McGill Law Journal ~ Revue de droit de McGill
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1
Pierre-Emmanuel Moyse*
La thorie de labus de droit est une thorie de
la
lgislation. Elle a pour objectif dencadrer
lapplication des droits prescrits par les lois. Le titu-
laire dun droit engage sa responsabilit lorsque lacte
quil autorise ordinairement est anim par lintention
de nuire. Cest l la formule du Code civil du Qubec
qui, en 1994, en a consacr le principe. Le principe de
responsabilit que pose labus demeure toutefois pro-
blmatique en ce sens quil vise des activits que la loi
permet a priori. La thorie de labus donne en effet aux
tribunaux le moyen de lever cette immunit de sorte
que lacte pourtant conforme la lettre de la loi de-
vient contraire son esprit, cest–dire au droit. Cest
en ce sens que lon peut dire que labus est
lantnorme. Ce principe de superlgalit donne une
place de premier plan au pouvoir judiciaire : par la
jurisprudence, mais au-del de la jurisprudence ,
crivait Josserand. Il ne sagit pas de donner aux tri-
bunaux le droit de lgifrer, mais plutt dviter, dans
des cas exceptionnels, la tyrannie des droits. Ltude
de la thorie de labus de droit nous invite redcou-
vrir les premiers mouvements de la pense sociali-
sante du dbut du vingtime sicle. Est abusif lusage
asocial dun droit individuel. Labus doit tre ainsi re-
plac dans le contexte dune doctrine civiliste fleuris-
sante qui sinscrit contre la mthode de lexgse et le
subjectivisme juridique. Mais lintrt de son tude
nest pas simplement historique. Elle offre lhypothse
particulirement attrayante dune nouvelle applica-
tion. N une poque o le juriste sinterroge sur les
imperfections dune lgislation qui se complexifie,
labus semble tout particulirement adapt pour
sappliquer dans des disciplines fortement rglemen-
tes et sujettes au changement, telle la proprit intel-
lectuelle ; une matire dont on dplore rgulirement
les drives et les abus. Ce texte est la premire partie
dun article publi en deux numros.
The theory of the abuse of right is a legislation
theory aimed at framing the application of rights pre-
scribed by statute. The holder of a right is liable when
a normally authorized act is animated by an intention
to harm. This is the formula articulated in the Civil
Code of Quebec which, in 1994, consecrated the princi-
ple of the abuse of right. The principle of responsibility
underlying the abuse theory remains, however, prob-
lematic since the abuse theory targets activities which
are a priori permitted by law. Indeed, the abuse theory
allows courts to lift the immunity of the right-holder so
that an act that conforms to the letter of the law be-
comes contrary to the spirit of the law i.e., contrary
to law. In this sense, abuse can be described as the
antenorm. This principle of superlegality gives judi-
cial power a prominent role: par la jurisprudence,
mais au-del de la jurisprudence, wrote Josserand. It
is not a question of giving courts the power to make
law but rather of avoiding the tyranny of rights, in ex-
ceptional circumstances. A study of the abuse of right
must uncover the first movements of socializing
thought at the beginning of the twentieth century. The
asocial use of an individual right is abusive. The abuse
theory must be placed in the context of a flourishing
civilian doctrine that opposes the exegetic method and
juridical subjectivism. The study of this doctrine is not
of purely historical interest, as the doctrine may also
offer a new application that is particularly attractive.
Born at a time when jurists reflected on the imperfec-
tions of increasingly complex statutory law, the theory
of the abuse of rights appears particularly suited to ar-
eas of law that are heavily regulated and subject to
changes. One such example is intellectual property,
whose excesses and abuses are often deplored. This
text is the first part of an article published in two dif-
ferent issues.
* Professeur adjoint la Facult de droit de lUniversit McGill et directeur du Centre
des politiques en proprit intellectuelle (CIPP). Ce projet a pu tre men terme grce
au soutien du Fonds de recherche du Qubec Socit et culture (FQRSC). Je tiens
remercier Nikita Stepin pour son travail de recherche et sa collaboration sans faille. Ce
texte a bnfici des commentaires de nombreux collgues et a t loccasion de mul-
tiples changes. Jaimerais cet gard remercier tout particulirement les professeurs
Jean-Guy Belley, Robert Leckey, Giorgio Resta, Vincent Forray, Kirsten Anker, David
Lametti, Hoi Kong, Helge Dedek et Frdric Audren.
Citation: (2012) 57:4 McGill LJ 859 ~ Rfrence : (2012) 57 : 4 RD McGill 859
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Introduction gnrale
Introduction de la premire partie La critique du droit
dans la thorie de labus
I. De la notion de droit dans la thorie de labus
A. Labus du mot droit et les discours dont il fait lobjet
B. la recherche des droits perdus du ct de la common
law
1. De la notion de droit en gnral et des discours auxquels
2. La dimension politique des droits en common law et les
travaux de la doctrine amricaine
C. Un droit sans obligation, un pouvoir sans devoir ?
elle donne lieu
II. Le subjectivisme et labus
1. Le subjectivisme dans la thorie gnrale du droit
2. Labus et la fonction sociale des droits
A. La notion de droit subjectif
B. Lacte abusif et la faute
1. Lgalit ou licit dans les travaux de Josserand
2. La faute et le motif illgitime
Conclusion de la premire partie
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 861
Introduction gnrale
Labus a donn son nom lune des thories les plus controverses du
droit. Que lon ait voulu la parfaire ou la dfaire, les discussions son en-
droit continuent faire respirer notre matire en agitant les esprits qui
semploient lexpliquer. Dans une sortie clbre, commentant les dve-
loppements du droit civil ce sujet, lminent Gutteridge a crit que labus
tait une drogue aux effets secondaires parfois dsagrables, a drug
which at first appears to be innocuous, but may be followed by very di-
sagreeable after effects 1. Labus attise encore aujourdhui les dbats sur
le contour donner aux prrogatives individuelles. Il est lagent qui invite
le juriste une inconduite toute particulire : celle de refuser une rgle
prescrite son pouvoir de contrainte ou dimmunit. La thorie de labus
cest lantnorme, un principe de superlgalit 2. Elle est plus quune ex-
ception ou un temprament ; elle soppose la reconnaissance du statut
juridique dune rgle. Son effet est radical, puisquelle neutralise
lapplication dun droit ou mne engager les principes de responsabilit
contre lauteur dun acte qui semble a priori agir dans la lgalit, cest–
dire sous la licence expresse dune rgle de droit. Porcherot crira : On
abuse de son droit quand, restant dans ses limites, on vise un but diff-
rent de celui qua eu en vue le lgislateur 3. La thorie semploie donc
expliquer pourquoi et quel moment cette rgle cesse dtre droit et dtre
contraignante ou justificatrice des actes poss.
Comme on laura pressenti, cest partir dune notion qui relve a
priori moins du droit que de lexprience que cette opration de destitu-
tion sopre : celle dabus. On se retrouve une nouvelle fois entre langage
et droit. Labus nest pas un critrium, ni tout fait un concept. Il est la
pice essentielle de lappareil normatif auquel il prte son nom. Il est le
fait qui subvertit le droit ; lacte anormal qui contredit lexercice habituel
dun droit. Lusage abusif, une fois reconnu, paralyse laction du droit. Il
nappartient pas la logique dductive. Le droit priv prsuppose une cer-
taine normalit dans lexercice des droits de chacun. Les actes anormaux
ne sont donc pas dfinis par lui de sorte que labus appartient bien au
prononc judiciaire, mais ne relve pas de la logique de la qualification. Il
1 HC Gutteridge, Abuse of Rights (1935) 5 Cambridge LJ 22 la p 44.
2 Voir gnralement Louis Josserand, De lesprit des droits et de leur relativit : Thorie
dite de labus des droits, 2e d, Paris, Dalloz, 2006 [Josserand, De lesprit des droits].
3 Ernest Porcherot, De labus de droit, Dijon, L Venot, 1901 la p 215. On ne compte plus
les tudes sur labus et ses dclinaisons, tant en droit priv que dans diverses disci-
plines. Voir notamment Albert Mayrand, Labus des droits en France et au Qubec
(1974) 9 : 3 RJT 321 ; Marc Desserteaux, Abus de droit ou conflit de droits (1906)
RTD civ 119 ; R Saleilles, De labus de droit : Rapport prsent la premire sous-
commission (1905) 4 Bulletin de la socit dtudes lgislatives 325.
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ne sagit pas de considrer si les prsuppositions formelles dune rgle
sont rencontres ; elles le sont gnralement. Il nest pas question
dinterprtation au sens strict non plus. Lexercice est dun autre ordre.
Labus informe le juriste sur la conformit de lusage dun droit un droit
revendiqu et donc oppos dautres, au droit. Il fait le lien entre lordre
formel dont dcoulent les droits individuels ralisables, cest–dire le droit
tatique ou statique, et lordre moral ou philosophique, cest–dire le droit
dans sa projection idale et sa complexit ontologique. Labus fait prsu-
mer linterdpendance et linterpntration des deux ordres de rflexion
de sorte que le droit dans sa ralit positive ne peut tre totalement dso-
lidaris dun ensemble de principes suprieurs de justice. Voil ce qui ex-
plique que Josserand puisse crire qu
[o]n peut parfaitement avoir pour soi tel droit dtermin et cepen-
dant avoir contre soi le droit tout entier ; et cest cette situation, non
point contradictoire mais parfaitement logique, que traduit ladage
fameux : summum jus summa injuria4.
Puisquil procde parfois dun examen de lintention qui sous-tend la
commission dun acte la raison de lusage en cause , labus est sou-
vent peru comme un valet de la morale. En effet, le caractre nocif de
lacte se dgage ncessairement dun jugement de valeur, cest–dire
dune dtermination de la lgalit dun acte partir de ce qui est consid-
r juste ou injuste, partir dun questionnement. Puisquil procde tantt
dun examen des mobiles de lacte, tantt de ladquation de lacte la fi-
nalit du droit invoqu, labus ramne lanalyse juridique vers les consid-
rations de la morale sociale. En effet, le caractre nocif de lacte se dgage
ncessairement dun jugement de valeur, cest–dire dune recherche au
sujet de la lgalit dun acte en dehors des paramtres du droit formel lui-
mme, cest–dire partir de ce qui est juste ou injuste. Labus mne
sinterroger sur la justice dans le droit, et plus prcisment dans lexercice
des droits, puisquil sagit dapprcier lapplication correcte dune rgle
une situation qui semble vouloir sy dloger. Autre remarque importante :
si labus demeure dapplication exceptionnelle et vise donc un nombre li-
mit de cas despce, son domaine dapplication est quant lui particuli-
rement vaste, ceci en raison de la gnralit de son principe. On connais-
sait dj son ubiquit dans les systmes qui lont accueilli. En France, on
la considre universelle et de fait, elle saisit quasiment tout le droit fran-
ais5. Mais, plus tonnant, elle semble avoir fait son chemin jusqu la
4 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 la p 333.
5 Pour une discussion rcente au sujet de son application en droit du travail et visant
plus particulirement labus du droit de grve, voir par ex Cass Ass pln, 23 juin 2006,
(2006) Bull civ 15, no 04-40.289. Des travaux rcents dmontrent encore sa modernit :
Anne-Laure Mosbrucker, Droit dduction de TVA et abus de droit : Les divergences
de transposition en droit national de la sixime directive TVA bnficient au contri-
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 863
proprit intellectuelle6. L, on laperoit tantt dans les formes vague-
ment descriptives de son langage pour voquer les risques dexcs, tantt
sous les traits dun principe actif, gnralement comme moyen de dfense.
Cette prsence diffuse et presque anachronique, puisque rfrant un
principe ancien, a fini par nous interpeller. Nous avons voulu enquter
davantage. Lobjet de nos investigations ne porte pas seulement sur les le-
ons de son dveloppement historique, sur les cycles de son volution. Il
sagit de vrifier sa modernit et son utilit dans un domaine qui semble
souffrir dexcs pathologiques : la proprit intellectuelle. en croire la
presse quelle sattire plus souvent mauvaise qulogieuse , cette ma-
tire semble porter en elle les germes dun abus chronique7. Dailleurs,
labus y a dj fait son entre. Il est signal dans les accords internatio-
naux les plus rcents en proprit intellectuelle8 et a galement marqu la
jurisprudence dans des dcisions importantes9. Il na pourtant pas fait
lobjet dtude approfondie. La question devient ainsi tout aussi pertinente
que pressante : en quoi donc ltude de labus peut-elle intresser la pro-
buable (2011) 21 : 2 Europe 41 ; Antoine Colonna dIstria, Abus de droit et oprations
d’achat revente de titres autour du coupon (2011) 1109 Option finance 35 ; Vincent
Daumas, Abus de droit : derniers dveloppements jurisprudentiels (2011) 11 : 1 Re-
vue de jurisprudence fiscale 5 ; Abus de droit et acte anormal de gestion (2011) 11 : 1
Revue de jurisprudence fiscale 77 ; Laurent Eck, Labus de droit en droit constitution-
nel, Paris, Harmattan, 2010.
6 On signalera dores et dj la thse de Christophe Caron, Abus de droit et droit dauteur,
Paris, Litec, 1998, et la littrature amricaine rcente sur la notion voisine de misuse,
par exemple Kathryn Judge, Rethinking Copyright Misuse (2004) 57 Stan L Rev
901.
7 Le clbre essai de Barlow illustre bien le genre de critiques dont la proprit intellec-
tuelle fait actuellement lobjet : John Perry Barlow, The Economy of Ideas : A Frame-
work for Patents and Copyrights in the Digital Age (mars 1994), en ligne : Wired
8 Le texte des ADPIC contient par exemple une rfrence l’usage abusif des droits de
proprit intellectuelle [nos italiques] au paragraphe deuxime de son article 8 : Ac-
cord sur les aspects des droits de proprit intellectuelle qui touchent au commerce, An-
nexe 1C de lAccord de Marrakech instituant lOrganisation mondiale du commerce, 15
avril 1994, 1869 RTNU 332, art 8(2) (entre en vigueur : 1er janvier 1995) [ADPIC].
Larticle 6 du rcent accord ACAC reprend la mme expression : Conseil de lEurope,
Accord commercial anti contrefaon entre l’Union europenne et ses tats membres,
l’Australie, le Canada, la Rpublique de Core, les tats Unis d’Amrique, le Japon, le
Royaume du Maroc, les tats-Unis mexicains, la Nouvelle Zlande, la Rpublique de
Singapour et la Confdration suisse, Proposition de dcision du Conseil, 2011/0166
(NLE) [ACAC].
9 Sur lexercice abusif du droit moral en droit dauteur, dans la contestation des rede-
vances dues lauteur en vertu dun contrat de cession dment sign, voir Cass civ 1re,
14 mai 1991, (1991) Bull civ 103, no 89-21.701. Nous discuterons dans la seconde partie
de ces manifestations particulires de labus. Nous noterons ici simplement la rfrence
labus dans la dcision canadienne Euro-Excellence Inc c Kraft Canada Inc, 2007 CSC
37, [2007] 3 RCS 21.
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prit intellectuelle ? Une partie de la rponse relve de lvidence : voici
un remde commode aux distorsions de cette proprit nouvelle qui
semble si indiscipline. La rponse na que lapparence de la simplicit.
Pour pouvoir dgager une quelconque hypothse quant lapplicabilit de
labus en proprit intellectuelle, en droit canadien qui plus est, il nous
faut emprunter les via ferrata du droit et traverser de nombreuses diffi-
cults et systmes. Ltude entreprise suit diffrentes coles de pense
ainsi que divers ordres et cultures juridiques. La longueur de ce texte en
deux parties tmoigne de cette complexit.
Premire difficult, la thorie de labus est une thorie civiliste et,
peut-on ajouter, franaise de la lgislation, mme si le droit franais na
pas, bien entendu, le monopole de ses dveloppements. Elle est une doc-
trine politique dgage dune certaine comprhension de la sparation des
pouvoirs, bien quelle nait jamais t franchement prsente de la sorte.
Ici, la difficult se ddouble. Dun ct, labus de droit invite lexamen
fondamental de ce qui fait lessence dun droit. Quel est ce droit dont on
veut rprimer labus ? Doit-on lui reconnatre des proprits spcifiques ?
Tous les droits sont-ils susceptibles dabus ? La difficult ici en est une de
dfinition et de nomenclature. De lautre, elle sinterroge sur le rle et la
discrtion de lacteur principal de la thorie : le juge. Elle fait en effet va-
loir la primaut de la jurisprudence dans les cas de dysfonctionnement du
droit formel ; elle plbiscite lintervention des tribunaux. [P]ar la juris-
prudence, mais au-del de la jurisprudence , crira Josserand10. Chaque
systme politique ayant sa propre constitution, son propre systme
dadministration de la justice, il est souvent dlicat de transposer dune
juridiction lautre les raisonnements natifs. Mieux, la thorie de labus
est une critique du formalisme ou, si lon veut, de la codification. Extraire
lutilit du mcanisme redresseur ncessite en premier lieu que lon com-
prenne les raisons de son mergence, raisons qui sont contingentes un
ensemble de dveloppements historiques, politiques et conomiques quil
nest pas ais de retracer.
10 Louis Josserand, Cours de droit civil positif franais, vol 1, 3e d, Paris, Sirey, 1938 la
p 74. Approuvant Esmein et citant Gny et son programme de libre recherche scienti-
fique, Josserand crit :
On ne saurait mieux dire : la jurisprudence est la matire premire sur la-
quelle doivent travailler les crivains et le professeur ; il leur appartient de
ltudier, de la systmatiser et aussi de la guider : par la jurisprudence, mais
au-del de la jurisprudence, telle doit tre leur devise ; il y a place la fois
pour une sorte de clinique juridique et pour ce que M. Gny a appel trs
heureusement La libre recherche scientifique ; lessentiel est de ne pas tra-
vailler dans le vide et pour le seul plaisir daligner des axiomes et des tho-
rmes juridiques [italiques dans loriginal] (ibid aux pp 74-75).
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 865
La seconde difficult est ainsi celle de toute tude historique. Puisque
lon a pour seules informations les discours sur labus, charge ou d-
charge, on se perd en conjectures pour tenter de comprendre les motiva-
tions et surtout les enjeux rels du dbat. La thorie de labus, comme
toute autre thorie, nest-elle que le signe dune pense juridique qui se r-
forme, une manifestation idologique qui na dautre utilit que de mar-
quer le passage des gnrations de juristes ?
Troisime difficult, la thorie de labus contient ses propres para-
doxes, paradoxes que ses dtracteurs ont naturellement su exploiter11 : on
distingue difficilement le plan de la rflexion purement juridique du plan
de la morale ou de la sociologie. Souvenons-en nous bien, le sicle de
labus est le sicle de la sociologie et des ides socialisantes. Il est prsent
comme un principe de solidarit12. Les thoriciens de labus ajoutent une
dimension sociale au construit juridique et juridicise ainsi labus :
comme nous le verrons, la lgalit est distingue de la licit.
Enfin, dernire difficult, et non la moindre, en admettant que le prin-
cipe de labus ne connaisse pas de nationalit et puisse tre universel dans
son principe, il faut expliquer comment il peut interagir avec un droit sp-
cial qui, au surplus, peut tre dhritage de common law, comme cest le
cas au Canada. En dautres termes, quelle est ou devrait tre sa rception
par les tribunaux canadiens ? ce stade, cest principalement partir de
lhybridation du droit qubcois, et donc du bijuridisme, que lon devrait
juger de la pntrabilit de la thorie de labus en droit canadien. Le droit
qubcois nous donne en effet un lieu de culture sans prcdent pour ob-
server le dveloppement de labus hors de son cadre originel, puisque civil
11 Larrt Houle c Banque canadienne nationale, [1990] 3 RCS 122, 74 DLR (4e) 577, de la
Cour suprme du Canada fait tat des dbats et des critiques lendroit de la thorie de
labus de droit. Pour Ripert, cest le poison de lOrient qui ouvre larbitraire. Ripert
emprunte cette expression de Massis dans son attaque contre Josserand : Georges Ri-
pert, Abus ou relativit des droits : propos de louvrage de M. Josserand : De lesprit
des droits et de leur relativit, 1927 (1929) 49 Revue critique de lgislation et de juris-
prudence 33 la p 60 [Ripert, Abus ]. Certaines rparties de Ripert sont particuli-
rement acerbes lendroit de Josserand et de ses partisans : Cest un des signes du
dsarroi moral de lpoque contemporaine que cette faiblesse de certains esprits mi-
nents pour les fantaisies que les plus hardis proposent comme imposes par lvolution
des murs (ibid la p 37). Voir aussi, Georges Ripert et Jean Boulanger, Trait de
droit civil daprs le trait de Planiol, t 1, Paris, Librairie gnrale de droit et de juris-
prudence, 1956 aux pp 295-96.
12 Alain Supiot, Sur le principe de solidarit (2005) 6 Rechts geschichte 67. Pour une
excellente vue densemble du phnomne dattraction des sciences juridiques par les
sciences sociales au dbut du vingtime sicle et sur les travaux mens cette poque
lUniversit de Lyon notamment, voir David Deroussin, dir, Le renouvellement des
sciences sociales et juridiques sous la IIIe Rpublique, Paris, Mmoire du droit, 2007, et
plus prcisment au sujet de la contribution de Josserand, David Deroussin, L Josse-
rand : le droit comme science sociale ? dans ibid, 63.
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par son droit priv et ses codes, alors que ladministration de sa justice est
fortement inspire de la common law. La proprit intellectuelle tant
partage la fois par les juristes des deux traditions, ainsi que par les
cours fdrales et provinciales, nous pourrons valuer la fois ltat et le
devenir de labus dans ce domaine spcifique du droit priv.
La prsente tude, bien que procdant de la rflexion densemble qui
vient dtre expose, sera divise en deux parties pour en faciliter la lec-
ture. La premire partie traite essentiellement des considrations fonda-
mentales sur lesquelles repose le discours de labus. Il sagit essentielle-
ment de rapporter les conceptions du droit qui ont conditionn la rflexion
sur labus lpoque de son dveloppement. La mthode est ici essentiel-
lement discursive. Pour traiter de labus, il faut examiner son situs : la no-
tion de droit. Cest par le difficile sujet de la dfinition dun droit quil faut
donc commencer, ce qui nous conduira ncessairement aborder les tho-
ries du subjectivisme juridique. Ce sont contre leurs mthodes et cer-
taines de leurs propositions que sinscrivent celles de labus. La seconde
partie examine les conditions et ltat de la rception de la thorie de
labus dans le contexte du droit qubcois et de la common law cana-
dienne. Cest dans la continuation de cette analyse de droit positif, mais
aussi pour la conclure, que nous nous proposons daborder labus des
droits intellectuels.
