McGill Law Journal ~ Revue de droit de McGill
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES
CHEMINS ? RFLEXIONS SUR LINCIDENCE DE
LARTICLE 8.1 DE LA LOI DINTERPRTATION
Aline Grenon*
Depuis lentre en vigueur de larticle 8.1
de la Loi dinterprtation, la Cour suprme du
Canada a interprt plusieurs reprises des
lois fdrales qui pouvaient donner ouverture
lapplication de cet article. la lumire de ces
arrts, est-il possible de conclure que la Cour a
frein la tendance des tribunaux adopter une
interprtation donnant lieu une application
uniforme de la lgislation fdrale, et ce, laide
de concepts tirs de la common law ? Afin de
rpondre cette question,
les mthodes
proposes par quatre auteurs relativement
lapplication de larticle 8.1, afin de dceler les
lments sur lesquels il y a accord et ceux qui
savrent
exercice
permettra de mieux comprendre la teneur des
arrts rendus par la Cour suprme. Dans la
deuxime partie, les dcisions pertinentes de la
Cour suprme du Canada feront lobjet dune
analyse : les noncs de la Cour rejoignent-ils
les mthodes proposes par les auteurs ? Est-il
possible de dceler certaines tendances en ce
qui concerne lapplication de cet article ? Enfin,
la lumire de ces arrts, la troisime et
dernire partie prsentera une rflexion sur
ltat actuel du droit dans ce domaine et
proposera certaines suggestions.
problmatiques.
Cet
Since the coming into force of section 8.1 of
the Interpretation Act, the Supreme Court of
Canada (SCC) has on more than one occasion
interpreted federal statutes that could give rise
to its application. In light of these cases, is it
possible to conclude that the SCC has curbed
the tendency of the courts to adopt an interpre-
tation that gives rise to a uniform application of
federal legislation based on common law princi-
ples? In order to answer this question, the first
part of this article will review the methods pro-
posed by four authors regarding the application
of section 8.1 in order to identify the points on
which they agree, as well as those that are more
problematic. This exercise will allow for a better
understanding of the content of the judgments
rendered by the Supreme Court. In the second
part, the relevant SCC decisions will be ana-
lyzed: do the rulings of the Court align with the
methods proposed by the authors? Are there
any detectable trends regarding the application
of section 8.1? In light of these decisions, the
third and final part of the article presents a re-
flection on the current state of the law in this
field and proposes several suggestions.
* Aline Grenon, professeure titulaire au Programme de common law en franais de
lUniversit dOttawa et membre du Barreau du Haut-Canada et du Barreau du
Qubec. Lauteure tient remercier Mlanie Beaumier, tudiante au Programme
national de la Facult de droit de lUniversit dOttawa, pour son impeccable travail de
recherche et de rvision. Lauteure tient aussi remercier chaleureusement tous les
collgues qui lui ont fait part de leurs prcieux conseils.
Aline Grenon 2011
Citation: (2011) 56:4 McGill LJ 775 ~ Rfrence : (2011) 56 : 4 RD McGill 775
776 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Introduction
I.
II.
Linterprtation de la lgislation fdrale bilingue
et bijuridique
La Cour suprme du Canada et larticle 8.1
A. La Cour suprme du Canada prend connaissance
de larticle 8.1 : les arrts Schreiber, Wise et DIMS
B. La Cour suprme du Canada sloigne de larticle 8.1 :
les arrts Canada 3000, AYSA, Saulnier et Drummond
C. La Cour suprme du Canada renoue avec larticle 8.1 :
les arrts Innovation Credit Union et Radius Credit Union
III.
Quelques rflexions
Conclusion
777
781
790
790
796
808
810
819
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 777
la
Introduction
Malgr lloge du bijuridisme canadien et la promesse implicite
dharmonie, voire de complmentarit ventuelle, entre le droit civil
qubcois et la common law canadienne, il existe toujours entre ces deux
systmes une tension et une certaine discordance. Celles-ci se manifestent
dans la jurisprudence et ont fait lobjet de multiples commentaires,
notamment de la part des auteurs qubcois1.
Cette tension et cette discordance forment le point de dpart de ce
texte, qui se veut une rflexion sur le bijuridisme canadien et sur limpact
de larticle 8.1 de la Loi dinterprtation du Canada2. Cet article, ainsi que
larticle 8.2, ont t ajouts en 2001 la Loi dinterprtation, afin de
permettre une meilleure
lgislation fdrale
bijuridique3. Dans le cadre de cette rflexion, les dcisions pertinentes
rendues par la Cour suprme du Canada durant la dernire dcennie,
relatives larticle 8.14, feront lobjet non seulement dune analyse, mais
aussi de commentaires, parfois critiques.
Dentre de jeu, il ny a pas lieu de revoir en dtail le concept du
bijuridisme canadien, de dcrire les raisons qui ont men ladoption des
articles 8.1 et 8.2 de la Loi dinterprtation ou dexposer le pourquoi et la
mthodologie du processus dharmonisation de lois fdrales bijuridiques.
interprtation de
1 Voir par ex Jean Leclair, Linterface entre le droit commun priv provincial et les
comptences fdrales attractives dans Ysolde Gendreau, dir, Un cocktail de droit
dauteurs, Montral, Thmis, 2007, 25 ; France Allard, La Cour suprme du Canada et
son impact sur larticulation du bijuridisme dans Ministre de la Justice, dir,
Harmonisation de la lgislation fdrale avec le droit civil de la province de Qubec et le
bijuridisme canadien, 2e publication, fascicule 3, Ottawa, Ministre de la Justice et
Procureur gnral du Canada, 2001, en ligne : Ministre de la Justice
Guy Lefebvre, Luniformisation du droit maritime canadien aux dpens du droit civil
qubcois : lorsque linfidlit se propage de la Cour suprme la Cour dappel du
Qubec (1997) 31 : 2 RJT 577 ; Rosalie Jukier et Roderick A Macdonald, The New
Quebec Civil Code and Recent Federal Law Reform Proposals: Rehabiliting
Commercial Law in Quebec? (1992) 20 Can Bus LJ 380 aux pp 398-404 ; Roderick A
Macdonald, Provincial Law and Federal Commercial Law: Is Atomic Slipper a New
Beginning? (1991-1992) 7 BFLR 437 ; H Patrick Glenn, Le droit compar et la Cour
suprme du Canada dans Ernest Caparros et al, dir, Mlanges Louis-Philippe Pigeon,
Montral, Wilson & Lafleur, 1989, 197.
2 LRC 1985, c I-21.
3 Ces articles ont t ajouts la Loi dinterprtation par la Loi dharmonisation no 1 du
droit fdral avec le droit civil, LC 2001, c 4 [Loi dharmonisation no 1].
4 Seul larticle 8.1 de la Loi dinterprtation (supra note 2), reproduit la premire partie
(I) de ce texte, fait lobjet de rflexion dtaille dans ce texte ; les rfrences larticle
8.2 de la Loi dinterprtation (ibid) sont plutt de nature ponctuelle.
778 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Ces questions ont fait lobjet de plusieurs crits5 et elles seront au besoin
brivement exposes au cours de ce texte. Il suffit de dire en introduction
que dans la fdration canadienne, deux systmes de droit, le droit civil
qubcois et la common law canadienne, servent dassise au droit priv
des provinces faisant partie de la fdration. En vertu de la Constitution
canadienne, ces provinces ont comptence dans le domaine de la proprit
et des droits civils6. Ainsi, au Qubec, les questions juridiques relatives
ce domaine reposent sur le droit civil, alors que dans les autres provinces
canadiennes et les trois territoires, ces questions reposent sur la common
law. Or, le Parlement canadien, en vertu de ses propres comptences, doit
ncessairement lgifrer pour lensemble de la fdration et il arrive que
le Parlement adopte des textes lgislatifs qui font appel des concepts
issus du domaine de la proprit et des droits civils, des textes dits
bijuridiques en raison des deux systmes de droit priv sous-jacents. La
seconde partie (II) de ce texte comporte des exemples.
Lorsquune disposition lgislative fdrale semble reposer sur le droit
priv provincial, les tribunaux peuvent se trouver aux prises avec un
problme de taille : comment interprter cette disposition si le droit priv
sous-jacent est discordant , cest–dire si le droit civil qubcois et la
common law canadienne donnent lieu des rsultats divergents ?
Puisquil est question de lgislation applicable lensemble du Canada, il
est normal que les tribunaux tentent den arriver une interprtation
uniforme. Avant ladoption des articles 8.1 et 8.2 de la Loi dinterprtation,
cela se produisait systmatiquement et les tribunaux recouraient
rgulirement aux concepts de common law pour atteindre cet objectif.
Or, limportation au Qubec de concepts tirs de la common law posait de
trs srieux problmes darrimage et portait atteinte lintgrit du droit
civil qubcois7. Les problmes darrimage entre la lgislation fdrale et
5 Voir la jurisprudence et les textes pertinents : Bijurilex, en ligne : Ministre de la
Justice
voir Harmonisation de la lgislation fdrale, supra note 1 ; Lharmonisation de la
lgislation fdrale avec le droit civil qubcois et le bijuridisme canadien : Recueil
dtudes, Ottawa, Ministre de la Justice du Canada, 1997, en ligne : Ministre de la
Justice
Jean-Maurice Brisson et Andr Morel, Droit fdral et droit civil : complmentarit,
dissociation (1996) 75 : 2 R du B Can 297 ; Jean-Maurice Brisson, Limpact du Code
civil du Qubec sur le droit fdral : une problmatique (1992) 52 : 2 R du B 345.
6 Loi constitutionnelle de 1867 (R-U), 30 & 31 Vict, c 3, reproduite dans LRC 1985, ann II,
no 5, art 92(13).
7 Supra note 1. Ces auteurs critiques, parfois de faon acerbe, limportation au Qubec de
concepts tirs de la common law. Cependant, rien nindique que la doctrine qubcoise
sopposait au principe de lapplication uniforme de la lgislation fdrale : les auteurs se
prononaient plutt contre lutilisation systmatique de concepts tirs de la common
law pour atteindre cet objectif.
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 779
le droit civil qubcois sont dailleurs devenus encore plus aigus la suite
de lentre en vigueur du Code civil du Qubec8.
Cest dans ce contexte que le Parlement canadien a adopt les articles
8.1 et 8.2 de la Loi dinterprtation. En outre, larticle 8.1, reproduit plus
loin, confirme lgale autorit de la common law et du droit civil en
matire de proprit et de droits civils et indique que les lois fdrales qui
trouvent leur fondement dans les rgles et notions appartenant au droit
priv doivent tre interprtes conformment au droit en vigueur dans
une province au moment de lapplication des lois en question.
Avant mme que ces articles ne soient adopts, il tait clair quils
pourraient donner lieu une application non uniforme des lois fdrales,
surtout larticle 8.1. Dailleurs, dans les travaux prparatoires, Andr
Morel, lun des principaux acteurs impliqus dans le processus, se
prononce ainsi au sujet des bauches qui ont men ladoption de ces
articles :
[O]n reconnatrait le fait que, sauf drogation expresse ou par
implication ncessaire, lapplication des lois fdrales nest pas
ncessairement uniforme tous gards partout travers le Canada ;
et que cette diversit est acceptable comme tant une consquence
du fdralisme lui-mme9.
Or, il est ici ncessaire de faire rfrence lexistence dune divergence
de points de vue lgard de la prmisse selon laquelle certains textes
lgislatifs fdraux font appel au droit provincial titre suppltif. Alors
que
la Loi dinterprtation reposent
manifestement sur cette prmisse, que plusieurs auteurs y adhrent10, et
que la Cour sest appuye sur cette prmisse plus dune reprise11,
les articles 8.1 et 8.2 de
8 Avant lentre en vigueur du nouveau code, le Parlement canadien a entrepris un vaste
travail dharmonisation afin de faciliter larrimage, le cas chant, entre la lgislation
fdrale et le droit provincial. Voir Recueil dtude, supra note 5. Voir, parmis les
sources primaires, Harmonisation de la lgislation fdrale, supra note 1.
9 Andr Morel, Mthodologie et plan de travail Rapport final dans Recueil dtudes,
supra note 5.
10 Voir par ex Peter W Hogg, Joanne E Magee et Jinyan Li, Principles of Canadian
Income Tax Law, 7e d, Toronto, Carswell, 2010 la p 10 ; Philippe Denault, La
recherche dunit dans linterprtation du droit priv fdrale : Cadre juridique et
fragments du discours judiciaire, Montral, Thmis, 2008 aux pp 1-62 ; Leclair, supra
note 1 aux pp 37-38 ; Jean Leclair, Rflexions sur les problmes constitutionnels
soulevs par labrogation du Code civil du Bas Canada (1997) 99 : 2 R du N 155 aux
pp 185-97 ; Andre Lajoie, Expropriation et fdralisme au Canada, Montral, Presses
Universitaires de Montral, 1972 la p 11.
11 Pour une dcision rendue avant lentre en vigueur de lart 8.1, voir Re Giffen, [1998] 1
RCS 91 aux para 64-66, 155 DLR (4e) 332, juge Iacobucci. Pour des dcisions rendues
aprs, voir Magasin rayons Peoples c Wise, 2004 CSC 68, [2004] 3 RCS 461, 244 DLR
780 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
certains auteurs ont soulev la possibilit que le lgislateur fdral puisse
avoir sa propre comptence en matire de droit priv12. Une telle
comptence lui permettrait de faire abstraction du droit priv provincial
dans sa lgislation. Ainsi, un texte lgislatif fdral, qui semble
premire vue reposer sur le droit priv provincial, reposerait plutt sur un
hypothtique droit commun fdral, dont la nature na pas t lucide.
Quelle quen soit sa nature, lexistence dun tel droit permettrait
vraisemblablement une application uniforme de la lgislation fdrale
travers le pays. Or, en raison du poids dautorit qui pse en faveur du
premier point de vue, il ny a pas lieu dans cet article de sattarder au
deuxime. Quil existe ou non un droit commun fdral, il y a un lment
fondamental sur lequel tous sentendent : le lgislateur fdral peut
manifestement, dans sa lgislation, sloigner du droit priv provincial
dans les domaines de comptence qui sont les siens. Dailleurs, larticle 8.1
reconnat explicitement cette possibilit. Ainsi, si le lgislateur fdral
veut sloigner du droit priv provincial, il nest pas ncessaire pour lui de
sappuyer sur un hypothtique droit commun fdral. Il na qu exprimer
son intention dans sa lgislation. La question, fondamentale selon nous,
est donc la suivante : dans quelles circonstances peut-on conclure que le
lgislateur fdral, dans un texte de loi, sest loign du droit priv
provincial ? Cette question en est une dinterprtation et cest cela dont il
est question dans ce texte.
En raison de sa politique sous-jacente, on aurait pu croire que larticle
8.1 aurait eu comme effet de freiner la tendance des tribunaux adopter
une interprtation donnant lieu une application uniforme de la
lgislation fdrale laide de concepts tirs de la common law. Or, durant
la dernire dcennie, la Cour a interprt plusieurs reprises des lois
fdrales qui pouvaient donner ouverture lapplication de larticle 8.1.
la lumire de ces arrts, est-il possible de conclure que la Cour a frein
cette tendance ?
Afin de mieux comprendre la teneur de ces arrts, il sera question,
dans la premire partie (I), de revoir et, le cas chant, de commenter les
mthodes proposes par quatre auteurs relativement lapplication de
larticle 8.1, afin de dceler les lments sur lesquels il y a accord et ceux
qui savrent problmatiques. Dans la deuxime partie (II), les dcisions
(4e) 564 [Wise] ; DIMS construction (Syndic de) c Qubec (PG), 2005 CSC 52, [2005] 2
RCS 564, 258 DLR (4e) 213 [DIMS].
