Le contrat de mariage en droit qubcois :
un destin marqu du sceau du paradoxe
Alain Roy*
endiguer
les
jour de
souhaitait
toute vraisemblance,
lobligation de partager, au
En 1989, le lgislateur qubcois a restreint la
libert contractuelle des poux en imposant tous les
couples
la
dissolution matrimoniale, un certain nombre de biens
caractre familial. Selon
le
lgislateur
injustices
conomiques engendres par le divorce des femmes
maries dans les annes 40, 50 et 60 sous un rgime de
sparation conventionnelle de biens. En visant
lensemble des couples, le lgislateur a certes atteint
son but, mais au dtriment de ceux qui auraient pu
raisonnablement et quitablement tirer profit du contrat
de mariage.
Aprs avoir mis en relief la rigidit des principes
juridiques sur la base desquels le contrat de mariage a
pu autrefois simposer au mpris dune
justice
conjugale lmentaire, lauteur examine les lgislations
des autres provinces canadiennes qui, de tout temps,
accordent aux tribunaux le pouvoir de rviser le
contenu dun marriage contract en cas diniquit ou
dabus. la lumire de ces lgislations et de
linterprtation quen a retenue la Cour suprme du
Canada dans larrt Hartshorne, lauteur propose
lintroduction, en droit qubcois, dun pouvoir de
rvision ou dannulation judiciaire du contrat de
mariage pour cause de lsion et dimprvision, ces
normes de contrle judiciaire tant mme dassurer un
meilleur quilibre entre libert et quit.
restricted
legislators
In 1989, Quebec
the
contractual freedom of spouses by imposing on all
couples an obligation to divide certain kinds of family
property upon the dissolution of the matrimonial
regime. In all likelihood, legislators wished to put an
end to the economic injustices suffered by women who
sought a divorce under the contractual regime of
property separation in place in the 1940s, 1950s, and
1960s. By imposing the obligation on all couples,
legislators did attain their objective, but to the detriment
of those who could have reasonably and equitably
benefited from the marriage contract.
After highlighting the rigid legal principles that
permitted marriage contracts contrary to basic marital
justice, the author examines legislation from other
Canadian provinces, which have always granted the
courts the capacity to review the content of a marriage
contract in the event of iniquity or abuse. In light of
these provincial laws and the Supreme Court of
Canadas interpretation of them in the Hartshorne
decision, the author proposes that Quebec law give the
courts the power to review or annul marriage contracts
on grounds of lesion or hardship, as these standards of
judicial control are capable of ensuring a better balance
between freedom and equity.
* Docteur en droit et professeur la Facult de droit de lUniversit de Montral. Le prsent texte
sinscrit dans le cadre du projet de recherche sur les contrats conjugaux que lauteur dirige
actuellement et pour lequel il bnficie dune subvention du Conseil canadien de recherche en
sciences humaines (CRSH). Lauteur remercie chaleureusement ses collgues, les professeurs lise
Charpentier, Didier Lluelles, Adrian Popovici et Catherine Valke, de mme que Me Christian Saint-
Georges, pour leurs prcieux commentaires. Lauteur remercie galement ses assistantes de recherche,
Mesdames Cindy Martin et Marie-milie Rochette pour leur travail impeccable.
Alain Roy 2006
Mode de rfrence : (2006) 51 R.D. McGill 665
To be cited as: (2006) 51 McGill L.J. 665
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
666
Introduction
I. Un regard vers le pass : une rigidit source dextinction
II. Un regard vers ltranger : une souplesse gage dquilibre
III. Un regard vers le futur : une alternative porte de main
A. La lsion
B. Limprvision
Conclusion
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2006]
A. ROY LE CONTRAT DE MARIAGE EN DROIT QUBCOIS
667
La liquidation conomique du mariage repose sur le
principe fondamental de lquit, principe qui doit tre
prserv, protg et promu, et qui doit permettre de pallier
les inconvnients conomiques rsultant du mariage ou de
sa rupture1.
Introduction
Pendant de longues dcennies, il tait de tradition de passer chez le notaire avant
la clbration dun mariage. linstar de leurs aeux, les futurs poux sy rendaient
naturellement pour connatre les consquences juridiques de leur union en devenir. La
plupart dentre eux en ressortait aprs avoir adopt, par contrat de mariage, le rgime
matrimonial de la sparation de biens. laube des annes 70, une proportion de
70 % des poux qubcois se prvalaient ainsi de loption contractuelle, drogeant
par le fait mme aux dispositions du rgime lgal de la communaut de biens2.
