McGill Law Journal ~ Revue de droit de McGill
LE CONTRAT DASSURANCE CONTEMPORAIN ET LA
RIFICATION DES PARTIES
Andr Blanger*
La relation dassurance entre le preneur et
lassureur est source dun double rle social, soit
celui du regroupement des assurs et celui de la
dfinition mme des risques contrer. Or, tant
la thorie des contrats que la pratique juridico-
assurantielle tendent vers une individualisation
des parties et une dsocialisation du contrat
dassurance. Lauteur sinterroge savoir si au
sein de la relation contractuelle qui le lie
lassureur,
le preneur peut tre peru
autrement qu titre de bien conomique risqu
grer par lentreprise assurance. Inversement,
lassureur est-il, au plan contractuel, davantage
quun commerant duquel le preneur doit
soutirer le maximum de bnfices ? Alors que la
relation contractuelle est dabord et avant tout
interprte titre de valeur conomique par les
juristes, il semble ncessaire de rflchir la
possibilit de rhumaniser le contrat par le
biais de rgles juridiques qui ne font pas
uniquement appel des prceptes moraux flous
en mal de lgitimation tels ceux de la plus
haute bonne foi et lquit contractuelle. Il est
donc intressant de sattarder certains des
travaux de Csaba Varga portant sur la question
de la rification en droit, de mme qu ceux
plus rcents du philosophe Axel Honneth, afin
de vrifier si la question de la rification peut
tre pertinente ltude du contrat dassurance.
The insurance relationship between the
policyholder and the insurer creates a double
social role, that is, the grouping of insured par-
ties and the very definition of the risks to be
addressed. And yet, both contract theory and
legal/insurance practice lean towards the indi-
vidualization of parties and a desocialization of
the insurance contract. The author seeks to de-
termine whether, as far as the contractual rela-
tionship with the insurer goes, the policyholder
can be perceived as something other than a
risky economic good that must be managed by
the insurance company. Conversely, is the in-
surer more than merely a seller from whom the
policyholder must derive the most benefit?
While jurists interpret the contractual relation-
ship first and foremost in terms of economic
value, it seems necessary to reflect on the possi-
bility of rehumanizing the contract through le-
gal rules that call upon more than vague moral
precepts which lack in legitimacy, such as ut-
most good faith and contractual equity. As such,
it is interesting to examine the work of Csaba
Varga, which addresses reification in law, as
well as the more recent works of philosopher
Axel Honneth, to verify whether reification can
be relevant to the study of the insurance con-
tract.
* Professeur, Facult de droit, Universit Laval. Cet article constitue le rsultat partiel
dun projet de recherche financ par le Fonds qubcois de recherche sur la socit et la
culture (FQRSC).
Citation: (2011) 56:2 McGill LJ 317 ~ Rfrence : (2011) 56 : 2 RD McGill 317
Andr Blanger 2011
318 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Introduction
I.
Le rle socital en transformation du contrat dassurance
A. Le rle socital de lassurance
B. La notion de risque et le contrat dassurance
II. La rification du lien contractuel en droit des assurances
A. La prolifration des risques et la marchandisation des
assurs
B. La notion de rification et le contrat dassurance
C. Un phnomne invitable ou viter ?
Conclusion
319
321
322
326
330
332
336
342
346
LE CONTRAT DASSURANCE CONEMPORAIN 319
La contemporanit sinscrit, en fait, dans le
prsent en
le signalant avant tout comme
archaque, et seul celui qui peroit dans les choses
les plus modernes et les plus rcentes les indices
ou la signature de larchasme peut tre un
contemporain.
Giorgio Agamben, Quest-ce que le
contemporain1
entretiennent
le mode de
Ds que les sujets commencent rgler les
quils
relations
leurs
avec
congnres sur
lchange de
marchandises quivalentes, ils sont contraints
dinscrire leur rapport lenvironnement dans une
relation rifie ; ils ne peuvent plus percevoir les
lments dune situation donne quen valuant
limportance de ces lments laune de leurs
intrts gostes.
Axel Honneth, La rification : Petit
trait de thorie critique2
Introduction
Lanalyse du contrat dassurance est source de paradoxes. Dun ct, la
gestion des risques et la mise en commun des intrts de tous les
preneurs sinscrivent dans un procd de nature sociale, si ce nest
denvergure osons le mot socitale. De lautre ct, tant la
prolifration des risques de toutes sortes que la segmentation toujours
plus prcise des niches dassurs couvrir et lconomie actionnariale
dans laquelle sintgre avec vigueur le commerce de lassurance3 font en
sorte que le contrat est dsocialis et les parties dpersonnalises. Le
preneur et lassureur sont gnralement opposs lun lautre et doivent
se protger de la fraude probable et des tactiques de marketing et de
rdaction stratgique des polices. Dans un tel univers de litiges potentiels,
le juriste en vient souvent perdre de vue le rle global du contrat
dassurance et de son fonctionnement pour interprter le contrat
dassurance comme un strict change commercial. Nul doute que la
couverture expansive dploye par les assureurs et le (faux ?) besoin que
1 Paris, Payot & Rivages, 2008 la p 33.
2 Paris, Gallimard, 2007 la p 22 [Honneth, Trait].
3 Selon une auteure, lassurance prive serait aujourdhui uniquement voue aux intrts
du capitalisme marchand. Voir Florence Millet, La notion de risque et ses fonctions en
droit priv, Paris, LGDJ, 2001 la p 234.
320 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
nous ressentons de nous surassurer4 contribuent la perception dune
simple offre de service supplmentaire dans une socit de consommation
qui fait la part belle aux contrats prrdigs. Dans ce contexte, tant la
faible reconnaissance de laspect fondamentalement interpersonnel et
humain la base de lassurance que la distance critique face la mise en
march et sa rgulation par le biais de rgles juridiques nous
ramnent une notion connotation marxiste, soit la rification.
Dans un texte antrieur5, nous nous sommes intresss au lien
possible entre la notion de rification et celle de contrat. Dans le prsent
texte, cest dune manire plus prcise au contrat dassurance que nous
voulons nous attarder, ou plutt lide que se fait le juriste du
preneur/assur titre de risque valuer. Autrement dit, au sein de la
relation contractuelle qui le lie lassureur, le preneur/assur est-il peru,
et peut-il tre peru, autrement qu titre de bien conomique risqu ?
Inversement, lassureur est-il davantage, au plan contractuel toujours,
quun commerant dont il faut savoir soutirer le maximum de bnfices ?
Il nous parat pertinent de tenter de rpondre ces questions pour mieux
cerner le processus obligationnel qui lie les parties. Alors que la relation
contractuelle est dabord et avant tout considre titre de valeur
conomique par les juristes, il semble ncessaire de rflchir la
possibilit de rhumaniser le contrat par le biais de rgles juridiques qui
ne font pas uniquement appel des prceptes moraux flous en mal de
lgitimation6. Il est donc intressant de se pencher sur certains des
travaux en philosophie du droit de Csaba Varga portant sur la question de
la rification, ainsi que sur ceux plus rcents du philosophe Axel Honneth,
afin de vrifier si la question de la rification peut tre pertinente
ltude du contrat dassurance. Ceci a pour but de stimuler une critique de
4 Au droit de lassurance, on cherche opposer une sorte de droit lassurance qui
serait rendu ncessaire par la place qua pris lassurance dans la vie quotidienne.
Laccs lassurance serait une condition pour mener une vie sociale normale. Et cela
justifierait quon linscrive dans un cadre qui la socialise (Franois Ewald, Gntique
et assurance [1999] RGDA (3e) 539 la p 532).
5 Andr Blanger, From the Reification to the Re-Humanization of the Contractual
Bond? dans Bjarne Melkevik, dir, Law and Philosophy in the XXIth Century, Fest-
schrift for Csaba Varga, Budapest, Akadmiai Kiad [ paratre].
fait
la ralit
la synthse suivante de
6 Nous prenons en exemple une dfinition dun des plus grands thoriciens du contrat
civiliste qui
juridique contractuelle
contemporaine : De la finalit de justice contractuelle se dduit la recherche de
lgalit des prestations par le respect dune procdure contractuelle effectivement
correcte et quitable [nos italiques] (Jacques Ghestin, Le contrat en tant quchange
conomique (2000) 92 Revue dconomie industrielle 81 la p 100). notre avis, cest
la rfrence ces notions vagues de rectitude et dquit qui est source de difficults
puisquelle sape toute emprise argumentative et empche toute avance thorique
vritable en matire de thorie du contrat.
LE CONTRAT DASSURANCE CONEMPORAIN 321
la conception hgmonique actuelle en matire de contrat dassurance qui
sappuie sur une stricte perspective utilitariste, si ce nest actuarielle7.
Notre intention est de proposer quelques pistes de rflexions
doctrinales qui permettront dclairer les relations contractuelles et
denvisager une thorie densemble base sur les rapports sociaux de
communication et de recherche dentente commune. Dans cette optique, le
contrat dassurance titre dobjet dchange et denrichissement pourrait
devenir un outil de communication sociale et juridique tout autant sinon
davantage quun bien conomique. En ce sens, la relation dassurance
entre le preneur et lassureur appelle la considration dun double rle
social, soit celui gnral de lassurance et du regroupement quil implique
sa base, tout comme celui de la dfinition et de la prise en compte des
risques (I). Or, tant la thorie des contrats que la pratique juridico-
assurantielle tendent vers une individualisation et une rification des
parties et de la relation obligationnelle dans son ensemble (II).
I. Le rle socital en transformation du contrat dassurance
Lassurance et la cration de contrats quelle stimule est plus quune
offre de services. Dveloppe avec la modernit, elle se situe au centre de
la vie sociale. Il est reconnu que les systmes dassurance visent […]
socialiser [l]es dangers 8. Le rle social de lassurance transparat tant
par son objet quest la protection que par sa nature dchange et de
communication importante dinformations9. Lassurance est si bien
7 Voir Didier Dacunha-Castelle, Chemins de lalatoire : Le hasard et le risque dans la
socit moderne, Paris, Flammarion, 1996 la p 12 :
Ds que lon touche au champ social, plus encore qu lusuel, on doit se
convaincre la fois de l trange pouvoir des mathmatiques et marquer
les limites de leur pertinence comme instrument privilgi danalyse. Les
mathmatiques, en particulier celles de lalatoire, ne doivent pas tre
lalibi peu convaincant invoqu par ceux qui refusent les dbats
idologiques au nom dun ralisme fond sur des calculs dont on occulte les
prmices.
8 Patrick Peretti-Watel, Sociologie du risque, Paris, Armand Colin, 2003 la p 10
[Peretti-Watel, Sociologie].
9 En ce sens, voir Franois Ewald, Ltat providence, Paris, Grasset, 1986 aux pp 283-
84 [Ewald, Providence] :
La technologie du risque constitue lchangeur, llment commun qui permet
la fois la communication entre les diverses sciences sociales et le point de
passage entre la thorie et ses pratiques. […] Et lon voit mal comment des
socits du risque comme les ntres nutiliseraient pas lensemble des
informations sur les individus que lon est dsormais capable de stocker et de
mettre en communication.