12 Voir par ex Robert Leckey, Rhapsodie sur la forme et le fond de lharmonisation
juridique (2010) 51 : 1 C de D 3 aux pp 28-34. Ruth Sullivan cherche aussi sloigner,
du moins en partie, de la prmisse selon laquelle certains textes lgislatifs fdraux
reposent sur le droit priv provincial titre suppltif : voir Ruth Sullivan, The
Challenges of Interpreting Multilingual, Multijural Legislation (2003-2004) 29 : 3
Brook J Intl L 985 aux pp 1042-43 [Sullivan, Challenges ].
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 781
pertinentes de la Cour feront lobjet dune analyse : les noncs de la Cour
rejoignent-ils les mthodes proposes par les auteurs ? Est-il possible de
dceler certaines tendances en ce qui concerne lapplication de cet article ?
Enfin, la lumire de ces arrts, la troisime et dernire partie (III)
prsentera une rflexion sur ltat actuel du droit dans ce domaine et
proposera certaines suggestions.
I. Linterprtation de la lgislation fdrale bilingue et bijuridique
Interprter la lgislation fdrale canadienne nest pas une mince
affaire. Avant ladoption en 2001 des articles 8.1 et 8.2, les interprtes
appliquaient, le cas chant, les rgles relatives linterprtation dune
lgislation bilingue13, tout en tenant compte du grand principe nonc par
Driedger, principe privilgi par la Cour depuis plusieurs annes :
Aujourdhui, il ny a quun seul principe ou solution : il faut lire les
termes dune loi dans leur contexte global en suivant le sens
ordinaire et grammatical qui sharmonise avec lesprit de la loi,
lobjet de la loi et lintention du lgislateur14.
Dans un tel contexte, ladoption des articles 8.1 et 8.2 devait
ncessairement donner ouverture des interrogations concernant leur
mthode dapplication ainsi que larrimage entre les divers rgles et
principes applicables linterprtation de la lgislation fdrale. Or, force
est de constater que ce sont plutt les auteurs qui ont tent dlucider ces
questions15, car, ce jour, la Cour sest prononce de faon plutt
sommaire.
13 Michel Bastarache et al, Le droit de linterprtation bilingue, Montral, LexisNexis,
2009.
14 Voir Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27 au para 21, 154 DLR (4e) 193, o il
est possible de trouver la traduction de la clbre formule nonce dans Elmer A
Driedger, Construction of Statutes, 2e d, Toronto, Butterworths, 1983 la p 87. Voir
aussi Stphane Beaulac et Pierre-Andr Ct, Driedgers Modern Principle at the
Supreme Court of Canada: Interpretation, Justification, Legitimization (2006) 40 : 1
RJT 131.
15 Les arts 8.1 et 8.2 de la Loi dinterprtation (supra note 2) ont en outre fait lobjet
danalyses dans les textes suivants (en ordre chronologique) : Pierre-Andr Ct avec la
collaboration de Stphane Beaulac et Mathieu Devinat, Interprtation des lois, 4e d,
Montral, Thmis, 2009 aux pp 402-404 ; Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of
Statutes, 5e d, Canada, LexisNexis, 2008 [Sullivan, Statutes] aux pp 121-42 ; Denault,
supra note 10 ; Sullivan, Challenges , supra note 12 aux pp 1045-54 ; Henry L Molot,
Article 8 du projet de loi S-4 : Modification de la Loi dinterprtation dans
Harmonisation de la lgislation fdrale, supra note 1 aux pp 12-19. Ces quatre auteurs
ont t choisis en raison soit de leur importance dans le domaine de linterprtation des
lois, soit en raison de la nature de leur analyse. Voir aussi Aline Grenon, The Inter-
pretation of Bijural or Harmonized Federal Legislation: Schreiber v Canada (AG)
(2005) 84 : 1 R du B Can 131 [Grenon, Interpretation ]. Aux fins de lanalyse de lart
782 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Le point de dpart est le texte complet de larticle 8.1 :
8.1 Both the common law and the
civil law are equally authoritative
and recognized sources of the law of
property and civil rights in Canada
and, unless otherwise provided by
law, if in interpreting an enactment
it is necessary to refer to a provinces
rules, principles or concepts forming
part of the law of property and civil
rights, reference must be made to the
rules, principles and concepts in force
in the province at the time the enact-
ment is being applied.
8.1 Le droit civil et la common law
font pareillement autorit et sont
tous deux sources de droit en
matire de proprit et de droits
civils au Canada et, sil est
ncessaire de recourir des rgles,
principes ou notions appartenant
au domaine de la proprit et des
droits civils en vue dassurer
lapplication dun texte dans une
province, il faut, sauf rgle de droit
sy opposant, avoir recours aux
rgles, principes et notions en
vigueur dans cette province au
moment de lapplication du texte16.
Larticle 8.1 dbute avec un nonc impratif qui confirme lgale
autorit de la common law et du droit civil en matire de proprit et de
droits civils : les lois fdrales bijuridiques, soit celles qui reposent sur des
rgles et notions appartenant au droit priv, doivent tre interprtes
conformment au droit en vigueur dans la province o sera applique la
loi en question. Larticle 8.1 indique cependant quil y aura recours aux
rgles, principes ou notions appartenant au domaine de la proprit et des
droits civils seulement sil est ncessaire / if […] it is necessary de le
faire et en labsence dune rgle de droit sy opposant / unless otherwise
provided by law . Soulignons que dans sa version franaise, larticle 8.1
fait premirement rfrence la ncessit de recourir aux rgles,
principes ou notions appartenant au domaine de la proprit et des droits
civils , pour ensuite faire rfrence la possibilit quune rgle de droit
puisse sopposer cette faon de faire. Dans sa version anglaise, par
contre, ces deux phrases sont inverses. Cette inversion pourrait-elle
donner lieu des rsultats divergents ? Pour tenter de rpondre cette
question, nous nous pencherons dans un premier temps sur la version
franaise, en tenant compte des commentaires des auteurs ce sujet.
Nous reviendrons par la suite sur la version anglaise.
Selon lordre de la version franaise, le tribunal doit premirement
dterminer sil est ncessaire de recourir au droit priv des provinces.
8.1 dans la premire partie (I) du prsent texte, cependant, nous avons prfr nous
appuyer sur des textes crits par dautres auteurs afin daccorder la premire partie
(I) une plus grande lgitimit.
16 Loi dinterprtation, supra note 2, art 8.1.
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 783
Cest–dire quil doit dterminer si la disposition lgislative interprter
repose sur le droit provincial. ce titre, lapproche de Denault est fort
intressante :
[L]interprte devrait dabord examiner la disposition dans son sens
grammatical et ordinaire, afin notamment didentifier loccurrence
ventuelle de notions techniques ncessitant des dfinitions
spcialises. Dans le cadre de lapproche globale, il sen remettrait
ensuite aux autres dimensions de linterprtation, par exemple en
allant par cercles concentriques de linterne vers lexterne (la loi le
corpus lgislatif les sources externes), et de lorigine vers les
finalits (lhistorique les objectifs les effets). Cest lorsquil nest
pas en mesure dtablir le sens dune disposition sa face mme ou
dans son contexte spcifique (immdiat ou relatif), en somme
lorsquil est confront un vide lgislatif, quil aura recours des
sources externes suppltives, lesquelles sources doivent, aux termes
de la Constitution, provenir du droit des provinces lorsquil sagit
dune question de droit priv. Vue de la sorte, bien quelle repose sur
la comptence de principe des provinces, la complmentarit
apparat comme lexception plutt que la rgle, si lon sen tient au
processus interprtatif uniquement et si lon considre par ailleurs
lautorit lgislative prpondrante du Parlement. Cest dailleurs,
notre avis, ce que sous-entend lexpression sil est ncessaire
larticle 8.1 de la Loi dinterprtation17.
Compte tenu de lutilisation, dans les deux premires phrases de cet
extrait, des termes suivants : sens grammatical et ordinaire 18 ;
approche globale 19 ; finalits (lhistorique les objectifs les effets)20
, il y a lieu de croire que Denault fait ici implicitement rfrence au
principe de Driedger21. Si tel est le cas, sa pense rejoint celle de Sullivan,
qui se prononce ainsi au sujet de la clause sil est ncessaire / if […] it is
necessary 22 :
[U]nder Driedgers modern principle, federal legislation must be read
it its entire context, which includes Canadian law generally, interna-
tional law, foreign law, and relevant extrinsic aids. Only after the
work of interpretation has been fully carried out can interpreters le-
gitimately conclude that they must rely on the private law of the prov-
ince in which the facts arose to complete the federal text23.
17 Denault, supra note 10 aux pp 77-78.
18 Ibid.
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Driedger, supra note 14.
22 Loi dinterprtation, supra note 2, art 8.1.
23 Sullivan, Statutes, supra note 15 la p 137.
784 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Ainsi, selon ces deux auteurs, cest seulement aprs avoir fait une
analyse contextuelle de la disposition lgislative, en fonction du principe
de Driedger, que le tribunal pourra conclure la ncessit de recourir au
droit priv provincial. Ct et Molot ne se prononcent pas sur cette
question.
Dans lextrait cit ci-dessus, Denault soulve aussi lide selon laquelle
la complmentarit entre la lgislation fdrale et le droit priv provincial
serait lexception plutt que la rgle . Il sexprime cependant de faon
nuance sur cette question : la complmentarit serait lexception, mais
seulement dans le contexte du processus dinterprtation et seulement en
raison de lautorit lgislative prpondrante du Parlement . Les autres
auteurs ne se prononcent pas de faon expresse cet gard, sauf Sullivan,
qui sexprime ainsi :
Brisson and Morel conclude :
Whenever a federal statutory provision uses a private law concept
without defining it or otherwise assigning some specific meaning to
it, and whenever a statute falls short of comprehensively governing a
question of private law or lacks a formal incorporating provision, the
omission must be remedied by referring to one of the two legal sys-
tems in force.
This analysis has become the major article of faith underlying the
current harmonization program. […]
While these analyses are not inaccurate, in my view they are inade-
quate. First, they leave out of account the ordinary role of judicial in-
terpretation in completing legislation […]. Second, they imply that
derogations from private law are anomalous and exceptional. This
verges on essentialism and supports a conservative approach to
law24.
Or, qualifier la complmentarit de rgle ou dexception peut induire
en erreur. Dire quil sagit dune rgle accorde la complmentarit une
trs grande importance, mais dire quil sagit dune exception risque den
rduire la porte. Il faut avant tout retenir que cette complmentarit
peut se produire et quun tribunal appel interprter une disposition
lgislative fdrale se doit de tenir compte de cette possibilit au tout
dbut de son analyse.
Dailleurs, deux nuances prs, nous partageons lavis de Sullivan et
de Denault selon lequel le tribunal pourra conclure la ncessit de
recourir au droit priv provincial seulement aprs avoir fait une analyse
24 Sullivan, Challenges , supra note 12 aux pp 1029-30. Voir aussi Sullivan, Statutes,
supra note 15 la p 136, o elle poursuit cette pense : [T]he Morel-Brisson analysis
[…] sees complementarity as the default position, while dissociation has to be clearly and
explicitely expressed .
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 785
contextuelle de la disposition lgislative, en fonction du principe de
Driedger. Les deux nuances sont les suivantes. Premirement, le principe
de Driedger semble accorder une grande latitude aux juges. En ce qui
concerne ce principe, Ct se prononce ainsi :
Aujourdhui, on peut affirmer que tout lment pertinent
ltablissement du sens de la loi peut tre pris en considration. […]
La principale question qui subsiste, et qui nadmet pas de rponse
gnrale, cest celle de savoir quel poids, quelle autorit, quelle valeur
linterprte doit attribuer aux divers facteurs dont il peut et mme
dont il doit tenir compte [nos italiques]25.
Cest donc linterprte de bien peser, mesurer et valuer ces divers
facteurs et, cette tape, linterprte, en loccurrence le juge, jouit
manifestement dune grande latitude. Il est reconnu que les juges doivent
viter tout parti pris lorsquils sont appels interprter une disposition
lgislative. Cependant, lorsquune disposition pourrait reposer sur le droit
priv provincial, certains juges ne seraient-ils pas enclins accorder plus
dimportance un facteur qu un autre ? En agissant ainsi, il serait
possible de conclure que la disposition interprter ne repose pas sur le
droit priv.
Deuximement, lorsque les juges interprtent une disposition la
lumire du principe moderne de Driedger, ce principe ne doit-il pas
aujourdhui tenir compte de limportance place par le Parlement
canadien sur le bijuridisme26 ? Lorsque les tribunaux sont appels faire
une analyse contextuelle dune disposition afin de dterminer lintention
du lgislateur, ne doivent-il pas tenir compte, cette fin, des diverses
initiatives adoptes par
le
dveloppement du bijuridisme canadien ? Mme si le principe de Driedger
accorde une grande latitude aux juges, il semble juste de dire que les
articles 8.1 et 8.2 balisent et orientent cette latitude en exigeant des juges
quils considrent la possibilit que le droit provincial soit applicable.
Nous reviendrons sur cette question dans la troisime partie de larticle.
Si, la suite de lanalyse dcrite ci-dessus, le tribunal conclut que le
texte ne dpend pas de notions propres au droit priv, les rgles
dinterprtation des articles 8.1 et 8.2 nont aucune application. Le
tribunal est alors appel interprter une disposition bilingue autonome
ou dissocie du droit priv, tche souvent tout aussi ardue.
25 Ct, supra note 15 la p 53. Le principe de Driedger fait lobjet danalyse approfondie
et de critique dans Beaulac et Ct, supra note 14 aux pp 162-72. En outre, les auteurs
sont davis que ce principe est rducteur et quil ne tient pas compte de tous les
lments ncessaires aux fins dun processus dinterprtation lgislative complet.
le Parlement en vue dencourager
26 Je tiens remercier une amie et ancienne collgue, Me Anne Marie Hbert, qui a
soulev cette ide.
786 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Cependant, si le tribunal conclut que le texte dpend effectivement de
notions de droit priv, il est ds lors ncessaire dappliquer le sens qui
prvaut en common law dans les provinces rgies par la common law et le
sens qui prvaut en droit civil au Qubec, moins quune rgle de droit ne
sy oppose.
Cela mne la deuxime tape de lanalyse de larticle 8.1. Quelle est
la porte de la clause restrictive sauf rgle de droit sy opposant / unless
otherwise provided by law ? Trois des quatre auteurs mentionns, soit
Sullivan, Denault et Molot, se sont penchs sur cette question.
Pour leur part, Molot27 et Sullivan28 comparent le libell des articles
8.1 et 8.2 avec celui du paragraphe 3(1) de la Loi dinterprtation. Or, le
paragraphe 3(1) utilise les termes sauf indication contraire / unless a
contrary intention appears , alors que les articles 8.1 et 8.2 utilisent des
termes plus muscls, soit sauf rgle de droit sy opposant / unless
otherwise provided by law . Cette comparaison porte Molot et Sullivan
conclure que la rgle sopposant lapplication du droit provincial
pendrait la forme dune disposition lgislative expresse29.
