L’arrt Banque Nationale du Canada c. Houle: Lumires
nouvelles sur l’abus de droit et le << voile corporatif >>
Paul Martel*
Le recent arrt de la Cour d’appel dans l’af-
faire Banque nationale du Canada c. Houle
traite entre autres du principe du < voile cor-
poratif)>. Uauteur d~montre que cette d6ci-
sion va r6solument A l’encontre de la
tendancejurisprudentielle en permettant aux
actionnaires d’une compagnie de prendre une
action personnelle contre des tiers ayant en-
gag, des relations contractuelles avec la com-
pagnie. Uauteur soutient dgalement que
l’arrt Houle a 6 motiv6 par des consid6-
rations d’Equit6, la Cour ayant accept6 de le-
ver le voile corporatif dans le but pr~cis de
corriger une situation manifestement injuste.
Uauteur conclut que la facult des tribunaux
de lever le voile corporatif est souhaitable
pour des raisons pratiques, et qu’il est pr6-
ferable que cette creation jurisprudentielle ne
fasse pas l’objet d’une definition par le
I6gislateur.
The recent judgment of the Quebec Court of
Appeal in the case of Banque nationale du
Canada v. Houle deals partly with the prin-
ciple of the “corporate veil”. The author
shows how the decision completely reverses
the previous jurisprudential trend by holding
that shareholders of a corporation may per-
sonally take an action against third parties
who enter into contractual relations with the
corporation. The author also argues that
Houle was decided on grounds of equity, in
that the court lifted the corporate veil for the
express purpose of correcting an unfair sit-
uation. The author concludes that the capac-
ity of courts to lift the corporate veil is
desirable for practical reasons, and should
not be curtailed by the legislator.
“LL.M., Professeur au D6partement des sciences juridiques, Universit6 du Quebec A
Montral.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 33
La Cour d’appel du Qu6bec a rendu, le 17 juillet 1987, un jugement
depuis longtemps attendu dans l’affaire Banque nationale du Canada c.
Houle’. Ce jugement, qui confirme celui de premi6re instance rendu en
19832, m6rite qu’on s’y attarde, car non seulement il constitue un point
tournant en matire de responsabilit6 civile, mais il apporte aussi un 6clai-
rage additionnel sur cette zone obscure que constitue, en droit des com-
pagnies, la notion du voile corporatif>>.
I. Les faits
Bri~vement, les faits. La compagnie de porcherie Herv6 Houle Ltde
faisait affaires avec la Banque canadienne nationale 3 depuis une cinquan-
taine d’annes, et avait obtenu en 1973 une ouverture de credit de 700 000 $
aupr~s d’elle, en plus d’un credit de 100 000 $ pour l’achat de produits et
la modernisation d’un abattoir. En janvier 1974, la compagnie demanda A
la banque de hausser A 900 000 $ son credit rotatif, et signa A cette fin un
acte de fiducie garantissant ses dettes envers la banque pour 1 000 000 $.
Vingt jours apr~s la signature de l’acte de fiducie, sans aucun avis ou
avertissement et sans explication, la banque rappela son prat et trois heures
plus tard r~alisa sa garantie, stoppant brusquement les operations de la
compagnie.
Or, en d~cembre 1973, les fr~res Houle, actionnaires de la compagnie,
n~gociaient activement avec une compagnie anglaise, Weddel Ltd, la vente
de leurs actions pour 1 000 000 $, ceci i la connaissance de la banque. Sit6t
apr~s la prise de possession par la banque en fevrier 1974, Weddel Ltd baissa
son offre A 300 000 $, et les frres Houle n’eurent d’autre alternative que
d’accepter cette offre, en mars 1974, pour < sauver les meubles >.
Les actionnaires poursuivirent alors la banque en dommages, rfclamant
la somme de 700 000 $, soit la perte r~alis~e sur la vente de leurs actions A
Weddel Ltd. La banque, qui incidemment recupera aisement sa cr~ance,
tenta de se prot~ger en se faisant remettre une quittance par la compagnie,
maintenant d6tenue par Weddel Ltd.
En defense contre la poursuite des fr~res Houle, elle soutint n’avoir
commis aucune faute, et invoqua l’absence de lien de droit entre elle et les
demandeurs. Les actionnaires, dit la banque, ne pouvaient exercer en leur
nom personnel des recours qui appartenaient A la compagnie. Si une faute
avait &6 commise par la banque, c’efit W A l’endroit de la compagnie, et
‘[1987] R.J.Q. 1518 (C.A.).
2Houle c. Banque nationale du Canada (16 mai 1983), Montr6al 500-05-013683-758 (C.S.).
3La Banque canadienne nationale est devenue subs~quemment ]a Banque nationale du Ca-
nada, par suite de sa fusion avec la Banque provinciale du Canada.
