimement, plusieurs juristes semblent croire que le concept de
la primaut6 du droit constitue le motif pour lequel les tribunaux interprtent res-
trictivement les dispositions lgislatives qui conferent un pouvoir discretion-

75H.W.R. Wade, Administrative Law, 4! 6d., Oxford, Clarendon Press, 1977 A la p. 23.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

naire large ou illimit6 it l’ex~cutif ou t l’administration publique76. L’argument
semble 8tre le suivant: si 1’octroi ou l’exercice de pouvoirs arbitraires ou lar-
gement discr~tionnaires est incompatible avec la primaut6 du droit77, alors les
tribunaux ont le pouvoir, voire l’obligation, de reconnaitre dans la loi habilitante
un ensemble de normes qui contraignent la discr6tion et qui constituent les cri-
t~res de validit6 relativement au fond de

‘action gouvernementale8 .

Diverses conceptions descriptives ou normatives de la primaut6 du droit
peuvent certainement justifier cette opinion79 . Cependant, si l’on congoit la pri-
maut6 du droit comme un synonyme de la 16galit6 administrativeo>, comme on
le fait g6n6ralement en droit administratif, cette opinion est injustifi6e. Le prin-
cipe de la 16galit6 concerne la question de savoir si les actes gouvemementaux
sont autoris6s, c’est-A-dire s’ils sont conformes aux crit~res de validit6 6nonc6s
dans une r~gle de droit elle-m~me valide et logiquement sup~rieure t ces actes
dans la hi6rarchie formelle des normes. I1 n’a pas pour objet de d6terminer le
contenu ou la portge m~me de ces crit~res de validit6 (composition, proc6dure,
forme et fond). Son objet est de prescrire que l’action ou la d6cision adminis-
tratives doivent leur 6tre conformes, quel que soit par ailleurs leur contenu.
Ainsi, du point de vue du principe de la 16galit6 administrative, une disposition
l6gislative qui confererait a une institution gouvernementale un pouvoir discr6-
tionnaire illimit6 signifierait que le l6gislateur a autoris6 l’administrateur t fon-
der sa d6cision sur des motifs qui ne sont pas clairement 6nonc6s dans le droit.
Par cons6quent, la validit6 de la d6cision administrative ne devrait pas d6pendre
de la conformit6 de son contenu, le fond, avec certaines normes substantives
(juridiques, objectives, prfexistantes, etc.).

Pour cette raison, on peut estimer que le principe de la 16galit6 administra-
tive constitue un rempart bien fragile contre les actions arbitraires des gouver-
nements. Par cons6quent, on peut vouloir reconnaitre d’autres principes qui
autoriseraient le pouvoir judiciaire A interpr6ter restrictivement la port~e du
pouvoir discr6tionnaire conf6r6. Nanmoins, si ces autres principes devaient
d6river de la primaut6 du droit, il s’ensuivrait que cette derni~re notion r6f6rerait
a une conception distincte du principe de la 16galit6 administrative (mais qui
pourrait, du reste, l’inclure).

76Le passage suivant tir6 de G. Ppin et Y. Ouellette, Principes de contentieux administratifs, 2’
6d., Cowansville (Qu6.), Yvon Blais, 1982 A lap. 263, semble justifier cette croyance : 4[P]artant
du principe que ]a discrdtion absolue n’existe pas, [les juges] n’h~siteront pas cependant A assurer
]a primaut6 du droit>>. Le passage est ambigu : d’une part, pour les auteurs, ]a primaut du droit
signifie le principe de Ia 16galit6 administrative (ibid. aux pp. 43-44), d’autre part, il semble que
la primaut6 du droit constitue le principe qui justifierait l’interprdtation restrictive des lois qui con-
ferent un tel pouvoir.

77Notons que si cette proposition est gdnralement admise, on peut trouver certaines exceptions,
par ex. R. c. Wood (1982), 31 C.R. (3) 374 (N.S. Prov. Ct.). Nous en traiterons plus bas (infra note
135 et texte correspondant).

78Ces crit~res sont gdn6ralement inf6r6s de l’intention du l6gislateur en ce que ce demier est prd-
sum6 d6l6guer un pouvoir en relation avec les objets (implicites ou explicites) de la loi pour les-
quels le pouvoir est conf&&

79Par exemple, si la primaut6 du droit est congue

la lumi~re de l’iddologie lib~rale selon
laquelle les individus ont le droit de connaitre d’avance les cons6quences juridiques de leurs actes,
elle constitue certainement une bonne raison pour interpr6ter restrictivement les lois qui conf~rent
de larges pouvoirs discr~tionnaires ou arbitraires au gouvemement.

1994]

LA PRIMAUTt DU DROIT

I. La cause m~thodologique profonde

Les difficult~s que nous venons d’exposer suffisent A drrouter les juristes
qui chercheraient le sens coherent de la primaut6 du droit en droit canadien dans
les ouvrages doctrinaux qui la drcrivent. Cependant, elles r6v~lent que la cause
fondamentale du caract~re insaisissable de la notion de primaut6 du droit en
droit canadien est m6thodologique. D’une part, en n’indiquant pas clairement si
les propositions (ou certaines d’entre elles) qui d~crivent les diverses concep-
tions de la primaut6 du droit constituent, conformrment aux postulats m6thodo-
logiques qui guident leur activit6 de recherche, des propositions de droit plut6t
que des propositions de fait ou de morale politique, les auteurs contribuent
directement A la difficult6 que nous avons t saisir le sens, la nature et la fonction
de la primaut6 du droit en droit canadien. D’autre part, la cause mdthodologique
profonde de cette difficult ne consiste pas tant en ce que les r~gles mdthodo-
logiques ne sont pas rigoureusement suivies, mais en ce qu’elles ne sont pas
adaptdes addquatement A l’objectif vis6 qu’est la description d’une conception
coh6rente de la primaut6 du droit en droit canadien.

Dans cette partie, je soutiens qu’en postulant t la fois que le concept de.la
primaut6 du droit avait une signification juridique et que L’identification et la
description de cette signification devaient proc~der conformment aux crit~res
mrthodologiques des sciences empiriques qui s’inscrivent dans le cadre du posi-
tivisme, la th~orie constitutionnelle dominante 6tablissait une tension interne
telle qu’elle se condamnait A pr6senter une description ambigu8 et confuse du
concept. D’abord, je rappellerai les caractdristiques fondamentales de la
mrthode positiviste et les conditions auxquelles cette mrthode peut rendre
compte de la signification de la primaut6 du droit en droit constitutionnel cana-
dien. Ensuite, en acceptant les postulats de la mrthode positiviste, je drmontre-
rai que les faits>> soumis h L’observation ne permettent pas d’affirmer que les
conditions sont remplies.

1. La mdthode positiviste

La m6thdde positiviste, on l’a vu, comporte une s6rie de postulats sur les-
quels se fondent les r~gles destinres A guider la recherche : non seulement toute
connaissance objective doit-elle partir desfaits reels empiriques et observables,
mais aussi toute construction throrique objective (thorie, conception ou doc-
trine) doit etre 6tablie par induction A partir de faits certains et vdrifids par l’ex-
p6rience. Cette m6thode suppose donc que le chercheur doive observer les
sources formelles>> de droit reconnues en droit canadien et construire, par
induction, la ou les conceptions cohdrentes de la primaut6 du droit qui, apr~s
verification, rendent compte ad~quatement de la <>. Ces postu-
lats impliquent que ce sont lesfaits, c’est-t-dire l’ensemble des r~gles de droit
valides, qui sugg~rent l’hypoth~se sur laquelle le constitutionnaliste fonde les
propositions de droit constitutives d’une conception cohrrente. Ce sont les faits
qui constituent le point de r6frrence neutre et objectif, inddpendant de toute pr6-
conception ou prdjug6 subjectif, en vertu duquel on peut v~rifier la vrrit6 des
propositions de droit.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

II s’ensuit que les propositions de droit d6crivant une conception coh6rente
d’un concept juridique en droit canadien sont vraies si les deux conditions sui-
vantes sont remplies : 1 il doit exister, dans les sources formelles de droit, ind6-
pendamment de l’id~e que peut s’en faire le th6oricien, au moins tin sous-
ensemble distinct de r~gles de droit valides matirielles dont le contenu constitue
les <> du concept juridique que la conception coh6rente
d~crit; 20 les > du concept juridique doivent pouvoir etre
identifiges et inoncies objectivement, telles qu’elles sont en elles-memes, par
un observateur neutre situ6 A l’ext6rieur du syst~me juridique (cette condition
implique, naturellement, que chacune des hypotheses soit soumise
la virifica-
tion empirique).

D’un certain point de vue, ces deux conditions sont interd6pendantes : pour
savoir si la premiere est remplie, il faut remplir la seconde et on ne peut respec-
ter cette demi~re que si la premiere est remplie. Pourtant, d’un autre point de
vue, elles ne le sont pas n6cessairement : il pourrait exister dans le droit cana-
dien un ensemble de normes juridiques dont le contenu, correctement compris,
constitue les <> du concept juridique, sans que nous puis-
sions l’identifier et l’noncer du fait que la mithode qui guide la recher6he n’est
pas adapt6e A la r~alisation du but vis6 –
l’identification et l’6nonciation de ce
concept. Dans cette hypoth~se, les chercheurs seraient in6vitablement oblig6s
d’abandonner ou, A tout le moins, de corriger les r~gles et les postulats m6tho-
dologiques qui les guident. Malheureusement, pour des raisons ontologiques,
6pist~mologiques ou morales, les chercheurs positivistes ne peuvent pas accep-
ter cette consequence. Si, par hypoth~se, une recherche qui r6pond rigoureuse-
ment aux crit~res positivistes des sciences empiriques ne produit pas de r6sultats
certains sur lesquels une conception coh6rente de la primaut6 du droit peut 8tre
construite, le chercheur ne peut 16gitimement ia construire : une telle conception
n’aurait aucun fondement objectif. Cette conception, en ne correspondant pas
aux faits qui constituent la r~alit6 juridique, repr6senterait une chose>> qui
n’existerait que dans l’esprit du chercheur qui la formulerait. Le plus loin que
le positiviste accepterait d’aller serait de conseiller au chercheur de poursuivre
sa recherche conformment aux regles 6tablies : pour lui, il n’existe pas d’autre
m6thode susceptible de produire des propositions de droit vraies0 .

