Le Code civil face aux d fis de la socit moderne :
une perspective comparative entre la r6vision fran aise de 1904
et le nouveau Code civil du Quibec de 1994
Jean-Francois Niort*
La rdforme d’ensemble du Code civil, dans un pays de tra-
dition civiliste, est toujours un dvdnement considdrable, et elle
permet notamment de saisir l’volution de la philosophiejuri-
dique locale. Celle qui vient tout juste d’Etre compldtde au
Qucbec ressemble It celle qui aurait pu avoir eu lieu au dgbut
du vingti~me sikcle en France. De plus, au-delAs des influences
doctrinales, c’est une communautd d’inspirations po!itiques
qui reasort quant a
‘esprit du droit civil contemporan, aux
confins de l’individualisme liberal et de la justice sociale.
C’est le constat du d~calage important srparant les textes
des codes civils de la rdalitd socio-dconomique et juridique
qui fut t la base de la rdforme qurbdcoise et la tentative de
riforme franpaise. Si la tentative de rdforme franaise dtait
supporte par une importante activitd doctrinale, celle du
Qudbec donna plut6t lieu as 1’6mergence d’une doctrine juri-
diqae originale. Afin de prdserver la stabilit6 politique et
sociale, ces deux dvrnements, marquts par une grande impli-
cation de gens provenant de tous les milieux, furent intro-
duits comme une mise As jour des modifications existantes et
non pas comme un important bouleversement. Le droit ne
devait plus Etre statique mais plut~t demeurer en constante
dvolution ; dordnavant, celui-ci s’adapterait aux besoins de la
socidtd. Par aileurs, tant en France qu’au Qutbec, il impor-
tait de procbler as une rdforme globale afin d’intdgrer tons les
principes de droit commun .s un seul texte Idgislatif complet
et cohdrent.
La tentative de rdforme frangaise et la rdforme qulb-
coise forent toutes deux marqudes par la volont6 d’accorder
plus d’attention as la personne; or ceci contribua largemet As
Ia socialisation do droit, notamment par l’introduction des
notions de bonne foi et d’abus de droit dans le nouveau Code
civil qudbdcois. De plus, les droits civils qudb6cois et fran-
gais contemporains accordent mainteant A l’individu un rle
social beancoup plus actif, opposant it l’individualisme liam-
ral esauvagc> de l’ancien droit les objectifs de justice et de
moralisation du droit modeme. Notons toutefois que le droit
contemporain est largement influenc6 par un ddsir de main-
tenir l’dquilibre ddlicat entre le lib6ralisme icheveld et le
dirigisme, ce qui limite parfois les possibilitds do proc&ter as
l’introduction de dispositions
lations protectrices.
On finira par une courte rdflexion solon laquelle ce n’est
pas tast la codification en elle-mme que la manitre dont elle
est interprdtde et appliqu6e qui cause le d6calage entre les
textes et Ia rdalitd, du fait d’un certain conservatisme do
monde du droit, a ne pas confondre avec l’esprit juridique
conservateur.
The reform of the entire civil code, in a country with a
civilian tradition, is always a formidable event, and, in par-
ticular, helps us understand the evolution of local legal phi-
losophy. The reform which has just been completed in Que-
bec is similar to the attempted reform which took place at the
beginning of the twentieth century in France. As well,
beyond doctrinal influences, it is this community of political
inspirations, ranging from liberal individualism to social jus-
tice, that reflects the spirit of contemporary civil law.
It was the significant discrepancy between the civil codes
and socio-economic and legal reality that was the basis for
the Quebec and attempted French reforms. If the attempted
French reform was supported by important doctrinal work,
that of Quebec gave rise to the emergence of an original legal
doctrine. In order to preserve political and social stability,
these two events, marked by a great involvement of people
from all fields, was introduced as an updating of existing
amendments, not as a major upheaval. Law must not be
static, but rather, should be constantly evolving; henceforth,
it should adapt to the needs of society. Furthermore, in the
two cases of reform, it was important to undertake a global
reform in order to integrate all common law principles into
a single, complete and coherent legislative text.
The Quebec reform and the attempted French reform
were both marked by the desire to pay greater attention to the
person, and this largely contributed to the socialization of
law, notably by the introduction of notions of good faith and
abuse of rights into the new Quebec Civil Code. Moreover,
contemporary Quebec and French civil law now grants the
individual a much more active social role, pitting the objec-
tives of modem law, that is, justice and the raising of moral
standards, against the “primitive” liberal individualism of the
old law. We should note, however, that contemporary law is
largely influenced by a desire to maintain the delicate bal-
ance between uncontrolled liberalism and State intervention-
ism, which sometimes limits the possibility of introducing
“socialist” provisions through protective legislation.
The article concludes with the suggestion that it is not
codification itself but rather the manner in which it is inter-
preted and applied that causes the discrepancy between text
and reality, as a result of a certain conservative tendency in
the legal world, which is not to be confused with a conserv-
ative legal spirit.
* ttudiant au doctorat a l’Universit6 Paris I et chercheur invit6 As l’Universit6 du Quebec As Montreal. Je tiens
At remercier ici le professeur Claude Masse de l’Universit6 du Qudbec As Montrdal, qui, en m’invitant dans son
Groupe de recherches en droit civil et commercial, a contribu6 A donner un cadre structurel A mes recherches.
Merci 6galement a toute la dynamique 6quipe du Dtpartement des sciences juridiques de cette universit6 ainsi
qu’a son directeur, Pierre Robert.
Cet article constitue l’un des rtsultats d’une recherche gtntrale comparative entre les droits qudbtcois et
frangais. Ce texte s’inspire de communications donnes au Ddpartement des sciences juridiques de l’Universitd
du Qudbec A Montreal et A l’Atelier de droit civil de Ia Facultd de droit de l’Universit6 McGill. Une premiere
version en a dt6 lue et commente librement par Jean-Louis Baudouin, Paul-Andr6 Crtpeau et Jean Pineau, que
je remercie vivement pour leur aimable collaboration. Les auteurs pertinents concerns par les thsmes de cette
ttude voudront bien excuser I’absence d’exhaustivit6 dans les matisres traites et dans les rtftrences bibliogra-
phiques indiqutes en raison de l’ampleur du sujet et de l’orientation synthttique suivie.
Revue de droit de McGill
McGill Law Journal 1994
Mode de rrftrence: (1994) 39 R.D. McGill 845
To be cited as: (1994) 39 McGill L.J. 845
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 39
Sommaire
Philosophie de la codification
tpist6mologie et ontologie juridiques
Introduction
I.
II.
m. Solutions juridiques
IV. Philosophie politique
Introduction
I1 faut sans aucun doute saisir l’occasion de la r6forme du Code civil qu6-
b~cois pour r6affimner encore’ l’intr& que peut revtir l’6tude du droit qu6b6-
cois pour le juriste frangais, et pas seulement pour le comparatiste. L’inverse est
6galement vrai : il apparait en effet utile de confronter les r6cents d6veloppe-
ments du droit civil qu~b6cois avec les conceptions juridiques et philosophiques
qui se sont exprim6es en France au debut du si~cle.
Droit <
fid~le A la tradition civiliste3, comme on va d’ailleurs le voir. Evoluant, particu-
‘Voir le court mais tr~s complet article de R. Cabrillac,
D.1993.Chron.267. Voir aussi P.-G. Jobin,
d’6cho que la codification qu6b6coise a suscit6 dans les revues ou ouvrages frangais.
2En raison notamment des influences de ]a common law, qui, il faut le rappeler, inspire direc-
tement l’organisation judiciaire et politique ainsi que les droits public, p6nal et commercial du Qud-
bec (voir par ex. L. Baudouin, Les aspects gdniraux du droit privi dans la Province de Qiubec
(Droit civil, droit commercial, procfdure civile), Paris, Dalloz, 1967). Voir aussi, sp6cialement sur
l’histoire du droit qu6b6cois, le r6cent ouvrage de J.E.C. Brierley et R.A. Macdonald, dir., Quebec
Civil Law: An Introduction to Quebec Private Law, Toronto, Emond Montgomery, 1993. La thbse
de la <
cher et A. Morel, dir., Livre du centenaire du code civil, t. 1, Montr6al, Presses de l’Universit6 de
Montr6al, 1970, 174 [ci-apr~s Livre diu centenaire (de 1966)]. Voir l’analyse beaucoup plus detail-
l6e de P.-G. Jobin,
par H.P. Glenn, Droit quibicois et droit frangais : Communautd, autonomie, concordance,
Cowansville (Qu6.), Yvon Blais, 1993. Nombre de professeurs qu6b6cois sont d’ailleurs d’origine
frangaise, tels Louis Baudouin et son fils Jean-Louis Baudouin (professeur A l’Universit6 de Mont-
1994]
CODE CIVIL FACE AUX DtFIS
lirement depuis les annres cinquante, vers une autonomisation accrue de ses
sources d’inspiration et de son contenu4 , ce droit civil vient de recevoir la con-
sdcration d’une nouvelle codification, acte de dimension juridique, mais aussi
6minemment politique5. I1 paraft dos lors intressant de presenter quelques
aspects de l’esprit de ce nouveau Code civil, et encore plus intressant de les
mettre en parall~le avec les drbats qui ont domin6 la tentative de la revision du
Code civil frangais en 1904. En effet, la rrussite de l’op6ration de recodifica-
tion du droit civil qurb~cois peut tre source d’inspiration pour l’Hexagone, car
toutes les tentatives de ce genre y ont 6chou6. En outre, lorsqu’on se penche sur
les conceptions de la doctrine juridique, en gdn~ral tr~s progressiste, de l’6po-
que de la tentative de revision du Code Napolion en 1904, on ddcouvre qu’elle
aurait peut-atre conf6r6 h ce Code un visage assez proche de celui du nouveau
Code qurbrcois7 …
Mais au-delt de la continuit6 doctrinale, il faut constater la presence d’une
conception politique commune, h la recherche d’un fragile 6quilibre entre 1ib6-
ralisme sauvage et socialisme dirigiste. De plus, s’il a 6t6 entam6 pr~cis~ment
au debut du si~cle pour le droit civil frangais, le d~bat sur les modalit~s de la
r6al avant d’6tre nomm6 juge a la Cour d’appel du Quebec en 1989), Maurice Tancelin, Jean
Pineau. D’autres ont 6t6 personnellement influences par la doctrine franqaise, tel Paul-Andr6 Cr6-
peau, qui a fait sa those de droit sous la direction de Ren6 David.
4 Voir Jobin, supra note 1 ; S. Normand, Une analyse quantitative de la doctrine en droit civil
qu~bdcois>> (1982) 23 C. de D. 1009.
5Voir par ex. le Rapport du professeur Boulanger, au moment de la (seconde) tentative de r~vi-
sion du Code civil frangais, present6 A l’Association Capitant (Rapport de M. le professeur Bou-
langer sur l’opportunit6 d’une partie g~nrrale dans le futur Code civil f-anqais>> dans Travaux de
l’Association Henri Capitant pour la culture juridiquefrangaise, t. 1, Paris, Dalloz, 1945, 73
la
p. 76) : <
6Largement mdconnue (y compris au Quebec) ou sous-estimde, cette (premiere) tentative de
ravision du Code Napolgon, pourtant bien entamre, 6chouera finalement. Cependant, les d~bats
qu’elle a suscitds, outre qu’ils participent sans doute des plus beaux fruits de la doctrine juridique
frangaise, ont l’immense mrrite d’avoir mis en lumi~re les enjeux juridiques, politiques et philo-
sophiques auxquels devait faire face le droit civil A l’aube du vingti~me sicle. On verra plus loin
que ces enjeux n’ont gu~re chang6 aujourd’hui. Pour ces raisons et quelques autres, au rang des-
quelles figure l’influence juridique de Saleilles, on a done choisi de confronter cette prriode t l’es-
prit du nouveau Code qu~bdcois.
7On ne peut citer ici toute l’6norme bibliographie sur le Code civil du Quebec depuis le debut
du processus de riforme. Renvoyons done au mrritoire ouvrage de S. Normand, Bibliographie sur
le Code civil du Quebec, Montreal, Wilson et Lafleur, 1991, qui rassemble tousles rapports, projets
de lois, colloques et 6tudes doctrinales sur le sujet. Depuis cette date, outre les 6tudes personnelles
auxquelles nous avons fait ou ferons r~f~rence, citons les ouvrages collectifs suivants : Enjeux et
valeurs d’un Code civil moderne (Joumres Maximilien-Caron 1990), Montral, Thmis, 1991 ;
Conferences sur le nouveau Code civil du Quebec : Actes des Journ~es louisianaises de l’Institut
canadien d’itudes juridiques supirieures, Cowansville (Qu6.), Yvon Blais, 1992 [ci-aprs Confg-
rences sur le nouveau Code civil du Quibec] ; Le nouveau Code civil : Interpritation et application
(Joumdes Maximilien-Caron 1992), Montreal, Th~mis, 1993 [ci-apr~s Le nouveau Code civil] ; La
rdforne di Code civil: Un nouveau dipart, Actes du Congr~s annuel du Barreau du Quebec,
Montreal, 1993 ; Qudbec, Minist~re de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, Qu6bec,
Publications du Quebec, 1993 ; La riforme du Code civil, Ste-Foy (Qu6.), Presses de l’Universit6
Laval, 1993 ; Un nouveau code civil (brochure d’information diffus~e par le minist~re de la Justice
du Quebec en 1993).
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 39
synth~se jug6e n6cessaire entre individualisme lib6ral et socialisme est toujours
d’actualit6, comme le prouve de mani~re 6clatante la r6forme de 1994. Celle-ci
aura n6amnoins eu le grand m6rite d’avoir r6ussi A y apporter une r6ponse d’en-
vergure, r6v6latrice de l’6tat de la conscience juridique nationale en cette fin de
sicle.
On se rendra ais6ment compte, m~me si les contraintes d’espace de notre
6tude nous condamnent
la superficialit6, de l’int6r& de cette mise en parall~le
des cas qu6b6cois et frangais, A travers quelques ides-forces comparatives,
telles que la philosophie de la codification, l’6pist6mologie et l’ontologie juri-
diques, les solutions juridiques retenues, et finalement la philosophie politique’.
I. Philosophie de la codification
Codifi6 pour la premiere fois en 1866′, le droit civil du Qu6bec a subi,
comme tous les droits 61abor6s au dix-neuvi~me sicle, une 6volution interne
par voie interpr6tative qui n’a pas suffit pour adapter correctement le syst~me
juridique aux nouvelles conditions 6conomiques et sociales”‘. Cette consid6ra-
tion a d6termin6 le 16gislateur qu6b6cois, au sortir de la longue p6riode d’immo-
bilisme politico-social que cette province avait connue jusqu’alors, en faveur
d’une r6forme du Code civil du Bas-Canada. Entam6e officiellement en 1955
et en r6alit6 en 1963, ce processus vient tout juste d’aboutir, avec l’entr6e en
vigueur du nouveau Code au premier janvier 19941.
I1 est assur6ment tr~s m6itoire pour le Qu6bec d’atre parvenu h recodifier
enti~rement son Code civil 2, A une 6poque ofi l’on ne peut contester le caractre
6lev6 de complexit6 du droit ainsi que son 6tendue mat6rielle, et alors que
s’61vent des voix, au sein des doctrines juridiques des pays de tradition civi-
liste, pour critiquer la codification en tant que m6thode 16gislative”3. Au-dela du
succ~s de l’op6ration, de nombreux enseignements peuvent etre tir6s du proces-
sus recodificatif qu6b6cois et de sa comparaison avec l’6poque de la tentative
de r6vision du Code frangais au d6but du sicle14.