1987]
CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE
les dommages en dcoulant n’auraient
compagnie, qui seule aurait b6n6fici6 d’un recours.
t caus6s qu’au patrimoine de la
II. Les jugements
La Cour sup6rieure, s’appuyant sur les principes alors tout r6cemment
6mis par la Cour supreme dans l’arr8t Lister c. Dunlop4 , jugea que la banque
avait commis une faute en agissant si intempestivement et en n’accordant
A la compagnie d~bitrice aucun d~lai pour r~pondre A sa demande de paie-
ment. La bonne foi de la banque 6tait pour le moins douteuse dans les
circonstances, ainsi qu’en t~moignait notamment le caract~re inusite de la
quittance qu’elle s’6tait fait remettre par la compagnie.
Quant A l’argument de l’absence de lien de droit, la Cour se d~clara
bien consciente du principe fondamental de la personnalit6 ind~pendante
de la compagnie, 6tabli par l’arr8t Salomon c. A. Salomon and Co.5 :
Cependant, nos tribunaux n’ont pas h~sit6 A percer ce voile corporatif, afin de
prvenir des injustices ou des malhonnatet~s. [….] Dans des circonstances sp&
cifiques A certaines causes, le voile corporatif doit 8tre lev6 non seulement
lorsque le vfritable d6biteur d’une obligation s’en pr~vaut pour se soustraire
f ladite obligation ou encore pour cacher les vritables relations entre la corn-
pagnie et les actionnaires, mais dgalement lorsque les faits le justifient, pour
d~terminer la relation juridique veritable qui peut exister entre un cr~ancier
d’une part et une compagnie et ses actionnaires d’autre part. Le cr~ancier, pas
plus que le d~biteur, ne peut opposer le voile corporatif lorsque qa lui est
favorable et ce, afin de cacher la nature et l’tendue v~ritables de ses relations
juridiques avec son vis-A-vis 6.
Plusieurs faits particuliers militaient en faveur de la reconnaissance,
en 6quit6 >, d’un lien de droit entre les parties au litige : le caract~re familial
de ‘entreprise, les liens 6troits entre la banque et les actionnaires depuis
cinquante ans, l’existence de cautionnements personnels des actionnaires
envers la banque, et la connaissance par la banque des n~gociations entre
les actionnaires et l’acheteur et des effets n~fastes pr~visibles de la saisie sur
la banque fut condamn~e a payer
ces n6gociations. En consequence,
250 000 $ aux actionnaires, car la Cour sup6rieure 6valua A 550 000 $ la
valeur des actions avant l’intervention intempestive de la banque.
C’est ce jugement que la Cour d’appel vient de confirmer. A, cette oc-
casion, la Cour d’appel s’est penche soigneusement sur deux sujets de droit
fort controvers6s : la notion de l’abus de droit, et celle du < voile corporatif >.
Sans vouloir empiter outre mesure sur des plates-bandes civilistes plus
4[1982] 1 R.C.S. 726, 135 D.L.R. (3d) 1, 42 N.R. 181, 41 C.B.R. (n.s.) 272, 18 B.L.R. 1.
5(1896), [1897] A.C. 22, [1895-99] All E.R. Rep. 33, 66 L.J.Ch. 35, 35 L.T. 426, 13 T.L.R.
46 (H.L.) [ci-apr~s Salomon].
6Supra, note 2 A la p. 14.
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 33
familieres A nombre de mes coll6gues 7 , je ferai quelques commentaires sur
le premier de ces sujets, pour ensuite me concentrer davantage sur le second.
III. L’abus de droit
La responsabilit6 de la Banque nationale du Canada, retenue par la
Cour sup6rieure puis la Cour d’appel, provenait d’une faute d6lictuelle en
vertu de l’article 1053 du Code civil du Bas-Canada.
Cette faute consiste A ne pas avoir accord6 A la compagnie d6bitrice un
d6lai raisonnable pour r6pondre A sa demande de paiement, et d’avoir com-
mis un < abus de droit >.
Bien qu’il existe des autorit6s A l’effet qu’aucun d6lai ne doit obliga-
toirement 8tre accord6 par le cr6ancier dans le cas d’un pret A demande 8,
il est maintenant 6tabli en droit canadien et qu6b6cois que ce cr6ancier doit
accorder A son d6biteur un d6lai raisonnable pour lui permettre de payer.
La Cour supreme du Canada a clairement affirm6 ce principe en 1982
dans l’arret Lister9. Ce principe s’applique non seulement A la demande de
paiement d’un pret, mais aussi au retrait d’une marge de cr6dit’0 .