En ce qui concerne la porte de lexpression sauf rgle de droit sy
opposant 30, Denault est lui aussi davis que la barre est trs haute et que
la rgle doit tre explicite, mais il arrive cette conclusion en utilisant un
raisonnement diffrent. Selon lui, cette expression est syntaxiquement
subsume la dtermination dune ncessit de recourir au droit priv
provincial 31. Il serait donc question dune rgle de droit qui soppose au
principe de complmentarit dans les cas o ce principe devrait
normalement sappliquer. Selon Denault, une telle drogation devrait
logiquement tre formule de faon expresse et il serait donc peu
27 Molot, supra note 15 aux pp 18-19. Il y a lieu de lire la version anglaise du texte de
Molot, car la version franaise fait dfaut cet gard.
28 Sullivan, Statutes, supra note 15 la p 142.
29 Selon Sullivan (ibid) :
Under s. 3(1), the legislature is not obliged to use express language to exclude
the rules and definitions set out in the Interpretation Act. A contrary intention
can be inferred from reading an enactment in context, even in the absence of
words that explicitly state the intention. However, if Parliament did not legis-
late in vain, the extra words added to ss. 8.1 and 8.2 must mean something
different. Presumably, they are meant to set a higher standard for rebuttal:
provincial law is to supplement federal law in matters of property and civil
rights unless the federal legislation expressly provides otherwise.
30 Denault, supra note 10 la p 94.
31 Ibid la p 93.
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 787
probable que lexpression puisse faire rfrence une rgle dorigine
judiciaire32.
Ainsi, les auteurs qui se sont penchs sur cette question estiment que
la clause restrictive sauf rgle de droit sy opposant / unless otherwise
provided by law ferait rfrence une disposition lgislative expresse.
Un lment supplmentaire vient confirmer ces avis, selon nous. Dans
le libell de la version anglaise de larticle 8.1, les deux expressions sil
est ncessaire / if […] it is necessary et sauf rgle de droit sy opposant /
unless otherwise provided by law sont inverses : il est premirement
question de la possibilit quil puisse exister une rgle de droit qui
empche le recours au droit priv des provinces, et ensuite de celle quil
puisse tre ncessaire de recourir au droit provincial. Le lgislateur
ntant pas cens parler pour rien, il faut conclure que les phrases sil est
ncessaire et sauf rgle de droit sy opposant ont toutes les deux des
sens diffrents, mais complmentaires. Or, si on donne la phrase sauf
rgle de droit sy opposant une interprtation trs large, de sorte quelle
puisse englober une rgle issue de la jurisprudence, voire une question
dintrt public, la phrase sil est ncessaire perd alors une grande
partie de son sens. Cette dernire prendra tout son sens seulement si la
phrase sauf rgle de droit sy opposant se rfre une disposition
lgislative expresse. Ainsi, linversion de ces deux phrases dans la version
anglaise ne donnerait pas lieu des rsultats divergents dans
lapplication des versions franaise et anglaise de larticle 8.1, mais
viendrait plutt appuyer la thse selon laquelle la phrase sauf rgle de
droit sy opposant / unless otherwise provided by law fait rfrence
uniquement une rgle lgislative explicite33.
32 Ibid aux pp 93-94 :
Quil suffise ici de rappeler qu notre avis, cette expression est, dans le texte
de larticle, syntaxiquement subsume la dtermination dune ncessit
de recourir au droit priv provincial. Lexpression fait donc rfrence
prcisment une rgle qui contrecarre lapplication du principe de
complmentarit dans les cas o il sappliquerait normalement (sy opposant /
otherwise provided). tant donn la condition sur laquelle elle se fonde, soit
la ncessit prdtermine de recourir au droit priv provincial, une telle
drogation devrait logiquement tre formule de faon expresse. la
prsomption qu il faut appliquer les sources provinciales titre suppltif
en cas dincompltude, on ne peut opposer en effet quune rgle
drogatoire explicite. Si lon donne tout son sens au mot ncessaire , nous
voyons trs peu de cas o lexpression sauf rgle de droit sy opposant
pourrait faire rfrence une rgle dorigine judiciaire.
33 Dans Grenon, Interpretation , supra note 15 aux pp 146-47, nous avons crit quun
texte de loi fdral qui exige expressment une application uniforme lchelle du
Canada satisfait manifestement la clause restrictive sauf rgle de droit sy
opposant contenue aux articles 8.1 et 8.2. Par contre, en raison de la rfrence dans
788 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
La phrase sauf rgle de droit sy opposant larticle 8.1 suscite
aussi linterrogation suivante : pour contrecarrer lapplication du droit
priv provincial, la phrase sil est ncessaire / if […] it is necessary ne
serait-elle pas suffisante elle seule ? Cette dernire englobe
manifestement tous les lments qui pourraient empcher le recours au
droit provincial, dont une disposition lgislative expresse. Trois des quatre
auteurs soulvent cette question. Sullivan la soulve, mais sans y
rpondre. Elle se prononce ainsi :
While the general thrust of sections 8.1 and 8.2 is clear, a number of
questions remain to be answered by the courts. […] why did Parlia-
ment add […] the words unless otherwise provided by law ? Did it
intend to impose a higher standard for rebutting sections 8.1 and 8.2
than other provisions of the Act?34
Pour sa part, Denault est davis que cette phrase fait double emploi et
quelle aurait t ajoute pour plus de certitude et pour marquer la
prpondrance fdrale ; il ne faudrait donc pas y donner trop
dimportance 35. Enfin, Molot compare cette phrase au libell de larticle
3(1) de la Loi dinterprtation et cest la suite de cette comparaison quil
en arrive la conclusion que la phrase sauf rgle de droit sy opposant
fait rfrence une disposition lgislative expresse36. La raison dtre de
cette phrase fera peut-tre lobjet dun nonc par la Cour en temps et
lieu.
ces articles une rgle de droit plutt qu une rgle de loi, nous avons mis lhypothse
que cette clause pourrait faire rfrence une rgle issue de la jurisprudence et nous
avons donn des exemples de situations o le tribunal pourrait peut-tre conclure
quune rgle de droit soppose lapplication des articles 8.1 et 8.2 (conflit entre une loi
fdrale constitutionnellement valide et le droit priv ; question appartenant au droit
maritime ; question mettant en cause les prrogatives de la Couronne ; question
dintrt public ncessitant une application uniforme de la lgislation fdrale partout
au pays). Nous avons cependant indiqu que le recours la clause restrictive sauf
rgle de droit sy opposant devrait tre rare, compte tenu du libell impratif de
larticle 8.1. Or, en raison de lanalyse ci-dessus, fonde sur la comparaison entre les
versions franaise et anglaise de larticle 8.1, nous nous sommes ravises et nous
sommes maintenant davis que lexpression sauf rgle de droit sy opposant / unless
otherwise provided by law fait rfrence une disposition lgislative expresse. Notons
que Sullivan fait aussi rfrence lutilisation dans les art 8.1 et 8.2, de lexpression
rgle de droit plutt que rgle de loi . Voir Sullivan, Statutes, supra note 15 la p
142, o elle crit : However, it is odd that the sections call for a provision of law / rgle
de droit as opposed to a clear and explicit legislative provision , mais elle ne se
prononce pas davantage sur cette question.
34 Ruth Sullivan, Statutory Interpretation, 2e d, Toronto, Irwin Law, 2007 aux pp 98-99.
35 Denault, supra note 10 aux pp 78, n 209.
36 Molot, supra note 15 la p 19. Il y a lieu de lire la version anglaise du texte de Molot,
car la version franaise fait dfaut cet gard.
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 789
la
linterprtation de
la
Dans un dernier temps, il y a lieu de sinterroger au sujet du lien entre
les rgles dinterprtation applicables
lgislation bilingue
unijuridique et celles applicables la lgislation bilingue et bijuridique.
Ct, aprs avoir indiqu que ces rgles diffrent, semble tre davis que
linterprte devrait premirement recourir aux principes noncs aux
articles 8.1 et 8.2 pour dcider sil sagit bien dune disposition
bijuridique37, mais il ne se prononce pas davantage. Sullivan est aussi
davis que ces rgles diffrent38, et elle privilgie pralablement une
analyse contextuelle de la disposition tre interprte : cest seulement
la suite de cette analyse que linterprte pourrait recourir, le cas chant,
aux rgles relatives
lgislation bilingue
unijuridique ou aux articles 8.1 et 8.239. Denault, pour sa part, ne fait pas
expressment rfrence aux diffrentes rgles, mais il semble privilgier,
tout comme la professeure Sullivan, le recours en premier lieu une
analyse contextuelle40. Molot ne se prononce pas sur cette question.
Quelles conclusions peut-on tirer la lecture de ces quatre auteurs ?
Premirement, il est clair, la lumire de leurs crits, que larticle 8.1 a
fait lobjet dtudes et danalyses, souvent trs pousses. Deuximement,
ces auteurs en sont arrivs aux constats communs ou majoritaires
suivants :
(1) le tribunal appel interprter une disposition lgislative fdrale
doit dterminer sil est ncessaire de recourir au droit priv des
provinces ;
(2) cest seulement aprs avoir procd une analyse dtaille de la
disposition lgislative, en fonction notamment du principe de
Driedger, que le tribunal pourra conclure la ncessit de recourir au
droit priv provincial ;
(3) le cas chant, le tribunal doit aussi tenir compte de la clause
restrictive sauf rgle de droit sy opposant / unless otherwise
provided by law ;
37 Ct, supra note 15 la p 404 :
[L]es principes dinterprtation applicables aux lois fdrales bijuridiques
diffrent de ceux qui guident linterprtation des autres lois bilingues
unijuridiques. Avant denvisager le sens commun des versions franaise et
anglaise de la loi, linterprte devrait appliquer les principes noncs aux
articles 8.1 et 8.2 de la Loi dinterprtation fdrale et faire appel, le cas
chant, aux notions, principes ou rgles en vigueur en droit priv provincial.
38 Sullivan, Challenges , supra note 12 la p 1051.
39 Sullivan, Statutes, supra note 15 la p 137.
40 Denault, supra note 10 aux pp 77-78.
790 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
(4) cette clause restrictive viserait une disposition
expresse ;
(5) enfin, il importe de distinguer les rgles dinterprtation relatives la
lgislation fdrale bilingue de celles relatives la lgislation bijuridique,
mais il ny a pas ce jour de constat commun ou majoritaire quant
larrimage entre ces rgles.
lgislative
Bien quil ny ait pas encore de constat commun ou majoritaire quant
larrimage entre les rgles dinteprtation relatives la lgislation
fdrale bilingue et celles relatives la lgislation bijuridique, ces
dernires ne devraient-elles pas primer ? Selon nous, les diverses
initiatives adoptes par le Parlement canadien en vue dencourager le
dveloppement du bijuridisme (initiatives dcrites dans la troisime
partie de larticle) appuie une telle prsance.
Enfin, si les tribunaux devaient conclure, comme les auteurs lont fait,
que la clause restrictive sauf rgle de droit sy opposant / unless
otherwise provided by law , doit tre expresse, la prsance dune telle
clause aurait comme effet docculter larticle 8.1 : il ny aurait alors aucune
ncessit de recourir au droit priv des provinces. Les rgles
dinterprtation relatives la lgislation fdrale bilingue seraient les
seules applicables.
larticle 8.1 de la Loi dinterprtation ?
La Cour en est-elle arrive des conclusions semblables, relativement
II. La Cour suprme du Canada et larticle 8.1
A. La Cour suprme du Canada prend connaissance de larticle 8.1 : les
arrts Schreiber, Wise et DIMS
la suite de ladoption des articles 8.1 et 8.2, larrt Schreiber41, rendu
en 2002, est le premier jugement de la Cour devoir interprter une
disposition bijuridique. En outre, la Cour doit se pencher sur lexception
relative aux dommages corporels prvue la version harmonise42 du
paragraphee 6(a) de la Loi sur limmunit des tats43. Le juge LeBel rend
41 Schreiber c Canada (PG), 2002, CSC 62, [2002] 3 RCS 269, 216 DLR (4e) 513
[Schreiber].
42 Le para 6(a) a t harmonis par le para 121(1) de la Loi dharmonisation no 1, supra
note 3.
43 LRC 1985 c S-18 [LI].
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 791
le jugement unanime de la Cour44 et approuve implicitement le processus
dharmonisation de la lgislation fdrale bijuridique entrepris par le
Parlement45. Par contre, il ne fait aucune rfrence larticle 8.1 et ne
fournit donc pas dindices concernant son utilisation.
Cette dcision donne cependant lieu deux commentaires relatifs au
processus dharmonisation et aux articles 8.1 et 8.246. Dans ces
commentaires, on souligne en outre, lexistence dune confusion dans la
dcision entre les rgles dinterprtation bilingues et bijuridiques, mais
sans par ailleurs proposer de lignes directrices relatives larrimage entre
ces rgles47.
la suite de larrt Schreiber, la Cour applique larticle 8.1,
expressment ou implicitement, dans deux autres dcisions. La premire,
larrt Wise48, est dune trs grande importance plusieurs gards. La
Cour na pas souvent loccasion de se pencher sur des questions qui
relvent du droit des socits et, dans cet arrt, elle se prononce sur
lexistence et la porte des obligations des administrateurs dune socit
envers des parties intresses49, soit les cranciers de la socit lorsque
44 Shreiber, supra note 41. Le jugement est rendu avec laccord des juges McLachlin,
Gonthier, Iacobucci, Bastarache, Binnie, et Arbour.
45 Ibid la p 301.
46 Voir Sullivan, Challenges , supra note 12 aux pp 1045-54 ; Grenon, Interpretation ,
supra note 15.
47 Sullivan, Challenges , supra note 12 la p 1051 : the court confonds the principles
governing interpretation of bilingual legislation with the principles governing the inter-
pretation of bijural legislation ; Grenon, Interpretation , supra note 15 aux pp 141-
42 :
Justice LeBel appeared to assume the principles governing the interpretation
of bilingual and bijural provisions are the same. There is, however, an impor-
tant difference between bilingual and bijural legislation. The English and
French versions of the Civil Code of Qubec and of the Business Corporations
Act of Ontario are examples of bilingual legislation, but not bijural legislation,
since each was enacted in the context of a specific legal tradition. They consti-
tute bilingual unijural legislation, that is, legislation that is dependent on
only one legal tradition. In such circumstances, the shared meaning rule is
one of the main tools of interpretation. The shared meaning rule is also one of
the main rules used to interpret federal legislation that either does not refer to
private law concepts or which overrides them. However, when a court is called
upon to interpret federal legislation that is both bilingual and bijural, two
rules are now available. Sections 8.1 and 8.2 of the Interpretation Act were
added in 2001 by the First Harmonization Act precisely to facilitate the inter-
pretation of bijural and harmonized federal legislation.
48 Wise, supra note 11.
49 En anglais, le terme stakeholders est souvent utilis pour dcrire les parties
intresses, cest–dire, les tiers qui risquent dtre touchs par la situation financire
de la socit ou par les gestes quelle pose. Voir Blacks Law Dictionnary, 9e d, sub
792 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
cette dernire prouve des difficults financires. Cette question a suscit
lintrt des tribunaux, tant au Canada quaux tats-Unis, au Royaume-
Uni, en Australie et en Nouvelle-Zlande50. Ne serait-ce que pour cette
raison, le jugement de la Cour tait attendu avec beaucoup dimpatience.
La Cour rend un jugement unanime, sous la plume des juges Major et
Deschamps51.