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implante en occident10, quelle sert de mtaphore anachronique la
protection quapportaient les seigneurs lpoque fodale11. De l
soutenir que les compagnies dassurances contemporaines constituent les
nouveaux seigneurs, il y a un petit pas que nous souhaiterions ne pas
franchir ici de peur de sombrer dans la polmique. Restons, pour linstant
tout le moins, dans le domaine du consensus et permettons-nous de
souligner le rle socital de lassurance et, par consquent, les liens
invitables que cette dernire doit entretenir avec le droit (A). Nous
pourrons ainsi aborder galement la relation entre le dveloppement du
contrat dassurance par rapport la perception de la notion de risque quil
se doit dencadrer (B).
A. Le rle socital de lassurance
Lassurance, qui prenait lorigine la forme dun contrat isol et dun
genre unique, sest transforme en une entreprise qui ne qualifie pas
uniquement diverses formes de contrats, mais qui fait dsormais lobjet
dun droit particulier12. partir de ce constat juridique, un lien doit tre
fait avec la considration globale de lassurance titre de protection des
imprvus : elle concerne la catastrophe, la menace et laccident.
Lassurance est aujourdhui surprsente. Nous vivons dans une socit
assurantielle, selon lexpression clbre de Franois Ewald, socit dans
laquelle le risque occupe une place, qui tort ou raison, joue un rle
socital. Quelles quen soient les raisons sociologiques et conomiques
ce qui ne peut videmment faire lobjet du prsent texte la socit
occidentale tend se diviser de plus en plus entre riscophiles et
riscophobes, comme si soudainement, dans lhistoire de lhumanit, nous
10 Citons ici trois uvres qui sont lorigine de la thorisation du phnomne : Ewald,
Providence, supra note 9, ouvrage dans lequel lauteur dveloppe lide de la socit
assurantielle ; Ulrich Beck, La socit du risque : Sur la voie dune autre modernit,
Paris, Flammarion, 2001, qui a popularis la notion de socit du risque ; Anthony
Giddens, Les consquences de la modernit, Paris, LHarmattan, 1994, qui forge la
notion de culture du risque .
11 Claude Jessua, Le capitalisme, 3e d, Paris, Presses Universitaires de France, 2006 la
p 13 :
Les cultivateurs, les serfs, taient dsormais attachs la personne et la
terre dun seigneur qui ils devaient corves et autres prestations en nature.
Celui-ci, en retour, leur devait aide et protection. Le systme fonctionnait
comme une assurance en nature. On pourrait pousser plus loin lanalogie en
remarquant que le seigneur lui-mme pouvait tre dans la situation de
devoir rendre hommage plus puissant que lui, savoir un suzerain dont il
tait le vassal, ce qui constituait en somme un systme de rassurance.
12 Voir Jacques Hron, Prface dans Vronique Nicolas, Essai dune nouvelle analyse
du contrat dassurance, Paris, LGDJ, 1996 la p 4.
(la prime) contre
nous tions rendus compte que la vie est mortelle13. Partant de cette
entre en matire aux accents dramatiques, venons-en ce qui permet de
contrer, aujourdhui, ces risques, accidents et malheurs multiples, soit
lassurance. Elle se dfinit par le fait de se regrouper afin de se prvenir
collectivement (lensemble des assurs), en payant individuellement une
certaine somme dargent
la survenance dune
catastrophe quelconque (le risque). Tant en raison de lampleur de
linvestissement du commun des mortels pour sassurer au cours de sa vie
nous parlons aujourdhui du consommateur dassurance, bien que le
contrat dassurance ne soit pas rgi par la Loi sur la protection du
consommateur14 que des
les
actionnaires et du rle conomique fondamental de lassurance, il importe
de tenter de saisir la philosophie gnrale qui sous-tend les rgles
juridiques.
Lassurance se rapproche de lutopie, non pas entendue dans un sens
pjoratif, mais bien comme une volont de trouver mieux pour lhomme en
socit et de justifier sa condition15. Sans aller jusqu soutenir, avec
Ewald, que le risque est le mode moderne du rapport autrui 16, il faut
13 Ewald, Providence, supra note 9 aux pp 15-16 :
importants profits dgags par
LE CONTRAT DASSURANCE CONEMPORAIN 323
Laccident, cet vnement au fond minuscule et toujours un peu insignifiant,
qui semblerait ne devoir concerner chacun que dans son intimit individuelle
et familiale, est devenu, selon un processus complexe qui pourrait bien servir
caractriser lhistoire de nos socits, un phnomne social, gnrateur de
devoirs et dobligations propres. […] La menace de laccident non seulement
plane sans cesse, sans jamais laisser de rpit, exigeant une attention et une
prudence constantes, mais elle sinscrit dans une chane continue de risques
et de dangers qui semble caractriser la modernit : Vivre devient mortel .
14 LRQ, c P-40.1.
15 Franois Ewald, Les valeurs de lassurance dans Franois Ewald et Jean-Herv
Lorenzi, dir, Encyclopdie de lassurance, Paris, Economica, 1998, 399 aux pp 422-24 :
Les valeurs de lassurance font de la socit assurantielle quelque chose
comme une utopie, au sens de Thomas Moore et Campanella. […]
Lassurance doit se dvelopper dans le cadre dun combat qui nest pas
seulement conomique […], mais aussi axiologique. […]
Elle sest trouve marginalise lorsque la morale collective est passe du ct
de la solidarit du solidarisme. Elle ne retrouvera une pleine lgitimit que
lorsque lutopie qui la porte redeviendra une utopie sociale.
Tel que le prcise Ewald, il faut comprendre le terme utopie au sens premier, dvelopp
par Moore (1516) et Campanella (1532), soit celui dune critique du rgime existant et la
proposition dune solution autre, qui nexiste pas , ou qui nexiste nulle part , en
aucun lieu . Ce nest que plus rcemment, soit la fin du dix-neuvime sicle, sous
linfluence du courant marxiste, que le terme a acquis une connotation irraliste ,
parce que ne rpondant pas des critres scientifiques.
16 Ewald, Providence, supra note 9 la p 20.
324 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
reconnatre quune telle conception souligne linterdpendance des
individus entre eux 17. Ces constats nont plus rien voir avec la
responsabilit. Ce sont des lments de la ralit sociale qui incitent
rflchir sur des choix de socit dont certains,
invitablement,
concernent lassurance18. Choix profonds, dautant plus que lassurance
suit le dveloppement des grandes tendances sociales. Sans compter que
le contrat dassurance se prsente au carrefour de plusieurs grandes
branches du droit qui elles-mmes ont pour but de rglementer
dimportants changements sociaux : droit civil et conomique dune part
(le contrle des changes et du commerce, soit la vente dassurance), droit
de la responsabilit (soit le contrle des comportements entre individus19)
et du droit social (le vaste dbat portant sur lassurance maladie ou encore
le non-dbat relatif lassurance-mdicaments). Rappelons galement ici
les deux origines de lassurance : alpine et tourne vers lentraide, versus
anglo-saxonne et lie au dveloppement du capitalisme actionnarial20.
Nous touchons ainsi le cur du dbat, soit la valorisation dune forme de
lien social dun ct avec laccent mis sur la mutualisation des risques
titre de service et, de lautre, la ngation dun tel lien social par
lexploitation conomique du concept mallable de risque21.
17 Peretti-Watel, Sociologie, supra note 8 la p 51.
18 Michel Albert, Le rle conomique et social de lassurance dans Franois Ewald et
Jean-Herv Lorenzi, dir, Encyclopdie de lassurance, Paris, Economica, 1998, 3 la p
21.
19 Tout nest videmment quune question de perspective et, comme le rappelle fort
propos Patrick Peretti-Watel (La socit du risque, Paris, La Dcouverte, 2001 la p 9
[Peretti-Watel, Socit]) : Cette capacit convertir un dommage en un montant
montaire est caractristique dune socit marchande o largent est devenu un
quivalent universel, qui sert objectiver toute valeur .
20 Voir Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, Paris, Seuil, 1998 la p 101 [Albert,
Capitalisme]. Voir aussi WR Vance, The Early History of Insurance Law (1908) 8
Colum L Rev 1 ; WS Holdsworth, The Early History of the Contract of Insurance
(1917) 17 Colum L Rev 85.
21 Voir Albert, Capitalisme, supra note 20 la 53 :
Ces deux origines renvoient, aujourdhui, un vritable choix de socit :
dans le systme alpin , lassurance constitue une forme dorganisation de la
solidarit ; dans le modle maritime , elle tend au contraire diluer la
solidarit par la prcarit des contrats et surtout, on le verra, par lhyper-
segmentation des tarifs. Dun ct lassurance est une affirmation, de lautre
une ngation du lien social.
Cest pourquoi les deux origines de lassurance se projettent aujourdhui avec
une clart nouvelle sur les deux modles du capitalisme contemporain. Dune
part le capitalisme anglo-saxon, fond sur la prdominance de lactionnaire,
le profit financier court terme, et, plus gnralement, la russite financire
individuelle ; dautre part le capitalisme rhnan, o la proccupation du long
LE CONTRAT DASSURANCE CONEMPORAIN 325
Le contrat dassurance sinscrit donc directement dans le devenir
social. En adquation quasi parfaite avec lconomie, il nen demeure pas
moins un puissant vecteur de cohsion sociale22. Une thorie culturelle
des risques et de leur perception na dailleurs pas pu tre dveloppe sans
raison23. Le risque, sa perception et par consquent sa gestion
assurantielle sont toujours culturels, rattachs des valeurs et, par
consquent, de nature sociale24. De manire surprenante, tous ces
lments sont rarement considrs dans lanalyse juridique du contrat
dassurance. Cest dabord et avant tout la position vulnrable de lassur
qui adhre au contrat complexe offert par lassureur qui est prise en
compte. Par consquent, le droit du contrat dassurance, comme le droit de
la consommation, sest dvelopp autour de lide du contrat titre de
bien potentiellement dommageable pour le preneur. Le contrat, ici la
police, est vid de son contenu interpersonnel et est analys comme une
marchandise plus ou moins avantageuse. Il en va dailleurs de mme pour
le preneur, qui nest quun risque mesur et valu, ainsi que pour
lassureur qui, aux yeux des quidams, prend la forme de vastes entits
conomiques abstraites. Ici, videmment, pointe le danger, voire le constat
invitable, dune rification du lien contractuel, si ce nest des parties ce
dernier. Chacun envisage son vis–vis comme une plus value potentielle
exploiter, non comme une partie prenante dun lien social complexe. Pour
le preneur, il sagira de bnficier de la meilleure protection au meilleur
cot possible, ce qui peut impliquer des rticences au moment de la
dclaration du risque. Quant lassureur et ses actionnaires, il sera
dabord question des parts de march supplmentaires acqurir. Avant
de rflchir davantage ce constat possible de rification du contrat
dassurance, il faut nous attarder quelque peu la notion de risque elle-
mme. Nous verrons que si son volution nexplique sans doute pas elle
terme et la prminence de lentreprise conue comme une communaut
associant le capital au travail sont des objectifs prioritaires.