Ce qui constitue un < d6lai raisonnable > d6pend des faits et des cir-
constances: le montant du pret, le risque pour le cr6ancier de le perdre, la
p6riode de la relation entre le creancier et le d6biteur, la r6putation du
d6biteur, la possibilit6 pour lui de recueillir l’argent requis a brve 6ch6ance,
et les circonstances entourant la demande de paiement” .
Si le cr6ancier << met les formes ) A sa d6cision de rappeler un pret et
de r6aliser ses garanties, et ne prend pas son d6biteur par surprise et au
d6pourvu, laissant par exemple un d6lai raisonnable s'6couler entre ]a de-
7Je d6fere en particulier A L. Payette, <( Prise de possession, demande de paiement et d~lai
raisonnable > dans Conferences conineinoratives Meredith, 1981 : Les tendances actitelles en
mnatitre definancenent commercial, Don Mills, Ontario, De Boo, 1981, 129.
gBanque nationale du Canada c. Manufacture Roland Couture (26 aofit 1982), Qu6bec 200-
09-000505-823, J.E. 82-876 (C.A.); Banque nationale du Canada c. Equipemnents Select Inc.
(27 aofit 1982), Quebec 200-05-003613-820 (C.S.); R.A. Cripps and Son Lid c. Wickenden
(1972), [1973] 1 W.L.R. 944, (sub norn. Cripps (Pharmaceuticals) Ltd c. Wickenden) [1973] 2
All E.R. 606 (Ch. D.).
19, 38 L.J. Ex. 34.
9Supra, note 4. Ce principe remonte A l’arret Massey c. Sladen (1868), L.R. 4 Ex. 13 A la p.
‘0 Whonnocklndustriesc. National Bank of Canada (1986), 61 C.B.R. (n.s.) 1, 33 B.L.R. 218
(B.C.S.C.), renversant Inter-City Express Ltd c. Toronto-Dominion Bank (1976), 66 D.L.R. (3d)
754 (B.C.S.C.), conf. par (26 janvier 1977), Vancouver no 325-76 (C.A.).
“Mister Broadloom Corp. (1968) c. Bank of Montreal (1979), 25 O.R. (2d) 198, 101 D.L.R.
(3d) 713, 32 C.B.R. (n.s.) 241, 7 B.L.R. 222 (S.C.), cit6 A la p. 1525 du jugement de la Cour
d’appel, supra, note 1.
19871
CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE
mande de paiement et la r6alisation des garanties 12, bref s’il <
re bldm6 d’avoir commis une faute.
C’est ce qui s’est produit dans la plupart des arrts qu6b6cois portant sur
des ralisations de garanties par des banques’3.
En rappelant intempestivement son pr~t et en r6alisant ses garanties
sans attendre, la Cour a dit que la banque avait abus6 des droits que lui
conferait l’acte de fiducie.
II s’agit IA d’une application nouvelle de la th6orie de 1N abus de droit >,
car on y a fait appel sans qu’il ait
t6 n6cessaire de prouver la mauvaise
foi, la malice ou l’intention de nuire de la part de la banque. Lajurisprudence
ant6rieure n’admettait la notion d’abus de droit en matire contractuelle
que dans les cas oft le cr6ancier avait agi m6chamment ou malicieusement14.
En outre, apr~s le jugement de premiere instance dans l’affaire Houle,
nos tribunaux ont A au moins trois reprises’ 5 donn6 gain de cause A la banque
poursuivie, A cause de l’application restrictive de la th6orie de l’abus de
droit: aucune preuve n’avait pu 8tre faite de la malice, de la mauvaise foi
ou de l’intention de nuire de la banque qui avait r~alis6 sa garantie.
Dans l’arr& Pole Lite Ltke c. Banque provinciale du Canada16, la Cour
d’appel jugea que la banque ne s’6tait pas rendue coupable d’un abus de
droit, mais reconnut implicitement qu’elle aurait pu l’tre si, < par crainte
exag6r6e de perdre ses sfiret6s, [elle] liquide du jour au lendemain celles-ci
en ne laissant pas l'occasion A son client de trouver une solution A son
problme [...]17. > I1 n’est donc pas si surprenant, A la lumi re de cet arr~t,
‘-Skvroters Ltdc. Bank of Montreal(1980), 34 C.B.R. (n.s.) 238 A lap. 242 (Ont. S.C.): < It
is not the demand to pay as such that is significant. What is significant is the time extended
to the debtor before action is taken to enforce the security.
'3Les cas les plus r6cemment rapport~s sont: Charland c. Banque canadienne inperiale de
commerce (10 ddcembre 1985), Beauharnois 760-05-000190-833, J.E. 86-142 (C.S.); White c.
Banque nationale d Canada [1986] R.R.A. 207, J.E. 86-339 (C.S.); kquipenents Select Inc.
c. Banque nationale du Canada (18 novembre 1986), Qu6bec 200-05-003613-820, J.E. 87-189
(C.S.).
