Laffaire Chaoulli et le systme de sant du
Qubec : cherchez lerreur, cherchez la raison
Marie-Claude Prmont*
La Cour suprme du Canada a introduit une nouvelle
faon de traiter de la violation des droits de la personne
dans sa dcision controverse de laffaire Chaoulli, ce qui
en fait une dcision pour le moins insolite. La Cour
suprme avait toujours respect la rgle qui veut que la
dcision ou la norme invalide soit la cause, directement ou
par ses effets, de la violation allgue dun droit protg
par la Charte. La dcision Chaoulli ne rpond pas cette
exigence. La violation du droit la vie, la sret et
lintgrit de la personne est souleve par les listes dattente
draisonnables affectant certaines personnes pour obtenir
certains soins. Aucun lien avec la norme juridique invalide
de la prohibition de lassurance prive na t tabli.
Linterprtation de cette dcision exige donc du
juriste une prudence qui dmontre les limites qui sen
dgagent. Dune part, la leve de la prohibition de
lassurance prive ne vaut que pour les mdecins non
participants au rgime public, qui composent moins dun
demi dun pour cent des effectifs mdicaux du Qubec.
Non seulement cette rponse de
la Cour est-elle
notoirement inefficace pour rpondre la problmatique
qui lui tait soumise, mais en plus, cette intervention
judiciaire est mme conditionnelle son inefficacit. En
effet, la leve de la prohibition de lassurance prive est
conditionnelle au maintien du statut du mdecin participant
qui lui interdit toute forme de rmunration prive,
directement du patient ou par une couverture dassurance
prive. Une seule chose se dgage clairement de cette
dcision: le rle des tribunaux sarrte l o la conception
des politiques sociales commence.
The Supreme Court of Canada has introduced a new
approach to human rights violations in its controversial
Chaoulli decision, making it a judgment that is peculiar at
best. The Supreme Court had always respected the rule
requiring that the impugned legal norm be the cause of the
alleged Charter violation, whether directly or by its effects.
The Chaoulli decision does not follow this requirement.
The violation of the right to life, security, and integrity of the
person is raised by unreasonable waiting lists that affect
certain persons in obtaining certain types of care. No link to
the impugned juridical norm prohibiting private insurance
was established.
Interpreting this decision requires a cautious approach that
respects its inherent limits. By lifting the prohibition on
private insurance, the Courts decision only applies to
doctors who do not participate in the public system, and who
make up less than half of one per cent of Quebecs medical
community. Not only is this judicial response notoriously
inefficient as a solution to the problem at hand, but it is
actually conditional upon its inefficiency. Indeed, lifting the
prohibition on private
is contingent upon
maintaining the status of participating doctorsa status that
prohibits any form of private remuneration, either directly
from the patient or from private insurance. One clear point
emerges from this decision: the courts role ends where
social policy begins.
insurance
* Lauteure est professeure et vice-doyenne aux tudes suprieures la Facult de droit de
lUniversit McGill, et membre de lInstitut de droit compar de la mme Facult. Elle remercie tous
les membres du Groupe de rflexion sur le systme de sant du Qubec avec qui elle a eu loccasion
de discuter et de dbattre de linterprtation de la dcision. Le groupe, runissant universitaires
qubcois et professionnels de la sant, a t mis sur pied dans la foule de la dcision de la Cour
suprme dans laffaire Chaoulli. On peut retrouver certains documents produits par les membres du
groupe sur le site web de lInstitut sant et socit de lUQM (
en sant des populations sur lassurance prive pour les discussions fructueuses et les commentaires
utiles sur des versions antrieures.
Marie-Claude Prmont 2006
Mode de rfrence : (2006) 51 R.D. McGill 167
To be cited as: (2006) 51 McGill L.J. 167
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168
I. Quel est ce jugement dont on parle tant ?
[Vol. 51
A. Quelle importance ?
B. Qui sont les demandeurs ?
C. Quont-ils demand au tribunal ?
D. La dcision de la Cour suprieure du Qubec
E. La dcision de la Cour dappel du Qubec
F. La dcision de la Cour suprme du Canada
1. Lopinion de la juge Deschamps reposant sur la Charte
qubcoise, dont seule la conclusion fait lobjet dune
majorit de quatre juges
2. Lopinion de trois juges reposant sur la Charte canadienne
3. Lopinion de trois juges dissidents
II. Cherchez lerreur
A. Une particularit insolite
B. Un feu rouge brl par la Cour : labsence du lien causal
1. La norme est la cause directe de latteinte
2. Les effets de la norme conteste sont la cause de
latteinte
III. Cherchez la raison
A. Absence de comptence dans la conception des politiques
sociales
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B. Quont obtenu les requrants du recours judiciaire ?
C. Les dlais dattente draisonnables : la condition
inextricablement rattache lintervention de la Cour suprme
191
D. La leve de linterdiction de lassurance prive : simple exutoire 193
195
Conclusion
2006] M.-C. PREMONT LAFFAIRE CHAOULLI ET LE SYSTEME DE SANTE 169
I. Quel est ce jugement dont on parle tant?
A. Quelle importance?
Le 9 juin 2005, la Cour suprme du Canada a rendu un jugement qui a fait couler
beaucoup dencre et qui alimente les spculations quant lavenir du systme de
sant au Qubec et au Canada1. Le jugement remet en cause les deux dispositions
lgislatives qubcoises qui interdisent la vente de lassurance prive pour des
services couverts dans le cadre des rgimes publics dassurance hospitalisation2 et
dassurance maladie3 du Qubec. Le rgime dassurance hospitalisation est entr en
vigueur en 1961 et couvre tous les frais dhospitalisation, lexception de laccs aux
chambres prives qui, lorsquelles sont disponibles, sont accessibles aux personnes
prtes en payer le prix ou celles qui disposent dune assurance prive qui en
couvre le cot4. Le rgime dassurance maladie, quant lui, a t adopt moins de dix
ans plus tard, et est entr en vigueur le 1er novembre 1970. Il couvre le cot des
services mdicaux pour lensemble de la population et certains autres services pour
des clientles particulires.
Le jugement Chaoulli c. Qubec (P.G.)5 est susceptible de jouer un rle majeur
pour lavenir du systme de sant au Qubec et au Canada. Les interprtations
vhicules par diffrentes personnes, diffrents organismes ou divers courants
1 Un sommaire pour le Qubec des interventions dans les mdias est prsent dans le rapport:
Mireille Tremblay, Pour ou contre le priv en sant: Quen dit-on?, Analyse de la position des
groupes dacteurs sur la place du priv en sant au Qubec et sur les suites donner au jugement
Chaoulli (7 fvrier 2006) la p. 19, en ligne : Institut du Nouveau Monde
publication au Canada anglais : Colleen M. Flood, Kent Roach et Lorne Sossin, dir., Access to Care,
Access to Justice, Toronto, University of Toronto Press, 2005.
2 Lart. 11 de la Loi sur lassurance hospitalisation, L.R.Q. c. A-28, qui a t invalid se lit comme
suit : Nul ne doit faire ou renouveler un contrat ou effectuer un paiement en vertu dun contrat par
lequel a) un service hospitalier compris dans les services assurs doit tre fourni un rsident ou le
cot doit lui en tre rembours ; b) lhospitalisation dun rsident est la condition du paiement ; ou c)
le paiement dpend de la dure du sjour dun rsident comme patient dans une installation maintenue
par un tablissement vis […].
3 Lart. 15 de la Loi sur lassurance maladie, L.R.Q. c. A-29, qui a t invalid se lit comme suit :
Nul ne doit faire ou renouveler un contrat dassurance ou effectuer un paiement en vertu dun contrat
dassurance par lequel un service assur est fourni ou le cot dun tel service est pay une personne
qui rside ou qui sjourne au Qubec ou une autre personne pour son compte, en totalit ou en
partie….
4 La pnurie de chambres prives dans certains hpitaux du Qubec, dnonce notamment par M.
Jacques Parizeau, est trangre aux dispositions ici en cause, puisque rien ninterdit que ces
quipements ou services ne soient financs par une assurance prive : voir Jacques Parizeau, Le
Qubec doit saffranchir de ses dogmes dans Antoine Robitaille et Michel Venne, dir., LAnnuaire du
Qubec 2006, Qubec, Fides, 2005, 31 aux pp. 35-36.
5 [2005] 1 R.C.S. 791, 254 D.L.R. (4e) 577, 2005 CSC 35 [Chaoulli avec renvois aux R.C.S.].
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170
politiques de la socit qubcoise et canadienne varient beaucoup. droite du
spectre politique canadien, on y voit une opportunit pour promouvoir des
changements importants aux principes fondamentaux de solidarit des rgimes
publics de sant du Canada, en faveur dune privatisation de certains services et de
lintroduction dun systme de sant deux vitesses6. lautre extrmit, certaines
organisations voient dans le jugement Chaoulli une indication que le droit aux
services de sant publics fait partie de la palette des droits constitutionnels de tous les
citoyens du pays7. Ils y voient alors une opportunit dexiger le renforcement du
systme de sant public8.
La raction politique ce jugement, dans un sens ou dans lautre, revt donc une
importance capitale pour lavenir de nos systmes de sant. Tous les yeux sont pour
lheure rivs sur le Qubec dont le gouvernement libral a rendu public le 16 fvrier
2006 son livre blanc nonant les propositions de rponse la dcision, qui seront
soumises pour tude en Commission parlementaire9.
B. Qui sont les demandeurs10?
Les deux demandeurs de laffaire Chaoulli sont le mdecin Jacques Chaoulli et le
patient George Zeliotis. Le Dr Chaoulli nest pas le mdecin du patient Zeliotis et
leurs demandes, qui prsentent une similitude des conclusions recherches, ont t
jointes par la procdure judiciaire pour des raisons stratgiques.
Le Dr Jacques Chaoulli, form en France, a obtenu son droit de pratique au
Qubec en 1986. Comme tout nouveau mdecin, son accrditation administrative est
jointe une obligation de pratique en rgion pendant les trois premires annes, soit
6 Pour un exemple frappant de cette vision, voir par exemple le documentaire Medicare
Schemedicare de Robert Duncan, diffus deux reprises la tlvision anglaise de Radio-Canada
pendant la campagne lectorale canadienne : (8 et 12 dcembre 2005) sur The Passionate Eye, CBC
Television, Toronto, CBC Television Archives.
7 Voir Chaoulli, supra note 5 au para. 104 o on peut par ailleurs souligner que les trois juges
McLachlin, Major et Bastarache crivent au paragraphe 104 : La Charte ne confre aucun droit
constitutionnel distinct des soins de sant.