Conformment leur origine respective, deux logiques profondment
diffrentes dassurance sopposent aujourdhui.
22 Voir Peretti-Watel, Sociologie, supra note 8 la p 53.
23 Voir par exemple Mary Douglas et Aaron Wildasky, Risk and Culture : An Essay on the
Selection of Technological and Environmental Dangers, Berkeley, University of Califor-
nia Press, 1982.
24 Peretti-Watel (Sociologie, supra note 8 la p 6) crit en ce sens :
Le risque est dabord culturel parce que la perception que nous en avons est
culturellement dfinie. Les analyses des conomistes et des psychologues ont
le tort de postuler linnocence culturelle des individus, puisquils ignorent
leur appartenance un groupe social donn ; ils ne sont pas isols,
indtermins, mais immergs, engags dans une communaut, et donc
attachs des valeurs. Cest cette communaut et ces valeurs qui fournissent
lindividu les filtres qui structurent sa perception des risques.
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seule la rification dont lassur fait lobjet, elle est certainement
reprsentative de la dpersonnalisation du lien obligationnel. En ce sens,
la question des risques exploiter, contrler, rpartir, circonscrire et
crer acquiert une importance majeure pour la comprhension juridique
des outils de rgulation du contrat dassurance.
influ sur
invitablement
B. La notion de risque et le contrat dassurance
La notion de risque est reprsentative dun changement social
profond, changement qui a
lanalyse
interprtative du contrat dassurance. Nous nous attarderons aussi sur le
glissement opr par la notion de risque et la transformation de sa
comprhension par les assureurs25 et dans la socit26. La nature
conceptuelle du risque lui permet de sinscrire facilement dans la
dmarche juridique27. Or, la notion de risque, sans doute en partie en
raison de cette nature conceptuelle marque, nest pas sans entraner une
certaine confusion chez les juristes28. Ainsi, plusieurs distinctions doivent
tre faites. Dabord, le risque nest pas le sinistre proprement parler29.
De mme, risque ne signifie pas lvnement qui cause potentiellement
le prjudice30. Pour mieux apprcier cette perception juridique et
contractuelle du risque, nous devons dabord linscrire dans une dfinition
plus globale, soit socio-philosophique. Aprs avoir considr lapparition
relativement rcente de la notion, titre de phnomne strictement
occidental, nous nous attarderons sa transformation qui a men ce que
Ulrich Beck surnomme la socit du risque et qui favorise, ou
25 Tel que le souligne Peretti-Watel (Socit, supra note 19 aux pp 12-14) : La
prolifration du risque est donc dabord verbale. Elle rsulte avant tout des efforts dune
profession : les assureurs ne se contentent pas de constater passivement des risques, ils
cherchent tendre constamment leur champ dactivit en crant des risques, cest–
dire en dfinissant comme tel des dangers et en proposant de les assurer .
26 Millet, supra note 3 la p 9.
27 Ibid la p 327.
28 Nicolas, supra note 12 la p 54 : Dans le langage courant, le risque est sans doute lun
des termes les plus employs dans des sens les plus divers. Par commodit, il est
employ pour dsigner des situations trs diffrentes les unes des autres. La difficult
vient de ce que cette imprcision linguistique a pntr le domaine juridique, et plus
particulirement le droit des assurances .
29 Ibid la p 65.
30 Millet, supra note 3 la p 228 : Le risque doit tre distingu de lvnement. Le risque
est, lors de la formation du contrat, projet. Il est le produit de la conceptualisation des
consquences dommageables possibles dun vnement incertain, contre lesquelles
lassur entend se prmunir. Le risque est le produit de la transformation de
lvnement par le biais du recours la technique actuarielle .
LE CONTRAT DASSURANCE CONEMPORAIN 327
conditionne, la gestion des risques laquelle participe dsormais le
contrat dassurance.
Rappelons ici que la notion de risque est soit rattache lancien
italien risco qui renvoie coupant , cueil et danger couru en
mer , soit au latin rixare et aux consquences potentiellement nfastes
des querelles, ou encore au grec byzantin rizikon (hasard, destin) ou
rhouzikon (forme dimpt), qui aurait donn naissance au terme arabe
rizq31. En franais, risque apparat au milieu du seizime sicle. Le terme
allemand riskieren vient environ un sicle plus tard, tandis que risk en
anglais remonte 174132. De toute vidence, la racine latine et lvolution
du terme sont en lien avec le dveloppement du commerce maritime
mditerranen et doivent tre rattaches, sans doute de manire
mtaphorique, lide de navigation33. Il faut donc comprendre que le
terme risque nexistait pas avant le seizime sicle. Est-ce dire que la
notion tait inconcevable ? Pour rpondre une telle question, il faudrait
largir considrablement le cadre de cette tude et faire une analyse
smantique prcise des termes dancien franais tels que peril, dangier et
fortune34. Nous devrons nous contenter ici du constat historique selon
lequel la sensibilit au danger35 tait videmment prsente, mais que sa
reprsentation diffrait de manire importante36.
31 Alain Rey, dir, Dictionnaire culturel en langue franaise, Paris, Dictionnaires Le Robert,
2005, sub verbo risque .
32 Voir Alain Guerreau, LEurope mdivale : une civilisation sans la notion de risque
(1997) 31 Risques 12.
33 En sens, voir Dacunha-Castelle, supra note 7 aux pp 119-20 : Risque est lhritier de
risicare, doubler un promontoire en italien du sud. La mtaphore marine porte le
couple ala-action : derrire le promontoire, il y a le danger ou le paradis, pour passer le
promontoire, il faut naviguer .
34 Voir Guerreau, supra note 32 la p 12.
35 Patrick Peretti-Watel ( Risque et innovation : un point de vue sociologique (2003) 18
Innovations 59 la p 61 [Peretti-Watel, Innovations ]) souligne la distinction
apporter entre risque et danger :
[Danger] vient du latin dominarium, le pouvoir de dominer, qui implique la
prsence dune volont adverse qui contraint lindividu, se rend matre de lui.
Au contraire, le risque est un danger sans cause, accidentel. Quelques sicles
plus tard, la philosophie librale reprendra son compte cette notion, pour
forger une nouvelle conception lacise du mal : le mal est rduit ladversit,
cest un lment normal de notre existence, ncessaire notre constant
perfectionnement, sans cause ni malveillance, humaine ou divine.
36 Voir Guerreau, supra note 32 la p 13. Voir aussi Anthony Giddens, La socit du
risque : le contexte politique britannique (1997) 32 Risques 42 la p 42 [Giddens,
Socit du risque ].
328 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Il est utile de faire le lien entre la nature des dangers et les
rponses apportes pour les contrer37. Par exemple, aux flaux tels
lpidmie et la maladie, le Moyen ge oppose un taux de natalit lev et
les plerinages38. Ajoutons que dans certains cas, la menace de
damnation39 tait neutralise par un changement de croyances plutt que
de comportements40 ! Dans un tel contexte, la relation au divin paraissait
inluctable. Le seul salut vritable venait de Dieu41. Consquemment, la
prise en compte du risque dfiait lordre religieux, ou tout le moins
sinscrivait dans lvolution du jugement moral port sur le hasard42,
dautant plus dans un contexte marchand43. Ds lors, nous pouvons
commencer traiter la notion de risque titre de concept matris et
appropri44, non par lensemble de la population, mais par certaines
franges45. Pour simplifier, prsentons cette priode comme tant celle de
37 Voir Guerreau, supra note 32 la p 14.
38 Ibid.
39 Voir Jean Delumeau, Le pch et la peur : la culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe
sicles), Paris, Fayard, 1983 la p 426, tel que cit dans Peretti-Watel, Sociologie, supra
note 8 la p 34. Il rappelle la frayeur vhicule par les pastorales : Aprs que tu auras
t en enfer autant de milliers dannes, autant de millions dannes quil y eu de
moments depuis le commencement du monde, quil y a de brins dherbe sur la terre,
quil y a de grains de sable au bord des rivages… tu ne feras que commencer [
souffrir] .
40 Voir Emmanuel Le Roy Ladurie, Montaillou, de 1294 1324, Paris, Gallimard, 1975,
tel que cit dans Peretti-Watel, Sociologie, supra note 8 la p 32.
41 Voir Guerreau, supra note 32 la p 15.
42 Dacunha-Castelle, supra note 7 la p 241.
43 Voir Guerreau, supra note 32 la p 17.
44 Voir par ex Peretti-Watel, Sociologie, supra note 8 la p 42 : Avec la Rforme, le salut
nest […] plus accessible par des achats massifs de messes. Il dpend de la vie morale du
croyant : celui-ci en est rendu responsable . Voir aussi Perre Lantz, Dcider, cest
risquer (2002) Mouvements 175 la p 176 : Lattitude lgard de lavenir (et la
conception que nous nous faisons de la temporalit) se transforme lorsque lentreprise
humaine ne se contente pas de reprer les signes de la faveur des dieux, mais prtend
quil est lgitime de saisir lavenir en sefforant de le prvoir et den tirer avantage : Chi
non risica non guadagua (1589) [nos italiques].
45 Tel que laffirme Jean Delumeau, Rassurer et protger : Le sentiment de scurit dans
lOccident dautrefois, Paris, Fayard, 1989 la p 10 [Delumeau, Rassurer] :
Un regard mme rapide sur les dbuts de la modernit europenne fait
apparatre la justesse de lintuition de Lucien Febvre. Car les assurances
maritimes et
les progrs techniques en matire de navigation se
dvelopprent en Occident en mme temps que se rpandaient la doctrine de
la justification par la foi, la pratique du chapelet et les prires pour les mes
au purgatoire. Ces concidences sont-elles fortuites ? Lhomme ne se
dcoupe pas en tranches, crivait Lucien Febvre, […] lhistoire ne peut, ne
doit tre scinde en deux : ici les affaires, l les croyances .
LE CONTRAT DASSURANCE CONEMPORAIN 329
lapparition du risque titre dinstrument de calcul et de prvention46. Un
exemple clbre peut permettre de rsumer cette transformation de la
relation au danger, soit le tremblement de terre qui dvasta Lisbonne en
1755 et qui fit plusieurs milliers de morts47. Ainsi, pointe peu peu les
bases idologiques dune foi moderniste novatrice selon laquelle grce
aux futurs progrs des sciences et des techniques, une nouvelle
catastrophe pourrait, lavenir, tre vite 48. La perception nest
videmment plus la mme aujourdhui et un revirement idologique
important sest opr depuis49. Il y a donc eu transformation du risque, de
la relation ce dernier et de la perception que nous en avons. Cette
deuxime tape peut tre dfinie comme notre accession la socit du
risque et nous verrons quelle est concomitante de la rification des
contractants.