Les donnes aujourdhui inscrites au Registre des droits personnels et rels
mobiliers (RDPRM) dmontrent que les futurs maris ne se bousculent plus aux
portes des tudes notariales pour signer un contrat de mariage3. Bien que nous ne
disposions pas de donnes empiriques pour appuyer notre hypothse, on peut
vraisemblablement attribuer le dclin du contrat de mariage deux causes
conscutives, soit lavnement, en 1970, du rgime lgal de la socit dacquts4, et
lintroduction, en 1989, du patrimoine familial5.
En remplaant le rgime de la communaut de biens par celui de la socit
dacquts, le lgislateur est parvenu rallier un plus grand nombre de couples au
rgime lgal, les dtournant ainsi de la voie dvitement que constituait jusqualors le
1 R.P. c. H.T., [2005] R.J.Q. 2303 la p. 2316 (C.A.), juge Bich.
2 Voir Danielle Burman, Politiques lgislatives qubcoises dans lamnagement des rapports
pcuniaires entre poux : dune justice bien pense un semblant de justice un juste sujet de
salarmer (1988) 22 R.J.T. 149 la p. 155. Pour des statistiques antrieures cette date, attestant de
la popularit croissante de la sparation de biens compter des annes 30, voir Roger Comtois, Trait
thorique et pratique de la communaut de biens, Montral, Recueil de droit et de jurisprudence, 1964
la p. 321. Pour les motifs susceptibles dexpliquer le recours la sparation de biens, voir ce qucrit
lauteur aux pp. 155-56 et la p. 324 et s.
3 Les recherches que nous avons effectues au RDPRM sont plutt rvlatrices. En 2005, sur les
22 338 couples qui se sont maris, seuls 2 362 couples ont sign un contrat de mariage avant la
clbration de leur union, soit environ 10%. On observe le mme pourcentage en 2004, alors que
2 241 couples ont sign un contrat de mariage, sur un total de 21 283 couples. En 2003, 2 143 couples
sur 21 145 ont fait de mme. Les indices de nuptialit sont disponibles en ligne : Institut de la
statistique du Qubec
4 Loi concernant les rgimes matrimoniaux, L.Q. 1969, c. 77. Les dispositions relatives au rgime
lgal de la socit dacquts se trouvent aujourdhui aux art. 448-84 C.c.Q.
5 Loi modifiant le Code civil du Qubec et dautres dispositions lgislatives afin de favoriser
lgalit conomique des poux, L.Q. 1989, c. 55 [Loi favorisant lgalit conomique des poux]. Les
dispositions relatives au patrimoine familial se trouvent aujourdhui aux art. 414-26 C.c.Q.
[Vol. 51
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
668
contrat de mariage6. Ainsi, entre 1971 et 1980, 48 % des couples ont adhr au
nouveau rgime lgal. Entre 1981 et 1989, ce pourcentage est pass 61 %. Au cours
de la mme priode et malgr la modernisation du rgime lgal, 39 % des couples
sont donc rests fidles la sparation conventionnelle de biens7. On peut en dduire
qu la fin des annes 80, le rgime sparatiste rpondait toujours aux aspirations
dun nombre significatif dpoux.
Si lavnement de la socit dacquts a provoqu une saine diminution du
nombre de contrats de mariage8, lentre en vigueur du patrimoine familial, le 1er
juillet 1989, en a littralement sonn le glas. En imposant le partage des principaux
biens de nature familiale lensemble des couples maris9, le lgislateur a restreint la
porte du rgime de la sparation de biens un point tel que plusieurs conjoints ny
voient plus aujourdhui quune mesure totalement dnue dintrt pratique. Ainsi,
entre 1995 et 2005, moins de 1 % des couples ont choisi dadopter la sparation
conventionnelle de biens10.