8 Voir par exemple lintervention, suite au jugement de la Cour suprme du 9 juin 2005, du Charter
Committee on Poverty Issues and The Canadian Health Coalition au moment de la requte du
Procureur gnral du Qubec pour nouvelle audition partielle de lappel devant la Cour suprme :
Martha Jackman et Vincent Calderhead, mmoire de lintervenant (11 juillet 2005), en ligne: Canadian
Health Coalition
9 Ministre de la Sant et des Services sociaux (Qubec), Garantir laccs : un dfi dquit,
defficience et de qualit (16 fvrier 2006) la p. 63, en ligne : Ministre de la Sant et des Services
sociaux
10 Les faits ici rapports sont tirs de la description des faits que donne la juge de la Cour suprieure
du Qubec : Chaoulli c. Qubec (P.G.), [2000] R.J.Q. 786 la p. 792 et s. (C.S.) [Chaoulli (C.S.)],
ainsi que du jugement rendu dans un autre litige opposant le Dr Chaoulli au Conseil darbitrage prvu
par lart. 54 de la Loi sur lassurance-maladie, supra note 3 : Chaoulli c. Conseil darbitrage (23 juin
2003), Montral 500-05-075518-025, REJB 2003-44829 (C.S.) [Conseil darbitrage].
2006] M.-C. PREMONT LAFFAIRE CHAOULLI ET LE SYSTEME DE SANTE 171
de 1986 1989. Aprs deux annes en rgion, il revient Montral. En raction la
rgle administrative qui lui interdit de facturer la Rgie de lassurance-maladie du
Qubec (RAMQ) au plein tarif pour un an, il tente de mettre sur pied un service de
consultation domicile sur la Rive-Sud de Montral. De plus, comme tout mdecin
omnipraticien ayant moins de dix annes de pratique, le Dr Chaoulli est soumis aux
articles 360 et suivants de la Loi sur les services de sant et les services sociaux11 qui
lui permettent dadhrer lentente signe entre le ministre de la Sant et des
Services sociaux et la Fdration des mdecins omnipraticiens du Qubec
(FMOQ). Le Dr Chaoulli nobtient pas la reconnaissance de son service auprs de
la Rgie rgionale de la Rive-Sud et, puisque ses services domicile ne sont pas
reconnus selon les termes de lentente rgulirement conclue avec la FMOQ
concernant les activits particulires, il sest vu imposer en 1996 une pnalit de plus
de 12000$, pour sa pratique non conforme aux rgles administratives du rgime12. Il
sengage dans une campagne mdiatique afin de recevoir une accrditation des
autorits administratives, avec une manifestation devant lAssemble nationale du
Qubec, suivie dune rencontre avec le ministre de la Sant et des Services sociaux de
lpoque. Il entreprend une grve de la faim qui durera trois semaines, avec un
intervalle o il doit tre rhydrat lhpital.
Il cesse sa grve de la faim et dcide de prendre le statut de mdecin non
participant pour pouvoir offrir des services domicile qui seront pays directement
par les patients qui y feraient appel. Il opre un vhicule durgence avec gyrophares et
sirne malgr le fait que les pouvoirs publics refusent de lui mettre le permis requis.
Rien pourtant nempche le Dr Chaoulli de maintenir ses services domicile comme
mdecin non participant. Il fait deux observations, au fil de ses visites : que ses
patients ne sont pas assez nombreux pour assurer la rentabilit de son entreprise, mais
aussi quils sont plutt bien nantis. Il tentera galement dobtenir les autorisations
pour mettre sur pied un hpital priv but non lucratif. Il sadresse dabord au
ministre de la Sant fdral qui dcline comptence, puis la Rgie rgionale qui
refuse sa demande en mars 1998. En juillet 1998, il sinscrit nouveau la RAMQ et
reprend le statut de mdecin participant en pratiquant dans une clinique sans rendez-
vous.
Il entreprend peu aprs les procdures judiciaires qui ont men au jugement en
cause. Le Dr Chaoulli a longuement expliqu devant la Cour suprieure ce quil
appelle les tapes de son combat contre lassurance sant publique quil croit
11 L.R.Q. c. S-4.2.
12 Le Dr Chaoulli sengage galement dans de longs conflits administratifs avec la RAMQ, le
Procureur gnral du Qubec, le ministre de la Sant et des Services sociaux et la Fdration des
mdecins omnipraticiens du Qubec. Le Dr Chaoulli mne certains de ces litiges en rvision judicaire
jusqu la Cour suprme qui rejette, le 22 fvrier 2002, trois requtes pour permission dappel dans
trois dossiers (Chaoulli c. Qubec (Ministre de la Sant et des Services sociaux), [2001] 1 R.C.S. viii ;
Chaoulli c. Rgie de lassurance maladie du Qubec, [2001] 1 R.C.S. viii ; Chaoulli c. Qubec (P.G.),
[2001] 1 R.C.S. viii). Une autre tentative de rvision judiciaire de dcision arbitrale sera rejete le 23
juin 2003 par la Cour suprieure du Qubec : Conseil darbitrage, supra note 10.
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inspire par la pense marxiste-lniniste, populaire vers le milieu du XXe sicle13.
Le Dr Jacques Chaoulli est aujourdhui Attach de recherche senior lInstitut
conomique de Montral.
M. George Zeliotis est un patient g de soixante-sept ans au moment du
jugement rendu en Cour suprieure en fvrier 2000. Ses multiples problmes de sant
donnent lieu de nombreuses consultations auprs domnipraticiens et de
spcialistes : des problmes de hanche, suivis dune chute sur lpaule et dune
opration pour une hernie. Il subira deux oprations la hanche, et se plaint des
dlais.
Il est important de noter que ce ne sont pas les conditions personnelles des deux
requrants qui leur ont permis dobtenir la reconnaissance de leur intrt juridique
devant les tribunaux. En effet, ni le Dr Chaoulli, ni le patient Zeliotis nont pu
convaincre les tribunaux que leur situation personnelle leur permettait de se plaindre
de lacunes allgues du systme public de sant. La juge Pich a fait les observations
suivantes, qui nont pas t contredites par les tribunaux dappel. Au sujet du Dr
Chaoulli, elle crit :
Dr Chaoulli na jamais tmoign non plus leffet quil avait reu des soins
inadquats ou que le systme navait pas rpondu ses besoins personnels de
sant. Il a des pnalits importantes encore en jeu avec la Rgie de lassurance-
maladie du Qubec. Il a t dsengag [sic14], est revenu dans le systme
public, nest toujours pas satisfait. Tout ceci amne le Tribunal se poser des
questions sur les vritables motivations du Dr Chaoulli dans le prsent dbat.
On ne peut qutre frapp par les contradictions dans le tmoignage et
limpression que le Dr Chaoulli sest embarqu dans une croisade dont les
enjeux lui chappent aujourdhui15.
Concernant le patient Zeliotis, la juge conclut :
La vrit est que, compte tenu de ses empchements mdicaux personnels, du
fait quil souffrait dj de dpression, de ses indcisions et plaintes non fondes
bien des gards, on peut difficilement conclure que cest le non-accs aux
services publics de sant qui a t la cause des dlais encourus et, en fait, on
peut mme sinterroger sur les reproches formuls quant aux dlais par M.
Zeliotis. Cest lui, au dbut, qui veut une seconde opinion, cest son chirurgien
qui hsite cause de ses problmes, etc. Ainsi, sa plainte au directeur des
services professionnels de lhpital Royal Victoria […] nest pas corrobore. Un
interrogatoire hors cour fait dans le cadre dun autre litige laisse perplexe, M.
Zeliotis disant avoir une trs bonne sant16.
Mme si les circonstances personnelles des deux demandeurs ne leur
permettaient pas dappuyer leur demande, la Cour suprieure a reconnu que les
13 Chaoulli (C.S.), supra note 10 la p. 811.
14 Il sagit ici dune erreur. On devrait plutt lire non participant, selon la terminologie de la Loi
sur lassurance maladie.
15 Chaoulli (C.S.), supra note 10 la p. 795.
16 Ibid. la p. 793.
2006] M.-C. PREMONT LAFFAIRE CHAOULLI ET LE SYSTEME DE SANTE 173
demandeurs disposaient de lintrt juridique, au sens large, pour intenter les
procdures. Cette position sera confirme par la Cour dappel du Qubec et la Cour
suprme du Canada.
C. Quont-ils demand au tribunal?
Les requrants demandent la Cour de prononcer linvalidit de linterdiction des
contrats dassurance prive pour les services hospitaliers et les services mdicaux,
que lon retrouve respectivement larticle 11 de la Loi sur lassurance-
hospitalisation17 et larticle 15 de la Loi sur lassurance maladie18, parce quelle
serait contraire aux droits individuels protgs par les chartes qubcoise19 et
canadienne20 des droits et liberts21.
D. La dcision de la Cour suprieure du Qubec
La juge Pich de la Cour suprieure du Qubec a rendu son jugement le 25
fvrier 2000, suite au procs tenu en 1999. Elle reconnat aux requrants un intrt
juridique au sens large22. Elle accepte que linterdiction de lassurance prive pour
les services publics de sant puisse parfois reprsenter une menace datteinte
potentielle et imminente au droit la vie, la libert et la scurit, protg par
larticle 7 de la Charte canadienne23. Elle conclut par contre que cette atteinte est
conforme aux principes de justice fondamentale24. En effet, elle estime que ce sont
des textes lgislatifs qui visent encourager la sant globale de tous les Qubcois
sans discrimination sur la base de la situation conomique de ceux-ci [, et quil] sagit
dune intervention gouvernementale visant promouvoir le bien-tre de sa population
en entier [italiques omises]25. Elle ajoute : Le gouvernement qubcois a adopt les
articles 15 [de la Loi sur lassurance maladie] et 11 [de la Loi sur lassurance
17 L.R.Q. c. A-28.
18 L.R.Q. c. A-29.
19 Charte des droits et liberts de la personne, L.R.Q. c. C-12 [Charte qubcoise].
20 Charte canadienne des droits et liberts, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant
lannexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 [Charte canadienne].
21 Les requrants ont galement plaid dautres motifs de lordre du partage des comptences entre
le fdral et les provinces qui ne seront pas discuts ici.
22 Chaoulli (C.S.), supra note 10 la p. 793.
23 Ibid. aux pp. 822-23.
24 Les deux chartes des droits et liberts qui sappliquent au Qubec, la Charte canadienne et la
Charte qubcoise, prsentent, chacune sa faon, une structure qui intgre la recherche du difficile
quilibre entre le respect des droits individuels et le respect des valeurs dmocratiques (souvent
collectives) des socits contemporaines. Ainsi, lorsquune violation un droit individuel est reconnue
par le tribunal, les pouvoirs publics peuvent alors dmontrer que cette violation se justifie, puisquelle
respecterait la Charte en tant conforme ces autres principes. Cette recherche dquilibre est motive
par le respect d aux rles distincts du pouvoir lgislatif et du pouvoir judiciaire lintrieur de la
dmocratie.
25 Chaoulli (C.S.), supra note 10 la p. 827.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
174
hospitalisation] pour garantir que la quasi-totalit des ressources en sant existant au
Qubec soient la disposition de lensemble de la population qubcoise [italiques
omises]26. Elle rejette donc la requte de Chaoulli et Zeliotis.
[Vol. 51
E. La dcision de la Cour dappel du Qubec
Les requrants ont port appel de la dcision de la Cour suprieure devant la
Cour dappel du Qubec, dont la formation tait compose des juges Brossard,
Delisle et Forget. Dans son jugement du 22 avril 200227, le plus haut tribunal du
Qubec a rejet de faon unanime lappel des requrants Chaoulli et Zeliotis.