46 Selon Delumeau, ibid la p 530 :
La naissance et lessor des assurances maritimes sont replacer dans la
longue histoire des rapports de lhomme dOccident avec le temps et lespace
rapport qu partir notamment de la Renaissance il modifia de plus en
plus son avantage. Tandis quen peinture et en sculpture il dcouvrait les
lois de la perspective, apprenant jouer avec les points de fuite et raliser
dtonnants raccourcis, il parvenait aussi mieux imposer sa loi aux
distances et moins redouter limmensit de ltendue.
47 Franois Ewald ( Interview (1999) 40 Risques 10 la p 15 [Ewald, Interview ])
rappelait ainsi la raction de certains penseurs de lpoque :
Souvenons-nous des ractions au tremblement de terre de Lisbonne : les
optimistes les partisans de la philosophie de Leibniz et Pope
soutenaient que ces 20 000 morts taient ncessaires pour que ce monde soit
le meilleur des mondes possibles et que le mal terrible dont le Portugal tait
victime tait certainement la condition dun plus grand bien ailleurs ou
demain ; dautres invoquaient les voies impntrables de la Providence
divine, quand Voltaire saisit loccasion dune vigoureuse (et victorieuse)
dnonciation de Leibniz le docteur Pangloss de Candide et plaida quil
fallait accepter lirrductible existence du mal dans la nature, ce quoi Jean-
Jacques Rousseau rpliqua, comme tout moderne cologiste, que si les
hommes navaient pas construit Lisbonne sur une zone sismique, on nen
serait pas l.
48 Luc Ferry, De la peur comme nouvelle passion dmocratique : vers la socit du
risque (2001) 48 Risques 72 la p 72.
49 Franois Ewald et Jean-Herv Lorenzi, formule comme une question dans Hubert
Curien, Interview (2000) 44 Risques la p 7 :
La notion de risque, depuis Pascal jusquaux annes 1970, a t utilise
comme instrument de mesure, et donc de rduction de lincertitude. Depuis
cette poque, sans doute dans le sillage de lcologie, on assiste une toute
autre utilisation : le risque comme producteur dincertitude, la notion sy
prtant assez bien puisque le risque est toujours virtuel.
330 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
II. La rification du lien contractuel en droit des assurances
La matire contractuelle que sont les risques sera le stimuli pour
lassur, le stimuli de crainte, le stimuli de sagesse, de responsabilit
lgard dautrui, de ses proches, voire de lui-mme, pour linciter, encore et
davantage, se protger . Nous connaissons tous ce paradoxe de
lpoque moderne qui se veut la fois plus scuritaire et plus dangereuse
parce que mieux matrise. Or, ce paradoxe en vertu duquel sopposent
riscophiles et riscophobes fait partie prenante du dveloppement du
contrat (A). Il nest qu considrer le nombre de polices de toutes sortes
produites annuellement pour sen convaincre :
Il existe une relation troite entre lexplosion des risques, hyper
individualisation des pratiques et la privatisation des assurances. Si
les risques se multiplient linfini et si lindividu est seul pour y
faire face, cest lindividu priv, privatis, de sassurer lui-mme, sil
le peut. La matrise des risques nest plus ds lors une entreprise
collective, mais une stratgie individuelle, tandis que lavenir des
assurances prives est, lui, assur travers la multiplication des
risques. Leur prolifration ouvre un march quasiment infini au
commerce des assurances50.
Or, si notre perception du contrat dassurance doit sinscrire dabord et
avant tout dans le cadre dun march exploiter, de rfrences
montaires et de preneurs/consommateurs/adhrents lier sur le plan
commercial, la relation assurantielle perd, au plan juridique, une grande
part de son sens. Le preneur, titre de risque valuer et de valeur
dfinie, est dpersonnalis51. Ce faisant, cest le contrat titre de norme
prive, dentente raisonne et dagent de
libert conomique et
dmocratique qui est dnatur. Se dveloppe ainsi un paradoxe important
par rapport laspect social de lassurance puisque la culture du risque
incite lindividualisation et la ngation du lien social quest justement
le contrat dassurance52. Dans un tel contexte, la rification des parties est
de mise et la norme juridique devient un leurre au service de lconomie
de march
la comprhension du contrat se transforme
constamment, son rle, dans notre modernit poursuivre, ne cesse
invitablement de saffirmer. Le contrat nest pas un concept abstrait qui
50 Robert Castel, Linscurit sociale : Quest-ce qutre protg ?, Paris, Seuil, 2003 la p
(B). Si
64.
51 En rfrant aux travaux de Simmel, Peretti-Watel (Sociologie, supra note 8 la p 53)
crit : Largent libre et enchane la fois les individus, il dpersonnalise les relations
sociales .
52 Matrise individuelle, anticipation, adaptation, plutt que discipline et obissance :
cette conception de la conduite est bien en phase avec la culture du risque (Patrick
Peretti-Watel, La culture du risque, ses marqueurs sociaux et ses paradoxes : Une
exploration empirique (2005) 56 Revue conomique 371 la p 375).
LE CONTRAT DASSURANCE CONEMPORAIN 331
favoriserait laporie, permettant de ce fait des palabres valables par eux-
mmes et pour eux-mmes, mais un fait devant sinscrire dans une
approche fonctionnelle qui le peroit dabord et avant tout comme un
outil53. Cependant, cet outil nest pas strictement conomique, mais
dabord juridique, ce qui implique la prise en compte entre autres des
impacts du synallagma dans la socit. Il faudrait par consquent viter
de tout ramener au strict niveau de lintrt des parties54 puisque ce
faisant, le droit des assurances fera fi de plusieurs dimensions sociales
dimportance que lon pourrait, par opposition et dans un dsir
dobjectivit, qualifier de dimensions humaines55. En ce sens, il ne faut pas
perdre de vue quavant de produire de lconomie, le rapport contractuel
en gnral, et assurantiel en particulier56, cre des normes juridiques. Ce
rapport normatif fondamental ne peut tre occult. Par consquent, dans
un contexte de modernit juridique, il faut viter que seule la dimension
conomique simpose aux parties57 (C).
53 Nous partageons lopinion de Ghestin (supra note 6 la p 81) qui crit : Il faut donc
renoncer faire du contrat un concept pour accepter de le rduire au rle plus modeste,
mais plus exact, de notion juridique, dont la seule justification ne peut tre que
fonctionnelle .
54 En ce sens, voir Ghestin, ibid aux pp 97-98 et le texte correspondant la note 114.
55 Voir Horatia Muir Watt, Du contrat relationnel : Rponse Franois Ost dans La
relativit du contrat, t 4, Association Henri Capital des amis de la culture juridique
franaise : Journes nationales, dir, Paris, LGDJ, 2000, 169 la p 172 : Il est probable
en effet que la plupart des contrats comporte au moins un lment que lon ressent,
intuitivement, comme un potentiel dhumanit de relationnalit se profilant sous
le rapport dsincarn dobligations .
56 Laccent est dailleurs souvent mis sur le capital que reprsente lassur aux yeux de
( Quel cadre politico-juridique pour
processus dassurance. Franois Ewald
lassurance ? (2005) 63 Risques 78 la p 79) crit cet effet :
[C]ela suppose un rapport de lhomme lui-mme un peu singulier. En
particulier, il faut que lhomme estime quil a lui-mme une valeur
(naturellement, les hommes estiment quils ont une valeur, souvent peut-tre
exagre dailleurs), en tout cas une valeur marchande. On nassure que ce
qui a un prix montaire. Pour penser lassurance vie, il faut penser que la vie
dun homme est estimable prix dargent. Certains diront : ce nest pas trs
humaniste ! Cest ce que lon pensait encore lorsquon rdigeait le Code civil.
Portalis, dans le chapitre sur les contrats alatoires, qui dailleurs proscrit
lassurance, va dire : On ne peut pas assurer la vie des hommes parce que la
vie na pas de prix. Les assureurs rpondront : Pas du tout ! Lhomme a un
prix. Et ils ajoutent : Lhomme est un capital.
57 Ce que ne dment pas Ghestin (supra note 6 la p 85) lorsquil crit :
Le contrat doit tre destin produire des effets de droit, condition
ncessaire pour donner aux volonts leur pleine signification. Il a pour effet,
au plan hirarchique qui est le sien, de crer des normes juridiques. Il exige la
participation des assujettis la cration mme de la rgle laquelle ils
seront soumis. Il faut, cet gard se garder de confondre le pouvoir de crer
332 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
A. La prolifration des risques et la marchandisation des assurs
Sans cder au pathos, il est salubre de rappeler que lhomme
se caractrise par sa finitude, et que savoir quil est mortel
est pour lui le commencement de la sagesse.
Robert Castel, Linscurit sociale58
Selon Beck, nous serions entrs dans une deuxime phase de la
modernit, aprs celle de lapparition du risque qui prit son essor au dix-
septime sicle et qui domina le dix-neuvime sicle. Cette seconde
modernit se caractrise par une prise de conscience des risques
engendrs par son propre dveloppement, par la technique omniprsente59
et le souhait de mondialisation. Les risques, jusqualors exognes,
deviennent endognes60. Au plan juridique, sans aller jusqu soutenir que
l endognisation des risques que nous vivons actuellement conduit
directement la judiciarisation de la responsabilit, une relation peut
tout de mme tre tablie. En effet, du moment o le justiciable occidental
se peroit comme lauteur des maux qui laccablent, il cherche la source de
ces derniers autour de lui et le processus judiciaire lui facilite la tche. La
spirale inflationniste dommages-indemnisation judiciaire-assurances en
vertu de laquelle laccident et la force majeure nont plus leur place
sinscrit dailleurs dans ce quEwald nomme la dmocratie du risque 61.
Cette vision juridique cadre parfaitement dans une socit du risque telle
que dfinie par Giddens et dans laquelle la vie nest plus vcue comme un
simple destin62. Le changement de perception du risque est ainsi illustr
par Beck :
[…] par le concept d incertitudes produites , on entend que la
structure sociale des connaissances produit des risques par le fait
mme des tentatives qui visent les matriser. Il est alors possible
de saisir avec plus de clart la diffrence entre, dune part, les
risques qui caractrisent la socit industrielle et lordre social
bourgeois, et, dautre part, les prils et les exigences de la socit du
risque. Lentre dans la socit du risque a lieu au moment o les
dangers qui rsultent aujourdhui des dcisions prises et sont par
consquent produits par la socit sapent et/ou font disparatre les
la rgle et celui de participer, par la ngociation, le dialogue, son
laboration. Ce nest pas la ngociation qui fait le contrat, mais la cration
dune rgle par un accord de volonts. Les contrats dadhsion restent des
contrats et les rglements ngocis des rgles imposes aux assujettis.
58 Supra note 50 la p 88.
59 Ulrich Beck, Le concept de socit du risque (1997) 32 Risques 81 la p 84 [Beck,
Concept ].