8Dars un souci d’exhaustivit6, it faudrait m~me 61argir ]a comparaison aux codes allemand,
suisse, etc. I1 reste n6anmoins 6clairant de s’en tenir A la France et au Qu6bec, principalement en
raison de l’intimit6 qui lie les deux cultures juridiques et, plus sp6cialement, en raison de l’axe
1904-1994.
9Voir l’article de r6f6rence de J.E.C. Brierley, <
supra note 3, xiii a ]a p. xvi et s.
“Sur l’historique de ce processus, voir par ex. J.-L. Baudouin, Rfflexions sur le processus de
recodification du code civil> (1989) 30 C. de. D. 817 [ci-apr~s Rfflexions sur le processus ] ;
J.-L. Baudouin, <
dans Confirences sur le nouveau Code civil d Qudbec, supra note 7, 13 aux pp. 15-16 [ci-apr~s
<
2
13Voir notamment La codification, forme dipassie de ligislation, XI et XII congrbs de l’Aca-
d6mie intemationale de droit compar6, Milan, 1982, et Caracas, 1982; et, de mani6re g~ndrale,
Codification : Valeurs et langage, Actes du colloque international de droit civil compard, Montreal,
1-3 octobre 1981, Qu6bec, Service des communications du Conseil de Ia langue frangaise, 1985.
‘ 4Pour des comparaisons entre d’autres p6riodes (1804-1866, 1945-1994, etc.), on renvoit 5 Fin-
19941
CODE CIVIL FACE AUX DtFIS
Remarquons immrdiatement que dans les deux cas, la commdmoration du
centenaire du code a 6t6 l’occasion de constater le d6calage entre le vieux code
et la rralit6 socio-6conomique et juridique ainsi que de ddvelopper les premieres
critiques importantes15. ttrangement, ces moments de commdmoration coin-
cident avec de s6v~res critiques et le ddbut d’un vdritable processus de rdvision,
rdvdlant donc une certaine dsacralisation des vieux codes 6 . Certains interve-
nants semblent d’ailleurs quelque peu s’en inquidter, en rappelant aux <
digne d’6loges>>, et qu’il y a quelque
le rdformer>>7 . Effectivement, ce
tenaire <
ndanmoins dommage qu’aucune r6f6rence n’ait 6t6 faite par les auteurs aux drbats g6n~rs par la
rdvision du Code frangais en 1904, malgr6 le renvoi a louvrage Le Code civil, 1804-1904 : Livre
d centenaire, Paris, Rousseau, 1904 [ci-apr s Livre i centenaire (de 1904)].
S5Symptomatiques A cet 6gard sont le Livre d centenaire (de 1904), ibid. et le Livre d cente-
16Comme Ie dit Jean-Louis Baudouin en des termes qui pourraient aisrment etre appliquds au
cas frangais :
7Voir par ex. M. Caron,
de rechercher
BSEL 93). Voir aussi E. Gaudemet, Les codifications rrcentes et Ia rvision du Code civil> dans
Livre du centenaire (de 1904), t. 2, supra note 14, 967 ; R. Saleilles,
sur le prestige de ]a Socidt6 de l6gislation comparre. Rappelons seulement qu’elle est 6troitement
associde 4 l’initiative de la commemoration du centenaire du Code Napolion et h Ia tentative de
rvision. Pour le C.c.Q., voir par ex. H.P. Glenn, <
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 39
et qurb~cois en particulier sont d’ailleurs assez largement ouverts au droit com-
parr, et le Qu6bec dispose de structures qui s’att6lent au d6veloppement d’une
science juridique comparative dynamique21 .
Cependant, il faut souligner le fait que la r6vision de 1904 a 6t6 pr&c6d6e
(et sans doute d6terminre) par une prriode d’intense et de bouillonnante activit6
doctrinale, animre par un corps professoral prestigieux et dynamique22. Au Qu6-
bec, il faut plut6t dire que lorsque la r6vision a 6t6 officiellement entamre, en
1955′, l’activit: doctrinale et le corps professoral 6taient bien minces, et qu'”1
partir du moment ofi les travaux de r6vision ont v6ritablement commenc6, on
peut remarquer qu’ils ont accompagn6 (et meme peut-6tre stimuld dans une cer-
taine mesure) la naissance d’une v&itable doctrine juridique locale24.
Quant aux reactions de la doctrine vis-A-vis de l’idre de recodifier, on peut
dire qu’elles furent majoritairement favorables dans les deux cas, A quelques
notables exceptions pros’. On remarquera rapidement, h d6faut de pouvoir
s’6tendre sur le sujet, qu’un des arguments des opposants consiste A affirmer
que la codification risque de nuire A la cr6ativit6 doctrinale, et donc 4 l’6volu-
21Outre I’Institut de droit compar6 de l’Universit6 McGill et l’Association qu~bfcoise de droit
compar6, il faut citer le Centre de recherche en droit priv6 et compar6 du Quebec, dirig6 par Paul-
Andr6 Crrpeau, d’ailleurs actuel president de l’Acadrmie intemationale de droit compar6. Rappe-
Ions 6galement que c’est A Montrral qu’a 6 fondre l’Association Henri Capitant et que s’est
droul6 son premier congr~s, en 1939 (Jobin, supra note 3 a lap. 393). Voir plus grnrralement A.
Mayrand,
douin, Le droit civil de la Province du Quebec : Modile vivant de droit compare, Montreal, Wilson
et Lafleur, 1953.
221 suffit de penser A Saleilles, G~ny, Planiol, Capitant, Ripert, Vareilles-Sommi~res, Tissier …
A propos du r6le social et politique des juristes de cette 6poque, voir Y.-H. Gaudemet, Lesjuristes
et la vie politique de la 111 riptblique, Paris, Presses Universitaires de France, 1970; A.-J.
Arnaud, Les juristes face tla socigtj : Do X1X’ sicle d nous jours, Paris, Presses Universitaires
de France, 1975.
23Loi concernant la revision du Code civil, L.Q. 1955, c. 47.
24Crrpeau, supra note 10; Jobin, supra note 3 ; Normand, supra note 4.
25Outre un certain nombre de professeurs tout simplement inquiets d’avoir A refondre leurs
propres cours en cas de recodification complete (voir ce qu’en dit Marcel Planiol dans ]a prdface
de son Traitg jlmentaire de droit civil, t. 1, 5′ 6d., Paris, Pichon, 1908), et qui d’ailleurs ne par-
ticipent pas de la odoctrine>> telle qu’on l’entend ici (c’est-h-dire les auteurs d’6tudes et d’opinions,
qu’ils soient enseignants ou praticiens), il faut surtout citer Planiol justement, qui, notamment en
raison de ses positions personnelles assez conservatrices et aussi des arguments techniques 6voqu6s
plus bas (infra note 27 et texte correspondant), s’oppose A toute r6vision d’ensemble (M. Planiol,
o
note 14, 953). Voir aussi Gaudemet, supra note 20. Voir toutefois Frangois Gfny, juriste rdforma-
teur, fondateur de l’6cole scientifique>, dont les positions en faveur de l’accroissement du rrle de
la jurisprudence le rendent a priori peu confiant en l’efficacit6 d’une r~forme l6gislative du Code
(Mithodes d’interpritation et sources en droitprivgpositif, Paris, A. Chevalier-Maresq, 1899 (avec
preface de Saleilles)). Cependant, il envisage malgr6 tout cette possibilit6 avec s~rieux, en dressant
un programme drtaill6 de ]a mrthode legislative qu’il conviendrait alors d’adopter (
du centenaire (de 1904), t. 2, ibid., 987). Notons que, alors qu’elle 6tait orientde vers une refonte
ginirale au depart, ]a rrforme va plutt finir par apparaitre en France comme une revision plus
ou moins profonde selon les auteurs (voir ValiI, 1905 BSEL aux pp. 80-81, et ddja dans son dis-
cours lors de la c~r~monie du centenaire, reproduit dans Le centenaire du Code civil, 1804-1904,
Paris, Imprimerie nationale, 1904 i la p. 23), ce qui implique moins de bouleversements, notam-
ment dans la forme et le plan du Code.
1994]
CODE CIVIL FACE AUX DtFIS
tion du droit, absorbant, tel que ce fut le cas t la suite des codifications de 1804,
1866 et 1896′, l’essentiel des 6nergies dans un gros travail d’ex6gse27 . Nul
doute que cet argument aura pes6 son poids dans l’6chec de la r6vision de 1904′.
I1 appartiendra a l’avenir de trancher la question pour le nouveau Code qu6b6-
COiS29.
Dans ce sens, on peut 6galement relever un autre d6bat: le code doit-il 8tre
en partie <
li~res ? La r6ponse est non dans les deux cas. Quant aux d6finitions l6gales, qui
peuvent plus on moins revtir une dimension <
reproche a 6t6 fait au nouveau Code qu6b6cois d’en contenir un trop grand
nombre . En 1904, la majorit6 des auteurs s’entendaient pour conserver au texte
du Code un caract~re sobre et positif et limiter les d6fmitions. On estime gen&-
ralement que plus ce sera le cas, plus le texte laissera place A l’interpr6tation et
par cons6quent ne nuira pas a l’6volution du droit. <
par les auteurs”. NManmoins, certains r6formateurs s’6cartent de cette r~gle lors-
qu’ils sont particuli~rement d6termin6s
faire aboutir une r6forme particuli~re,
n’h6sitant pas alors
demander la cons6cration textuelle des th6ories doctri-
nales qu’ils d6fendent. Un grand d6bat a cet 6gard aura 6t6 celui de savoir si le
Code devait se prononcer sur la nature juridique des personnes morales (r6alit6
ou artificialit6) .
26Date de promulgation du B.G.B., le Code civil allemand, entr6 en vigueur en 1900. Voir la tra-
duction du Comit6 de 16gislation 6trang~re (auquel a particip6 Raymond Saleilles, qui s’6tait fait
l’avocat –
de ce code modeme en France A travers de multiples 6tudes d6taill6es)
dans Code civil allemand, t. 1, Paris, Imprimerie nationale, 1904 (introduction de Saleilles).
27oInutilit6 d’une revision g6n6rale du Code civil>>, supra note 25 a lap. 961 ; Thaller, supra note
certes critique –
17 A ]a p. 497.
28A une 6poque oh 4d’tcole de l’ex6gse>> n’a pas bonne presse en France, les juristes rforma-
teurs se d6finissent souvent en effet contre l’esprit qui 6tait cens6 pr6sider h la m6thode juridique
de cette 6cole. Voir ce qu’en rapportent C. Jamin dans <
philo. dr. 247, et C. Atias,
Bonjour et R. Legeais, dir., LI’volution de la philosophie du droit en France et en Allemagne
depuis la fin de la seconde guerre mondiale, Paris, Presses Universitaires de France, 1991, 235 a
lap. 241 et s. Aujourd’hui, certains travaux ont r66valu6 positivement l’utilit6 et la richesse de cette
(voir notamment P. R6my,
tloge de l’ex6ghse > (1982) R.R.J. 254, repris dans (1985) 1 Droits 115). Le travail de l’ex6gse
est d’ailleurs toujours n6cessaire pour les juristes, et constitue un pr6alable indispensable A une
saine interprdtation juridique (voir notamment L. Julliot de la Morandi~re, dir., Traitd de droit civil
frangais de Anibroise Colin et Henri Capitant, t. 1, 12′ 6d., Paris, Dalloz, 1953 aux pp. vii-viii ;
S. Gaudet, <
223 a la p. 233 et s.).
qui n’en est d’ailleurs pas une d’aprhs leurs conclusions –
29Voir Gaudet, ibid. A la p. 227 et s.
30
ce titre, on lui a aussi reproch6 de s’6carter du module napol6onien. A mon avis, le Code
de 1804 comprend lui aussi beaucoup de d6finitions doctrinales, bien plus en tout cas que le
C.c.B.-C. Voir en effet ce qu’en disent les codificateurs eux-m~mes dans Code civil du Bas-
Canada : Premier, second et troisi~me rapports, Qu6bec, Desbarats, 1865 ai lap. 11. Voir aussi la
recension des d6finitions l6gales donn6es dans le C.c.Q. par Y. Tardif, > Le Journal du Barreau (1″ mars 1994) 4 aux pp. 4-5.
3 1Voir par ex. >, supra note 25 A lap. 960 ; Saleil-
les, supra note 20.
32Voir un dtat de Ia question dans Trait glimentaire de droit civil, supra note 25 h la p. 259 et
s. Voir aussi R. Saleilles, Rapport pr6sent6 h la premihre sous-commission de ]a Commission de
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 39
Les reactions des corps de praticiens sont plus difficiles A cemer; ceux-ci
sont souvent favorables aux amrliorations techniques et m~me aux change-
ments, mais m6fiants A ‘gard de toute perspective de bouleversement. En 1904
comme en 1994, on constate aussi une certaine r6ticence, sinon une r6elle
inqui6tude des praticiens devant le risque de voir leur formation et leur capital
intellectuel devenir obsoletes33. Peut-8tre d’ailleurs est-ce la raison pour laquelle
les corps d’avocats et de notaires du Quebec ont fortement manifest6 le d6sir de
b6n6ficier rapidement de commentaires minist6riels officiels, ce h quoi le
ministre Rrmillard a d’ailleurs rrpondu, alors que ce besoin s’est beaucoup
moins fait sentir chez les professeurs 4.
C’est sans doute en partie pour ces raisons, de m8me qu’en consid6ration
du principe 16gitime de srcurit6 juridique, que dans les deux cas, la r6vision,
malgr6 les rrformes qu’elle contenait, ne fut pas prrsent6e comme un boulever-
sement, mais plut6t comme une am6lioration, un peifectionnement, et une adap-
tation, une mise d jour des dispositions du Code avec les nouveaux besoins
socio-6conomiques et avec 1’6tat du droit positif, dans la continuit6 du droit
ant~rieur 35 .
Par ailleurs, on aura assist6 depuis 1955 au Qu6bec A la mise en ceuvre de
plusieurs techniques de r~vision. Cette revision, officiellement confi6e h un
seul juriste36 , fit notamment intervenir ensuite un organe collectif important37 ,
revision du Code civil sur la question de savoir s’il y aurait lieu de traiter de ]a matibre des per-
sonnes juridiques dans le futur Code civib> 1906 BSEL A la p. 251 et s.
33Sur les reactions du monde des praticiens A la perspective de la venue d’un nouveau code, il
y aurait beaucoup A dire. Pour ]a France, voir notamment les indications donndes par F. Lamaude
dans < dans Livre d centenaire (de 1904), t. 2, supra
note 14, 915. Pour le Quebec, voir notamment Gaudet, supra note 28 A la p. 247, parlant de l’im-
mense besoin de srcurit6 des juristes . Jean-Louis Baudouin me conflait d’ailleurs rrcemment que
la plupart des avocats plaidaient encore, plusieurs mois apr~s l’entrre en vigueur du nouveau Code,
sur la base du C.c.B.-C. Voir aussi l’allocution du juge en chef de ]a Cour d’appel du Quibec,
Claude Bisson, lors de la rentr~e judiciaire 1993-1994 (rrsumde dans C. Mass6, > Le Journal d Barreau (1″ octobre 1993) 1 A ]a p. 2). Voir
aussi, symboliquement et sur un plan plus 16ger, les vers acides et cyniques d6cernes au C.c.Q.
par Gilles Auclair dans Oh, quelle r6forme !,> Le Journal diu Barreau (1″ mars 1994) 7, et on se
souviendra peut-6tre des critiques adressdes lors de Ia soiree des 4fun~railles nationales
du
C.c.B.-C. organisde par la Fondation du Barreau le 11 mai 1994 (voir A. Lamarche, Le Journal dii Barreau (15 juin 1994) 1).