Introduction de la premire partie La critique du droit dans la thorie de
labus
La premire partie de notre tude vise lexamen gnral de la thorie
de labus travers lhistoire des penses qui lont anime, et ce, afin
doffrir une vision institutionnelle du droit. Institutionnelle, car la thorie
de labus de droit sinscrit dans une conception tlologique et fonction-
nelle du droit : le droit est un moyen de coordonner des intrts particu-
liers en vue dune meilleure coexistence. Labus sert donc identifier les
msusages de droits individuels, autrement dit lexercice asocial dun
droit, et donc den retracer la fonction vritable. Cest trs souvent le droit
de proprit et son rgime qui vont servir de laboratoire aux ides des
thoriciens de labus, bien que labus ne sy soit pas limit. Ce sont
dailleurs les mcanismes de privatisation ou dappropriation qui permet-
tent de faire le lien direct entre les applications traditionnelles de labus et
celles moins traditionnelles visant la proprit intellectuelle, sujet qui
nous occupera plus loin. Labus apparat chaque fois que le discours pro-
pritaire sert de justification des revendications excessives13.
13 Les tmoignages en ce sens sont abondants en proprit intellectuelle. Nombreux sont
les auteurs qui observent le retour ce langage dexclusion : [T]he rise of the property
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 867
De manire gnrale, les phnomnes dappropriation et de revendica-
tion excessives ont t largement soutenus par les thories subjectivistes,
thories auxquelles on attribue le ftichisme dont les droits semblent d-
sormais faire lobjet. Cest ici que commence rellement notre investiga-
tion, car cest prcisment contre elles que labus sest dvelopp. Ces
thories assises sur le volontarisme avaient eu en effet pour vocation de
faire natre une notion particulirement forte de droit14. La thorie de
labus est ainsi rapidement devenue tout la fois une thorie critique des
rights view of intellectual property seems to coincide with the widespread use of the new
phrase [intellectual property] (Mark A Lemley, Property, Intellectual Property, and
Free Riding (2005) 83 : 4 Tex L Rev 1031 la p 1034). En 1950, les conomistes amri-
cains Machlup et Penrose avaient dj relev la force attractive de lide de la proprit
dans la formation du droit moderne des brevets :
There are many writers who habitually call all sorts of rights by the name of
property. This may be a harmless waste of words, or it may have a purpose. It
happens that those who started using the word property in connection with
inventions had a very definite purpose in mind: they wanted to substitute a
word with a respectable connotation, property, for a word that had an un-
pleasant ring, privilege (Fritz Machlup et Edith Penrose, The Patent Con-
troversy in the Nineteenth Century (1950) 10 : 1 Journal of Economic His-
tory 1 la p 16).
Lionel Bently affirme pour sa part :
Trade marks law, originally conceived as a legal mechanism for preventing
fraud or protecting consumers, has been reconceptualised as property [].
The power of the proprietary model of trade marks is to cause its metamor-
phosis into strong, unfettered property rights [notes omises] (Lionel Bently,
From Communication to Thing: Historical Aspects of the Conceptualisation
of Trade Marks as Property dans Graeme B Dinwoodie et Mark D Janis,
dir, Trademark Law and Theory, Cheltenham (R-U), Edward Elgar, 2008, 3
la p 4).
14 La prrogative qui est enclose dans certaines conditions auxquelles la loi a subordon-
n lexistence du droit subjectif, constitue un vritable bien qui est la disposition de
son titulaire (Paul Roubier, Droits subjectifs et situations juridiques, Paris, Dalloz,
1963 la p 129). Les biens sont les droits criront Christophe Caron et Herv L-
cuyer, Le droit des biens, Paris, Dalloz, 2002 la p 12. On se rappellera de la fameuse
description de Wolff, qui compare les droits individuels des ballons :
As I formulate my desires and weigh the most prudent means for satisfying
them, I discover that the actions of other persons, bent upon similar lonely
quests, may affect the outcome of my enterprise. [] For me, other persons are
obstacles to be overcome or resources to be exploited always means, that is
to say, and never ends in themselves. To speak fancifully, it is as though socie-
ty were an enclosed space in which float a number of spherical balloons filled
with an expanding gas. Each balloon increases in size until its surface meets
the surface of the other balloons; then it stops growing and adjusts to its sur-
roundings. Justice in such a society could only mean the protection of each
balloons interior [] and the equal apportionment of space to all (Robert
Paul Wolff, Beyond Tolerance dans Robert Paul Wolff, Barrington Moore
Jr et Herbert Marcuse, dir, A Critique of Pure Tolerance, Boston, Beacon
Press, 1969, 3 la p 28).
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droits subjectifs et de la lgislation ordinaire. Elle introduit un mcanisme
de contrle judiciaire de lexercice dun droit cr par la lgislation. Cette
thorie procde donc la fois de proccupations dordre normatif et poli-
tique. Il faut accepter quun acte puisse tre tout la fois conforme au
droit, mais jug contraire au droit15. Les thoriciens de labus seront natu-
rellement appels sexpliquer sur cette formule alambique. Saisissant
un thme populaire de lpoque, ils emploieront lide de la relativit pour
se faire comprendre. Dans les mots de Josserand,
si un droit est susceptible dabus, cest quil nest pas absolu, et sil
nest pas absolu, cest videmment quil est relatif ; la relativit des
droits se trouve ainsi postule ncessairement par la notion de
labus ; aucune argumentation, aucune dialectique ne sauraient pr-
valoir contre cette simple constatation16.
Labus sinvite ainsi dans le domaine de la morale pratique, puisquil vise
inscrire dans la charte de nos comportements certaines exigences de la
morale sociale 17. Il tente dapporter un clairage social sur les rats dun
ordre formaliste devenu dissonant18.
Malgr les ractions souvent hostiles quelle provoque, la thorie de
labus de droit a travers les cycles de penses et continue aujourdhui
tre discute tant par la doctrine19 que par les tribunaux20. Son mrite
15 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 la p 333.
16 Louis Josserand, propos de la relativit des droits : Rponse larticle de M. Ripert
(1929) 49 Revue critique de lgislation et de jurisprudence 277 la p 278.
17 Marcel Rey, discours prononc loccasion des audiences solennelles de dbut danne
judiciaire, prsent la Cour de cassation, 16 octobre 1942, en ligne : Cour de cassation
obligations civiles, 4e d, Paris, Librairie gnrale de droit et de jurisprudence, 1949.
18 lpoque des premires codifications, le fait collectif avait t refoul. Labus, tout
comme dautres constructions juridiques on songera au droit syndical naissant ,
veut le rhabiliter. Supiot le dcrit trs justement ainsi :
lire le Code civil en effet, entre ltat et lindividu il ny a rien, et la socit
civile est un ensemble homogne de particules contractantes, identiques et
indpendantes les unes des autres, un univers datomes sans aucune mol-
cule. Cet individualisme ne peut surprendre puisque le Code civil est sur ce
point fidle linspiration rvolutionnaire qui avait conduit ds 1791
lanantissement des corporations et des corps intermdiaires par la loi Le
Chapelier (Supiot, supra note 12 aux pp 69-70).
Voir aussi Georges Gurvitch, Lide du droit social : Notion et systme du droit social.
Histoire doctrinale depuis le 17e sicle jusqu’ la fin du 19e sicle, Paris, Sirey, 1932.
Plus rcemment, pour une ractualisation de lide de justice sociale en droit priv, voir
Ugo Mattei et Fernanda Nicola, A Social Dimension in European Private Law? The
Call for Setting a Progressive Agenda (2006) 41 : 1 New Eng L Rev 1.
19 Voir notamment Larissa Katz, A Jurisdictional Principle of Abuse of Right (fvrier
2010), en ligne : SelectedWorks
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 869
tient peut-tre ce quelle cherche concder un rle plus ambitieux au
droit priv : ce dernier ne peut se borner la coordination dintrts pri-
vs. Son tude oblige aussi lever les vannes sparant les deux champs
dtudes, priv et public. Il ravive la question de la source des droits et de
la sparation des pouvoirs, cest–dire, rsumera Roussel non sans ironie,
au problme mouvant de la suppression du mal 21. Labus rvle effec-
tivement une conception particulire de la loi et des droits quelle pres-
crit22, ces prrogatives souveraines, titres ngociables, que Jhering dfinit
comme des intrts juridiquement protgs pour faire valoir leur cono-
mie et lavantage quils procurent par rapport dautres situations juri-
diques23.
Nos propos puisent bien videmment dabord dans le droit franais et
les systmes affilis, mais il ne faudrait pas voir l une limite gogra-
phique la transposition de labus. Et, on laura compris, il nous faudra
examiner sa porte en common law. Nous croyons que la gnralit et
lhumanit de ses principes lui donnent la clef de tous les systmes. Wal-
ton, professeur lUniversit McGill, avait dailleurs saisi linvitation de
discuter de labus dans son article sur la notion de malice en common
law24. Dautres lments que son pouvoir dattraction militent pour son re-
tour : la spcialisation du droit et la densit de la rglementation rendent
de plus en plus ncessaire le retour aux thories gnrales. Car labus
traduisait dj, depuis son origine, les craintes des juristes devant le sta-
bilant, Abuse of Rights: The Continental Drug and the Common Law (2009-10) 61 : 3
Hastings LJ 687.
20 Voir notamment Ciment du Saint-Laurent inc c Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 RCS
392 [Ciment Saint-Laurent].
21 Pierre Roussel, Labus du droit : tude critique, Paris, Dalloz, 1913 la p 173. Tout en
saluant lobjectif de thoriciens de labus, il en condamne les termes :
Comme lidal ira toujours plus loin que la vie, comme le dvouement excde-
ra toujours les sacrifices imposs, admettre la thorie de labus serait con-
damner le Droit la confusion ternelle. Dans lquivoque, chacun, de bonne
ou de mauvaise foi, prendra les lments favorables sa faiblesse, et de trop
bons juges achveront la ruine de la socit en interprtant le doute au profit
dune indulgence obstine (ibid la p 176).
22 Le plan du Code civil napolonien est ainsi bti autour de lide de droit subjectif , tel
que mentionn dans Jean-Louis Halprin, Histoire du droit priv franais depuis 1804,
Paris, Presses Universitaires de France, 1996 la p 20. Voir Jean Dabin, Le droit sub-
jectif, Paris, Dalloz, 1952 la p 272 : [L]a thorie de labus de droit concerne non pas le
lgislateur, mais le titulaire du droit et le juge [italiques dans loriginal].
23 Rudolph von Jhering, Lesprit du droit romain, Paris, A Marescq, 1891.
24 FP Walton, Motive as an Element in Torts in the Common and in the Civil Law
(1909) 22 Harv L Rev 501 la p 502.
870 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
tisme des lois, linsuffisance des mthodes de codification25, la dlocalisa-
tion du droit vers des champs de comptence plus techniques. Les condi-
tions de sa renaissance sont donc peut-tre l : lvolution lgislative en
matire de proprit intellectuelle, comme ailleurs, est galement mar-
que par une hypertrophie des normes en genre et en nombre, laquelle
constitue un facteur de division menant une ossification du droit. Labus
est n dans un contexte de crise similaire ; voil peut-tre qui annonce son
retour26.
Les dveloppements qui suivent sont finalement les graphes croiss de
deux discussions sur des thmes consubstantiels, sur le subjectivisme, cet
individualisme libral qui sest invit dans la construction de lordre juri-
dique moderne, et le progrs. Il sagit essentiellement de dterminer dans
quelle mesure une dmarche intellectuelle socialisante peut encore trou-
ver application pour apprhender les excs observs dans lexercice des
25 Ironiquement, cest ce mme constat de confusion qui a men aux grands ouvrages de
codification. Mais la matire du droit semble irrsolument indiscipline. Voir les pr-
faces du Digeste de Justinien :
Ayant observ que rien n’est plus digne de l’attention et de l’tude des
hommes, que la disposition des lois qui rglent tout ce qui concerne les choses
divines et humaines, et ne peuvent souffrir aucune injustice, nous avons re-
marqu que la suite des lois, depuis la fondation de Rome et les temps de
Romulus, toit dans une si grande confusion, que l’tude en toit devenue in-
finie et au-dessus de la porte de l’intelligence humaine : c’est ce qui nous a
engags commencer par examiner les ordonnances des princes nos prd-
cesseurs, y faire les corrections ncessaires, et en rendre l’intelligence fa-
cile. Nous les avons en consquence renfermes dans un seul code, aprs les
avoir dbarrasses de toutes les ressemblances et de toutes les contradictions
qu’elles avoient les unes avec les autres ; en sorte que leur puret prsente
aujourd’hui tous nos sujets un secours assur dans leurs contestations [nos
italiques] (Dig Premire prface, traduit par Henri Hulot).
26 Sur labus en droit dauteur, voir Caron, supra note 6. La thorie de labus a mme t
prsente comme un agent de progrs social, sinon comme une innovation. Elle fait c-
der les spculateurs, tel le clbre Coquerel, personnage mythique dune des causes
franaises les plus clbres en matire dabus, laffaire Clment-Bayard dcide en 1915
par la Chambre des requtes de la Cour de cassation. La cause permet dvoquer le g-
nie juridique de la doctrine qui lavait identifi avant la jurisprudence et qui sen trouve
ainsi confirme : la Cour va accueillir les prtentions dAdolphe Clment-Bayard, lun
des industriels franais les plus clbres du dix-neuvime sicle. Coquerel, le vilain,
fauteur de troubles, spculateur amoral qui avait rig une structure faite de bois et de
poutres mtalliques sur son terrain afin de gner lapproche de dirigeables, va tre fus-
tig. La doctrine de labus y apparat triomphante mme si elle ne dit pas son nom :
[C]ommet un abus celui qui exerce un droit en vue dun but autre que celui pour lequel
ce droit a t institu par le lgislateur (Trib civ Compigne, 19 fvrier 1913, Clment-
Bayard, (1913) D Jur 177). Le droit allait effacer lobstacle et mettre un terme aux
abus du dfendeur, forc denlever les constructions litigieuses. Le progrs technique
rencontre ici labus de droit. Voir aussi Stphanie Moracchini-Zeidenberg, Labus dans
les relations de droit priv, Aix-en-Provence, Presses Universitaires dAix-Marseille,
2004 aux pp 159 et s.
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 871
droits nouveaux, afin que ces derniers cessent de faire office, comme
laurait dit Josserand lui-mme, de machines de guerre contre la socit
ou contre les individus 27.
Nous nous proposons dtudier les travaux portant sur labus et le sub-
jectivisme juridique et de procder, partir deux, un examen de
lvolution de la notion de droit , tant en droit civil quen common law.
Mais cest par la rfrence un autre abus que celui du droit que nous
voulons commencer : labus du mot droit. Cette tape est ncessaire, car
strictement parler, il ne saurait y avoir dabus sans droit. Voil qui d-
place notre attention sur lobjet de labus : le droit. Cest avec lui que la
conversation commence (I). Elle se poursuit naturellement dans les dis-
cussions sur la nature et la rgulation des pouvoirs accords aux titulaires
des droits dans un contexte dintersubjectivit. Il faut se transporter ici
sur les lieux du subjectivisme juridique. Comme le rappellera trs juste-
ment Ripert, l [a]bus [] nest pas un problme de technique juridique,
cest la notion mme de droit subjectif qui est en jeu 28 (II).
I. De la notion de droit dans la thorie de labus
Pour les thories finalistes dont Josserand se fera le reprsentant, il
faut distinguer les droits esprit goste de ceux esprit altruiste29. Car
la rflexion, tous les droits ne se laissent pas abuser de la mme faon.
Certains sont discrtionnaires, dautres se prsentent comme de simples
facults. Les droits esprit altruiste sont orients vers des intrts ext-
rieurs ceux du titulaire : les utiliser contrairement leur finalit suffit
constituer labus. Josserand citera ce titre les droits de tutelle et les
puissances familiales30. Pour les droits gostes, lgosme est de la nature
mme de linstitution dont il procde. La proprit est le premier de ceux-
l. Sa limite apparat alors dans le caractre antisocial de son emploi31.
Lenjeu est ici de dterminer la charge sociale incombant au titulaire dun
droit.
Lexercice consiste donc dans un premier temps brosser un tat de ce
discours sur la notion de droit et dtablir la nomenclature qui a men la
thorie de labus (A). Notre propos ne sera pas linaire, mais empruntera
aussi les voies dautres systmes, notamment celui des tats-Unis, o lon
27 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 la p 7.
28 Ripert, Abus , supra note 11 la p 61.
29 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 la p 415.
30 Des droits pour lesquels, notera Josserand, lgosme du titulaire nest plus sauveur,
mais dirimant (ibid la p 392).
31 Ibid aux pp 418-19.
872 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
voit poindre, ds le dbut du vingt-et-unime sicle, un courant doctrinal
important sattachant lexamen de la structure interne des droits (B).
Nous conclurons cette sous-section en faisant tat des enjeux conceptuels
que ces discussions prliminaires font apparatre (C).
A. Labus du mot droit et les discours dont il fait lobjet
Tous ces intrts individuels ou collectifs que lon voudrait voir appa-
ratre a et l la surface des discussions juridiques ne semblent pas tous
mriter lappellation droit. Franois Ost avait exprim cette ide partir
des dclinaisons de la notion dintrt, certains tant illgitimes, dautres
simples ou lgitimes, certains protgs et enfin, dans un mouvement as-
cendant et son sommet, les droits-intrt qui sont des intrts consa-
crs32 . Ost crira que [t]out se passe comme si, au sein de limmense
domaine des intrts, se dessinait un ensemble plus restreint dintrts
consacrs, levs la dignit, comme disent les juristes, de droits sub-
jectifs 33. Il existe donc diffrentes classes dintrts, dont certains seule-
ment mritent le qualificatif de droits. Et la gradation de ces intrts se-
lon leur force semble directement proportionnelle leur rapport avec la
puissance tatique. Lorsquune volont sapplique en faire plier une
autre, lobligation qui la soumet ne prend pas les mmes traits selon que
ltat y porte main forte ou non. Ltat est lunique source du droit
avait encore crit Jhering34. Cest cette irradiation du droit individuel par
la lgitimit de la loi qui a men limprialisme du droit subjectif, notion
que nous rencontrerons plus tard. Notons pour linstant que le mot droit
est le singulier dune ralit plurielle partir de laquelle les rapports poli-
tiques peuvent tre organiss et la place de lindividu en socit prcise.
Cest ainsi de son niveau de protection accord par ltat que lon peut re-
32 Franois Ost, Droit et intrt. Entre droit et non-droit : lintrt, vol 2, Bruxelles, Facul-
ts universitaires Saint-Louis, 1990 la p 36.
33 Ibid. Et lauteur conclut son dveloppement sur la gradation des intrts :
Voil donc le continuum : une extrmit, les intrts illicites frapps dun
jugement de condamnation ; lautre extrmit, les droits subjectifs, intrts
bnficiant dun jugement de conscration juridique. Entre ces deux ples :
les intrts purs et simples, jugs indiffrents lordre juridique et les intrts
lgitimes, fruits dun jugement de reconnaissance juridique positive sans
pour autant slever au rang des droits [italiques dans loriginal] (ibid aux pp
36-37).
34 Rudolph von Jhering, Lvolution du droit, 3e d, traduit par Octave de Meulenaere,
Paris, Chevalier-Marescq, 1901 la p 215 [Jhering, Lvolution].
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 873
connatre la physionomie particulire dun droit, son relief. Dans certains
cas, le droit apparat comme un pouvoir, un pouvoir autoris35.
Il y a dj dans ces remarques prliminaires un souffle de lgalisme,
daucuns pourraient mme parler dobjectivisme. Dans larchitectonique
continentale des droits, lide de dlgation ou de hirarchie est omnipr-
sente. Elle rfre la figure de la loi, de ltat ce Grand individu et
dautres symboles le personnifiant : cest le visage svre mais protecteur
du bon pre de famille de lancien Code36. Cest de cette socit structure
autour dinstitutions, celle des codifications et de la primaut de la loi,
dont sont issues les thories de labus.
En ralit, on sentend ds le dix-neuvime sicle pour dire que tous
les droits nont pas les mmes fonctions et ne ncessitent donc pas, ni ne
confrent sur les autres et par rapport ltat, la mme autorit. Encore
aujourdhui, le mot droit offre une palette de sens et demplois dont il est
bien difficile de dgager une unit. Comme ces vieilles pices qui ne disent
plus leur ge force davoir chang de mains, le mot droit chappe la d-
finition. En cela, les travaux sur le droit subjectif que nous prsenterons
sont les dernires grandes entreprises dunification. Est apparue, depuis
des notions concurrentes qui rendent compte dune ralit sociale plus di-
verse, une ralit galement pluraliste, dans laquelle la loi ou les tribu-
naux ne sont plus les seules sources de normes. Les travaux de Ost sur la
notion dintrt37, ceux sur les concepts mous38 ou sur les droits assourdis,
de nos jours appels le soft law dont on se demande quels genres de rights
on peut bien tirer, interdisent dornavant la pense unitaire. Et que dire
des contraintes techniques et technologiques ? Ne commandent-elles pas,
et parfois de manire plus efficace que la loi elle-mme, nos actions ? En
raison de la diversit des situations juridiques et de la varit des r-
ponses tatiques, les contours de la notion de droit se relchent. La notion
35 On notera dores et dj ce titre que lexpression abus de pouvoir est souvent acco-
le celle dabus de droit. Droit et pouvoir se ctoient des niveaux diffrents de signi-
fication. Lun est constatif : le droit subjectif est pouvoir, pouvoir de la volont criront
certains. Lautre est qualificatif : certains droits sont exercs au bnfice dautrui. Voir
Madeleine Cantin-Cumyn, Le pouvoir juridique (2007) 52 : 2 RD McGill 209 la
p 219. Josserand utilise dailleurs le terme pouvoir ou droits-fonction : Josserand, De
lesprit des droits, supra note 2 la p 421.
36 Jean-tienne-Marie Portalis, Discours prliminaire du premier projet de Code civil,
Bordeaux, Confluences, 2004 la p 47.
37 Ost place par exemple certains intrts, les intrts lgitimes, dans une classe inf-
rieure aux droits subjectifs, en cela quils bnficient dune reconnaissance juridique po-
sitive, mais non leve au rang de droit. La distinction nous parat trs obscure et les
exemples sont peu parlants. Voir Ost, supra note 32 la p 36.
38 Marie-Angle Hermitte, Le rle des concepts mous dans les techniques de djuridisa-
tion : Lexemple des droits intellectuels (1985) 30 Archives de philosophie du droit 331.
874 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
spanche tellement dans une juridicit parfois situe hors de ltat et de
ses institutions traditionnelles que lon saisit dores et dj les limites de
labus : sa forme est si fuyante quelle semble incapable de traitement.
Toute tude au sujet de la notion dabus commence donc par une analyse
typologique des droits.