60 Voir Giddens, Socit du rique , supra note 36 la p 43.
61 Ewald, Interview , supra note 47 la p 16.
62 Voir Giddens, Socit du rique , supra note 36 la p 41.
LE CONTRAT DASSURANCE CONEMPORAIN 333
systmes de protection tablis partir des calculs de prvoyance de
ltat63.
Changement quant la mentalit de rgulation (dmocratisation), mais
aussi changement quant la nature des risques : on passe des risques
sociaux (majeurs) aux risques de lexistence 64. Au plan lgal, cette
transformation sexprime aussi par le passage de la faute au risque65.
Progressivement, ce passage de la faute au risque va contribuer et
participer la transformation de notre relation assurantielle66. Cest donc
la perception des malheurs qui se transforme et non leur nature. Il faut
comprendre que [c]oncevoir un dommage comme un accident pose
problme : cest un dgt sans […] faute, il exige rparation mais nest pas
imputable. Cest ici quintervient lassurance : elle permet justement de
rembourser la victime, sans quil soit ncessaire de trouver un
coupable 67. Toutefois, mme dans un contexte de seconde modernit, de
socit du risque, il y aurait rsurgence de la responsabilit avec le
dveloppement, entre autres, du principe de prcaution. La responsabilit
reprend alors sa fonction prophylactique68. Peut-tre pouvons-nous dceler
dans tout cela la rsultante du rle social toujours marqu de lassurance,
voire ltablissement dune nouvelle justice distributive, non plus des
richesses, mais des risques qui ne peuvent que nous accabler tous69. Le
risque acquiert ainsi une nouvelle dimension sociale essentielle70. Ceci
63 Beck, Concept , supra note 59 la p 85.
64 Voir Ewald, Interview , supra note 47 la p 13 :
Cette endognisation des risques se vrifie aussi en matire dassurance
de dommages : en tmoigne le fait que le risque, longtemps pens comme une
cause dexonration de responsabilit, est devenu au contraire principe
gnral de responsabilisation. Cest que nous avons conscience que nous je
veux dire dans notre activit humaine sommes lorigine des risques que
nous nous faisons courir.
65 Voir Alain Etchegoyen, La notion de responsabilit (1997) 32 Risques 10 la p 11.
66 Voir Ewald, Providence, supra note 9 la p 523.
67 Peretti-Watel, Socit, supra note 19 la p 8.
68 Millet, supra note 3 la p 273.
69 Marie-Anne Frison-Roche, La dialectique entre responsabilit et assurance (2000) 43
Risques 79 la p 84.
70 Ewald (Providence, supra note 9 la p 385) va trs (trop ?) loin en ce sens lorsquil
soutient :
On est entr dans lge dune sophistique du risque : connaissant par avance
le risque que lon est, que telle ou telle activit peut faire courir soi-mme et
aux autres, on se demande partir de quel taux, de quel seuil le risque est,
comme on dit, acceptable . […] Double consquence, la ralisation du
sinistre ne renvoie plus tant la faute dun individu on parlera
dailleurs plutt d erreur qu la responsabilit collective lie la prise
de dcision ; avec une telle extension de la proccupation de scurit, toute
334 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
permettrait dtablir des liens de nature toujours plus complexe entre
notre socit de consommation, le rle des mdias et lobsession
scuritaire, voire assurantielle71. Il est sans doute impossible de trancher
ici savoir si lassurance et la valeur du risque que nous attribuons la
vie en socit constituent la cause ou leffet de notre rapport ambigu
limprvu72. Une chose semble toutefois certaine : lassurance est partie
prenante de ce complexe de passivit . Autrement dit, le monde est de
plus en plus risqu, car notre capacit mettre en vidence de nouvelles
corrlations statistiques augmente chaque jour 73. Sans compter que
notre comprhension du monde marque par le no-libralisme est
confronte une contradiction : exalter le risque pour dynamiser
lconomie ou le supprimer pour protger les citoyens 74. Lassurance et
son succs conomique75 constituent le reflet de notre socit scuritaire76.
dcision, sur quelque objet quelle porte, tend devenir publique et politique,
et la sphre de la vie prive, mme si elle ne disparat pas, doit intgrer,
comme un de ses constituants essentiels, sa dimension collective.
71 Voir Jean Baudrillard, La socit de consommation : Ses mythes, ses structures, Paris,
SGPP, 1970 la p 34 :
Il faut la violence et linhumanit du monde extrieur pour que non
seulement la scurit sprouve plus profondment comme telle (cela dans
lconomie de la jouissance), mais aussi pour quelle se sente chaque instant
justifie de se choisir comme telle (cela dans lconomie morale du salut). […]
La litanie sur la mort automobile nest dailleurs concurrence que par la
litanie des prcisions mtorologiques : cest dans les deux cas un couple
mythique lobsession du soleil et la litanie de la mort sont insparables.
72 Claude Gilbert, La fabrique des risques (2003) 114 Cahiers internationaux de
sociologie 55 la 72.
73 Peretti-Watel, Socit, supra note 19 la p 16.
74 Dacunha-Castelle, supra note 7 la p 9.
75 Voir Louis Chauvel et Christophe Ramaux, Le risque dfaut dmancipation (au
risque de dire tout… et nimporte quoi) (2002) 21-22 Mouvements 166 la p 168 :
Mieux, Beck reconnat lui-mme que le march du risque peut savrer fructueux pour
certains : il y a ceux qui y sont exposs et ceux qui en profitent. Le risque […] est
devenu un business .
76 Castel (supra note 50 la p 7) prcise que :
[…] les socits modernes sont construites sur le terreau de linscurit parce
que ce sont des socits dindividus qui ne trouvent, ni en eux-mmes ni dans
leur entourage immdiat, la capacit dassurer leur protection. Sil est vrai
que ces socits se sont attaches la promotion de lindividu, elles
promeuvent aussi sa vulnrabilit en mme temps quelles le valorisent. Il en
rsulte que
la recherche des protections est consubstantielle au
dveloppement de ce type de socits. Mais cette qute ressemble par
certains cts aux efforts dploys pour remplir un tonneau des Danades qui
laisse toujours filtrer le danger. Le sentiment dinscurit nest pas
exactement proportionnel aux dangers rels qui menacent une population. Il
LE CONTRAT DASSURANCE CONEMPORAIN 335
largement
suprajuridiques,
paraissent
Autrement dit, lassurance est la norme77, reflet de cette culture du
risque pour laquelle le type idal de lhomo oeconomicus […] est tenu de
se conformer 78. Et quel est le rle du contrat dans la socit du
risque ? Pour tenter de rpondre, il faudrait prendre en compte dautres
considrations importantes. Par exemple, lassurance et les nouveaux
risques sont-ils davantage partenaires quopposants ? Les nouveaux
risques sont-ils un frein ou une croissance pour lindustrie79 ? Ces
interrogations,
toutefois
essentielles la dfinition de la fonction du contrat en matire
dassurance. Par son rle social, conomique, politique et juridique,
somme toute en raison de son rle majeur, lassurance ne peut quaffecter
le dveloppement du contrat. Et si cest le cas, le fait-on consciemment ?
Alors que le contrat dassurance est tout sauf un modle dentente
conventionnelle classique
impos et
adhsion aveugle), cest pourtant toujours en rfrence des balises
classiques que lon cherche lencadrer, sinon le comprendre : nous
rfrons ici aux notions de plus haute bonne foi et de respect de mutualit
auxquelles sont soumis les assurs de toute nature. Le contrat
dassurance est
la transformation de notre
comprhension du contrat. Cest ce que permet justement notre relation
aux nouveaux risques : nous les crons pour mieux les accepter et les
intgrer notre mode de vie qui ne peut sen passer (quil sagisse
dassurance vie ou IARD (Incendie, Accidents et Risque Divers)). De ce
fait, ils sont parties prenantes de notre existence et ils ne peuvent
(vocabulaire technique, texte
lavant-garde de
est plutt leffet dun dcalage entre une attente socialement construite de
protections, et les capacits effectives dune socit donne les mettre en
uvre. Linscurit, en somme, cest dans une large mesure lenvers de la
mdaille dune socit de scurit.
77 Franois Ewald ( Socit assurantielle et solidarit : Entretien avec Franois Ewald
(2002) 10 Esprit 117 la p 129) le soulignait en ces termes : Le risque le plus grand
nest pas dtre malade, davoir un accident, mais de ne pas tre couvert si cela doit
arriver. Lassurance, lassurabilit devient elle-mme sa propre fin. Nous voulons tous
rester, indfiniment, assurables. Cest devenu la condition dune vie normale .
78 Patrick Peretti-Watel, Socit assurantielle, socit du risque, ou culture du risque
(2006) 67 Risques 81 la p 84.
79 Rfrant la multitude de mesures religieuses instaures au dix-septime sicle pour
contrer linscurit, Delumeau (Rassurer, supra note 45 la p 569) souligne : Ne
sourions pas trop vite de ces accumulations. Nous avons fait mieux depuis. […] Nous
dpensons beaucoup plus en retenues pour la retraite et en assurances diverses que nos
prdcesseurs nont donn lglise romaine pour raccourcir le temps de purgatoire de
leurs parents et deux-mmes . Ce qui demeure vrai mme si lachat de messes connu
aussi une progression fulgurante : Ainsi au XIVe sicle un marchand avignonnais
achte 1 000 messes post-mortem, quil rpartit entre diffrentes glises et couvents. Les
investissements pour lau-del connatront une vritable escalade : en 1569, Jean de
Grailly achte 50 000 messes (Peretti-Watel, Sociologie, supra note 8 la p 35).
gnralise
cette
perspective
le prciser,
336 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
quinfluer sur limportant outil dchange et de prvision quest le
contrat. Lorsquils sont dfinis, contrls et accepts, parce que rentables
faut-il
les nouveaux risques deviennent matire
contractuelle. Tel que le souligne Patrick Peretti-Watel : La culture du
risque
sphre
conomique : dsormais, chacun dentre nous est tenu de devenir
lentrepreneur de sa propre existence, pour se dcouvrir et saccomplir lui-
mme, forger son identit personnelle et sa russite sociale 80.
Cest cette matire contractuelle qui sera exploite et modele (sous
forme de couvertures et dexclusions) par les assureurs et les preneurs,
parce que ces derniers constituent
le risque valuer et
dpersonnaliser. Sous lapparente prise en main de chaque individu, ne
trouve-t-on pas en fait un assur rifi par lassureur en raison sans doute
de cette approche entrepreneuriale qui incite au final les parties
sexploiter et se manipuler lune lautre ?
de
la
hors
B. La notion de rification et le contrat dassurance
Comment aborder la relation obligationnelle qui lie le preneur
lassureur, dans un contexte de contrat de masse, titre de vritable
cration juridique plusieurs voix (soit la naissance de lobligation
contractuelle), et donc comme le fruit de la volont des parties et non
comme un trope81 ? Les difficults thoriques sont de taille dans la mesure
o la relation contractuelle encadrant la gestion des risques sinscrit dans
une nouvelle forme dindividualisme qui serait propre notre modernit
tardive82. Si cela savre vrai, ne serait-ce quen partie, il faudrait alors
80 Patrick Peretti-Watel, La culture du risque, ses marqueurs sociaux et ses paradoxes :
Une exploration empirique (2005) 56 : 2 Revue conomique 371 la p 374.