Le juge Delisle est davis que larticle 7 de la Charte canadienne qui protge le
droit la vie, la libert et la scurit ne trouve pas application28. son avis, le droit en
cause est un droit conomique de conclure un contrat dassurance prive29. Ce type de
droit nest pas protg par la Charte canadienne. Les juges Forget et Brossard sont
daccord avec la conclusion du juge Delisle de rejeter le pourvoi, mais pour des
motifs diffrents. Contrairement au juge Delisle, ils sont davis que le droit en cause
nest pas un droit purement conomique30. Linterdiction de lassurance prive, dans
le contexte des longs dlais dattente allgus, pourrait mettre en jeu les droits
protgs par la Charte canadienne. linstar de la Cour suprieure, le juge Forget
estime que cette atteinte est par ailleurs conforme aux principes de justice
fondamentale pendant que le juge Brossard na pas se prononcer sur la question
pour rejeter le pourvoi31.
F. La dcision de la Cour suprme du Canada
La Cour suprme a accept le 8 mai 2003 dentendre lappel des deux requrants
suite la prsentation dune requte pour permission de faire appel32. La Cour a
entendu la cause le 8 juin 2004 et a rendu jugement le 9 juin 2005, dans une dcision
partage o quatre juges contre trois ont accueilli la demande des requrants Chaoulli
et Zeliotis33.
Le jugement de la Cour suprme prsente une complexit quil est important de
souligner. La majorit qui sen dgage ne vise que la conclusion de lincompatibilit
de linterdiction de lassurance prive au regard de la Charte qubcoise, et non pas
les motifs. Quant la Charte canadienne, aucune conclusion ni opinion majoritaire ne
26 Ibid.
27 Chaoulli c. Qubec (P.G.), [2002] R.J.Q. 1205 [Chaoulli (C.A.)].
28 Ibid. au para. 24.
29 Ibid. au para. 25.
30 Ibid. aux paras. 54, 67.
31 Ibid. aux pp. 1214-15.
32 Chaoulli c. Qubec (P.G.), [2003] 1 R.C.S. vii.
33 Voir Chaoulli, supra note 5.
2006] M.-C. PREMONT LAFFAIRE CHAOULLI ET LE SYSTEME DE SANTE 175
peut tre dgage, puisque les six juges qui se sont prononcs sur la question se
divisent en deux parts gales, avec des opinions diamtralement opposes.
La juge Deschamps rdige la seule opinion concernant la Charte qubcoise, et
elle est appuye dans sa conclusion par trois autres juges (la juge en chef McLachlin
ainsi que les juges Major et Bastarache). Nous allons rsumer les trois opinions
fournies par la Cour en commenant par celle formule par la juge Deschamps,
puisquil sagit de la seule qui permet ventuellement de dgager une autorit de cette
dcision.
1. Lopinion de
la
la Charte
qubcoise, dont seule la conclusion fait lobjet dune majorit de
quatre juges
juge Deschamps reposant sur
Quatre juges sur sept concluent lincompatibilit des mesures contestes au
regard de la Charte qubcoise. La juge Deschamps pose la question de la
justification de linterdiction de lassurance prive afin de prserver le rgime public.
Elle conclut que la prohibition de lassurance prive porte atteinte lintgrit de la
personne au sens de larticle 1 de la Charte qubcoise34, et quelle nest pas justifie
par le respect des valeurs dmocratiques, de lordre public ou par le bien-tre gnral
des citoyens du Qubec, au sens de larticle 9.135.
La juge Deschamps carte certains moyens soulevs par les requrants, comme
labsence de comptence de la part du Parlement qubcois pour adopter une
interdiction dassurance prive ou le rattachement de linterdiction une comptence
dordre criminel. Elle confirme la comptence des provinces pour lgifrer dans le
domaine de la sant et prvoir des mesures pour protger le systme public de sant
mis en place, dont la rgle de linterdiction de lassurance prive36. Elle est cependant
critique quant la mesure dinterdiction de lassurance prive, dans le contexte o les
listes dattente peuvent porter atteinte au droit lintgrit des personnes.
Elle conclut dabord que linterdiction de lassurance contrevient aux droits
protgs par larticle 1 de la Charte qubcoise37. Elle procde alors lanalyse de la
justification de la mesure, au regard de larticle 9.138. Pour ce faire, elle utilise le test
en deux temps dvelopp au cours des dernires dcennies par la Cour suprme39. La
premire partie du test exige que les pouvoirs publics dmontrent que lobjectif de la
mesure conteste est urgent et rel. La juge conclut sur cet aspect que le
gouvernement du Qubec a dmontr que lobjet de la mesure est de prserver le
34 Chaoulli, ibid. au para. 45.
35 Ibid. au para. 100.
36 Ibid. au para. 23.
37 Ibid. au para. 45.
38 Ibid. au para. 46 et s.
39 Le test connu sous le nom de larrt Oakes, tel que modifi ou prcis par des dcisions
postrieures : voir R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, 26 D.L.R. (4e) 200.
[Vol. 51
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
176
rgime public et que cet objet est rel et pressant40. Cette premire tape accepte, le
Qubec est alors soumis la deuxime partie du test qui comprend trois volets de
dmonstration : tablir un lien rationnel entre lobjectif poursuivi et la mesure,
montrer que latteinte est minimale et, enfin, que les effets de la mesure sont
proportionnels ses objectifs. Si un de ces volets mne une conclusion ngative, la
mesure ne peut se justifier et linterdiction doit tre dclare incompatible la Charte
canadienne.
Selon la juge Deschamps, le gouvernement du Qubec a dmontr que
linterdiction de lassurance prive avait un lien rationnel avec lobjectif de protection
du rgime public et donc, rencontre les exigences du premier volet41. Par contre, elle
estime que le test choue au deuxime volet du caractre minimal de la mesure42. Elle
propose dabord une revue sommaire des mesures de protection du rgime public,
adoptes au Qubec, dans les autres provinces canadiennes et mme dans dautres
pays de
lOrganisation de coopration et de dveloppement conomiques
(OCDE)43. ce chapitre, elle conclut que le Qubec dispose dautres moyens
moins prohibitifs que linterdiction de lassurance, comme linterdiction, dj
instaure au Qubec, aux mdecins dtre rmunrs la fois par des fonds publics et
privs, cest–dire la prohibition de la pratique mdicale mixte ou hybride44. Elle
relve galement un deuxime moyen dont certaines provinces canadiennes font dj
usage, soit la parit tarifaire entre les mdecins qui participent au rgime public et
ceux qui en sont exclus45. Elle observe que ce ne sont pas toutes les provinces
canadiennes qui ont adopt la mesure de linterdiction de lassurance prive (elle cite
comme exemple le cas de la Nouvelle-cosse), tout en reconnaissant par ailleurs que
la mesure peut tre utile pour protger le systme public46. Le rgime public de sant
nest en pril dans aucune province canadienne, y compris dans celles qui nont pas
interdit lassurance prive pour les soins couverts par le rgime public47. Elle conclut
donc que linterdiction de lassurance prive nest pas essentielle pour protger le
rgime public, ou encore, que latteinte aux droits dont cette mesure est la cause ne
rencontre pas le test du caractre minimal de latteinte.
Mme si largument principal de la juge Deschamps sappuie sur la situation
canadienne, elle aborde galement la situation dans dautres pays de lOCDE. Elle
cite des pays qui nont pas adopt dinterdiction dassurance prive pour les services
couverts par leur rgime public48. Selon elle, cette situation ne met pas en pril ces
rgimes publics. Elle donne notamment les exemples du Royaume-Uni et de la
40 Chaoulli, supra note 5 au para. 56.
41 Ibid. au para. 58.
42 Ibid. au para. 74.
43 Ibid. au para. 66 et s.
44 Ibid. au para. 66.
45 Ibid. au para. 71.
46 Ibid. aux paras. 71-74.
47 Ibid. au para. 74.
48 Ibid. aux paras. 77-84.
2006] M.-C. PREMONT LAFFAIRE CHAOULLI ET LE SYSTEME DE SANTE 177
Nouvelle-Zlande, mais aussi de lAutriche, de lAllemagne, des Pays-Bas et de la
Sude. Elle soulve la difficult de procder des comparaisons entre des systmes
de sant dont la structure est foncirement diffrente, mais souligne que tous les cas
relevs hors du pays arrivent galement protger leur systme de sant public
laide de mesures diffrentes de celle de linterdiction de lassurance prive pour les
soins hospitaliers et les soins fournis par les mdecins. Elle relve la rglementation
des tarifs que peuvent exiger les mdecins des patients privs, ou linterdiction de la
pratique mixte (comme par exemple en Sude), pour conclure encore une fois que les
pouvoirs publics disposent dune gamme de mesures moins draconiennes, et moins
attentatoires que linterdiction de lassurance prive49. Ce constat est utilis pour
appuyer sa conclusion voulant que linterdiction de lassurance prive nest ni
ncessaire ni essentielle, puisque, dans tous les cas, dautres mcanismes de
protection des rgimes publics sont disponibles.
Le rsultat ngatif de ce volet du test lui pargne toute discussion quant au
troisime volet et la mne directement au dispositif du jugement qui dclare
linterdiction de lassurance prive pour les services hospitaliers et mdicaux au
Qubec incompatible aux dispositions de la Charte qubcoise.
2. Lopinion de trois juges reposant sur la Charte canadienne
La juge en chef McLachlin et le juge Major rdigent une opinion distincte,
laquelle souscrit le juge Bastarache. Les trois juges se disent en accord avec la
conclusion laquelle arrive la juge Deschamps dans son analyse de la question en
fonction de la Charte qubcoise50. Ils noncent par la suite une opinion quant la
Charte canadienne o le reproche formul lendroit de la mesure lgislative de
linterdiction de lassurance est beaucoup plus radical que celui exprim par la juge
Deschamps. Ceci explique sans doute pourquoi ils prcisent tre en accord avec la
conclusion de leur collgue Deschamps quant la Charte qubcoise. Il faut ainsi
poser lhypothse quils ne sont pas ncessairement daccord avec lensemble de ses
motifs.
Selon ces trois juges, une analyse en vertu de la Charte canadienne est plus
exigeante que la mme demande en vertu de la Charte qubcoise, puisquelle
requiert dans un premier temps de dmontrer non seulement quun droit de cette
charte est enfreint mais, en plus, que latteinte nest pas conforme aux principes de
justice fondamentale51. Il est utile de prciser tout de suite que les trois juges
dissidents expliquent pourquoi ils ne sont pas daccord avec cette analyse qui conclut
que la Charte canadienne est plus exigeante envers les demandeurs. Ils estiment
49 Ibid. au para. 83.
50 Ibid. au para. 102.
51 Ibid. au para. 126 et s.
[Vol. 51
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
178
plutt quune analyse en vertu de la Charte qubcoise nest pas moins exigeante
pour qui conteste la validit dune disposition lgislative52.