Josserand lavait dit en son temps, tous les droits ne sont pas suscep-
tibles dabus ; mais aujourdhui, il semble que la dilution mme du mot
droit donne cet avertissement une tout autre mesure. Il est fort peu pro-
bable quun droit, qui noffre que le rconfort temporaire dun bnfice
vague, puisse fournir une quelconque immunit celui commettant sous
son chef une activit rprhensible. Les exemples sont ici lgion. On cite
souvent les droits sociaux ou au dveloppement39. La proprit intellec-
tuelle connait bien la difficult. Sagissant dintangibles, de quels droits
veut-on bien parler40 ? Rcemment, la Cour suprme du Canada a fait r-
frence un droit dutilisateur 41. Voil un droit dont on a bien du mal
imaginer la nature et, pour ainsi dire, les termes de son dtournement.
Ainsi, le mot droit devient-il la procuration de toutes les revendications ?
Existe-t-il un droit la paresse ? avait lanc le provocateur Lafargue42.
La versatilit de son emploi irrite le juriste consciencieux, si dsireux de
travailler avec des outils bien effils, si soucieux de rester dans le domaine
dun droit bien balis. Roubier en fera la remarque :
39 Benot Frydman et Guy Haarsher, Philosophie du droit, 2e d, Paris, Dalloz, 2002 aux
pp 116 et s.
40 Edmond Picard, Le droit pur, Paris, Flammarion, 1910 la p 92.
41 CCH Canadienne Lte c Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13 au para 13, [2004] 1
RCS 339 : Notre Cour est appele dans la prsente affaire dterminer ltendue des
droits que la Loi sur le droit dauteur reconnat aux titulaires du droit dauteur et aux
utilisateurs . Voir galement Abraham Drassinower, Taking User Rights Seriously
dans Michael Geist, dir, In the Public Interest: The Future of Canadian Copyright Law,
Toronto, Irwin Law, 2005, 462.
42 Paul Lafargue, Le droit la paresse, Paris, Henry Oriol, 1883 la p 25 :
Mais pour quil parvienne la conscience de sa force, il faut que le Proltariat
foule aux pieds les prjugs de la morale chrtienne, conomique, libre-
penseuse ; il faut quil retourne ses instincts naturels, quil proclame les
Droits de la paresse, mille et mille fois plus nobles et plus sacrs que les phti-
siques Droits de lhomme concocts par les avocats mtaphysiciens de la rvo-
lution bourgeoise ; quil se contraigne ne travailler que trois heures par
jour, fainanter et bombancer le reste de la journe et de la nuit.
Voir aussi K Stoyanovitch, Le domaine du droit, Paris, Librairie gnrale de droit et de
jurisprudence, 1967 la p 25 : Mais il est des domaines ou sphres qui ne sont que des
champs de non-droit ou d’anti-droit pour toute espce d’action, sauf celle qui vise au re-
tour du statu quo de ce champ au cas de sa violation . En cela il critique la vision de
Roubier pour qui les droits qui dcrivent un domaine de passivit ou d’inaction seraient
des faux droits (ibid la p 26).
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 875
Sil est un fait vident pour le juriste contemporain, cest labus qui a
t fait du mot : droit. Il semble quon ne se rende plus compte exac-
tement de ce quil faut entendre sous ce terme ; on confond cons-
tamment les droits proprement dits qui sont accepts par lordre ju-
ridique, avec de multiples prtentions quon dsirerait lever au
rang de droits43.
Et cest vritablement dans une qute perdue dunit, pour viter
lgarement dun concept clef, celui de droit, que la pense juridique sest
naturellement organise autour de la distinction premire entre droit sub-
jectif et droit objectif. Celle-ci pouvait, sous un langage commode, organi-
ser lensemble des rflexions sur le domaine du droit priv et sur ses rap-
ports avec lautorit publique. Il sagissait en ralit autant dviter que
dexploiter lamphibologie. Dune part, lemploi dun vocabulaire plus
technique constituait un progrs par rapport aux inconstances dans
lemploi des paires droits et loi ou simplement droits et droit, les singu-
liers souvent marqus de la majuscule. Dautre part, le maintien dune
distinction prsente comme fondamentale permettait de conserver le jeu
conceptuel en maintenant la division de lunivers du discours sur le droit.
Ainsi, selon lacception la plus suivie, le droit correspond lordre juri-
dique, cest–dire lensemble des rgles positives, et les droits aux pr-
rogatives individuelles quelles assurent. La marque du nombre devant le
substantif le droit, les droits cre une ouverture de sens fondamen-
tale dmontrant le rle premier des thories politiques des dix-septime et
dix-huitime sicles sur la pense juridique continentale moderne. Ce sont
elles qui ont donn la perspective, ce sont elles encore qui lont explique.
Lobjet de leur proccupation tat de savoir si, dans quel ordre et dans
quelle mesure, les droits dcoulent de ltat politique ou de ltat de na-
ture. Cette polarisation permettait alors dexposer les diffrents plans
danalyse partir desquels la complexit du droit pouvait tre expose44.
Ces thories, fermement loges dans langle form par ces axes discur-
sifs de droit et droits, sont essentiellement celles du contrat social45.
43 Roubier, supra note 14 la p 47.
44 Lo Strauss, Droit naturel et histoire, traduit par Monique Nathan et ric de Dam-
pierre, Paris, Plon, 1954.
45 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social ou principes du droit politique, Paris, Librai-
rie des bibliophiles, 1889. Voir galement CE Vaughan, Studies in the History of Politi-
cal Philosophy Before and After Rousseau: From Burke to Mazzini, vol 2, AG Little, dir,
New York, Russel & Russel, 1960 la p 76. On se rappellera du contrat social dans sa
plus simple formulation, tel quexplicit par Rousseau :
Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la
suprme direction de la volont gnrale, et nous recevons encore chaque
membre comme partie indivisible du tout . linstant, au lieu de la per-
sonne particulire de chaque contractant, cet acte dassociation produit un
876 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Luvre de Rousseau, on le sait, y tient une place de premier ordre. Selon
Rousseau, la loi catalyse la volont gnrale, elle en est le produit. Elle
part de tous et sapplique tous dans une gnralit qui absorbe les parti-
cularismes. On reconnat dj dans ce postulat gnral la mthode des co-
dificateurs pour qui la loi est premire et fondatrice du systme poli-
tique46. Lalination complte que chacun a faite de soi au profit du corps
social devient donc la source de tous les droits et de tous les devoirs47.
Pour Rousseau donc, une fois le pacte conclu, lordre de fait devient lordre
de droit48. Il relgue la libert naturelle, dont lexpression est la force, pour
y substituer celle du plus grand nombre, garantie par la loi cette fois, une
libert civilise, juridicise en quelque sorte. Larrangement fait donc
apparatre deux abstractions distinctes et complmentaires, le droit, re-
corps moral et collectif, compos dautant de membres que lassemble a de
voix, lequel reoit de ce mme acte son unit, son moi commun, sa vie et sa
volont (Rousseau, supra note 45 aux pp 16-17).
46 Jean-tienne-Marie Portalis, Expos de motifs dans Jean Guillaume de Locr, dir,
La lgislation civile, commerciale et criminelle de la France, t 8, Paris, Treuttel et
Wrtz, 1827, 142 la p 151. Dans son clbre discours, Portalis fait plusieurs rf-
rences expresses ou implicites aux ides rformatrices, dont la source se trouve en par-
tie dans les crits de Rousseau. Semblant vouloir rpondre Rousseau, il crit : Ce
nest pas non plus au droit de proprit quil faut attribuer lorigine de lingalit parmi
les hommes (ibid la p 150). Plus loin, il embrasse cette association chre au philo-
sophe entre proprit et libert, mais la replace dans un contexte plus raliste o le
peuple est ncessairement soumis un souverain qui est l pour assurer la jouissance
paisible de ses droits :
La vraie libert consiste dans une sage composition des droits et des pouvoirs
individuels avec le bien commun. [] Il faut donc des lois pour diriger les ac-
tions relatives lusage des biens, comme il en est pour diriger celles qui sont
relatives lusage des facults personnelles. On doit tre libre avec les lois, et
jamais contre elles (ibid la p 152).
Portalis ne manquera pas ainsi de critiquer ouvertement le rpublicanisme excessif de
Rousseau :
Cest donc une grande erreur de prtendre que le gouvernement nest quun
corps intermdiaire entre le peuple pris collectivement, en qui seul la souve-
rainet rside, et les sujets qui sont les individus dont un peuple se compose ;
quen consquence, le peuple doit toujours conserver le pouvoir lgislatif et
dicter les volonts dont le gouvernement ne doit tre que le simple excu-
teur [italiques dans loriginal] (Jean-Marie-tienne Portalis, De lesprit philo-
sophique : De lusage et de labus de lesprit philosophique durant le dix-
huitime sicle, t 2, 2e d, Paris, Moutardier et Balland, 1827 la p 317).
47 mile Durkheim, Le contrat social de Rousseau : Histoire du livre (1918) 25 : 1 Re-
vue de mtaphysique et de morale 1 aux pp 1-23. Lexultation rvolutionnaire et
lexaltation pr et post-industrielle, tous deux moyens daffranchissement de lHomme,
auront tt fait de faire oublier les devoirs , nous le verrons ; un autre lment qui ex-
plique lavnement des thories de labus.
48 mile Durkheim, Le contrat social de Rousseau (1918) 25 : 2 Revue de mtaphy-
sique et de morale 129 la p 136 [Durkheim, Rousseau ].
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 877
prsent par la figure symbolique de la loi, produit et lment de lordre
politique, et les droits qui forment la base du compromis politique et qui
prexistent au pacte social. La polysmie du mot droit renvoie ainsi, chez
Rousseau, linsoluble conflit entre individu et socit.
Louverture fait naturellement rfrence la question de la source des
droits. Le droit pluriel identifie la situation juridique singulire profitant
son titulaire (do lide qui apparatra plus tard de prrogative ),
alors que le droit indique son origine institutionnelle et politique. Il fut
ainsi tentant didentifier le droit la loi. Dans cette conception rductrice,
cest par la loi seulement, en raison des garanties quelle offre, que
lindividu en socit peut se dire libre. En particulier, la proprit indivi-
duelle, issue du pacte initial, apparat ainsi dans le contrat social comme
une garantie dautonomie :
Ce quil y a de singulier dans cette alination, cest que, loin quen
acceptant les biens des particuliers la communaut les en dpouille,
elle ne fait que leur en assurer la lgitime possession, changer
lusurpation en un vritable droit et la jouissance en proprit49.
On retrouve bien entendu dans les propos de Rousseau des thmes chers
aux intellectuels de lpoque, mais en France, la pense rousseauiste nira
pas seulement envahir les lieux de la pense politique ou philosophique,
elle marquera galement profondment la science juridique. On comprend
mieux alors la structure de la pense civiliste, son respect pour la loi ordi-
naire, figure iconographique du droit, fontaine des droits. Elle est la
trame, laxe partir duquel les diffrentes catgories de normes vont tre
produites et agences, annonant ainsi luvre du positivisme formaliste50
du dix-neuvime sicle, dont on condamnera bientt les drives. La loi va
aussi permettre daffirmer, dans le puissant souffle de sa lgitimit dmo-
cratique, les droits individuels et, parmi ceux-ci, celui de la proprit.
Rptons-le, cest de la distinction entre droit et droits que nat la
thorie civiliste de labus. Lhypothse est ici que la loi ne contient pas
tout le droit ou, autrement dit, que lexpression lgislative particulire des
droits ne saurait tre complte. Cest en jouant sur la distinction que Jos-
serand arrivera lide de lEsprit des droits, le critre ultime de labus :
Chacune de nos facults tend un but qui est dtermin par lesprit
de linstitution : cest la thorie de labus qui les maintient dans le
49 Rousseau, supra note 45 la p 25. Voir galement Mikhal Xifaras, La destination po-
litique de la proprit chez Jean-Jacques Rousseau (2003) 3 tudes philosophiques
331.
50 Sur linfluence de lcole de Vienne cet gard, voir Richard von Mises, Positivism: A
Study in Human Understanding, Cambridge (Mass), Harvard University Press, 1951.
878 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
droit chemin, qui les empche de sen carter et qui les conduit ainsi,
dune impulsion sre, jusquau but atteindre51.
Autrement dit, un droit doit tre conforme au droit.
Les travaux de Rousseau, si influents dans la construction du droit
franais, contiennent dj les lments de la discussion sur labus. Rous-
seau reconnat la compltude de la proprit prive, un droit-puissance
gorg de libert et distrait des devoirs et autres faveurs que demandaient
les privilges. Il existe selon lui un droit naturel dappropriation. Repre-
nant pour lessentiel les axiomes de Locke, il pose son tour que chacun a,
dans ltat de nature, un droit illimit ce quil peut atteindre. Le pacte
social a transform cette proprit naturelle, possession de fait, en pro-
prit lgitime avec les ingalits invitables que lon observe entre
pauvres et riches. Dans la socit civile les liberts ou droits naturels lais-
sent leur place des droits sociaux52. La loi, expression de la volont gn-
rale difie, intgre alors tout le droit naturel. Le droit de proprit est
donc un droit en extension, dli de toute obligation, un droit cr et ani-
m par la seule volont gnrale. Dans lanalyse de Rousseau, lobligation
lgale, soit la notion de devoir imposer lindividu par le groupe, est dta-
che en thorie de lide dappartenance sociale. Lindividu dlaisse donc
son statut de sujet pour prendre celui de citoyen. Lobligation dans le droit
est cre en amont, elle est dabord et avant tout le don, par tous, de cha-
cun des droits individuels indisciplins au profit du tout social. Ltat les
lui retourne socialis[s] dans des prescriptions impersonnelles ; au-del
de la loi, point dobligation53. Pour Rousseau, commentera Durkheim,
[l]e gnral est le critre du juste ; or la volont gnrale va au gnral
par nature 54.
Mais lanalyse ne sarrte pas l. On dcle encore chez Rousseau une
profonde mfiance lgard des magistrats, cest–dire de toute personne
investie du pouvoir de prendre une dcision excutoire particulire. Pour
Rousseau, expliquera encore Durkheim, [c]e sont les magistrats qui
faussent la loi, parce quils sont pour elle des intermdiaires indivi-
duels 55. Et naturellement, tout le dbat sur labus est l. Il sagit de sa-
51 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 la p 415.
52 Strauss, supra note 44 la p 247.
53 Rminiscences de ces ides, la disposition de larticle 5 de la Dclaration des droits de
1789 est instructive : La Loi na le droit de dfendre que les actions nuisibles la So-
cit. Tout ce qui nest pas dfendu par la Loi ne peut tre empch, et nul ne peut tre
contraint faire ce quelle nordonne pas (Dclaration des droits de lHomme et du Ci-
toyen, 26 aot 1789, art 5, en ligne : Lgifrance
54 Durkheim, Rousseau , supra note 48 la p 147.
55 Ibid.
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 879
voir si la gnralit de la loi, si limmunit quelle confre, peut tre tenue
en respect par lordonnance des tribunaux. Cette perspective est nouvelle
et inconcevable avant la fin du dix-neuvime sicle. La Rvolution fran-
aise avait voulu supprimer des mmoires les parlements de lAncien R-
gime ; elle a imprim lide que les dcisions judiciaires sappuient uni-
quement sur la source.
B. la recherche des droits perdus du ct de la common law
On ne peut sempcher de relever la disproportion dans lintrt port
aux tudes fondamentales sur la notion de droit en common law et en
droit civil. Alors quelle constitue une source dinspiration intarissable
pour lun, elle ne reprsente quun sujet dirritation pour lautre. Cest en
ralit le dtachement presque total de la common law face cette notion
juge si fondamentale par dautres, sorte de dsensibilisation concep-
tuelle, qui intrigue et pousse lanalyse. En effet, la loi nest pas, en com-
mon law, cet acclrateur de sens, elle nest pas le lieu de lenrichissement
politique des droits. Cest la prsentation de ces attitudes contrastes qui
nous occupera dans un premier temps (1). Nous poursuivrons ensuite
notre tude en soulignant la place particulire du droit amricain. Sans
rejoindre compltement lorthodoxie civiliste, le droit amricain prsente
certains liens de consanguinit avec le droit franais du fait quil ait choisi
de faire de la notion de droit lunit conceptuelle de sa Constitution. L, le
discours sur le droit, dans le sens de right, est bel et bien prsent. Nous
introduirons en particulier les travaux dHohfeld sur le sujet (2).
1. De la notion de droit en gnral et des discours auxquels elle donne lieu
Il nous faut changer de lieu de prospection et sortir un moment du
droit civil. En terre de common law, nous rpte-t-on, point dabus de
droit. Cest en tout cas le sentiment qui semble se dgager de la littra-
ture savante du vingtime sicle :
English Law has, in a series of cases consistently rejected a general
doctrine of abuse of right such as exists in French Law. The need for
such doctrine was obviated by existing rules of Common law, e.g. the
law of nuisance, abuse of process, the tort of conspiracy, the rules
concerning abuse of qualified privilege in defamation and the rules
concerning fair comment as a defence in defamation56.
56 DJ Devine, Some Comparative Aspects of the Doctrine of Abuse of Rights dans B
Beinart, dir, Acta Juridica: 1964, Le Cap, AA Balkema, 1965, 148 la p 164. Certains
auteurs contemporains, comme nous y reviendrons, sinscrivent contre cette affirma-
tion : voir Katz, supra note 19.
880 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Et prendre la chose au premier degr, au mot si lon peut dire, cest
peut-tre moins en raison des mcanismes quivalents labus, que parce
quil ny a rien abuser. Proposition troublante sil en est, qui rsiste
une premire analyse.
La notion de droit en common law na pas la dimension quon lui
trouve en droit civil57. Le mot est en quelque sorte dlest des arcades
conceptuelles que les juristes civilistes se sont employs difier partir
de lui. Lger, accommodant les formes et les tournures les plus diverses, il
semploie en common law sans encombrement de sens. Le mot right ha-
bite tous les quartiers du droit sans quil en constitue le matriel premier
de sa structure. Celui-l, on le sait, est form des remedies. Bref, la notion
de droit ne semble pas avoir le relief juridique quon lui accorde en droit
civil, une observation sur laquelle il nous faudra revenir. Ost fournit
lexplication suivante de ce trait particulier de la common law :
[F]ait dfaut en effet au systme de common law une structure for-
melle et rationnelle dinstitutions, un systme a priori de concepts,
tel que celui du Corpus iuris civilis hrit du droit romain imprial
et rationalis par la tradition savante de lAncien rgime, qui per-
mettrait de dgager des droits subjectifs a priori58.
Il ajoute que [c]et ordre juridique est comprendre comme un tissu
dintrts plutt que comme un systme de droits 59. Selon nous, la diff-
rence entre droit et intrt en est une de profondeur : la notion de droit
implique une comprhension particulire de la notion dtat dans le droit,
alors que celle dintrt fait valoir la relation de droit comme simple pos-
sibilit, un titre au porteur, un bien. Ces divergences suffisent dj
57 FH Lawson, Das subjektive Recht in the English Law of Torts dans FH Lawson,
dir, Many Laws: Selected Essays, vol 1, Amsterdam, North Holland, 1977, 176 la p
176. Il ny aurait donc pas dabus en droit priv anglais, parce que le droit na pas
dautres dimensions conceptuelles que celle dtre justement n dun conflit entre droits.
Les prcisions linguistiques demeurent elles aussi au niveau de lobservation et
nexpliquent rien. Les rflexions de ce genre demeurent somme toute assez banales :
In the English language there can be no confusion between the two legal sens-
es attaching to the German word Recht which has made it necessary to
coin the two technical terms objektives and subjektives Recht . In Eng-
lish the former is law , the latter a right (ibid).
Le mme auteur notera cependant que to English lawyers the term right has no met-
aphysical significance (ibid la p 177). Cette remarque, notre avis, rend simplement
compte du fait que les lieux de la rflexion mtaphysique se situent hors du droit, ni le
juge ni lavocat nayant la fonction de systmatiser la pense juridique.
58 Ost, supra note 32 la p 41.
59 Ibid la p 42. Ost rplique ici Ionescu qui avait, de manire premptoire, assur que
[l]tude thorique du droit subjectif se prsente presque sous le mme aspect dans la
conception juridique de tous les peuples civiliss : Octavian Ionescu, La notion de droit
subjectif dans le droit priv, Paris, Sirey, 1931 la p 109.
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 881
rendre compte des difficults de transposition du mcanisme de labus
dans un systme qui ne semble gure vouloir donner la notion de droit
la forme dune situation juridique prdtermine, et donc cause60.
Il faut noter que certains thoriciens du droit, Josserand y compris,
ont vu dans cette asymtrie le signe de la supriorit de la mthode civi-
liste61. Selon Josserand, labsence dune thorie des droits subjectifs, tout
comme labsence dune thorie de labus, dclassent les systmes qui en
ignorent lexistence. Selon lui, le droit anglais se rehaussera ,
smancipera en quelque sorte, lorsquil souvrira aux travaux des civi-
listes et accueillera lesdites thories. Mais pour ce faire, il faudra, pour-
suit-il, changer ce caractre particulariste et presque hermtique de la
mentalit anglo-saxonne 62. La thorie de labus finira bien par clairer
ceux qui sont dans lobscurit. Le dogme de labsolutisme, que Josserand
condamne et attribue aux Anglo-Saxons , ne correspond plus au stade
60 Ost, supra note 32 la p 41.
61 Ost cite notamment lauteur JH Nieuwenhuis, pour qui
le droit subjectif, outre quil satisfait ces principes de justice, conforte
lautonomie du sujet et garantit la scurit des investissements ds lors que
le crancier est assur de lexcution de sa crance, celle-ci savrerait-elle ex-
cessivement dsavantageuse pour le dbiteur (ibid la p 43).
Hayek rpliquera plus tard sa manire, en faisait valoir la supriorit des systmes
spontans auxquels la common law appartient selon lui. Voir FA Hayek, Law, Legisla-
tion and Liberty: A New Statement of the Liberal Principles of Justice and Political
Economy. Rules and Order, vol 1, Chicago, University of Chicago Press, 1973. Pour un
autre expos sur la diffrence entre le droit et la lgislation selon la perspective de
Hayek, voir Bruno Leoni, Freedom and the Law, Princeton, Van Nostrand, 1961.
62 Josserand, De lesprit des lois, supra note 3 la p 308. Hayek, de lcole autrichienne de
philosophie du droit, sera son rpondant. Ce dernier avait en effet fait de la common
law son champion. Il y reconnaissait les caractristiques dun systme spontan capable
dune adaptation rapide aux mouvements sociaux. Il existe, en quelque sorte, une loi du
march pour les normes, o la casuistique de la common law est perue comme sup-
rieure au modle civiliste. De nombreux auteurs ont dnonc cette conception dulcore,
voire idalise de la common law. En ralit, et les historiens du droit ne manqueront
pas de le rappeler, le systme des writs sest rapidement avr obsolte. Voir Ronald
Hamowy, The Political Sociology of Freedom: Adam Ferguson and F.A. Hayek, Londres
(R-U), Edward Elgar, 2005 la p 254-55 :
Not only is Hayeks account defective in that it does not reflect the severe limi-
tations of the early common law, but his conclusions regarding the origin of its
rules are questionable. Hayeks claim that the common law, because it reflect-
ed customary rules, was superior to the statutes and ordinances that issued
from the king and his council, cannot stand up to historical scrutiny. The
common law as it developed over time comprised not only a body of principles
derived from precedent but also the ordinances and royal regulations that is-
sued from the king and the curia reges. Even by the middle of the 13th century
no clear distinction between legislation and judicial actions was possible and
every rule, no matter its origin, was regarded as binding only by virtue of the
consent of the barons and the king in his feudal capacity [notes omises].