34Ce qui s’explique 6videmment en partie par l’orientation thsorique et le suivi naturel de l’6vo-
lution doctrinale par les professeurs, alors que les praticiens sont centrds sur l’application, 1’effi-
cacit6, la certitude et l’opdrationnalit6 des r~gles juridiques.
35Voir l’allocution de Vall6, suipra note 25 A lap. 81, notamment : . Voir aussi l’introduction A Quelques dlnents dii projet de loi 125
prisenti d l’Assemblie nationale le 18 d&cembre 1990, Quebec, Publications officielles, mai 1991
[ci-apr~s Quelques jlgments di projet de loi 125] ; Pineau, suipra note 5 A lap. 428 et s. Jean-Louis
Baudouin estime qu’environ 70 % des dispositions du nouveau Code ne font que reprendre le droit
positif antrrieur (<, supra note 12 aux pp. 13, 17-18).
36En ]a personne de M. le juge en chef (A la retraite) Thibaudeau Rinfret de ]a Cour supreme
du Canada, en 1955, puis de l’avocat Andr6 Nadeau en 1962, avant le professeur Crdpeau a partir
de 1965.
37Le professeur Cr~peau crdera en effet, en 1965, l’Office de revision du Code civil, qu’il diri-
gera jusqu’en 1977. Cet organisme, divis6 en plusieurs commissions, associera A ses travaux plus
de cent cinquante juristes (voir notamment P.-A. Crrpeau, La r6forme du Code civil du Qutbeco
19941
CODE CIVIL FACE AUX DEFIS
un comit6 restreint d’experts” et enfin une commission parlementaire39.
En 1904, au contraire, un vaste d6bat s’6tait engag6 A propos de la tech-
nique de r6vision appropri6e4 . Finalement, le Garde des sceaux, Ernest Vali6,
avocat et prdsident du Parti radical depuis 1901, 6tablira une >42. De plus, les travaux des sous-
commissions doivent etre discut6s en assembl6e g6n6rale, seule habilit6e A arr&
ter les grands principes des r6formes h rdaliser et h statuer sur la possibilit6 de
leur incorporation au Code civil43.
I1 faut cependant souligner qu’,t l’6poque, beaucoup d’auteurs se montrent
rdticents h lid6e d’une r6vision par voie de commissions nombreuses 4 et
[1979] R.I.D.C. 269), et proposera finalement un projet complet de Code civil assorti de commen-
taires d~taill6s (Office de r6vision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Quibec, QuEbec,
tditeur officiel, 1978 [ci-apr~s ORCC], dont la valeur technique est largement reconnue.
3tCe comit6 de quatre personnes (M. le juge Georges Chass6, M. le professeur Jean Pineau, les
avocats Andr6 Cosette et Marie-Jos6e Longtin), constitu6 par le ministre Herbert Marx en 1985;
rddigea plusieurs avant-projets pour le compte du gouvemement ainsi que le projet de loi d~finitif
(appel6 projet de loi 125), pr~sent6 A l’Assembl6e nationale le 18 d6cembre 1990. 1 faut aussi men-
tionner le <, pr6sid6 par Jean-Louis Baudouin et qui, A Ta demande du ministre
Gilles Rdmillard, a d~pos6 un rapport (confidentiel) fin 1989 sur l’opportunit6 des politiques 16gis-
latives suivies dans l’avant-projet d~finitif de Code. I1 6tait compos6 aussi du batonnier Michel
Jolin, Raymond Landry (Universit6 d’Ottawa) et Robert Kouri (notaire, Universit6 de Sherbrooke).
39La sous-commission des institutions chargde d’6tudier le projet de loi 125 6tait composde de
sept deputds, auxquels 6taient adjoints des > de recodifier, et c’est pour cela que, d~s les ann6es soixante,
les repr6sentants de la soci6t6 civile qu6b6coise furent largement associ6s au
processus de r6vision, dans le but de r6aliser une sorte de consensus sur le con-
tenu des r6formes”. Cette recherche de consensus s’est accentu6e et a 6t6 61argie
duit de travaux. C’est surtout a Soci6t6 d’tudes l6gislatives, fond6e par Saleilles en 1901, com-
pos6e des plus grands professeurs et magistrats de l’6poque (et dont nombre d’entre eux sont aussi
membres de la Commission de revision), qui se montrera active, dtant d’ailleurs officieusement
associ~e aux travaux de la Commission (dont elle publie les rapports) avec ]a b~n6diction de ]a
Chancellerie. La Soci6t6 d’dtudes 16gislatives est d’ailleurs pr~sid6e de 1903 k 1905 par Louis-
Achille Baudouin, procureur g6ndral aupr~s de la Cour de cassation, 6galement pr6sident de la
Soci6t6 de l6gislation compar6e, et qui n’est autre que l’a’eul de M. le juge Jean-Louis Baudouin.
4SAssembl6es r6volutionnaires qui, on le sait, n’6taient pas parvenues At 6laborer un projet d6fi-
nitif, ou du moins consensuel (voir les quatre premiers projets –
de
Code civil dans P.A. Fenet, dir., Reciueil complet des travaux pr~paratoires du Code civil, t. 1,
2’d d., Paris, Videcocq, 1836). Voir A. Sorel,
Introduction> dans Livre du centenaire (de 1904),
t. 1, supra note 14, xiii.
1793, 1794, 1796 et 1799 –
4 6Volr par ex. Pineau, supra note 5
la p. 427 ; Quelques perspectives>>, supra note I1 IA la p.
19. En effet, l’opiniatret6 politique des ministres Marx et R6millard en la mati~re est notoire.
47<>, conclut-il fermement
(supra note 25 A ]a p. 81). Mais outre les facteurs d’6chec lies A ]a composition de ]a Commission
de r6vision et a son nombre de membres, i faut rappeler, A dfcharge du ministre VaI6, qu’il perdra
son poste quelques mois seulement apr~s avoir cr66 ]a Commission de revision, et que plusieurs
ministres de la justice se suivront rapidement dans des cabinets successifs.
4sLa fondation de Ia Section frangaise de l’internationale ouvrire en 1905 entralne en effet la
fin de l’alliance parlementaire entre radicaux et socialistes jauressistes.
(r6vis6 par J. N&6).
Voir notamment G. Bourguin, La Ifr Ripublique (1871-1914), Paris, Armand Colin, 1967
50 Quelques perspectives>>, supra note 11 h la p. 14.
51L’ORCC envoyait ainsi A plus de deux mille correspondants>> (institutions religieuses et
financi~res, partis politiques, associations diverses) ses projets de riformes afin d’obtenir leur avis.
9
4
1994]
CODE CIVIL FACE AUX DtFIS
au grand public>> depuis les ann6es quatre-vingt-dix. Symptomatiquement, le
ministre de la Justice a pr6sent6 le nouveau Code comme un 52
et a tout fait pour obtenir, fait certes remarquable, l’unanimit6 h l’Assembl6e
nationale s3.
Ii faut savoir que cette prdoccupation 6tait aussi celle de Saleilles, qui d6si-
rait associer le public juridique et meme le <> t la r6forme du droit
civil, de sorte que le nouveau Code puisse 6tre pr6sent6 comme l’expression de
la >4. Le conseil d’administration de la Socit6 d’ttudes
l6gislatives reconnaissait d’ailleurs que <<[1]'un des objets -
et peut-etre le prin-
cipal -
que se proposait [celle-ci] en prenant l'initiative de la c616bration du
Centenaire, 6tait d'attirer l'attention du public>> [italiques dans l’original]5 . De
plus, meme si c’est en nombre r6duit, la Commission de r6vision ne comprend
pas que des juristes. D’ailleurs, bien plus que la pr6sence de quelques techno-
crates56, c’est surtout la nomination d’6crivains h la mode qui retiendra l’atten-
tion du grand public: Paul Hervieu, de l’Acad6mie frangaise, Marcel Pr6vost,
ancien pr6sident de la Socit6 des gens de lettres, et Brieux, <>57. Accus6 par certains d’avoir si largement ouvert l’acc~s
la Commis-
sion, le Garde des sceaux Vall6 r6torque qu’au contraire, un de ses <> de ministre sera d’avoir ouvert la Chancellerie (oii se tiennent les
r6unions de la Commission) <>5 . De plus, en ce qui conceme la question f6minine, on verra
plus loin que ni Vali6 ni certains membres de la Commission, et sp6cialement
deux des trois 6crivains nomm6s plus haut, ne resteront insensibles A la pression
de l’opinion publique.
Remarquons cependant que, sans parler des changements de majorit6 par-
lementaire qui ont certainement compliqu6 le processus, la volont6 politique
aura quand mame quelque peu err6 au Qu6bec : alors qu’il bdn6ficiait d’un pro-
jet de code civil enti~rement rddig6 et comment6 apr~s le d6p6t en 1977 du Rap-
port de l’ Office de rivision d Code civil, le gouvemement a pr6f6r6 faire a nou-
veau examiner le projet par des experts et agir par voie de r6formes 16gislatives
partielles, A l’instar du gouvemement frangais d’ailleurs59 . Cette technique s’est
pourtant r6v616e inefficace, notamment en raison des imp6ratifs d’harmonisa-
52 Voir par ex. Un nouveau Code civil, supra note 7 bt la p. 3 ; Commentaires du ministre de la
Justice, t. 1, supra note 7 4 Ia p. ix. Ernest VaU6 avait lui aussi parl6, A propos de Ta r6vision du
Code Napolion, de < (supra note
25 4 la p. 81).
5 3Commentaires du ministre de la Justice, ibid. A la p. vi.
541906 BSEL h la p.-351. Jugeant peu < la composition de la Commission de revision,
Saleilles fera notamment appel h des professionnels sp~cialistes (mddecins, fonctionnaires, indus-
triels) pour s’associer aux travaux de la Socidt6 d’6tudes 16gislatives. Par ailleurs, membre de la
premiere sous-commission, il la convaincra de recourir h l’opinion du grand public pour enrichir
ses travaux (1905 BSEL A ]a p. 247).
551905 BSEL a la p. 93 et s.
56Tels Paulet, directeur au minist~re du Commerce, De Monzie, chef du cabinet du ministre de
l’Instruction publique et des Beaux-Arts, et Briat, membre du Conseil sup6rieur du travail.
571905 BSEL aux pp. 94-95. Voir infra note 94.
58lbid. a la p. 81.
59C’est en effet ]a voie qu’il a suivie depuis 1804 A l’6gard du Code Napolgon, y compris jusqu’
aujourd’hui. Sur cet <6tapisme>>, voir Langevin et Pratte, supra note 14 aux pp. 69-70, 78.
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 39
tion de ces dispositions 16gislatives avec les principes gen’raux du droit civil
contenus dans le Code . C’est la raison pour laquelle le l6gislateur drposera le
18 d6cembre 1990 un nouveau projet entier de code civil6″. On pourrait citer ici
les arguments de Saleilles et Colin par exemple, qui faisaient remarquer en leur
temps qu’il 6tait dangereux et difficile de r6former le Code par tranches succes-
sives, sans vue d’ensemble et sans harmonisation entre les dispositions d’un
syst~me juridique de droit civil qui. par sa nature, est fortement int6gr662. II
s’agit donc ici d’un succ~s de l’esprit civiliste, devant lequel le l6gislateur qu6-
b6cois s’est inclin 6 3, tandis que son homologue frangais est toujours rest6 dans
la voie des r6formes partielles et successives.
Un des arguments techniques en faveur de la r6vision fut d’ailleurs, des
deux c6trs de l’Atlantique, la prolif6ration des lois et r6glementations sp6cifiques
sur de larges domaines de la vie socio-6conomique, comme autant de reponses
du l6gislateur A des besoins exprim6s par le corps social, mais non envisag~es du
point de vue de la coherence du droit civil tout entier, et tranchant de plus en plus,
sur le plan des principes, avec l’esprit du vieux code. En France, A 1’6poque qui
nous occupe, on peut citer la fameuse Loi du 1 avril 1898, et de mani~re g6n6-
rale, le drveloppement du droit du travail’; au Quebec, dans le m~me sens, on
peut citer par exemple la Loi sur la protection du consommateur65 .
En effet, c’est aussi la volont6 de conserver au droit civil, et au Code qui
le contient essentiellement, le caract~re de droit commun qui a motiv6 dans les
deux cas la revision 6 . Le nouveau Code qu~brcois exprime d’ailleurs fortement
cette ide au deuxi~me alin~a de sa disposition pr6liminaire:
R. du B. can. 625.
6Voir les critiques de R-A. Crpeau, < (1981) 59
61Voir pour un rsum6, Quelques 6lments d projet de loi 125, supra note 35. Ce nouveau projet
s’inspire largement de celui de I’ORCC (voir notamment J.-L. Baudouin, Les obligations, 4′ 6d.,
Cowansville (Qu6.), Yvon Blais, 1993
la p. 5 ; Pineau, supra note 5 h ]a p. 427). Le projet de
loi 125 sera adopt6 par l’Assemblre nationale un an jour pour jour apr~s son d~pbt, le 18 d~cembre
1991.
62Voir 1905 BSEL aux pp. 78 et s., 85.
63Comme le dit Jean-Louis Baudouin (>, supra note 11 A la p. 16):
La difficult6 d’adopter un nouveau Code civil par tranches apparut cependant vite aux
responsables. Un Code, en effet, est un tout, un ensemble, une structure organis~e,
logique dont tous les 616ments sont interd~pendants les uns des autres […][;] un mor-
cellement risque donc de provoquer des contradictions ou du moins de nuire A l’unit6
de pensre et de philosophie desirable.
Voir aussi les remarques du sous-ministre de la Justice Jacques Chamberland sur ]a pensde civi-
liste>> dans dans
Confirences sur le nouveau Code civil du Quibec, supra note 7, 1 h la p. 9.
64Voir Ambroise Colin, dans 1905 BSEL aux pp. 84-85; Gaudemet, supra note 20.
65Baudouin, supra note 61 aux pp. 4, 7. L’insertion dans le C.c.Q. de ]a Loi sur la protection
du consommateur (L.R.Q. c. P-40) a fait couler beaucoup d’encre. Une v~ritable >, conduite
lar un 16gislateur versatile, tant6t programmant son integration tout enti~re dans le futur Code, tan-
t6t n’en retenant que quelques dispositions dont il s’inspire pour r~glementer et drfinir le contrat
de consommation. Voir h ce sujet les points de vue exposes dans (1988) 29:4 C. de D. et (1989)
30:4 C. de D., et drjh P.-A. Crdpeau, (1979) 10 R.G.D. 13.
66Voir par ex. Ambroise Colin: > (1905 BSEL aux pp. 84-85). Voir aussi les belles pages que consacre
19941
CODE CIVIL FACE AUX DEFIS
Le code est constitu6 d’un ensemble de r gles qui, en toutes mati~res
auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet de ses dispositions, 6tablit, en
termes expr~s ou de fagon implicite, le droit commun. En ces mati~res, il constitue
le fondement des autres lois qui peuvent elles-m~mes ajouter au code ou y d~roger.