Pour pouvoir cerner la porte des obligations des administrateurs
dans le contexte canadien, la Cour doit se pencher sur les alinas
122(1)(a) et (b) de la Loi canadienne sur les socits par actions52. Seule la
partie du jugement relative lalina 122(1)(b) LCSA fera lobjet de
commentaire, car pour interprter celui-ci, la Cour a recours la rgle
nonce larticle 8.1 de la Loi dinterprtation. Or, au tout dbut de son
analyse, la Cour se prononce ainsi :
Il convient tout dabord de reconnatre que, suivant lart. 300 C.c.Q.
et lart. 8.1 de la Loi dinterprtation […], le droit civil constitue une
source de droit compltant les lois fdrales comme la LCSA. Comme
la LCSA nautorise pas les cranciers poursuivre directement les
administrateurs pour manquement leurs obligations, il faut se
reporter au C.c.Q. pour dterminer la faon de mettre en uvre au
Qubec les droits trouvant leur fondement dans une loi fdrale et,
plus spcifiquement, la faon dharmoniser le par. 122(1) de la LCSA
et les principes de la responsabilit civile53.
Plus loin, lorsque la Cour se penche sur la porte de lalina 122(1)(b)
LCSA, elle indique :
verbo stakeholder : a person who has an interest or concern in a business or enter-
prise, though not necessarily as an owner .
50 Wise, supra note 11 aux para 27, 64.
51 Ibid. Les juges Iacobucci, Bastarache, Binnie, LeBel et Fish taient aussi prsents lors
de laudience, mais le juge Iacobucci na pas pris part au jugement.
52 LRC 1985, c C-44 :
122(1) Every director and officer of a corporation in exercising their powers
and discharging their duties shall
(a) act honestly and in good faith with a view to the best interests of the
corporation ; and
(b) exercise the care, diligence and skill that a reasonably prudent person
would exercise in comparable circumstances.
122(1) Les administrateurs et les dirigeants doivent, dans lexercice de
leurs fonctions, agir :
a) avec intgrit et de bonne foi au mieux des intrts de la socit ;
b) avec le soin, la diligence et la comptence dont ferait preuve, en
pareilles circonstances, une personne prudente.
53 Wise, supra note 11 au para 29.
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 793
En fait, contrairement lnonc de lobligation fiduciaire prvue par
lal. 122(1)a) de la LCSA, qui prcise que les administrateurs et les
dirigeants doivent agir au mieux des intrts de la socit, lnonc
de lobligation de diligence figurant lal. 122(1)b) de la LCSA ne
prcise pas une personne identifiable qui serait bnficiaire de
lobligation54.
Cest donc, selon la Cour, cette absence de prcision dans la LCSA
quant aux personnes qui seraient bnficiaires de lobligation nonce
lalina 122(1)(b) qui lui permet de conclure, par le truchement de larticle
8.1 de la Loi dinterprtation, la complmentarit entre lalina 122(1)(b)
et le droit civil qubcois. Ceci donne ouverture lapplication des rgles
de la responsabilit civile nonces larticle 1457 CcQ. Pour en arriver
cette conclusion, lapplication de larticle 8.1 de la Loi dinterprtation ne
fait lobjet daucune analyse. La Cour ne sappuie pas sur le processus
dinterprtation prsent dans la premire partie de notre texte : la Cour
ne sappuie pas sur le principe de Driedger et ne conclut pas, la suite
dune analyse contextuelle de lalina 122(1)(b), quil est ncessaire de
recourir au droit provincial. La Cour semble sappuyer tout simplement
sur lexistence dun vide dans la disposition suivante : lnonc de
lobligation de diligence figurant lalina 122(1)(b) LCSA ne prcise pas
une personne identifiable qui serait bnficiaire de lobligation 55. Or, si
la Cour stait prte une analyse approfondie de cette disposition en
sappuyant en outre sur lintention du lgislateur fdral, le rsultat
aurait peut-tre t diffrent. Par exemple, une lecture plus approfondie
du rapport Dickerson56 ainsi quun retour sur lhistorique entourant
ladoption de lobligation de diligence figurant lalina 122(1)(b) LCSA
auraient peut-tre permis la Cour de conclure que cette obligation tait
due uniquement la socit.
Toutefois, la Cour nagit pas ainsi. Elle sappuie uniquement sur le
libell de lalina 122(1)(b) LCSA, conjugu aux rgles de larticle 1457
CcQ, pour conclure que dans certaines circonstances, les administrateurs
dune socit par actions constitue en vertu de la loi fdrale peuvent
avoir, au Qubec, des obligations envers les cranciers de cette socit.
Puisquil nest pas possible de transposer ce rsultat ailleurs au Canada, il
existe toujours une incertitude dans les provinces et territoires de
common law concernant lexistence et la porte, le cas chant, de la
54 Ibid au para 57.
55 Ibid.
56 Robert WV Dickerson, John L Howard et Leon Getz, Propositions pour un nouveau
droit des corporations commerciales canadiennes, vol I-II, Ottawa, Information Canada,
1971.
794 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
responsabilit des administrateurs dune socit lgard des cranciers
de cette mme socit57.
Ce jugement en entier, et non seulement la partie relative lalina
122(1)(b) LCSA, a eu leffet dun coup de tonnerre et a suscit une raction
trs vive, notamment dans les provinces de common law58. Il serait peut-
tre mme possible dtablir un parallle entre la raction, dans ces
provinces, quant la possibilit quune approche civiliste puisse
sappliquer dans le contexte de cette loi fdrale et la raction, au Qubec,
lorsquune rgle de common law lui est impose. Malheureusement, il
nest pas possible de se prter un tel exercice dans le cadre de ce texte.
Mme aujourdhui, larrt Wise demeure mal compris dans les provinces
de common law, du moins en ce qui concerne le recours larticle 8.159.
En 2005, la Cour se prononce encore une fois, quoique indirectement,
sur larticle 8.1 dans larrt DIMS60. Dans cet arrt, il est question de
linterprtation du paragraphe 97(3) de la Loi sur la faillite et
linsolvabilit, relatif aux rgles de compensation61. Par souci
duniformisation, la Cour dappel du Qubec avait adopt, dans une
57 Voir par ex Bruce Welling, Corporate Law in Canada : The Governing Principles, 3e d,
London (Ont), Scribblers, 2006 la p 331 ; Christopher C Nicholls, Corporate Law, To-
ronto, Montgomery, 2005 la p 299.
58 Voir par ex Symposium on the Supreme Courts Judgment in the Peoples Department
Stores Case (2005) 41 Can Bus LJ 200. Voir aussi, pour une critique relative la
partie de la dcision qui porte sur lalina 122(1)(b) LCSA, Paul Martel, Les devoirs de
prudence, de diligence et de comptence des administrateurs de socits par actions
fdrales impact du Code civil du Qubec (2007-2008) 42 : 1 RJT 235 aux pp 282-93,
306-309.
59 Par ex dans les deux articles suivants, les auteurs nont manifestement pas compris le
rle qua jou lart 8.1 de la Loi dinterprtation dans larrt Wise (supra note 11) : Darcy
L MacPherson, The Legislature Strikes Back: The Effect of Ontarios Bill 152 on the
Beneficiaries of the Statutory Duty of Care in the Peoples Decision (2009) 47 : 1 Alta L
Rev 37 aux para 25-30 ; Mohamed F Khimji, Peoples v Wise Conflating Directors
Duties, Oppression and Stakeholder Protection (2006) 39 : 1 UBC L Rev 209 aux pp
217-25.
60 DIMS, supra note 11.
61 LRC 1985, c B-3 [LFI]. Les parties pertinentes de cet article sont les suivantes :
97(3) The law of set-off or compensation applies to all claims made
against the estate of the bankrupt and also to all actions instituted by the
trustee for the recovery of debts due to the bankrupt in the same manner and
to the same extent as if the bankrupt were plaintiff or defendant, as the case
may be.
les
rclamations produites contre lactif du failli, et aussi toutes les actions
intentes par le syndic pour le recouvrement des crances dues au failli, de la
mme manire et dans la mme mesure que si le failli tait demandeur ou
dfendeur, selon le cas.
la compensation sappliquent toutes
97(3) Les rgles de
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 795
dcision antrieure, une jurisprudence issue de la common law selon
laquelle le concept de la compensation en equity sapplique au Qubec,
dans le contexte du paragraphe 97(3) LFI62.
Encore une fois, la Cour rend un jugement unanime, cette fois sous la
plume de la juge Deschamps63. La juge Deschamps se prononce ainsi :
La LFI intgre donc, mais sans le dfinir, un mcanisme de
compensation. Pour le circonscrire, il faut faire appel non seulement
au texte de la LFI mais aussi au droit provincial. Depuis la Loi
dharmonisation no 1 du droit fdral avec le droit civil […], il est
clair que le droit civil qubcois agit, dans la province de Qubec,
comme droit suppltif en matire de faillite. Ceci signifie qu lgard
des aspects qui ne sont pas rgis par la LFI, les rgles de la
compensation du droit civil sappliquent. Quelles sont ces rgles64 ?
Cest parce que la compensation nest pas dfinie dans la LFI que la
Cour peut sappuyer sur le droit civil qubcois, en loccurrence sur les
articles 1457, 1672, 1673 et 1681 CcQ, pour appliquer le paragraphe 97(3)
LFI. La Cour ne fait pas expressment rfrence larticle 8.1 ; elle ne se
rfre qu la Loi dharmonisation no 1 qui lui a donn naissance.
Dailleurs, comme elle la fait dans larrt Wise, la Cour ne sappuie pas
sur une interprtation contextuelle du paragraphe 97(3) et elle ne donne
aucune explication concernant la raison dtre et les objectifs de larticle
8.1. Or, larrt DIMS se prtait trs bien un tel exercice. Contrairement
la dcision Wise, o une analyse contextuelle aurait peut-tre pu donner
lieu un rsultat diffrent, une telle analyse65 du paragraphe 97(3) LFI
aurait probablement renforc la conclusion de la Cour, tout en lui
permettant de bien expliquer le pourquoi de larticle 8.1.
Dans larrt DIMS, la Cour napplique donc pas au Qubec, dans le
contexte du paragraphe 97(3) LFI, le concept de la compensation en
equity. Elle applique plutt les rgles issues du droit civil qubcois.
62 Structal (1982) c Fernand Gilbert lte, [1998] RJQ 2686, [1998] JQ no 2781 (CA). Par
ailleurs, la Cour dappel dans larrt DIMS a tranch le dbat sur dautres motifs ; voir
DIMS construction (Syndic de) (Re), [2003] RJQ 1104, 227 DLR (4e) 629.
63 DIMS, supra note 11. Le jugement est rendu avec laccord des juges Bastarache, Binnie,
LeBel, Fish, Abella et Charron.
64 Ibid au para 34.
65 Une analyse contextuelle du para 97(3) aurait pu reposer sur les lments suivants : (1)
labsence dune dfinition du terme compensation dans la LFI ; (2) le fait quil soit
peu probable, compte tenu des origines britanniques de la LFI, que le lgislateur
canadien ait eu lintention prcise dimposer le concept de compensation en equity
lensemble du Canada ; (3) les critiques lgard du recours la compensation en equity
dans le cadre de la LFI (voir John AM Judge et Margaret E Grottenthaler, Legal and
Equitable Set-Offs (1991) 70 : 1 R du B can 91 la p 117) ; (4) lharmonisation du
parat 97(3) par le biais de lart 58 de la Loi dharmonisation no 2 du droit fdral avec le
droit civil, LC 2004, c 25 [Loi dharmonisation no 2].
796 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Larrt DIMS opre donc un revirement de la jurisprudence antrieure au
Qubec. De plus, larrt donne naissance une divergence dans
lapplication du paragraphe 97(3), entre le Qubec, dune part, et les
autres provinces, dautre part, car la compensation en equity a t
reconnue ailleurs au Canada dans le contexte de ce paragraphe66. Nous
aurons loccasion de revenir sur leffet possible de cette divergence dans la
troisime partie du texte.
Dans les arrts Wise et DIMS, la Cour na pas hsit appliquer,
expressment ou implicitement, larticle 8.1 lorsquelle a t appele
interprter la lgislation fdrale bijuridique. Or, ces arrts illustrent trs
bien que ceci peut donner lieu des divergences dans lapplication de la
lgislation fdrale bijuridique dune province lautre.
B. La Cour suprme du Canada sloigne de larticle 8.1 : les arrts Canada
3000, AYSA, Saulnier et Drummond
La possibilit de divergence dans lapplication de larticle 8.1 ainsi que
la raction ngative trs vive suscite par larrt Wise auraient-elles frein
lardeur de la Cour lgard de lapplication de cette disposition
lgislative ? Pour tenter de rpondre cette question, il est ncessaire
danalyser quatre arrts dans lesquels la Cour a vraisemblablement
conclu que cet article ne sapplique pas.
Dans larrt Canada 300067, la Cour doit interprter des lois fdrales
en matire daronautique68. Il est question de transporteurs ariens qui
exploitent des flottes davions dont ils ne sont pas les propritaires. Les
transporteurs deviennent insolvables et font dfaut quant aux versements
de redevances pour les services daroports et de navigation arienne
civile. Ces fournisseurs de services, dans deux procdures spares, une
devant la Cour suprieure de justice de lOntario et lautre devant la Cour
suprieure du Qubec, demandent lautorisation de saisir et de retenir les
avions. Or, de telles saisies soulvent de nombreuses questions. En outre,
les fournisseurs de services peuvent-ils saisir ces avions, alors que ce sont
les transporteurs ariens et non pas les propritaires en titre de ces
66 Voir par ex Holt c Telford, [1987] 2 RCS 193, 41 DLR (4e) 385 ; Husky Oil Operations
Ltd c MRN, [1995] 3 RCS 453, 128 DLR (4e) 1 ; Workers Compensation Board c
Mandelbaum, Spergel Inc (1993), 12 OR (3e) 385, 100 DLR (4e) 742 ; Olympia & York
Dev Ltd v Royal Trust (1993), 19 CBR (3e) 1, 14 OR (3e) 1 (Ont CA) ; PIA Investments v
Deerhurst Ltd Partnership (2000), 20 CBR (4e) 116, [2000] OJ no 3291 (Ont CA).
67 Canada 3000 Inc (Re) ; Inter-Canadien (1991) Inc (Syndic de), 2006 CSC 24, [2006] 1
RCS 865, 269 DLR (4e) 79 [Canada 3000].
68 Loi relative aux cessions daroports, LC 1992, c 5, art 9 [LCA] ; Loi sur la
commercialisation des services de navigation arienne civile, LC 1996, c 20, art 55, 56
[LCSNAC] ; Loi sur laronautique, LRC 1985, c A-2.
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 797
avions qui ont fait dfaut ? En dautres mots, les propritaires en titre
peuvent-ils reprendre possession des avions lous sans avoir verser les
redevances dues aux fournisseurs de services ? En appel des jugements
rendus par les Cours dappel de lOntario69 et du Qubec70, la Cour
suprme rend un jugement unanime sous la plume du juge Binnie71 :
mme si les propritaires en titre ne sont pas directement tenus au
paiement des redevances dues aux fournisseurs de services, ces derniers
peuvent saisir et retenir les avions aux termes de larticle 56 LCSNAC et
de larticle 9 LCA.
Demble, le juge Binnie indique dans son analyse que le litige est, de
bout en bout, un exercice dinterprtation des lois, et les questions
dinterprtation sont, comme toujours, troitement lies au contexte 72.
Dans le cadre de ce litige, il est question de la pertinence du Code civil
du Qubec et des articles 8.1 et 8.2 par rapport notamment larticle 56
LCSNAC73. En ce qui concerne larticle 8.1, la Cour se prononce ainsi :
78 […] mon avis […], il nest pas ncessaire de recourir au droit
provincial […] et il est inopportun dy recourir en lespce. Larticle 56
de la LCSNAC et lart. 9 de la LCA noncent expressment que ce
recours sexerce en sus de tout autre recours , ce qui comprend les
recours prvus par le droit provincial.