882 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
de civilisation auquel les peuples cultivs sont dores et dj parvenus, et
[] il est condamn cder le pas, en tout lieu, aux concepts triomphants
de la relativit et de labus 63. Sans y faire directement rfrence,
labsolutisme dcri est plus prcisment celui illustr par les clbres
causes anglaises Bradford (Borough) v. Pickles64 et Allen v. Flood65, deux
63 Josserand, De lesprit des lois, supra note 3 la p 309. Ibid la p 315 :
Cest un enseignement et cest une conclusion identique qui se dgagent de la
consultation du droit compar : cette science, qui prsente avec lhistoire du
droit tant daffinits lectives, qui nous permet de connatre les institutions,
non plus dans leur dveloppement et avec le recul des ges, mais dans le syn-
chronisme puissant des lgislations dune mme poque, cette science f-
conde nous apprend que la doctrine de labus est en faveur plus ou moins
marque dans presque tous les pays, quelle a ralis des gains partout,
quelle ne recule nulle part et que les peuples anglo-saxons eux-mmes, si in-
tgralement, si instinctivement individualistes, ont d compter avec elle : le
dogme de labsolutisme des droits, dogme primaire, dogme chimrique, est
battu en brche mme en Angleterre, mme aux tats-Unis ; partout, on
aperoit que labsolutisme des droits serait fatalement la guerre des droits et
que lgosme, sous la forme juridique, nest ni moins dangereux ni moins st-
rile que sous toute autre forme [italiques dans loriginal ; notes omises].
64 [1895] AC 587, 11 TLR 555 (HL Eng) [Bradford]. Dans cette affaire, les demandeurs
possdaient des terres sous lesquelles il y avait des sources souterraines utilises afin
dalimenter la ville de Bradford en eau potable. Les terres des demandeurs taient si-
tues sur la partie infrieure d’un flanc de colline, tandis que la partie suprieure ap-
partenait la dfenderesse. Sous les terres de la dfenderesse, il y avait un rservoir
naturel pour les eaux souterraines et, normalement, cette eau coulait sous terre vers le
terrain des demandeurs. La dfenderesse a dcid de creuser un puit sur son propre
terrain pour modifier le flux de l’eau souterraine. Cela a rduit la quantit d’eau qui
passait dans les rservoirs des demandeurs. Les demandeurs allguent que le seul mo-
tif du dfendeur tait de nuire aux demandeurs et de les forcer acheter des terres de
l’accus ou lui payer l’eau dont ils avaient besoin. Les demandeurs ont demand une
injonction afin d’empcher le dfendeur de poursuivre son travail. La Chambre des
Lords a refus daccorder linjonction.
65 [1898] AC 1, All ER 52 (HL Eng). Dans cet arrt portant sur des allgations de cong-
diement injustifi, la Chambre des Lords a statu que mme s’il y avait un motif mal-
veillant, cela ne pouvait pas rendre la conduite illgale, parce que l’action la base de la
plainte (non-rengagement) tait en soi tout fait licite. Le juge Cave affirme ainsi :
The personal rights with which we are most familiar are: 1. Rights of reputa-
tion; 2. Rights of bodily safety and freedom; 3. Rights of property; or, in other
words, rights relative to the mind, body, and estate; [] In my subsequent re-
marks the word right will, as far as possible, always be used in the above
sense; and it is the more necessary to insist on this as during the argument at
your Lordships bar it was frequently used in a much wider and more indefi-
nite sense. Thus, it was said that a man has a perfect right to fire off a gun,
when all that was meant, apparently, was that a man has a freedom or liberty
to fire off a gun so long as he does not violate or infringe any one’s rights in
doing so, which is a very different thing from a right the violation or disturb-
ance of which can be remedied or prevented by legal process (ibid la p 29).
Voir aussi Donoghue v Stevenson, [1932] UKHL 100, AC 562 (HL Eng).
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 883
causes qui sont gnralement prsentes en droit anglais comme les
digues labus. Le passage qui suit suffit afin de comprendre les termes
de cette fin de non-recevoir :
If it was a lawful act, however ill the motive might be, he had a right
to do it. If it was an unlawful act, however good his motive might be,
he would have no right to do it. [] But I am not prepared to accept
Lindley L.J.s view of the moral obliquity of the person insisting on
his right when that right is challenged. [] I see no reason why he
should not insist on their purchasing his interest66.
La doctrine franaise semble avoir eu connaissance de ces causes par les
crits de Pollock, notamment son trait The Law of Torts o elles sont
commentes67. Josserand cite expressment louvrage et prend pour av-
res les conclusions du juriste anglais selon lesquelles un propritaire
peut faire usage de son bien en toute impunit, quelle que soit lintention
qui lanime. Il sen servira pour dnoncer les excs de lindividualisme
anglo-saxon et la logique froide avec laquelle les tribunaux semblent
accepter les conduites moralement rprhensibles des titulaires de droit :
[J]amais un usage de la proprit qui serait lgitime sil tait inspir par
un motif correct ne saurait devenir illgitime parce quil est dtermin par
un mobile incorrect ou mme malicieux 68. Et voici comment Josserand
conclut son bref survol des lgislations quil qualifie dabsolutistes :
Cest donc en Amrique comme en Angleterre, avec la glorification
de laction et de linitiative, le triomphe sans restriction du summum
jus ; les droits se ralisent abstraitement, dans tous les sens ; ce sont
des puissants instruments susceptibles dtre mis au service de tous
les dsirs, de toutes les passions. Cest la loi de Darwin se ralisant
dans le domaine juridique ; les droits assurent le jeu de la concur-
rence vitale, ils ralisent la slection de lespce par llimination des
faibles, par le triomphe des plus forts et des plus aviss69.
En ralit, il faut bien lavouer, cette bravade donnera loccasion ses
dtracteurs de lui donner la rplique, en prenant la dfense du modle
anglais. Les critiques de Ripert lendroit de Josserand resteront c-
lbres. Ripert dfend avec vhmence labsolutisme du droit individuel
qui, crit-il, ne peut tre condamn en soi car il nest que la traduction
66 Bradford, supra note 64 aux pp 594-95.
67 On retrouve ainsi Pollock aux cts de Pothier et dAccarias dans les notes et les plans
de cours dAppleton, professeur la Facult de Lyon : C Appelton, Les exercices pra-
tiques dans lenseignement du droit romain et plan dun cours sur labus des droits
(1924) 44 : 1-2 Revue internationale de lenseignement 142 la p 156.
68 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 la p 303, citant Frederick Pollock, The
Law of Torts, 5e d, Londres (R-U), Stevens, 1897 la p 150.
69 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 la p 303.
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juridique du dsir de lme de conqurir la puissance et la libert, et ce
dsir est lgitime 70.
Pourtant, au-del de ces positions, quelles sunissent ou sopposent, il
semble que lemprunt que Josserand fait au trait de Pollock aurait d
mettre en garde le civiliste sur les dangers de lanalyse de droit compar.
Pollock, dans louvrage auquel Josserand fait rfrence, traite des diff-
rents torts de common law en matire de proprit. La notion de tort, in-
traduisible du droit, se compare videmment mieux la responsabilit d-
lictuelle en droit civil71. De plus, le droit des torts et le droit individuel ou
subjectif du droit civil ne prsentent pas la mme physionomie. Chacune
de ces notions renvoie, dans son systme, sa propre pistmologie.
Lignorer mne de srieux contresens. Les faits donnant lieu des situa-
tions litigieuses peuvent certes se comparer, mais il faut se garder den
dduire trop rapidement le rapprochement des solutions. En effet, dans la
doctrine civiliste la plus avance, le droit des obligations extracontrac-
tuelles sert de contre-exemple la prsentation des droits subjectifs. En
ce sens, le recours en rparation, me du droit dlictuel, nest pas automa-
tiquement associ la notion de droit. Ce sont plutt les droits en latence,
les droits substantifs qui attendent dtre mis en action, qui sont les vri-
tables droits72. De ceux-l, la common law semble a priori tre dpourvue,
ou au moins, ny voit pas autre chose quune rgle de droit. Le qualificatif
serait superflu73.
70 Ripert, Abus , supra note 11 la p 62.
71 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 la p 302. Voir galement les travaux de
Lawson, supra note 57, sur le rapprochement entre la notion de tort et de droit subjectif.
72 Lauteur ne manque pas ensuite de contester ce traitement rducteur du recours par
rapport au droit substantiel :
Pendant longtemps, les processualistes et mme les civilistes franais ont sa-
crifi cette ide dj formule par Savigny, qui voyait dans laction en
justice une mtamorphose du droit subjectif que laction en justice nest
rien dautre que le droit subjectif substantiel lui-mme, mis en mouvement.
Le fameux mot de Demolombe : laction, cest le droit ltat de guerre a,
par sa frappe image, sduit bien des esprits : Vivioz devait lappeler lune
des plus belles trouvailles de la phrasologie juridique [italiques dans
loriginal ; notes omises] (Henri Motulsky, Le droit subjectif et laction en
justice dans crits : tudes et notes de procdure civile, Paris, Dalloz, 1973,
85 la p 87).
73 La distinction entre droit et recours est dune grande utilit pour comprendre la porte
des discours de labus en common law. Ainsi que nous venons de le rappeler, dans le
systme de common law et dans une certaine mesure, dans son imaginaire , cest le
recours qui est lobjet de toutes les attentions. La diffrence entre droit et recours par-
tir de laquelle seffectue lexercice de droit compar en est une de temps et de degr. De
temps, car dans la perception gnrale que lon en a et ce point a t sujet critique
, le droit est antrieur laction. Il lui prexiste. De degr, galement, en ce sens que
lide de droit renvoie celle dune solution normative prtablie, alors que celle de re-
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 885
On rapprochera ces observations des travaux de Roubier. Ce dernier
place les dlits et quasi-dlits parmi les situations juridiques objectives
quil oppose aux situations juridiques subjectives , une expression quil
prfre la terminologie trop troite de droit subjectif74. Tout comme les
actions en justice auxquelles elles sont intimement lies, les situations ob-
jectives ne constituent pas le domaine du droit subjectif. Voici son explica-
tion :
Le dlit ou quasi-dlit, en vertu de lois impratives qui ne compor-
tent lavance aucune drogation conventionnelle, va dclencher sur
le terrain civil une action en responsabilit, qui aboutira la rpara-
tion du dommage caus. Cette action en responsabilit est une situa-
tion juridique objective : laction nest pas fonde sur un droit ant-
rieur, elle rsulte tout simplement dune atteinte injuste la per-
sonne ou aux biens dautrui ; en dautres termes elle repose sur une
infraction un devoir (nemimen laedere)75.
Le lien avec notre sujet dtude est vident. Sauf les considrer dans
leur aspect processuel proprement dit, et donc parler dabus de proc-
dure, on doit en effet conclure que les recours dlictuels ne sont pas sus-
ceptibles dabus. Les droits dont on peut msuser sont dun autre ordre,
dune autre essence. Lide de labus est indissociable dune certaine ide
du droit, elle svapore lorsquon sen loigne. Ces dveloppements sont
riches denseignements. Alors que lorigine des droits intellectuels se
trouve dans le droit des torts en common law, la doctrine civiliste sest
employe les distinguer soigneusement des recours en concurrence d-
loyale76. Ce faisant, elle distingue clairement les droits dont la sanction re-
cours indique le moyen et le lieu de sa cration. Voil pourquoi la valeur normative du
concept de droit a sembl dpasser celle du recours, ne serait-ce que dans sa fonction
prudentielle. Le droit, rgle prdtermine, semble plus stable. Il faut aussi naturelle-
ment se mfier des constructions simplistes qui feraient des notions de droit et de re-
cours les tiquettes des principaux systmes. Il existe dsormais une littrature impor-
tante en common law qui cherche promouvoir lexamen des actions et des recours
partir dune thorie gnrale du droit. La notion de droit est donc connue, mme si elle
demeure lombre de celle de remedies :
Even if we concede that the common law had historically had more difficulties
than the civilian tradition in embracing the subjective right, it was still ra-
ther comfortable with duties and therefore is not at all completely agnostic
regarding norms as pre-existing deontic entities (Helge Dedek, From Norms
to Facts: The Realization of Rights in Common and Civil Private Law
(2010) 56 : 1 RD McGill 77 la p 88).
74 Roubier, supra note 14 la p 73.
75 Ibid la p 74.
76 Effectivement, jusquau dbut du vingtime sicle, le droit dauteur et des brevets, les
deux matires reines de la proprit intellectuelle, taient frquemment identifies
comme espces particulires de torts. Le savant Wigmore les intgre dailleurs dans son
Select Cases on the Law of Torts publi en 1912, qui regroupe le matriel utilis pour
886 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
lve essentiellement du recours en violation (la contrefaon), et les recours
en responsabilit dlictuelle ouvrant rparation. Les premiers sont sus-
ceptibles dabus, non les seconds, bien que Josserand y ait vu, erronment
nous semble-t-il, une manifestation particulire du droit de libre com-
merce77. Il faudra donc de la mme manire prendre acte de la transfor-
mation, en common law, des droits intellectuels en droit statutaire.
2. La dimension politique des droits en common law et les travaux de la
doctrine amricaine
En droit civil, le mot droit est un marqueur conceptuel de premier
ordre. Alors que dans les systmes civilistes, les distinctions entre droit et
droits arriment le droit priv au droit public en mme temps quelles con-
sacrent la distinction entre tat et individus, et posent donc les bases du
systme politique, la distinction entre right et rights semble rester atone
en common law. On voudrait bien voir une synonymie, mme approxima-
tive, dans la distinction pose par Hart entre rgles primaires et rgles
secondaires. Celle-ci malheureusement, dans larticulation de ses termes,
ne met pas en mouvement les mmes ides. Le constructivisme de Hart
semble se dgager des rigueurs de larchitecture normative propose par
Kelsen pour viter la rfrence la notion abstraite dtat. Il naborde
dailleurs pas la question de lautorit, ne serait-ce quen relation aux pr-
cdents. Mais comme lui il pense le droit en termes de rgles et non de
droits78. Il en cherche les mcanismes au-del de leurs fonctions spci-
fiques et donc ne cherche pas expliquer le particularisme des droits con-
ses cours. Cette perception du droit dauteur et du brevet, naturellement imprgne de
la dimension dlictuelle des droits qui sobjectivent loccasion dun prjudice parti-
culier , sied mal labus. Par contre, sa lente volution vers une reconnaissance
dabord statutaire de la matire, puis propritaire des droits intellectuels rend la
discussion sur labus plus que jamais pertinente. John Henry Wigmore, Select Cases on
the Law of Torts with Notes, and a Summary of Principles, vol 1, Boston, Little, Brown
and Company, 1912 la p 835. Roubier distinguait ainsi clairement les recours en con-
trefaon et les actions en concurrence dloyale. Pour ces dernires, la thorie de labus
lui semblait inapplicable : [L]a conception finaliste de Josserand est inapplicable,
parce quil sagit, ici encore, dune libert et non pas dun droit dfini, et quil est difficile
de dire avec prcision quel en est le but, et dans quel cas il y a dviation par rapport
ce but (Roubier, supra note 14 la p 155).
77 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 la p 231.
78 HLA Hart, The Concept of Law, 2e d, Oxford, Oxford University Press, 1994, ch 5 aux
pp 79-99 (chapitre intitul Law as the Union of Primary and Secondary Rules ). Hart,
comme Kelsen, accepte le dualisme droit et morale. Les commentaires de Roubier
lgard de Kelsen au sujet de la rduction des droits en rgles sont trs pertinents. En
rduisant les droits en rgles, Kelsen contourne le pouvoir crateur de la volont prive
en lui donnant leffet dune dlgation de la loi gnrale la loi particulire des parties.
Par cet artifice, conclut-il, la situation juridique subjective se trouve transforme en
une vritable rgle juridique (Roubier, supra note 14 la p 82).
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 887
frs aux particuliers. Son positivisme tend expliquer la gnalogie so-
ciale des obligations, quelles quelles soient. Les rgles primaires
sentendent donc des prescriptions et proscriptions (les termes dune obli-
gation lgale ou contractuelle, par exemple) et les rgles secondaires cor-
respondent aux mcanismes de reconnaissance de validit ou de modifica-
tion des rgles primaires (les rgles de formation des contrats ou de rvi-
sion judiciaire, par exemple). Si les secondes confrent des pouvoirs plutt
que ne crent des obligations, on est loin de lide de prrogative vhicule
par la notion de droit subjectif. Il ne faudrait pas croire pour autant que
lintrt pour la linguistique juridique ait t abandonn par la common
law. L comme ailleurs on craint que le mot droit soit galvaud. L aussi
son usage libr en diffuse le sens et cause linsatisfaction79.
Ainsi que nous lavons dit, la divergence rside plutt dans le rle
structurel de la notion de droit. En common law, la notion de droit
napparat pas comme indicatrice dune source dautorit lgale en soi80.
De son ct, le civiliste en a tir une matire particulirement riche et en
a explor toutes les variations de sens quelle pouvait produire, de telle
sorte que le mot droit est devenu une cellule souche du construit constitu-
tionnel, tant dans la comprhension que le droit public en a que dans son
rle structurel dans lorganisation du droit priv. Le droit est devenu le
champ dobservation privilgi de la doctrine qui sest employe en ta-
blir les variations de sens et, partir delles, un catalogue de situations
juridiques auxquelles il renvoie. laide du mot, et parce quil est un droit
crit et donc planifi, il a dessin lindividu dans son systme politique. La
notion de droit devient linstrument de lingnierie sociale.
Voil le sens de la rhtorique selon laquelle ltat garantit les droits :
la socit quil reprsente est la fois bnficiaire et garante des droits
individuels. Le droit se dploie de la constitution jusquau Code, par un
systme dartres et de veines qui irriguent tout le droit et qui fait voir le
grand corps de ltat et ses constituants, les individus. Bref, partir de
lpistm du mot droit, sest dveloppe une vritable ontologie des
droits. Or, ainsi que le notait fort justement Dicey, discutant de
lchafaudage constitutionnel des droits dans les pays de constitution
79 Aussi la doctrine anglaise se plaint-elle des mmes maux : The word which occurs
most frequently in legal speech is right, and yet it proves on investigation to be elusive
in its meaning [italiques dans loriginal] (Paul Vinogradoff, The Foundations of a
Theory of Rights (1924) 34 Yale LJ 60 la p 60). La jurisprudence, tant amricaine
quanglaise, ne manque pas non plus de relever la chose : It is said that the words
rights, privileges and immunities, are abusively used, as if they were synonymous
(Lonas v Tennessee, 50 Tenn 287 la p 306 [Tenn Sup Ct 1871]). On condamne, l aus-
si, la paresse du langage.
80 Geoffrey Samuel, Le Droit Subjectif and English Law (1987) 46 : 2 Cambridge LJ
264 la p 269.
888 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
crite, il semble que lide mme que certains droits soient garantis in-
terpelle le juriste anglais :
We can hardly say that one right is more guaranteed than another.
Freedom from arbitrary arrest, the right to express ones opinion [],
and the right to enjoy ones own property, seem to Englishmen all to
rest upon the same basis, namely, on the law of the land81.
Ne voyant rien dans la notion de droit qui puisse demeurer suffisam-
ment stable pour quil puisse y voir une quelconque mesure dautorit,
lexpression abus de droit est longtemps demeure obscure pour le ju-
riste de common law. En ralit, ce dernier se contente gnralement de
faire rapport sur les dernires parutions scientifiques gnralement
franaises sur le sujet. Labus est donc tudi presque exclusivement
partir de sa formulation franaise. Et lorsquil dcide de rechercher les
quivalences, il retient surtout lide gnrale de justice qui anime labus.
Le juriste de common law risque ensuite la comparaison avec des m-
canismes juridiques mus par la mme aspiration. Perillo, par exemple,
semploiera dmontrer lexistence en droit amricain dune doctrine de
labus des droits sous le couvert de lquit82. Et il est vrai que la notion
dquit telle que dveloppe plus gnralement en droit et en philosophie
a pu inspirer les thoriciens de labus. Dailleurs, la doctrine amricaine
de misuse en proprit intellectuelle, que nous verrons plus loin, est une
doctrine de lequity. Le droit romain, en accord avec les socratiques, asso-
ciait le droit lquit. Selon Aristote, lquit est une forme complmen-
taire de justice83. La notion a ensuite pntr le droit moderne jusqu y
81 AV Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution, 8e d, Indianapolis,
Liberty Fund, 1982 la p 119. Voir notamment la deuxime partie de cet ouvrage inti-
tule The Rule of Law . Sur ce point, Samuel notera que the English judge has never
really appreciated the teleological importance of classification, not just as a starting
point for a general theory of rights, but as a means of legal development in itself (Sam-
uel, supra note 80 la p 274).
82 Joseph M Perillo, Abuse of Rights: A Pervasive Legal Concept (1995) 27 : 1 Pac LJ 37
la p 38. Cette opinion est rpandue. Il faut, dfaut dabstention, sen tenir
lhypothse, comme le fait cet auteur : A number of the maxims of equity suggest some
similarity between the concept of abuse of right and equity [notes omises] (BO Illuy-
omade, The Scope and Content of a Complaint of Abuse of Right in International
Law (1975) 16 Harv Intl LJ 47 la p 78). Pour les raisons qui sont exposes, seule
lide suprieure de justice et de redressement peut amener au rapprochement. Lquit
a une application fort limite dans le cas dun droit fortement rglement.
83 Voir Cham Perelman, thique et droit, Bruxelles, Universit de Bruxelles, 1990 aux pp
198-99. La notion dquit est importante dans luvre de Josserand. Il lui consacre la
dernire phrase de son ouvrage sur la relativit des droits. Parlant de la vaste cons-
truction de labus des droits , il crit :
[C]est elle qui moralisera, qui harmonisera le droit, qui lui donnera son vri-
table sens en assurant son individualisation judiciaire , en faisant passer
jusque dans ses moindres ralisations le grand souffle dquit qui doit
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 889
inscrire une conception largie du rle du juge. Les travaux rcents de
Katz en droit canadien auront les mmes objectifs de rapprochement en
dcrivant labus comme un excs de juridiction84.