Droit gdn6ral, droit de r6f6rence, droit effectif et applicable : voilA autant
de leitmotivs partag~s en 1904 et 1994 et qui se heurtent, certes, A l’in6vitable
d6bat: dans quelle mesure consacrer dans le nouveau Code des i6gislations sp6-
ciales, surtout si leurs principes d6rogent h ceux du droit civil g6n6ral et que ces
16gislations rev~tent un caractere provisoire, ou du moins 6volutif67 ?
I1 faut souligner que ce sont parfois les plus ardents d6fenseurs de ces
l6gislations sp~ciales (en g6n6ral progressistes) qui s’opposent A leur int6gration
dans le code, pr6f6rant opter au mieux pour la constitution d’un code sp6cial (de
la sant6, de la consommation, du travail), au pire pour le statu quo. La raison
en est souvent que ces d6fenseurs craignent la dispersion, la d6pr6ciation, ou
meme la disparition des acquis>> juridiques r6alis6s grace aux lois sp6ciales par
leur cons6cration dans le code de droit commun, forc6ment plus g6n6ral et donc
plus laconique, et aussi par d6fimition moins >
l’6gard des grands
principes de l’ordre juridique que ne le sont parfois les l6gislations sp6ciales s.
C’est lA que le l6gislateur reprendra sa libert6, sa capacit6 de choix discr6tion-
naire entre les divers principes et solutions juridiques, assumant ou non leur
6ventuelle r6volution. Nous y reviendrons plus loin. Notons auparavant que
l’id6e m~me d’une l6gislation provisoire ou 6volutive n’est gu~re repr6sentative
des conceptions juridiques du dix-neuvi~me si~cle. Elle trahit en effet un chan-
gement consid6rable sur le plan de l’6pist6mologie du droit.
II. 1gpist~mologie et ontologie juridiques
Les d6bats occasionn6s par le centenaire du Code Napolon en 1904 r6v6-
lrent parfaitement les transformations r6centes qu’avaient subies la science et
la th~orie du droit. A un droit statique, abstrait et rationnel, situ6 dans l’individu
et dans les textes, s’6tait adjointe, et parfois substitu6e, une conception du droit
comme fait social, produite par le contact des hommes en soci6t6, et 6voluant
au rythme de celle-ci. Le juriste doit par cons6quent se faire en partie sociologue
pour se mettre h l’coute du social69 . Comme l’avait affirm6 avec force Henri
la p. 75 et s.).
A. Sorel (supra note 45 h la p. xiv et s.) au r6le du C. civ. en mati re de droit commun. Voir aussi,
pour le C.c.Q., J.-M. Brisson, <(Le Code civil, droit commun ? dans Le nouveau Code civil, supra
note 7, 293. C'est d'ailleurs une topique g6n6rale de la codification civiliste (Langevin et Pratte,
supra note 14
67Voir ce d~bat frequent lors des s6ances de Ia Socidt6 d'6tudes l~gislatives et dans le Livre d
centenaire (de 1904), supra note 14. Pour le Qu6bec, voir Pineau, supra note 5 aux pp. 439-40.
680n sait par exemple que certains consumdristes pr6f~raient ne pas voir inclure la Loi sur la
protection d consommateur dans le C.c.Q. (voir supra note 65 ; Chamberland, supra note 63 A
la p. 10). En mati~re de droit du travail, il faut signaler que le nouveau titre sur le contrat de travail
a failli connaltre lui aussi cette mauvaise fortune, la Confederation des syndicats nationaux ayant
r6clam6 son retrait de mani~re soudaine en 1991, lors de Ia demi6re semaine des travaux de ]a com-
mission parlementaire. Voir dans le m~me sens pour le Code franqais, Raoul Jay dans 1906 BSEL
a la p. 457 et s., progressiste qui s'oppose n6anmoins
l'insertion d'un titre special sur le contrat
de travail en raison des risques qu'elle ferait courir A l'6volution du droit du travail.
69Voir. G. Fasso, Histoire de la philosophie du droit : XIX'-XX si~cles, trad. par C. Rouffet, Paris,
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 39
Capitant : [L]e droit n'est pas une cr6ation arbitraire du 16gislateur; il est le
produit du milieu social. I1 s'adapte aux conditions 6conomiques, sociales,
morales, de chaque soci6t6. I1 se modifie incessamment sous leur pouss6e; il
6volue>>70.
Au Quebec, cette transformation n’est perceptible que dans les ann6es
soixante, mais se r~v~le symptomatiquement elle aussi au moment du centenaire
du Code civil du Bas-Canada71 . Depuis, elle est constamment affirm~e. Une de
ses consequences techniques est par exemple l’ide d’une 6volution ineluctable
du droit en tant que ph~nom~ne social72, la recherche de sa prise en compte par
le nouveau Code73, au moyen notamment d’un processus de r6vision p6rio-
dique74, et de mani~re grn6rale la reconnaissance, aveu de modestie de la part
d’un 16gislateur civiliste, de son caract~re n6cessairement incomplet et de l’im-
portance de son interpretation judiciaire et doctrinale s.
Mais drjA Saleilles lui-m~me, promoteur principal de la r6vision de 1904,
plaide en faveur de deux modifications profondes des conceptions juridiques,
n6cessaires d’apr~s lui pour maintenir lapositivit6′ du Code civil : la reconnais-
Librairie grn~rale de droit et de jurisprudence, 1976 A la p. 148 et s. ; J.-F. Niort, >. Selon Serge Gaudet (supra note 28 A la p. 240), meme
en presence d’une doctrine imaginative et d’une jurisprudence dynamique, <[s]i la socidt6 continue
h 6voluer aussi rapidement qu'au XX si~cle, ]a prriode oil ce code-ci sera conforme aux besoins
de la socirt6 qurbdcoise devrait 8tre relativement courte [...]> .
73Voir par ex. J.-L. Baudouin, qui declare: La nouvelle codification devrait, au contraire, ne
pas se laisser drpasser et distancer par l’6volution du droit. C’est 1M probablement pour l’avenir une
autre condition essentielle de succ~s d’une op6ration d6ja bien engagre>> (,
a p. 23). Voir aussi Chamberland, supra note 63 A ]a p. 12 ; Coninentaires du
supra note 11
ministre de la Justice, t. 1, supra note 7 A ]a p. vii : [Le] r6le [du Code] est d’6tablir des rfgles
qui pourront s’adapter a ]a diversit6 des situations humaines et sociales et d’int~grer les d6velop-
pements scientifiques ou sociaux>.
74Le minist~re de la Justice du Quebec a pr6vu A cet dgard la crdation d’un Institut de r6forme
du droit, chargd de soumettre des propositions de r6forme et de drveloppement du droit, de tenir
des consultations et de publier des 6tudes. En effet, [lie Code civil du Quebec se doit d’etre en
6volution constante. Le Qudbec est une soci6t6 dynamique. C’est pourquoi il s’avrait ndcessaire
de pr6voir de fagon permanente une structure qui permette la r6vision et la modemisation rdgu-
li~res de notre droit>> (Un nouveau Code civil, supra note 7 A ]a p. 25).
75Voir les Commentaires d ministre de la Justice, t. 1, supra note 7 A Ia p. vii : . Voir aussi ces mots de la brochure, Un nouveau Code civil, ibid. “l la p.
5 : [Lles dispositions du nouveau code sont suffisamment pr6cises pour en permettre une saine
application par la raison et leur adaptation suivant l’6volution de notre socidt&> [nos italiques]. Sur
tous ces points, on ne peut bien stir s’empecher de penser A Portalis.
76Sous l’influence des conceptions sociologisantes de l’6poque, le sens du terme droit positif>
tend A se transformer, c’est-A-dire h signifier moins le droit valide thioriquement, en vigueur>,
que le droit tel qu’il est effectivement appliqug, dans ]a r~alit. Sur ce point, ainsi que sur ceux qui
19941
CODE CIVIL FACE AUX DEFIS
sance expresse par la loi d’une plus grande marge de manoeuvre laiss6e au juge7
et la transformation de l’interpr6tation 16gale78. A l’interpr6tation traditionnelle,
respectueuse de l’intention originelle du 16gislateur, doit en effet se substituer une
interpr6tation ivolutive, et donc plus libre, telle qu’elle avait 6t6 en partie mise
en application par la Cour de cassation frangaise au cours du dix-neuvi~me sicle.
L’opinion de Saleilles regoit d’ailleurs un double appui consid6rable A
l’6poque: celui du ministre Val16 79 et celui de Ballot-Beaupr6, pr6sident de la
Commission de r6vision et Premier pr6sident de la Cour de cassation, qui l’af-
fmne nettement lors de la comm6moration du centenaire:
Mais, lorsque le texte [de loi] pr6sente quelques ambig’ft6s, lorsque des doutes
s’616vent sur sa signification et sa port6e, lorsque, rapproch6 d’un autre, il peut,
dans une certaine mesure, etre, ou contredit ou restreint, ou, A l’inverse, d6velopp6,
j’estime que le juge, alors, a les pouvoirs d’interprtation les plus 6tendus ; il ne
doit pas s’attarder 6 rechercher obstingment quelle a gtg, il y a cent ans, la pensie
des auteurs du Code en rddigeant tel ou tel article ; il doit se demander ce qu’elle
serait si le mnme article itait aujourd’hui rddigi par eux ; il doit se dire qu’en pr6-
sence de tous les changements qui, depuis un si~cle, se sont op6r6s dans les ides,
dans les mccurs, dans les institutions, dans l’6tat 6conomique et social de la
France, la justice et la raison commandent d’adapter lib6ralement, humainement,
le texte aux r6alit6s et aux exigences de la vie moderne [nos italiques]80 .
Or, dans cette perspective 6pist6mologique, le droit individuel est d6sor-
mais conqu comme subordonn6 aux exigences sociales. D’absolu, il devient
relatif, ce qui ne signifie cependant pas son d6p6issement. De fmalit en soi, le
droit subjectif doit remplir dor6navant, comme Ihering l’avait d6j t dit, unefonc-
tion sociale1 . La valorisation du droit objectif impliqu6e par cette 6volution
autorise et 16gitime un interventionnisme 6tatique jug6 n6cessaire. De plus, on
s’en doute, cette conception d’un droit <> entraine avec elle un certain
nombre de solutions juridiques nouvelles, dans un cadre qui consacre le grand
retour de la notion de bien commun”2 en tant que but du droit, bien commun
exprim6 dans le sens d’un d6sir plus grand de justice sociale. Car il s’agit l en
d6finitive, en 1904 comme en 1994, d’oeuvrer en faveur de l’6mancipation de
la personne’
.
trine
(1902) 1 Rev. trim. dr. civ. 5.
suivent, voir g6n6ralement Fasso, supra note 69, et plus sp6cialement J.-F. Niort, <> (1993) 1 R.R.J. 157.
77Voir notamment Saleilles, supra note 20 4 la p. 126 ; A. Eismein, (1902) 64 Revue internationale de l’enseignement 329. Voir aussi sa pr6face au texte de
Frangois G6ny, supra note 25 aux pp. vii-ix, xi-xiii.
79Supra note 25
8Le centenaire du Code civil, 1804-1904, supra note 25 aux pp. 27-28.
8 L’influence des conceptions de Rudolph Ihering sur la doctrine frangaise de l’6poque est con-
siddrable. Capitant et Saleilles s’y r6ferent souvent, et Planiol consid~re meme le juriste allemand
comme (Traiti 9l6mentaire de droit civil, supra note
25 A la p. 990).
82Voir l’opinion de Maximilien Caron en 1947, selon laquelle le droit tend A 4a r6alisation du
bien commun>, cit6e par H. Dumont, (> du Code’ A la Charte des droits
et libertis de la personne de 19766 –
texte de valeur quasi-constitutionnelle
au Qu6bec –
ne fait que conforter cette pr66minence. Or rappelons qu’en 1904
le climat est similaire, tant dans le monde litt6raire, politique que juri-
dique T.
On remarquera au passage que nombre des jugements port6s ii cette occa-
sion sur le Code civil d Bas-Canada de 1866 pourraient s’appliquer au Code
Napolion. I1 faut en effet reconnaitre, n’en d6plaise A ceux qui voient encore
dans ce dernier 1’expression de l’id6at humaniste de la R6volution frangaise, que
m~me si la personne 6tait chronologiquement premiere dans le plan de ces deux
codes, ce sont les biens qui y occupaient la premiere place 88.
Dans le nouveau Code qu6b6cois, comme les r6formes du droit familial
sont d6jii en vigueur depuis longtemps89, cette recherche de protection et d’6pa-
nouissement de la personne se manifeste en mati6re m6dicale et dans le
domaine du droit de l’enfant90 , alors qu’en 1904, c’6tait plut6t en faveur de
l’61argissement du divorce et de 1’6galit6 conjugale que se mobilisaient les
r6formistesg.
84Voir par ex. Pineau, supra note 5 i ]a p. 434 et s. ; M. Ouellette, Livre premier: Des per-
sonnes dans La rdforme du code civil, t. 1, supra note 7, 11 A la p. 13 et s. ; C. Masse, La res-
ponsabilit6 civile (droit des obligations III) dans La riforme du Code civil, t. 2, ibid., 235 A la
p. 329. Voir d6jh dans le projet de I’ORCC, <, supra note
37.85 L e code civil r~git, en harmonie avec ]a Charte des droits et libert~s de la personne et les prin-
cipes g~n6raux du droit, les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens. Voir
M. Caron, L’6galit6 sous le Code civil: L’incidence des Chartes dans Enjeux et valeurs d’un
Code civil moderne, supra note 7, 25.
86Dont le texte initial a d’ailleurs 6t6 r~dig6 en 1971 par les professeurs P.-A. Cr6peau et F.R.
Scott.87Voir notamment le pertinent joumaliste Louis Delzons qui remarquait que
(Revue Bleue (12 mars 1904) 340-41). Voir plus g6ndralement C. Beudant, Le droit individuel et
lFtat, Paris, Arthur Rousseau, 1891.
8Voir par ex. Chamberland, supra note 63 4 ]a p. 3, pour le C.c.B.-C., ainsi que R. Larme, La
codification des lois civiles au Bas-Canada et l’id6e de loi naturelle
(1993) 34 C. de D. 5. Sur
le Code frangais, voir l’un des nombreux articles de X. Martin sur le sujet dont (1985) 2 Droits 117, ainsi que mes remarques dans Droit, id~ologie et poli-
tique dans le code civil franqais de 1804
(1992) 29 R.I.E.J. 85 et dans Droit, dconomie et lib-
ralisme dans l’esprit du Code Napol6on> (1992) Arch. philo. dr. 101.
8
89La partie r6form6e du droit conjugal et parental du C.c.Q. avait 6t6 votde d~s 1980 (elle cor-
respondait en fait au Livre premier du projet de code civil de l’ORCC), et n’a subi dans le nouveau
projet que peu de modifications (voir Ouellette, supra note 84 A la p. 149 et s.).
9’Voir le Livre premier du C.c.Q., art. 1-49.
9ILe Parlement frangais est A cette 6poque encombr6 de propositions de loi dans ce sens, telle
celle d6pos6e par le d6put6 Morlot en d6cembre 1905 visant l’6tablissement du divorce par con-
sentement mutuel. Plus radical, celle de Pierre Magnaud et des fr~res Margueritte, 6crivains f6mi-
nistes a succ~s, r6clame la reconnaissance du divorce pour simple incompatibilit6 d’humeur A rini-
tiative d’un seul 6poux (1906 BSEL i Ia p. 280 et s.).