2. La >
La >, lorsqu’on l’aborde conform6ment aux crit~res
m6thodologiques accept6s par les positivistes, ne permet pas d’6tablir objective-
ment une ou plusieurs conceptions coh6rentes de la primaut6 du droit en droit
canadien dont les propositions essentielles constitueraient des propositions de
droit vraies. L’observation empirique des sources>> de droit reconnues par les
th6oriciens positivistes ne r6v~le pas l’existence d’un ou -plusieurs sous-
ensembles coh6rents de r~gles de droit valides dont le contenu correspondrait
aux propri6t~s ou aux aspects > justifiant la construction d’une ou
plusieurs conceptions coh6rentes et intelligibles de la primaut6 du droit. Certes,
l’observation empirique permet d’identifier certains 6l6ments de la primaut6 du

80Ce postulat r~pond au principe de >, c’est-a-dire que toutes les disciplines
scientifiques doivent 8tre guiddes par les r~gles m~thodologiques propres aux sciences naturelles.

19941

LA PRIMAUTE DU DROIT

droit en droit canadien. Nanmoins, ces 616ments ne constituent que des indices
de la primaut6 du droit et leur signification peut orienter les constitutionnalistes
dans diverses directions et, ultimement, appuyer diverses theses incompatibles.
La > qui devrait constituer le fondement d’une ou plusieurs
conceptions de la primaut6 du droit en droit constitutionnel canadien ne cons-
titue donc pas un fait coh6rent, ordonn6 et structur6 : c’est un fait chaotique. I1
s’ensuit, naturellement, qu’ind6pendamment de sa propre subjectivit6, un cher-
cheur ne saurait 6tablir aucune conception coh6rente de la primaut6 du droit en
droit canadien.

Si ces assertions sont vraies, alors les conceptions de la primaut6 du droit
61abor6es par les constitutionnalistes canadiens ne correspondent pas aux faits
A partir desquels elles devraient 16gitimement etre construites. Elles se fondent
plut6t sur un ensemble d’6nonc6s > (au sens positiviste) dont
les sources sont multiples : la morale politique, les perceptions subjectives des
chercheurs, leurs croyances, les appels A l’autorit6 (comme aux 6crits de Dicey),
etc. Elles se fondent sur la conviction pr66tablie des auteurs qu’il existe, en droit
canadien, au moins une conception coh6rente et intelligible de la primaut6 du
droit et qu’il faut absolument l’identifier et la repr6senter. Ainsi, devant une r6a-
lit empirique chaotique dont il est pr6suppos6 qu’elle contient un ensemble de
r~gles de droit mat~rielles valides dont le contenu permet de construire et
d’6noncer une conception coh6rente de la primaut6 du droit, les auteurs sont
in6vitablement conduits a construire prdalablement, plus ou moins intuitive-
ment, une thorie, c’est-h-dire une pr6conception doctrinale de la primaut6 du
droit. Cette derni~re a fmalement pour objet de guider l’observation et de sdlec-
tionner, parmi tous les faits, ceux qui appuyer cette th6orie et
d’gcarter d’autres faits qui pourraient la contredire. Ces pr6conceptions de la
primaut6 du droit constituent donc des points de d6part et non pas des points
d’arriv6e. Ce sont des th6ories de base A partir desquelles la recherche proc~de
et la coh6rence des faits observ6s est <>.

I1 se peut que les assertions qui pr6c~dent semblent aller de soi 6tant donn6
la difficult6 que nous avons
saisir la notion de primaut6 du droit. Nanmoins,
on ne peut pas les justifier h partir des postulats d’une th6orie empirique posi-
tiviste. D’une part, les 6nonc6s pr6scientifiques ne sont pas rigoureusement v6ri-
fi6s conform6ment aux postulats m6thodologiques de la th6orie constitution-
nelle dominante. D’autre part, ils ne sont pas v6rifiables: Dans ces circonstan-
ces, on comprend que le sens, la nature et la fonction des diverses propositions
de la primaut6 du droit sont probl6matiques: elles ne constituent pas des pro-
positions de droit et celles qui sont conques

cette fm sont fausses.

Dans ce qui va suivre, je pr6senterai quelques arguments qui justifient cet
ensemble d’assertions en supposant, pour les besoins de la cause, la validit6 de la
m~thode empirique qui d6coule de la th6orie constitutionnelle dominante. Cette
discussion sera n6cessairement contentieuse puisqu’elle consiste A justifier une
proposition qui affinme l’inexistence de quelque ‘chose, en l’occurrence, un
ensemble de r~gles de droit mat~rielles valides qui justifierait la construction d’une
ou plusieurs conceptions coh6rentes de la primaut6 du droit en droit canadien.
cette fin, j’analyserai les <>, c’est- -dire les sources formelles de droit.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

(i) Les sources lIgislatives

Le pr6ambule de la Loi constitutionnelle de 1867″‘ 6nonce que le Canada
a une . La Cour supreme a d6jA exprim6 l’opinion que ce pr~ambule a implici-
tement reconnu le statut constitutionnel de la primaut6 du droit z. On pourrait
soutenir, d’abord, que le pr6ambule ait implicitement incorpor6 en droit cana-
dien les conceptions traditionnelles de la primaut6 du droit formul~es par Dicey
h la fm du XX si~cle. Mais cette these est critiquable : elle impliquerait que
le pr6ambule ait incorpor6, non seulement les normes juridiques inf6res des
lois et de la jurisprudence britanniques telles qu’elles se manifestaient A l’6po-
que, mais 6galement les propositions centrales d’une th6orie non encore formu-
le dont l’objet sera de d6crire quelque chose qui est (un fait non prescriptif) en
le transformant implicitement en quelque chose qui doit 8tre. Cette those, pour
8tre valide, doit pr6supposer la validit6 d’une prdmisse justificatrice dont le fon-
dement, la source et le contenu normatif sont logiquement ind~pendants du
pr6ambule lui-mme (cette pr6misse pourrait etre d6duite d’une ou plusieurs
d6cisions judiciaires ou d’un amendement constitutionnel ; mais, le cas 6ch6ant,
il faudrait le d6montrer). Cette objection s’applique afortiori A l’argument selon
lequel le pr6ambule aurait incorpor6 l’une ou l’autre des conceptions model-tes
de la primaut6 du droit.

De m~me, on ne pourrait soutenir que le pr6ambule de la Charte, qui
6nonce express6ment que le < , reconnait et incorpore
les conceptions traditionnelles formul6es par Dicey en droit canadien83 . Si,
avant 1982, ces conceptions correspondaient h des r~gles de droit valides, ce
qu’il faudrait d6montrer en se fondant sur d’autres sources que le pr6ambule, ce
pr6ambule pourrait effectivement les avoir conf-m6es. Par contre, si ces con-
ceptions ne correspondaient pas A des r~gles de droit valides en 1982, nous ne
saurions d6duire, m6me en supposant que les <> constituent des r~gles de droit valides, que le pr6ambule a
explicitement incorpor6 en droit canadien une conception particuli~re de la pri-
maut6 du droit. Encore une fois, pour etre valide, un tel raisonnement devrait
reconnaitre et d6montrer la validit6 d’une pr6misse justificatrice dont le fonde-
ment, la source et le contenu normatif seraient logiquement ind6pendants du
pr6ambule lui-m~me. Cette objection s’applique de la meme fagon aux concep-
tions modernes de la primaut6 du droit et les memes consid6rations valent pour
1’ensemble des lois f~d6rales ou provinciales qui r6ferent express6ment, sans

8 Supra note 25.
82Voir par ex. Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, supra note 3 A ]a p. 750.
83Le pr6ambule n’indique pas le statut juridique de la pdmaut6 du droit. Comme Brun et Trem-
blay l’6crivent avec raison, [l]’autorit6 prdcise de cet enchssement dans ]a Constitution par le
biais d’un pr6ambule n’est pas 6vidente (supra note 7 A la p. 626) et son int6rt est difficile a
jauger (ibid. A la p. 633). Nous pourrions ajouter que Ia notion de primaut6 du droit est accom-
pagn~e de la notion de , qui n’a jamais 6t6 consid6r6e comme reprdsentant
une norme juridique en droit constitutionnel canadien. Cette notion semble plut6t indiquer que le
pr6ambuIe r6fere

des concepts ou normes extra-juridiques.

1994]

LA PRIMAUTE DU DROIT

toutefois la d6finir, t la notion de primaut6 du droit comme, par exemple, le
pr6ambule de la Diclaration canadienne des droitss4 .

Par ailleurs, puisque certaines r~gles sp6cifiques enchass6es” dans la cons-
titution 6crite ou 6dict6es dans des lois semblent <> A certaines pro-
positions d6crivant une ou plusieurs conceptions de la primaut6 du droit, on
pourrait soutenir qu’elles les corroborent. Cependant, il existe des raisons pour
r6futer cet argument.

D’une part, les r~gles de droit valides n’indiquent g6n6ralement pas si elles
participent A la construction d’une ou plusieurs conceptions coh6rentes de la pri-
maut6 du droit ni dans quelle mesure. Par cons6quent, il demeure extremement
difficile de les identifier ind6pendamment des preconceptions propres du cher-
cheur qui, seules, 16gitiment la s6lection, parmi toutes les r~gles de droit, de
celles qui justifient la construction d’une conception coh6rente de la primaut6
du droit. Or, si la s6lection des r~gles de droit repose sur une priconception de
la primaut6 du droit (une th6orie, une hypoth6se, un pr6jug6), il s’ensuit que le
fondement de la primaut6 du droit en droit canadien demeure extra-juridique :
il est ant6rieur et ind6pendant des r~gles de droit valides. On ne saurait trop
s’6tonner, dans ces circonstances, de ce que les r~gles de droit valides puissent
corroborer des conceptions concurrentes et contradictoires de la primaut6 du
droit.