"Aluminum Co. of Canada c. Syndicat national des emnploys de I'Alutinium d'Arvida Inc.
[1966] B.R. 641 ; Banqueprovincialedu Canada c. Martel[ 1959] B.R. 278 ; LatreilleAutomnobile
Lteec. Volvo (Canada) Ltd[1978] C.S. 191 ;Cassanec. GrolierLtee( I octobre 1979), Montr6al
09-000230-763, J.E. 79-945 (C.A.); Banque canadienne inp&iale de commerce c. Zidle (26
aofit 1980), Montr6al 500-09-000925-768 (C.A.); Lessard c. Banque canadienne nationale (8
septembre 1981), Beauce 350-05-000291-76 (C.S.) ; Sarvey Inc. c. Banque canadienne nationale
[1981] C.S. 1122.
15Voir les arrets cit6s, supra, note 13. Voir aussi Garage Gingras Inc. c. Banque nationale du
Canada (14 janvier 1986), Montr6al 500-05-010494-824 (C.S.).
16[1984] C.A. 170.
171bid. aux pp. 176-77.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 33
que la Cour d'appel, dans les circonstances d6crites dans l'arret Houle, ait
jug6 la Banque nationale du Canada coupable d'un abus de droit.
Dans l'affaire Houle, la Cour d'appel fit une 6tude poussee de la juris-
prudence et de la doctrine en matiere d'abus de droit, et en vint a la con-
clusion suivante :
[L]e moment est maintenant opportun pour d6clarer que cette th~orie, qui fait
maintenant partie du droit qu6bdcois, ne doit plus Etre limit6e en matire
contractuelle seulement aux cas oQ le cr~ancier r6agit malicieusement, m6-
chamment ou est de mauvaise foi' 8.
Voici donc que les banques et autres cr6anciers se voient imposer plus
strictement le devoir de bonne foi pr6vu A l'article 1024 du Code civil, et
articul6 dans l'arret Banque nationale du Canada c. Soucisse19. I1 n'est plus
n6cessaire, pour les tenir responsables des cons6quences de leurs actes in-
tempestifs envers leurs d6biteurs, de faire la preuve tr6s difficile -
voire
quasi impossible -
d'une intention de nuire ou d'une mauvaise foi 6qui-
valant A de la malice.
Dans l'affaire Houle, la banque 6tait pour ainsi dire < sur la cl6ture ),
puisque les faits d6montraient de sa part une apparence de mauvaise foi.
Nul doute que ceci a facilit6 la tAche de la Cour. II lui aurait vraisembla-
blement 6t6 possible de condamner la banque sur la base de la jurisprudence
ant6rieure, sans d6roger A celle-ci d'une maniere aussi d6terminante.
IV. Le voile corporatif
Lautre int6ret de l'affaire Houle r6side dans le fait que la poursuite
t6 intent6e non pas par la compagnie victime de
contre la banque avait
l'abus de droit, mais bien par ses actionnaires personnellement. Ceci souleve
la question 6pineuse et controverse du (voile corporatif>>, c’est-A-dire du
cloisonnement 6tanche qui doit en principe tre respect6 entre la compagnie,
personne distincte, et ses actionnaires.
L’arret Salomon20 a 6tabli en 1896 le principe de la personnalit6 distincte
et autonome de la compagnie, et ce principe a 6t6 maintes fois r6affirm6
par nos tribunaux, dont la Cour supreme aussi r6cemment qu’en 1980, dans
l’arret Covert c. Ministre des Finances (N.-E.)21 :
II est fondamental qu’une compagnie en tant que corps constitu6 soit du
point de vue juridique une entit6 distincte des actionnaires qui la composent.
‘8Supra, note I A la p. 1529.
9[1981] 2 R.C.S. 339 a la p. 356, 43 N.R. 283.
2Supra, note 5.
2 [1980] 2 R.C.S. 774, (sub non. Jodreys Estate c. Province of Nova Scotia) 32 N.R. 275 [ci-
apr~s Covert cit6 aux R.C.S.].
1987]
CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE
Le principe 6nonc6 dans l’arrat Salomon v. Salomon & Co. Ltd. […] fait toujours
partie int6grante de notre droit et les tribunaux Font en g6n6ral appliqu6
strictement 22.
L’un des corollaires du principe de la personnalit6 distincte de la com-
pagnie est que les droits et recours de la compagnie lui sont propres et ne
peuvent atre d6fendus ou intent6s que par elle-meme. Un contrat sign6 par
la compagnie n’a d’effet qu’entre elle et le tiers contractant, conform6ment
S1’article 1023 du Code civil. Les actionnaires ne peuvent, sauf peut-atre le
cas exceptionnel de Faction d6riv6e, exercer des recours qui appartiennent
A la compagnie, en vertu du principe exprim6 A l’article 59 du Code de
procedure civile que nul ne peut plaider au nom d’autrui >>.