Mais dans les deux cas, le rapprochement est approximatif et surtout,
il ignore le modle particulier de lgislation ncessaire labus. De sorte
que la recherche des quivalences fonctionnelles ne permet pas de faire
apparatre la vritable raison de son absence en common law. En ralit,
et ce point nous semble capital, la common law ne procde pas dun exa-
men de lorigine ou de la nature des forces politiques ncessaires la d-
termination des contours dun droit. Il ny a pas dabus en droit priv an-
glais parce que le droit na pas dautres dimensions conceptuelles que celle
dtre justement n dun conflit entre prtentions : a demand for a right
and the complaint for a wrong 85. Il nest pas une proposition lgislative,
ni un expos institutionnel.
En ralit, ce sont les nuances du droit amricain qui nous permettent
de soutenir cette hypothse. Contrairement au droit anglais, on voit appa-
ratre au tournant du sicle une prise de conscience accrue du rle des tri-
bunaux, de leur rle et place dans lordonnancement politique, mouve-
ment parallle aux dveloppements continentaux de labus. La conception
amricaine des droits la fin du dix-neuvime sicle vhicule lide rpu-
blicaine dune rgle de droit prexistante dont seraient dduites les solu-
tions particulires. L est le dnominateur commun avec le droit conti-
nental. Ici comme l dailleurs, on note une certaine dsillusion quant la
capacit du lgislateur de produire une rgle dor, do une plus grande
confiance dans le pouvoir judiciaire :
The question of legal regulation of conflicting rights is not confined to
rights in regard to the use of land, but extends to all cases of conflict-
ing right as to other matters or subjects []. It is generally admitted
lanimer et sans lequel il ne serait quune froide abstraction, sans ralit,
sans moralit et sans vie (Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 la p
442).
84 Katz, supra note 19 la p 79 :
A doctrine of abuse of right evolved in French law in service of communitarian
and perfectionist goals. I have made the case for a common law principle of
abuse of right that is similarly concerned with an owners reasons but that
can be explained on grounds that are consistent with an idea of ownership as
a sphere of self-seeking agenda-setting authority.
Il faut noter, l encore, que son tude repose presque exclusivement sur les dveloppe-
ments du droit franais. Katz, par exemple, ne mentionne aucune cause de droit qub-
cois. Son tude repose parfois sur une comparaison approximative des causes, mais sur-
tout omet de prsenter labus dans sa dimension institutionnelle et politique.
85 SFC Milsom, Historical Foundations of the Common Law, 2e d, Londres (R-U), But-
terworths, 1981 la p 246.
890 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
that it is impossible to frame a rule so definite that its application
will instantly solve all cases of conflicting rights []86.
Le langage du droit est ici plus familier. On semble mme atteindre une
certaine parit avec son emploi civiliste.
En ralit, mme si la notion de droit sen trouve plus affirme, elle na
pas chapp compltement la mthode prtorienne qui a fini par absor-
ber le droit priv. De sorte que les tudes fondamentales sur la notion de
droit concernent dabord et avant tout les droits fondamentaux des indivi-
dus. Dautre part, ces tudes proposent rarement des projections abs-
traites du systme de droit priv hors de leur ralit judiciaire. Ainsi, les
rflexions de Dworkin sur les droits, dans son ouvrage Taking Rights Se-
riously87, portent bien plus sur une mthode de rsolution des cas judi-
ciaires complexes mettant en jeu les droits fondamentaux que sur la coor-
dination des intrts privs dordre conomique88.
Les travaux de lamricain Hohfeld et sa grille analytique des rapports
induits dans le droit sont peut-tre les seuls stre singulariss par une
gnralisation et par une mthode plus familire la doctrine civiliste.
Tous les travaux modernes sur lanalyse des droits pointent vers lui89.
Hohfeld, professeur lUniversit de Stanford puis Yale, va, dans
quelques articles canoniques, jeter les ides de base dune thorie dont
lobjectif est dtablir une typologie des intrts juridiques en prcisant la
notion de droit90. Ce qui surprend le juriste civiliste, cest la mthode
86 Jeremiah Smith, Reasonable Use of Ones Own Property as a Justification for Damage
To a Neighbor (1917) 17 Colum L Rev 383 la p 384-85.
87 Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge (Mass), Harvard University
Press, 1977.
88 Christian Atias, Philosophie du droit, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.
89 Au sujet des critiques daxiomes thoriques tels quexposs par Hohfeld, voir AM
Honor, Rights of Exclusion and Immunities Against Divesting (1960) 34 Tul L Rev
453 ; DN MacCormick, Rights in Legislation dans PMS Hacker et J Raz, dir, Law,
Morality, and Society: Essays in Honour of H.L.A. Hart, Oxford, Clarendon Press, 1977,
189 la p 199 ; W Kamba, Legal Theory and Hohfelds Analysis of a Legal Right
(1974) 19 : 3 Jurid Rev 249. Et plus rcemment, au Canada, voir Sean Coyle, Are
There Necessary Truths About Rights? (2002) 15 : 1 Can JL & Jur 21. Voir aussi FM
Kamm, Rights dans Jules Coleman et Scott Shapiro, dir, The Oxford Handbook of
Jurisprudence and Philosophy of Law, Oxford, Oxford University Press, 2002, 476.
90 Dans un premier article publi en 1913, Hohfeld annonce lobjectif qui loccupera
jusqu sa mort en 1918 :
[T]he main purpose of the writer is to emphasize certain oft-neglected matters
that may aid in the understanding and in the solution of practical, every-day
problems of the law. With this end in view, the present article and another
soon to follow will discuss, as of chief concern, the basic conceptions of the law,
the legal elements that enter into all types of jural interests (WN Hohfeld,
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 891
dHohfeld. De manire trs clinique, il tablit une classification lmen-
taire des lments que lon regroupe sous le vocable gnrique de droit,
cest–dire diffrentes relations juridiques en ralit principalement
contractuelles en vue den exposer les mcanismes par lemploi dune
terminologie prcise. Il suggre dabord de rduire la totalit des relations
juridiques quatre catgories principales : right , privilege , po-
wer , et immunity . Il en dgage ensuite leurs contraires : no-right ,
duty , disability et liability . Il complte son tableau en affectant
chacune des quatre premires catgories sa rciproque, respectivement :
duty , no-right , liability et disability 91. Sans aller plus loin
dans lanalyse, les travaux mticuleux dHohfeld sont rvlateurs, notre
sens, des diffrences fondamentales qui sparent la comprhension de
common law de la notion de droit de sa comprhension civiliste, et qui
tiennent au rle de la loi dans le processus normatif92.
Some Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning
(1913) 23 : 1 Yale LJ 16 la p 20 [Hohfeld, 1913 ]).
Sa rflexion se poursuit ensuite dans un article publi en 1917 dans la mme revue :
WN Hohfeld, Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning
(1917) 26 : 8 Yale LJ 710 [Hohfeld, 1917 ].
91 Hohfeld, 1913 , supra note 90 la p 58 ; Hohfeld, 1917 , supra note 90 la p 710.
92 Certes, on aura matire tablir dintressantes analogies. Par exemple, le travail de
thorisation auquel il se livre emmne curieusement le civiliste sur des terrains qui lui
sont familiers. Les solitudes se rejoignent plus souvent quon ne le pense. Hohfeld ques-
tionne notamment la distinction jus personam et jus in rem, rduisant la seconde une
obligation personnelle ayant pour sujet une classe indfinie dindividus ce que
Hohfeld appelle multital rights , en opposition aux paucital rights : Hohfeld,
1917 , supra note 90 la p 718. Vient immdiatement lesprit la proposition de Pla-
niol, qui tait de dpasser la relation directe avec la chose pour faire ressortir la ralit
de lopposition du droit aux tiers et de transformer ainsi le droit rel en une obligation
passivement universelle : Marcel Planiol, Trait lmentaire de droit civil conforme au
programme officiel des facults de droit, t 1, 11e d, Paris, Librairie gnrale de droit et
de jurisprudence, 1928. Voir ce sujet les commentaires clairants de Carbonnier, qui
voit dans cette thorie
une exaspration de lidologie volontariste et individualiste [du Code ci-
vil] en ce quelle nie les choses et la matire, alors que celles-ci font partie de
lunivers juridique. Elle est individualiste, parce quelle rduit le droit rel
un dialogue entre deux individus, le titulaire et le violateur du droit, et ne se
proccupe nullement dy appeler ltat en tiers (Jean Carbonnier, Droit civil :
Les biens, t 3, 19e d, Paris, Presses Universitaires de France, 2000 la p
75).
On retrouve galement dans la nomenclature hohfeldienne des droits les lments de
discussion sur la porte gnrale de la thorie de labus de droit. La doctrine franaise
cherchera savoir si on peut abuser dune libert, voire dun privilge forant ainsi
les recherches sur les distinctions, ou sur la question de savoir si la thorie sapplique
une classe particulire de droits.
892 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Certes, les discussions sur les droits, liberts, facults et pouvoirs se
retrouvent en droit civil, mais elles sont au service dune qute sur la
source des droits et de leurs finalits, alors que les travaux dHohfeld ten-
dent un rsultat, celui de faciliter la rsolution des conflits judiciaires en
prcisant le vocabulaire du droit. En ralit, lanalyse des droits en com-
mon law est faite dans un langage et une mthode technicienne et pra-
tique qui lude ou attnue considrablement la porte politique de ses
noncs93. Elle ne traite pas, dans le cadre du droit priv, de ce que le
droit devrait tre, mais tente de dcrire ce quil est. Cela tient fort proba-
blement ce que la jurisprudence, matire premire de la common law et
par consquent des travaux de Hohfeld, est un lieu dexpression plus limi-
t de la volont politique. Pour cette raison, qui tient finalement de la
thorie des sources des normes, la discussion sur les droits en common
law ne se fait pas dans les mmes termes quen droit civil et les nom-
breuses dcisions que cite Hohfeld pour construire son analyse sont cites
moins pour leur valeur principielle ou politique que pour leur intrt ins-
trumental ou technique. Ainsi, les crits hohfeldiens dissquent les droits
devant nous, mthodiquement, sans que lon sache vritablement do ou
de qui ils tiennent leur force politique. Ils ne feront pas mme rfrence
aux thories de la volont, un incontournable des thories civilistes. Rien
nest dit, donc, sur ltat de ces droits qui semblent tre dsarticuls et
non causs ou finaliss, comme dans la pense privatiste des droits
libres de toute attache ce que nous appellerons, trs largement et avec
une imprcision volontaire, le droit public.
Cest aussi pour cela que la notion dintrt (interest) est plus familire
dans ce langage juridique de common law : soit elle prfigure la pese des
intrts, propre la mthode prtorienne, soit elle dtermine lintrt
pour agir, une prrogative faire valoir, un titre ou une action. Cette
prcision est importante, car lide du droit subjectif vient avec la certi-
tude que laction qui le sert sera accorde au titulaire de ce droit, et que la
preuve de la violation de ce droit suffira son succs. Inversement, lors-
93 Une certaine doctrine a dailleurs tent de replacer la discussion au sujet des droits sur
le terrain des sciences politiques et de la lier avec les crits europens de lpoque sur le
droit subjectif. Un auteur, Paul Vinogradoff, ira dailleurs jusqu sexpliquer dans une
premire note au sujet de ses vues non-orthodoxes :
The present article approaches the subject from a point of view which differs
from that taken up by the late Prof. Hohfeld in his well-known essay on the
classification of Rights and Duties. My aim is to examine the connection be-
tween the juridical concept of right and the background of individual claims
and social interests (Vinogradoff, supra note 79 la p 60).
Il faudra attendre Raz qui, partir des travaux dHohfeld, abordera la fonction des
droits dans lordre social. Voir Joseph Raz, Promises and Obligations dans Hacker et
Raz, supra note 89, 210.
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 893
que le droit se confond avec laction, se pose immdiatement la question
de lintrt pour agir et des critres douverture de laction ou de la rpa-
ration94. De plus, dans la tradition civiliste, lintrt est parfois distingu
du droit, en ce que ce dernier emporte la garantie du pouvoir public95 et,
lorsquil porte le sceau de la loi, ne supporte que difficilement la pondra-
tion, moins que la loi elle-mme la prvoie. Il est prrogative, non pas
conciliation. Il est droit et non obligation.
C. Un droit sans obligation, un pouvoir sans devoir ?
Y a-t-il dans lide de droit en droit priv un effacement de la notion de
devoir ? Car en dfinitive, lexistence mme de la thorie de labus suggre
sa dliquescence, voire une dfaillance dans les mcanismes de rgulation
des actions individuelles. Ost distingue la notion de droit et plus prci-
sment celle de droit subjectif, que nous verrons plus loin et celle
dintrt de la faon suivante :
Dans le cas du droit subjectif, il y a priorit du droit sur lobligation,
tandis que dans le cas de lintrt lgitime, le rapport sinverse, le
devoir bnficiant de la prvalence, dont lintrt apparat le reflet.
Dans lun et lautre cas, il y a bien un complexe de prrogatives et de
charges, mais de lun lautre se modifie le poids respectif et la prio-
rit de ces lments96.
Dans lide que le civiliste se fait de la notion de droit, lobligation
semble dormante. La thorie de labus ragit cette inflexibilit appa-
rente du droit : par son ouvrage, elle veut redonner une mesure sociale au
droit, le rendre moins dfini et plus relatif. Il sagit ds lors de dterminer
si, en dehors des devoirs intrinsques poss expressment par la loi ou
qui, comme dans les tablatures hohfeldiennes, sexpriment par un savant
systme dobligations rciproques ou corrlatives dans les rapports con-
tractuels, il en existerait dautres, extrinsques ceux-l, qui se tapisse-
raient au fond des consciences morales ou sociales du droit et qui
nattendraient que le jour de leur rvlation. Ce faisant, labus de droit ne
se rapproprie-t-il pas les mcanismes de lobligation naturelle, antdilu-
vienne notion de droit civil, laisse plus ou moins son dprissement
94 Roubier, supra note 14 la p 131.
95 Ost, supra note 32 aux pp 36-37. Le contraste entre ces deux perceptions du droit est
particulirement marquant en droit dauteur. Dans les lgislations de common law, tel
le Canada, le droit dauteur y est prsent gnralement comme un systme de concilia-
tion ou dquilibre des intrts de diffrents acteurs. En droit civil, il est une prrogative
garantie lauteur par ltat contre les autres. Sous cette description, le droit dauteur
apparat clairement comme un droit subjectif, un droit qui ne reconnat a priori aucun
autre intrt que celui de son dtenteur.
96 Ibid la p 38.
894 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
tout aussi naturel97 ? Cette fois-ci, cependant, lobligation apparat dans
un contexte o le lgislateur est intervenu sans la transporter avec lui :
elle est dcouverte par les tribunaux. Les discours sur la morale et le droit
font certes le lit de nos dveloppements, en ce que cette obligation consti-
tue ultimement un jugement de valeur sur un acte pourtant lgal98, mais
il sagit tout autant dexpliquer la force de cette obligation, cest–dire sa
source et sa place dans lchelle normative. Le thoricien de labus regarde
ainsi avec envie les dveloppements du droit constitutionnel, qui coordon-
nent les actions de ltat avec les droits fondamentaux des individus en
prmunissant ces derniers contre des intrusions excessives. Bien que le
droit civil sassocie volontiers avec le corps constitutionnel de nos lois,
comme le fait le Code civil du Qubec au nom dune harmonie prosaque, il
demeure encore rfractaire une certaine publicisation99. Le droit priv,
renferm sur son lgant complexe, est un droit de coordination et de-
meure a priori inhospitalier aux mcanismes correctifs du droit public. Le
ressac est toutefois invitable. Ctait dj la fonction ultime de labus :
mettre en sourdine les manifestations trop bruyantes des pouvoirs dl-
gus par la loi aux individus. Labus rinstaure un dirigisme quant aux
97 Voir, pour une des rares illustrations dans la jurisprudence qubcoise, Morin c Gr-
goire (4 janvier 1967), Joliette 19.539 (Qc CS) (rapport dans (1969) 15 RD McGill 103).
98 Cest dailleurs lpilogue pressenti de nos travaux et, sans surprise, le thme qui clt
louvrage de Dabin sur le droit subjectif, dont le titre est annonciateur : Le critre vri-
table de labus : lusage immoral du droit (Dabin, supra note 22 la p 293). On ne
manquera pas de noter les fameux commentaires de Gutteridge sur la thorie de
labus :
Like all indefinite expressions of an ethical principle it is capable of being put
to an infinite variety of uses, and it may be employed to invade almost any
sphere of human activity for the purpose of subordinating the individual to
the demands of the State (Gutteridge, supra note 1 la p 44).
Aussi lauteur affirme-t-il ceci : But it is clear that the theories of abuse and of relativity
of rights, in general, have no place in our law as it now stands [notes omises] (ibid la
p 30).
99 Voir Disposition prliminaire CcQ :
Le Code civil du Qubec rgit, en harmonie avec la Charte des droits et liber-
ts de la personne (chapitre C-12) et les principes gnraux du droit, les per-
sonnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens.
Le code est constitu d’un ensemble de rgles qui, en toutes matires aux-
quelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet de ses dispositions, tablit, en
termes exprs ou de faon implicite, le droit commun. En ces matires, il
constitue le fondement des autres lois qui peuvent elles-mmes ajouter au
code ou y droger.
Do galement les difficults de rsoudre les conflits entre les droits fondamentaux et
les droits subjectifs, comme lillustre la rcente affaire Syndicat Northcrest c Amselem,
2004 CSC 47, [2004] 2 RCS 551 [Amselem]. Voir Jean-Guy Belley, Ltat et la rgula-
tion juridique des socits globales : Pour une problmatique du pluralisme juridique
(1986) 18 : 1 Sociologie et socits 11.
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 895
droits en droit priv, par lintervention du pouvoir judiciaire. Il rintgre
le devoir social dans le droit. Cest donc bien dans le nexus des relations
entre individus et tat, de limpossible distinction entre droit priv et
droit public que lon doit trouver les fondements de la thorie de labus.
Rappelons que la notion de droit en common law qui ne connat gure
la distinction entre droit public et droit priv ne ralise pas cette d-
composition des autorits, lindividu dune part, la socit de lautre, dans
la cration des obligations. Au contraire, le droit est traditionnellement
peru comme moyen de pondration, puisquil rsulte de la confrontation
des intrts que la procdure expose en vue de ladjudication selon la ba-
lance des probabilits. Lintrt na pas la gravit et le sens tatique du
droit. Pourtant, mme dans ce contexte hermtique la dimension consti-
tutionnelle du droit priv, il semble que le droit prtorien ait adopt une
nouvelle conscience. Cest ce que note encore Samuel : Not only have the
English courts moved increasingly towards a more formalised public law,
but there has been a significant shift from the political consensus which, in
turn, is forcing judges [] into the political arena [notes omises]100.
La dissolution des obligations dans le droit, mene par le libralisme
juridique et bientt acclre par la puissante prose de lanalyse cono-
mique du droit, ntait pas pour satisfaire les tenants du mouvement so-
cialiste naissant. Emmanuel Lvy, dans son opuscule de 1926 intitul La
vision socialiste du droit, rend compte des dviances de cette philosophie
des droits sans devoirs, dans laquelle il ne pouvait jamais y avoir res-
ponsabilit : et ainsi, plus nous aurions de droits, et moins nous serions
responsables, et moins donc nous aurions de devoirs 101. Critiquant dans
sa mthode, mais non dans son objectif, la thorie de labus, il poursuit :
Pour chapper cette contradiction pratique, on a construit la tho-
rie artificielle et thoriquement contradictoire de labus du droit ;
100 Samuel, supra note 80 la p 265. La littrature de common law ne se lasse pas de se li-
vrer lautocritique : A standard academic objection to private law in the English-
speaking world, especially private common law, is that it fails to give enough place to
public policy (Maimon Schwarzschild, Keeping It Private (2007) 44 : 3 San Diego L
Rev 677 la p 682). Lauteur entrevoit limplication relle de cette question qui est au
cur des discussions sur labus, dans ibid la p 685 :
What is more controversial, and implicitly raised by the question of public pol-
icy in private law is whether judge-made common law should be more self-
consciously guided by ideas about public policy. [] Since common law has
always had a policy tilt mostly, and still, a modified liberal tilt the ques-
tion is really whether common law judges should shake off their common law
policies [], perhaps more in the way they might decide constitutional or oth-
er public law cases. In short, should private law, especially common law, be
more public?
101 Emmanuel Lvy, La vision socialiste du droit, Paris, Marcel Giard, 1926 la p 47 [Lvy,
Vision socialiste].
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nous serions responsables, en principe, quand nous agissons sans
droit, et, par exception, quand nous exerons abusivement notre
droit. Or cette exception, cest la rgle mme : nous sommes obligs
parce que nous exerons notre droit contre le droit dautrui [notes
omises]102.
Naturellement, une des grandes difficults de labus est darriver iso-
ler lacte qui, ralis dans lintrt de son auteur, est suffisamment nocif
pour justifier son interruption et crer ainsi lobligation. La faute, dfinie
alors comme le manquement une obligation, semble tre ici voile par
lnonc mme du droit en question, nonc qui justement nen prvoit ex-
pressment aucune. Dans cette projection cartsienne, le droit que labus
refrne empche la constitution dune faute, moins de convenir que la
faute ne rside pas dans lillgalit de lacte reproch un acte accompli
sans droit ce qui oblige une redfinition de la faute en soi. Lautre dif-
ficult, videmment, est celle de la prvisibilit de telles obligations issues
dune faute sui generis. De plus, ds lors que lon pose la question de
lobligation en termes de causalit, le processus gnrateur de lobligation
devient solidaire de laction qui cherche la rvler, de sorte que
lobligation ne sobjective quau moment de ladjudication. Elle nest ja-
mais
rellement prconstitue, ni prcisment prdtermine.
Lobligation, et donc la limite des droits, est alors entirement privatise,
au moins jusqu ce quelle soit lobjet dune dcision judiciaire ; ce mo-
ment seulement, elle prend une signification juridique positive103. Autre-
ment dit, labus ne trouve place que dans le particularisme des espces
soumises aux tribunaux. Lobligation qui arrte le droit dans sa course est
ainsi difficilement prvisible : cest la raison pour laquelle les thories li-
brales tentent de limiter objectivement les conditions et critres de la
faute. dfaut de prescription lgislative, le droit ne rencontre
lobligation que lorsque le droit est mis en action.
Bien entendu, plus la loi prcise les prrogatives assorties un droit,
plus linjustice commise dans lexercice de celui-ci semble lgalise, la
faute immunise ; cest la difficult. La thorie de labus fait ressortir
lide que le droit est une habilitation. Irradi par le pouvoir lgislatif qui
le garantit, il est ncessairement un droit caus. Le droit, ainsi peru
travers sa source, est institutionnalis et donc politis. La libert du titu-
laire dans son droit est une libert conditionne et autorise. De l d-
coule une certaine ide du gouvernement des actions prives, que les tra-
vaux sur la proprit et le voisinage ont gnralement bien su capturer.