D’autre part, il se pourrait qu’une ou plusieurs conceptions normatives de
la primaut6 du droit aient constitu6 la raison politique et morale pour 6dicter ou
enchfisser certaines r~gles de droit sp6cifiques. Dans cette hypoth~se, il faudrait
d6montrer que l’ensemble des r~gles de droit que nous supposons 6dict6es ou
enchAss6es pour promouvoir la primaut6 du droit constitue une ou plusieurs
conceptions cohirentes de cette notion ind6pendamment des pr6f6rences subjec-
tives du chercheur. Or, a ma connaissance, cette d6monstration n’a pas
t6 faite.
Mais il y a plus. Mme si le 16gislateur ou le constituant avait 6dict6 ou enchass6
certaines r~gles de droit dans le but de promouvoir une conception de la pri-
maut6 du droit, cette derni~re pourrait ne pas se retrouver dans le droit et
demeurer une doctrine extra-juridique dont l’61aboration contribuerait A expli-
quer, systdmatiser ou justifier le droit plut6t qu’I. le reprisenter. Par exemple,
les auteurs Brun et Tremblay soulignent que les chartes ont donn6 h la primaut6
du droit < ss. Ils donnent certains
exemples, dont l’article 7 de la Charte canadienne des droits et liberts et les

84L.C. 1960, c. 44, reproduite dans L.R.C. 1985, app. III [ci-apr~s Diclaration]. Ces objections
n’ont rien de spectaculaire. Elles affirment, ce qui devrait etre admis, que les mots constitutionnels, peu importe leur imprecision, contiennent toujours un sens
interne objectif, fixe et d6termin6, inddpendarnment du lecteur, et que ce sens, en 1’esp6ce, corres-
pond 4 l’une ou l’autre des conceptions de la primaut6 du droit, pourront nier ce qui autrement
semble 6vident. Pour que les mots isol6s, primaut6 du droit>, puissent r6f6rer A une conception
pr6cise, il faut pr6alablement connaitre cette conception et postuler, pour des raisons ind6pendantes
du pr6ambule, que c’est

elle que renvoie le pr6ambule.

85Supra note 7 A la p. 633.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

articles 23 et24 de la Charte des droits et libertis de la personne86, qui imposent
aux administrations provinciales et frd~rale l’obligation de se conformer A cer-
tains standards proc6duraux et substantifs. Pour ces auteurs, cela implique que
ces administrations sont sujettds s . Mais le principe lui-m~me est-il juridique ou extra-juridique ? II
semble bien, pour ces auteurs, que le principe de la primaut6 du droit demeure
extra-juridique et n’acquiert pas, de ce fait, d’existence autonome en droit. Si
l’administration est obligre d’agir conformrment A des r~gles qui donnent A1 la
primaut6 du droit une dimension nouvelle, ce n’est pas A cause d’une obligation
juridique d’ob6ir A la primaut6 du droit ou A ses corollaires, en tant que doctrine
autonome et distincte dans le droit, mais h cause de l’obligation juridique
d’obrir A toutes les r~gles de droit valides dont certaines 6noncent des prescrip-
tions qui coincident avec un ou plusicurs corollaires de la primaut6 du droit con-
que comme doctrine extra-juridique. Toute autre conclusion serait incompatible
avec les postulats positivistes puisqu’elle impliquerait que les raisons (th6ories,
convictions, etc.) qui justifient l’adoption d’une ou plusieurs r~gles de droit font
partie du droit, meme lorsque ces derni~res n’y referent pas clairement”.

(ii) Les sources judiciaires

Pour ces raisons, sans doute, la jurisprudence canadienne semble former la
source la plus frconde pour verifier si l’une ou l’autre des conceptions de la pri-
maut6 du droit constitue des propositions de droit. Malheureusement, toujours
conform6ment aux postulats m~thodologiques des th6ories empiriques positi-
vistes, cette source de droit est d~routante.

1- D’abord, lorsque les juges emploient les mots primaut6 du droit>>, les
propositions qui les drfmissent demeurent souvent si vagues et si grn6rales
qu’elles peuvent pratiquement justifier la formulation de plusieurs conceptions
concurrentes et contradictoires. La plus commune est la suivante : les atttoritds
gouvernementales et les citoyens ont le devoir d’ob9ir au droit qui est suprdme
ou encore tous sont assujettis d la loi8g. Aussi importante que soit cette d6fini-

la p. 635.

86L.R.Q. c. C-12.
87Supra note 7
8 Par exemple, supposons que plusieurs ddput6s votent en faveur des r6gles de droit qui Lta-
blissent la prohibition du meurtre sur la base de considerations religieuses. S’ensuit-il que les
r~gles du Code criminel sur le meurtre aient incorpor6 en droit canadien une doctrine religieuse
et que l’obligation juridique d’ob6ir A ces r6gles de droit signifie la m~me chose que l’obligation
juridique d’ob~ir A une doctrine religieuse ? Sur ]a distinction positiviste>> qui existe entre le but
ou Iajustification d’une r~gle de droit et le contenu de cette m~me r~gle, voir H.L.A. Hart, Posi-
tivism and the Separation of Law and Morals>> (1958) 71 Harv. L. Rev. 593 aux pp. 606-15.
89Voir par ex. Renvoi relatif Li la risolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753
aux pp. 805-806, [1981] 6 W.W.R. 1 [avec renvois aux R.C.S.] ; Renvoi relatifaux droits linguis-
tiques au Manitoba, supra note 3 A lap. 748; R. c. LeBar, [1989] 1 C.F. 603 A la p. 611,46 C.C.C.
(3′) 103 (C.A.) [avec renvois a la C.F.I. Dans R. c. Vermette, [1982] C.S. 1006, 68 C.C.C. (2) 562
[avec renvois
la C.S.], on ajoute que <[s]ont corrolaires [sic] de ]a doctrine de la separation des pouvoirs des principes de la rule of law et de l'indrpendance du pouvoir judiciaire>> (ibid. A la p.
1012), et que ces principes constituent ]a meilleure, sinon la seule vdritable garantie des droits
et libert~s des citoyens> (ibid. A la p. 1014). Le juge ne d~finit toutefois pas le sens precis de ]a
primaut6 du droit au-delA de son sens le plus familier selon lequel tous sont assujettis h ]a loi (ibid.
A ]a p. 1013).

1994]

LA PRIMAUTI DU DROIT

tion, il est impossible d’en d6duire une conception pr6cise sans se fonder sur des
consid6rations autres qui, en principe, devraient se retrouver dans les sources de
droit, dont la jurisprudence. En particulier, ces consid6rations devraient pr6ciser
le sens des concepts <, <, < , <>,
, etc.

2- Ensuite, lorsque la primaut6 du droit constitue l’une des raisons qui
guident la d6cision judiciaire, la d6fmition que pr6sentent les juges constitue
rarement l’exposition d’une conception coh6rente. Elle semble plu-
t6t constituer, dans un contexte limit6 et parfois exceptionnel, une application
ponctuelle d’une norme sp6cifique qui, selon les postulats de la th6orie empiri-
que,. ne parait d6river que’d’une conception normative de la primaut6 du droit.
Par exemple, dans l’affaire R. c. LeBaiSO, apr~s avoir rappel6 que <91, la Cour d’appel f6d6rale soutient que les
autorit6s gouvemementales ont le devoir, non seulement de se conformer aux
jugements d~claratoires de la Cour d’appel f6d6rale dont la port6e est univer-
selle, mais de paraitre s’y conformer, car le public <), la <96. Emp-

9Ibid.
91Ibid. h lap. 611.
92Ibid. la p. 614.
93Ibid.
9411988] 2 R.C.S. 214, 53 D.L.R. (4 ) 1 [avec renvois aux R.C.S.].
95 (La primaut du droit constitue le fondement m~me de ]a Charte (ibid. h la p. 229).
96Ibid. a Ia p. 230.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

‘cher un juge d’6mettre une telle ordonnance impliquerait qu’un syndicat puisse
d6cider A quelles conditions une personne aurait acc~s aux tribunaux et, notam-
ment, A quelles conditions elle pourrait faire valoir ses droits et libert6s garantis
dans la Charte. Quelle que soit la valeur de ce raisonnement, la validit6 du lien
entre la notion g6n6rale de la primaut6 du droit et le droit sp6cifique d’acc~s aux
tribunaux requiert l’introduction de certaines premisses justificatrices. Or,
comme ces pr6misses ne semblaient pas 6tre dans le droit, elles devaient d6river
d’une conception normative de la primaut6 du droit. Si, par ailleurs, on d6mon-
trait que le lien ne faisait intervenir qu’une d6duction logique, la decision de ]a
Cour ne constituerait pas tant l’exposition d’une conception coh6rente de la pri-
maut6 du droit qu’une application ponctuelle d’une telle conception, inarticulde
et incertaine, h un cas sp6cifique.

Dans l’affaire Gamble c. R.97, la Cour supreme du Canada devait d6cider,
entre autres, si le fait que l’appelante avait t6 reconnue coupable de meurtre au
premier degr6 et condamn6e A l’emprisonnement A perp6tuit6 sans admissibilit6
la lib6ration conditionnelle pendant 25 ans en vertu d’un texte de loi proclam6
en vigueur quelques mois apr~s l’infraction criminelle portait atteinte, aujour-
d’hui, A son droit A la libert6 garanti
l’article 7 de la Charte. Pour les juges
formant la majorit6, l’application actuelle de la condition de la sentence portait
atteinte A ce droit h la libert6 d’une fagon incompatible avec les principes de jus-
tice fondamentale:

On trouve les principes de justice fondamentale dans les pr~ceptes fondamentaux
de notre syst~mejuridique>> […]. II est essentiel a tout syst~me juridique qui recon-
nait > (voir le pr~ambule de la Charte) qu’un inculp6 soit jug6
et puni en vertu du droit en vigueur au moment o6i l’infraction a 6t6 commise. Cela
n’a pas 6t6 le cas en 1’esp6ce 9s.