La jurisprudence a toujours, syst6matiquement, rejet6 les r6clamations
personnelles d’actionnaires contre des tiers ayant contract6 avec la com-
pagnie et lui ayant caus6 un dommage, pour le motif qu’il n’y avait pas de
lien de droit entre les actionnaires et les tiers en question 23.
La citation suivante, extraite de 1’arret maintes fois cit6 Silverman c.
Heaps24, exprime bien cette position:
The shareholder of a company has no action against the person who causes
damage to the company. One cannot limit his responsibility by investing in a
company and still consider as a personal damage any damage caused to such
company; the shareholder’s damage is indirect.
Le principe des recours distincts de la compagnie de ses actionnaires
a te exprim6 d6s 1843, dans le c6lebre arrat Foss c. Harbottle25, et confirm6
en 1901 par le Conseil Priv dans l’arret Burland26 :
Again, it is clear law that in order to redress a wrong done to the company or
to recover moneys or damages alleged to be due to the company, the action
should prima facie be brought by the company itself.
221bid. A la p. 823.
23VoirAqua Pool Co. c. Banque canadienne impriale de commerce (21 octobre 1974), Beauce
no 34-342 (C.S.) ; Banque canadienne imptriale de commerce c. Zidle, supra, note 14 ; Lessard
c. Banque canadienne nationale, supra, note 14 ; Charland c. Banque canadienne imptriale de
commerce, supra, note 13 ; White c. Banque nationale du Canada, supra, note 13 ; tquipements
Select Inc. c. Banque nationale du Canada, supra, note 13; Kerner c. Banque canadienne
impgriale de commerce (26 aofit 1980), Montr6al 500-09-000939-769 (C.A.) ; B6land-Abraham
c. Crown, Cie d’assurance-vie (3 juillet 1985), Montreal 500-05-007707-845 et 500-05-007708-
843, J.E. 85-823 (C.S.). En droit anglo-canadien, voir Burland c. Earle (1901), [1902] A.C. 83,
71 L.J.PC. 1, 85 L.T. 553, 18 T.L.R. 41 (PC.) [ci-apr~s But-land cit6 aux A.C. ] ; Brown c. Mezies
Bay Timber Co. (1917), 24 B.C.R. 27, 34 D.L.R. 452, [1917] 2 W.W.R. 658 (C.A.) ; Chow c.
Patterson (1973), 38 D.L.R. (3d) 721 (B.C.S.C.) ; PrudentialAssurance Co. c. Newman Industries
(No. 2) (1981), [1982] Ch. 204, [1982] 2 W.L.R. 31, [1982] 1 All E.R. 354 (C.A.).
24[1967] C.S. 536 A la p. 539.
25(1843), 2 Hare 461, 67 E.R. 189, 62 R.R. 185 (Ch.).
26Supra, note 23 A la p. 93.
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 33
On trouvera dans une d6cision plus r6cente, Rogers c. Bank of
Montrear-7, un relev6 d6taill6 de la jurisprudence am6ricaine et canadienne
sur cette question. Cet arret a encore une fois r6affirm6 le principe que meme
en cas de d6lit (en l’occurrence, une conspiration), un actionnaire ne b6-
n6ficie d’un droit de recours personnel que s’il existe entre lui et l’auteur
du d6lit des relations ind6pendantes de celles qui d6coulent de son int6r~t
dans les actifs de la compagnie. La d6cision rendue par la Cour sup6rieure
dans Dempsey c. Canadian Pacific Hotels Ltd28 pr6sente certaines simili-
tudes avec l’affaire Houle. I1 s’agissait de la r6clamation d’un actionnaire
de Ta compagnie faillie Manoir Richelieu Lt6e contre C.P. Hotels Ltd, pour
cause de mauvaise gestion du Manoir Richelieu par cette derni~re
compagnie.
Cette r6clamation portait sur des dommages contractuels ou, alterna-
tivement, d6lictuels. Elle 6choua sur les deux tableaux, la Cour refusant de
<< soulever le voile >> en ‘absence de fraude ou de conduite impropre. Demp-
sey, actionnaire de la compagnie, avait tir6 avantage du voile corporatif en
se soustrayant, grAce aux dispositions de la Loi su” la faillite2 9, A toute
responsabilit6 personnelle vis-A-vis les cr6anciers de sa compagnie.
It would be a travesty of justice to pierce the corporate veil and recognize
Dempsey’s personal right of action contractually against C.P Hotels while at
the same time Dempsey has taken advantage of the same corporate veil to
negate his liability for all the obligations of the corporation towards its
creditors 30 .