Pour revenir lopinion exprime par les trois juges qui participent la dcision
majoritaire, seulement lorsque la preuve des deux lments est accepte, les pouvoirs
publics pourraient-ils tenter de justifier la mesure conteste la lumire du test
similaire celui nonc et utilis par la juge Deschamps pour la Charte qubcoise,
visant dmontrer que les limites sont raisonnables et peuvent se justifier dans le
cadre dune socit libre et dmocratique. Les trois juges qui traitent de la Charte
canadienne ont conclu que la mesure conteste est arbitraire, cest–dire quelle na
aucun lien ou est incompatible avec lobjectif de la protection du rgime public53.
Une telle conclusion quivaut, selon eux, une violation des principes de justice
fondamentale54. Ils poursuivent
leur raisonnement en soulignant quil est
pratiquement impossible pour une mesure arbitraire de se justifier dans le cadre dune
socit libre et dmocratique au sens de larticle 1 de la Charte canadienne55.
Effectivement, ils arrivent sans difficult conclure que la mesure ne peut se justifier
au regard de la Charte canadienne.
3. Lopinion des trois juges dissidents
Les juges Binnie et LeBel rdigent une longue dissidence laquelle souscrit
galement le juge Fish. Les trois juges dissidents estiment globalement que la
question pose par les requrants nen est pas une qui devrait tre tranche par les
tribunaux. Mme si la question est justiciable, selon le jargon juridique, puisquelle
pose limportante question de la violation de droits protgs par les chartes, les
tribunaux doivent respecter le rle des autres pouvoirs56. Le pouvoir judiciaire doit
faire preuve de rserve lorsquil sagit de remettre en cause la structure complexe
dun programme social aussi important que celui du systme de sant du Qubec. Ils
expliquent en dtail pourquoi ils en viennent cette conclusion, tant en vertu de la
Charte qubcoise quen vertu de la Charte canadienne.
Afin dappuyer leur demande en vertu de la Charte canadienne, les demandeurs
devaient notamment identifier un principe de justice fondamentale viol par la mesure
conteste. Un principe de justice fondamentale doit tre prcis, fonctionnel et faire
lobjet dun large consensus de la socit. Le principe dun accs dans un dlai
raisonnable des soins de sant de qualit raisonnable na pas de caractre juridique
et aucun consensus nexiste quant sa dfinition ou la faon de latteindre, selon les
trois juges57. Il ny a donc pas de violation de larticle 7 de la Charte canadienne58.
52 Ibid. aux paras. 269, 273.
53 Ibid. au para. 129 et s. (en particulier aux paras. 149, 152).
54 Ibid. au para. 129.
55 Ibid. au para. 155.
56 Ibid. aux paras. 161, 164, 166-67.
57 Ibid. au para. 209 et s.
2006] M.-C. PREMONT LAFFAIRE CHAOULLI ET LE SYSTEME DE SANTE 179
Quant la Charte qubcoise, les trois juges de la dissidence noncent leurs
conclusions quant chacun des autres volets de lanalyse, dont la plupart sont
galement applicables la Charte canadienne. Notamment, les trois juges dclarent
que lobjectif poursuivi par linterdiction de lassurance prive est imprieux59 :
protger le systme public et assurer le meilleur accs aux soins de sant selon les
besoins mdicaux et non selon les ressources personnelles de lindividu. Le lien
rationnel entre linterdiction de lassurance prive et ses objectifs est dmontr60. Les
juges ajoutent que le lgislateur qubcois dispose dune importante marge de
manuvre dans la poursuite de cet objectif, et que linterdiction de lassurance prive
fait clairement partie de ces options61.
Les trois juges concluent de plus que les requrants nont pas fait la preuve que
lexercice du droit allgu (cest–dire acheter de lassurance prive, dans le contexte
o les listes dattente du rgime public sont draisonnables) se ferait dans le respect
des valeurs dmocratiques et du bien-tre gnral des citoyens, selon les exigences de
larticle 9.1 de la Charte qubcoise62. Au contraire, ils prcisent que lachat dune
assurance prive dans le contexte de listes dattentes allgues, contrevient aux
valeurs dmocratiques sur lesquelles sappuie la Charte qubcoise et ne respecte pas
le bien-tre gnral des citoyens du Qubec, et notamment celui des citoyens les
moins favoriss ou non admissibles une assurance prive63. Les trois juges
expriment donc leur opinion dfavorable aux requrants chacune des tapes du
raisonnement qui doit caractriser une analyse selon la Charte canadienne ou la
Charte qubcoise.
58 Ibid. au para. 265.
59 Ibid. au para. 276.
60 Ils sont particulirement svres quant lopinion exprime par les trois juges de la majorit
voulant que la mesure conteste soit arbitraire : On peut sans doute porter des jugements trs divers
sur cette interdiction, mais elle nest pas arbitraire (ibid. au para. 168). Ils sexpliquent ensuite plus
longuement ce sujet : une rgle de droit nest arbitraire que si elle na aucun lien ou est
incompatible avec [son] objectif. La substitution des mots pas ncessaire ladjectif
incompatible revient modifier considrablement le sens de ladjectif arbitraire. Ladjectif
incompatible signifie quen toute logique la rgle de droit contredit ses propres objectifs, tandis que
les mots pas ncessaire signifient simplement que lobjectif peut tre ralis par dautres moyens.
De toute vidence, ces derniers mots possdent un sens plus large qui implique un choix de politique
gnrale. Sil fallait quun tribunal dclare inconstitutionnelle chaque rgle de droit ayant, sur la
scurit de la personne, un effet quil ne juge pas ncessaire, cette approche multiplierait les cas
dintervention en vertu de lart. 7 bien au-del des limites que notre Cour a dj jug acceptables
(ibid. au para. 234).
61 Ibid. au para. 276.
62 Ibid. aux paras. 269-70.
63 Ibid. au para. 273.
[Vol. 51
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
180
II. Cherchez lerreur
Les vives ractions divergentes la dcision de la Cour suprme rvlent une
difficult certaine identifier le contenu normatif de la dcision64. Les jugements
ports sur la dcision peuvent certes varier, mais est-il possible, en droit, que le
contenu dune dcision puisse faire lobjet dinterprtations aussi divergentes? Peut-
on soutenir que la Cour suprme confirme avec laffaire Chaoulli une tendance initie
dans certaines dcisions prcdentes par laquelle la Charte canadienne autoriserait
les tribunaux intervenir directement dans le champ de la conception des politiques
sociales au Canada, y compris la conception des systmes de sant65?
Cette question majeure nous amne proposer ici une dmarche visant cerner la
teneur de cette dcision, en identifiant dabord ce qui la distingue dune manire
fondamentale par rapport aux dcisions prcdentes du tribunal.
A. Une particularit insolite
La dcision de la Cour suprme du Canada prsente une caractristique tonnante
qui cre un dfi inhabituel qui veut en trouver un sens rationnel conforme aux
rgles de linterprtation juridique. Cette caractristique de laffaire Chaoulli pourrait
expliquer pourquoi les interprtations semblent si varies et extrmes, mme de la
part de juristes, et pourquoi les rponses politiques suggres donnent lieu une
grande varit dapproches. Quelle est cette particularit insolite de la dcision
Chaoulli?
Normalement, dans toute affaire judiciaire, un lien clair et logique runit la cause
de la demande la solution formule par le tribunal. Par exemple, un citoyen ayant
subi un prjudice de 1000$ en raison de la faute dun autre, peut demander au tribunal
de reconnatre son droit une indemnit au montant des dommages subis. Le citoyen
qui se plaint dune source de bruit qui gnre des inconvnients dpassant les troubles
normaux du voisinage, peut obtenir du tribunal une injonction pour mettre fin au
bruit. Le citoyen qui estime quune norme de droit est discriminatoire, comme par
exemple, linterdiction du mariage entre conjoints de mme sexe, demandera au
tribunal que linterdiction soit invalide.
La solution offerte par le tribunal vise directement corriger le problme qui fait
lobjet du litige, que ce soit par une rparation pour les dommages dj subis, ou par
64 Il est impossible ici de faire la revue mdiatique de la dcision, tant au Qubec que dans le reste
du Canada, pour illustrer les spculations gnres par la dcision. Il est en outre intressant de noter
quun regroupement dexperts du droit de la sant hors Qubec, ont vu dans la dcision une sorte de
tsunami en puissance pour la structure des rgimes publics de sant au Canada : voir Flood, Roach et
Sossin, supra note 1. Mme ceux qui ont tent de minimiser lautorit de la dcision ne semblent pas
avoir bien cern la nature de cette autorit : Bernard M. Dickens, The Chaoulli Judgment : Less Than
Meets the Eye or More ? dans Flood, Roach et Sossin, ibid., 19.
65 Christopher P. Manfredi, Dj Vu All Over Again : Chaoulli and the Limits of Judicial
Policymaking dans Flood, Roach et Sossin, ibid., 139.
2006] M.-C. PREMONT LAFFAIRE CHAOULLI ET LE SYSTEME DE SANTE 181
une mesure qui corrige la situation pour lavenir ou qui limine la source du
problme. La somme de 1000$ remplace la perte subie, linjonction met fin au bruit
dont se plaignait le voisin, et la dclaration dinvalidit de linterdiction des mariages
entre conjoints de mme sexe permet terme au demandeur (ou tout autre citoyen)
dpouser quelquun du mme sexe. Bref, il est normalement de rigueur que la
solution formule par le tribunal vise corriger ou rparer la source de la plainte qui
lui est soumise.
Or, laffaire Chaoulli ne rpond pas cet attribut fondamental des recours
judiciaires. La source de la plainte des demandeurs a t expose sur toutes les
tribunes : les listes dattente draisonnables pour certains types de soins mdicaux et
hospitaliers. Depuis la Cour suprieure du Qubec jusqu la Cour suprme du
Canada, les plaintes personnelles formules par les deux requrants ont t cartes
comme tant non convaincantes. Par contre, les tribunaux ont retenu le caractre
proccupant des dlais dattente prsents dans certains secteurs des soins de sant.
Cest sur cette base que la plainte a t entendue. Les tribunaux acceptent
lobservation que de nombreux Qubcois sont soumis des dlais dattente qui
peuvent compromettre la scurit de leur personne. Les juges entendent la question
parce quelle est dintrt public66. Donc, les tribunaux font un constat qui leur sert de
point dappui pour entendre la cause. Voici donc la source du litige pour laquelle une
rponse judiciaire est recherche.
Or, la rponse prend la forme de linvalidit de linterdiction lgislative de
lassurance prive pour laquelle aucun lien rationnel avec la source du problme na
t tabli. Rien nindique que les listes dattente qui affligent le rseau de la sant
trouvent leur origine dans linterdiction de lassurance prive pour les soins assurs. A
contrario, rien nindique que lintroduction de lassurance prive pour ces mmes
services pourrait apporter une quelconque solution au problme qui retient lattention
du tribunal67.
Bref, si lusage veut que la solution judiciaire recherche rpond normalement au
problme dont on se plaint, il faut constater que dans laffaire Chaoulli, aucun lien
logique ne runit le motif pour lequel lattention du tribunal a t retenue et la
rponse livre.