Cet 6nonc6 exprime quelque chose que nous admettons si facilement qu’il
semble aller de soi. Cependant, sa validit6 pr6suppose l’existence d’une concep-
tion de la primaut6 du droit. Cette conception 6tait-elle juridique ou morale ?
Comment l’identifier ? Quelle qu’elle soit, la decision, en ne l’articulant pas,
ne constituait pas l’exposition d’une th6orie coh6rente de la primaut6 du droit.
Elle n’exprimait qu’une application ponctuelle d’un de ses aspects A un cas
donn6.

Ii est inutile de multiplier les exemples.

3- Meme si certaines d6cisions judiciaires semblent se fonder express-
ment sur l’une des conceptions traditionnelles>> de la primaut6 du droit formu-
lees par Dicey, il ne s’ensuit pas n6cessairement que ces demi~res constituent,
au Canada, des propositions de droit.

Les d6cisions qui font explicitement ou implicitement r6f6rence h la th6o-
rie de Dicey peuvent se regrouper en deux cat6gories. Dans la premiere, on
retrouve les decisions judiciaires qui peuvent 8tre associ6es A l’affaire Ronca-
relli c. Duplessis99, g6n6ralement consid6r6e comme le paradigme de I’applica-

9′[1988] 2 R.C.S. 595, 66 C.R. (3) 193 [avec renvois aux R.C.S.].
9 SIbid. A la p. 647.
99Supra note 5.

1994]

LA PRIMAUTE DU DROIT

tion de la throrie de Dicey en droit canadien'”. Dans cette affaire, dont les faits
sont bien connus, la majorit6 des juges de la Cour supreme du Canada a con-
damn6 le premier ministre Duplessis t payer des dommages-int~rts A Ronca-
relli pour le prdjudice qu’il lui avait caus6. Dans un passage c6lbre, M. le juge
Rand fait express6ment rrfrrence k la notion de primaut6 du droit:

La mani~re d’agir de l’intim6 […] constituait un abus flagrant d’un pouvoir donn6
par la loi, dont le but expr~s 6tait […] de lui infliger une punition dont le r~sultat
a 6, comme on l’avait voulu, de ddtruire sa vie 6conomique […]. Le prejudice
qu’il a caus6 6tait le rrsultat d’une faute engageant sa responsabilit6, conformd-
ment aux principes de base du droit public du Qudbec […] et conform~ment A Far-
tiele 1053 du Code civil. Le fait qu’en prdsence d’une rrglementation administra-
tive de plus en plus grande des activits 6conomiques, la victime d’une telle
mesure subisse celle-ci et ses consdquences sans aucun recours ni aucune rdpara-
tion, et le fait que les sympathies et les antipathies arbitraires, de m~me que les
visdes non pertinentes d’officiers publics qui agissent en excddant leurs pouvoirs,
puissent dicter leurs actions et remplacer une administration 6tablie par Ia loi,
voilh le signe avant-coureur de la d6sintdgration du principe de 16galit6 [rule of
law] comme un des postulats fondamentaux de notre structure constitutionnelle I1 .

Ce passage illustre l’application de trois principes formulrs par Dicey. I1 montre
effectivement qu’au Canada nul n’a le pouvoir de punir quelqu’un qui n’a pas
contrevenu A Ia loi, que toutes les classes sont assujetties au droit commun du
pays tel qu’appliqu6 par les tribunaux ordinaires et, enfin, qu’un administrateur
n’a pas le pouvoir de decider sur la base de motifs arbitraires, non pertinents ou
ultra vires. Cependant, la decision de M. le juge Rand ne signifie pas n6cessai-
rement qu’il existe au Canada des r~gles de droit sprcifiques et distinctes selon
lesquelles punir quelqu’un en vertu d’un large pouvoir discrrtionnaire gouver-
nemental est toujours illdgal ou que toutes les classes doivent toujours 8tre assu-
jetties aux m~mes lois appliqudes devant les tribunaux ordinairesre. D’une part,

10Cette affirmation se v~rifie en ouvrant n’importe quel ouvrage qui parle de Ia primautd du
droit. Dans R. c. Beauregard, [1986] 2 R.C.S. 56 t lap. 106, 30 D.L.R. (4′) 481 [avec renvois aux
R.C.S.], les deux juges dissidents de Ia Cour supreme du Canada ont affirm6: <.

IO’Supra note 5 A Ia p. 142, traduit dans Chevrette et Marx, supra note 5 aux pp. 73-74.
102Plusieurs ddcisions judiciaires 6noncent expressrment le contraire. Par exemple, dans R. c.
Eldorado Nuclgaire Ltd., [1983] 2 R.C.S. 551 h la p. 558, 4 D.L.R. (4′) 193 [ci-apr~s Eldorado
Nuclgaire Ltd. avec renvois aux R.C.S.], oi il 6tait question de l’immunit6 de l’ltat et de ses man-
dataires, Ia Cour supreme du Canada affirme que <<[la raison d'8tre conceptuelle de Ia doctrine [...] est obscure>> notamment en ce qu’elle implique une pr~somption qui semble 8tre en <>. Dans l’affaire R. c. Burnshine, [1975]
1 R.C.S. 693 A Ia p. 705, 44 D.L.R. (3′) 584 [ci-apr~s Burnshine avec renvois aux R.C.S.], M. le
juge Martland affirme : I1 est tr~s clair qu’en 1960, lors de l’adoption de la Dclaration des droits,
le concept de ‘l’6galit6 devant Ia loi’ ne comprenait pas et ne pouvait pas comprendre le droit pour
tout individu de faire valoir qu’aucune loi qui ne s’appliquait pas a l’ensemble des citoyens et dans
toutes les parties du Canada ne pouvait etre adoptre. Un droit de cette nature aurait comport6 une
atteinte grave a Ia souverainet6 du Parlement dans l’exercice de sa comp6tence 16gislative […]>>.
Dans Reference re Exemption of Military Forces, [1943] R.C.S. 483 aux pp. 491-92, [1943] 4
D.L.R. 11 [avec renvois aux R.C.S.], M. le juge en chef Duff, tout en reconnaissant la validit6 du
principe formul6 par Dicey impliquant qu’en droii canadien les militaires n’6taient pas exemptrs
de l’application de lois ordinaires par les tribunaux ordinaires, soutient que < peut 8tre conque comme un synonyme de *primaut6 du
droit . II est 6vident que dans le cadre de la pr6sente discussion, ces deux notions sont distinctes :
la primaui6 du’ droit 6tant conque comme un sous-ensemble syst6matique complet et autonome de
r~gles de droit mat6rielles valides qui fait partie du droit mais qui ne le constitue pas. L’autorit6
de la loi ou du droit r6f~re au devoir des tribunaux d’ob6ir k toutes les r~gles de droit y compris
ce sous-ensemble distinct, s’il existe. Le principe de l’autorit6 de la loi serait donc logiquement
ant&ieur
la primautd du droit et justifierait m~me le devoir d’appliquer la primaut6 du droit a
tous les cas qui respectent ses conditions d’application.

’04Voir Labrecque, supra note 52 aux pp. 1081-82 ; Eldorado Nucldaire Ltd., supra note 102 aux

pp. 563-64.
05 Ibid.
1

19941

LA PRIMAUTE DU DROIT

droit commun administr6 par les tribunaux judiciaires qui est requ en droit public
et dont les dispositions rdgissent la puissance publique, 4 moins qu’elles ne soient
remplacres par des dispositions l6gislatives incompatibles, ou supplantres par les
Ia prdrogative royale […]. I1 s’ensuit qu’ayant d qualifier et
r~gles particuli~res
d rdglementer un rapport juridique donng en droit public, le juriste de tradition
anglo-canadienne doit presque nicessairement accomplir cette fonction avec les
concepts et les regles du droit commun d moins que la loi ou la prdrogative n’im-
posent le contraire. […] Cette caract~ristique est un des 616ments du principe de
lgalit6(< 6noncde au paragraphe 1b) de la Ddclaration canadienne des droits. Dans
l’affaire Canada (P.G.) c. Lavell o’, quatre juges de la Cour supreme ont soutenu
que le paragraphe lb) devait >
(droit ?)] en vigueur au Canada
ce moment-l1>> [nos italiques]”‘ et que cela
impliquait, selon eux, qu’il devait &re lu < ‘. Puisque pour Dicey la pri-
maut6 du droit comportait > ‘

.

Cette ddcision a 6t6 critique”‘. D’une part, comme le soutient Tamo-
polsky, il semble que “. La thdorie de Dicey aurait donc constitu6, pour la majorit6 des juges,
une thdorie constitutionnelle normative –
dont les
propositions centrales correspondaient
t des normes politiques qui devaient 8tre
incorpordes au droit canadien. Bien entendu, rien n’interdit qu’une thdorie con-
que dans un contexte pour ddcrire un fait soit acceptde comme normative dans

et non pas descriptive –

“61bid. aux pp. 1081-82. Voir aussi au Royaume-Uni, Mostyn c. Fabrigas (1774), 1 Cowp. 161
i lap. 175, 98 E.R. 1021 A lap. 1029 ; Henly c. Mayor of Lyne (1828), 5 Bing. 91, 130 E.R. 995 ;
Raleigh c. Goshen (1897), [1898] 1 Ch. 73. Au Canada, voir par ex. Chaput c. Romain, [1955]
R.C.S. 834 At lap. 854 et s., [1956] 1 D.L.R. (2) 241 ; Reference re Exemption of Military Forces,
supra note 102 a la p. 490 et s.; Lamb c. Benoit, [1959] R.C.S. 321 a ]a p. 331, 17 D.L.R. (2c)
369 ; Alberta (P.G.) c. Putnam, [1981] 2 R.C.S. 267 A la p. 277, 123 D.L.R. (3′) 257; Eldorado
Nuclkaire Ltd., supra note 102 aux pp. 563-64; Scowby c. Glendinning, [1986] 2 R.C.S. 226 aux
pp. 268-69, 32 D.L.R. (4′) 161.