Mais ces ides se conjuguent et voluent diffremment dpendamment du
systme envisag. Nous lavons dit, le droit amricain offre cet gard
102 Ibid aux pp 47-48.
103 Roubier, supra note 14 la p 300.
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 897
une perspective intressante. L, la pense benthamienne sympa-
thique dailleurs aux ides de codification semble avoir eu une influence
majeure. Le droit dans cette tradition, et le droit de proprit notamment,
repose galement sur un mcanisme de confirmation, dhomologation.
Cest bien du pouvoir de ltat que le propritaire est investi104. Le droit
priv rsulte dune reconnaissance tatique et ne soppose pas dans son
principe gntique ltat. On sait galement que la reconnaissance de
cette origine en droit amricain na pas men la cration dun lien intel-
lectuel dinterdpendance marque entre ltat et lindividu. De ltat, on
sest mfi. Ltat est demeur idalis, voire dilu, dans lesprit du fd-
ralisme105. Lindividu, une fois investi des droits, saffranchit de ltat, au
moins dans la gestion des affaires civiles. Charles Reich prcisait encore
cette ide dinvestiture, prsente mtaphoriquement et dans des termes
presque civilistes, mais sans mme citer la loi comme origine. De ces
sphres, ltat semble mme tre dsormais chass :
One of these functions is to draw a boundary between public and pri-
vate power. Property draws a circle around the activities of each pri-
vate individual or organization. Within that circle, the owner has a
greater degree of freedom than without. Outside, he must justify or
explain his actions, and show his authority. Within, he is master,
and the state must explain and justify any interference. It is as if
property shifted the burden of proof; outside, the individual has the
burden; inside, the burden is on government to demonstrate that
something the owner wishes to do should not be done106.
104 Jeremy Bentham, Of Laws in General, par HLA Hart, Londres (R-U), Athlone Press,
1970 la p 1 :
A law may be defined as an assemblage of signs declarative of a volition con-
ceived or adopted by the sovereign in a state, concerning the conduct to be ob-
served in a certain case by a certain person or class of persons, who in the case
in question are or are supposed to be subject to his power: such volition trust-
ing for its accomplishment to the expectation of certain events which it is in-
tended such declaration should upon occasion be a means of bringing to pass,
and the prospect of which it is intended should act as a motive upon those
whose conduct is in question [italiques dans loriginal].
105 Ceci avait t parfaitement saisi par Tocqueville :
Le gouvernement de lUnion repose presque tout entier sur des fictions l-
gales. LUnion est une nation idale qui nexiste, pour ainsi dire, que dans les
esprits, et dont lintelligence seule dcouvre ltendue et les bornes. [] Tout
est conventionnel et artificiel dans un pareil gouvernement ; et il ne saurait
convenir qu un peuple habitu depuis longtemps diriger lui-mme ses af-
faires, et chez lequel la science politique est descendue jusque dans les der-
niers rangs de la socit (Alexis de Tocqueville, De la dmocratie en Am-
rique, t 1, 5e d, Paris, Charles Gosselin, 1836 la p 271).
106 Charles A Reich, The New Property (1964) 73 : 5 Yale LJ 733 la p 771.
898 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
II. Le subjectivisme et labus
On laura compris, labus est le compagnon de labsolu, ou plutt son
antithse. Les deux termes sont consonants, mais antinomiques. Pour-
tant, le premier est contenu dans le second, comme si lide dabsolu com-
prenait dj lorigine de sa rpudiation. Lide de labus de droit renvoie
celle de finalit du droit. Elle se dploie contre un certain positivisme for-
maliste trop troit et un principe de dduction trop inconsquent, cela
dans lobjectif de maintenir la science juridique en phase avec les phno-
mnes sociaux107. Les agissements antisociaux sinscrivent contre
lessence mme du droit, parce que la volont individuelle cesse dtre une
fin en soi. Dun point de vue juridique, le droit est un avoir autant quun
tre et symbolise le fait que lhomo normativus ne peut se concevoir hors
de la socit. Labus repose ainsi sur une certaine prconception du droit
et de ses sources, ce qui explique que, dans son langage comme dans son
principe, il se situe dans les pays de droit crit.
Il faut maintenant prciser nos remarques prcdentes qui, dans la
mthode, semployaient exposer les thories sur la notion de droit.
Labus, avons-nous dit, polarise son effet sur cet objet. Il faut encore prci-
ser la proposition. La question dans la thorie de labus appartient une
espce toute particulire de droit, une race que lon a voulue noble sans
jamais vritablement savoir la dfinir : le droit subjectif. Une premire
sous-partie prsentera la symbolique du droit subjectif (A). Nous traite-
rons ensuite de la place de labus de droit au sein du systme de la res-
ponsabilit civile et notamment eu gard la notion de faute, qui elle aus-
si se rattache au subjectivisme (B).
A. La notion de droit subjectif
Il faut voir dans labus une rgression de la notion de droit subjectif,
comme nous lenseigne la thorie gnrale du droit (1). Mais plutt que dy
voir sa ruine, il faut plutt y voir une complmentarit particulire au
droit civil continental manant de lide de contre-pouvoir. Ce contre-
pouvoir est associ dans la doctrine la notion de droit-fonction (2).
107 Voir notamment les commentaires de Kennedy et de Belleau sur lmergence de nou-
velles mthodes au dbut du vingtime sicle, prenant appui sur lanalyse de luvre de
Demogue. Duncan Kennedy et Marie-Claire Belleau, La place de Ren Demogue dans
la gnalogie de la pense juridique contemporaine (2006) 56 Rev interdiscipl t jur
163 aux pp 174 et s. Voir galement ibid la p 178, o la proposition de Josserand est
cite.
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 899
1. Le subjectivisme dans la thorie gnrale du droit
Voici un autre sanctuaire des grandes ides politiques, une notion qui
brille encore du lustre que les grands esprits lui ont laiss ! Si lon se fie
nos lectures, il ny a gure de philosophe ou de juriste qui ne puisse tre
crdit de quelque apport la thorie subjectiviste, quil la rejette ou
lapprouve. La doctrine sest prise du sujet avec une ferveur ingale108.
La discussion prend dabord racine chez les stociens, lit-on chez cer-
tains109 ; se renforce au contact de la philosophie occamiste, puis volonta-
riste110, rebondit dans les exposs kantiens pour finalement aboutir un
individualisme libral ou un atomisme triomphant, selon lequel le collectif
est un arrangement des intrts particuliers. Lexpression droit subjec-
tif tmoigne de cet individualisme : elle dsigne des droits garantis dont
la ralisation est laisse la volont de leur titulaire. Les droits subjectifs,
dira-t-on, sont des prrogatives. Ils sont, dans une comprhension plus
moderne, les biens (droits rels, droits intellectuels, droits personnels,
etc.) : des droits garantis par la loi, crs par elle ou par contrat, dont
lopposabilit offre un certain choix daction leur titulaire do le rap-
prochement avec lide de libert et surtout, des droits qui sont cono-
miquement disponibles, cest–dire alinables111. La valeur de ces droits
procde essentiellement du fait que leur rgime repose sur lide de viola-
tion dun droit (la contrefaon est un bel exemple), plutt que sur la re-
cherche dune responsabilit dcoulant dune faute ou dun manquement
108 Franois Longchamps, Quelques observations sur la notion de droit subjectif dans la
doctrine (1964) 9 Archives de philosophie du droit 45 aux pp 56 et s. Dans ses dve-
loppements les plus avancs, il a t question du droit subjectif public. Puisque le droit
public est affaire de pouvoir, la puissance tatique treindra son sujet jusqu la partie
incompressible des droits fondamentaux, mais ne rencontrera pas proprement parler
de droits subjectifs des droits crs par ltat, contre ltat. Lattention est alors
transfre sur laction. Le droit subjectif, si lon veut maintenir tout prix cette qualifi-
cation, quivaudrait alors au droit daction du justiciable contre ladministration. Le re-
cours
juridictionnel de ladministr contre ladministration suppose donc que
ladministr soit titulaire de ce que lon appelle un droit subjectif public (ibid la p 50).
109 Lon Duguit, Les transformations gnrales du droit priv depuis le Code Napolon, 2e
d, Paris, Mmoire du Droit, 1999 aux pp 15-16 [Duguit, Transformations].
110 Pour Occam, qui rejette les abstractions inutiles, il ny a que des individus, que des sin-
guliers. Le corps social nest quune invention de lesprit, il faut plutt parler de congr-
gations dunits distinctes. Lautorit politique mane donc du consentement des
hommes. Une telle conception individualiste de la socit civile laisse en effet ses
membres une certaine latitude de se lier par des pactes , pourvu que le dtenteur du
pouvoir coercitif assure la dfense des droits et liberts de chacun. Voir Michel Villey,
La gense du droit subjectif chez Guillaume dOCCAM (1964) 9 Archives de philoso-
phie du droit 97 aux pp 97 et s.
111 Roubier, supra note 14 la p 22.
900 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
un devoir gnral (le cas de la concurrence dloyale pourrait ici servir de
contre-exemple)112.
Sur le parcours hautement thorique du subjectivisme, les variations
ne se comptent plus. Men par un chapelet dauteurs germaniques qui au-
ront marqu la pense juridique des dix-neuvime et dbut du vingtime
sicles Windscheid, Jhering, Thon, Jellinek, Savigny, etc. , propag
par des germanophiles en France en particulier Saleilles et Michoud ,
cest bientt la doctrine europenne continentale tout entire qui
senflamme pour le sujet du droit subjectif113. Jhering, en particulier, d-
ploiera avec brio les lments des thories de la Willenshaft pour ramener
le droit-volont dans la ralit politique et juridique : le droit ne consiste
pas tant en la libert de vouloir quen des intrts protgs114. Les droits
idaliss des tenants de la thorie de la volont deviennent, sous
linfluence des penses positivistes, des droits subordonns, au moins en
partie, la puissance de ltat qui les cre.
Lvolution des ides sur le droit naturel nest videmment pas tran-
gre la formation et au dveloppement du subjectivisme. Omniprsent,
on le trouve au dtour de tout questionnement sur la place de lindividu
au sein de la socit civile. La polarisation des ides entre droit naturel et
droit positif ou encore entre droits naturels et droit naturel, comme le
prcisait Atias115 se prolonge donc naturellement, avec des variations, le
112 Ce sont dailleurs les exemples pris par Roubier pour expliquer la distinction entre droit
subjectif et droit objectif. Voir ibid la p 24.
113 Voir Bernhard Windscheid, Lehrbuch des Pandektenrechts, Francfort, Literarische
Anstalt, 1891 ; Jhering, Lvolution, supra note 34 ; Georg Jellinek, System der Subjek-
tiven ffentlichen Rechte, 2e d, Tubingue, JCB Mohr (Paul Siebeck), 1919 ; MFC de
Savigny, Trait de droit romain, t 1, traduit par MC Guenoux, Paris, Firmin Didot
Frres, 1840 ; Raymond Saleilles, De la personnalit juridique : Histoire et thories, 2e
d, Paris, Arthur Rousseau, 1922 [Saleilles, Histoire] ; Lon Michoud, La thorie de la
personnalit morale et son application au droit franais, 2e d, Paris, Librairie gnrale
de droit et de jurisprudence, 1924 ; Alessandro Ferrara, The Force of the Example: Ex-
plorations in the Paradigm of Judgment, New York, Columbia University Press, 2008 ;
Mara Messina, Labuso del diritto, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 2003.
114 Plusieurs sont ceux qui auront not le paradoxe : le droit dans la pense de Jhering est
tantt le sujet de la garantie, tantt la garantie elle-mme. Voir Giorgio Del Vecchio,
The Formal Bases of Law, Boston, Boston Book Company, 1914 la p 209. Josserand
contourne la difficult en faisant la distinction entre les droits et le droit. La notion de
droit se prcise encore dans lide de norme (droit positif) et celle, plus englobante et
idale sans doute, de droit. Voir Louis Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 aux
pp 10-11.
115 Atias, supra note 88 la p 155 :
Parce que le droit naturel est du droit, parce que son contenu est dtermi-
ner, faute dtre pos sous forme explicite, il suscite plus crment que le droit
positif la question de son objet. Droit ou droits ? Droit objectif ou droits sub-
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 901
long dautres antagonismes classiques, tels droit et loi, droit et pouvoir,
droits et intrts et, bien entendu et absorbant la plus grande part de ces
considrations, droit subjectif et droit objectif. Ce dernier couple semble
avoir occup tout lespace doctrinal du vingtime sicle116. Cette prsenta-
tion binaire du droit nest pas aise comprendre, en ce quelle implique
une rflexion sur diffrents plans. Comme nous le verrons, le rapport
entre le droit objectif et le droit subjectif est tantt un rapport
dopposition, de synchronisme, de complmentarit et, pour certains, de
synonymie. Les thses sur le droit subjectif prolifrent ds la fin du dix-
neuvime sicle, mme si lon note un certain essoufflement aprs la se-
conde moiti du sicle daprs. La notion demeure toutefois non seule-
ment dfendable, mais indispensable , crira Dabin, qui lon doit lun
des ouvrages les plus achevs sur la question : elle fait partie de lhistoire
des ides juridiques117.
La notion de droit subjectif est une notion ambidextre. Elle appartient
au domaine politique autant quau domaine juridique. Cela explique
dailleurs quelle ait intress tant le publiciste que le privatiste. Les pu-
blicistes sen serviront pour faire ressortir lorigine positive des droits
et pour traiter des protections constitutionnelles des droits fondamentaux,
des droits dits individuels. De ce point de vue, le rapport entre droit sub-
jectif et droit positif en est un de complmentarit, voire de subordination.
Le premier dcoule du second, et ensemble forment une vision panora-
mique de la juridicit. Certains pousseront lanalyse et rduiront le droit
subjectif au droit positif. Duguit, nom lenseigne duquel cette cole doit
tre place, rfutera ainsi lide mme de droit subjectif : il ny a pour lui
que ltat ; Kelsen lui aura certes fourni les arguments de sa thse. Niant
jusqu sa ralit, il redfinira le plus subjectif de tous les droits, le droit
jectifs ? Lalternative est de contenu ; elle est aussi de structure et porte sur
les termes mmes du raisonnement juridique.
116 On se souviendra de la clbre formule tire de Thomas Hobbes, Lviathan : Trait de
la matire, de la forme et du pouvoir de la rpublique ecclsiastique et civile, traduit par
Franois Tricaud, Paris, Dalloz, 1999 la p 128 :
En effet, encore que ceux qui parlent de ce sujet aient coutume de confondre
jus et lex, droit et loi, on doit nanmoins les distinguer, car le DROIT consiste
dans la libert de faire une chose ou de sen abstenir, alors que la LOI vous
dtermine, et vous lie lun ou lautre ; de sorte que la loi et le droit diff-
rent exactement comme lobligation et la libert, qui ne sauraient coexister
sur un seul et mme point.
On se rapportera galement aux explications savantes dOtto von Gierke, Les thories
politiques du Moyen ge, traduit par Jean de Pange, Paris, Dalloz, 2008 aux pp 227 et s.
117 Dabin, supra note 22 la p 50. Il serait dailleurs malais de substituer la notion
dintrt (interest) celle de droit subjectif. Il est vrai que la dfinition de Jhering du
droit subjectif un intrt juridiquement protg , dans son langage mme, invite-
rait au rapprochement.
902 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
de proprit. La proprit est, selon Duguit, pour tout dtenteur dune
richesse le devoir, lobligation dordre objectif, demployer la richesse quil
dtient maintenir et accrotre linterdpendance sociale 118. Dans cette
conception, le privatiste semble ds lors travailler partir de la matire
premire fournie par le droit public. Rptons-le, la rflexion sur le droit
subjectif est une rflexion sur ltat119.
Cest lpoque des discussions sur les droits subjectifs et suite aux
provocations des publicistes que les privatistes ont explor les sciences so-
ciales et politiques pour expliquer que si la norme, la loi, tait essentielle
au droit subjectif, elle nen tait quun catalyseur. Les travaux de Gny et
des tenants du droit naturel contenu variable ont bien entendu ou-
vert la voie120. Partant de lautorit de lindividu sur sa propre personne
en droit des biens, on parlera des droits inns 121 puis allant, par
cercles concentriques croissants, jusqu agencer son rapport avec les
choses, les autres, puis la socit civile, le droit priv moderne est une ex-
trapolation de lindividu. Ce dernier en est lpicentre. La clbre dfini-
tion du patrimoine donne par Aubry et Rau suffit rendre compte de la
puissance structurante des thories subjectivistes : le patrimoine est une
manation de la personnalit, et lexpression de la puissance juridique
dont une personne se trouve investie comme telle 122. La cration de la
118 Duguit, Transformations, supra note 109 la p 158. Voir galement Lon Duguit, Les
doctrines juridiques objectivistes, Paris, Giard, 1927.
119 Car, dans les systmes pour lesquels la distinction droit subjectif et droit objectif a un
sens,
ltat reprsente dune certaine manire, bien quil ne sidentifie pas totale-
ment tout fait lui, le corps social dans son ensemble, qui est la totalit des
individus et des groupes dindividus qui en font partie. Cest en cette qualit
quil intervient, en prenant sur lui le rle de grant de la soci-
t (Stoyanovitch, supra note 42 la p 32).
Nous saisissons loccasion pour prciser que la notion dtat, tout comme logiquement
celle de droit, na pas le mme sens en Angleterre, pour des raisons historiques vi-
dentes. Elle se retrouve, en revanche, pour des raisons de mme nature, aux tats-
Unis.
120 Voir Franois Gny, Mthode dinterprtation et sources en droit priv positif : Essai cri-
tique, vol 1, 2e d, Paris, Librairie gnrale de droit et de jurisprudence, 1919 ; Franois
Gny, Science et technique en droit priv positif : Nouvelle contribution la critique de la
mthode juridique, Paris, Sirey, 1921. Voir aussi Ren Demogue, Trait des obligations
en gnral, t 1, Paris, Rousseau, 1923 la p 202.
121 Charles Aubry et Charles-Frdric Rau, Cours de droit civil franais daprs la mthode
de Zachariae, t 2, 6e d, Paris, Marchal et Billard, 1935 la p 8.
122 Charles Aubry et Charles-Frdric Rau, Cours de droit civil franais daprs la mthode
de Zachariae, t 6, 4e d, Paris, Marchal et Billard, 1873 la p 231.
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 903
personne morale dcoule de la mme pense123. Au commencement du
droit priv donc, la personne, et non ltat, est le sujet de droit. Les droits
subjectifs ne sont que les traits successifs et varis dessins par ltat au-
tour et partir de la personne. Le droit subjectif est une facult lgale
de vouloir reprendra Saleilles, signifiant ainsi que la volont de
lindividu est vecteur de choix et de mouvement dans les limites objectives
du droit. Il ne faut pas tre grand observateur pour sapercevoir que les
exercices de codification ont t fortement mus par cette conception aussi
anthropomorphique que positiviste. Cest partir delle, ou plutt contre
elle que lon a voulu dterminer le rle de la collectivit. Selon la formule
de Carbonnier, [l]e droit objectif reconnat aux individus des prroga-
tives, des aires daction, des sphres dactivit, dont ils vont jouir sous la
protection de ltat 124.
Il reste, naturellement, tablir la mesure du collectif dans le main-
tien des prrogatives individuelles. Si lon reprend les termes de la Dcla-
ration des droits de lHomme et du Citoyen de 1789, lintervention de
ltat doit tre minimale, ponctuelle, devant simplement assurer la con-
servation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme 125.
Lpanouissement de chacun suffit garantir le bon fonctionnement de la
socit. Selon cette conception ainsi rsume par Duguit,
[l]a collectivit organise, ltat, na dautre but que de protger et de
sanctionner les droits individuels de chacun. La rgle de droit, ou le
droit objectif, a pour fondement le droit subjectif de lindividu. Elle
impose ltat lobligation de protger et de garantir les droits de
lindividu ; elle lui interdit de faire aucunes lois, aucuns actes qui y
portent atteinte126.
Ainsi, pour beaucoup de thoriciens du droit de lpoque des encyclo-
pdistes, le droit subjectif et ici le lien avec les thories du droit naturel
est vident127 fonde le droit objectif128. Il lui prexiste et le sert. Pour
123 Jean-Guy Belley et Franois Dupuis, La juge et la socit par actions dans Marie-
Claire Belleau et Franois Lacasse, dir, Claire LHeureux-Dub la Cour suprme du
Canada : 1987-2002, Montral, Wilson & Lafleur, 2004, 457. Voir notamment aux pp
464 et s, les auteurs discutant du traitement juridique de la socit par actions, consi-
dre comme sujet de droit individualis.
124 Jean Carbonnier, Droit civil : Institutions judiciaires et droit civil, t 1, Paris, Presses
Universitaires de France, 1955 la p 129.
125 Dclaration des droits, supra note 53, art 2.
126 Duguit, Transformations, supra note 109 la p 16. Cette proposition ne fait pas
lunanimit.
127 Voir Dabin, supra note 22 aux pp 34-35, reprenant la pense de Duguit :
Or jamais des hommes, si nombreux fussent-ils et si puissants, ne sauraient
se prvaloir dune supriorit de volont lencontre dautres hommes.
Limpratif lgal est donc simplement hypothtique : la loi ne commande
904 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
revenir elle, la Dclaration des droits diffuse largement cette concep-
tion : larticle 2 stipule par exemple que [l]e but de toute association poli-
tique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de
lHomme. Ces droits sont la libert, la proprit, la sret et la rsistance
loppression ; larticle 4 prcise que
[l]a libert consiste pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas autrui :
ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes
que celles qui assurent aux autres Membres de la Socit la jouis-
sance de ces mmes droits. Ces bornes ne peuvent tre dtermines
que par la Loi129.
La marque du libralisme bourgeois est vidente. Les critiques fusent.
Pour certains, ces dclarations sont utopiques et se noient dans une rali-
t plus sombre o elles nont quun cho limit. Elles se perdent dans les
conjectures les plus fantasques, existent dans les savantes extrapolations
des littrateurs bien pensants. Car seul est libre celui qui en a les moyens.
Ainsi, les dangers dune telle construction sont apparus trs rapidement
et ont annonc la thorie de labus car, pouss lextrme, le droit ainsi
idalis peut mener la ngation de la collectivit :
Lambivalence du droit ne peut plus tre fixe en partant de
lhomme, elle est redevenue, comme jadis, laffaire du droit lui-
mme, cela non plus dsormais avec un arrire-plan thologique,
mais sociologique : en tant quexpression ambivalente dune socit
pas ; elle se borne poser que, si le contenu de ce quon nomme son prcepte
nest pas observ, un dsordre social se produira qui donnera lieu une rac-
tion sous la forme dune voie de droit. Le sujet nest donc pas vraiment oblig
au sens absolu, mtaphysique, puisquil lui est loisible de se soustraire
au prcepte en acceptant le risque de la raction voie de droit [notes
omises].
128 Saleilles, Histoire, supra note 113 la p 10. Otto von Gierke crit ceci propos des li-
mites du droit naturel :
Plus cette ide de supriorit du Droit Naturel sur les lgislateurs faisait de
progrs dans le domaine de la lgislation spirituelle et temporelle, plus il
tait ncessaire de dfinir le principe qui fixait la limite du pouvoir lgislatif.