Quant au pr6tendu d6lit de C.P Hotels, il n’existait pas: il n’y avait pas eu
de faute au sens de l’article 1053 du Code civil mais, tout au plus, un
manquement A une obligation contractuelle.
Ce qui distingue l’arr~t Houle de la decision dans Dempsey comme
d’ailleurs de presque toute lajurisprudence qu6b6coise portant sur des pour-
suites similaires, c’est qu’il y avait effectivement eu une faute, un d6lit de
la part du tiers, c’est–dire la banque. S’il n’y avait pas eu de faute, ]a Cour
d’appel n’aurait pas donn6 gain de cause aux fr6res Houle:
La nature de cette action est d6lictuelle. Sur ce, prfcisons qu’on n’aurait
pu intenter pareil recours sur la base d’une responsabilit6 contractuelle. Les
intim6s n’6taient pas partie au contrat 3 .
Lorsqu’un tiers, par son d6lit, cause directement un dommage A une
personne, celle-ci b6n6ficie d’un recours contre ce tiers en vertu de rarticle
‘7[1985] 5 W.W.R. 193, 64 B.C.L.R. 63, 30 B.L.R. 41 (S.C.).
28[1984] C.S. 752.
29S.R.C. 1970, c. B-3.
‘0Supra, note 28 A la p. 756.
31Supra, note 1 A la p. 1523.
1987]
CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE
1053 du Code civil, et le fait qu’elle soit ou non actionnaire d’une compagnie
avec laquelle le tiers transigeait n’y change rien. Au contraire, on a meme
vu des cas oa un actionnaire bless6 par un tiers a pu r6clamer avec succes,
comme dommages subis, la baisse de profitabilit6 de la compagnie qu’il
contr6lait 32 .
Mais la simple existence d’un d6lit ne suffit pas A conferer aux action-
naires d’une compagnie un recours contre l’auteur de ce d6lit. Encore faut-
il que ce delit ait t6 commis A leur endroit, et non d celui de leur compagnie.
Autrement, les dispositions de l’article 1075 du Code civil joueront, et le
<< voile corporatif>> fera obstacle A tout recours personnel des actionnaires,
comme en temoigne la jurisprudence constante dont fait 6tat l’arret Rogers
c. Bank of MontreaP3.
La Cour d’appel a conclu de certains 16ments precis, ou plut6t de leur
pr6sence cumulative, qu’il existait < en 6quit6 >> un lien de droit entre les
freres Houle et la banque.
<< Le caractere particulier de ce dossier nous d6montre que la banque
faisait affaires non seulement avec la compagnie mais aussi avec les intim6s
[...]34. >> Ce << caractere particulier >> d6coulait des elements suivants : cau-
tionnements personnels des actionnaires, caractere familial de l’entreprise,
nombreuses annees de collaboration, et une demande faite aux actionnaires
d’investir d’autres sommes dans l’entreprise.
II est difficile de trouver l-dedans des faits distinguant le cas des Houle
de celui d’innombrables autres petites et moyennes entreprises de type fa-
milial. On ne peut certes deduire de l’existence de cautionnements person-
nels, quasi omnipr6sents lors de financements bancaires, celle d’un lien de
droit entre des actionnaires et la banque. Aucun des autres facteurs men-
tionnes plus haut n’est determinant non plus.
Ce qui est particulier A l’affaire Houle, c’est le fait que les actionnaires
aient ete en pleine negociation de vente de leurs actions lors de la prise de
possession par la banque, et qu’ils aient effectivement vendu leurs actions
presque simultan6ment A celle-ci. De la sorte, une s6paration est intervenue
3’2En Angleterre, voir Lee c. Sheard (1955), [1956] 1 Q.B. 192, [1955] 3 W.L.R. 951, [1955]
3 All E.R. 777 (C.A.); Ashcroft c. Curtin [1971] 1 W.L.R. 1731, [1971] 3 All E.R. 1208 (C.A.):
Malyon c. Pluniner (1963), [1964] 1 Q.B. 330, [1963] 2 W.L.R. 1213, [1963] 2 All E.R. 344
(C.A.); Esso Petroleum Co. c. Mardon [1976] Q.B. 801, [1976] 2 W.L.R. 583, [1976] 2 All E.R.
5 (C.A.). Au Canada et au Quebec, voir Kumnmnen c. Alfonso (1952), [1953] 1 D.L.R. 637, 7
W.W.R. (n.s.) 422, 60 Man. R. 369 (C.A.); Lalonde c. J.E. Duhamel Lte [1982] C.S. 209:
Sttherland Construction Co. c. Shier (1940), 69 B.R. 575.
33Supra, note 27.