107[1974 R.C.S. 1349, 38 D.L.R. (3′) 481 [ci-apr~s Lavell avec renvois aux R.C.S.].
I0 Jbid. t ]a p. 1365.
“glbid.
t”Ibid. 4 Iap. 1366.
Ilbid. Cette opinion a dt6 conff’me dans l’affaire Burnshine, supra note 102, bien que les cri-

t~res pour l’application du paragraphe lb) aient 6t6 raffinrs (voir ibid. A la p. 703 et s.).

“2Voir par ex. W.S. Tamopolsky, The Canadian Bill of Rights, 2 6d., Toronto, McClelland and

Stewart, 1975 aux pp. 148-63.

“3W.S. Tamopolsky, <> et non pas une source juridique>> de la primaut6 du droit.
D’autre part, si la d6fmition propos6e par M. le juge Ritchie reproduisait
r~ellement>> l’6tat du droit en vigueur en 1960 relativement A l’6galit6 devant
le droit, c’est-h-dire si les propositions formul6es par Dicey constituaient or6el-
lement> des propositions de droit, cela devrait 8tre v6rifiable empiriquement. Or
la d6cision ne le d6montre pas. Le raisonnement de M. le juge Ritchie fut le sui-
vant: 10 1’6galit6 devant le droit doit s’interpr6ter A la lumi~re du droit en
vigueur et 6tre lue en contexte comme un aspect de la primaut6 du droit recon-
nue au pr6ambule de la Dclaration ; 2′ avant 1960, la primaut6 du droit a sou-
vent 6t6 associ6e h l’6galit6 devant le droit telle que conque par Dicey, et un
auteur canadien a 6crit en 1959 (un an avant la promulgation de la Dgclaration)
que c’est en ce sens que <> 4 utilisons 1’expression <.galit6 devant la loi>> ;
30 ce sens est 6tay6 par diverses dispositions de la Declaration”5 ; 40 par con-
s6quent, le sens du droit A 1’6galit6 devant le droit en droit canadien en 1960 cor-
respondait au sens de Dicey. Malheureusement, le raisonnement 6tait invalide :
alors que la premiere pr6misse postulait que 1’6galit6 devant le droit au sens du
paragraphe lb) devait d6river d’un ensemble de propositions de droit vraies au
moment de la promulgation de la Diclaration, la seconde rdfrait h un ensemble
de propositions de fait ou de morale politique, et la troisi~me A des normes
valides 6dict6es en 1960 lors de la promulgation de la Dgclaration. La conclu-
sion ne pouvait done pas d~couler des pr6misses 6.

Quoi qu’il en soit, la Cour s’est subs6quemment 6loign6e de cette d6fini-
tion inspir6e de Dicey au profit du crit~re dit de l’accomplissement d’un objec-
tif f~d6ral rdgulier> “7, sans pour autant renier les pr6misses du raisonnement de
Ritchie. Par exemple, dans l’affaire R. c. Burnshine”l , M. le juge Martland cite,
avec approbation semble-t-il, l’opinion de M. le juge Ritchie dans Lavell”9.
Cependant, il ajoute un passage qu’on pourrait comprendre comme signifiant
que la d6f’mition de Dicey ne correspondait pas a une norme juridique en 1960:

Il est tr~s clair qu’en 1960, lors de l’adoption de la Ddclaration des droits, le con-
cept de l’6galit6 devant la loi>> ne comprenait pas et ne pouvait pas comprendre

“aQui nous>> ? L’auteur, les constitutionnalistes ou les juges ?
“5Lavell, supra note 107 aux pp. 1365-67.
” 6Le raisonnement correspondait A celui-ci : 10 s’il y avait en 1960 des propositions de droit
vraies relatives a l’6galit6 devant le droit (p), alors elles ddfimissent le droit Ai l’galit 6dict6 au
paragraphe lb) de la Diclaration (q) ; 2* il y avait des propositions de fait et de morale politique
(non-p) et il y a des r~gles de droit 6dictes en 1960 dans Ia D6claration (non-p) ; 30 alors, ces pro-
positions et ces r~gles (non-p) d6finissent le droit A l’6galit6 6dictd au paragraphe lb) de ]a D~cla-
ration (q)!

117C’est le crit~re en vertu duquel la Cour pourrait 6valuer si le Parlement 6tait justifi6 de dis-
tinguer entre les diverses cat6gories de personnes. Voir Burnshine, supra note 102; Prata c.
Ministre de la Main-d’wuvre et de l’Inmigration, [1976] 1 R.C.S. 376, 52 D.L.R. (3) 383;
MacKay c. R., [1980] 2 R.C.S. 370, 114 D.L.R. (3′) 393 [ci-apr~s MacKay avcc renvois aux
R.C.S.].

l1 Stpra note 102.
” 91bid. A la p. 704 et s. II est difficile de savoir le poids exact que M. lejuge Martland a accord6
A la d6fmition de Dicey 6tant donn6 que la d6cision semble avoir plutat 6t fond6e sur le critbre
de d’objectif f6d6ral r6gulier>> (ibid. aux pp. 707-708).

1994]

LA PRIMAUTE DU DROIT

le droit pour tout individu de faire valoir qu’aucune Ioi qui ne s’appliquait pas
1’ensemble des citoyens et dans toutes les parties du Canada ne pouvait atre adop-
t6e. Un droit de cette nature aurait comport6 une atteinte grave h la souverainet6
du Parlement dans l’exercice de sa comp6tence 16gislative […] et n’aurait pu 8tre
cr66 que par un amendement 4 la constitution, ou par une loi. A mon avis le libell6
de la Declaration des droits n’a pas pour effet de crier un tel droit puisque, comme
d6jA mentionn6, elle porte d~claration et continuation de droits et liberts existants
[…]. Ce sont ces droits et ces libert~s qui existaient alors qui ne doivent etre viol~s
par aucune loi f6d~rale

.

Dans l’affaire Bliss c. Canada (P.G.)”‘, M. le juge Ritchie mentionne la d6fmi-
tion de Dicey, mais ne semble pas l’appliquer. I1 semble plut6t accepter la d6fi-
nition plus large formul6e par M. lejuge Pratte de la Cour d’appel f6drale selon
laquelle >’22.

Bien que le sens du crit~re de l’objectif f6d6ral r6gulier ait longtemps 6t6
controvers6, il y a de bonnes raisons de croire qu’il est maintenant accept6 par
la majorit6 de la Cour supreme 3. Ainsi, en 1986, dans l’affaire R. c. Beaure-
gard 4, la Cour supreme l’a accept6
l’unanimit6. Dans son opinion dissidente
qui porte sur l’application du critbre, M. le juge Beetz analyse les decisions de
la Cour supreme relatives A l’interprtation du paragraphe lb) de la Diclaration
et conclut que >
. I1 semble donc
difficile de prouver, h partir des arrts relatifs
la D~claration canadienne des
droits, que la th6orie de Dicey 6nongait des propositions qui correspondaient, en
1960, A des r~gles de droit valides et constituaient, pour la th6orie constitution-
nelle canadienne, des propositions de droit.

4- Je ne crois pas non plus qu’il soit possible de d6duire de la jurisprudence
un ensemble de r~gles de droit qui prouveraient que l’une ou l’autre des concep-
tions modernes de la primaut6 du droit constituent un ensemble coherent de pro-
positions de droit. La raison fondamentale, hormis celles que nous avons d6jh
mentionn6es, consiste en ce que l’ehsemble des d6cisions judiciaires comporte
des aspects de la primaut6 du droit qui sont contradictoires. Je ne soutiens pas
que les divers aspects sont tous irr6conciliables en principe. N6anmoins, je crois
qu’une th6orie constitutionnelle empirique positiviste ne peut ni expliquer ni
justifier les principes en vertu desquels une telle r6conciliation pourrait s’op6rer
puisque la ralit juridique empirique>> ne permet pas de les d6duire. Prenons
deux exemples. Premirement, il est admis que le principe de la primaut6 du
droit exclut l’influence de l’arbitraire et l’exercice de pouvoirs discrdtionnaires
larges ou illimit6s. Pour plusieurs, cette proposition entraine pour les autorit6s
gouvemementales et administratives le devoir d’agir en conformit6 avec des
normes claires, pr6cises, accessibles, sp6cifiques, etc. C’est, en tout cas, l’une

’20Ibid. A la p. 705.
121[1979] 1 R.C.S. 183, 92 D.L.R. (3′) 417 [avec renvois aux R.C.S.].
’22Jbid. a la p. 192.
123Voir en particulier l’affaire MacKay, supra note 117.
’24Supra note 100.
‘*25lbid. at la p. 107.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

des consequences possibles de la premibre drfmition de la primaut6 du droit for-
mulre par Dicey et de certains passages de l’extrait cit6 plus haut tir6 de l’opi-
nion de M. le juge Rand dans l’affaire Roncarelli 126. Quoi qu’il en soit, cette
consequence pourrait constituer le fondement ou le corollaire d’une conception
modeme de la primaut6 du droit que j’appellerai la <>’27 . Par exemple, dans le cadre d’une interpr6tation des mots <> et <> 6nonc6s A l’article premier de la Charte, les juges
qui ont rendu l’opinion dans Re Ontario Film and Video Appreciation Society’28
ont 6crit qu’un pouvoir discrrtionnaire illimit6 >’29 . Dans Black c. Law Society (Alberta)3 , M. le
juge Kerens associe cette opinion directement A la primaut6 du droit:

The limitation must be reasonably clear or ascertainable and made by recognized
authority. […] The words > in s. 1 affirm that aspect of the rule
of law which does not permit the capricious or arbitrary exercise of power. More
specifically, they indicate that a violation is not protected unless it is permitted by
some authority which is recognized as having a law-making function in our
society, and that all members of society could know in advance, upon reasonable
inquiry, what the rule is131.