[] Mais lide de la limite tait si lastique quen tout tat de cause le prin-
cipe pouvait tre maintenu. Tout le monde admettait que les rgles du Droit
Naturel ntaient pas abroges par le Droit Positif, mais quelles pouvaient et
devaient tre modifies dans un sens amplificatif ou dans un sens restrictif,
suivant les cas o simposait leur application (von Gierke, supra note 116 la
p 233).
propos de la distinction faite entre droits naturels et droits positifs, voir aussi ibid
aux pp 238 et s.
129 Dclaration des droits, supra note 53 aux art 2, 4.
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 905
qui ne semble justement pas faite pour rendre lhomme parfait ni
mme seulement heureux130.
Ltude du droit subjectif aura donn lieu une somme colossale de tra-
vaux dont les nuances rendent vaine la tentative de synthse. Plus proche
de nous, Carbonnier lui accorde le statut de notion lmentaire du droit
civil :
Il est difficile de faire apparatre lessence du droit subjectif. Les uns
ont dit : cest un pouvoir de vouloir ; les autres : un intrt pris en
considration par le droit, un intrt juridiquement protg. Le vrai
est que le droit subjectif est une des notions premires du droit et d-
fie quelque peu lanalyse131.
Sil est le point focal dune importante doctrine, cest quil tablit, pour
reprendre une ancienne terminologie, la dimension temporelle du droit.
De plus, les discussions sur le droit subjectif mnent directement une
rflexion gnrale sur la notion de pouvoir en droit notion qui devien-
dra progressivement exclusive au droit administratif, mais que lon vou-
drait bien tendre la comprhension des droits privs132. Labus catalyse
ce pouvoir. Dabin sinterroge sur ce droit-pouvoir consacr par la loi :
[S]era-t-il permis de revenir pour en contrler lusage, bon ou mau-
vais, qui aurait pu en tre fait ? Ny aurait-il pas une sorte de con-
tradiction in terminis dans lide dun droit subjectif contrl, en tout
cas une altration profonde du concept ? [italiques dans loriginal]133.
Cest non loin du spectre de lindividualisme outrancier et des affres dune
socit dont lorganisation du travail allait connatre une vritable rvolu-
130 Niklas Luhmann, La thorie de lordre et les droits naturels , en ligne : (2009) 3 Tri-
vium au para 23
131 Jean Carbonnier, Droit civil : Introduction, 27e d, Paris, Presses Universitaires de
France, 2002 la p 323 [Carbonnier, Introduction].
132 Voir Dabin, supra note 22 la p 248. Il labore dailleurs davantage sur une autre par-
ticularit des droits-fonction :
Mais, dans lutilisation des droits-fonction, il est, avons-nous dit, une autre
sorte dillgalit, moins voyante et plus subtile, correspondant plein, sous
sa forme spcifique, au concept de mauvais usage du droit : lhypothse dite
du dtournement de pouvoir. Bien que lexpression tire son origine du droit
administratif, o elle demeure jusqu prsent confine, la notion quelle tra-
duit a une porte absolument gnrale, qui dborde le cadre du droit admi-
nistratif pour stendre toutes les branches du droit, et qui englobe non seu-
lement les actes juridiques, dautorit ou de gestion, mais tous actes quel-
conques, y compris les actes matriels. Il y a dtournement de pouvoir chaque
fois que le titulaire dun droit-fonction met au service dune fin autre que celle
de sa fonction, la marge de libert daction ou de pouvoir discrtionnaire qui
lui est laisse [italiques dans loriginal].
133 Ibid la p 240.
906 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
tion que la thorie de labus de droit est apparue134. Celle-ci tente, en
quelque sorte, de ramener lindividu dans la collectivit ou la collectivit
dans le droit, le responsabiliser de nouveau. Dun tel point de vue,
larme du droit subjectif se retourne contre ses propres disciples : en vou-
lant placer lindividu au premier plan, ils lont en quelque sorte plac hors
de la collectivit. Une nouvelle conception apparat alors pour ramener
lindividu dans la collectivit : le droit-fonction135.
2. Labus et la fonction sociale des droits
Pour Duguit, le social est dans ltat et ne vient pas de lindividu il
mane de la grande masse des esprits 136, crira-t-il. Pour lui, lindividu
a dans la socit une certaine fonction remplir, une fonction que lui in-
dique la rgle de droit137. Dans ce systme, la notion de droit subjectif est
superftatoire. Il ny a que ltat et donc la soumission au droit et aux
pouvoirs publics. Devant une telle proposition, les privatistes se doivent
de rpondre il en va de leur sacerdoce. Car on les interroge sur leurs vi-
sions politiques et sociales. Il ne suffit plus de faire valoir la matrise de
lappareillage juridique dont ils ont la charge. Il faut encore lexpliquer. Le
droit priv nest certes pas dpourvu de dimension sociale ; cest par lui,
rappelons-le, que les institutions essentielles de la socit sont prser-
ves : la proprit, la filiation, le mariage, etc. Mais le juriste de ce dbut
de vingtime sicle est appel faire le point sur sa participation la
construction sociale. Les tenants du droit subjectif doivent rendre compte
de la contribution du droit priv lvolution des rapports sociaux dans
une socit qui surbanise et sindustrialise. Ces droits, dont ils nont cess
de raffiner lexpression, paraffins de maximes latines, ne peuvent plus
tre exposs par la doctrine savante comme on aligne les grands portraits
dans une galerie sans ordre ni thme. Il faut raligner les prrogatives
134 Halprin, supra note 22 la p 195, notera :
En ralit, les magistrats se sont surtout rfrs labus de droit, partir de
1890, sur le terrain des relations entre ouvriers et employeurs. Ils ont parl
de labus de droit pour interprter la loi du 27 dcembre 1890 sur la rupture
unilatrale du contrat de travail dure indtermine et, plus encore, pour
limiter la mise lindex dun ouvrier par un syndicat et le recours la grve
[notes omises].
Voir aussi di Robilant, supra note 19 ; Alexandre Lunel, L’abus de droit et la redfini-
tion des rapports juridiques entre patrons et ouvriers en droit franais (seconde moiti
XIXe premier quart XXe sicle) (2009) 87 : 4 Rev hist dr fr & tran 515.
135 Dabin, supra note 22 la p 19.
136 Tel que cit dans ibid la p 34.
137 Ibid aux pp 28-29.
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 907
individuelles sur les intrts collectifs138. Cest la critique sociale franaise
et, au nom de Josserand, on doit ajouter ceux de Gny, Saleilles et Lam-
bert. Pour cette partie de la doctrine, ltat prend part entire, au nom de
la collectivit, la coordination des intrts.
En raison de lintervention accrue des tribunaux quil implique, labus
de droit fait partie de ces nombreux projets socialisants du dbut du ving-
time sicle. Lindividu demeure certes le point de dpart et le ple essen-
tiel de sa rhtorique normative mais, sous la thmatique gnrale des
droits-fonction, apparat un mouvement tectonique vers la planification et
reconstruction sociale par et travers le droit139. On veut croire la desti-
nation140, la finalit sociale ou conomique des droits selon un prdicat
unique, comme si chacun des droits individuels avait une qualit sociale
stable et connue, que les tribunaux se chargeraient de rappeler. Dans
cette conception, le droit subjectif est ncessairement conditionnel, dans
sa ralisation, son but, ce qui explique la proximit conceptuelle entre
lide de droit-fonction et celle de relativit des droits , dveloppe par
Josserand pour justifier la thorie de labus de droit141.
Lide de droit-fonction sest heurte de nombreuses objections142.
Certaines sen prennent son arrimage politique aux ides socialistes. On
dnonce alors un dirigisme dangereux : les droits seraient sans cesse
138 Voir Franois Ewald, Ltat providence, Paris, Grasset, 1986.
139 Le contrle des droits-fonction repose essentiellement sur la finalit assigne au droit
par le lgislateur. Le critre pour le contrle des droits gostes devient le caractre
immoral de lacte : le titulaire use librement de son droit, sous la seule rserve de nen
pas faire un usage immoral, par mconnaissance de ses devoirs envers Dieu, envers le
prochain, envers soi-mme [italiques dans loriginal] (Dabin, supra note 22 la p 293).
140 Sur le concept de droit de destination en droit dauteur, voir Frdric Pollaud-Dulian,
Le droit de destination : Le sort des exemplaires en droit dauteur, Paris, Librairie gn-
rale de droit et de jurisprudence, 1989.
141 Il est noter que ce langage na pas perdu de son actualit, il a plutt cr dautres mots
pour imprimer nos actes et nos droits des limites souples. Le droit civil moderne fait
une place importante la notion de destination, par exemple. On la retrouve en droit
des biens, mais aussi en droit dauteur en tant que doctrine autonome. Voir les articles
traitant de la coproprit dans le Code civil du Qubec : art 1016, 1026, 1041, 1053,
1056, 1063, 1098, 1102 CcQ. Voir aussi Pollaud-Dulian, supra note 140. Pour une dis-
cussion sur la transposition de la doctrine franaise en droit dauteur canadien, voir
Thberge c Galerie dArt du Petit Champlain inc, 2002 CSC 34 au para 63, [2002] 2 RCS
336 :
Dans la tradition civiliste, et particulirement en France, le droit de repro-
duction a t interprt comme englobant non seulement le droit de faire de
nouveaux exemplaires de luvre (la reproduction au sens strict), mais aussi
ce que les juristes franais appellent le droit de destination . Ce droit con-
fre lauteur ou lartiste le droit de contrler dans une large mesure
lutilisation des copies autorises de son uvre [].
142 Roubier, supra note 14 la p 334.
908 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
soumis un examen a posteriori de validit ou de conformit un idal
collectif. Dautres font valoir que la thorie des droits-fonction oblige de
trop nombreuses distinctions et fait appel des critres trop imprcis,
comme celui du motif lgitime. Cela fera dire Roubier que cette thorie
reste affecte dun fcheux coefficient dinscurit 143. Tous les droits-
prrogative, en effet, ne se prtent pas une lecture finaliste, soit que le
lgislateur lui-mme ne se soit pas exprim clairement, soit quils soient
discrtionnaires ou inconditionns. Le dbat sur labus des liberts est
ainsi particulirement rvlateur. La doctrine voit certes dans les deux
notions une possibilit daction garantie par le droit objectif, mais certains
disqualifient la notion de libert au motif quelle na pas la consistance
technique du droit subjectif144. La libert na pas dautre fonction que
dtre libert. Roubier, en particulier, refusera de les associer, mme sil
affirme avec Josserand que la libert est la souche commune de tous les
droits145. Dautres commentateurs ont not que le droit subjectif mettait
plutt en vidence une relation interindividuelle, alors que la libert sem-
blait tourner vers ou contre la socit ; lun est constitu, lautre indter-
mine. La discussion na videmment dintrt que si lon veut refuser aux
liberts lapplication de labus. Pour Josserand et sa suite, les liberts sont
sujettes tout autant que les autres droits subjectifs labus. Il ny a pas
lieu de les distinguer146. L aussi, labus fait son ouvrage :
Les liberts que nous nous proposons de soumettre lpreuve de
cette pierre de touche sociale que constitue le concept de labus, sont
parmi les plus ncessaires qui florissent dans notre socit moderne,
les unes individuelles, comme la libert de la pense et la libert du
commerce, les autres corporatives, comme le droit de coalition, ou-
vrire ou patronale, et le droit dassociation ; nous allons constater
quelles ne sont point absolues et que les limites objectives qui leur
143 Ibid.
144 Carbonnier, Introduction, supra note 131 au no 162.
145 Roubier, supra note 14. Roubier indique encore que lorsquon oppose la libert aux
droits au sens propre du mot, il sagit dune prrogative qui ouvre son bnficiaire, sil
le dsire, un accs inconditionn aux situations juridiques, qui se placent dans le cadre
de cette libert [italiques dans loriginal] (ibid la p 147). Pour les thoriciens des
droits subjectifs, au moins pour ceux qui se rclament privatistes, ces droits individuels
ne sont pas des droits subjectifs. Voir Georges Ripert et Jean Boulanger, Trait lmen-
taire de droit civil de Planiol, t 2, 4e d, Paris, Librairie gnrale de droit et de jurispru-
dence, 1952 la p 347 [Ripert et Boulanger, Trait lmentaire], les auteurs prcisant
que lon ne peut abuser que dun droit dfini et dlimit et non dune libert daction.
Les droits du particulier, dans une perspective tatiste, appartiennent au fond au droit
public. Cela ne veut pas dire que le titulaire soit sans recours contre lexcs de pouvoir
on apprciera encore une fois la nuance dans le langage , mais seulement que
lindividu ne dispose pas de droit pleinement dfini contre ltat dans les domaines
dintrt public.
146 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 aux pp 214 et s.
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 909
ont t traces par le lgislateur se doublent dune compression
dordre fonctionnel et finaliste qui soppose ce quelles dgnrent
en licences147.
Le style nclipse pas notre avis la faiblesse de largument. La libert
est moins une prrogative dtermine quun principe daction gnral. On
peut se demander alors si labus est ici bien taill pour la contenir148.
Labus se conoit mieux en prsence dun droit dfini. Or, la libert, si
chre et si diverse soit-elle dans ses manifestations, ncarte jamais tota-
lement lexamen dun acte rprhensible excut sous sa prtendue li-
cence. La faute dans un acte plac a priori sous lautorit dune libert suf-
firait engager le rgime de responsabilit civile. La libert dexpression
nexcuse pas, par exemple, la diffamation, qui sapprcie selon les rgles
traditionnelles de la responsabilit civile. En ralit, la reconnaissance de
la relativit intrinsque des liberts et donc lexistence dun principe in-
terprtatif de proportionnalit suffit leur amnagement en cas de con-
flit. De la mme manire, lagencement des liberts individuelles ici
non plus dans un rapport purement de droit priv, mais dans une pers-
pective opposant lindividu ltat seffectue dsormais directement
dans le cadre du droit constitutionnel, qui contient ses propres mca-
nismes de rgulation. Il y a donc, rptons-le, pour lessentiel de ces liber-
ts, des principes de proportionnalit qui tablissent directement la me-
sure du contrle judiciaire de leur ralisation. Dune certaine faon, le
droit constitutionnel donne aux tribunaux ce que Josserand avait voulu
accorder au droit priv partir de sa thorie de labus de droit149. Cest en
cela que ce dernier constitue pour lui un principe de superlgalit150.
Certains droits subjectifs, cette fois-ci conus comme des prrogatives
particulires en common law, la proposition doit tre inverse : il ny a
que des liberts jusqu la cration dun tort, ici point de prrogative
confrent leur titulaire un pouvoir qui semble inflexible, exempt des
contraintes sociales. Il sagit de ce que Josserand appellera [l]es droits
esprit goste 151. Les droits subjectifs altruistes, ou droits causs, ont
quant eux une dsignation sociale claire, gnralement formule dans la
loi, et suivent un dterminisme formel. Ce qui importe, aux fins de notre
tude, est de faire apparatre, en rduction des controverses sur ce point,
la ralit du droit subjectif, car cest lui et lui seul, selon Josserand et son
cole, qui est susceptible de msusage. La doctrine franaise du vingtime
147 Ibid la p 214.
148 Henri Capitant, Sur labus des droits (1928) 27 RTD civ 365 aux pp 371-72. Voir aus-
si Dabin, supra note 22 la p 276.
149 Voir Amselem, supra note 99.
150 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 la p 2.
151 Ibid la p 418.
910 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
sicle sest gnralement entendue pour dire que certains droits sont por-
ts vers un objectif spcifique matrialisant ainsi ses limites. La finalit
particulire du droit apparat ici simplement comme une condition pose
par le lgislateur. Cest par exemple lintrt particulier du mineur dans
le rgime de tutelle du Code civil du Qubec152. Cest propos de ces droits
que Dabin parlera de droits-fonction153. Josserand avait t plus loin : se-
lon lui, lide de droit-fonction valait pour tous les droits. Les deux thses
se suivent donc pour un temps, pour ensuite bifurquer. Pour Dabin, on ne
peut pas concevoir dabus pour les droits-fonction, puisque cette fonction
est une condition matrielle de leur ralisation :
Cest dire que le droit-fonction est essentiellement relatif relatif
la fonction, et que le droit seffondre (sinon ncessairement la comp-
tence du titulaire), chaque fois que le lien avec la fonction est en fait
rompu. En lhypothse du droit-fonction, la notion de relativit des
droits est entirement sa place154.
Dabin reconnat donc lutilit de la thorie de labus, mais en limite
lapplication. Pour lui, les droits-fonction ne peuvent tre constitutifs
dabus : Tout mauvais usage met le titulaire de fonction en marge de son
droit, exactement comme sil avait transgress une disposition formelle de
la loi 155. On ne parlera alors plus simplement ici que dillgalit. Repre-
nant la terminologie de Josserand, il en dduit que seuls les droits
gostes par opposition aux droits altruistes accords dans lintrt
propre de leur titulaire, sans rfrence directe un quelconque comman-
dement extrieur, sont susceptibles dabus.
Pour Josserand, et cela lui vaudra bien des critiques, le principe de
labus est un principe transcendantal et premier, applicable toutes les
disciplines. Il ny a pas lieu de distinguer selon les disciplines ou les ma-
tires. Tous les droits subjectifs, le droit de proprit le premier, sont
droits-fonction. La finalit sociale codifie donc tous les droits, elle en est le
vecteur. Il en est ainsi, crira Josserand,
non seulement pour les prrogatives caractre altruiste, […] mais
aussi, et en dpit des apparences, pour les facults les plus gostes
[] ; elle met les gosmes individuels au service de la communaut
[] ; et puisque chaque gosme concourt au but final, il est de toute
vidence que chacun de nos droits subjectifs doit tre orient et
tendre vers ce but ; chacun deux a sa mission propre remplir, ce
qui revient dire que chacun deux doit se raliser conformment
lesprit de linstitution ; en ralit, et dans une socit organise, les
152 Art 177 et s CcQ.
153 Dabin, supra note 22 la p 241.
154 Ibid.
155 Ibid la p 269.
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 911
prtendus droits subjectifs sont des droits-fonction ; ils doivent de-
meurer dans le plan de la fonction laquelle ils correspondent, sinon
leur titulaire commet un dtournement, un abus de droit ; lacte
abusif est lacte contraire au but de linstitution, son esprit et sa
finalit [notes omises]156.
Des voix slevrent contre cette conception. Car si lon peut se laisser
sduire par la noble ide dun principe directeur, il peut savrer difficile
den prciser la porte. Le principe prudentiel de la norme semble ici di-
rectement affect et avec lui vacille la croyance dans les formes prennes
de la rgle de droit. Comment, en effet, rendre compte de lvolution dans
le temps de la norme, en dterminer lobjet vritable ou dgager le critre
permettant de relever son dtournement ? Josserand avait propos des
guides : lacte sera normal ou abusif selon que son titulaire est anim par
un motif lgitime ou non157. On est ici quelque part la priphrie de la
faute, dans ses faubourgs mal clairs. Si parfois lacte matriel suffit en
lui-mme rvler labus, il faut dans dautres cas examiner la conscience
du titulaire du droit et rechercher le mobile de lacte, ce quoi lensemble
de la doctrine de lpoque rpugne. Cest ainsi que les discussions se sont
concentres sur la place de labus dans la thorie classique de la faute, qui
est, dfaut dun critre stable, un critre connu.
B. Lacte abusif et la faute
Toutes les thories de labus ont tent de situer labus par rapport la
faute. Les thoriciens de la responsabilit civile, souvent rfractaires la
thorie de labus158, ont tent de ly assimiler. Il reste que le traitement de
la faute dans lexercice dun droit oblige de nombreuses contorsions. Jos-
serand distingue les actes illgaux des actes illicites et les actes excessifs
des actes abusifs (1) et tentera en vain de remplacer la faute par la notion
de motif illgitime (2).
156 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 aux pp 394-95.
157 Le thme du motif lgitime est rcurrent dans luvre de Josserand. Voir Louis Josse-
rand, Les mobiles dans les actes juridiques de droit priv : Essais de tlologie juridique,
vol 2, Dalloz, Paris, 1928.
158 Antoine Pirovano, La fonction sociale des droits : Rflexions sur le destin des thories
de Josserand (1972) 12 D Chron 17 la p 17 :
Cest ainsi que les auteurs, dans leur grande majorit, voient dans labus de
droit une pure application des principes gnraux de la responsabilit civile.
Labus serait simplement la faute commise dans lusage des droits. Ainsi re-
plac dans le cadre traditionnel de la faute , le problme ne doit plus in-
quiter personne (citant Henri Mazeaud, Lon Mazeaud et Andr Tunc,
Trait thorique de la responsabilit civile dlictuelle et contractuelle, t 2, 6e
d, Paris, Montchrestien, 1965 au no 580).
912 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
1. Lgalit ou licit dans les travaux de Josserand
Josserand joue sur les deux acceptions bien connues du mot droit, le-
quel se rfre tantt lensemble des rgles sociales, la juricit […], et
tantt une prrogative dtermine 159. Selon lui, on peut ainsi tre tout
la fois dans les limites matrielles de la loi et contrevenir au droit. Pour
rendre compte de la nature particulire de la faute commise dans
lexercice dun droit, il distingue lgalit et licit.
Il faut dj dire quen matire civile, lide de lgalit est particulire-
ment trouble. Elle renvoie aux normes comportementales dont le non-
respect est sanctionn. Plus souvent, cette lgalit apparat en creux, pour
ainsi dire, dans lattente quune faute se rvle. Cest le rgime des obliga-
tions qui en fixe les contours, en rigeant des impratifs que la loi orga-
nise dans llgante mais complexe arborescence de principes et de r-
gimes. Le droit de la responsabilit civile impose rarement des peines, on
le sait ou alors des peines que lon doit qualifier de prives 160 , il ne
cherche pas de coupable : il indemnise plutt la victime de dommages161.
Mais, plus que le dommage, la raison de cette indemnisation est la faute
faute que Planiol et dautres saccordent dfinir comme un manque-
ment une obligation prexistante, cest–dire, dans leur esprit, un acte
contraire la loi162. La notion de faute est le marqueur de lillgalit.
Nombreux sont ceux qui ont dnonc la centralit de la notion en faisant
remarquer que, trs souvent, lobligation de rparer nest pas ou ne de-
vrait pas tre subordonne lexistence dune faute. Le dommage, crira
Starck, se laissa entraner dans le tourbillon de notre vie matrielle et
mcanique, la faute ne ly suivit pas toujours. De plus en plus nombreux
159 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 la p 333. Josserand attribue ainsi les
critiques la pauvret de notre terminologie (ibid). Dans un langage plus fleuri, Jos-
serand crira encore que [l]es droits ne sont pas au-dessus du Droit ; ils doivent
sinsrer dans son cadre, se raliser sous son climat (ibid la p 327).