19941
CODE CIVIL FACE AUX DtFIS
Les f6ministes 6taient d’ailleurs tr~s actives et d6cid6es h l’6poque. Plu-
sieurs f6ministes juristes organisaient des conf6rences pour d6noncer l’ar-
cha’sme des dispositions du Code, tel que 1’article 213 selon lequel le marl doit
protection t sa femme, la femme ob6issance A son mar>>92 . Lors de la c6r6monie
du centenaire, en pr6sence du pr6sident de la R6publique tmile Loubet, une
militante, Madame Kaufmann, interrompt le discours du ministre Vall6, en
criant des slogans hostiles au Code civil. Au mme moment, d’autres f6ministes
manifestent dans les rues de Paris, brfilant m~me, dans un geste symbolique, un
exemplaire du Code Napolion h la place de la Concorde. De plus, ces revendi-
cations regoivent en 1904 un large soutien public. Le ministre Vali6 lui-meme,
dans son allocution d’ouverture des travaux de la Commission de r6vision,
quelques semaines apr~s la comm6moration du centenaire, r6pond ainsi aux cri-
tiques portant sur l’absence de repr6sentation des femmes :
Si vous pensez [ …] que j’ai, comme on la dit, manqu6 de galanterie et de har-
diesse en ne demandant pas aux femmes de venir dire leur mot sur ce Code qui
les malm~ne quelque peu, je vous laisse le soin de m’indiquer comment, dans
quelles conditions, sous quelles formes je devrai r6parer mes oublis93.
Stimulde par le climat d’exacerbation de la libert6 individuelle qui r6gnait
1’6poque, sp6cialement dans la litt6rature, la cinqui~me sous-commission de la
Commission de r6vision du Code civil, compos6e notamment de Paul Hervieu
et de Marcel Pr6vost94 , va rdaliser un coup>> m6diatique sans pr6c6dent en pro-
posant une nouvelle r6daction, rdvolutionnaire pour l’6poque, de l’article 212 et
suivants, consacrant l’6galit6 des 6poux, et l’amour>> au rang des obligations
conjugales, donc des causes de divorce possibles:
212. Les 6poux sont 6gaux. Ils forment entre eux une association dans laquelle
leurs droits et leurs devoirs respectifs sont rdgl6s comme suit.
213. Les 6poux se doivent mutuellement amour, secours, fid61it6, assistance.
214. La femme portera le nom du mari, Les 6poux fixeront d’accord le domicile
conjugal95 .
92Voir ainsi Ren6e Pingrenon, pr~sidente du Groupefrangais d’itudesfiministes, auteure d’un
opuscule retentissant intitul6 Le Bluff de l’article 213, Paris, Billard, 1904, et qui prononcera une
confdrence sur ce th~me le 14 d6cembre 1904. Plusieurs organisations f6ministes avaient appel6
une manifestation le jour du centenaire, par le biais d’un appel public relay6 par la presse, aux
termes duquel on disait notamment: <> du droit. Comme le r6sume bien Albert Tissier
dans le Livre du centenaire, reprenant des positions r6pandues :
Ce ne sont pas seulement les socialistes de toutes nuances qui soutiennent la 16gi-
timit6 de cette intervention [de l’l~tat]. Une 6cole individualiste nouvelle, moins
intransigeante et plus soucieuse de justice et de moralit6, l’admet 6galement. Le
but essentiel du droit 6tant le respect de la personne, sa libert6, son d~veloppe-
re 6tablie en vue de garantir t chacun une
ment, la 16gislation doit prfcisdment
6gale libert6 et une 6gale possibilit6 d’exercer ses droits: l’Etat doit intervenir d~s
que 1’exp6rience a signal6, A cet 6gard, des lacunes dans la lgislation, ou des abus
que la jurisprudence ne suffit pas it emp~cher. Or, l’expfrience n’a-t-elle pas
d6montr6 les abus de la libre concurrence de forces infgales ? N’est-il pas certain
que ]a libert6 rfelle n6cessite souvent des r6gles 6tablies, un ordre impos e? D’un
autre c6t6, les droits privds ne peuvent 8tre envisages sans qu’on tienne compte
des consequences sociales de leur exercice. Et enfin, il est bien permis de penser
que le droit priv6 n’a pas pour objet unique la proprit6, la fortune acquise et les
modes de s’enrichir: il doit se prfoccuper des autres droits et des autres biens de
la personne; il doit poursuivre des fins morales. Tout cela constitue ce qu’on
appelle la socialisation du droie 8.
Tant en 1904 qu’en 1994, il s’agit IA non pas d’une volont6 de r6volution-
ner le droit actuel, mais bien d’un projet 6minemment d6mocratique selon les
auteurs : <[I]ntroduire dans la 16gislation plus de veritable 6galit6, de morale et
de justice>>9 9. D’ailleurs, comme l’affirme le sous-ministre de la Justice du Qu6-
bec :
La r6forme […] 6pouse les grands objectifs de fond que sont la primaut6 de la per-
sonne humaine, l’6galit6 des personnes au sein de la cellule familiale, et l’6galit6
entre les membres de la soci~t6. En se gardant d’affaiblir les effets b6n6fiques de
assistanceo ; art. 213 : voir texte correspondant A la note 92 ; art. 214: >.
96Voir notamment le compte-rendu d’Estrabaut dans 1905 BSEL A la p. 353 et le rapport de Tis-
sier dans 1906 BSEL A la p. 180 et s. La seule r~forme qui sera finalement apportde au Code est
la loi de 1907 consacrant A la femme mari~e la libre disposition de ses gains et salaires (Loi dit
13 juillet 1907 relative art libre salaire de la femme maride et a la contribution des epotix atx
charges diu minage, J.O., 15 juillet 1907, Gaz. Pal. 2′ sem. 1907. Lg.679).
97Grosso modo les annfes 80 au Quebec et les anndes 65-75 en France.
98A. Tissier, Le Code civil et les classes ouvrires> dans Livre diu centenaire (de 1904), t. 1,
supra note 14, 71 aux pp. 91-92. Voir aussi J. Charmont, pour lequel la socialisation du droit>
doit s’entendre d’une certaine manitre comme une extension de l’individualisme juridique, c’est-
it-dire une extension du droit du riche au pauvre, du possddant au salari6, de l’homme A la femme,
du p~re A 1’enfant ( (1903) 11 Revue de mdtaphysique et de morale 379).
99Tissier, ibid. A ]a p. 94.
19941
CODE CIVIL FACE AUX DtFIS
la soci6t6 de droit, la r6forme vise cependant A contribuer a la formation d’une
soci&6t plus justel .
Mil neuf cent quatre, c’est l’6poque oai Saleilles et Demogue militent pour
une conception sociale>> du contrat, et oti Josserand pose les bases de sa th6orie
du droit subjectif comme fonction sociale0 1, emprunt6e A Saleilles qui lui-m~me
s’inspire de Ihering. La th6orie de l’autonomie de la volont6, d’ailleurs tout
r~cemment exprim6e en termes explicites, est fortement critiqude en raison de
l’absence de contr6le social sur la libert6 contractuelle qu’elle implique'”. Pre-
nant exemple sur le Code allemand, Saleilles d6fend la fameuse th6orie de la
d6claration de volont6 et tous les auteurs de l’6poque reconnaissent le r6le crois-
sant qu’a pris la loi dans le droit des obligations 03.
Dans le nouveau Code qu6b6cois, on retrouve ces exigences de moralisa-
tion et de socialisation du droit. Alors que la loi est effectivement promue a un
rang plus digne dans le droit des obligations”es, le principe de la bonne foi, si
fondamental dans le droit civil frangais, b6n6ficie d’une cons6cration exem-
plaire en exergue du nouveau Code, manifestant le d6sir d’affrmer et de d6ve-
lopper davantage le principe. Comme l’indique l’article 6: 5 . D’apres
les commentaires officiels, l’article 6 s’inspire de l’article 1134 du Code fran-
gais et a pour effet d’< [italiques dans l’original] .
Ainsi en est-il 6galement de l’abus de droit, cons6quence indirecte mais
logique du principe de la bonne foi et objet d’6tude h l’honneur en 1904, dont
‘(Chamberland, supra note 63 h lap. 3. Comparer avec la fameuse formule de Raymond Saleil-
les (De la diclaration de volont, Paris, F. Pichon, 1901 a lap. 351) : plut6t que de dire, tradition-
nellement,
[c]ela est juste parce que cela a 6t6 voulu>>, les juristes veulent pouvoir dire dor6navant
<[c]ela doit 8tre voulu, parce que cela est juste>>.
101L. Josserand, De l’abus de droit, Paris, Rousseau, 1906.
12Voir sur tous ces points V. Ranouil, L’autonomie de la volontj : Naissance et ivolution d’un
concept, Paris, Presses Universitaires de France, 1980 A la p. 129 et s.
103Jean Pineau se r~fere a Planiol qui avait r6duit les sources des obligations a deux
le contrat
et ]a loi (<(Th6orie des obligations>> dans La riforme dA Code civil, t..2, supra note 7, 9
la p. 27).
Voir en effet M. Planiol, Traitj ilimentaire de droit civil, t. 2, 3′ 6d., Paris, Pichon, 1905 A la p.
258.
‘1L’Office de r6vision du Code civil avait propos6 en 1977 de reprendre la proposition de Pla-
niol. Finalement, l’article 1372, premier alin6a C.c.Q. 6tablit un compromis en disposant que
<[]'obligation nalt du contrat et de tout acte ou fait auquel la loi attache d'autorit6 les effets d'une
obligation .
10511 faut rajouter a cette disposition l'article 1375 C.c.Q. qui dispose que (<[Ia bonne foi doit
gouvemer ]a conduite des parties, tant au moment de Ia naissance de l'obligation qu'4 celui de son
exdcution ou de son extinction>. Comme on a pu le souligner, la bonne foi est non seulement expli-
citement et fortement consacrde comme principe g~n~ral du droit civil, mais son acception est 6ga-
lement 6largie a l’id~e d’un comportement actif, et non plus seulement passif (voir Masse, supra
note 84 aux pp. 260-61).
106Commentaires diu ministre de la Justice, t. 1, supra note 7 A ]a p. 8. Remarquons qu’il s’agit
en outre d’une conception objectivante de la bonne foi, puisqu’on ne doit s’attacher qu’A une con-
formit6 apparente entre l’acte et ce qui est g6n~ralement exig6 pour que l’on consid~re qu’il y ait
bonne foi> (ibid.).
REVUE DE DROIT DE McGILL
(Vol. 39
Saleilles par exemple veut voir consacrer le principe au frontispice du futur
Code, pour consolider et 6tendre cette th6orie d’inspiration sociale>> que la
jurisprudence emploie depuis la moiti6 du dix-neuvi~me si~cle et, surtout, pour
symboliser l’adh6sion du futur Code aux id6es progressistes. Saleilles, encou-
rag6 en cela par les r~cents exemples suisse et allemand, plaidera, au sein de la
Commission de r6vision, en faveur de la g6n6ralisation du principe et sa cons6-
cration dans le Code” . Affirmant qu’on ne peut faire servir la protection de
la loi h un but de malveillance ou de rancune>>,
qu’il serait antisocial>, qu’il
ne serait pas juste>> que la loi pr~te en effet son concours A un tel acte'”, il pro-
pose d’ins6rer, t titre de principe g6n6ral et de corollaire de l’article 6 C.c.Q.,
un nouvel article ainsi libell6: Un acte dont l’effet ne peut etre que de nuire
h autrui, sans int6rt appr6ciable et 16gitime pour celui qui l’accomplit, ne peut
jamais constituer 1’exercice licite d’un droit>>” .
En 1994, le projet de Saleilles s’est r6alis6 outre-Atlantique : ‘article 7 du
nouveau Code, sortant, comme on le d6sirait d6jh en 1904, l’abus de droit du
champ trop 6troit de la responsabilit6 civile”‘ pour l’6riger en principe gen6ral
du droit civil, pr6voit en effet qu'[a]ucun droit ne peut 6tre exerc6 en vue de
nuire h autrui ou d’une mani~re excessive et d~raisonnable, allant ainsi A l’en-
contre des exigences de la bonne foi>>” 2.
Outre les commentaires officiels cit6s plus haut, rappelons que le fait de
sanctionner aussi symboliquement la bonne foi et l’abus de droit renvoit Ai une
conception relativiste, sinon meme fonctionnaliste du droit subjectif, tel qu’un
Josserand a pu s’en faire l’avocat par exemple”‘. Dans ces th6ories, le fait qu’un
droit soit utilis6 de mani~re malicieuse constitue en soi un comportement anti-
social condamnable, une sorte de faute, ou plut6t de non-respect de l’obligation
16gale, et 6minemment morale, de bonne foi” ‘4.
L’imp6ratif de justice sociale s’illustre aussi dans la cons6cration du con-
trat d’adhdsion, b6n6ficiant de m6canismes de protection exorbitants du droit
T7Voir son brillant rapport sur Ia question pr6sent6 t la premiere sous-commission de la Com-
mission de revision du code civil le 25 mars 1905 (1905 BSEL A ]a p. 325 et s.).
1’1bid. a ]a p. 349.
’91bid. a la p. 335.
10lbid. a ]a p. 348.
“‘Saleilles (ibid.) affirmait qu’il y avait un >. Voir aussi la formulation de ce souhait par Mau-
rice Tancelin dans Des obligations : Contrat et responsabiliti, 4′ 6d., Montrdal, Wilson et Lafleur,
1988 a la p. 267.
“2Comparer ces articles avec ceux du projet de I’ORCC, L. I”, supra note 37 aux art. 8, 9.
” 3Voir Josserand, supra note 101 ; L. Josserand, De l’esprit des droits et de leur relativitg, 2*
6d., Paris, Dalloz, 1939.
114 Baudouin, supra note 61
t ]a p. 2. La jurisprudence qu6b6coise en matitre d’abus de droit
permet d’envisager une interpretation assez objectivante de ‘article 7, sans rapport n6cessaire 4 la
faute d6lictue~le et A l’intention de nuire (voir notamment C.E.C.M. c. Lambert, [ 1984] C.A. 179 ;
Tancelin, supra note 111). Saleilles assumait d6jt les cons6quences d’une telle 6volution, puisqu’il
concluait son rapport (1905 BSEL I Ia p. 349) en disant que l’abus de droit, tel qu’il en proposait
la d6finition, ne serait appr6ci6 que d’aprts sa emat6rialit6 objective, exactement comme ]a faute
d’imprudence de ‘art. 1383 est devenue aujourd’hui, pour la jurisprudence, une condition ht v~rifier
d’aprts les circonstances purement ext6rieures du fait, en dehors de toute recherche tir~e de la men-
talit6 ou des possibilit~s psychologiques de l’agent>.
19941
CODE CIVIL FACE AUX DtFIS
classique. Or on retrouve encore ici le projet de Saleilles, rdpondant, dans le
domaine du droit priv6, aux analyses de Duguit et Hauriou en droit public”15.
Inventeur de l’expression <>, Saleilles reconnait que ce type
de contrat 6tait d6jA, en 1904, tr~s courant, et que face h cette r6alit6, le droit
contractuel classique prrsentait l’inconvdnient de ne pas offrir de protection suf-
fisante
l’adhdrent”‘. Le l6gislateur qurbrcois, remarquant que ce type de con-
trat est <“, l’int~gre donc au Code et en donne une drfi-
nition” s ; il consacre 6galement le contrat de consommation” g, et crre un rdgime
<> adapt1 20. Dans les deux cas, on juge opportun de prot6-
ger la partie ofaible>> 6conomiquement du risque d’exploitation qui en r6sulte
par le biais d’une 16gislation protectrice.