34Supra, note 1 i la p. 1523.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 33
entre les actionnaires et la compagnie, et il 6tait plus ais6 pour la Cour de
considrrer les actionnaires comme distincts de la compagnie.
S’il n’y avait pas eu vente de leurs actions, les fr~res Houle n’auraient
pu r6clamer que la diminution de valeur de celles-ci (avec la preuve ardue
que ceci aurait exigee), et il est extr~mement douteux, A la lumi6re de la
jurisprudence dont nous avons fait 6tat, qu’un tel recours aurait t6 accueilli.
On a, en effet, vu plusieurs cas oif ]a valeur des actions 6tait tomb6e A zero
parce que la saisie par le crrancier avait entran6 la faillite de la compagnie,
et oft le recours des actionnaires contre ce crrancier a W rejet6.
Faut-il conclure de
‘arr& Houle qu’il suffit aux actionnaires de vendre
leurs actions A perte pour qu’automatiquement ils brn6ficient de recours
personnels contre les tiers ayant caus6 un dommage A leur compagnie ?
Sfirement pas. En vertu des principes de droit corporatif, le recours en
dommages, dans un tel cas, demeure l’apanage exclusif de ]a compagnie:
les acheteurs des actions peuvent faire en sorte que ce recours soit intent6
par la compagnie, et brnrficier indirectement des dommages pergus par elle.
C’est ce qu’en anglais on appelle un windfall profit ))35.
Dans l’affaire Houle, la banque s’6tait prrmunie contre une telle 6ven-
tualit6, en se faisant signer une quittance par la compagnie, en accord avec
le nouvel actionnaire.
I1 est clair que la decision rendue dans l’arrt Houle a 6t6 largement
motiv6e par un souci d’6quit6, plut6t que par une stricte application des
principes de droit corporatif. La Cour a 6t
influenc6e non seulement par
l’abus de droit commis par la banque, mais aussi par sa mauvaise foi. La
banque 6tait au courant des nrgociations entreprises par les fr~res Houle
avec Weddel Ltd, et elle a tent6 de s’exon6rer en obtenant de ce nouvel
actionnaire, qu’elle a d’ailleurs impliqu6 dans le processus de rralisation de
sa garantie, une quittance pour le moins inusit~e. Ici, c’est le < cover-up >
qui a mal paru, et qui a 6t6 interpr~t6 comme un aveu de culpabilit6.
C’est avec raison que nos tribunaux, lorsque l’arrt Houle leur est cit6
A l’appui d’une demande de o levee du voile corporatif>>, traitent cette d6-
cision comme exceptionnelle:
35Voir Regal (Hastings) Ltd c. Gulliver (1942), [1967] 2 A.C. 134 n, [1942] 1 All E.R. 378
(H.L.); Lavigne c. Robern (1984), 51 O.R. (2d) 60, 6 O.A.C. 304, 18 D.L.R. (4th) 759, 28
B.L.R. 76; Abbey Glen Property Corp. c. Stumborg (1978), 9 A.R. 234, 85 D.L.R. (3d) 35,
[1978] 4 W.W.R. 28, 4 B.L.R. 113 (C.A.).
1987]
CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE
Si monsieur le juge Deslongchamps dans l’affaire Houle a accueilli l’action des
actionnaires, c’est manifestement parce que les circonstances 6taient telles qu’il
lui a W possible de d6terminer que les v6ritables personnes avec qui la Banque
faisait affaires 6taient les demandeurs36.
Le passage suivant de L.C.B. Gower, maintes fois cit6 par nos
tribunaux 37 , garde toute son actualit6 :
[T]hose who have chosen the benefits of incorporation must bear the corres-
ponding burdens, so that if the veil is to be lifted at all that should be done
in the interests of third parties who would otherwise suffer as a result of that
choice 38 .
lUarr& Houle contredit ce principe, mais en raison de son caract~re excep-
tionnel, on ne peut conclure qu’il I’a 6cart6 pour l’avenir.
Ainsi que ‘a soulign6 avec justesse le juge Malouf dans ‘arr& Houle,
[lies tribunaux ont d~cid6 A plusieurs reprises qu’il 6tait possible de soulever
le voile corporatif pour 6tablir un lien de droit afin d’6viter et de pr6venir
certaines injustices ou malhonn~tet6s.
I[….]I
[L]es raisons invoqu6es par les tribunaux lorsqu’ils soul~vent le voile corporatif
varient 6norm6ment d’un dossier A l’autre. En effet, le voile est parfois soulev6
A la demande d’un tiers, lorsque la compagnie ne sert qu’d masquer les activit~s
ill~gales ou malhonntes de certains de ses administrateurs ou actionnaires, ou
est utilise pour contrevenir A une prohibition d’ordre public ou A des fins
frauduleuses ou d6lictuelles 39.