160 Boris Starck, Essai dune thorie gnrale de la responsabilit civile considre en sa
double fonction de garantie et de peine prive, Paris, Rodstein, 1947. Une nuance se doit
dtre apporte ici, puisque les dommages punitifs sont dsormais accepts en droit ci-
vil.
161 Le droit anglais verra ici un rapport non dobligation, mais de devoir duty, ce qui, au
fond, revient gnralement au mme. Le terme obligation en droit civil doit tre pris
au sens de devoir juridique impos par la loi gnrale.
162 Ripert et Boulanger, Trait lmentaire, supra note 145 la p 347. Voir aussi Roubier,
supra note 14 aux pp 97-98 : [N]ous nprouverons en effet aucun embarras dire quil
y a videmment dans toute faute, lide dun manquement un devoir. Pour quon
puisse reprocher quelquun une faute, il est ncessaire quil se soit conduit autrement
quil laurait d faire [notes omises].
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 913
devinrent les accidents qui ne permirent pas de dcouvrir la faute de
lhomme [italiques dans loriginal]163.
Critique dans son propre milieu, la thorie unitaire de la responsabi-
lit civile fonde sur la faute a d galement esquiver les coups des au-
teurs sur labus. Labus se fait alors compagnon de la thorie des
risques164. Tout comme il peut tre socialement acceptable de rparer un
dommage en raison du risque quune activit prsente, indpendamment
de toute faute, il peut savrer ncessaire de restreindre lautorit qui est
accorde par la loi un individu par le biais dun droit dfini. Cest donc,
en dernier ressort, la porte des droits positivement dfinis par la loi,
comme ceux de proprit ordinaire ou intellectuelle, qui est en cause. Or,
une partie de la doctrine avait refus dappliquer le rgime de la faute
dans ces situations expressment traites par le lgislateur. La thorie de
labus ramne vers elle toutes les discussions sur ce sujet. Porcherot crira
dailleurs que larticle 1382 du Code civil franais, fondement de la res-
ponsabilit civile dlictuelle, ne vise que lexercice de lactivit humaine,
il est tranger lexercice des droits positifs 165. Dans cette vision forma-
liste, larticle 1382 suppose quun acte illgal soit toujours un acte accom-
pli sans droit. Il ne couvrirait donc pas tout le domaine de la responsabili-
t civile, labus tentant de pallier cette lacune. Le dbat est encore
dactualit. En droit qubcois, la question a rcemment t pose par la
Cour suprme : [L]a notion dabus de droit prvue lart. 7 C.c.Q. cor-
respond-elle un rgime de responsabilit civile indpendant des art.
1457 et 1458 C.c.Q. ? 166. La thorie de labus de droit se nourrit donc des
incertitudes de lapplication du cadre gnral de la responsabilit civile
un acte accompli avec une apparente lgitimit. En dautres mots, labus
rsulte dune rflexion particulire sur la nature de la faute civile.
Une telle rflexion forme le terreau dune riche production doctrinale,
soit pour dmontrer les limites ou linutilit de la thorie de labus, soit
163 Starck, supra note 160 la p 7.
164 Josserand dailleurs sera lun des artisans de la modernisation du rgime de la respon-
sabilit civile pour inclure celle du fait des choses inanimes, une responsabilit dcale
de celle fonde sur la faute. Voir Daniel Jutras, Louis and the Mechanical Beast or
Josserands Contribution to Objective Liability in France dans Ken Cooper-
Stephenson et Elaine Gibson, dir, Tort Theory, North York (Ont), Captus, 1993, 317.
165 Porcherot, supra note 3 la p 138. Dabin est galement de cet avis :
Lusage dun droit en conformit avec la loi chappe demble toute qualifi-
cation dillgalit, y compris la qualification de faute, qui nest quune forme
dillgalit. Ceci toutefois ne rsout pas le problme de labus. Ncessaire-
ment exempt de faute, lacte constitutif de lusage dun droit est nanmoins
susceptible dabus [italiques dans loriginal] (Dabin, supra note 22 la p 285).
166 Ciment Saint-Laurent, supra note 20 au para 26.
914 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
pour prciser sa place dans le systme gnral de la responsabilit167. On
notera simplement ici les accusations de Lvy qui, bien que rejetant parce
que selon lui artificielle la thorie de labus, accepte ses prmisses et tient
la dfinition classique de la faute pour inutile et dangereuse 168. Inutile,
crira-t-il, car ce qui fait dun acte quil est accompli, comme lon dit,
sans droit, cest quil porte injustement atteinte au droit dautrui 169.
Dangereuse, car elle a contribu rendre inexplicable et inapplicable
cette thorie de la responsabilit, obliger la jurisprudence la dlibr-
ment violer 170. Pour Lvy, en effet, que lon agisse sans droit (dans
lillgalit) ou dans son droit (dans lillicit), nous sommes tout autant
obligs envers autrui171.
Pour Josserand, le rgime de la responsabilit dlictuelle assoit la
thorie de labus. La faute dans lexercice dun droit, crira-t-il encore, est
une faute sui generis172. Cest ici que ses dtracteurs lattendent. Pour
Planiol, lacte abusif nest autre quun acte commis sans droit173. La posi-
tion de Planiol est parfaitement cohrente avec sa comprhension particu-
lirement statique du champ de la responsabilit extra-contractuelle.
Lobligation que la faute fait apparatre est construite partir des com-
mandements de la loi : elle est toujours un manquement une obligation
lgale de prudence ou de diligence. Josserand ne lentend pas ainsi.
Lobligation na pas tre inscrite expressment dans la loi, elle peut tre
une commande de lesprit des droits. Il entend librer la pense juridique
du carcan du formalisme, de labus de dduction et crer ainsi une nou-
velle gnration dobligations.
Josserand distingue trois types dactes engageant la responsabilit de
leur auteur : les actes illgaux, les actes excessifs et les actes illicites ou
abusifs. Les actes illgaux engagent la responsabilit de celui qui les
commet pour la raison vidente quils sont intrinsquement incorrects.
Cest par exemple un plaideur qui fait appel dune dcision rendue en
dernier ressort 174, crit Josserand. Les dommages qui en rsultent doi-
vent tre rpars sans mme que la victime ait dmontrer la faute : la
responsabilit est apprcie objectivement partir du seul constat de
linfraction. Une contravention la loi constitue une faute civile. Ici, dj,
167 Halprin, supra note 22 aux pp 191 et s.
168 Lvy, Vision socialiste, supra note 101 la p 45.
169 Ibid.
170 Ibid.
171 Ibid la p 48.
172 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 aux pp 364 et s.
173 Ripert et Boulanger, Trait lmentaire, supra note 145 la p 347.
174 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 la p 358.
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 915
certains obstacles apparaissent. Lnonc est vrai en droit franais, mais
non forcment dans les autres juridictions civilistes. Il ne vaut pas en
droit qubcois, o la preuve de la contravention nexonre pas la victime
de dmontrer les lments engageant la responsabilit du contrevenant
au titre du rgime gnral175. Les actes excessifs, quant eux, correspon-
dent dans leur espce aux troubles de voisinage. Lattention du thoricien
se tourne vers le dommage caus : [C]elui qui a cr de tels risques doit
en supporter lincidence : responsabilit sans faute et responsabilit pu-
rement objective 176. Cest par exemple la solution dsormais consacre
par larticle 976 du Code civil du Qubec177. Comme nous le verrons plus
loin, laction laquelle ouvre droit le rgime des troubles de voisinage est
notre avis hors du systme des droits subjectifs et donc de labus et
repose plutt sur un mcanisme de rsolution in concreto des conflits. En-
fin, lacte illicite, que lon doit diffrencier de lacte illgal, est lacte ac-
compli contrairement lesprit de linstitution, la destination de ce droit.
175 Dans Ciment Saint-Laurent, supra note 20 au para 34, la Cour suprme crit :
Il faut encore quune infraction prvue pour un texte de loi constitue aussi
une violation de la norme de comportement de la personne raisonnable au
sens du rgime gnral de responsabilit civile de lart. 1457 C.c.Q. (Union
commerciale Compagnie dassurance c. Gigure, [1996] R.R.A. 286 (C.A.), p.
293). La norme de la faute civile correspond une obligation de moyens. Par
consquent, il sagira de dterminer si une ngligence ou imprudence est sur-
venue, eu gard aux circonstances particulires de chaque geste ou conduite
faisant lobjet dun litige. Cette rgle sapplique lvaluation de la nature et
des consquences dune violation dune norme lgislative.
De plus, il peut paratre difficile de classer les recours civils prvus par les lois spciales
au sein de cette catgorie, ceux prvus pour contrefaon par exemple. Ces recours sont-
ils des actes illgaux au sens o lentend Josserand ? clipsent-ils partiellement ou tota-
lement la responsabilit de droit commun ? Le problme auquel il est fait allusion ici est
celui de lapplication rsiduelle des rgles gnrales de responsabilit civile pour des si-
tuations dj couvertes par une responsabilit spciale ce quen droit civil belge, no-
tamment, on identifie comme leffet rflexe . Voir Pierre-Emmanuel Moyse, Le Club
des cinq et les mystres du droit de la concurrence (2009) 21 : 2 CPI 487.
176 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 la p 361. Josserand traite dailleurs de la
chose, non sans quivoque, puisquil distinguera lacte abusif de lacte excessif, auquel
appartient le trouble de voisinage. Selon lui, la responsabilit du propritaire en sa qua-
lit de voisin sexplique, non par une fausse direction imprime au droit , ce qui est le
propre de labus, mais par lintensit mme du dommage caus (ibid la p 21).
177 Art 976 CcQ. Ciment Saint-Laurent, supra note 20 au para 86 :
Malgr son caractre apparemment absolu, le droit de proprit comporte
nanmoins des limites. Par exemple, lart 976 C.c.Q. tablit une autre limite
au droit de proprit lorsquil dispose que le propritaire dun fonds ne peut
imposer ses voisins de supporter des inconvnients anormaux ou excessifs.
Cette limite encadre le rsultat de lacte accompli par le propritaire plutt
que son comportement. Le droit civil qubcois permet donc de reconnatre,
en matire de troubles de voisinage, un rgime de responsabilit sans faute
fond sur lart. 976 C.c.Q. [].
916 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Cest ici que se range selon Josserand labus de droit. Lacte abusif, cest
lacte abusif n dune mauvaise impulsion 178, celui qui froisse lesprit
des droits. Pour ces actes, le critre de la faute doit tre amnag : il de-
vient alors celui du motif illgitime 179.
2. La faute et le motif illgitime
Pour les civilistes, la faute est le lien naturel partir duquel labus
doit tre ramen dans lorthodoxie civiliste. Or, le caractre unitaire du
rgime de la responsabilit fonde sur la faute sestompe : la faute ne peut
plus contenir tous les actes que la socit rprouve. Alors quune partie de
la doctrine rejette simplement lexistence de labus pour maintenir le
cadre gnral de la responsabilit180, dautres auteurs recommandent un
rgime alternatif celle-ci, situ quelque part la suite du droit dlictuel.
ce sujet, Josserand semble hsiter : il vite la rfrence larticle 1382
du Code civil franais et proclame simplement lannexion de labus au r-
gime gnral de la responsabilit, tout en prcisant que lapprciation de
la faute requiert une analyse particulire, puisque le droit lui-mme lui
fait cran. Cest au stade de la ralisation du droit que la faute doit tre
recherche : la faute, ni totalement objective, ni compltement subjective,
sera constitue selon Josserand ds lors que le motif de la conduite est il-
lgitime. La notion de motif illgitime est ncessairement quivoque
comme celle, moyengeuse, de mauvaise foi. Ainsi, lacte abusif serait fau-
tif sans quil soit ncessaire de constater lillgalit, ou mme le prjudice.
Il existerait une faute dun type nouveau : lacte fautif car socialement non
acceptable. Tentant desquiver les critiques, Josserand explique que
[l]e critre finaliste tir du but, de lesprit des droits, prsente,
comme on le lui a reproch mais dans une moindre mesure, un ca-
ractre abstrait et fugitif qui pourrait soulever de srieuses difficul-
ts dapplication sil ntait heureusement concrtis grce
lutilisation du motif lgitime qui en constitue lexpression sensible et
comme la figuration ; ainsi quon la not, il faut voir dans ce concept
le critre personnel et spcialis de ce critre universel et encore abs-
trait qui est donn par la destination sociale des diffrents droits ;
ou, plus exactement encore, on doit
le considrer comme
lextriorisation de ce critre abstrait, comme sa reprsentation n-
cessaire et infaillible, son mode de rvlation pour chaque prroga-
tive et loccasion de chaque acte accompli par le titulaire : lacte se-
ra normal ou abusif selon quil sexpliquera ou non par un motif lgi-
time qui constitue ainsi la vritable pierre angulaire de toute la
178 Josserand, Lesprit des droits, supra note 2 la p 359.
179 Ibid.
180 Selon un raisonnement diffrent, voir Emmanuel Lvy, Responsabilit et contrat
(1899) 48 Revue critique de lgislation et de jurisprudence 361.
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 917
thorie de labus des droits et comme son prcipit invisible [notes
omises]181.
Tous ne sentendent pas sur la proposition de Josserand. Capitant
admet par exemple que le droit de proprit peut engendrer la responsabi-
lit de son titulaire au sens de larticle 1382 du Code civil franais sil y a
faute par intention intention de nuire ou ngligence, sans tre plus
explicite sur la qualification de la faute. La dfinition de labus privilgie
par Roubier est plus limite galement et sentend plus traditionnelle-
ment dun acte nuisible, cest–dire de lexercice malicieux dun droit pour
lequel le titulaire ne retire aucun avantage personnel srieux 182. La dif-
ficult est bien connue et se conjugue diffremment selon que lon privil-
gie une approche objective ou subjective de la faute. De manire gnrale,
cependant, le droit priv refuse dexaminer de trop prs les intentions et
laisse au droit pnal le soin de gendarmer les esprits. Ce refus se traduit
concrtement soit par ltablissement dun standard de responsabilit
stricte, soit par une attention accrue au prjudice caus. Nombreux
dailleurs sont les rgimes de responsabilit qui vacuent llment inten-
tionnel183. Embarrasss par cette question du mobile dans le droit, cer-
tains civilistes ont prfr se rfrer au dfaut dintrt dans lexercice
prjudiciable dun droit. La notion est tout aussi vague et ne constitue
gure plus quune caractrisation du motif illgitime184.
Lenjeu de ce dbat sur la faute constitutive de labus est considrable
et prend partie les principes mmes de rationalit et de scurit juri-
dique. Les efforts de Josserand visent ainsi objectiviser autant que pos-
sible les mcanismes de son application185. Leffet de lacte donnera le plus
souvent la preuve de labus et rvlera le dpassement, le dtournement
de la rgle. Dans la clbre affaire Clment-Bayard, les actes dispropor-
181 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 aux pp 400-01.
182 Roubier, supra note 14 la p 332.
183 Il en est ainsi en matire de contrefaon des droits de proprit intellectuelle :
lintention de nuire du contrefacteur na pas tre recherche. Larticle 27(3) de la Loi
sur le droit dauteur prvoit par exemple queu gard au recours en importation, le fait
que limportateur savait ou aurait d savoir que limportation de lexemplaire consti-
tuait une violation nest pas pertinent : Loi sur le droit dauteur, LRC 1985, c C-42, art
27(3).
184 ct de trois autres critres : lintention de nuire ou le critre intentionnel, la faute
dans lexcution ou le critre technique et le dtournement du droit de sa fonction so-
ciale ou le critre social ou finaliste. Voir Josserand, De lesprit des droits, supra note 2
la p 366.
185 [J]e suis encore libre duser de mon droit dans toute son tendue, mais je ne peux le
faire qu la condition de poursuivre un but conforme la destination sociale et cono-
mique de ce droit (Porcherot, supra note 3 la p 157).
918 (2012) 57:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
tionns de Coquerel ont tmoign de sa relle intention, de son lucre 186.
Voil le premier mobile illgitime. Cette faute dans lexcution du droit
nest pas seulement la gardienne de la conscience sociale, elle est aussi
garante de sa compatibilit avec la fonction conomique du droit. Lacte
non intentionnel mais nuisible peut ainsi devenir abusif lorsquil est co-
nomiquement mauvais et rprhensible. On sera surpris de cet lan de la
raison avant-gardiste de la pense juridique, qui se dploiera plus compl-
tement dans le droit de la concurrence. Josserand lui-mme la tiendra en
bride. En rsum, il conclut que
la faute non-intentionnelle est prise en considration dans la mesure
o elle dnonce la dviation dun droit par rapport sa finalit, o
elle se confond avec le motif illgitime et sans distinguer daprs sa
gravit intrinsque : il ne suffit pas dexercer nos droits conform-
ment la bonne foi, il faut encore les raliser correctement, pru-
demment, dans le plan de linstitution : il ny a pas seulement la
bonne volont, il y a aussi la manire ; il ny a pas seulement
lintention, mais il y a en outre la technique qui est susceptible
dexercer son influence et de dterminer cette raction juridique qui
a nom : labus du droit187.
Mais il y a plus, la notion de motif lgitime est garante de lvolution du
droit ; elle est llixir contre limplacable fixit des lois. Lesprit des droits,
crit Josserand, est sujet
transformation au cours des ges, et indpendamment de toute in-
tervention du lgislateur ; comme nous lavons dj observ et
comme nous y insisterons nouveau, le mme droit peut changer de
cause et desprit tandis quvoluent les ides et les murs, et tel mo-
tif, jadis justificatif, peut devenir par la suite constitutif, rvlateur
dun abus. Grce cette flexibilit, la notion du motif lgitime et
avec elle, celle de labus constituent des instruments prcieux et
puissants dadaptation du droit au milieu dans lequel et pour lequel
il se ralise, instruments permettant le maintien dinstitutions vieil-
lies qui, sans eux, seraient voues la caducit et la disparition,
comme se trouve conjure, grce eux, toute scission entre le droit
et la morale, entre le prcepte et les ncessits du commerce juri-
dique188.
186 Josserand, De lesprit des droits, supra note 2 la p 376.
187 Ibid la p 387.
188 Ibid la p 407. Ce thme de lvolution du droit est un thme de prdilection pour les
tenants de la mthode scientifique. Les auteurs Duncan Kennedy et Marie-France Bel-
leau ont trs bien su dcrire le projet de Gny et de certains de ses contemporains. Voir
Duncan Kennedy et Marie-Claire Belleau, Franois Gny aux tats-Unis dans
Claude Thomasset, Jacques Vanderlinden et Philippe Jestaz, dir, Franois Gny :
mythe et ralits : 1899-1999, centenaire de mthode dinterprtation et sources en droit
priv positif, essai critique, Montral, Yvon Blais, 2000, 295 aux pp 297-98 [Kennedy et
LABUS DE DROIT : LANTNORME PARTIE 1 919
Malgr les tournures invitantes de ces formules, Josserand peine
convaincre, car il sagit en fin danalyse dapprcier la conduite du sujet,
cest–dire les motifs de lagent, eu gard au but du droit en cause. Dabin
lui adresse une critique virulente, en affirmant refuser de subordonner
lexercice des droits l idal collectif du moment 189. Rejoignant ici ses
condisciples doutre-Manche, Dabin rejette pour inacceptable lide que
lacte dusage puisse tre critiqu soit comme procdant dune intention
mchante, soit comme dfectueux dans lexcution, soit comme inutile,
improductif ou anti-conomique 190. Cest aller trop loin.
phnomnes
des nouveaux
Conclusion de la premire partie
La thorie de labus sintgre dans un ample mouvement de rforme
de la pense juridique. Les rflexions qui sy logent visent dgager le
droit dun cadre structurel pressenti comme trop formaliste, afin dy subs-
tituer un systme plus ouvert aux connaissances nouvellement acquises
dautres sciences. La force synthtique du droit, conu essentiellement
comme un produit de la lgislation, flchit galement de plus en plus sous
limpulsion
par
lindustrialisation. Le droit ne peut plus tre entirement contenu dans la
loi, une leon qui pave dj le chemin aux mouvements pluralistes. Pour
les thoriciens de labus, comme pour les autres rformateurs, ce sont les
tribunaux qui doivent prendre le relais191. Puisque la rgle prtorienne ne
saurait prsenter le mme caractre de prvisibilit que la rgle crite,
leffort de ces derniers fut essentiellement de discourir sur les mthodes
du droit. Cest partir et par la mthode que le principe suprieur de s-
curit juridique192, un principe de justice lmentaire, semble pouvoir tre
prserv. Il ne faut voir dans les dveloppements de cette pense juridique
aucune relle nouveaut, aucun changement de paradigme, mais un veil
progressif aux multiples dimensions et sources du droit. Elle procde fina-
lement dune description naturelle du phnomne normatif le plus l-
sociaux
amens
Belleau, Mythe]. Encore une fois, cest le rle du juge, ct de la doctrine, qui est mis
de lavant.
189 Dabin, supra note 22 la p 291.
190 Ibid la p 292.
191 Voir Kennedy et Belleau, Mythe, supra note 188. Outre les travaux de Gny, on peut
encore citer Heck, Holmes et al : Philipp Von Heck, Die Entstehung der Lex Frisionum,
Stuttgart, Verlag von W Kohlhammer, 1927 ; Oliver Wendell Holmes, The Common
Law, Boston, American Bar Association, 2010 ; Oliver Wendell Holmes, Law in Sci-
ence, and Science in Law (1899) 12 Harv L Rev 7 ; Benjamin N Cardozo, The Paradox-
es of Legal Science, New York, Columbia University Press, 1928.
192 Il sagit dun thme particulirement dvelopp dans Ren Demogue, Notions fonda-
mentales de droit priv : un essai critique, Paris, Rousseau, 1911.
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mentaire : la synchronisation du droit crit au droit prtorien. Cest pour
cela que la thorie de labus demeure encore si pertinente aujourdhui :
elle sinterroge sur le rle donner aux tribunaux dans la cration et
lapplication des droits. Labus est, dans ce cas, une extension particulire
de la lgislation par le prononc judiciaire. Il complte ainsi les modes de
qualification et dinterprtation de lanalyse juridique civiliste. La thorie
de labus est, en dautres termes, une externalit systmatique, un com-
plment au raisonnement dductif. Puisque labus opre partir dun
droit crit, prdfini, il faut examiner comment il agit dans un systme
qui porte une attention plus prononce aux actions et confre ainsi un rle
prpondrant aux tribunaux. Dans la seconde partie de cet article193, nous
nous pencherons non seulement sur la rception de labus en droit qub-
cois, mais galement sur lhypertrophie du droit statutaire dans les do-
maines de common law. Puisque labus apparat comme un appendice la
lgislation, il faut croire quil peut y trouver, comme en droit civil, un ter-
rain conceptuel favorable son dveloppement.
193 Cette seconde partie paraitra dans le prochain numro de la Revue : (2012) 58 : 1 RD
McGill.