69 Greater Toronto Airports Authority v International Lease Finance Corporation (2004),
69 OR (3e) 1, 235 DLR (4e) 618.
70 Wilmington trust company c NAV Canada, [2004] RJQ 2966, 247 DLR (4e) 503.
71 Canada 3000, supra note 67. La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, LeBel,
Deschamps, Fish et Charron sont prsents.
72 Ibid au para 36.
73 Supra note 68. La partie pertinente de lart 56 est la suivante :
56(1) In addition to any other remedy available for the collection of an un-
paid and overdue charge imposed by the Corporation for air navigation ser-
vices, and whether or not a judgment for the collection of the charge has been
obtained, the Corporation may apply to the superior court of the province in
which any aircraft owned or operated by the person liable to pay the charge is
situated for an order, issued on such terms as the court considers appropriate,
authorizing the Corporation to seize and detain any such aircraft until the
charge is paid or a bond or other security for the unpaid and overdue amount
in a form satisfactory to the Corporation is deposited with the Corporation.
56(1) dfaut de paiement ou en cas de retard de paiement des
redevances quelle impose pour les services de navigation arienne, la socit
peut, en sus de tout autre recours visant
leur recouvrement et
indpendamment dune dcision judiciaire cet gard, demander la
juridiction suprieure de la province o se trouve laronef dont le dfaillant
est propritaire ou usager de rendre, aux conditions que la juridiction estime
indiques, une ordonnance lautorisant saisir et retenir laronef jusquau
paiement des redevances ou jusquau dpt dune sret cautionnement
ou autre garantie quelle juge satisfaisante quivalente aux sommes dues.
798 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
rgime unifi
tablissent un
79 La Loi sur laronautique, la LCA et la LCSNAC sont des lois
fdrales qui
en matire
daronautique. Le lgislateur a voulu constituer un code exhaustif
qui soit applicable dans tout le pays de faon uniforme dune
province lautre. Cette uniformit est dautant plus essentielle que
lextrme mobilit des aronefs leur permet de passer facilement
dun territoire lautre.
80 NAV Canada a galement invoqu les art. 8.1 et 8.2 de la Loi
dinterprtation […]. Toutefois, aucun de ces articles ne sapplique en
lespce. Larticle 8.1 prvoit ce qui suit :
… sil est ncessaire de recourir des rgles, principes ou notions
appartenant au domaine de la proprit et des droits civils en vue
dassurer lapplication dun texte dans une province, il faut […] avoir
recours aux rgles, principes et notions en vigueur dans cette
province au moment de lapplication du texte.
Sil est ncessaire davoir recours au droit provincial, cest le droit de
la province o la disposition est applique qui doit servir : Magasins
rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, [2004] 3 R.C.S. 461,
2004 CSC 68. En lespce, il nest pas ncessaire, pour les motifs dj
exposs, de recourir au droit provincial74.
Dans larrt Canada 3000, en ce qui concerne larticle 8.1 et
linterprtation des dispositions pertinentes, la Cour a recours aux deux
premiers constats du processus dinterprtation dcrits dans la premire
partie (I) ci-dessus : (1) la Cour se pose la question savoir sil est
ncessaire de recourir au droit priv des provinces ; et (2) pour rpondre
cette question, elle se livre une analyse contextuelle des dispositions. La
Cour sappuie aussi implicitement sur le troisime constats dcrite dans la
premire partie (I), concernant la prsence dune rgle de droit sopposant
lapplication du droit provincial, car la Cour indique, mais sans
rfrence prcise la partie pertinente de larticle 8.1 : [L]article 56 de
la LCSNAC et lart. 9 de la LCA noncent expressment que ce recours
sexerce en sus de tout autre recours ce qui comprend les recours prvus
par le droit provincial 75.
Compte tenu de ces motifs76, les conclusions de la Cour lgard de
larticle 8.1 ne sont pas tonnantes. Ces conclusions ont le mrite dtre
74 Canada 3000, supra note 67 aux para 78-80.
75 Ibid au para 78.
76 Exclusion expresse des recours autres que ceux prvus dans les lois en matire
daronautique ; lois exprimant clairement lintention du lgislateur dans les deux
langues ; extrme mobilit des aronefs.
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 799
motives et les motifs se tiennent. Par contre, larrt AYSA77, rendu en
2007, soulve de nombreuses interrogations.
Ce litige survient la suite dune demande faite par lAmateur Youth
Soccer Association (AYSA) lAgence du revenu du Canada. LAYSA veut
devenir un organisme de bienfaisance enregistr au sens du
paragraphe 248(1) de la Loi de limpt sur le revenu78. LAgence refuse de
lenregistrer comme organisme de bienfaisance parce que les tribunaux
nont pas jug que la promotion du sport constitue une fin de
bienfaisance 79. La Cour dappel fdrale rejette lappel de lAYSA et cette
dernire interjette appel la Cour suprme du Canada. Pour que lAYSA
puisse avoir gain de cause, la Cour suprme doit se pencher sur la
jurisprudence dans ce domaine et, le cas chant, modifier celle-ci. De
plus, lAYSA est confronte un dilemme de taille : le paragraphe 248(1)
LIR confre aux associations canadiennes enregistres de sport amateur
un traitement analogue celui des organismes de bienfaisance, mais
seulement si elles exercent leurs activits lchelle nationale. Or, lAYSA
uvre exclusivement en Ontario.
Le juge Rothstein rend le jugement majoritaire80. Aprs avoir conclu
que le statut provincial plutt que national de lAYSA ne lempche pas
dtre reconnue comme organisme de bienfaisance, le juge Rothstein se
penche sur la jurisprudence de common law afin dtablir si lAYSA peut
obtenir le statut dorganisme de bienfaisance. la lumire de la
jurisprudence, il conclut que le sport, en soi, na pas un caractre de
bienfaisance81. De plus, il refuse dtendre le statut dorganisme de
bienfaisance aux organisations de sport amateur pour jeunes, car il est
davis quune telle reconnaissance nquivaudrait pas un changement
progressif de la jurisprudence, mais plutt une rforme globale. Or, il
lgislateur et non aux tribunaux dapporter des
appartient au
changements
substantiels dans
la dfinition dorganisme de
bienfaisance 82.
Cest dans le contexte de son analyse de la common law que le juge
Rothstein se prononce sur la pertinence de larticle 8.1. Pour bien
77 AYSA c Canada (Agence du revenu), 2007 CSC 42, [2007] 3 RCS 217, 287 DLR (4e) 4
[AYSA].
78 LRC 1985, c 1 (5e suppl) [LIR].
79 AYSA, supra note 77 au para 4.
80 Ibid. Avec laccord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, LeBel,
Deschamps, Fish et Charron ; la juge Abella rend un jugement concordant, mais elle
sappuie sur des motifs qui ne reposent nullement sur larticle 8.1.
81 Ibid au para 40.
82 Ibid au para 44.
800 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
comprendre ses remarques, il faut savoir quen Ontario, la dfinition de
fin de bienfaisance lalina 6a(a) de la Charities Accounting Act83 a fait
lobjet dune interprtation par la Haute Cour de justice de lOntario (Cour
divisionnaire) dans la dcision Re Laidlaw Foundation84. Ce tribunal a
conclu que cette dfinition permettait de reconnatre comme fin de
bienfaisance la promotion du sport athltique amateur des fins de mise
en forme physique85. LAYSA plaide donc que cette dcision a modifi la
common law en Ontario et que ce droit ontarien modifi sapplique en
lespce, par le truchement de larticle 8.1 de la Loi dinterprtation. Dans
un premier temps, le juge Rothstein conclut que la dcision Laidlaw doit
tre distingue de lensemble des dcisions selon lesquelles le sport en soi
na pas un caractre de bienfaisance. Cest dailleurs peut-tre en raison
de cette conclusion quil indique, en un seul paragraphe et sans analyse,
quil ny a pas lieu de recourir larticle 8.186.
Il aurait t possible de conclure que la dcision Laidlaw nest
pertinente quaux fins dune loi ontarienne prcise et quelle ne change
pas la common law en Ontario, selon laquelle le sport en soi na pas un
caractre de bienfaisance. Ainsi, lors de lapplication de larticle 8.1,
lAYSA naurait pas eu gain de cause. Mais le juge Rothstein, tout en
vacuant larticle 8.1, va beaucoup plus loin. Il affirme plutt : les
dfinitions en matire de bienfaisance nonces dans des lois provinciales
et les dcisions sy rapportant ne sauraient dicter le sens donner
bienfaisance pour lapplication de la LIR 87. Quil nous soit ici permis
dexprimer notre profond dsaccord.
Larticle 8.1 ne distingue pas la LIR des autres lois fdrales. Lors de
lapplication de larticle 8.1, sil savre ncessaire de recourir au droit
priv des provinces pour pouvoir interprter la disposition lgislative, le
droit provincial sapplique, moins quil nexiste une rgle de droit sy
opposant. Le juge Rothstein na pas fait cette analyse. Il a balay du
83 RSO 1980, c 65. Cette dfinition se trouve maintenant lart 7 de la Loi sur la
comptabilit des uvres de bienfaisance, LRO 1990, c C10.
84 (1984), 13 DLR (4e) 491, 48 OR (2e) 549 [avec renvois au DLR] [Laidlaw].
85 Ibid la p 523.
86 AYSA, supra note 77 au para 39 :
LA.Y.S.A. soutient aussi que, aux termes de lart. 8.1 de la Loi
dinterprtation, L.R.C. 1985, ch. I-21, il faut se reporter au droit provincial
pour tablir ce qui a un caractre de bienfaisance au sens de la LIR et que le
droit provincial applicable en lespce est nonc dans la dcision Laidlaw.
Toutefois, les dfinitions en matire de bienfaisance nonces dans des lois
provinciales et les dcisions sy rapportant ne sauraient dicter le sens donner
bienfaisance pour lapplication de la LIR [nos italiques].
87 Ibid.
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 801
revers de la main lapplication de larticle 8.1 par le biais dune
affirmation que rien ne vient appuyer88.
Ici, il y a lieu de faire rfrence un lment supplmentaire, qui
ntait pas pertinent aux fins de larrt AYSA, mais qui, un jour, sera
probablement objet de litige. Le paragraphe 149.1(1) LIR prvoit que,
pour obtenir le statut duvre de bienfaisance, lorganisme doit consacrer
la totalit de ses ressources des activits de bienfaisance . Cette
expression ntant pas dfinie dans la LIR, la jurisprudence a eu recours
la common law pour dterminer son sens. Dailleurs, le juge Rothstein fait
expressment rfrence cette situation plus dune reprise dans son
jugement89, en sappuyant sur un arrt antrieur de la Cour, Vancouver
Society c. MRN90. Larrt Vancouver Society a t rendu en 1999, avant
lentre en vigueur de larticle 8.1, et le litige a pris naissance en
Colombie-Britannique, dont le droit priv provincial repose sur la common
law. Or, dans le Code civil du Qubec, entr en vigueur le 1er janvier 1994,
un titre est consacr certains patrimoines daffectation , dont la
fondation et la fiducie dutilit sociale, lesquelles ont ncessairement des
buts dintrt gnral, par exemple de nature culturelle, ducative,
philanthropique, religieuse ou scientifique91. Le champ dapplication de la
fondation et de la fiducie dutilit sociale qubcoise semble tre plus large
que celui rserv en common law aux organismes quivalents. Do les
interrogations suivantes : une fondation ou une fiducie qui rpond aux
critres noncs au Code civil du Qubec et qui fait une demande pour
devenir un organisme de bienfaisance enregistr en vertu de larticle
149.1 LIR se verra-t-elle imposer des critres issus de la common law,
lesquels ont dailleurs fait lobjet de nombreuses critiques92, dont celles
que lon retrouve dans le jugement majoritaire rendu dans larrt
Vancouver Society93 ? Si oui, que se produira-t-il si lAgence du revenu du
Canada conclut quun tel organisme, qui rpond aux critres qubcois, ne
88 Ibid.
89 Ibid aux para 8, 24.
90 [1999] 1 RCS 10, 169 DLR (4e) 34 [Vancouver Society].
91 Lart 1256 CcQ nonce quune fondation rsulte dun acte par lequel une personne
affecte, dune faon irrvocable, tout ou partie de ses biens une fin dutilit sociale
ayant un caractre durable ; lart 1270 nonce pour sa part que la fiducie dutilit
sociale est celle qui est constitue dans un but dintrt gnral, notamment caractre
culturel, ducatif, philanthropique, religieux ou scientifique .
92 Voir par ex E Blake Bromley, Contemporary Philanthropy Is the Legal Concept of
Charity Any Longer Adequate? dans Donovan WM Waters avec la collaboration de
Maryla A Waters et Marl Bridge, dir, Equity, Fiduciaries and Trusts: 1993, Toronto,
Carswell, 1993, 59.
93 Supra note 90 aux para 201-203.
802 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
rpond pas aux critres de common law ? Dans un tel scnario, ny aurait-
il pas lieu de recourir larticle 8.194 ?
Bref, nous ne croyons pas que laffirmation du juge Rothstein, selon
laquelle larticle 8.1 ne sappliquerait pas parce que le droit provincial ne
peut dicter le sens donner bienfaisance pour lapplication de la LIR ,
vienne clore le dbat. Nous sommes dailleurs davis quil nest pas
souhaitable de tenter de minimiser limportance de larticle 8.1 et nous
reviendrons sur cette question dans la troisime et dernire partie de ce
texte.
Dans larrt Saulnier95, rendu en 2008, la Cour devait se prononcer
sur un jugement rendu par la Cour dappel de la Nouvelle-cosse. Un
pcheur qui dtenait quatre permis de pche avait accord sa banque
une sret gnrale en vertu de la Personal Property Security Act96 de
cette province, pour financer son entreprise de pche. Il a par la suite fait
une cession de ses biens en vertu de la LFI97, mais il a refus de signer
une entente concernant la vente des quatre permis, en prtendant que
ceux-ci ne constituent pas des biens au sens de larticle 2 LFI et de
lalina 2(w) PPSA. De tels permis ont une trs grande valeur et il nest
donc pas tonnant que le syndic de faillite ainsi que la banque titre de
crancier garanti se tournent vers les tribunaux afin dobtenir gain de
cause.
Dans un jugement unanime rendu par le juge Binnie98, la Cour se
prononce donc sur la porte des dfinitions relatives aux termes bien
dans la LFI et bien immatriel et bien personnel dans la PPSA. Aux
fins du prsent article, seuls les commentaires de la Cour relatifs la LFI
sont pertinents. La dfinition du mot bien larticle 2 LFI est la
suivante :
property means any type of property, whether situated in Canada or
elsewhere, and includes money, goods, things in action, land and
every description of property, whether real or personal, legal or
equitable, as well as obligations, easements and every description of
94 Voir ce sujet les excellentes analyses par Kathryn Chan : Kathryn Chan, Charitable
according to whom? The clash between Quebecs societal values and the law governing
the registration of charities (2008) 49 : 2 C de D 277 ; Kathryn Chan, Taxing Chari-
ties / Imposer les organismes de bienfaisance : Harmonization and Dissonance in Cana-
dian Charity Law (2007) 55 : 3 RFC 481 aux pp 489-98.
95 Saulnier c Banque Royale, 2008 CSC 58, [2008] 3 RCS 166, 298 DLR (4e) 193 [Saulnier].
96 SNS 1995-96, c 13 [PPSA].
97 Supra note 61.
98 Saulnier, supra note 95. Avec laccord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel,
Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein ; le juge Bastarache na pas particip au
jugement.