Cette conception de la primaut6 du droit exclut donc l’idre de decisions ad hoc,
fonddes sur l’6quit6 ou sur une conception subjective du bien et du mal, prises
en fonction de consid6rations particuli6res qui naissent dans le cadre des cir-
constances concretes du cas d’esp~ce, etc. La primaut6 du droit comme certitude
requiert des r~gles juridiques prospectives, claires et grn6rales, c’est-h-dire des
r~gles qui visent les categories de personnes et des categories d’actions en g6n6-
ral et non pas des individus et des actes en particulier. Comme l’6crivait F.A.
Hayek, l’un des aprtres de cette conception de la primaut6 du droit, les dcci-
sions doivent 6tre prises en fonction de r~gles grn6rales pr6existantes claires :
<[A]s [the rules] operate through the expectations that they create, it is essential that they be always applied, irrespective of whether or not the consequences in a particular instance seem desirable' 32. Cette conception moderne, l'une des plus importantes en th~orie constitu- tionnelle, demeure pourtant difficile A justifier sur la base d'autres decisions judiciaires. Par exemple, il existe une r~gle en droit administratif selon laquelle 126Supra note 101 et texte correspondant. C'est aussi le sens qu'en a donn6 le juge de premiere 127Voir L. Fuller, The Morality of Law, 6d. rdv., New Haven (Conn.), Yale University Press, instance dans l'affaire Vanguard Coatings, supra note 39. 1969 ; Raz, supra note 73. En droit canadien, voir Chevrette et Marx, supra note 5. 128(1983), 147 D.L.R. (3') 58 (Ont. Div. Ct.), conf. par (1984), 5 D.L.R. (4) 766 (Ont. C.A.). '291bid. h lap. 67. Voir aussi Luscher c. Deputy Minister (Customs & Excise), [1985] 1 C.F. 85, 17 D.L.R. (4') 503 (C.A.) ; Irwin Toy, supra note 15. 130(1986), 68 A.R. 259, 27 D.L.R. (4') 527 (Alta. C.A.) [avec renvois aux A.R.]. 13'Ibid. a la p. 285. Pour une defense de la primaut6 du droit comme certitude dans le cadre de Particle premier de la Charte, voir D. Pinard,
(1991) 1 N.J.C.L. 79 ; S. Gaudet, La r~gle de droit au sens de l’article premier de ]a Charte cana-
dienne des droits et libert~s : Commentaires sur l’affaire Slaight Communications Inc. c. Davidson
[19891 1 R.C.S. 1038>> (1990) 20 R.D.U.S. 447.

132The Constitution of Liberty, Chicago, University of Chicago Press, 1960 a ]a p. 158.

19941

LA PRIMAUTE DU DROIT

une autorit6 4 qui le 16gislateur a d616gu6 un pouvoir discr6tionnaire ne pourrait
pas se doter d’une politique>> qui aurait pourtant pour objet d’exclure 1’influ-
ence de l’arbitraire et de pr6venir d’avance les citoyens de leurs droits et obli-
gations ainsi que des cons6quences de leurs actes. Ironiquement, plus l’effet de
la politique est de limiter l’exercice du pouvoir discr6ti6nnaire (ce serait le cas,
par exemple, si elle 6tablissait des normes g6n6rales, prospectives, accessibles,
claires, pr6cises et sp6cifiques), plus les d6cisions conformes h cette politique
pourraient 8tre jug6es ultra vires. La d6cision classique au Qu6bec demeure
Charles Bentley Nursing Home Inc. c. M.A.S.’33. Dans cette affaire, la d6cision
du ministre de la Sant6 conforme aux prescriptions d’une politique g6n6rale,
prospective, claire, sp6cifique et prdcise avait 6t6 annul6e par la Cour sup6rieure
au motif que le ministre avait refus6 < 4.

Plus r6cemment, dans l’affaire R. c. Wood’35 rendue par la Cour des magis-
trats de Nouvelle-Ecosse, le bureau du procureur g6n6ral avait 6tabli une poli-
tique g6n6rale, claire et prospective 6nongant les crit~res en vertu desquels son
pouvoir discr6tionnaire de proc6der par acte d’accusation ou par d6claration
sommaire de culpabilit6 devait
tre exerc6. La politique 6nongait qu’une per-
sonne accus6e d’une infraction pour laquelle elle avait d6jt 6t6 trouv6e coupable
dans les deux ann6es pr6c6dentes devait etre poursuivie par acte d’accusation.
Selon M. le juge Kimball, le procureur g6n6ral ne pouvait pas 6tablir une telle
politique puisque <> et <> plut6t que l’existence de r~gles de droit g6n6rales,
prospectives et claires sont mal fond6es en droit. Mais comment en etre cer-
tain ? Non seulement la pratique du droit ne semble pas appuyer cet argument,
mais elle fournit m~me des 616ments qui constituent des raisons pour le r6futer.

133[1978] C.S. 30.
134Ibid. h lap. 32. D’autres motifs ont certainement eu beaucoup de poids, notamment le fait que
le contenu de la politique semblait contraire A Pun des objectifs de la loi (l’existence d’6tablisse-
ments priv6s d’h6bergement de personnes ag6es).

135Supra note 77.
136Ibid. A la p. 378.
137Ibid. A la p. 380.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

Or, si une throrie qui s’annonce comme descriptive ne rend pas compte adrqua-
tement de certains faits centraux ou incontournables de la pratique juridique, il
y a lieu de la considrer comme fausse et de la rdviser.

D’autre part, on pourrait soutenir que ces decisions judiciaires sont mal
fond6es en morale politique. Pourtant, plusieurs theories normatives du droit et
de la morale politique justifient une conception de la primaut6 du droit qui exi-
gerait le respect de la justice et de l’6quit6 plut6t que la certitude en droit. Par
exemple, la throrie du droit 61abor6e par Ronald Dworkin, qui constitue l’une
des theories contemporaines du droit les plus influentes, pourrait impliquer
exactement cela puisque pour lui,

[t]he rule of law […] is the ideal of rule by an accurate public conception of indi-
vidual rights. It does not distinguish […] between the rule of law and substantive
justice ; on the contrary it requires as part of the ideal of law, that the rules in the
rule book capture and enforce moral rights’38.

De plus, plusieurs .th~oriciens du droit qui sont souvent identifies (A tort ?) t la
primaut6 du droit comme certitude ont aussi 6t6 oblig6s d’admettre que l’exer-
cice d’un pouvoir discr~tionnaire fond6 sur des concepts aussi vagues que
l’6quit& ou le <> pouvait 8tre justifi6 dans certaines circonstances.
Par exemple, Lon Fuller a critiqu6 Hayek pour sa condamnation de toutes dis-
positions l6gislatives ddl~guant un pouvoir discrrtionnaire large’39 . Pour lui, <<[a] specious clarity can be more damaging than an honest open-ended vague- ness>>4 . I est done n~cessaire de pr6ciser si et, dans l’affirmative, dans quelle
mesure, la notion de primaut6 du droit signifie la certitude en droit. Le meme
jugement vaut pour toutes les conceptions normatives modernes de la primaut6
du droit.

Deuxi~mement, dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Mani-
toba41 , la Cour supreme du Canada a 6nonc6 un ensemble de propositions qui
constitue certainement l’expos6 judiciaire le plus articul6 sur la primaut6 du
droit en droit canadien. Dans cette affaire, il s’agissait de determiner si les lois
et les r~glements unilingues du Manitoba 6dict~s depuis 1890 6taient incompa-
tibles avec l’article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba42 et, de ce fait, inva-
lides et, le cas 6chrant, s’ils pouvaient demeurer operants. La Cour supreme a
conclu que tous les textes 16gislatifs du Manitoba 6dict6s depuis 1870 en anglais
seulement 6taient invalides et inop6rants. Cependant, pour 6viter le vide et le
chaos juridiques dans la province, elle a d6cid6 de prendre des mesures excep-
tionnelles : elle a d~clar6 les textes 16gislatifs unilingues temporairement valides
et operants, le temps, pour la 16gislature du Manitoba, de les traduire et de les
r6adopter. Le fondement de cette decision 6tait la primaut6 du droit. La Cour a
d~fini le principe en ces termes :

La primaut: du droit, qui constitue un principe fondamental de notre Constitution,
doit signifier au moins deux choses. En premierilieu, que le droit est au-dessus des

38A Matter of Principle, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1985 aux pp. 11-12.
1
139Supra note 127 aux pp. 64-65.
‘4Ibid. a la p. 64.
14’Supra note 3.
142(R.-U.), 34 & 35 Vict., c. 28.

1994]

LA PRIMAUTI DU DROIT

‘137-

atitorit6s gouvemementales aussi bien que du simple citoyen et exclut, par cons6-
quent, l’influence de l’arbitraire. […] En second lieu, la primaut6 du droit exige la
cr6ation et le maintien d’un ordre r6el de droit positif qui pr6serve et incorpore le
principe plus g~n6ral del’ordre normatif 43 .

Pour la Cour, le vide et le chaos juridiques qui rdsulteraient du caract~re
inop6rant des lois du Manitoba 6taient contraires au second aspect de la pri-
maut6 du droit. Citant quelques autoritds, elle a rattach6 cet aspect
la notion
d’ordre public et de paix sociale et ‘a oppos6 h l’anarchie, la guerre, les luttes
sans fin, l’incertitude, la confusion, etc. Pour qu’il y ait primaut6 du droit, il faut
du droit, c’est-i-dire le maintien d’un syst~me efficace de lois positives. I1 s’en-
suit qu’une d6cision judiciaire qui aurait pour effet d’an6antir le syst~me juri-
dique positif contreviendrait A la primaut6 du droit.

Cet aspect de la d6cision pourrait, h la rigueur, constituer l’expression
d’une conception moderne coh6rente de la primaut6 du droit dont la significa-
tion exacte resterait toutefois h pr6ciser. N6anmoins, elle pose quatre difficult6s.
La premiere est que le second aspect heurte le premier aspect. Selon le premier
aspect, le droit est au-dessus des autorit6s gouvemementales et exclut, par con-
sequent, l’influence de l’arbitraire. I s’ensuit que les tribunaux, comme l’ex6-
cutif et le 16gislatif, ont le devoir d’agir en conformit6 avec ce que les r~gles de
droit prescrivent, notamment, les r~gles de droit constitutionnel. Or l’article 52
de la Loi constitutionnelle de 19821′ 6nonce expressement, et on ne peut plus
clairement, que la Constitution du Canada, dont l’article 23 de la Loi de 1870
sur le Manitoba4’, <> et qu’elle <> [nos italiques]. Par
cons6quent, ayant constat6 une incompatibilit6 entre des r~gles de droit (en l’oc-
currence les lois unilingues du Manitoba) et la Constitution, les tribunaux
avaient l’obligation d’appliquer les cons6quences prescrites 4 l’article 52 et de
d6clarer ces r~gles de droit (les lois unilingues du Manitoba) invalides et inop6-
rantes. Ce devoir juridique 6tait une cons6quence directe du premier aspect de
la primaut6 du droit et la Cour supreme elle-m~me n’a pas.h~sit6 A le recon-
naitrel46.