81 Marie-Claude Prmont, Tropismes du droit : logique mtaphorique et logique
mtonymique du langage juridique, Montral, Thmis, 2003 la p 134.
82 Axel Honneth (La socit du mpris : Vers une nouvelle thorie critique, Paris, La
Dcouverte, 2006 la p 312-13 [Honneth, La socit du mpris]) crit en ce sens :
Aussi nest-il pas entirement faux de parler, avec Ulrich Beck ou Anthony
Giddens, dun nouveau stade de lindividualisme, spcifique notre
modernit tardive ; lindividualisme rflexif. condition toutefois de garder
lesprit que cette forme dindividualisme ne rsulte pas dune intensification
pour ainsi dire linaire, mais dun renforcement rciproque de dynamiques
indpendantes : ce qui sest pass ici peut tre dcrit, dans les termes de Max
Weber, comme une synergie de transformations matrielles, sociales et
intellectuelles prsentant tellement de traits communs que de leur
conjonction est ne une nouvelle forme d individualisme .
[…] Quelles que soient les causes sociales que lon assigne au phnomne, il
semble hors de doute que, en lintervalle de deux dcennies seulement, les
formes dexistence se sont fortement individualises : les membres des
LE CONTRAT DASSURANCE CONEMPORAIN 337
reconnatre au contrat dassurance une nature intersubjective que lui
refuse justement la rification dont il semble faire lobjet aujourdhui plus
que jamais. Autrement, mme lintrieur du contrat, les parties ne sont
plus en mesure dindividualiser leur existence. Ainsi, non seulement la
relation assurantielle est dsocialise, mais chaque partie au contrat se
dpersonnalise sous le couvert de la saine gestion des risques, do
limportance de sattarder quelque peu la question de la rification.
Le philosophe Axel Honneth sest intress rcemment la rification
afin de stimuler la thorie critique83. Le philosophe du droit Csaba Varga
sest aussi pench sur les travaux de Lukcs relatifs la rification84. Il
nous semble que de tels travaux peuvent avoir un cho en matire de
thorie contractuelle. Afin de permettre une meilleure comprhension de
cette loi des parties que doit tre et se doit de demeurer le contrat
dassurance, est-ce quune critique base sur le concept de rification peut
aider au renouveau intersubjectif des rgles du contrat ? Pour parler
comme Lukcs, y a-t-il en matire de contrat une forme de colonisation du
monde vcu, disons des assurs et des assureurs mais il faudrait sans
doute aussi parler de celui des juristes qui sinscrit dans une
gnralisation unidimensionnelle de lchange marchand ? Ainsi, toute
interaction sociale, et donc contractuelle, implique-t-elle que chaque
contractant considre les divers lments de la relation contractuelle
(contrat en lui-mme, mais aussi parties ce dernier et cause de ce
dernier) comme des objets ? Nous serions ports rpondre par
laffirmative. Mme si ce fonctionnement objectiv des objectivations85
semble a priori invitable en matire de droit des assurances et de gestion
des risques, ne contribue-t-il pas, paradoxalement, la perte du sens pour
le contractant qui se voit exclu du processus normatif et manipul en
fonction de lintrt quil reprsente pour son vis–vis synallagmatique ?
socits occidentales, pour assurer leurs chances davenir, ont t contraints,
exhorts, encourags se mettre eux-mmes au centre de leurs propres
projets et de leur mode de vie.
83 Honneth, Trait, supra note 2.
84 Csaba Varga, The Place of Law in Lukcs World Concept, Budapest, Akademiai Kiad,
1998 [Varga, Place of Law].
85 Citant en partie Adam Schaff, Csaba Varga ( Chose juridique et rification en droit :
contribution la thorie marxiste sur la base de lontologie de Lukcs dans Archives
de philosophie du droit, t 25, Paris, Sirey, 1980, 385 la p 399 [Varga, Chose juridique
et rification ]) crit que :
Une dfinition concise prsentera la rification comme des formulations
diffrentes dun seul et mme rapport social qui consiste dissimuler les
relations interindividuelles par des rapports entre les choses . a nest, pour
ainsi dire, rien dautre que le fonctionnement objectiv des objectivations de
ltre social et la conception objective de ce fonctionnement.
338 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
En dautres termes, y a-t-il danger que le processus contractuel et ses
acteurs soient alins aujourdhui ? Cest donc cet autre concept
marxiste dalination quil faudrait recourir. Or, si titre de systme
objectif le droit ne peut que mener la rification, il ne mnerait pas
ncessairement, selon Varga, lalination86. Toutefois, si lobjectivation
du droit est ncessaire, encore faut-il travailler la rendre possible.
Toujours selon Varga :
Lobjectivation du droit et son organisation en structures
formellement rationalises sont indispensablement ncessaires un
degr donn du dveloppement social. […] Il nous faut donc aboutir
la conclusion que lobjectivation linguistique nest en principe quune
base de rfrence, dont la ralit uniquement pertinente du point de
vue de lexistence sociale est donne par son tat sa mise en
pratique, etc. correspondant ltre social existant justement
comme tel ou tel moment. De cela rsulte une autre conclusion.
Notamment, quil nexiste en principe quun droit manipul ; un droit
qui se trouve dans le processus dtre manipul continuellement. En
principe, donc, le droit est une continuit toujours en mouvement
dans laquelle il ne reste rien dautre statique et identique avec soi-
mme que le texte, cette totalit concrte des signes linguistiques,
etc., considr comme base de rfrence87.
Cette manipulation constante du droit des assurances et de la thorie
des contrats en gnral doit donc faire lobjet dune tude critique
continue, au risque de perdre toute objectivit. Il nous semble que de tels
propos dinfluence marxiste peuvent interpeller encore aujourdhui les
juristes en matire de contrat dassurance et prendre la forme dune
interrogation supplmentaire : la rification de la relation contractuelle en
assurance peut-elle mener son alination ? Rappelons ici limportance de
faire la distinction entre rification , alination et objectivation 88.
ce sujet, Varga crit :
86 Ibid la p 409 :
Le droit est une objectivation dont le fonctionnement objectiv et la
conception objective dudit fonctionnement crent une rification. De la
sorte, le droit est un phnomne historiquement tabli a priori rifi,
caractristique, qui subsiste, en tant que dtermination spcifique, alors
mme que des efforts considrables sont dploys pour labolir (par exemple,
dans les socits de notre poque). Toutefois, le droit en tant que structure
rifie ne cre pas en lui-mme le phnomne de lalination.
87 Csaba Varga, La question de la rationalit formelle en droit : essai dinterprtation de
lontologie de ltre social de Lukcs dans Archives de philosophie du droit, t 23, Paris,
Sirey, 1978, 213 la p 234 [Varga, Question de rationalit].
88 Voir Varga, Chose juridique et rification , supra note 85 la p 397. Ainsi,
tant lobjectivation que la rification et lalination sont des catgories
spcifiques distinctes qui ne se recouvrent aucunement, bien quelles
correspondent un processus dvolution identique du point de vue
LE CONTRAT DASSURANCE CONEMPORAIN 339
La rencontre de la rification avec dautres conditions sociales cre
lalination en tant que phnomne objectif avec toutes ses
consquences subjectives. Puisque grce la dialectique complexe
des processus sociaux, les rifications en elles-mmes non alines
peuvent, avec lappui dautres facteurs, exercer un effet dalination,
la fois et la rification du droit en gnral et la construction dun
rseau de notions de choses fictives et artificielles en particulier,
peuvent constituer la source de forces dalination.
Cest ce niveau-l que la chose se rattache au problme de la
rification en droit. En effet, le droit est en soi un complexe rifi.
Donc par lintermdiaire des notions de chose , totalement
artificielles et fictives, la construction de nouvelles structures
rifiantes sur le droit ne se justifierait que si cela savrait ncessaire
au fonctionnement dune existence sociale du droit cest–dire si
son effet ne consistait plus seulement en ce fait ngatif quil
obscurcit, quil cache et quil exprime comme choses pures les
processus conomiques et juridiques profondment sociaux qui se
droulent en fait derrire la faade du droit89.
Nest-ce pas en grande partie ce qui se ralise avec lapproche
conomique et utilitariste du contrat dassurance ? Il est difficile de ne pas
reconnatre que les juristes et les contractants semblent aujourdhui
placs devant une faade qui les empche de percevoir les dimensions
sociales multiples et complexes du lien contractuel en assurance. Il faut
de plus se rendre compte que lobjectivation du droit nest elle-mme pas
leffet du hasard, loin sen faut90. En droit des assurances, la notion de
risque objet principal du contrat est manipule et manipulable
lexcs. Ainsi, le flou dans lequel demeure la question de la dclaration
initiale du risque91, que lon rgit encore laide des notions vagues
duberrima fides92 et de mutualit93 qui transcendent la lgislation de
1994, est dailleurs reprsentatif de cette manipulation
juridico-
conomique dont ne peuvent que faire lobjet les assurs94. Ne serait-ce
historique : lobjectivation peut avoir un effet dans le sens du renforcement de
la rification, alors que la rification a un effet dans le sens du renforcement
de lalination.
89 Ibid la p 411.
90 Varga, Question de rationalit, supra note 87 la p 221.
91 Voir art 2408, 2409 CcQ.
92 Andr Blanger, Interrogations critiques sur luberrima fides dans le contrat
dassurance (2010) 77 : 3-4 Assurances et gestion des risques 203.
93 Andr Blanger et Jolle Manekeng Tawali, Le spectre de la mutualit dans le contrat
dassurance (2009) 39 : 2 RGD 8 [Blanger et Tawali, Spectre ].
94 notre avis, une solution fort simple existait pourtant, soit llaboration dun
questionnaire exhaustif par lassureur au moment de la proposition. Se faisant, les
dlicates questions relatives aux dfinitions donner aux termes de dclaration
rsiduelle , dassur normalement prvoyant et dattentes raisonnables auraient
340 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
que pour cette raison, le juriste ne saurait tre trop sensibilis quant au
fonctionnement de lordre juridique dcrit par Varga95. Or, outre le
dveloppement des contrats de sujtion et le recours lutilit du contrat
pour justifier lexistence de relations dsquilibres96, la prolifration des
risques matriser et valuer97, de mme que lanalyse contemporaine
du contrat dassurance trs permable lessor conomique98, ne
rencontrent-elles pas les mmes rsultats aujourdhui ? Citant Engels,
Varga ajoute encore :
Dans un []tat moderne, ce droit ne doit pas seulement traduire
ltat conomique gnral, en tre lexpression, mais en tre encore
lexpression cohrente, sans contradictions intrinsques. Pour arriver
ce but, on fait disparatre de plus en plus la rflexion exacte des
conditions conomiques. Par consquent, lhypothse selon laquelle
le droit est la rflexion des rapports conomiques, dans son
immdiatet nest rien dautre quune apparence99.