C’est 6galement dans cet esprit qu’avait 6t6 proposde au Qudbec la grn6-
ralisation du domaine de la lesion. Le projet de Code civil qurbrcois de 1978,
ainsi que, dans une moindre mesure, l’avant-projet de rrforne des obliga-
tions de 1987, prdvoyaient en effet l’appliquer h l’ensemble des majeurs1 I.
Devant les rdactions n6gatives soulevdes chez certains par une telle perspec-
tive, le gouvemement a fait marche arri~re”‘. Nanmoins, le domaine de la
lesion a 6t6 quelque peu 6tendu par rapport au droit antdrieur’23 , et l’acception
qui en est donnde” 4 coincide ‘a peu pres avec celle qui 6tait proposre a. la
115Voir en effet L. Duguit, LAtat, le droit objectif et la loi positive, Paris, 1901
lap. 52 et s. ;
lap. 211 ; M. Hauriou, note sous Cons. d’ttat,
M. Hauriou, Principes de droit public, Paris, 1910
23 mars 1906, S.1908.1I.17.
” 6Supra note 100 aux pp. 229-30.
117Conmentaires du ministre de la Justice, t. 1, supra note 7 h la p. 836.
11 1379. Le contrat est d’adh6sion lorsque les stipulations essentielles qu’il comporte ont
6t6 imposres par l’une des parties ou r~dig6es par elle, pour son compte ou suivant ses
instructions, et qu’elles ne pouvaient 8tre librement discutdes. […].
119Le C.c.Q. reprend en 61argissant Ia definition donnde par la Loi str la protection d consom-
nateur de 1978. Voir les Commentaires d ministre de la Justice, t. 1, supra note 7 h la p. 839 ;
Pineau, supra note 103 aux pp. 32-33, qui remarque qu’ainsi le l6gislateur a voulu , afin aussi de souligner le caractire de droit com-
mun du Code.
120Les articles 1435 A 1437 C.c.Q. introduisent des dispositions protectrices en faveur des con-
sommateurs et adh6rents en mati6re de clause exteme, de clause illisible on incompr6hensible et
de clause abusive.
12 1ORCC, L. V supra note 37, art. 37. Avant-projet de loi, Loi portant r~forme au Code civil
d Quebec d droit des obligations, 1″ sess., 33′ 16g., Qu6bec, 1987, art. 1449a. La 16sion 6tait en
effet limit6e dans ce projet aux relations non professionnelles, en dehors du domaine de . Voir Ia discussion sur la 16sion dans Enjeux et valeurs d’un Code civil moderne, supra note
7 aux pp. 49 et s., 57, 61, 91-92.
122Voir les r6actions du Barreau dans R. Nadeau, > (1989) 30 C. de D. 647. Le projet de loi 125 fait donc disparaitre
la 16sion comme cause g6n6rale de nullit6 des contrats, sauf en mati6re de contrats de consomma-
tion et d’adh6sion.
123Par exemple, en mati~re de clause p6nale, de renonciation aux partages des acqu6ts, de pr&t
la
portant sur une somme d’argent. Voir un expos6 sur la mati~re dans Pineau, supra note 103
p. 57 et s.
124 1406. La 16sion r6sulte de l’exploitation de l’une des parties par l’autre, qui entrane
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 39
Commission de r6vision du Code frangais en 1905 h propos du contrat de tra-
vail”z . On remarquera notamment clue dans les deux cas, la 16sion est d6finie
de mani~re autonome et non pas par r6f6rence aux vices du consentement, ce
qui renforce son caract~re objectif> et done le principe juridique d’6quit6
contractuelle 26 .
Rappelons i ce propos que les juristes r6formistes de 1904 proposaient
l’introduction dans le futur Code d’un titre sp6cial sur le contrat de travail
contenant l’essentiel du droit commun relatif A ce dernier”. Le Code de
1994, fid~le t son ambition d’incarner le droit commun, consacre douze arti-
cles h ce nouveau contrat nomm6’2
1. Dans les deux cas, on note une volont6
de donner au nouveau Code plus d’emprise sur la rjalit6, en l’adaptant h
celle-ci 2 g. On pourrait 6galement, t titre de cons6quence d’une vision relati-
viste du droit subjectif, relever l’abandon par le nouveau Code qu6b6cois de
la d6finition classique de la propri6t6 comme droit <.absolu>o3, au profit
une disproportion importante entre les prestations des parties ; le fait m~me qu’il y ait
disproportion importante fait prdsumer l’exploitation. […].
Le second alin~a d~finit un type de 1sion plus protectionniste au b6n~fice des mineurs et des
majeurs prot6g~s.
< (art.
inspir6 de ‘art. 138 du B.G.B. allemand – du projet de r6glementation du titre du futur code
XI –
civil relatif au contrat de travail, present6 A Ia sixi~me sous-commission de ]a Commission de r6vi-
sion par C. Perreau, 1905 BSEL
la p. 503).
126Une tendance accentu~e par la r~cente decision de la Cour d’appel du Quebec dans Gareau
Auto Inc. c. Banque canadienne impiriale de commerce, [1989] R.J.Q. 1091 (C.A.), 4 propos de
la Loi sur la protection du consommateur et de l’interpr~tation de ses articles 8 et 9. Voir C. Masse,
dans Actes
du Congres annuel du Barreau du Quebec, Barreau du Qu6bec, Service de la formation perma-
nente, 1990 A la p. 170 et s.
’27Voir supra note 125. On adopte d’ailleurs une definition large de la notion de salari6, qui
englobe notamment le travail intellectuel, et on propose le terme , car > (1905 BSEL A ]a p. 506). On
insiste 6galement sur le caract~re 6minemment d6mocratique>> de ]a disparition des vieilles appel-
lations de >, de >, qui > (Cauw~s, 1906 BSEL
A la p. 96).
l”Art. 2085 et s. C.c.Q. De m~me qu’en 1804, le C.c.B.-C s’6tait montr6 laconique et lacunaire
sur le contrat de travail, l’associant encore au louage de choses et d’ouvrage. Le C.c.Q. crde offi-
ciellement l’expression contrat de travail>>, et r6glemente par ailleurs le contrat d’entreprise, ainsi
que le d~siraient les r6formateurs de 1904 (voir M.-F. Bich, Le contrat de travail: Code civil du
Quebec, Livre cinqui~me, titre deuxi~me, chapitre septi~me (Articles 2085-2097 C.c.Q.)>> dans La
r~forme du Code civil, t. 2, supra note 7, 741 A la p. 743 et s.).
129Voir par ex., sur l’impact des dispositions du C.c.Q. sur ]a legislation du travail existante, R.
Bonhomme, C. Gascon et L. Lesage, Le contrat de travail en vertu du nouveau Code civil du Qtuj-
bec, Cowansville (Qu6.), Yvon Blais, 1994. La d6finition du salari6 qui y est adopt~e est d’ailleurs
plus large que celle du Code du travail (L.R.Q. c. C-27, art. 11) ou de I’ORCC (supra note 37,
art. 667 et s.), et reprend celle de la Loi sur les normes du travail (L.R.Q. c. N-1.1, art. 1). D’apr~s
Claude Masse (Communication pr~sent~e aux 5 Journjes de droit social et de droit do travail,
Universit6 du Qu6bec A Montreal, 3 juin 1994), les commentaires du ministre de ]a Justice (t. 2,
supra note 7 aux pp. 1310-11) relatifs A l’art. 2085 C.c.Q. ne rendent pas compte de la vdritable
d6f’mition du salari6 A laquelle se r~f~re en rdalitd cette disposition.
130L’art. 406 C.c.B.-C reprenait textuellement l’art. 544 C. civ.
1994]
CODE CIVIL FACE AUX DtFIS
d’une formulation plus modeste”‘, proche de celle que proposait Vareilles-
Sommi~res en 1905132.
Citons enfin tr~s rapidement deux autres nouveaut~s du Code qu~b~cois
que Saleilles aurait applaudi, car il s’en 6tait fait le champion: la consecration
de la throrie du patrimoine d’affectation133, et le renforcement des dispositions
que le Code civil du Bas-Canada avait 6dict6 en mati~re de personnalit6
morale’.
N6anmoins, malgr6 toutes ces nouveautrs juridiques, le nouveau Code
qu6brcois est loin d’6tre rrvolutionnaire : ainsi, par exemple, il ne consacre pas
la th~orie des risques, au rang des principes de droit commun, il n’6tend pas la
responsabilit6 sans faute’35, et on l’a dit, il n’a pas procrd6 h la grndralisation
de la 16sion. De tels choix appartiennent, au-delM de la politique 16gislative, au
domaine de la philosophie politique.
IV. Philosophie politique
Tous les auteurs le reconnaissent, en 1904 comme en 1994 : la codification
est un acte 6minemment politique’36 l’occasion duquel il faut choisir,
travers
les solutions retenues ou repoussres, entre plusieurs projets de socirt6, h la
131 947. La proprirt6 est le droit d’user, de jouir et de disposer librement et compl~tement
d’un bien, sous reserve des limites et des conditions d’exercice fix~es par la loi. Elle
est susceptible de modalit~s et de dfmembrements.
Voir les Commentaires d ministre de la Justice, t. 1, supra note 7 aux pp. 554-56. Voir aussi la
consecration de la jurisprudence en mati~re de troubles de voisinage dans l’art. 976 C.c.Q., et les
commentaires de Claude Masse sur le point de savoir s’il s’agit d’une responsabilit6 sans faute
(supra note 84
la p. 266 et s. Comparer Pineau, supra note 5 aux pp. 437-38).
132<> que
selon Demolombe la proprirt6 confere, l’auteur indique notamment que < (ibid. A ]a p. 482). Mais c’est du Code civil suisse que s’est peut-8tre inspir6 le 16gis-
lateur qurb~cois, si l’on en juge par ]a formulation, certes beaucoup plus laconique que celle de
l’art. 947 C.c.Q., de l’art. 635 de ce qui n’est encore que le projet suisse en 1904, rapport6 comme
beaucoup d’autres par Gaudemet, supra note 20
la p. 984: <>.
133Art. 2 C.c.Q. Les Commentaires d ministre de la Justice (t. 1, supra note 7 A la p. 5) se r~fe-
rent d’ailleurs A Saleilles.
13’Voir art. 298 et s. C.c.Q. (titre intituld <>) ; Commentaires d
mhinistre de la Justice, ibid. h la p. 200 et s. Comparer avec Saleilles, supra note 32 ; R. Saleilles,
De la personnalitg juridique : Histoire et thdories, Paris, Rousseau, 1910. Le C.c.Q. int6gre 6ga-
lement l’institution de la fondation (art. 1256 et s.), dont Saleilles aussi s’6tait fait l’ardent d~fen-
seur (voir son Rapport prliminaire prsent6
la Commission nomm6 par la Socirt6 d’6tudes
16gislatives pour l’6tude de Ia question des fondations>>, 1906 BSEL A lap. 467 et s. ; 1908 BSEL;
1909 BSEL). Pour une synthse des travaux tr~s divers de Saleilles, voir ceuvrejuridique de Ray-
niond Saleilles, Paris, Rousseau, 1914, avec des contributions de Thaller, G~ny, Colin, Capitant,
Tissier, Charmont et al.
135Voir Masse, supra note 84 aux pp. 251 et s., 266 et s.
136Voir par ex. Pineau, supra note 5 aux pp. 424-25. Voir aussi les contributions de H. Dumont
(Enjeutx et valeurs d’un Code civil moderne, supra note 7 aux pp. vi-vii), M Caron (ibid.
la p.
27), M. Moreau (ibid. aux pp. 40-41), M. Coipel (ibid. aux pp. 84, 97) ; G. Goldstein (ibid. aux
pp. 106, 124).
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 39
lumi~re d’un d~bat d’ensemble public, solennis6 par l’importance m~me du
code dans la vie juridique. Ainsi, comme l’indique la quatri~me de couverture
des Commentaires du ministre de la Justice: <>.
Or on volt clairement que le l6gislateur qurb6cois s’est malgr6 tout montr6
assez mesur6 dans sa r~forme 37 . M~me si, outre la consolidation et la rationa-
lisation du droit existant, il s’est reconnu la tache, le cas 6chrant, de donner
force de loi A <>35 , il n’a pas fait oeuvre suffisamment novatrice aux yeux de certains’39. En
revanche, d’autres s’estiment satisfaits du r6sultat obtenu 4. En fait, il semble
que les imp6ratifs de s6curit6 et de stabilit6 juridique aient souvent jou6 contre
le d6sir d’innover”4 ‘.
En r6alit6, comme tout l6gislateur occidental modeme, le l6gislateur qu6-
b6cois n’a pu 6chapper au pragmatisme, h la realpolitik, quitte h y sacrifier la
rigueur ou la coherence de son inspiration philosophique et juridique. II a dfl
simultanrment mener un double jeu d’6quilibre 4 z entre, d’une part, les avis des
<> juristes et l’<>, et, d’au-
tre part, les valeurs qu’il voulait voir consacres dans le nouveau Code avec une
certaine continuit6 d’inspiration ainsi que les pressions des diffrrents lobbies
sociaux’43. Ce pragmatisme s’explique aussi par la transformation id~ologique
qu’ont subie les soci6tds occidentales depuis les annres soixante, allant vers un
plus grand pluralisme des valeurs et entrainant de plus en plus d’affrontements
entre des conceptions oppos~es mais toutes reconnues comme 6tant l6gitimes’44 .
13711 est particulirement 6difiant de comparer A cet 6gard l’avant-projet de loi sur les obligations
de 1987 avec le texte drfinitif du C.c.Q.
138Chamberland, supra note 63 A la p. 6.
139Voir notamment Jobin, supra note 1 a ]a p. 914. Voir surtout les critiques de Maurice Tancelin,
notamment dans Sources des obligations: L’acte juridique lgitime, Montreal, Wilson et Lafleur,
1993. Voir aussi M. Tancelin, <> (1988-89) 19 R.D.U.S. I ; M. Tancelin, > Le Devoir fde Montreal] (1″ novembre 1991) B8.
140Par ex. Pineau, supra note 5 aux pp. 443-44.
4 1Voir Jobin, supra note 1 A la p. 914; > supra note 11 aux pp. 13,
17-18. Serge Gaudet (supra note 28 A la p. 230) constate A cet 6gard que >, le l6gislateur qudb~cois s’est efforc6 de
trouver < (supra note 5 A la p. 427).
143Chamberland, supra note 63 aux pp. 2, 10, 12. Le Barreau du Quebec se sera d’ailleurs mon-
tr6 assez rdtif aux innovations de principe, telles que la grnralisation de la 16sion et l’insertion au
Code de Ia Loi sur la protection d consommateur. Voir Jobin, supra note 1 A ]a p. 914 ; Nadeau
(president de Ia sous-commission des obligations du Barreau du Quebec), supra note 122, notam-
ment A Ia p. 653 : <.
144Voir par ex., ds 1970, M.-A. Tremblay, ,> dans Livre du centenaire (de 1966), supra note 3, 67 A la p. 70, qui place
1994]
CODE CIVIL FACE AUX DtFIS
En ce sens, on a pu remarquer que le Code de 1866 b6n6ficiait d’une plus
grande coh6rence id~ologique dans son inspiration et dans ses solutions’45 . Ce
n’est toutefois plus le cas d6sormais : [L]e nouveau code est, a l’image du
Qu6bec contemporain, tout en nuances et en recherche de d6licats 6quilibres>>146.
Cependant, par la m~me occasion, il n’a peut-etre fait que donner une
image assez fid~le de l’esprit de nos socidt6s contemporaines, et sp6cialement
de l’6volution de la conscience juridique collective>> de celles-ci, pour
reprendre un mot cher A Saleilles, au-delii des particularit6s propres A chaque
code et h chaque droit civil 47.