Il faut reconnatre quil ne sagit pas dun oubli malencontreux ou dune simple
mprise, puisque les juges de la majorit reconnaissent clairement que rien ntablit
ce lien. Ils prcisent ouvertement que rien ne dmontre que leur conclusion apportera
une solution au problme des listes dattente68. Ils ajoutent quil ntait pas ncessaire
66 Les tribunaux acceptent lintrt dagir des requrants au sens de lart. 55 C.p.C.
67 Les tudes internationales dmontrent plutt le contraire, mais ceci ne fait pas lobjet de
discussion de la part de la Cour suprme. Voir notamment Francesca Colombo et Nicole Tapay,
Lassurance-maladie prive dans les pays de lOCDE, Paris, Organisation de coopration et de
dveloppement conomique, 2004, en ligne: OCDE
68 La juge Deschamps crit que [l]a conclusion recherche par les appelants napporte pas
ncessairement une rponse au problme complexe des listes dattente : ibid. au para. 100.
[Vol. 51
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
182
de faire cette preuve69. Les juges de la majorit reconnaissent demble que la
solution formule na aucun rapport dmontr avec le problme dont on se plaint70.
Bref, la dcision de la Cour suprme dans laffaire Chaoulli ntablit aucune relation
logique entre le problme de la prsence de dlais dattente draisonnables qui lui est
soumis et la solution propose de la dclaration dincompatibilit de linterdiction
lgislative de lassurance prive pour les services assurs dans le rgime public. Voici
une caractristique pour le moins insolite de la dcision Chaoulli qui devrait nous
imposer une lecture prudente de la dcision.
B. Un feu rouge brl par la Cour : labsence du lien causal
Comment a-t-on pu se retrouver devant une telle situation? Il faut dabord vrifier
lhypothse mise plus haut du caractre insolite de la dcision, en vrifiant comment
sarticule le lien entre le problme soumis et la solution offerte lors de recours
spcifiquement fonds sur une analyse des droits protgs par la Charte71. Se
pourrait-il que seuls les recours qui ne reposent pas sur le droit constitutionnel ou des
droits fondamentaux exigent normalement un lien rationnel entre la plainte soumise
au tribunal et la solution accorde? Cest la question aborde ici.
Larticle 24(1) de la Charte canadienne et larticle 52 de la Charte qubcoise
prvoient que toute personne victime dune violation des droits protgs peut
sadresser au tribunal pour obtenir une rparation approprie. La juge Deschamps
nous rappelle que le tribunal doit prfrer la Charte canadienne une rponse qui
repose sur la Charte qubcoise si les circonstances sy appliquent72. Les rgles
classiques du droit administratif qui peuvent fournir une rponse doivent tre
invoques avant les rgles constitutionnelles lorsque la situation sy prte.
Nous allons ici nous limiter aux reproches formuls lendroit des pouvoirs
publics, mme si la Charte qubcoise sapplique galement aux personnes prives,
tant donn que laffaire qui nous intresse implique des dolances formules
lencontre du rgime public de sant et de la rglementation applicable.
Les pouvoirs qui peuvent tre contests en vertu de la Charte relvent de trois
grandes catgories : les pouvoirs lgislatifs et rglementaires (comme la contestation
de la validit dune loi ou dune disposition de la loi, dun rglement, dune
rsolution municipale), les pouvoirs excutifs dcisionnels (comme la contestation de
la validit dune dcision gouvernementale) et enfin, les pouvoirs judiciaires ou
69 La juge Deschamps reproche la juge de la Cour suprieure davoir impos tort cette preuve
aux requrants : ibid. au para. 59.
70 La juge Deschamps crit que : [l]es appelants ne prtendent pas proposer une solution pour
liminer les listes dattente : ibid. au para. 2.
71 Le terme, ici et ci-dessous, selon le contexte, est utilis de faon gnrique et peut viser autant la
Charte qubcoise que la Charte canadienne.
72 Chaoulli, supra note 5 au para. 26.
2006] M.-C. PREMONT LAFFAIRE CHAOULLI ET LE SYSTEME DE SANTE 183
quasi-judiciaires (comme la contestation dordonnances, de dcisions de commissions
ou de conseils darbitrage).
Pour lensemble de ces trois catgories, les situations qui peuvent donner lieu
une demande judiciaire se prsentent sous deux grands formats. Le premier est celui
o la norme (la loi, la dcision ou lordonnance) est susceptible de porter directement
atteinte aux droits protgs, tandis que le second format est celui o ce sont plutt les
effets de la norme qui posent problme. Dans les deux cas, le demandeur doit dabord
dmontrer que la cause de latteinte invoque relve dune situation qui sinscrit dans
lun ou lautre format. Si le demandeur ne peut faire cette preuve, la demande est
rejete ds cette tape prliminaire, forme de passage oblig. Nous allons reprendre
brivement ces deux formats afin de dterminer si les circonstances de laffaire
Chaoulli y rpondent.
1. La norme est la cause directe de latteinte
Le cas de figure le plus frquent est celui o la norme conteste est la cause
directe de latteinte aux droits protgs par la Charte. Une disposition lgislative ou
rglementaire est susceptible, de par sa rdaction et son objet, de toucher directement
un droit protg par la Charte. Il sagit de situations o le lien rationnel entre le
contenu de la norme et lallgation de violation sinscrit dans la rdaction mme de la
norme. Souvent, le litige se prsente en raison dune infraction prononce en vertu de
la norme conteste. Linvalidation de la norme se traduit alors par le non-lieu de
linfraction conteste.
Donnons des exemples, tous tirs de dcisions rendues par la Cour suprme du
Canada. Lorsquun commerce ouvre le dimanche, en contravention dune loi qui
impose le respect du dimanche, le commerce qui fait lobjet dune poursuite demande
le rejet de la contravention en contestant directement la validit de la disposition de la
loi en vertu de laquelle la contravention a t mise73. Ce type de demande illustre
que la disposition conteste dans une loi sur le dimanche contrevient (ou peut
contrevenir) directement la libert religieuse.
Le Dr Henry Morgentaler conteste les accusations portes contre lui en vertu des
dispositions du Code criminel74 qui interdisent tout avortement qui ne rpond pas la
norme de lavortement thrapeutique. Il demande le rejet des accusations portes
contre lui en contestant la validit des dispositions du Code criminel au motif quelles
violent les droits des femmes reconnus larticle 7 de la Charte canadienne. Le plus
haut tribunal a conclu dans cette affaire que les normes inscrites au Code criminel,
soit la rgle de criminalisation de lavortement, jointe la seule exception de
lavortement thrapeutique, contrevenaient directement aux droits fondamentaux des
73 R. c. Big M Drug Mart Ltd. [1985] 1 R.C.S. 295, 18 D.L.R. (4e) 321 ; R. c. Edwards Books and
Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, 35 D.L.R. (4e) 1.
74 Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46.
[Vol. 51
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
184
femmes75. La solution donne par le tribunal, soit la dcriminalisation de
lavortement, se traduit directement par un accs largi lavortement pour les
femmes. La particularit dans cette affaire tient au fait que ce ne sont pas les droits de
la personne qui conteste la validit de la disposition qui sont en cause mais ceux
dautres personnes, ici les femmes demandant un service davortement. Il nen reste
pas moins que la disposition est directement mise en cause par le droit invoqu.
Dans une autre affaire, une personne de la Colombie-Britannique est accuse
dune infraction de responsabilit stricte suite la conduite dun vhicule automobile
sans permis. Elle conteste la validit de la disposition lgislative en vertu de laquelle
est mise la contravention qui prvoit que cette infraction de responsabilit stricte
entrane un emprisonnement. Elle demande le rejet de la poursuite au motif que la
disposition contrevient directement son droit la scurit de la personne. Le
tribunal confirme que la disposition lgislative contrevient directement au droit
protg par larticle 7 de la Charte canadienne76.
Un commerce sadonne la publicit destine aux enfants, en contravention des
dispositions de la Loi de protection du consommateur77 du Qubec. La socit
commerciale conteste linfraction mise contre elle au motif que la loi brime
directement sa libert dexpression. Le tribunal reconnat que la loi contrevient
directement la libert dexpression, mais maintient la validit de linterdiction au
motif quelle se justifie dans le cadre dune socit libre et dmocratique78.
Mme Rodriguez, victime dune maladie dgnrative irrversible, conteste la
validit de la disposition du Code criminel qui interdit laide au suicide, au motif que
la norme lempche dobtenir cette aide. Le tribunal reconnat que la norme pourrait
thoriquement contrevenir directement au droit allgu par Mme Rodriguez et
procde une analyse sur le fond pour conclure que le caractre criminel de laide au
suicide ne contrevient pas au droit la libert et la scurit protg par larticle 7 de
la Charte canadienne, en raison du caractre sacr de la vie, qui doit servir
interprter ce droit79. Il ne fait cependant pas de doute que la leve de linterdiction
aurait permis Mme Rodriguez dobtenir une rponse directe sa demande.
Une personne conteste son arrestation et les accusations portes contre elle
lorsquelle flnait proximit dun parc, en contravention dune disposition du Code
criminel qui prvoit que toute personne dclare coupable dinfractions criminelles ne
peut ainsi flner prs dun parc. Elle conteste laccusation porte contre elle au motif
75 Morgentaler c. R., [1988] 1 R.C.S. 30, 44 D.L.R. (4e) 385 [Morgentaler].
76 Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486, 24 D.L.R. (4e) 536 : Les droits
protgs par lart. 7 de la Charte canadienne sont directement interpells si une infraction de
responsabilit absolue impose lemprisonnement obligatoire.
77 L.R.Q. c. P-40.1.
78 Irwin Toy Ltd. C. Qubec (P.G.), [1989] 1 R.C.S. 927, 58 D.L.R. (4e) 577.
79 Rodriguez c. Colombie-Britannique (P.G.), [1993] 3 R.C.S. 519, 107 D.L.R. (4e) 342.
2006] M.-C. PREMONT LAFFAIRE CHAOULLI ET LE SYSTEME DE SANTE 185
que la norme porte directement atteinte ses droits protgs par larticle 7 de la
Charte canadienne80.
Dans une autre affaire manant du Qubec, une femme conteste le renvoi quelle
subit de la part de son employeur au motif quelle ne rside pas dans la municipalit.
La dcision conteste trouve sa source dans une rsolution municipale qui impose
tout employ permanent la rsidence sur le territoire de la municipalit. Elle conteste
la validit de cette rsolution au motif quelle contrevient directement son droit la
vie prive, protg par la Charte qubcoise, ce que reconnat le tribunal81.
Toujours en provenance du Qubec, une femme conteste la validit du rglement
adopt en 1984 en vertu de la Loi sur laide sociale82, qui prvoit que les prestations
daide sociale pour les moins de 30 ans sont rduites au tiers83, au motif que ces
dispositions constituent une discrimination fonde sur lge et seraient contraires aux
droits protgs par larticle 7 de la Charte canadienne et larticle 45 de la Charte
qubcoise. Cest donc la rglementation qui tait directement mise en cause84.
Enfin, des dispositions du Code criminel empchant directement une personne
affecte par des troubles mentaux et juge inapte subir son procs criminel,
bnficier de mesures adquates, telle que la libration conditionnelle, sont dclares
inconstitutionnelles85.