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 803
estate, interest and profit, present or future, vested or contingent, in,
arising out of or incident to property;
bien Bien de toute nature, quil soit situ au Canada ou ailleurs.
Sont compris parmi les biens les biens personnels et rels, en droit
ou en equity, les sommes dargent, marchandises, choses non
possessoires et terres, ainsi que les obligations, servitudes et toute
espce de domaines, dintrts ou de profits, prsents ou futurs,
acquis ou ventuels, sur des biens, ou en provenant ou sy
rattachant.
Le juge Binnie revoit tour tour les diffrentes approches proposes par
la jurisprudence, pour ensuite se prononcer ainsi au sujet de la dfinition
de bien dans la LFI :
Cette dfinition est trs gnrale. Le lgislateur a clairement
manifest son intention denglober un large ventail dlments
dactif du failli qui, en common law, ne sont pas habituellement
considrs comme des biens . Pour assurer la ralisation des
objectifs de la LFI, il faut respecter la volont du lgislateur cet
gard.
[…]
Je prfre examiner lessence de ce qui a t confr, savoir le
permis de participer la pche auquel se rattache un intrt
proprital sur les poissons capturs en conformit avec les conditions
du permis et sous rserve des rglements pris par
le
ministre. Comme je lai mentionn antrieurement, la LFI vise la
ralisation de certains objectifs en cas de faillite qui exigent que,
rgle gnrale, les cranciers aient accs aux lments dactif non
exclus. La dfinition dun bien nonce lart. 2 doit tre interprte
en consquence de faon inclure un permis de pche vis au
par. 7(1)99.
Dans cet arrt, la Cour semble adopter un cheminement conforme
larticle 8.1 de la Loi dinterprtation, sans toutefois faire rfrence cet
article. Premirement, la Cour est appele interprter une disposition
dans une loi fdrale qui, en lespce, trouve application dans une
province o le domaine de la proprit et des droits civils repose en grande
partie sur la common law. Deuximement, la disposition telle que rdige
ne permet pas de trancher le litige et repose manifestement sur certains
concepts qui relvent du domaine de la proprit et des droits civils.
Troisimement, il nexiste aucune rgle de droit sopposant lutilisation
de tels concepts. Or, la conclusion du juge Binnie repose sur lintention du
lgislateur daller au-del de la common law100. Cela veut-il dire que, si le
juge Binnie avait fait rfrence larticle 8.1, il aurait conclu quil ntait
99 Ibid aux para 44, 46.
100 Ibid au para 44.
804 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
pas ncessaire de recourir la common law provinciale sous-jacente, eu
gard lintention claire du lgislateur ? Une deuxime question se pose.
Vu le silence de la Cour dans larrt Saulnier lgard de larticle 8.1,
doit-on conclure que celui-ci sapplique seulement au droit civil qubcois
et quil ny a pas lieu dy faire rfrence lorsque le litige pourrait reposer
sur la common law ? Or, rien dans le libell de larticle 8.1 ne lindique.
Enfin, dans larrt Drummond101, un crancier garanti, la Caisse
populaire Desjardins de lEst de Drummond, ouvre un crdit un
dbiteur. Quelques jours plus tard, ce dernier dpose auprs de la Caisse
une somme sous forme dpargne terme. Les conventions intervenues
entre la Caisse et le dbiteur stipulent quen cas de dfaut de
remboursement des sommes dues la Caisse, il y aura compensation
mme le dpt dpargne terme du dbiteur. Le dbiteur fait dfaut et
fait par la suite une cession de ses biens en vertu de la LFI102. Survient
alors un litige entre la Caisse et Sa Majest la Reine du chef du Canada,
car le dbiteur na pas vers Sa Majest tout limpt sur le revenu et les
cotisations dassurance-emploi dduits mme les salaires de ses
employs. Or, les paragraphes 227(4.1) LIR103 et 86(2.1) de la Loi sur
lassurance-emploi104 tablissent une fiducie rpute en faveur de Sa
Majest lgard des biens dun employeur qui fait de telles dductions.
Cette fiducie englobe, jusqu concurrence des sommes dduites dues Sa
Majest, les biens de lemployeur et ceux dtenus par un crancier garanti
et qui, en labsence de la garantie, seraient des biens de lemployeur.
Puisque les paragraphes 227(4.1) LIR et 86(2.1) de la Loi sur
lassurance-emploi sont sensiblement les mmes, nous ferons seulement
rfrence dans ce texte aux dispositions de la LIR. Or, le paragraphe
227(4.1) de cette loi nonce que la fiducie rpute englobe les biens
dtenus par des cranciers garantis au sens du paragraphe 224(1.3)
LIR, et que la fiducie sapplique [m]algr les autres dispositions de la
prsente loi, […] tout autre texte lgislatif fdral ou provincial ou toute
rgle de droit . Quant au paragraphe 224(1.3) LIR, celui-ci stipule :
244(1.3) security interest means any interest in property that
secures payment or performance of an obligation and includes an in-
terest created by or arising out of a debenture, mortgage, hypothec,
101 CP Desjardins de lEst de Drummond c Canada, 2009 CSC 29, [2009] 2 RCS 94, 309
DLR (4e) 323 [Drummond]. Cet arrt a trs rapidement fait lobjet de commentaires,
mais dans un contexte tout autre. Voir par ex Roderick J Wood, Journey to the Outer
Limits of Secured Transactions Law : Caisse populaire Desjardins de lEst de
Drummond (2010) 48 : 3 Can Bus LJ 482.
102 Supra note 61.
103 Supra note 78.
104 LC 1996, c 23.
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 805
lien, pledge, charge, deemed or actual trust, assignment or encum-
brance of any kind whatever, however or whenever arising, created,
deemed to arise or otherwise provided for105;
224(1.3) garantie Droit sur un bien qui garantit lexcution
dune obligation, notamment un paiement. Sont en particulier des
garanties les droits ns ou dcoulant de dbentures, hypothques,
privilges, nantissements, srets, fiducies rputes ou relles,
cessions et charges, quelle quen soit la nature, de quelque faon ou
quelque date quelles soient cres, rputes exister ou prvues par
ailleurs.
La question principale dans larrt Drummond est la suivante : le
droit de compensation conventionnelle cr en faveur de la Caisse est-il
une garantie au sens de la dfinition au paragraphe 224(1.3) LIR ? Sil
lest, Sa Majest a alors droit au dpt terme jusqu concurrence des
sommes qui lui sont dues. Cette question donne lieu deux jugements qui
divergent au plus haut point, celui du juge Rothstein, majoritaire106, et
celui de la juge Deschamps, minoritaire107. De plus, chacun tale au grand
jour son profond dsaccord avec lapproche adopte par lautre.
Le juge Rothstein est davis, aux fins de la dfinition au paragraphe
224(1.3), que le droit provincial nest pas pertinent, et ce, pour trois
raisons : (1) lexistence dune rgle de droit empchant lapplication du
droit provincial, rgle incorpore par renvoi la dfinition de garantie108 ;
(2) le droit du lgislateur fdral de recourir ses propres dfinitions dans
les domaines relevant de sa comptence, sans avoir tenir compte du
droit provincial ; et (3) lintention du lgislateur, en matire de
recouvrement des sommes qui sont dues sa Majest, de pouvoir procder
de manire uniforme partout au Canada109. la suite de ces conclusions,
le juge Rothstein se penche alors sur la porte de la dfinition de
garantie / security interest au paragraphe 224(1.3) LIR. Il sappuie sur la
premire partie de la dfinition, soit un [d]roit sur un bien qui garantit
lexcution dune obligation, notamment un paiement , car il est davis
que :
[d]s lors que le droit du crancier sur le bien du dbiteur garantit
lexcution dune obligation, notamment un paiement, il y a
garantie au sens de cette disposition. Lnumration dexemples
105 LIR, supra note 78.
106 Drummond, supra note 101. Avec laccord du juge en chef McLachlin et des juges
Binnie, Fish, Charron et Rothstein.
107 Ibid. Avec laccord du juge LeBel.
108 Ibid au para 10.
109 Ibid aux para 8-17.
806 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
dans la dfinition lgale na pas pour effet de limiter la porte
gnrale de lexpression [d]roit sur un bien 110.
Quant la question de savoir si cette dfinition englobe le mcanisme
de compensation, le juge Rothstein est davis quun droit conventionnel de
compensation peut, dans certaines circonstances, tre associ une
garantie ; il faut, selon lui, examiner attentivement les clauses et se
demander si lune des parties a voulu confrer lautre un [d]roit sur un
bien [appartenant la premire] qui garantit lexcution dune obligation,
notamment un paiement 111. lexamen des clauses pertinentes, il
conclut que celles-ci confrent expressment la Caisse un droit sur le
bien de son dbiteur pour garantir le remboursement de la somme due
par ce dernier et que ce droit est assorti de restrictions particulires en
faveur de la Caisse112. Leffet conjugu du droit de compensation et des
restrictions fait en sorte que la Caisse bnficie dun droit sur un bien du
dbiteur qui garantit lexcution des obligations de ce dernier. Il indique
aussi que, selon le libell des conventions, la Caisse considrait que celles-
ci craient une garantie lgard des sommes qui lui taient dues113. Cest
ainsi que le juge Rothstein conclut lexistence dune garantie au sens du
paragraphe 224(1.3) LIR.
Fait tonnant, le juge Rothstein ne mentionne aucunement les articles
8.1 et 8.2, ni la Loi dharmonisation no 1 qui a donn naissance ces
articles. Il sagit de tout un exploit, dautant plus que la juge Deschamps y
fait rfrence dans son jugement et que larticle 8.1 permettait au juge
Rothstein de conclure quil existait une rgle de droit sopposant
lutilisation du droit provincial. Larticle 8.1 lui permettait aussi de
conclure, la suite dune analyse contextuelle, quil ntait pas ncessaire
de recourir au droit civil qubcois. Or, le juge Rothstein est parvenu ces
conclusions, mais en vacuant compltement larticle 8.1.
analyse :
Pour sa part, la juge Deschamps se prononce ainsi au dbut de son
Il convient de rappeler quil nexiste pas de common law fdrale
autonome : Qubec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique
Lte, [1977] 2 R.C.S. 1054, McNamara Construction (Western) Ltd. c.
La Reine, [1977] 2 R.C.S. 654, et P. Denault, La recherche dunit
dans linterprtation du droit priv fdral (2008), p. 38. Sil faut
recourir au droit suppltif pour interprter un concept incorpor
dans une rgle fdrale, le droit provincial constitue la source
applicable : Loi dharmonisation no 1 du droit fdral avec le droit
110 Ibid au para 15.
111 Ibid au para 23.
112 Ibid aux para 29-30.
113 Ibid au para 31.
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 807
civil, L.C. 2001, ch. 4, art. 8, amendant la Loi dinterprtation, L.R.C.
1985, ch. I-21. Par consquent, sauf disposition expresse leffet
contraire, un texte de loi fdrale doit tre interprt en respectant
les concepts et institutions propres au systme juridique de la
province dans laquelle il sapplique114.
Cette rfrence, quoique indirecte, aux articles 8.1 et 8.2, pourrait
porter le lecteur croire que son jugement repose sur les rgles
dinterprtation nonces dans ces deux articles. Or, le rle que jouent ces
articles dans son jugement demeure obscur, car la juge Deschamps
poursuit en indiquant que non seulement doit-on lorsque cela est
ncessaire pour interprter un texte de loi fdrale se reporter au droit
de la province dans laquelle il doit tre appliqu, mais il faut aussi tenir
compte des versions anglaise et franaise 115. Elle ajoute quune analyse
des versions franaise et anglaise est ncessaire pour dterminer si un
sens commun aux termes garantie et security interest peut tre
trouv et quen lespce, une telle analyse permet de dgager une notion
commune au droit civil et la common law, laquelle permet
dharmoniser lapplication de la disposition fiscale dans les deux systmes
de droit 116. Plus loin, elle fait encore rfrence aux articles 8.1 et 8.2, tout
en rfrant linterprtation de lois bilingues 117.
Enfin, dans la partie de son jugement o elle exprime son dsaccord
avec lapproche du juge Rothstein, la juge Deschamps crit :
Comme son approche [celle du juge Rothstein] ne correspond
nullement au sens commun, elle a pour effet de mettre de ct tant
les principes dinterprtation des lois bilingues que ceux qui guident
lharmonisation du droit fdral et des droits provinciaux118.
Bref, la juge Deschamps ntablit pas une distinction claire entre les
rgles dinterprtation en matire de lgislation bilingue et celles relatives
la lgislation bijuridique. Or, si la juge Deschamps avait fait cette
distinction et quelle avait utilis le processus dinterprtation dcrit la
premire partie (I) ci-dessus, elle aurait eu pralablement se poser les
deux questions suivantes. Est-il ncessaire de recourir larticle 8.1 ?
Existe-t-il une rgle de droit sopposant lapplication de larticle 8.1 ?
Compte tenu du libell du paragraphe 227(4.1) LIR et du lien entre celui-
ci et le paragraphe 224(1.3) LIR, il semble exister une rgle de droit
sopposant lapplication de larticle 8.1. Puisquil est avant tout question
114 Ibid au para 81.
115 Ibid au para 82.
116 Ibid.
117 Ibid au para 86.
118 Ibid au para 112.
808 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
dinterprter le paragraphe 224(1.3) LIR, le lien entre les deux
paragraphes revt une importance capitale. Labsence de toute rfrence
ce lien dans le jugement minoritaire laisse pantois. Ceci est tout aussi
tonnant que labsence dans le jugement majoritaire dune rfrence
larticle 8.1, dautant plus que larticle 8.1 aurait appuy la dcision.
C. La Cour suprme du Canada renoue avec larticle 8.1 : les arrts
Innovation Credit Union et Radius Credit Union
Dans les deux dcisions les plus rcentes impliquant larticle 8.1,
Banque de Montral c. Innovation Crdit Union119 et Banque Royale du
Canada c. Radius Crdit Union120, il est question de garanties obtenues
en vertu de la Loi sur les banques121. Les dbiteurs font dfaut et les
banques saisissent les biens grevs, pour ensuite dcouvrir que deux
coopratives de crdit ont obtenu, antrieurement lobtention de ces
garanties bancaires, des srets grevant les mmes biens en vertu de la
Personal Property Security Act, 1993122 de la province de la Saskatchewan.
Ces srets provinciales nont cependant pas t enregistres et ne sont
donc pas parfaites. Un conflit sensuit entre les banques et les
coopratives de crdit, savoir qui a priorit sur les biens grevs.
Ces dcisions trs importantes concernant la relation pineuse et
controverse entre la garantie bancaire fdrale et les srets mobilires
provinciales feront sans doute lobjet de commentaires toffs. Aux fins de
ce texte, cependant, il ne sera question que du rle jou par larticle 8.1 de
la Loi dinterprtation123.
119 2010 CSC 47, [2010] 3 RCS 3 [Innovation Crdit Union]. Il sagit dun jugement
unanime rendu par la juge Louise Charron, avec laccord des juges McLachlin, Binnie,
LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein et Cromwell.
120 2010 CSC 48, [2010] 3 RCS 38 [Radius Credit Union]. Encore une fois, il sagit dun
jugement unanime rendu par la juge Louise Charron, avec laccord des mmes juges
(voir Innovation Crdit Union, supra note 119).