L’individu y est plus que jamais consid6r6 comme fondement et finalit6 du
droit, conform6ment A l’esprit de la philosophie individualiste des Lumi~res si
souvent repris h travers le monde occidental’48. On assiste cependant, depuis
deux si~cles, a un d6veloppement, un 61argissement de l’individualisme juri-
dique, qui avait 6t6 r6serv6 en quelque sorte aux pores de famille ais6s dans les
codes de 1804 et de 1866. Avec l’aide de la loi149 , les travailleurs salari6s, puis
les femmes, et maintenant les enfants 5, accident i la libert6 juridique.
Le contrat est toujours promu au rang de m6canisme-type des relations
sociales en tant qu’expression symbolique du r6gime de libert6 auquel sont atta-
ch6es nos soci6t~s. De plus, on affirme toujours l’importance de la propri6t6
individuelle en tant qu’exigence symbolique, mais surtout, il faut le noter, en
au rang des situations socio-6conomiques nouvelles […] une diversit6 des croyances, des concep-
tions de ]a vie et des visions du monde; l’existence d’id~ologies pluralistes concurrentes >. J. Car-
bonnier avait aussi constat6 que d~sormais, ( (supra note 10 A la p. xxi).
la p. 239. Voir l’aveu du 16gislateur et la justification de son attitude
146 Gaudet, supra note 27
dans les Conmentaires dii ministre de la Justice, t. 1, supra note 7 A la p. vii :
Si le Code civil, maintient, quant certaines normes ou notions, un flou relatif, il tra-
duit ainsi jusqu’A un certain point, les ambivalences et les int6r~ts diversifi6s qui coha-
bitent dans la soci6t6. I1 faut voir ces r~gles comme les pores par lesquels le code peut
respirer, se vivifier et s’adapter par l’interprtation qui lui sera donn6 suivant l’6volu-
tion de notre soci6t6.
147 Voir sur ce point ]a synth~se de H.P. Glenn, Droit qu6b6cois et droit franqais : Communaut6,
autonomie, concordance> dans Glenn, dir., supra note 3, 577.
‘4 8Voir par ex. les Commentaires du ministre de la Justice, t. 1, supra note 7 a Ia p. 4, propos
du nouvel art. 1 C.c.Q. selon lequel <[t]out etre humain poss~de la personnalit6 juridique; il a la
pleine jouissance de ses droits civils , inspir6 de la Charte des droits et libertis de la personne :
Cet article refl~te [...] une des r~gles essentielles du droit ; il reconnait que l'etre humain possde,
du seul fait de son existence, la personnalit6 juridique et qu'il est sujet de droit . La jouissance des
droits civils constitue un attribut essentiel de la personnalit6 qu'un 8tre humain poss~de du seul
fait de son existence, dont il ne peut se ddpartir et dont on ne peut le priver .
149On retrouve frquemment cit6e dans les 6tudes sur le C.c.Q. ]a phrase de Lacordaire selon
laquelle c'est la libert6 qui opprime et la loi qui affranchit (voir par ex. Enjeux et valeurs d'un Code
civil moderne, supra note 7 aux pp. 41, 81).
'50 Voir Ouellette, supra note 84 A la p. 43 et s. Voir, d6jh en 1966, l'opinion favorable du pro-
fesseur Louis Baudouin, La famitle face un code modeme dans Livre du centenaire (de 1966),
supra note 3, 49 aux pp. 50-51.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 39
tant que n6cessit6 pratique et institution 6conomiquement utile S1 . Cet individua-
lisme juridique connait d'ailleurs aujourd'hui un regain d'int6rat tant sur le plan
des droits de l'homme ou de la personne (qui jouent un r6le de plus en plus
grand dans la vie juridique) qu'en mati~re 6conomique, oii l'on assiste, confort6
par la chute du collectivisme, i un renouveau du lib6ralisme 6conomique'52.
Dans cette perspective, on pourrait dire que les droits civils qu6b6cois et
frangais contemporains, y compris au moment du centenaire de 1904, se carac-
t6risent non pas par une r6volution en mati~re d'individualisme juridique, mais
plut6t par, d'un c6t6, un approfondissement et une extension de cet individua-
lisme, et d'un autre c6t6, une transformation de l'id6al-type du citoyen moderne.
En effet, A une vision essentiellement patrimoniale 53 du r6le de l'individu5 4,
s'est substitute une vision >’55 . Le module anthropologique du
droit civil d’aujourd’hui est adapt6 it la r6alit6 socio-6conomique et est per-
m~able aux schemes principaux de l’id6ologie dominante 56 .
Ainsi donc, comme le note Jean Carbonnier A propos du droit frangais,
<[l]a propri6t6 priv6e des moyens de production, le contrat, la famille [ ...]
restent des r6alit6s fondamentales, aujourd'hui comme en 1804>> 57. De plus,
’51Voir symptomatiquement le changement dans ]a justification du droit de propri6t6 que cons-
tate Marcel Planiol an d6but du si~cle (Traiti glimentaire de droit civil, supra note 25 h la p. 748
et s.). Cette 6volution est redevable des transformations de l’ontologie juridique vers ]a vision du
droit comme fait et fonction sociaux.
152Renouveau qui conceme aussi bien ]a France que le monde anglo-saxon depuis les annes
1980. Sur ce demier, voir notamment M. Azuelos, U’conomie diu Royaume-Uni et des Ettats-Unis
depuis lafin des annies 1970: Structures, mutations, aspects terminologiques, Paris, Presses Uni-
versitaires de France (coil. Perspectives anglo-saxonnes), 1994. Le regain du lib~ralisme 6cono-
mique entraime avec lui un retour des id6ologies lib6rales g~ndrales classiques, parfois qualifi6 de
<>. Sur le > de la Gauche frangaise en faveur du lib6ralisme,
voir notamment le th~me La Gauche, exp6rience faite>> dans la revue Esprit, n’ 84 (dtcembre
1983). Quant au gouvemement qu~b6cois, ]a Confedration des syndicats nationaux va jusqu’A
accuser son dernier budget de du nouveau Code qu6b6cois, voir
notamment Sources des obligations : Lacte juridique 1igitime, supra note 139, introduction; C.
Masse, <) dans
Formation permanente du Barreau du Qu6bec, Diveloppements ricents en droit commercial,
Cowansville (Qud.), Yvon Blais, 1992, 117.
156Rappelons que cette ideologie entrepreneuriale 6tait d6jA dtfendue en France au ddbut du
si~cle par le Parti radical, qui, hostile au lib~ralisme aussi bien qu’au collectivisme, d6fend un pro-
gramme bas6 sur l’abolition du salariat, l’universalisation de la propri6t6, en tant que condition
m~me de ]a libert6 et de la dignit6, et une socialisation de l’6conomie suffisante pour redonner sa
chance a la petite entreprise (voir G. Baal, Histoire d radicalisme, Paris, D~couverte, 1994,
notamment aux pp. 38-39).
157Droit civil : Introduction, Paris, Presses Universitaires de France, 1990 A ]a p. 135.
1994]
CODE CIVIL FACE AUX DFIS
la responsabilit6 individuelle est toujours un principe essentiel et symbo-
lique
.
Par contre, toujours au nom de la personne –
et notamment de sa respon-
sabilit6 59 – on multiplie les r6glementations protectrices, en reconnaissant que
la libert6 abstraite n’est rien si les conditions socio-6conomiques lui sont d6fa-
vorables. L’exigence d’6panouissement r6el des individus et la pr6gnance du
social am~nent le idgislateur h limiter l’individualisme juridique. Ainsi les Com-
mentaires du ministre de la Justice indiquent-ils que
[l]e Code civil du Qu6bec met plus en 6vidence le respect de la personne humaine
et de ses droits, sans toutefois nigliger l’expression de ses obligations et des
devoirs qu’imposent les relations sociales. Le code favorise aussi un nouvel 6qui-
libre notamment dans les relations familiales et en mati~re contractuelle oi, tout
en respectant les principes d’autonomie de la volont6 et de lib~ralisme dans les
conventions, il pr6voit des temp6raments importants visant A prot6ger la partie la
plus vulnerable [italiques dans l’original]’ 6 .
Les objectifs de justice et de moralisation du droit face h un individualisme
lib6ral > correspondent d’ailleurs A une vision largement partag6e et
dominante de la d6mocratie contemporaine. S’il est vrai, comme on
‘a beau-
coup affirm6, que la ddmocratie sociale et 6conomique est inh6rente a la d6mo-
cratie politique 6 , c’est, en tout cas, une ambition que l’on retrouve dans l’esprit
du 16gislateur de 1994162 et qui est d6jA d6fendue en 1904:
Une legislation est d~mocratique quand elle cherche A 6tablir, dans la r~alit6 et non
seulement dans les formules 16gislatives, d’une part l’6galit6 des droits de tous les
individus, d’autre part la protection des plus faibles. C’est bien ces deux r~sultats
que doit tendre le r6gime politique de la d~mocratie 63.
158Au nom duquel est justifi6e par exemple la non-g6n~ralisation de la 16sion. Cette extension
paraissait en effet susceptible de diminuer dans une certaine mesure le sens des responsabilit6s
des citoyens>> (Commentaires du ministre de la Justice, t. 1, supra note 7 A la p. 853). Comparer
ORCC, L. V, supra note 37, art. 37.
159La responsabilit6 implique en effet des obligations positives de comportement, dor~navant
explicites et lgalis6es : ainsi, outre les art. 6 et 7 du C.c.Q., l’art. 1457 (6quivalent du 1382 C. civ.)
dispose que <[tloute personne a le devoir de respecter les r6gles de conduite qui, suivant les cir-
constances, les usages ou la loi, s'imposent A elle, de mani~re h ne pas causer de pr6judice 4 autrui
[...]>> ; l’art. 1458 indique quant a lui que <[t]oute personne a le devoir d'honorer les engagements
qu'elle a contractds>> (voir Commentaires d ministre de la Justice, ibid. A la p. 886, et comparer
avec les art. 1053-1054 C.c.B.-C; ORCC, ibid., art. 94).
1601bid. aux pp. vi-vii.
161G. Burdeau, La dinocratie, Paris, Seuil, 1966. Voir aussi la tentative philosophique de John
Rawls, dans sa Thorie de Iajustice, trad. par C. Audard, Paris, Seuil, 1987, pour concilier le droit
individuel et son irr6ductibilit6 avec les exigences de la d6mocratie sociale redistributive. Sur le
courant philosophique social-d6mocrate frangais (Fouillde, Marion, Renouvier) et l’id6ologie soli-
dariste (Bourgeois) qui ont accompagn6 la socialisation du droit au tournant du si~cle, voir Niort,
supra note 69, et plus g6nralement, C. Nicolet, L’idie ripublicaine en France, Paris, Gallimard,
1982.
162Le lgislateur a voulu que le Code civil du Qudbec refl~te le contrat social de notre socit6
de libert6 et de d6mocratie>> (Commentaires du ministre de la Justice, t. 1, supra note 7 A la p. ix) ;
il (Un
nouveau Code civil, supra note 7 A la p. 3).
163Tissier, supra note 98 h la p. 74. On retrouve en 1904 un net dcho de cette conception sur la
sc~ne politique d’alors, domin6e comme on l’a dit par le radicalisme. Gdrard Baal (supra note 156
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 39
On a certes pu constater pr6c6demment que, dans une large mesure, la
> du droit avait 6t6 beaucoup moins forte que pr~vu dans le nou-
veau Code qu6b6cois. Parfois, elle apparait meme moins nettement164, toutes
proportions gard6es, que dans les discours des juristes r6formateurs frangais du
d6but du si~cle 65 . On peut probablement imputer cette attitude iA ce renouveau
n~olib6ral 6voqu6 plus haut, ainsi qu’A la volont6 du gouvernement qu6b6cois
d’obtenir un consensus social en faveur du Code, de meme que l’unanimit6 A
l’Assembl~e nationale, ce qui, bien sflr, impliquait une certaine souplesse vis-it-
vis de ses positions initiales.
Nanmoins, le seul fait de consacrer l’id6e que la loi doit se pr6occuper de
justice distributive, que l’ttat a vis-it-vis de l’individu des obligations positives
(de meme que les individus en ont entre eux), suffit t sortir le droit civil con-
temporain de l’orthodoxie lib6rale. Ii existe un immense clivage, une v6ritable
r6volution intellectuelle entre Troplong, qui affirmait que le l6gislateur devait se
garder de transformer en obligations positives les devoirs de morale et d’huma-
nit6, se bomant t coordonner l’existence des libert6s dans le cadre de l’6galit6
civile stricte’66, et Capitant pour lequel il faut au contraire que le droit
donne A chacun le pouvoir de profiter utilement de cette libert6, il faut qu’il rdpare
l’injustice provenant des in~galit6s sociales, en mettant les faibles, les d~sh~rit6s
dans une situation telle qu’ils puissent se d6velopper […]. Ainsi, l’Etat a vis-h-vis
de l’homme non seulement des obligations n6gatives, mais des obligations posi-
tives
167
Telle est l’ambigu’ft,
l’ambivalence fondamentale du droit civil contempo-
rain, divers dans ses inspirations philosophiques, A l’image de nos soci6t~s, et
toujours A la recherche d’un > entre les extremes, ces deux
fl6aux que sont le lib6ralisme 6chevel6 d’une part et le dirigisme d’autre part 6′.
hL la p. 38) rappelle par exemple que, encore alli6 aux Jauressistes en 1904, le Parti radical avait
proclam6 lors de son congrs ]a m~me ann6e sa volont6 de poursuivre, en meme temps que
l’6mancipation intellectuelle et morale du proletariat, son 6mancipation kconomique>.
64A t’exclusion du droit de ]a famille cependant.
1
165Raymond Saleilles voulait par exemple g~n~raliser Ia th6orie des risques en l’ins6rant dans
le Code par le biais d’une modification de l’article 1382 C. civ. (1905 BSEL A lap. 335 et s.). Voir
aussi Ambroise Colin, qui va dans le m8me sens, et ajoute que l’on pourrait gdnraliser 6galement
]a notion de contrat collectif (1905 BSEL aux pp. 84-85).
166Troplong, qui refusait toute ide d’obligation civile cr66e par ]a loi et rejetait a ce titre l’art.
1370 C. civ., disait que les classes pauvres >, et non pas > du Code civil, en des termes A peu pros identiques it ceux employ6s de
nos jours (voir par exemple la discussion de cette Soci&t6 sur le th~me >, r6unissant Fr~d6ric Passy, Emmanuel Vidal, Alfred Neymark et Yves Guyot le 4 avril
1903, reproduite dans le Journal des gcononistes (avril 1903), 5′ s6rie, t. 54 i la p. 87 et s.).
167Supra note 70 t la p. 15.
168Jean Pineau, qui constate que <<[le] lib6ralisme absolu [...] est devenu inacceptable i une trs
forte majorit de citoyens>>, rappelle que les deux lignes de force du nouveau droit des obligations
sont, d’une part un meilleur 6quilibre dans les relations contractuelles>>, et d’autre part <'accen-
1994]
CODE CIVIL FACE AUX DtFIS
Car, si la libert6 naturelle>> tourne souvent t l’avantage du plus fort, la loi qui
> les citoyens renforce aussi le formalisme, alourdit les proc6dures, et, en
derni~re analyse, accentue le poids des activit~s de l’Ittat.