Il va sans dire que ceci confronte directement lapproche contractuelle
leffet que le contrat ne soit quun reflet petite chelle dune conomie
librale invitable qui inspire la socit assurantielle. Ainsi, lorsque
Varga crit que certaines notions juridiques dcoulent dun long
dveloppement historique100, il est difficile de ne pas penser la notion de
contrat, comme celles de risque et dassurance. Bien que Varga ne
rfrait pas directement ces concepts, ne peut-on pas se demander si la
notion mme de chose en droit civil ne sest pas dveloppe (au mme
titre que lensemble de nos relations intersubjectives semblent stre
t cartes en grande partie. Les pressions exerces par le milieu assurantiel pour
viter ladoption dune telle solution laissent songeur quant la volont relle des
assureurs de faciliter pleinement la comprhension du processus contractuel par
rapport aux assurs.
95 Varga, Question de rationalit, supra note 87 la p 223.
96 Rappelons que si l assurance reste un pari pour lindividu, il nen est plus vraiment un
pour lassureur daprs la loi des grands nombres (Dacunha-Castelle, supra note 7 la
p 164).
97 En progression constante, la consommation dassurance reprsentait, en 2008, plus de
18,3 milliards $ au Qubec et plus de 4,2 trilliards US$ de primes en assurance vie et
non-vie dans le monde. Voir respectivement Autorit des marchs financiers, Rapport
annuel 2009 : Assurances, Qubec, Gouvernement du Qubec, 2010 la p 2-2 ;
SIGMA/Swiss Re, L’assurance dans le monde en 2008 : chute de l’assurance vie dans les
pays industriels forte croissance dans les pays mergents, no 3, Zurich, Swiss Re, 2009
la p 39.
98 Symptomatique ? Les toutes premires lignes de lessentiel ouvrage de Lluelles en droit
des assurances terrestres qubcois traitent non pas des aspects juridiques, mais de
limportance conomique de lassurance. Voir Didier Lluelles, Prcis des assurances
terrestres, 5e d, Montral, Thmis, 2009 la p 1.
99 Varga, Question de rationalit, supra note 87 la p 230.
100 Varga, Chose juridique et rification , supra note 81 la p 385.
LE CONTRAT DASSURANCE CONEMPORAIN 341
rifies) afin dinclure aujourdhui le contrat et, surtout, le preneur et
lassureur101 ? Quid des risques que reprsentent les assurs et qui font
dsormais lobjet de transactions financires complexes telle la titrisation
des risques ? Toujours dans loptique de llargissement de la notion de
chose , Varga prcise :
Llargissement ultrieur de la notion de chose en particulier
au cours du dveloppement de la socit bourgeoise se produit
dj comme une raction en chane. Non seulement le droit et la
crance deviendront chose , mais il en ira de mme pour la main
duvre. Et dans la mesure o les connaissances humaines
deviennent une force de production, se transformeront en choses
le travail intellectuel, puis ses produits, les ides aussi, de mme
que, travers
le droit dauteur, ses attributions devenues
autonomes. Dans le cycle dchange de marchandises largent va
devenir un agent mdiat. Il prsentera une valeur abstraite, comme
le feront par la suite les titres boursiers ou les effets de commerce
qui nincorporent que les droits relatifs une certaine valeur. Ce qui
signifie quon a l des choses relles dont, prcisment, la nature
physique-sensorielle na quun intrt secondaire102.
Une telle objectivation, du moins en matire de contrat dassurance,
nous loigne coup sr de la socialisation du rapport contractuel et
assurantiel, de mme que de la prise en compte de laspect interpersonnel
dans le contrat liant le preneur lassureur. De manire gnrale, Varga
crivait dailleurs :
Lobjectivation est en mme temps la socialisation accrue de la
socit et son vecteur ; lobjectivation nest autre que lexistence
rellement objective et par l-mme rellement objective de ltre
social .
[…] Il ny a aucun doute que le droit est une objectivation. Sans
rendre compte pour le moment de ses traits spcifiques, nous
pouvons constater que le droit est un produit de lactivit pratique de
lhomme, plus exactement de sa projection tlologique consciente
qui vise lemprise sur les rapports sociaux de lhomme et, ainsi, sur
la totalit de lexistence sociale, la domination sur ces rapports et
cette existence103.
la lecture de tels propos, le juriste sinterroge : la rification du contrat
par lanalyse conomique, lapproche utilitariste et la gestion des risques
ne contribuent-elles pas au contraire dsocialiser le lien contractuel ?
101 Ibid la p 387.
102 Ibid la p 389-90.
103 Ibid la p 398.
342 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Ou encore, dans la mme optique, dpersonnaliser les contractants lun
par rapport lautre104 ?
C. Un phnomne invitable ou viter ?
Dun autre point de vue, selon Axel Honneth et contrairement la
position juge trop globale de Lukcs le rapport contractuel protgerait
de la rification en raison des droits juridiques minimaux quil garantirait
aux contractants105. Toutefois, dans la mesure o mme les droits
fondamentaux tendent opposer non plus des humains vivant des
difficults dordre juridique, mais des bnficiaires de droits qui
cherchent en tirer le maximum davantages, comme lhomme daffaires
cherche jouir de ses capitaux, il est difficile de soutenir que les
contractants demeurent bien des personnes . En matire de contrats
dassurance, le constat de rification apparat flagrant dans la mesure o
lassur est dabord et avant tout peru comme un risque qui doit tre
104 Rappelons que Ronald David Laing (Le moi divis, Paris, Stock, 1979 la p 61) crit en
ce sens :
Une dpersonnalisation partielle des autres est couramment pratique dans
la vie quotidienne et considre comme normale, sinon hautement dsirable.
La plupart des relations humaines sont bases sur une certaine tendance
dpersonnalisante, dans la mesure o lon traite lautre non point en fonction
de celui ou de ce quil peut tre en lui-mme, mais en ralit comme un robot
androde jouant un rle ou occupant une place dans une grande machine
dont on est soi-mme une autre pice.
105 Honneth (Trait, supra note 2 la p 107-08) crit :
Toutes ses remarques sur la simple observation comme conduite dominante
dans la vie du travailleur, dans les rapports avec la nature, voire dans le
commerce social convergent vers une thse qui relve de la thorie de la
socit : la thse selon laquelle la gnralisation lre capitaliste de
lchange marchand constitue la cause unique de ces phnomnes de
rification. Sitt que les sujets se voient contraints daccomplir leurs
interactions sociales sous la forme prdominante de lchange conomique de
marchandises, ils seraient conduits se percevoir ainsi qu percevoir les
partenaires de leurs interactions et les biens de lchange sur le modle
dobjets, et donc se rapporter leur monde environnant dune faon qui, l
encore, est uniquement celle de lobservation. cette thse compacte, il est
difficile dopposer une objection unique, centrale, tant ses lments
constitutifs sont nombreux tre problmatiques. Dj la rfrence au fait
que la rification des autres hommes nadvient qu la condition que soublie
la reconnaissance pralable de leur qualit de personnes souligne la faiblesse
de lquivalence pose par Lukcs entre les changes de biens et la
rification. En effet, dans lchange conomique, le partenaire de linteraction
conserve normalement son statut de personne, au sens juridique du terme.
LE CONTRAT DASSURANCE CONEMPORAIN 343
valu106. Ce quoi sajoutent la grille de perception impose par les
actionnaires107 et
limportant phnomne de dmutualisation tant
juridico-conomique (le statut juridique de lentreprise dassurance)
quidologique (son fonctionnement de gestion objectiv des risques)108. Il
en est de mme en matire de produits financiers au sens large, alors que
les contractants sont galement des manipulateurs de risques. Dans ce
contexte, les personnes juridiques (humaines, mais aussi morales) qui
contractent sont dabord sensibles aux intrts en jeu109. Peut-on ici parler
de pathologie du social et dlments perturbateurs comme le fait
Honneth de manire plus gnrale ?
Selon Varga, le juriste doit sintgrer la rification puisque [le]
fonctionnement existentiel du droit de lpoque moderne ncessite que le
spcialiste du droit sadapte et sintgre au systme rifi, le droit rifi
crant lui-mme lidologie qui rpond le mieux ce fonctionnement selon
106 Voir art 2408, 2409 CcQ. titre dexemple jurisprudentiel de linterprtation de cette
obligation, voir Mansour c Compagnie mutuelle dassurances Wawanesa (2008 QCCQ
2451, [2008] RRA 498 aux para 49-50), o la cour dclare :
Il faut savoir quau stade de la proposition dassurance lenqute de
lassureur est limite et quil doit se fier sur les informations fournies par le
preneur ou lassur afin dvaluer sil y a lieu ou non dassurer le risque et, si
oui, den dterminer les conditions, ainsi que la prime. Lassureur est alors
dans une situation o il doit se fier lassur ou au preneur, do lobligation
dagir selon le standard de la plus haute bonne foi.
Lassurance est une activit commerciale et lassureur est libre daccepter ou
non le risque. Il doit cependant tre en mesure de prendre une dcision
claire.
107 Honneth, La socit du mpris, supra note 82 la p 282.
108 Martin Petitclerc ( La riante bannire de la dmocratie : les socits de secours
mutuels qubcoises au 20e sicle (2002) 70 : 1 Assurances 73 la p 88)
crit dailleurs : Il y a ainsi dans cette victoire dcisive de lassurance sur la mutualit
des enjeux majeurs pour nos socits actuelles quil faudrait approfondir. Parmi ceux-ci,
la transformation progressive de la protection sociale en un article de marchandise
montre quelle profondeur la logique marchande a imprgn nos rapports sociaux
Voir aussi Blanger et Tawali, Spectre , supra note 93.
109 Voir par ex GMAC Location lte c Compagnie mutuelle dassurances Wawanesa (2005
QCCA 197, [2005] RRA 25 au para 16) dans lequel on peut lire lextrait suivant du
tmoignage dun souscripteur dune importante compagnie dassurance :
Q. : […] Quels sont les motifs qui sous-tendent cette position-l ?
R. : coutez, comme javais mentionn comme objectif au dpart cest quon
essaie de trouver des risques rentables chez nous en tant que compagnie.
Donc quelquun peut avoir un dossier criminel, donc il peut y avoir de la
rcidive. Donc, ce nest pas un risque qui devient rentable pour nous en tant
quassureur et il peut faire lobjet de refus aprs tude pour le souscrire
puisque a devient un risque financier pour nous en tant que compagnie. […]
344 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
ses propres postulats 110. titre de juristes, cela ne peut que nous
interpeller et nous inciter nous demander si aujourdhui le droit des
contrats dassurance nest pas en voie de perdre ses propres postulats
au profit de ceux de lconomie ? Nest-ce pas ce danger dune
nouvelle rification qui semble dj percevable en droit des contrats ?