121 LC 1991, c 46 [LB].
122 SS 1993, c P-6.2 [PPSA de la Saskatchewan].
123 Supra note 2. Par contre, nous ne pouvons nous empcher de faire les commentaires
suivants : larrimage entre la garantie bancaire fdrale et les srets mobilires
provinciales a donn lieu de nombreux conflits (voir Innovation Crdit Union, supra
note 119 au para 1) et la Commission du droit du Canada a recommand que les art
427-29 LB (supra note 121), soit les art qui crent et rgissent la garantie bancaire,
soient abrogs (voir Commission du droit du Canada, La Loi sur les banques et la
modernisation du droit canadien des srets, Ottawa, Commission du droit du Canada,
2004 la p 32). Compte tenu de cette situation, le pire geste que le lgislateur fdral
pourrait poser serait de se plier aux pressions qui seront sans doute exerces par les
banques et de modifier les dispositions pertinentes de la LB afin daccorder une priorit
aux banques dans les circonstances dcrites dans les arrts Innovation Crdit Union
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 809
Dans larrt Innovation Credit Union, la Cour constate que la LB ne
comporte aucune disposition prcise rglant le conflit de priorit qui
survient lorsquun intrt sur un bien est acquis par un tiers avant que la
garantie bancaire ne grve le bien. Compte tenu de ce vide juridique, la
Cour sappuie sur le paragraphe 427(2) LB, qui nonce quune garantie
bancaire accorde les mmes droits que si la banque avait acquis un
rcpiss dentrept ou un connaissement visant ces biens . La Cour
sappuie aussi sur le paragraphe 435(2) LB, selon lequel le rcpiss ou le
connaissement confrent la banque qui lacquiert le titre et droit du
propritaire des biens. La Cour conclut quil sagit dune question qui
relve du droit des biens, un domaine de comptence provinciale, et se
prononce ainsi :
Les lgislatures provinciales ne peuvent pas carter les droits de la
banque, mais elles peuvent modifier les rgles de droit applicables
dans leur province respectives en matire de proprit et de droits
civils. […] Ainsi, pour tablir la nature dune sret provinciale
concurrente, il faut tenir compte de la loi provinciale applicable et
interprter la LB en harmonie avec cette loi provinciale. Cette
mthode est conforme au prambule de la Loi dharmonisation no 1
du droit fdral avec le droit civil, L.C. 2001, ch. 4 ( Loi
dharmonisation ) :
ATTENDU : […]
quune interaction harmonieuse de la lgislation fdrale et de la
lgislation provinciale simpose et passe par une interprtation de la
lgislation fdrale qui soit compatible avec la tradition de droit civil
ou de common law, selon le cas ;
[…]
que, sauf rgle de droit sy opposant, le droit provincial en matire de
proprit et de droits civils est le droit suppltif pour ce qui est de
lapplication de la lgislation fdrale dans les provinces; […]124.
La Cour enchane : Larticle 8.1 de la Loi dinterprtation […] prvoit
explicitement le recours aux rgles, principes et notions en vigueur dans
cette province au moment de lapplication du texte 125.
(supra note 119) et Radius Crdit Union (supra note 120). Le lgislateur devrait plutt
saisir loccasion pour enfin donner effet aux recommandations faites par la Commission
du droit du Canada. Il existe une autre possibilit, soit que le lgislateur fdral ne
modifie pas les dispositions pertinentes de la LB et que les lgislateurs provinciaux
adoptent tous une disposition semblable lal 4(k) PPSA de la Saskatchewan (supra
note 122), ce qui aurait comme effet de rendre la garantie bancaire trs vulnrable. Les
banques seront alors moins portes y recourir et la garantie bancaire pourrait alors
sombrer dans loubli.
124 Innovation Crdit Union, supra note 119 au para 31.
125 Ibid.
810 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Cest donc en fonction de larticle 8.1 que la Cour conclut que lintrt
imparfait acquis par la cooprative de crdit en application de la PPSA
correspond nanmoins un droit proprital en common law. Or, la
banque a elle aussi un droit proprital en vertu des articles 427(2) et
435(2) LB. Puisquil est question dun conflit entre des intrts
propritaux sur un mme bien, la common law de la Saskatchewan entre
en jeu. Ainsi, lintrt proprital obtenu en premier, soit celui de la
cooprative de crdit, lemporte sur celui obtenu par la banque.
Dans Innovation Credit Union, tous les biens grevs appartenaient au
dbiteur avant quil nait accord une sret mobilire la cooprative de
crdit. Or, dans Radius Credit Union, le dbiteur sest port acqureur de
certains biens grevs aprs avoir accord la garantie bancaire. La
premire dcision demeure cependant larrt de principe, car elle sert de
fondement la deuxime, qui ne fera donc pas lobjet de commentaires.
Pour rendre ces dcisions, la Cour na pas hsit recourir larticle
8.1 de la Loi dinterprtation. Alors que les quatre dcisions prcdentes,
soit Canada 3000, AYSA, Saulnier et Drummond pouvaient porter
croire que la Cour sloignait de larticle 8.1, les dcisions Innovation
Credit Union et Radius Credit Union crent une lueur despoir. Il est
cependant ais de recourir la common law pour complter la lgislation
fdrale, comme la fait la Cour dans les deux plus rcentes dcisions. Il
est beaucoup plus difficile de le faire lorsquil est question de recourir au
droit civil. Cest l que le bt blesse. Il ne reste donc qu attendre une
dcision de la Cour qui accepte de recourir nouveau au droit civil
qubcois, dans des circonstances donnant lieu une application non
uniforme de la lgislation fdrale en cause. Cest alors quil sera possible
de vritablement valuer la position de la Cour lgard de larticle 8.1.
III. Quelques rflexions
Les arrts de la Cour suprme du Canada comments dans la seconde
partie (II) mnent aux constats suivants. Premirement, ce jour, larticle
8.1 de la Loi dinterprtation na pas fait lobjet dune analyse fouille par
la Cour. Aucun des juges na fait leffort de dcortiquer cet article, comme
lont fait les auteurs, afin de mieux en comprendre ses tenants et
aboutissants. Aucun na fait leffort dexpliquer clairement sa raison
dtre. Parfois, les juges ngligent dy faire rfrence de faon expresse :
leurs jugements comportent tout simplement une rfrence la Loi
dharmonisation no 1. Le jugement unanime rendu par le juge LeBel dans
larrt Schreiber et le jugement unanime rendu par la juge Deschamps
dans larrt DIMS font partie de cette catgorie. Lorsque les juges font
rfrence larticle 8.1, que ce soit de faon expresse ou implicite,
lanalyse est trs sommaire : les jugements unanimes de la Cour dans les
arrts Wise, Canada 3000 et Innovation Credit Union, ainsi que le
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 811
jugement majoritaire du juge Rothstein dans larrt AYSA en tmoignent.
Or, il serait utile que la Cour explique en dtail le pourquoi de larticle 8.1.
Une explication claire et complte par la Cour lui permettrait non
seulement de mieux se situer par rapport cet article, mais permettrait
galement lensemble des juristes canadiens de mieux comprendre cette
disposition. Ces juristes seraient alors peut-tre mieux disposs en
accepter les rsultats, mme lorsque ceux-ci donnent lieu une absence
duniformit.
Deuximement, certains jugements ne font aucunement rfrence
larticle 8.1, alors que la nature du litige y donne ouverture. Cest le cas du
jugement majoritaire du juge Rothstein dans larrt Drummond et du
jugement unanime du juge Binnie dans larrt Saulnier. Larticle 8.1 a
sans doute t plaid dans larrt Drummond, alors quil ne la peut-tre
pas t dans larrt Saulnier. Mais le fait que larticle nait pas t plaid
ne devrait pas empcher la Cour dy faire rfrence, car il sagit dune
rgle dinterprtation contenue dans une loi fdrale laquelle la Cour
peut se rfrer doffice126.
Troisimement, les dcisions rendues dans Canada 3000, AYSA,
Saulnier et Drummond semblent vouloir minimiser limportance de
larticle 8.1. Le dsir dassurer une application uniforme de la lgislation
fdrale travers le pays, ainsi que lunijuridisme des juges, explique tout
probablement cette tendance. Mais les juges peuvent-ils agir ainsi, compte
tenu de lintention du lgislateur fdral, exprime par le biais du libell
impratif de larticle 8.1 ? De plus, lorsque les juges se prtent, selon le
principe moderne de Driedger, une analyse contextuelle de la
disposition tre interprte, ce principe ne devrait-il pas aujourdhui
tenir compte de limportance accorde par le Parlement canadien
lapport de la common law et du droit civil ? Outre ladoption des articles
8.1 et 8.2, dnormes efforts ont t dploys par le gouvernement fdral
pour reconnatre cet apport : la mise sur pied en 1993 de la Section du
Code civil du ministre de la Justice pour sassurer que les lois fdrales
sharmonisent avec le droit civil du Qubec127 ; la Politique sur le
bijuridisme
le Programme
dharmonisation de la lgislation fdrale avec le droit civil de la province
de Qubec cr en 1997129 ; la Directive du Cabinet sur lactivit
lgislatif adopte
en 1995128 ;
et
126 Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5, art 18 [Loi sur la preuve].
127 Louise Maguire Wellington, Bijuridisme canadien : Mthodologie et terminologie de
lharmonisation dans Harmonisation de la lgislation fdrale, supra note 1, 1 la p 2,
ann II.
128 Ibid la p 3, ann III.
129 Ibid la p 3.
et
troisime133
les premire131, deuxime132
812 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
lgislative130 ;
lois
dharmonisation. Larticle 8.1 fait aujourdhui bel et bien partie du
paysage juridique et doit faire partie du contexte permettant de dceler
lintention du lgislateur.
Il est reconnu que des juges appels interprter une disposition
lgislative ne doivent pas substituer leur volont celle du lgislateur :
leur tche est tout simplement de dcouvrir son intention134. Si, la suite
dune analyse rigoureuse dune disposition lgislative, il est impossible de
dceler une volont selon laquelle la disposition doit tre applique de
faon uniforme, les juges nont pas le pouvoir de conclure une telle
application. Mais ils y arrivent nanmoins. Dans son ouvrage, Denault a
identifi plusieurs mthodes utilises par les tribunaux en vue dassurer
une application uniforme de la lgislation fdrale, mthodes utilises
bien avant lentre en vigueur de larticle 8.1. Parmi ces mthodes se
trouvent les suivantes :
(1) Conclure que
lintention de couvrir
compltement un domaine par le biais dun code exhaustif ou dun
code complet , ce qui a comme effet dexclure le recours au droit
provincial135.
(2) Recourir, notamment dans le domaine du droit fiscal, au principe
que la lgislation doit tre applique uniformment travers le
Canada afin de traiter quitablement lensemble des citoyens 136.
(3) Sappuyer sur lobjet ou la finalit de la disposition lgislative137.
le
lgislateur avait
Dans plusieurs des dcisions identifies par Denault, non seulement
les tribunaux ont conclu une application uniforme de la lgislation
fdrale, mais ils lont fait en recourant la common law. Cette tendance,
nous lavons dit dans la premire partie du texte, a t fortement
critique.
130 Voir Gouvernement du Canada, Lois et rglements : lessentiel, 2e d, Ottawa, Ministre
de la Justice du Canada, 2000 aux pp 3-16, en ligne : Bureau du Conseil Priv
131 Loi dharmonisation no 1, supra note 3.
132 Loi dharmonisation no 2, supra note 65.
133 Canada, PL S-12, Loi no 3 visant harmoniser le droit fdral avec le droit civil du
Qubec et modifiant certaines lois pour que chaque version linguistique tienne compte du
droit civil et de la common law, 3e sess, 40e lg, 2010 (deuxime lecture le 18 novembre
2010).
134 Voir par exemple, Sullivan, Statutes, supra note 15 aux pp 37-38 ; Ct, supra note 15
aux para 15, 950 ; Denault, supra note 10 aux pp 89-90.
135 Ibid aux pp 117-18.
136 Ibid la p 137.
137 Ibid aux pp 144-51.
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 813
Bien que la Cour ait eu recours, dans certaines des dcisions analyses
dans la seconde partie (II), aux mthodes dcrites ci-dessus, ces
jugements, lexception de larrt AYSA, ont au moins le mrite de ne pas
conclure une application uniforme aux dpens du droit civil qubcois.
Cest–dire que la Cour na pas eu recours la common law pour conclure
lapplication uniforme de la lgislation en cause. Peut-on en dduire que
la Cour est aujourdhui davantage consciente de larticle 8.1, mme
lorsquelle ny fait pas rfrence dans ses jugements, et quelle utilisera
tous les moyens disponibles pour viter dimposer au Qubec des rgles
issues de la common law ? Il est encore trs tt pour en arriver cette
conclusion, mais si tel est le cas, larticle 8.1 aura au moins eu un effet
bnfique. Par contre, il ne faut pas perdre de vue que larticle 8.1 donne
manifestement ouverture la possibilit que certaines situations
produisent des rsultats non uniformes et les juges ne doivent pas faire
abstraction de cette ralit. chaque fois quune disposition lgislative
pourrait reposer sur le droit provincial, les juges se doivent de faire une
analyse rigoureuse de la disposition et daccorder larticle 8.1 tout le
respect quil mrite.
Dernier constat : la lumire des dcisions analyses dans la seconde
partie (II) de ce texte, il est clair que dans la majorit dentre elles, il tait
lgitime de conclure soit quil ntait pas ncessaire de recourir larticle
8.1, soit quune rgle de droit sopposait son utilisation. Mais il importe
den arriver cette conclusion la suite dune interprtation contextuelle
rigoureuse effectue la lumire des objectifs de larticle 8.1138. Dans les
cas o une telle interprtation dmontre que la disposition lgislative
repose effectivement sur le droit provincial, il faut le dire, et ne pas
chercher occulter cette ralit.
138 Certaines parties du prambule de la Loi dharmonisation no 1 (supra note 3)
permettent de cerner ces objectifs :
Attendu :
[…] quune interaction harmonieuse de la lgislation fdrale et de la
lgislation provinciale simpose et passe par une interprtation de la
lgislation fdrale qui soit compatible avec la tradition de droit civil ou de
common law, selon le cas ;
[…] que, sauf rgle de droit sy opposant, le droit provincial en matire de
proprit et de droits civils est le droit suppltif pour ce qui est de
lapplication de la lgislation fdrale dans les provinces ;
que le gouvernement du Canada a pour objectif de faciliter laccs une
lgislation fdrale qui tienne compte, dans ses versions franaise et
anglaise, des traditions de droit civil et de common law ;
[…] Sa Majest, sur lavis et avec le consentement du Snat et de la Chambre
des communes du Canada, dicte.
814 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Ces constats mnent aux rflexions et aux suggestions suivantes. Il
est relativement facile, dans le cadre dune interprtation contextuelle, de
conclure lapplication uniforme dune disposition lgislative fdrale, car
les avantages dune application uniforme sont vidents. Il est plus difficile
de conclure labsence duniformit. Cependant, des avantages existent.
Bien que le manque duniformit ait comme effet de rendre le droit plus
complexe, il peut moyen ou long terme donner ouverture des
consquences positives. En 2008, nous nous sommes prononces ainsi au
sujet de la dcision DIMS, laquelle donne lieu des rsultats non
uniformes :
Larrt D.I.M.S. illustre trs bien que lapplication des articles 8.1 et
8.2 de la Loi dinterprtation donnera lieu des divergences dans
lapplication de la lgislation fdrale dune province lautre. […]
Dans de telles circonstances, la comparaison entre le droit civil
qubcois et la common law canadienne est manifestement de
nature pratique plutt que thorique. Dans les dossiers de porte
nationale, par exemple, il devient ncessaire de tenir compte de ces
diffrences dans lapplication de la loi fdrale. Or, pour bien
analyser et comprendre de telles dcisions, une connaissance des
deux systmes de droit est essentielle.