I1 s’ensuit que la d6cision de ne pas appliquer l’article 52 alors que ses con-
ditions d’application 6taient remplies ne pouvait etre conforme au droit (et, par
le fait m~me, conforme A la primaut6 du droit) que s’il existait, dans le droit
constitutionnel, une exception h l’article 52. Une telle exception existait-elle ?
La Cour a r6pondu affirmativement en soutenant que la d6cision d’6carter tem-
porairement l’application de l’article 52 6tait juridiquement fond6e sur le
second aspect de la primaut6 du droit. Cet argument montre bien que les deux
aspects de la primaut6 du droit se heurtent et constituent, formellement, une
contradiction 47 . Ii est vrai que la Cour a formul6 une proposition dont l’objet
6tait de les r6concilier : <>48 . Cepen-
dant, les principes substantifs en vertu desquels les deux aspects de la primaut6
du droit pouvaient
tre r6concili6s ne sont pas clairement 6tablis dans la d6ci-
sion de la Cour. De plus, c’est en vain que l’on chercherait l’existence de tels
principes dans les autres sources formelles du droit reconnues. Par cons6quent,
si les deux aspects peuvent 6tre rationnellement r6concili6s et constituer, logi-
quement et mat6riellement, deux corollaires distincts d’une conception coh6-
rente de la primaut6 du droit, le caract~re > des principes en vertu des-
quels une telle r6conciliation peut s’op6rer n’a pas 6t6 d6montr6.

La seconde difficult6 consiste

identifier la sourcejuridique de la prescrip-
tion selon laquelle les tribunaux peuvent et doivent, dans certaines circons-
tances, 6carter l’application de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.
En effet, la d6cision judiciaire selon laquelle l’article 52 est inop6rant ne peut
6tre fond6e en droit que s’il existe, dans le droit, une r~gle valide qui l’autorise
et qui, .par rapport
cet article, a pr6pond6rance (par exemple, une r~gle situ6e
A un niveau sup6rieur dans la hi6rarchie des normes). Autrement, une telle d6ci-
sion judiciaire serait soit arbitraire, soit fond6e sur une norme extra-juridique
pr6pond6rante dont l’objet et l’effet seraient d’autoriser ou de prescrire aux tri-
bunaux le devoir de carr6ment 6carter, temporairement, l’application d’une
rbgle de droit constitutionnelle claire et valide. Or ces cons6quences seraient
directement incompatibles avec les convictions les plus profondes des th6ori-
ciens positivistes. En particulier, la seconde cons6quence se heurterait directe-
ment aux convictions positivistes t l’6gard du <, ce
fameux droit < qui 6noncerait les conditions de validit6 et d’application
du droit positif, dont ils contestent fortement la 16gitimit6 dans le cadre du pro-
cessus de d6cision judiciaire.

Pour cette raison, sans doute, la Cour supreme a justifi6 sa d6cision sur la
base d’une r~gle qui avait une sourcejuridique, le pr6ambule de la Constitution.
La Cour rappelle que la primaut6 du droit 6tait <> reconnue au
pr6ambule de la Loi constitutionnelle de 1982, reconnue dans
celui de la Loi constitutionnelle de 1867 et d6rivait de la <>49. De plus, la Cour affirme que la primaut6 du droit constitue un
<‘5 , qu’elle a un <‘ 51, et
qu’on peut lui accorder <>152 .

Mais d’oa la Cour a-t-elle tir6 la r~gle selon laquelle un prgambule, m~me
celui d’une constitution, pouvait justifier une d6rogation A des dispositions
valides et claires enchass6es dans le texte m~me qu’il introduit ? Non seulement
la r~gle juridique qui justifierait cette proposition n’est pas clairement 6tablie
dans la d6cision de la Cour, mais celle-l semble contredire une autre proposi-
tion 6nonc6e par la Cour supreme du Canada dans le Renvoi relatif ei la r154.

Mais si les dispositions qu’il introduit n’ont pas besoin d’6tre 6claircies,
peut-on avoir recours au pr6ambule ? Encore une fois, je n’entends pas soutenir
qu’un pr6ambule ne peut jamais avoir une force ex6cutoire. Le Renvoi relatif
aux droits linguistiques du Manitoba montre bien le contraire. Cependant,
l’existence d’une r~gle
cet effet n’6tait pas clairement 6tablie en 1985 au
moment de rendre cette decision.

Troisi~mement, meme en supposant que le pr6ambule de la Constitution
lui-meme constitue le fondementjuridique de la d6cision d’6carter temporaire-
ment l’article 52, il reste d~montrer que le second sens de la primaut6 du dr6it
(le maintien d’un ordre juridique positif) constituait, en 1985, une proposition
de droit vraie. Or, tout comme les sources de droit n’ont pas prouv6 l’existence
d’une ou plusieurs conceptions coh6rentes de la primaut6 du droit en droit cana-
dien, elles ne prouvaient pas que le second sens fasse partie du droit canadien.
En 1985, l’assertion selon laquelle le second aspect de la primaut6 du droit
constituait des propositions de droit 6tait empiriquement ind6montrable. Le
second aspect ne pouvait constituer que des propositions de morale politique ou
des propositions de fait reconnues par les juges comme des propositions de
morale politique.

Une quatri~me difficult6 que pose la decision est que m~me si nous accep-
tons que le second aspect de la primaut6 du droit fasse partie du droit canadien
depuis 1985, il n’explique pas toutes les d6cisions judiciaires relatives t la pri-
maut6 du droit. Ces demi~res r6v~lent plut6t une multitude d’aspects qui ne
semblent r6conciliables qu’au prix d’une gymnastique intellectuelle qui, ultime-
meit, contreviendrait aux crit~res fondamentaux d’une thdorie empirique posi-
tiviste. En particulier, on doit rappeler la tension qui existe entre l’assertion
selon laquelle la primaut6 du droit est un principe dont le statut constitutionnel
est reconnu et dont la nature est celle des principes non 6crits auxquels, selon
la Cour supreme, 55 et la proposition 6non-
c6e par M. le juge MacGuigan dans l’affaire Vanguard Coatings rendue en 1988
selon laquelle,

le concept de principe constitutionnel est une figure de rh6torique qui peut 8tre
persuasive quant
l’interpr6tation mais qui ne peut jamais avoir pour cons6quence

’53Supra note 89.
154Ibid. 4 la p. 805.
’55La Cour cite un extrait de 1’opinion dissidente rendue dans le Renvoi relatifd la risolution

pour modifier la Constitution, ibid.

la p. 845.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 39

de rendre la loi inop6rante. […] [L]’,>, s’il en est, n’entraine
aucune cons6quence juridique 56.
II est inutile d’insister. Si tous les aspects de la primaut6 du droit qui appa-
raissaient contradictoires sont r6conciliables, la r6conciliation ne peut s’op6rer
qu’en vertu de principes que la r6alit6 juridique>> ne r6v~le pas. Par cons6-
quent, je crois qu’une th6orie constitutionnelle empirique qui s’inscrit dans le
cadre du positivisme ne peut ni les expliquer ni les justifier ni les repr6senter
A partir d’une observation neutre et objective. Ainsi, les 61aborations des con-
ceptions de la primaut6 du droit en droit canadien ne correspondent pas h la
or6alit6 juridique empirique>>. Elles constituent des constructions thioriques
qui, selon leurs propres postulats m6thodologiques, ne reposent pas sur des faits
solidement 6tablis.

Conclusion

L’analyse qui pr6c~de semble justifier le jugement de Peter Hogg: la
notion de primaut6 du droit en droit canadien est vague. Dans ces circonstances,
il vaudrait peut-6tre mieux abandonner l’ambitieux projet de la d~crire d’une
fagon coh6rente et intelligible. Pourtant, cette conclusion se heurte a l’intuition
fondamentale des juristes canadiens : si la primaut6 du droit est un concept juri-
dique qui a une signification particuli~re en droit et qui produit certains effets
juridiques, il doit bien exister un moyen d’en saisir le contenu. En effet, il doit
bien y avoir une m6thode ad6quate par laquelle les constitutionnalistes peuvent
rendre compte de la primaut6 du droit en droit canadien h l’aide de propositions
de droit vraies, coh~rentes, intelligibles et v6rifiables.

Cette hypoth~se nous invite A abandonner non pas le projet descriptif de la
primaut6 du droit, mais le postulat selon lequel la th6orie constitutionnelle dolt
se fonder sur le module positiviste des sciences empiriques et avoir pour objet
uniquement les r~gles de droit constitutionnelles valides et observables empiri-
quement. Une telle remise en question, j’en conviens, ne manquera pas de se
heurter aux convictions m6thodologiques fondamentales des theoriciens qui
s’inscrivent dans le courant de la th~orie constitutionnelle dominante. Mais, A
lui seul, ce fait ne peut suffire a rendre mon hypoth~se ill6gitime puisque ces
convictions ne parviennent pas A rendre compte d’une faqon cohdrente et intel-
ligible d’une autre conviction, tout aussi fondamentale (plus encore peut-tre),
A savoir que la propositionselon laquelle la primaut6 du droit constitue un pos-
tulat fondamental du droit constitutionmel canadien et possde une signification
coh6rente est vraie.