Une forme de ralit, un constat qui simpose et que le juriste aurait
comme devoir de reconnatre dfaut de perdre tout sens critique ? Ainsi,
la rification du preneur titre de risque dans le contrat dassurance
prend la forme de la ralit 111. Il faudrait plutt, titre de juriste,
chercher voir au-del de la structure rifiante. Nous devons nous
interroger savoir si le contrat titre de bien conomique est devenu
une ralit et non plus un simple outil de structuration juridique. Est-
ce que les parties au contrat dassurance (ou du moins lune dentre elles,
soit la partie vulnrable qui se fait imposer le contrat, le preneur) ne sont
justement pas matrises par la rification que lon a faite du contrat
en gnralisant son analyse sous langle conomique et utilitaire ? La
chose contractuelle se prsenterait titre de construction humaine
artificielle qui tend sinscrire comme une vision autonome du monde,
[] slever la hauteur dune catgorie cognitive, dune expression
idologique qui un beau jour commence nous matriser au lieu dtre
matrise par nous 112. De ce point de vue, limportance dune prise en
compte de la valeur des changes respectifs des parties dans la relation
contractuelle, de mme que lapathie avec laquelle nous nous intgrons
une socit du risque o nous devenons quantifiables et facilement
valuables au plan conomique, semblent sinscrire dans un processus de
rification au sens prsent aujourdhui par Honneth. Ce dernier crit :
lactivit
La cause sociale qui explique la fois la gnralit et llargissement
de la rification, selon Lukcs, est lextension de lchange marchand
qui, avec ltablissement des socits capitalistes, est devenu le mode
dominant de
les sujets
commencent rgler les relations quils entretiennent avec leurs
congnres sur le mode de lchange de marchandises quivalentes,
ils sont contraints dinscrire leur rapport lenvironnement dans
une relation rifie ; ils ne peuvent plus percevoir les lments dune
situation donne quen valuant limportance de ces lments
laune de leurs intrts gostes113.
intersubjective. Ds que
Cest, par exemple, ce qui ressort des propos de Ghestin lorsquil crit :
110 Varga, Chose juridique et rification , supra note 85 la p 402.
111 Ibid la p 400.
112 Ibid la p 395.
113 Honneth, Trait, supra note 2 la p 22.
LE CONTRAT DASSURANCE CONEMPORAIN 345
Ce qui doit tre recherch de faon gnrale, cest que chaque partie
ait un intrt effectif contracter, cet intrt, cette utilit particulire
tant, nous lavons vu, le moteur mme de sa volont. Il faut et il
suffit, a priori, que chaque partie puisse rationnellement considrer
quelle reoit davantage, ou en tout cas quelque chose de plus utile
pour elle, que ce dont elle se dessaisit114.
Une telle conception gnralise de la relation contractuelle doit tre mise
en perspective avec ces autres propos de Honneth :
La rification constitue une posture (Haltung), un mode de
conduite si dvelopp dans les socits capitalistes, que lon peut
parler son propos dune seconde nature de lhomme. On voit par
l que la rification selon Lukcs ne peut pas non plus tre
conue comme une conduite immorale, comme une infraction des
principes moraux. Pour que la terminologie morale soit pertinente
dans lanalyse de cette posture, il faudrait quune intention
subjective intervienne. la diffrence de Martha Nussbaum, Lukcs
ne sintresse pas la question de savoir partir de quel moment le
fait de rifier dautres personnes quivaut exprimer le mpris que
lon a pour elles. Daprs lui, tous les membres des socits
capitalistes adoptent, du fait de leur socialisation, le systme de
comportement rifiant, de sorte que, pour Lukcs, le traitement
instrumental dautrui nest dabord quun fait social, et non pas une
faute morale115.
En cela, et avec un brin de cynisme, dans ltat actuel de la perception du
contrat dassurance, nous pourrions dire, en reprenant lexpression de
Mauss116, que le contrat est un fait social total . En insistant sur la
distinction oprer entre rification et dpersonnalisation 117,
Honneth soppose Lukcs quant la protection minimale quoffre le
contrat aux individus qui bnficieraient ds lors dun statut de personne
juridique. Mais dans un contexte de prolifration de contrats dadhsion,
quils soient ou non dassurance, et du recours quasi systmatique une
analyse conomique des contrats, cette protection minimale peut-elle tre
autre chose quun leurre ? Voil justement o le bt blesse : est-ce quune
telle exprience premire de la reconnaissance 118 est toujours et encore
114 Ghestin, supra note 6 aux pp 97-98.
115 Honneth, Trait, supra note 2 aux pp 27-28.
116 Pour un exemple dapplication de la thorie du don de Marcel Mauss ( Essai sur le
don : Forme et raison de lchange dans les socits archaques dans Lanne
sociologique, seconde srie, 1923-24, 30) titre de phnomne social total en matire
de contrat dassurance, voir Andr Blanger et Jolle Manekeng Tawali Au-del de
lutilitarisme, le don plutt que le relationnel dans le contrat dassurance (2009) 50 : 1
C de D 37 [Blanger et Tawali, Au-del de lutilitarisme ].
117 Honneth, Trait, supra note 2 la p 109.
118 Ibid la p 116.
346 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
prsente en matire de contrat dassurance ? Honneth ne manque
dailleurs pas de souligner que :
Le spectre des volutions sociales qui refltent aujourdhui de telles
tendances la rification va slargissant depuis tout ce qui a
progressivement vid de sa substance juridique le contrat de travail
jusquau dveloppement de la pratique consistant regarder le
potentiel de dons individuels de lenfant comme un objet de
recherche gntique et de manipulation. Dans ces deux cas, nous
sommes menacs de voir seffondrer les barrires institutionnalises
qui avaient jusqu prsent empch que se dveloppe une
dngation de lexprience premire de la reconnaissance119.
Face un tel constat, comment, en somme, chercher rhumaniser le
rapport contractuel entre le preneur et lassureur au plan thorique120 ?
En matire de contrat de droit priv, de manire paradoxale, la rification
peut jouer la fois un rle dennemi et dalli. Ceci, puisque le contrat est
doublement rifi ou, plutt, il lest deux niveaux diffrents. Dabord, il
lest et se doit de ltre par le droit lui-mme, dans la mesure o il est
objectiv, ce qui devrait nous assurer dune prise de contrle juridique et
sociale. La rification du contrat dassurance, titre dalli, devrait ainsi
aider les juristes prendre un recul critique face une approche
assurantielle qui est dabord conomique et utilitariste. Et cest ici
quentre en jeu le second niveau de rification, le plus vident, soit celui
qui transforme la relation contractuelle en un objet , un bien
conomique dvelopper par les assureurs et consommer par les
preneurs. Ce faisant, le contrat se justifie par lui-mme et pour lui-mme,
il existe titre de valeur prendre en compte, ce qui lempche de trouver
ses marques thoriques lintrieur du domaine juridique.
Conclusion
Le contrat dassurance titre dobjet prrdig et produit grande
chelle, le contrat non ngociable dans son essence titre de non-entente,
exclut le rapport humain et donc juridique. Par ce biais, le contrat se
dsocialise et se dshumanise. Pire, en excluant les acteurs sociaux qui
sont les seuls permettre la naissance de la norme juridique, le contrat
119 Ibid.
120 titre dexemples, citons ces modestes apports aux analyses croises de la sociologie et
de la linguistique en droit des contrats : Blanger et Tawali, Au-del de
lutilitarisme , supra note 116 ; Andr Blanger, Viorel-Dragos Moraru et Andy Van
Drom, Les apports de la linguistique la thorie des contrats : prolgomnes une
interprtation dialogique et polyphonique du contrat (2010) 51 : 1 C de D 51 ; Andr
Blanger et Andy Van Drom, Les apports de la linguistique la thorie des contrats :
panorama des principales thories de dialogisme et de polyphonie inscrire au sein du
phnomne contractuel (2011) 52 : 1 C de D [ paratre].
LE CONTRAT DASSURANCE CONEMPORAIN 347
dassurance envisag titre de bien ne peut tre crateur de droits et
dobligations, du moins dans une socit o les parties sont la fois
auteurs et destinataires de droits qui cherchent contrler leur univers
juridique. L adhrent au contrat, le preneur/assur titre de risque et
donc de bien, est incapable de crer des droits et des obligations
juridiques. Rappelons que si le risque a longtemps t lauxiliaire de
linnovation conomique, il constitue aussi une ressource pour impulser le
changement social, sachant que ce changement peut parfois sappuyer sur
une critique radicale de linnovation conomique 121. En matire de droit
des assurances, limplication de tous les contractants est ncessaire si
nous voulons viter le monologisme rifiant. L se trouve lcueil
contourner au plan juridique. Cest dailleurs ce que nous inspire cette
dernire citation de Varga :
Cela revient dire quon doit considrer lidologie professionnelle
des spcialistes juridiques sous deux angles, savoir sous langle
ontologique et sous langle gnosologique. Du point de vue
ontologique le fonctionnement rifi de la structure rifie exige et
cre une conscience rifie. En mme temps, du point de vue de la
thorie gnosologique il faut explorer la tendance sociale dissimule
derrire la forme fantastique dun rapport des choses pour que
lhomme actif, voyant au-del de la rification, puisse dcouvrir la
place de la structure en question au sein de la structure totale. La
science socialiste du droit nassume pas seulement une fonction de
cognition quand elle dcouvre derrire le mcanisme et laperception
rifis la place relle du droit et du juriste dans la socit. Cest
prcisment par l quelle dsire mobiliser le juriste pour quil
participe avec une conscience plus pousse, cest–dire dune
manire plus cratrice, aux processus des mouvements sociaux et
juridiques122.
En ce sens, il y a largement place en matire de contrat dassurance
pour une approche cratrice dune nouvelle thorie contractuelle axe sur
la riche complexit des rapports humains. La richesse sociale intrinsque
toujours actuelle de lassurance que nous avons voulu valoriser dans ce
texte doit se reflter davantage au plan juridique. Pour quune telle chose
se ralise, encore faudrait-il reconnatre lhumain derrire le risque
lorigine du contrat. Ce risque, bien que raison dtre du contrat
dassurance, parat aujourdhui insaisissable lintelligence juridique. Ne
serait-ce que pour cette raison, le recul critique que permet la
reconnaissance de la rification du lien contractuelle est bnfique pour le
droit. Somme toute, la dfinition de la contemporanit donne par
121 Peretti-Watel, Innovations , supra note 35 la p 70.
122 Varga, Chose juridique et rification , supra note 85 la p 403.
348 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Agamben et cite en exergue123 joue le rle de mise en garde : est-ce que la
contemporanit du contrat dassurance ne dcoule pas seulement de
larchasme marxiste quest la rification ?
123 La contemporanit sinscrit, en fait, dans le prsent en le signalant avant tout comme
archaque, et seul celui qui peroit dans les choses les plus modernes et les plus
rcentes les indices ou la signature de larchasme peut tre un contemporain (Giorgio
Agamben, Quest-ce que le contemporain ?, Paris, Payot, 2008 la p 33).