Bref, dans tous ces cas, la norme conteste est la source directe de la violation
apprhende des droits de la personne. Lobservance obligatoire du dimanche met en
cause la libert de croyance, une infraction de responsabilit stricte laquelle est
rattache une peine demprisonnement viole le droit la scurit et la libert, la
criminalisation de lavortement viole le droit la scurit, linterdiction de la
publicit met en cause la libert dexpression, linterdiction du suicide assist soulve
directement la question du droit la scurit de la personne, linterdiction de flner
prs dun parc met en cause le droit la scurit et la libert de la personne,
lobligation de rsidence contrevient au droit la vie prive, des modalits daide
sociale rduites et diffrentes pour les moins de trente ans soulve la possible
contravention aux droits protgs par la Charte et la personne affecte par des
troubles mentaux qui est en attente du procs criminel subit directement les
contraintes des dispositions du Code criminel remises en question.
Dans laffaire Chaoulli, on ne peut tirer ce lien de cause effet. Linterdiction de
lassurance prive pour les services mdicaux et hospitaliers au Qubec ne
80 R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761, 120 D.L.R. (4e) 348.
81 La majorit se prononce dans cette affaire en vertu de lart. 5 de la Charte qubcoise dclarant
invalide la rsolution municipale et le contrat demploi comme tant contraire la protection de la vie
prive (Godbout c. Longueuil (Ville de), [1997] 3 R.C.S. 844, 152 D.L.R. (4e) 577).
82 L.R.Q. c. A-16.
83 R.R.Q. 1981, c. A-16, r. 1, art. 29(a).
84 Gosselin c. Qubec (P.G.), [2002] 4 R.C.S. 429, 221 D.L.R. (4e) 257, 2002 CSC 84.
85 R. c. Demers, [2004] 2 R.C.S. 489, 240 D.L.R. (4e) 629, 2004 CSC 46.
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186
compromet pas directement le droit la vie, la sret et la dignit de la personne.
Ce sont les listes dattente draisonnables qui en sont la source, et non la prohibition
de lassurance prive. Et pourtant, la leve de la prohibition de lassurance prive a
t la rponse de la Cour. Laffaire Chaoulli ne correspond pas au format o la norme
conteste est la cause directe de latteinte un droit protg par la Charte. Voyons si
elle rpond au deuxime format.
[Vol. 51
2. Les effets de la norme conteste sont la cause de latteinte
Les tribunaux ont vite reconnu quil nest pas ncessaire que la norme conteste
contrevienne directement un droit protg par la Charte. Il est galement possible
que la violation mane des effets de la norme et non de la norme elle-mme. Si la
prohibition de lassurance prive pour les services mdicaux et dhospitalisation nest
pas en elle-mme la cause des dlais dattente draisonnables du systme public, et
donc dune violation du droit la vie, la sret et la dignit de la personne, peut-
tre les effets de la prohibition pourraient-ils ltre? Les circonstances de laffaire
Chaoulli semblent davantage apparentes ce deuxime format, celui de latteinte
aux droits protgs par la Charte par les effets dune norme conteste. Voyons
comment la Cour suprme procde normalement pour traiter de ce format.
La premire cause de ce type entendue par le plus haut tribunal du pays est
laffaire Operation Dismantle c. R.86. Le gouvernement fdral avait autoris des
essais du missile de croisire amricain en territoire canadien. Lorganisme Operation
Dismantle contestait cette dcision au motif quelle violait les droits des Canadiens
protgs larticle 7 de la Charte canadienne. Les essais eux-mmes ne
reprsentaient pas un danger direct pour la scurit des Canadiens, mais on allguait
que la mise au point du missile au Canada et la prsence militaire amricaine accrue
en sol canadien augmentait la probabilit que le Canada ne soit la cible dune attaque
nuclaire, mettant ainsi en pril le droit la vie et la scurit des citoyens. La Cour a
rejet la demande au motif que le lien causal entre la dcision conteste et la violation
des droits protgs navait pas t dmontr87. Autrement dit, les demandeurs
devaient tablir que la dcision conteste tait, par ses effets, la cause relle ou
apprhende de la violation allgue des droits.
Quelques annes plus tard, la Cour sest prononce dans une autre affaire o la
violation dun droit ne trouvait pas sa source dans la norme conteste elle-mme mais
dans ses effets potentiels. Les plaignants ont contest la validit de la Loi sur le
financement des campagnes lectorales88 du Manitoba, qui prvoit un financement
public des dpenses lectorales des candidats et des partis politiques qui obtiennent
86 [1985] 1 R.C.S. 441, 18 D.L.R. (4e) 481 [Operation Dismantle avec renvois aux R.C.S.].
87 Ibid. Le juge Dickson crit, la p. 447 : Jen suis venu la conclusion que le lien causal entre les
actes du gouvernement canadien et la violation allgue des droits des appelants aux termes de la
Charte est simplement trop incertain, trop conjectural et trop hypothtique pour tayer une cause
daction.
88 L.M. 1982-83-84, c. 45.
2006] M.-C. PREMONT LAFFAIRE CHAOULLI ET LE SYSTEME DE SANTE 187
une certaine proportion des votes, au motif que la loi oblige les contribuables
soutenir des ides qui peuvent tre contraires aux leurs. Aucune preuve factuelle
dmontrant que les dispositions de la loi entranaient une violation la libert
dexpression na t prsente. Le jugement de la Cour est rendu sous la plume du
juge Cory, qui crit : On ne prtend pas que cest lobjet vis par la loi qui viole la
Charte, mais ses consquences. Si les consquences prjudiciables ne sont pas
tablies, il ne peut y avoir de violation de la Charte ni mme de cause89. Le tribunal
a rejet la demande puisque le lien causal entre la violation des droits de la personne
et les effets des dispositions contestes navait pas t tabli90.
En 1991, dans laffaire Pearlman c. Comit judiciaire de la Socit du Barreau
du Manitoba91, la Cour suprme est nouveau amene se prononcer sur une
contestation o ce nest pas la norme qui pouvait directement tre la cause de la
violation, mais bien ses effets. La Loi sur la Socit du Barreau92 du Manitoba
prvoyait quun avocat reconnu coupable de faute professionnelle par le Comit
judiciaire du Barreau pouvait tre condamn payer les frais de lenqute menant
sa condamnation. Limpact potentiel quant limpartialit des membres du Comit a
t relev, ce qui contrevient aux droits protgs par larticle 7 de la Charte
canadienne. Dans sa dcision, le juge Iacobucci rejette la demande sans vider la
question du lien causal, puisque de toute faon, il conclut que les principes de justice
fondamentale sont, dans ce cas, respects93.
Enfin, dans laffaire Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyennet et de
lImmigration)94, un rfugi conteste son expulsion du pays au motif quil risque la
torture dans son pays dorigine. Voici encore une situation o ce nest pas directement
la dcision des pouvoirs publics qui met en pril les droits de lindividu, mais ses
effets, dans la mesure o lexpulsion se pratiquerait vers un pays dangereux. Le
tribunal a exig que le demandeur dmontre le lien causal entre la dcision conteste
et ses effets qui se traduisent par une atteinte un droit protg. Or, la Cour nonce :
Cela ne veut videmment pas dire que constitue une violation de lart. 7 toute
mesure prise par le Canada et la suite de laquelle une personne est torture ou
89 MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357 la p. 366, 61 D.L.R. (4e) 385.
90 La Cour ritrait cette exigence lanne suivante dans la dcision Danson c. Ontario (P.G.),
[1990] 2 R.C.S. 1086 la p. 1099, 73 D.L.R. (4e) 686 : Notre Cour a toujours veill soigneusement
ce quun contexte factuel adquat existe avant dexaminer une loi en regard des dispositions de la
Charte, surtout lorsque le litige porte sur les effets de la loi conteste.
91 [1991] 2 R.C.S. 869, 84 D.L.R. (4e) 105 [Pearlman avec renvois aux R.C.S.].
92 L.R.M. 1987, c. L100.
93 Non sans souligner dabord le caractre crucial de la dmonstration du lien de cause effet
entre les consquences des dispositions contestes et la violation des droits protgs : La question de
savoir si les faits et les dispositions lgislatives en cause […] sont viss par le droit […] garanti par
lart. 7 est une question cruciale dont les consquences sont tout aussi importantes. Toutefois, en
raison de mes conclusions, il est inutile que jexamine cette question (Pearlman, supra note 91 la p.
881).
94 [2002] 1 R.C.S. 3, 208 D.L.R. (4e) 1, 2002 CSC 1.
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MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 51
mise mort. Tout comme en lespce, il faut chaque fois se demander sil existe
un lien suffisant entre la mesure prise par le Canada et latteinte au droit la
vie, la libert et la scurit de la personne [italiques omises]95.
Bref, toutes ces affaires dmontrent que lorsquune norme ou une dcision
nentrane pas directement une violation potentielle dun droit protg par la Charte,
le tribunal exige que le demandeur dmontre clairement que la violation peut rsulter
des effets de la norme ou de la dcision conteste. Le tribunal na pas exig cette
preuve dans laffaire Chaoulli. Ni la Cour suprieure, ni la Cour dappel, ni la Cour
suprme nont demand dentre de jeu au requrant de dmontrer que la prohibition
de lassurance prive avait pour effet dalimenter les listes dattente draisonnables.
Les juges se sont contents dobserver que certaines personnes, dans certaines
circonstances, pouvaient souffrir danxit ou voir leur intgrit physique atteinte. La
preuve na pas du tout tabli que la prohibition de lassurance prive tait la cause de
ces listes dattente draisonnables. Le lien causal a t tabli entre les listes dattente
et latteinte aux droits protgs, et non entre les mesures lgislatives contestes et la
violation des droits. La juge Deschamps crit : Le droit la vie est donc touch par
les dlais inhrents aux listes dattente96. Le tribunal peut retenir que certains
patients meurent sils doivent attendre pour tre oprs97, mais cette observation est
sans lien avec la prohibition de lassurance prive.
Elle ajoute plus loin quelle voit un lien entre la prohibition dassurance et
latteinte98, mais cette affirmation est en contradiction avec ce quelle dit encore plus
loin lorsquelle crit que les demandeurs navaient pas faire cette preuve. On ne
peut donc retenir cette affirmation comme faisant partie du raisonnement essentiel de
la Cour.
Pourquoi le tribunal na-t-il pas exig dans laffaire Chaoulli cette preuve du lien
causal entre la norme conteste et la violation des droits de la personne? Aprs avoir
identifi cet lment central qui nous indique que ce jugement doit tre interprt
avec prcaution, il nous faut maintenant en chercher le sens ou la raison.
III. Cherchez la raison
Est-il possible, malgr tout, dextraire de ce jugement une raison qui se tienne99 ?
Peut-on y trouver une ratio decidendi, cest–dire, une proposition qui est essentielle
95 Ibid. au para. 55.
96 Chaoulli, supra note 5 au para. 40.
97 Ibid.
98 Jen conclus que la juge de premire instance na pas commis derreur en concluant que la
prohibition de lassurance pour des soins dj assurs par ltat constitue une atteinte au droit la vie
et la scurit. […] Les Qubcois sont privs de laccs une solution qui leur permettrait dviter les
listes dattente, qui sont un outil de gestion du rgime public : ibid. au para. 45.