Cette remise en question peut avoir des effets consid6rables sur la concep-
tion que l’on se fait de la th6orie constitutionnelle. Cependant, il n’est pas
n6cessaire, pour .atteindre mon objectif, de rejeter compl~tement la m6thode
empirique positiviste. II se peut, je n’entends pas le d6montrer, que les r~gles
m6thodologiques qui guident les constitutionnalistes dans leur activit6 de
recherche produisent effectivement des r6sultats satisfaisants dans plusieurs cas.
Peter Hogg, pour un, semble le croire puisqu’il affirme que les propositions de

156Supra note 44 A la p. 573.

1994]

LA PRIMAUT DU DROIT

droit sont < facilement v6rifiables : il ne suffit que de lire le texte de
la constitution157 ! Par contre, je crois qu’il est n6cessaire de la remettre en ques-
tion lorsque l’objet de la recherche est la primaut6 du droit en droit canadien.
Ce n’est 6videmment pas la place pour substituer A la m6thode empirique
de la premiere cat6gorie une m6thode plus ad6quate. N6anmoins, il me semble
que cette m6thode devrait s’inspirer de cette d6marche qui, tant en sciences
humaines qu’en th~orie g6n6rale du droit, consiste moins A observer empirique-
ment les faits qu’a comprendre les pratiques et les actions humaines. Cette
approche, qualifie d’hermineutique, repose sur le. postulat que les pratiques
sociales, les actions, les comportements, les discours ou autres ph6nom~nes
sociaux, poss~dent une dimension que ne poss~dent pas les faits bruts de la
nature. Cette dimension correspond A ce qu’on peut appeler leur <>. Contrairement aux faits bruts de la nature qui n’ont pas conscience de
ce qu’ils sont ni de ce qu’ils font, les actions humaines et les pratiques sociales
ont un sens (une raison d’8tre, un but) pour ceux qui les produisent. Bien sir,
ce sens interne est g6n6ralement cach6: il ne se manifeste pas A la mani~re d’un
fait brut observable empiriquement. NManmoins, il fait partie de la pratique et
contribue directement it sa signification, pour ne pas dire qu’il lui donne tout son
sens. Par cons6quent, la compr6hension de la signification d’une pratique
sociale passe n6cessairement par la clarification de son sens interne, c’est-t-dire
le sens que cette pratique a pour les participants 5′.

157 Hogg, 3′ 6d., supra note 3 A la p. 120 :

Indeed, the Constitution, like a statute, a will or a contract, often provides a clear
answer to the questions it addresses, which in the case of the Constitution are ques-
tions about the extent of governmental power. It is perfectly clear, for example, that
the provincial Legislatures possess the power to regulate the disposition of property
on death, and that the federal Parliament lacks this power. It is equally clear that both
the federal Parliament and the provincial Legislatures lack the power to prohibit crit-
icism of the government. No court has ever decided either of these points, and no
court is likely to be called upon to do so: they are clear from the text of the Consti-
tution. To these and many other constitutional questions, lawyers can and do give
confident answers without recourse to the courts [nos italiques].

158Sur l’approche herm6neutique en sciences sociales, voir P. Wimch, The Idea of a Social Science,
Londres,.Routledge, 1958 ; C. Taylor, > dans C. Taylor, dir.,
Philosophy and the Human Sciences, Cambridge (R.-U.), Cambridge University Press, 1985 ; M.T.
Gibbons, dir., Interpreting Politics, New York, New York University Press, 1987 ; P. Rabinow et W.
Sullivan, dir., Interpretive Social Science, Berkeley, University of California Press, 1979. En g6n6ral,
le concept d’herm6neutique r6fere h celui d’interprdtation. I1 recouvre au moins deux probl~matiques.
La premiere est relative h la m6thode, a la validit6 et aux fondements de l’interpr6tation conque
comme le mode de connaissance des textes (le concept de texte incluant autant les textes canoniques
que les textes par analogie comme les pratiques sociales). L’herm6neutique, en ce sens, peut 8tre con-
que comme un aspect de l’6pist6mologie. Elle s’inscrit dans la tradition qui remonte aux travaux de
Friedrich Schleiermacher (1768-1834) et Wilhelm Dilthey (1833-1911). La seconde est relative aux
conditions de ]a comprehension humaine conques comme un aspect des diff6rentes modalit6s de
notre pr6sence au monde (ce que Heidegger appelait le Dasein –
). En ce sens, l’herm6-
neutique n’est pas une question de m6thodologie dans les sciences humaines, mais une question onto-
logique, c’est-h-dire une question relative au sens de l’&re. Cette question, plus fondamentale que
l’autre, est n6anmoins distincte. En ce second sens, l’herm6neutique peut-8tre associ6e A l’hernneu-
tique philosophique de Martin Heidegger (1889-1976) et de Hans-Georg Gadamer. Voir gdn~rale-
ment, R. Palmer, Hermeneutics, Evanston (Ill.), Northwestern University Press, 1969 ; G. Warnke,
Gadamer, herm~neutique, tradition et raison, Bruxelles,

dxitions Universitaires, 1991.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

Le chercheur doit donc tenir compte d’616ments qui se situent au-delh des
faits observables empiriquement: il doit chercher A comprendre le systbme de
raisons pratiques qui guide les acteurs, tels les concepts fondamentaux, les
valeurs, les croyances, les intentions, les buts, les attentes, les normes, les moti-
vations, etc., et qui donnent un sens A ce qu’ils font. Cette recherche doit etre
hermineutique : elle requiert une interpretation de la pratique par un observa-
teur qui, loin de devoir s’abstraire de l’objet 6tudi6, doit, autant que possible, se
placer dans la peau des participants. 11 doit tenter de comprendre les liens entre
les comportements et le syst~me de raisons pratiques subjectives et intersubjec-
tives qui guident les acteurs. M6thodologiquement, le chercheur doit s’engager
dans une version du qui consiste A comprendre le tout
(le sens de la pratique) A la lumi~re des parties (les comportements, d’une part,
et les raisons pratiques, d’autre part) et vice-versa.

Ce n’est pas un objectif de ce texte que de d6montrer qu’une approche her-
mineutique de la pratique juridique au Canada produirait des r6sultats beaucoup
plus satisfaisants qu’une approche empirique positiviste. Nanmoins, dans la
mesure oft le discours et la pratique juridiques, notamment le processus de d~ci-
sion constitutionnelle, se caract~risent par le devoir de promouvoir la primaut6
du droit, on peut postuler, au moins comme hypothbse de travail, que cette
notion possfde, pour les juges, un sens que ne laissent pas n6cessairement trans-
mettre les faits empiriques qui constituent, selon l’approche positiviste, les
sources de droit. En effet, m~me lorsque les mots oprimaut6 du droit> ne sont
pas formellement employ~s, le concept de la primaut6 du droit demeure pr6sent
dans toutes les d6cisions judiciaires, tous les raisonnements et tous les argu-
ments juridiques. C’est un concept dont la signification, non seulement guide et
structure la pratique et le discours juridiques, mais les constitue. La compr6hen-
sion du sens de la primaut6 du droit en droit canadien doit done passer par la
compr6hension de la signification interne du concept t la lumibre de la pratique
et du discours juridiques. A cette f’m, le chercheur doit n~cessairement tenir
compte du <>, c’est-A-dire du point de vue de ceux qui sont
engag6s dans la pratique juridique au Canada, notamment de ceux dont les
actions consistent A promouvoir la primaut6 du droit en droit canadien.

Certains seront tent6s de qualifier cette suggestion d’iconoclaste ou meme
d’h6r6tique. Cependant, elle s’inscrit directement dans le cadre des postulats
m~thodologiques qui caract6risent la th~orie g~n~rale du droit contemporaine.
Selon ces postulats, la th6orie du droit doit avoir pour objet moins les r~gles de
droit valides identifiables empiriquement, que le discours, le raisonnement et
1’argumentation juridiques qui constituent la pratique juridique dans son
ensemble 59. II est vrai que l’objectif primordial de la th6orie g6n6rale du droit
est de r6pondre A la question: <> et non A la question:
> dans un syst~me juridique particulier.

159L’introduction de l’approche herm6neutique en th~orie g6n~rale du droit est souvent attribude
t H.L.A. Hart (supra note 14). Cependant, plusieurs thoriciens contemporains du droit peuvent
8tre associds directement A l’herm6neutique : R. Dworkin, Law’s Empire, Cambridge (Mass.), Bel-
knap Press, 1986; N. MacCormick, Legal Reasoning and Legal Theory, Oxford, Clarendon Press,
1978 ; J. Finnis, Natural Law and Natural Rights, Oxford, Clarendon Press, 1980.

19941

LA PRIMAUTIt DU DROIT

Cependant, il est pr6matur6 de pr6supposer que ce sont lh deux questions tota-
lement distinctes. Une approche herm6neutique de la primaut6 du droit pourrait
bien r6v6ler, au contraire, l’existence d’une relation ou d’une connexion pro-
fonde entre le concept de droit et la conception du droit qui, pour les acteurs
juridiques, doit avoir la primaut6 dans une juridiction donnde.

Cette 6volution contemporaine en th6orie g6n6rale du droit s’inscrit dans
un d6bat 6pist6mologique beaucoup plus large. Tant en sciences humaines
que dans les sciences de la nature, les fondements des crit~res de vdrit6s et des
justifications des propositions scientifiques sont remis en question 6′. I1 im-
porte donc de se demander dans queUe mesure la th6orie constitutionnelle cana-
dienne peut ou devrait r6sister au courant. En fait, si jamais elle devait se laisser
emporter, peut-etre que les constitutionnalistes pourraient enfm aborder un en-
semble de questions importantes h la lumi~re de consid6rations qui, selon la
th6orie dominante, sont con~ues comme non pertinentes et ill6gitimes. De plus,
peut-8tre parviendraient-ils 4 r6soudre un ensemble de questions difficiles h pro-
pos du droit constitutionnel canadien que la th6orie constitutionnelle dominante
ne parvient pas h r6soudre. Mais quels que soient le nombre et l’int6r&t de ces
questions importantes et difficiles, elles incluent certainement la suivante:
>.

16Voir V. Villa, <>

dans P. Nerhot, dir., Law, Interpretation and Reality, Boston, Kluwer Academic, 1990.