Un exemple r6cent de << lev6e du voile > pour pr6venir l’injustice et la mal-
honntet6 peut 8tre trouv6 dans l’arr& Ballas c. Grenier40 .
On d6note cependant, en plus de l’arrt Houle, une nouvelle tendance
des tribunaux d passer outre aux structures corporatives pour des raisons
avant tout d’6quit6, mme en l’absence de fraude ou de malhonn~tet6. Cette
tendance se manifeste dans l’arr~t de la Cour supreme Corporation mnuni-
cipale de St-David de Falardeau c. Munger41 , d’ailleurs cit6 par la Cour dans
36Charland c. Banque canadienne impbriale de commerce, supra, note 13 A la p. 27, cit6 dans
Equipements Select Inc. c. Banque nationale du Canada, supra, note 13, et White c. Banque
nationale du Canada, supra, note 13. Voir aussi Re 125258 Canada Inc. (fornerly Cast North
America Ltd): Bisseger et Banque royale d Canada [1986] R.J.Q. 1666 A la p. 1679 (C.S.).
37Voir l’arret rfcent Constitution Insurance Co. of Canada c. Kosinopoulos [1987] 1 R.C.S.
2 A la p. 11, 34 D.L.R. (4th) 208, (sub nora. Kosmopoulos c. Constitution Insurance Co. of
Canada) [1987] 1 I.L.R. 1-2147.
38Principles of Modern Company Law, 4e 6d., Londres, Stevens & Sons, 1979 A la p. 138.
39Supra, note I aux pp. 1522-23.
40(ler aofit 1986), Frontenac 235-02-000413-847, J.E. 86-918 (C.P.).
41[1983] R.C.S. 243, [1983] R.D.J. 207, conf. [1981] C.A. 308 et comment6 par l’auteur dans
P Martel et M. Martel, Les aspectsjuridiques de la compagnie au Quebec, t. 1, 3e 6d., Montreal,
Wilson et Lafleur/Martel, 1987 d la p. 1-14D, et dans (1985) 45 R. du B. 448 A la p. 451.
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 33
Houle. On la retrouve 6galement dans le r6cent arret de ]a Cour d’appel
Fisher c. Albert42, oci on a impos6 A des actionnaires de compagnies le devoir
de veiller A ce que les tiers traitant avec eux ne soient pas induits en erreur
quant A l’identit6 de la personne avec laquelle ils transigent, au lieu de
p6naliser ces tiers en leur opposant le voile corporatif .
II est int6ressant, A cet 6gard, de consid6rer les termes de l’article 345
du Projet de loi 20 adopt6 en avril 198743 mais non encore en vigueur:
La personnalit6juridique d’une personne morale ne peut 8tre invoqufe A l’en-
contre d’un tiers de bonne foi, ds lors que cette personnalit6 sert, entre autres,
A masquer la fraude ou l’abus de droit.
Les mots << entre autres > ont t6 ajout6s A la version originale de cet article,
ce qui le rend plus conforme A l’6tat du droit en mati~re de voile cor-
poratif>>. Les cas de < lev6e du voile >> ne sont pas, en effet, restreints A la
fraude et A l’abus de droit.
On pourrait faire le reproche A cet article d’8tre A sens unique, car il
ne vise que l’invocation du << voile >> 1 l’encontre de tiers et non, comme
dans l’arrat Houle, par un tiers A l’encontre des actionnaires.
II se peut que l’article 345, s’il est mis en vigueur, puisse 8tre interprt6
a contrario pour emp~cher les tribunaux de rendre des jugements d’6quit6
comme dans Houle ou Munger Cela serait dommage pour certains action-
naires, mais susceptible d’apporter un peu plus de stabilit6 au principe de
la personnalit6 juridique distincte des compagnies. Cette stabilit6 serait
n6anmoins toute relative, car l’article 345 constituera pour les tribunaux
une base 16gislative, une justification jusqu’ici inexistante pour soulever
le voile corporatif>> A la demande de tiers. Les mots entre autres > risquent
d’8tre interpr6t6s comme une porte ouverte A la n6gation arbitraire de la
personnalit6 ind6pendante des compagnies, et de faire souffler un vent d’in-
certitude et d’inqui6tude dans le monde des affaires.
A tout prendre, il serait pr6f6rable que le l6gislateur ne s’immisce pas
dans ce qui doit rester une cr6ation jurisprudentielle souple: ]a facult6,
lorsque les circonstances le justifient et seulement alors, de passer outre aux
structures corporatives.
42(4 ao0t 1987), Montrfal 500-09-000932-780, J.E. 87-910, (C.A.).
43Loi portant reforme au Code civil du Quebec du droit des personnes, des successions et des
biens, L.Q. 1987, c. 18.