99 Jai prsent un sommaire de cette question dans : Marie-Claude Prmont, Il ne faut pas faire
dire au jugement le contraire de ce quil dit! Le Devoir [de Montral] (18 fvrier 2006) G3.
2006] M.-C. PREMONT LAFFAIRE CHAOULLI ET LE SYSTEME DE SANTE 189
au dispositif, ou un argument incontournable sur lequel repose la conclusion100 ? La
multiplicit des opinions qui sexpriment quant au jugement ne doit pas nous faire
oublier que le jugement ne peut pas signifier tout et son contraire. Il sagit dune
impossibilit, puisque la Cour suprme voit son autorit inscrite notre droit
constitutionnel101. Lui faire dire nimporte quoi quivaut la vider de son autorit.
Nous devons donc procder avec mthode pour en extraire un sens conforme son
rle. Il est de notre devoir dy trouver, malgr le caractre insolite de la dcision, une
explication rationnelle conforme aux principes de droit.
A. Absence de comptence dans la conception des politiques
sociales
Ds ladoption de la Charte canadienne, certains auteurs et critiques nous ont mis
en garde contre le danger de faire basculer lquilibre entre les pouvoirs lgislatifs et
les pouvoirs judiciaires. Il existe une vaste littrature sur le sujet qui oppose de
farouches dfenseurs du concept dune charte inscrite la Constitution dun pays102
daussi froces ennemis de la suprmatie des juges103. Le pouvoir judiciaire a lui-
mme d sadapter ce nouveau rle et user de prudence dans larticulation des
droits de la personne inscrits dans ces instruments qui faisaient leur entre dans les
dbats judiciaires. Les droits inscrits aux chartes permettent un contrle judiciaire
accru des dcisions politiques inscrites dans lappareil lgislatif dun tat, en sus du
contrle inscrit la Loi constitutionnelle de 1867104 travers le partage des
comptences entre le niveau fdral et les provinces. Ce pouvoir judiciaire nouveau
ne peut sarticuler quen tablissant et respectant des rgles strictes, de faon ne pas
carter la base mme de la dmocratie canadienne fonde sur le principe de la
souverainet parlementaire.
Lobjet de ce court commentaire sur laffaire Chaoulli nest pas de faire le point
sur cette doctrine quant au rle des tribunaux et au gouvernement des juges105. On
100 Les autres lments de la dcision majoritaire dun tribunal forment ce que lon appelle obiter
dictum, cest–dire, ce qui est dit incidemment ou loccasion. Ces lments ne participent pas
lautorit de la dcision.
101 Loi constitutionnelle de 1867 (R.-U.), 30 & 31 Vict., c. 3, reproduite dans L.R.C. 1985, app. II,
no 5, arts. 96, 101 ; Patrice Garant, Droit administratif, v. 2, 4e d., Cowansville (Qc), Yvon Blais,
1996 aux pp. 15-20.
102 Voir par ex. J.-G. Castel, The Canadian Charter of Rights and Freedoms (1983) 61 R. du B.
can. 1.
103 Voir par ex. Michael Mandel, La Charte des droits et liberts et la judiciarisation du politique au
Canada, trad. par Herv Juste, Montral, Boral, 1996.
104 Supra note 101.
105 Lexpression a t rendue populaire ds 1921 au moment de la publication dun clbre ouvrage
franais sur lactivisme judiciaire amricain mis en uvre la fin du 19e sicle, en raction aux
premires lgislations sociales : douard Lambert, Le gouvernement des juges et la lutte contre la
lgislation sociale aux tats-Unis, Paris, Marcel Girard & Cie, 1921. Il est dailleurs intressant de lire
[Vol. 51
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
190
peut par contre ici relever ce que les juges de la Cour suprme disent quant au rle
quils sattribuent pour la conception dun systme de sant. Lopinion de la juge
Deschamps confirme que la conception des politiques sociales ne relve pas de la
responsabilit des tribunaux : Les tribunaux ont le devoir de slever au-dessus du
dbat politique. Ils laissent au lgislateur le soin dintervenir pour concevoir les
politiques sociales. Mais lorsque celles-ci violent les droits protgs par les chartes,
ils ne peuvent sesquiver106. Elle prcise dans sa conclusion que la solution aux
problmes complexes soulevs par le pourvoi est entre les mains des pouvoirs publics
du Qubec qui doivent agir selon les comptences qui leur sont dvolues107.
Lopinion des trois juges qui appuient la conclusion de la juge Deschamps nest
pas trs explicite quant ce rle, mais on y prcise que la conclusion
dincompatibilit est certes contingente
listes dattente
draisonnables : Somme toute, bien quelle puisse tre constitutionnelle dans des
circonstances o les services de sant sont raisonnables tant sur le plan de la qualit
que sur celui de laccs en temps opportun, linterdiction de souscrire une assurance
maladie prive ne lest pas lorsque le systme public noffre pas des services
raisonnables108.
Quant lopinion des trois juges dissidents, elle ritre avec force limportance
de respecter la dlicate frontire entre le rle des tribunaux et celui des Parlements,
mme lorsque les juges doivent se prononcer sur une contestation fonde sur la
Charte : notre avis, la thse des appelants repose non pas sur le droit
constitutionnel mais sur leur dsaccord avec le gouvernement qubcois au sujet
daspects particuliers de sa politique sociale. Cest lAssemble nationale quil
appartient de discuter et dtablir la politique sociale du Qubec109. Ils rptent que
lavenir dun rgime de sant public unique doit dpendre de reprsentants lus110,
pour conclure :
la prsence des
La conception, le financement et lexploitation dun systme de sant public
dans une socit dmocratique moderne comme le Qubec reprsentent un dfi
de taille qui oblige faire des choix difficiles. En fin de compte, nous
concluons que le choix fait par lAssemble nationale du Qubec, au cours de
la gnration prcdente, compte toujours parmi la gamme doptions
lopinion dissidente un rappel, 100 ans plus tard, de ce type de lecture judiciaire des droits, dans
laffaire Lochner v. New York, 198 U.S. 45 (1905) : Chaoulli, supra note 5 au para. 201.
106 Chaoulli, ibid. au para. 89.
107 Ibid. au para. 100.
108 Ibid. au para. 158.
109 Ibid. au para. 167. Et ils ajoutent au para. 170 : La dfinition des programmes sociaux relve,
juste titre, de lexercice lgitime des mandats dmocratiques confis aux politiciens lus cette fin, de
prfrence la suite dun dbat public. Ils reprennent leur compte, au para. 260, le commentaire du
juge Dickson dans laffaire Morgentaler, supra note 75 la p. 53 : les tribunaux devraient viter de
se prononcer sur le bien-fond de politiques gnrales.
110 Chaoulli, ibid. au para. 273.
2006] M.-C. PREMONT LAFFAIRE CHAOULLI ET LE SYSTEME DE SANTE 191
justifiables au regard de lart. 9.1. Confier la conception du systme de sant
aux tribunaux ne reprsente pas un choix judicieux111.
B. Quont obtenu les requrants du recours judiciaire?
Les requrants ont obtenu ce quils ont demand, rien de plus, rien de moins,
cest–dire la dclaration dincompatibilit avec les droits protgs par la Charte
qubcoise de la prohibition de lassurance prive pour les services mdicaux et
hospitaliers couverts par le rgime public. Aucune autre disposition lgislative
encadrant les services de sant au Qubec nest remise en cause par cette dcision.
Cette leve de la prohibition ne se traduit pourtant pas par un droit constitutionnel
lassurance prive. La juge Deschamps le prcise clairement ds le dbut de son
opinion : Les appelants ne prtendent pas disposer dun droit constitutionnel une
assurance prive112.
Pour mieux saisir la cible du recours, il est utile de citer la Juge Pich de la Cour
suprieure qui rsume bien la formulation de la demande des requrants Chaoulli et
Zeliotis : Les requrants demandent au Tribunal davoir la possibilit de contracter
une police dassurance prive afin de couvrir les frais inhrents des services de
sant et des services hospitaliers privs lorsque ces derniers sont rendus par des
mdecins non participants au rgime de sant public qubcois [italiques omises]113.
Il est trs important de situer les tenants et aboutissants du dispositif de la Cour
suprme. Deux lments sont ici centraux et forment la double condition intrinsque
lintervention du tribunal : les dlais dattente draisonnables et le maintien de la
prohibition de la pratique mdicale mixte.
C. Les
dlais
dattente
inextricablement rattache lintervention de la Cour suprme
draisonnables :
la
condition
Le prononc de la Cour est fond sur la prsence de dlais dattente jugs
draisonnables pour certains services de sant assurs par les rgimes publics,
notamment en ce qui concerne les interventions non urgentes ou lectives. A
contrario, en labsence de ces dlais dattente draisonnables, le tribunal naurait pu
conclure lincompatibilit entre les droits protgs par la Charte qubcoise et
linterdiction de lassurance prive.
Les deux opinions qui participent la majorit expriment de faon claire cette
rserve114. Il est certes inhabituel quune dcision du tribunal dclarant une
disposition lgislative contraire la Charte soit conditionnelle une situation
factuelle, ouvrant ainsi aux pouvoirs publics deux options : rpondre par une
111 Ibid. au para. 276.
112 Ibid. au para. 14.
113 Chaoulli C.S., supra note 10 la p. 791.
114 Chaoulli, supra note 5 aux paras. 89, 100, 158.
[Vol. 51
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
192
modification lgislative ou par une action quant aux conditions factuelles qui ont
ouvert la voie la dcision de la Cour. Mais, rappelons-nous, il est tout aussi, sinon
plus exceptionnel, quun tribunal admette un recours fond sur la Charte lorsque la
relation entre la plainte formule (les listes dattente draisonnables) et la disposition
lgislative remise en cause nest pas clairement tablie. Il est donc tout fait dans
lordre des choses quune dcision reposant sur des circonstances hors du commun
donne lieu des consquences tout aussi particulires.
La question des listes dattente a retenu lattention de lensemble des juges qui
ont entendu la demande des requrants, depuis la Cour suprieure du Qubec
jusquaux sept juges de la Cour suprme du Canada. Les quatre juges de la majorit,
ont clairement dit que les listes dattente taient le seul motif qui les menait la
conclusion dincompatibilit de linterdiction de lassurance prive115. Les listes
dattente du rseau de la sant doivent donc tre la cible prioritaire de la rponse du
Qubec au jugement. Contrairement aux apparences trompeuses, le plan daction ne
peut pas simplement avoir pour objectif damnager une place pour lassurance
prive de sant, puisque aucune preuve na t soumise au tribunal leffet que
lintroduction de lassurance prive pourrait avoir un quelconque effet bnfique sur
les listes dattente draisonnables. Les juges disent simplement que les requrants
ntaient pas contraints de faire cette preuve pour avoir gain de cause. La juge
Deschamps crit : La conclusion recherche par les appelants napporte pas
ncessairement une rponse au problme complexe des listes dattente. Il ne revenait
cependant pas aux appelants de trouver le moyen de corriger un problme qui perdure
depuis plusieurs annes et pour lequel la solution doit venir de ltat lui-mme116. La
seule vidence incontournable du jugement se limite lobligation pour le Qubec de
trouver une rponse aux listes dattente draisonnables et de donner suite lurgence
dagir concrtement117, pour reprendre les termes de la juge Deschamps.