Il est vident quune dcision comme D.I.M.S. place le lgislateur
fdral dans une situation difficile. Compte tenu du libell impratif
des articles 8.1 et 8.2, on peut sattendre ce quil accepte en rgle
gnrale labsence dun rsultat uniforme, et ce, afin de prserver
lintgrit de chacun des systmes juridiques. Par contre, sil juge
quun rsultat uniforme est souhaitable, voire essentiel,
la
modification des dispositions lgislatives vises simpose. […] [Q]uelle
rgle adoptera-t-il ? Chose probable, la rgle sera choisie la suite
dune tude comparative approfondie […]. Encore une fois, le droit
compar aurait une importance pratique incontestable139.
Ainsi, de telles dcisions pourraient concourir au dveloppement du droit
compar au Canada et llaboration dun droit mtiss, du moins au
niveau fdral. Un tel rsultat est souhaitable : le droit civil qubcois a
t renouvel et son apport pourrait tre prcieux, car la juxtaposition
frquente, au sein de la lgislation fdrale, de la common law et du droit
civil invite ncessairement la rflexion et suscite des interrogations.
Une telle juxtaposition pourrait donner lieu un droit non seulement
mtiss, mais amlior (better law), car laccs deux cultures juridiques
donne ncessairement accs deux perspectives juridiques et une
139 Aline Grenon, Entre en matire : le droit compar au Canada laube du XXIe sicle
dans Louise Blanger-Hardy et Aline Grenon, dir, lments de common law
canadienne : comparaison avec le droit civil qubcois, Toronto, Thomson Carswell,
2008, 1 aux pp 19-20 [Grenon, Entre en matire ].
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 815
meilleure comprhension des forces et des faiblesses relatives aux
diffrentes solutions disponibles140.
Le professeur Jean-Franois Gaudreault-Desbiens, dans un essai
remarquable qui mriterait dtre traduit vers langlais141, sest pench sur
le sort qui pourrait tre rserv larticle 8.1 de la Loi dinterprtation. Il
est davis quil existe le risque que les avocats et les juges adoptent une
interprtation restrictive de larticle 8.1 qui poursuivrait la politique
traditionnelle de confinement du droit civil 142. Cette politique
traditionnelle rsulte, selon lui, de plusieurs facteurs : lunilinguisme et
lunijuridisme de la majorit des juristes canadiens ; lindiffrence
lgard du droit civil qubcois, voire une certaine mfiance cet gard ;
enfin, le sentiment que la common law est en quelque sorte suprieure au
droit civil et quil nest donc pas ncessaire daccorder une grande
importance ce dernier.
Afin de contrer un tel rsultat, le professeur Gaudreault-Desbiens
soulve la possibilit de modifier la Loi dinterprtation de la faon
suivante :
[D]s lors quune disposition lgislative fdrale ne peut tre
interprte comme se rfrant un quelconque jus commune
provincial et que le sens de cette disposition demeure ambigu aprs
avoir recouru aux rgles ordinaires dinterprtation, cette disposition
devrait tre
la plus
intersubjectivement lgitime tant du point de vue de la common law
que du droit civil. […] [L]e cas chant, la meilleure interprtation
serait celle qui ferait le moins possible injure et au droit civil et la
common law, ce qui mnerait presque invitablement llaboration
dun droit fdral dissoci partiellement mixte ou mtiss143.
la manire qui soit
interprte de
Il avoue cependant quil est difficile danticiper de manire prcise
comment les tribunaux assureraient lapplication de la rgle propose 144.
Bref, les tribunaux pourraient continuer recourir aux mthodes dcrites
ci-dessus, rduisant ainsi le rle que pourrait jouer le droit civil qubcois
et le droit compar dans le cadre de linterprtation de la lgislation
fdrale.
140 Par exemple, larrt DIMS (supra note 11) donne ouverture une analyse du mrite
respectif de la compensation en droit civil qubcois et de la compensation en common
law et en equity, et ce, dans le cadre de la faillite et de linsolvabilit. Grenon, Entre
en matire , supra note 139 aux pp 17-20.
141 Voir Jean-Franois Gaudreault-DesBiens, Les solitudes du bijuridisme au Canada :
Essai sur les rapports de pouvoir entre les traditions juridiques et la rsilience des
atavismes identitaires, Montral, Thmis, 2007.
142 Ibid la p 122.
143 Ibid la p 120.
144 Ibid aux pp 122-23.
816 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Or, si les tribunaux, et notamment la Cour suprme du Canada,
limitent linfluence du droit civil qubcois en matire fdrale en
poursuivant la politique traditionnelle de confinement du droit civil , ils
carteraient des solutions diffrentes et une approche qui pourraient
enrichir le droit canadien dans son ensemble. En favorisant luniformit
issue dun seul schme de pense juridique, ils sloigneraient de la
diversit. Or, linteraction des cultures juridiques, voire le choc de ces
cultures, notamment par le biais de jugements qui reconnaissent lapport
du droit civil et de la common law, pourrait contribuer puissamment
lvolution du droit.
Nous croyons quil est juste de dire que les auteurs qui sintressent
la question dharmonisation dans le contexte canadien, y compris les
auteurs qui se sont montrs les plus critiques lgard du processus
dharmonisation entrepris par le lgislateur fdral, estiment que
lexistence au sein de la fdration canadienne de diffrentes traditions
juridiques est un atout important, qui peut donner ouverture un
dialogue et des changes fructueux. Les divergences entre les auteurs se
manifestent surtout lgard du point de rencontre de ces traditions et de
la faon dont le dialogue et les changes peuvent se produire. Par
exemple, la professeure Sullivan, trs critique lgard du processus
dharmonisation fdral, prne les avantages dun derivative bijuralism
or multijuralism in which federal legislation is routinely interpreted in
light of all relevant legal systems (e.g., common law, civil law, Aboriginal
law, Islamic law, international law) 145. Le professeur Leckey, qui a lui
aussi critiqu le processus dharmonisation fdral, quil dcrit en outre
comme tant top-down, semble plutt favoriser le pluralisme juridique,
selon lequel :
sans lide dune hirarchie permanente ou dune modalit ordonne
quelconque, un ordre juridique peut bien en complmenter ou en
complter un autre dans des circonstances particulires. Si dans un
contexte cest le droit religieux qui complte le droit civil, il se peut
que, dans un autre, ce soit le droit civil qui complte le droit
religieux146.
Il ajoute :
Il serait toutefois erron de limiter notre regard aux autorits
dment constitues : il ne faut pas non plus perdre de vue les
citoyens qui interprtent, voire contestent, le droit. […] Daprs le
pluralisme
le droit,
linterprtent mais aussi le crent. […] Si cette rciprocit fait partie
de toute opration par le bas, elle est vacue de toute opration par
les sujets de droit suivent
juridique,
145 Sullivan Challenges , supra note 12 la p 1044.
146 Leckey, supra note 12 aux pp 44-45.
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 817
le haut telle lharmonisation conue par le fdral. Et le pluralisme
des citoyens dont les langues et les identits juridiques dpassent
les deux langues officielles et les deux traditions occidentales se
rpercute sur la pratique de lharmonisation147.
Or, le professeur Gaudreault-Desbiens a trs bien dmontr dans son
essai quil existe, au sein de la fdration canadienne, de puissantes forces
qui jouent lencontre du dialogue et des changes. Ces forces tendent
plutt au mutisme et au confinement. Il ne faut donc pas sen tenir des
vux pieux ou au laissez-faire, tout en esprant que les tribunaux ou les
juristes, voire les sujets de droit, se dirigeront deux-mmes vers une plus
grande ouverture. Il sagit dune vision irraliste, compte tenu des
rsistances systmiques qui existent. Dans ltat actuel des choses, il est
plutt ncessaire de crer un climat favorable au dialogue et aux changes
accrus entre la common law canadienne et le droit civil qubcois et ce,
par le biais de divers outils ou de microstratgies […] afin de vaincre […]
les obstacles structurels 148. Dailleurs, ne pourrait-on pas dire que
larticle 8.1 fait partie de ces outils ? Et que si les juges recourent sans
arrire-pense cet article lorsque les circonstances sy prtent, ils
favoriseront ncessairement des liens plus troits entre ces deux
systmes ?
Une stratgie pourrait savrer trs utile pour mettre en valeur les
articles 8.1 et 8.2. Les rgles de procdure de la Cour exigent que tous les
mmoires dappels comportent une reproduction de la lgislation dans
les deux langues officielles si la loi exige la publication de ces textes dans
les deux langues officielles 149. Ne serait-il pas possible dadopter une
nouvelle modification ces rgles, selon laquelle les mmoires dappel
auraient tenir compte de la pertinence, le cas chant, des articles 8.1 et
8.2, lorsquil est question dinterprtation de lgislation fdrale ? Puisque
la Cour, nous lavons dit150, peut tenir compte doffice des articles 8.1 et
8.2, ne serait-il pas prfrable pour les parties dtre sensibilises
lapplication possible de ces articles au moment mme o elles prparent
leurs mmoires ? En en tenant compte dans leurs mmoires, il sera alors
possible pour elles dexaminer en dtail la pertinence de ces articles, la
lumire non seulement de la lgislation devant tre interprte, mais
galement la lumire du droit civil et de la common law.
Parmi les outils qui pourraient favoriser le dialogue et les changes
entre le droit civil qubcois et la common law canadienne, la formation
147 Ibid aux pp 45-46.
148 Gaudreault-DesBiens, supra note 141 aux pp 113-14.
149 Rgles de la Cour suprme du Canada, DORS/2002-156, al 42(2)(g).
150 Loi sur la preuve, supra note 126.
818 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
juridique est incontournable. Peut-tre serait-il possible pour les facults
de droit doffrir une formation juridique vritablement canadienne,
comportant les lments suivants : (1) un cours obligatoire dintroduction
lensemble des systmes et traditions qui font partie du paysage
juridique canadien ; (2) un cours obligatoire en matire de lgislation ou
dinterprtation des lois, lequel devrait normalement faire tat des
articles 8.1 et 8.2 de la Loi dinterprtation et du rle incontournable des
langues lorsquil est question dinterprter des lois dont les versions
linguistiques ont valeur gale ; et (3) la possibilit de faire des changes
dune ou de deux sessions dans des facults canadiennes de droit axes
sur dautres systmes ou traditions juridiques. Pour assurer une telle
formation aux tudiants, les facults de droits nauraient qu faire des
remaniements relativement mineurs : rendre obligatoire deux cours et
encourager les changes pancanadiens. Il est vrai que les diplms ayant
une formation double ou transsystmique offrent un potentiel norme,
mais il ne faut pas miser que sur cela. Dans un pays comme le ntre, les
tudiants qui ne cherchent pas devenir des bijuristes ou des
comparatistes ont aussi intrt tre sensibiliss aux particularits du
droit canadien. Une telle formation pourrait donner lieu, moyen terme,
une plus grande ouverture de la part des juristes et des tribunaux. Il
suffit que deux ou trois membres du Conseil des doyens et des doyennes
des facults de droit du Canada russissent sensibiliser leurs collgues
cet gard. Mme si seulement quelques facults adoptaient un tel
parcours pour leurs tudiants, elles lanceraient un message important
lensemble de la communaut juridique.
Un autre outil pourrait servir encourager le dialogue et les
changes : la cration dun organisme fdral indpendant vou au droit
compar. Un tel organisme aurait manifestement le mandat de
promouvoir ltude des systmes et traditions juridiques canadiens.
Dautres mandats pourraient toutefois lui tre confis, dont celui
danalyser limpact des dcisions donnant lieu, par lapplication de larticle
8.1, des rsultats non uniformes de la lgislation fdrale. la suite
dune telle analyse, si lorganisme estime quune application uniforme est
ncessaire, il pourrait alors proposer au lgislateur fdral une solution
qui soit respectueuse du droit civil et de la common law et qui vite de
greffer lun ou lautre de ces deux systmes des concepts qui lui
conviennent peu ou pas. Un tel organisme manifesterait clairement la
volont du Parlement canadien de tenir compte de lapport du droit civil
qubcois et de la common law canadienne dans la rdaction et
linterprtation de sa lgislation. En outre, lexistence dun tel organisme
devrait minimiser la tendance des juges de recourir aux mthodes parfois
douteuses dcrites dans louvrage de Denault pour conclure lapplication
uniforme de la lgislation fdrale. Cette tendance est dautant plus
nfaste que peu de juges sont en mesure dvaluer lincidence de leurs
conclusions, car ils ont rarement les connaissances en droit compar
LE BIJURIDISME CANADIEN LA CROISE DES CHEMINS ? 819
requises cette fin. Seul le lgislateur fdral, avec laide dun tel
organisme, est en mesure de le faire. Sachant que limpact de leurs
dcisions serait ainsi valu et des mesures correctives adoptes au
besoin, les juges seraient alors peut-tre plus enclins conclure
labsence duniformit dans lapplication dune disposition lgislative
fdrale, lorsque la disposition y donne ouverture151.
Conclusion
Dans la seconde partie (II), neuf arrts de la Cour suprme du Canada
ont fait lobjet dune analyse, en vue de dceler certaines tendances
relatives lapplication de larticle 8.1. la lumire dun nombre darrts
aussi limit, il est encore trop tt pour en arriver des conclusions
fermes. Alors que la Cour na pas hsit appliquer larticle 8.1 dans les
trois premiers arrts, elle a sembl vouloir sen loigner dans les quatre
suivants. Dans les deux derniers, elle na pas hsit appliquer larticle
8.1, mais elle la fait dans le contexte usuel dinteraction entre la
lgislation fdrale et la common law. Il reste voir si la Cour cherchera
sloigner de larticle 8.1 lorsquelle sera appele nouveau se prononcer
dans un contexte dinteraction entre la lgislation fdrale et le droit civil.
Si la Cour devait alors sloigner de ces articles, les consquences
suivantes seraient prvoir : une rduction du rle du droit civil
qubcois dans linterprtation de la lgislation fdrale et peut-tre
mme un retour la pratique antrieure, selon laquelle des concepts de
common law seraient incorpors au droit civil qubcois. De plus, en
agissant ainsi, la Cour irait vraisemblablement lencontre de la volont
du lgislateur fdral, volont clairement exprime larticle 8.1.
Si, au contraire, la Cour appliquait au besoin larticle 8.1, cela aurait
ncessairement comme effet daccrotre le rle du droit civil qubcois sur
le plan national et larrt DIMS permet dentrevoir les retombes
positives qui pourraient en dcouler.
Larticle 8.1 de la Loi dinterprtation permet de concevoir et
dinterprter la lgislation fdrale en tenant compte du droit civil et de la
common law. Si cet article est appliqu comme il se doit, les deux
systmes seront plus souvent mis en opposition et valus. Ce processus
devrait au minimum favoriser des changes soutenus au niveau de la
lgislation fdrale, entre le droit civil qubcois et la common law des
provinces canadiennes. Ce processus contribuerait sans doute
151 Lexistence dun tel organisme aurait aussi comme effet de sensibiliser lensemble des
ministres fdraux concernant limportance dune rdaction lgislative qui tienne
compte de ces articles. En outre, les dcideurs devraient en tenir compte au moment
mme de la gestation de la lgislation.
820 (2011) 56:4 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
lpanouissement du droit compar au Canada. Plusieurs auteurs ont
exprim le souhait que lexistence au Canada dune diversit juridique
hors du commun puisse un jour donner lieu de tels rsultats, voire un
droit partiellement mixte ou mtiss. Il est certain que larticle 8.1, sil
nest pas mis au rancart, peut contribuer lvolution du droit en ce sens.
Esprons que ce souhait ne se transforme pas en chimre.