Cette ambivalence peut meme parfois tendre vers une certaine schizophr6-
nie ou hypocrisie du droit civil, qui hfsite souvent par exemple, sp6cialement
en France,
consacrer symboliquement dans le Code des dispositions sp6ci-
fiques de l6gislations protectrices, comme pour garder intacts les principes indi-
vidualistes lib6raux qui dominent nos codes. Au risque de vider quelque peu ce
droit commun de sa substance, alors que, quantitativement du moins, l’essentiel
du droit civil reel est soumis 6 des 16gislations particuli~res drogatoires (sant6,
consommation, travail, location immobili~re, circulation routi~re).
Cependant, cette ambivalence du droit civil d’une part, constitue la condi-
tion m~me de nos soci~t~s et d’autre part, doit etre ramen~e
l’ind6niable cons-
tat de l’autonomie, au moins partielle, du droit vis-, -vis des ideologies poli-
tiques. C’est parce qu’elle est en g6nral et traditionnellement plus ouverte que
ces derni~res A la r6alit6 sociale et h sa complexit6, que la pens~e juridique
arrive t proposer des positions et des conceptions plus nuanc6es, plus pond6r6es
sur le juste et le droit, souvent aussi plus sages et plus raisonnables, et par con-
sequent plus durables.
A ce sujet, il est remarquable de constater la continuit6 extraordinaire qui
unit par exemple la pens6e juridique de Portalis et celle du nouveau Code qu6-
b6cois 169. Certes, dans certains domaines, tels la famille, les relations de travail,
l’esprit n’est plus le meme. Mais d6j en 1804 estimait-on que le >
d’une vente n’6tait pas celui qui r6sultait purement et simplement de l’accord
contractuel T , que la propri6t6 n’6tait pas <>7 , et que l’ordre public, le
tuation de 1’esprit protectionniste dans les contrats nomm~s >, m~me si cet esprit a diminu6 d’ardeur
dans la version d6finitive du Code comme on l’a rappel6 plus haut. Mais ces deux id~es-force sont
rdunies sous l’objectif g6n6ral d’am~lioration d’une < (supra note
la p. 20). Voir aussi Baudouin, supra note 61 A la p. 7 et s., propos de la du droit civil qu6b6cois. Pour la situation du droit civil frangais contemporain, on
pourra se reporter aux communications frangaises dans le cadre du colloque international de droit
compar6 tenu en 1981 (Codification : Valeurs et langage, supra note 13), ainsi qu’
l’ouvrage inti-
tul6 Enjeux et valeurs d’un Code civil moderne, supra note 7.
169Jean Pineau peut d’ailleurs tr~s 16gitimement 6mailler sa pr6sentation de l’esprit du C.c.Q. de
nombreuses r6frences h Portalis, dont la philosophie des lois est encore largement d’actualit6
(supra note 5).
170 Voir Portalis,
dans Jean-E tienne-Marie Portalis : Ecrits et discours juridiques et politiques, Presses Universi-
taires d’Aix-Marseille, 1988 A lap. 149 ; Discours pr6liminaire sur le projet de Code civib dans
ibid. i la p. 57. Le Code civil frangais de 1804 sanctionnait en ce sens la 16sion en mati~re de par-
tage successoral (art. 887, al. 2), de vente immobili~re (art. 1674) et de socit6 (art. 1872). Ces dis-
positions seront d’ailleurs d~s la Restauration fortement critiqu~es par les lib~raux. Profitons-en
pour d6noncer l’utilisation abusive de la formule d’Alfred Fouillde selon laquelle , h laquelle nous reconnaissons d’ailleurs avoir c6d6 un temps, formule tir6e de son
contexte et dfnaturant en rfalitd la pens~e d’un auteur au contraire orient6 vers la contestation de
l’individualisme lib6ral outrancier. II s’agit IA d’un contre-sens flagrant (voir Niort, supra note 69).
17 1Voir par ex, Fenet, t. 12, supra note 45 aux pp. 258-59 ; t. 14 aux pp. 57-58 (Bonaparte), et
les extraits cit6s dans F. Ewald, dir., Naissance du Code civil, Paris, Flammarion, 1989 aux pp. 267
et s., 276, 281. Planiol ne s’y 6tait pas tromp6 dans sa critique de l’art. 544 (Trait 6lmentaire de
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 39
bien commun et la justice devaient avoir la pr66minence dans les principes du
droit 72.
I1 est passionnant de r6aliser
quel point ce sont les interpr6tations des
codes, plus ouvertes aux courants id6ologiques et A leurs besoins intrins~ques
de l6gitimation, qui en ont chang6 1’esprit, souvent en le radicalisant”‘. Dans
une large mesure, nombre des exigences interventionnistes d’aujourd’hui
auraient pu 8tre remplies en recourant simplement aux principes et aux dispo-
sitions originelles des codes de 1866″74 et de 1804″75, interpr6t~es ou compl6t~es
dans un sens ad6quat 76.
Plut6t que de citer ici Saleilles”‘,
il est encore plus probant de citer le
socialiste Emmanuel L6vy, qui se d6clarait convaincu au d6but du si~cle que
l’article 1382 C.N., opportun6ment interpr6t6, permettrait presque h lui seul
d’assurer le progr~s du droit vers un 6tat de responsabilit6 plus socialis6 7
1. Jean
droit civil, supra note 25 A la p. 753 et s.), pas plus que Saleilles (supra note 20 A la p. 111), ou
que Georges Ripert (dans sa th~se, De l’exercice dt droit de proprijt dans ses rapports avec les
proprigtis voisines, Paris, Rousseau, 1902). Et voir aujourd’hui par exemple C. Atias, <
(1985) 1 Droits : Revuefrangaise de thgoriejuridique 5 A lap. 8 et s. ; et sa contribution ainsi que
celle de Joseph Comby dans l’ouvrage collectif, Un droit inviolable et sacrg : La proprigt9, Paris,
Association des 6tudes fonci~res, 1989.
172Ainsi > sont autant de limites A ]a selon Portalis (>, supra note 170
la p. 54). Sur tous ces points voir mes deux articles, supra note 88.
173Ainsi en est-il de la th6orie de l’autonomie de la volont6, > A ]a fin du dix-neuvi~me
si~cle en droit international priv6 et appliqu6e au Code Napolion A la fois pour critiquer, chez cer-
tains, et pour louer, chez d’autres, l’id6ologie individualiste du Code, qui l’est bien moins qu’on
ne le pensait et qu’on ne le pense encore souvent (voir Ranouil, supra note 102).
’74Pineau, supra note 103 a la p. 20 ; Pineau, supra note 5 h ]a p. 438. Voir aussi J. Pineau, <> (1989) 30 C. de D. 587 a ]a p. 588:
Pourtant, ce Code civil [du Bas-Canada] foumissait aux tribunaux des armes leur don-
nant la possibilit6 de mettre, dans les contrats, un peu plus de justice : ]a thdorie des
vices du consentement, ]a notion de bonne foi, l’interpr6tation des contrats, l’ordre
public ! Mais on n’a pas su, ou on n’a pas voulu les utiliser et on a pr6f6r6 donner au
Code une interprdtation volontariste.
Voir dans le meme sens, le pr6sident Ballot-Beaupr6 en 1904 (Le centenaire din Code civil,
1804-1904, supra note 25 A lap. 28 et s.). Voir par exemple une tentative de fonder juridiquement
]a lesion sur le principe de l’quit6 contractuelle dans Georges Massol, La l~sion entre majeurs en
droit qudbicois, Cowansville (Qu6.), Yvon Blais, 1989, notamment A la p. 58 et s.
1 5TVoir par ex. Marcel Planiol A propos de l’art. 6 C. civ., dans son Traitj Nl~mentaire de droit
civil, t. 1, supra note 103 A la p. 111 et s.
‘ 760n constate au contraire une rigidit6 croissante des tribunaux dans l’interprtation des codes
frangais et qu6b6cois au dix-neuvi~me si~cle. Ainsi ]a Cour de cassation 6cartait par exemple toute
pertinence A la r6f6rence h l’<<6quit6> (art. 1135 C. civ.) dans I’arrat de principe du 3 mars 1876
(D.P. 1876.1.193). C’est d’ailleurs dans cette p6riode de domination iddologique de l’individua-
lisme lib6ral qu’a 6 confectionn6 le C.c.B.-C, et qui par consequent est d6jA consid6rablement
moins favorable au protectionnisme que le C. civ. Et ]a disposition similaire A l’art. 1135 prd-
cit6 qu’il contient malgr6 tout (l’art. 1024), a 6t6 restrictivement interpr6t6e par les tribunaux. Voir
P.-A. Cr6peau, < (1965) 43 R. du B. can. 24. Sur le conser-
vatisme judiciaire qudb6cois dans l’interpr6tation du C.c.B.-C, voir aussi Baudouin, supra note 61
A lap. 8.
177Supra note 20 A la p. 113.
178pour Emmanuel Levy, l’article 1382 rendrait m~me <> possible <> (<>
179
Ainsi, nonobstant les critiques dont ils ont fait l’objet, notamment de la
part de juristes de common law50 , les codes civils frangais et qu6b6cois, h6ritiers
d’une sagesse juridique mill6naire”1 ‘, a mi-chemin entre le juste et l’utile”‘ 2,
entre le moralisme et l’amoralisme, loin de favoriser la formation d’un esprit
servile et timor6 de la part de ses interprtes et du 16gislateur, leur fournissent
plut6t un corpus coh6rent de r~gles, inspir6 par une pens6e raisonnable et pon-
d6r6e. Un corpus souple et 6volutif, apte h rem6dier pour une part h la crise
actuelle des sources du droit 83, qui renvoit d’ailleurs en d6finitive le l6gislateur
et la soci6t6 h leur libert6 et leur responsabilit6 dans leurs choix politiques et
sociaux” 4.
Rendons donc hommage aux codificateurs de 1804, de 1866 et de 1994,
ainsi qu’aux r6formistes de 1904, pour avoir eu l’immense m6rite d’illustrer
cette libert6 de choix de l’homme vis-ii-vis des r~gles qu’il se donne, en ne con-
fondant pas le conservatisme, trop souvent h6las apanage du monde juridique’85,
avec l’esprit conservateur, g6n6ralement si mal compris 8 6. Paul-Andr6 Cr6peau
cite a cet 6gard cette phrase du professeur Andr6 Morel: >87.
179Ftudes socialistes, Paris, Pdition des Cahiers, 1901
’80Paul-Andr6 Cr6peau me rappelait, par exemple, qu’h l’occasion des travaux d’Unidroit h
Rome auxquels il participait en 1993, les avocats de la common law s’6taient farouchement oppo-
s6s h l’emploi du terme codification>> du droit des contrats du commerce international, au profit
de celui, plus neutre, de r6glementation>>.
181Rappelons que le Code romain de Justinien date de 534 ap. JC, et qu’il est ) dans
Enjeux et valeurs d’un Code civil moderne, supra note 7, 79.
I83La codification peut en effet apparaitre comme un palliatif important h l’inflation 1dgislative
et h l’Nparpillement des sources du droit par exemple (voir R. Cabrillac, Introduction ginirale au
droit privg, Paris, Eyrolles, 1992 au n 163 et s.).
‘T4Voir Saleilles, supra note 20 t la p. 111 :
[I]l serait difficile d’imaginer, pour l’6poque tout au moins, une 16gislation qui pfat se
pr&er mieux que le Code civil, en d6pit de ses origines philosophiques, h cette 6volu-
tion des ides et des conceptions sociales. […] I1 n’a que des solutions positives, tou-
jours faciles 4 adapter A tous les syst6mes philosophiques ou sociaux.
185Voir supra notes 25, 33, 174, 176. Voir aussi G. Ripert, Lesforces crgatrices du droit, Paris,
Librairie g6ndrale de droit et de jurisprudence, 1955 ; t. Thaller, Avant-Propos>> dans L’ceuvre
juridique de Raymond Saleilles, supra note 134 h la p. 7 et s. Ce conservatisme se rencontre afor-
tiori pour une recodification (voir Baudouin, R6flexions sur le processus >, supra note 11 h la p.
824 et s. ; Larnaude, supra note 33 i lap. 915 et s.). Portalis parlait a cet 6gard du risque de < (Discours pr61iminaire sur le projet de Code
civil>>, supra note 170 A la p. 30).
186Selon Ripert le n’est pas syst6matiquement hostile A tout changement; il est
seulement, par formation et en raison de l’objet meme de sa discipline qui est 1’6tude des fonde-
ments de la stabilit6 sociale, tourn6 vers le pass6. Comme dit Portalis, > (ibid. A la p. 34). Voir sur ce point Gaudet, supra note
28 A la p. 228 et s.
’87Cit6 dans la pr6face au rapport de l’ORCC, L. 1′, supra note 37 A lap. xxix; cit6 6galement
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 39
Concluons en indiquant qu’au terme de l’6tude comparative men6e sur cet
> 1904-1994, on a bien l’impression que le nouveau Code qu6b6cois a pro-
visoirement clos un vaste processus de remise en cause du droit civil issu des
codifications du dix-neuvi~me si~cle, processus qui s’est en fait d6roul6 tout au
long du vingti~me si~cle, de concert avec les mutations de tous ordres que
celui-ci a connu, et qui avaient d6jh 6t6, reconnaissons-le, bien perques par les
r6visionnistes de 1904 … Ceux-ci, A d6faut d’avoir r6ussi leur tentative (bien
compr6hensible vu la pr6cocit6 de leurs efforts de r6forme), ont au moins eu le
m6rite de lancer le d6bat; le Qu6bec, et non pas la France, aura eu celui d’en
proposer une synth~se intressante, 1’aube du vingt-et-uni~me si~cle. Pour ma
part, j’estime que le nouveau Code civil d Qu~bec, malgr6 ses ind6niables (et
parfois in6vitables) imperfections, aura bien relev6 les d6fis de la soci6t6 occi-
dentale moderne”‘.
1
par Pineau, supra note 5 A la p. 444. D’autre part, voir dans le mame sens la pr6face collective du
Livre du centenaire (de 1904), supra note 14, sp6cialement aux pp. x-xi, qui illustre magnifique-
ment 1’esprit juridique conservateur. Voir aussi le discours du president Baudouin dans 1904 BSEL
A la p. 100 et s.
88On me permettra cette petite remarque finale, en guise d’invitation A la discussion : osocit6
occidentale moderne>> peut s’entendre 6galement selon moi de la soci6t6 anglo-saxonne. Ele est
A peu pros confront~e aux m~mes d6fis socio-6conomiques que son homologue de tradition civi-
liste. Sur le plan juridique, on remarquera d’ailleurs avec A. Watson (The Making of the Civil Law,
Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1981) que c’est surtout un jvdnement historique –
rappel6 supra note 181 -, bien plus que des facteurs sociaux, qui a d6tennin6 ]a sdparation des
syst~mes de common law et de droit civil. Et de m~me qu’avant le treizi~me si~cle, et meme bien
au-delh (voir les contributions de H. Jaeger (A ]a p. 13 et s.) et G. Aug6 (A ]a p. 71 et s.) t <> (1970) Arch. phil. dr., notamment sur l’influence du
droit romain et du droit frangais sur le droit anglais), ces syst~mes juridiques se rejoignent aujour-
(1993) R.I.D.C. 559). Et le nouveau
d’hui (voir H.P. Glenn, (1985) 29 Am. J.L.H. 36). A
fortiori, dans l’optique de cet esprit juridique conservateur (mais pas conservatiste) dont on a parl6
plus haut, qui ne serait sp6cialement pas pour d~plaire A nos amis anglais …