Il est utile de souligner que le Qubec a mis en place depuis quelques annes, des
mesures visant corriger les lacunes observes travers le systme, avec une
attention particulire pour rduire les dlais dattente. Lentente des premiers
115 Par exemple, cest ce quexprime clairement lopinion de la juge en chef McLachlin et les juges
Major et Bastarache : Somme toute, bien quelle puisse tre constitutionnelle dans des circonstances
o les services de sant sont raisonnables tant sur le plan de la qualit que sur celui de laccs en
temps opportun, linterdiction de souscrire une assurance maladie prive ne lest pas lorsque le
systme public noffre pas des services raisonnables (Chaoulli, ibid. au para. 158).
116 Chaoulli, ibid. au para. 100. La Cour suprme souligne au paragraphe 71, la mthode utilise par
lOntario, la Nouvelle-cosse et le Manitoba, de limiter au tarif public les tarifs que peuvent exiger les
mdecins qui travaillent dans le secteur priv. Cette autre mthode est donc non seulement valide,
selon la juge Deschamps, mais elle permet de remplacer la norme trop prohibitive de linterdiction de
lassurance prive.
117 Ibid. au para. 96. Elle ajoute au paragraphe suivant : Le gouvernement a certes les choix des
moyens, mais il na pas celui de ne pas ragir devant la violation du droit la scurit des Qubcois.
2006] M.-C. PREMONT LAFFAIRE CHAOULLI ET LE SYSTEME DE SANTE 193
ministres canadiens de septembre 2004 donne loccasion de faire le point sur les
progrs raliss ce titre118.
D. La leve de linterdiction de lassurance prive : simple exutoire
Les requrants ont demand et obtenu la dclaration dincompatibilit de deux
dispositions lgislatives par rapport la Charte qubcoise, dans le contexte de dlais
dattente draisonnables. Aucune autre disposition lgislative qubcoise nest remise
en cause par le jugement.
Si certaines personnes suggrent de modifier ou dabolir dautres dispositions
lgislatives pour donner suite la dcision de la Cour suprme, elles poursuivent
dautres objectifs politiques qui mriteraient dtre plus clairement noncs. Par
exemple, certaines personnes proposent de modifier la lgislation rglementant le
statut du mdecin non participant119. Il sagit notre avis dune proposition qui est
contraire au raisonnement de la Cour suprme dans laffaire Chaoulli.
La Loi sur lassurance maladie prvoit en effet que les mdecins doivent choisir
entre une pratique exclusive comme mdecin participant (cest–dire conforme la
loi et au cadre des ententes conclues avec les Fdrations mdicales) ou comme
mdecin non participant (cest–dire, hors du cadre des ententes)120. Cette distinction
entre le mdecin participant et le mdecin non participant nest nullement remise en
cause par la dcision Chaoulli. Au contraire, lopinion de la juge Deschamps sur
laquelle repose la conclusion majoritaire exprime clairement que cest la prsence de
ces dispositions dj en place, ou disponibles, pour atteindre le mme objectif, qui lui
permet de conclure que linterdiction de lassurance prive nest pas ncessaire ou ne
constitue pas une atteinte minimale.
Le potentiel douverture une rmunration couverte par des contrats
dassurance mdicale prive ne peut donc tenir que pour la catgorie des mdecins
118 Ministre de la Sant et des Services sociaux (Qubec), Bilan des progrs accomplis lgard
de lentente bilatrale intervenue lissue de la rencontre fdrale-provinciale-territoriale des premiers
ministres sur la sant de septembre 2004 (21 octobre 2005) la p. 32: en ligne : Ministre de la Sant
et des Services Sociaux (Qubec)
Une version anglaise est galement disponible cette adresse.
119 Voir par ex. Marco Laverdire, La Cour suprme et la privatisation des soins de sant au
Qubec : Ce nest pas un ordre, mais est-ce bien une interdiction ? Le Devoir [de Montral] (26
novembre 2005) B5. Certains mdecins et leurs organes mdiatiques font galement la promotion de
la pratique mdicale mixte. Voir par ex. Une perspective diffrente du jugement de la Cour suprme :
Notre systme public va-t-il scraser ? Sant inc. 2:1 (septembre 2005) 28 ; Le modle de
lassurance mdicaments : Organisation des soins et rumeurs du Ministre Sant inc. 2:1 (septembre
2005) 29 ; ou La pratique hybride Sant inc. 2:1 (septembre 2005) 30.
120 Supra note 3, art. 1(e), 26, 28 et 30. Voir galement Rglement dapplication de la Loi sur
lassurance maladie, R.R.Q., c. A-29, r.1.
[Vol. 51
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
194
non participants. Un nombre de 100 mdecins121 sur plus de 18,504 mdecins du
Qubec122 ont actuellement opt de travailler en dehors du cadre du rgime public, ce
qui reprsente 0,54% ou un demi de 1% des mdecins qubcois. La leve potentielle
de linterdiction de lassurance mdicale prive ne sadresse qu cette catgorie
restreinte de mdecins.
Nous devons donc conclure que rien dans la dcision de la Cour suprme
nordonne ou ne valide lintroduction au Qubec de la pratique mdicale mixte. Au
contraire, la dclaration dincompatibilit de la prohibition de lassurance prive avec
les droits de la Charte qubcoise sappuie sur la prsence, et donc le maintien, de
linterdiction de la pratique mdicale mixte. Cette observation a t explique et
dbattue travers les mdias par un groupe de professeurs juristes de chacune des
cinq facults de droit du Qubec, dont je fais partie123. La conclusion majoritaire de la
Cour suprme est conditionnelle au maintien des autres mcanismes de protection du
rgime public, comme linterdiction de la pratique mdicale mixte124 ou la parit
tarifaire entre mdecins participants et non participants.
Enfin, la juge Deschamps conclut : [le Qubec] dispose de plusieurs moyens
pour protger lintgrit du rgime qubcois de soins de sant. Le choix de la
prohibition nest pas justifi par la preuve125. La dclaration dincompatibilit de
linterdiction de lassurance prive par la Cour suprme repose donc sur lutilisation
par le Qubec de ces autres moyens de protection du rgime public de sant, qualifis
de moins draconiens, dont font partie la prohibition de la pratique mdicale mixte et
la parit tarifaire entre mdecins participants et mdecins non participants.
121 Avis juridiques (Rgie de lassurance maladie du Qubec), 7 janvier 2006, G.O.Q. 2006.I.13 aux
pp. 13-16.
122 Collge des mdecins du Qubec, Le mdecin aujourdhui : Profil statistique (31 dcembre
2004), en ligne : Collge des mdecins du Qubec
123 Voir dans lordre chronologique les articles suivants: Henri Brun et al., Privatisation des soins
de sant au Qubec : Il ny a pas dordre de la Cour suprme Le Devoir [de Montral] (17
novembre 2005) A7 ; Quebec Medicare Plan is Not What the Supremes Ordered The [Montreal]
Gazette (17 novembre 2005) A29 ; Marco Laverdire, La Cour suprme et la privatisation des soins
de sant au Qubec : Ce nest pas un ordre, mais est-ce bien une interdiction ?, Le Devoir [de
Montral] (26 novembre 2005), section Ides. Une rplique des six auteurs a t soumise le 29
novembre 2005 au journal Le Devoir [de Montral], mais na pas t publie : Henri Brun et al,
Lassurance prive des soins mdicaux et linterdiction de la pratique mdicale mixte (29 novembre
2005), en
lUQM
Institut sant et socit de
ligne :
124 Voir Chaoulli, supra note 5 au para. 66, o la juge Deschamps conclut que linterdiction de
lassurance prive nest pas une atteinte minimale parce que le Qubec interdit la pratique mdicale
mixte : Enfin, en raison de lal. 1e) [de la Loi sur lassurance maladie] les mdecins non participants
ne peuvent pratiquer comme participants. Ils ne peuvent donc pas se trouver dans la situation de
conflit dintrts dcrite par quelques tmoins.
125 Ibid. au para. 84. Elle rsume galement sa pense ce sujet ds le para. 17 : La diversit des
mesures illustre quil existe plusieurs faons daborder la dynamique secteur public / secteur priv
sans recourir une prohibition [dassurance prive pour les soins mdicaux et hospitaliers].
2006] M.-C. PREMONT LAFFAIRE CHAOULLI ET LE SYSTEME DE SANTE 195
Conclusion
La dcision de la Cour suprme du Canada dans laffaire Chaoulli nous place
devant un double paradoxe. Dabord, il ny a peut-tre pas de ratio decidendi. En
effet, nous avons vu que la seule conclusion qui fait lobjet dune majorit quatre
contre trois, ne repose pas sur des motifs communs aux quatre juges. Les motifs de la
juge Deschamps quant la Charte qubcoise, ne sont pas partags par les trois juges
qui lappuient dans sa conclusion.
Ensuite, si on extrait les motifs dcisifs de lopinion de la juge Deschamps, ils se
limitent trois points. Dabord et avant tout, le gouvernement du Qubec doit de
faon urgente trouver une solution au problme des listes dattente draisonnables qui
affectent le systme public de sant. Cest llment le plus fort de la dcision.
Ensuite, la solution offerte par le tribunal nayant aucun lien avec le problme qui lui
est soumis, se limite une dclaration symbolique, de permettre aux seuls mdecins
non participants dtre rmunrs directement ou indirectement par lassurance
prive. Enfin, la leve de la prohibition de lassurance maladie prive repose sur le
maintien ou ladoption par le Qubec de mesures de protection du rgime public,
comme la prohibition de la pratique mdicale mixte ou la parit tarifaire entre
mdecins participants et mdecins non participants.
La dcision de la Cour suprme dans laffaire Chaoulli na pas fini de faire parler
delle. Il est impratif de bien cerner son sens en droit et de ne pas transformer un
nonc juridique en nonc politique qui dpasse les comptences de la Cour.
Lanalyse ici prsente suggre que la Cour suprme inaugure avec cette affaire une
nouvelle forme dintervention, qui se dmarque dune faon inusite et fragile des
dcisions antrieures mettant en cause le respect des droits fondamentaux par une
disposition lgislative. Cette intervention paradoxale est la fois percutante et
purement symbolique. Percutante par le cri dalarme lanc aux pouvoirs publics de
corriger un problme soumis aux tribunaux, celui des listes dattente draisonnables.
Symbolique par la solution notoirement inefficace fournie par la Cour et voulue
comme telle, soit permettre 0,54% des mdecins qubcois dtre rmunrs par
une assurance prive lorsque des dlais draisonnables caractrisent certains secteurs
dintervention.
La Cour suprme confirme par cette dcision paradoxale et symbolique que son
rle doit imprativement sarrter l o la conception des politiques sociales
commence. Le jugement nimpose nullement au Qubec de lever linterdiction de
lassurance prive pour les services mdicaux et hospitaliers, dans la mesure o une
solution crdible est adopte pour rpondre aux proccupations lgitimes de la Cour
en ce qui concerne les dlais dattente.