Certes, lobjectif que poursuivait le lgislateur qubcois en adoptant le
patrimoine familial tait tout fait lgitime. On se devait dintervenir pour corriger
6 Un tel constat met en vidence le rapport direct qui existe entre la popularit du rgime lgal
applicable une poque donne et la propension des poux conclure un contrat de mariage. En
gnral, les conjoints qui veulent demeurer soumis au rgime lgal voient rarement lutilit de passer
chez le notaire pour y signer un contrat de mariage (Alain Roy, Le contrat de mariage rinvent :
Perspectives socio-juridiques pour une rforme, Montral, Thmis, 2002 la p. 64 [Roy, Le contrat
de mariage rinvent]).
7 Andr Cossette, Statistiques en matire de mariage (1991) 93 R. du N. 536 ; Michle Rivet, La
popularit des diffrents rgimes matrimoniaux depuis la rforme de 1970 (1974) 15 C. de D. 613 ;
et Burman, supra note 2 la p. 156.
8 Ibid.
9 Art. 391, 423 C.c.Q. En vertu de lart. 42 de la Loi favorisant lgalit conomique des poux,
supra note 5, les poux maris avant le 1er juillet 1989 ont pu se soustraire du champ dapplication de
la loi, en signant une convention dexclusion devant notaire avant le 1er janvier 1991. Prs de 35 000
couples auraient exerc cette option (Cossette, supra note 7). En outre, les poux qui, avant le 15 mai
1989, taient spars de fait et avaient rgl les consquences de leur sparation par entente crite ou
autrement, de mme que les poux qui, cette date, taient en instance de sparation de corps, de
divorce ou dannulation de mariage, nont pas t touchs par les nouvelles dispositions. ce sujet,
voir Pierre Ciotola, Le patrimoine familial et diverses mesures destines favoriser lgalit
conomique des poux (1989) 2 C.P. du N. 1 aux pp. 48-49.
10 Plus prcisment, pour lanne 2005, 173 couples, sur un total de 22 238 ont fait ce choix. Ce
faible pourcentage se rpte danne en anne depuis 1995, alors que 351 couples sur 24 238 optaient
pour la sparation conventionnelle de biens. On peut prsumer que les donnes antrieures 1995
(mais postrieures 1989) sont du mme ordre. Malheureusement, nous navons pu les obtenir,
puisque le RDPRM a t instaur au moment de la rforme du Code civil de 1994. Avant la rforme,
les contrats de mariage taient publis, par voie davis, au registre central des rgimes matrimoniaux,
depuis dmantel. Or, en vertu de lart. 163 de la Loi sur lapplication de la rforme du Code civil,
L.Q. 1992, c. 57, lensemble des donnes publies dans cet ancien registre a t transfr dans le
RDPRM lors de sa cration, ce qui permet dexpliquer les 447 389 inscriptions de contrats de mariage
en sparation de biens qui figurent au RDPRM pour la seule anne 1994. Il nous a t impossible de
ventiler ce nombre, faute de pouvoir accder lancien registre central des rgimes matrimoniaux.
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A. ROY LE CONTRAT DE MARIAGE EN DROIT QUBCOIS
2006]
les graves injustices conomiques engendres par le divorce des femmes maries dans
les annes 40, 50 et 60 sous un rgime sparatiste. Prives du droit de rclamer le
partage des biens accumuls par leur mari, celles-ci ne pouvaient par ailleurs compter
sur leurs propres ressources, ayant gnralement assum durant le mariage un rle
sans retombes conomiques.
Mais aurait-on pu atteindre autrement cet objectif? Linjustice rsultant de choix
contractuels inappropris justifiait-elle une atteinte aussi catgorique la libert
contractuelle de tous les couples, sans gard leur situation particulire? Telles sont
les questions auxquelles nous entendons ici nous attarder.
Aprs avoir mis en relief la rigidit des principes sur la base desquels le contrat
de mariage a pu autrefois simposer, nous examinerons les rgles qui, dans certaines
autres provinces canadiennes, procurent aux marriage contracts une souplesse
salutaire. Cette incursion dans le systme juridique de nos voisins immdiats
alimentera la rflexion sur les voies quaurait pu emprunter le lgislateur qubcois
afin dassurer la survie du contrat de mariage dans le respect des objectifs dquit
qui lui sont chers. Au terme de cette analyse, on sera mme de retracer le destin du
contrat de mariage qubcois, une institution dont, paradoxalement, on a caus la
perte trop vouloir en prserver lautorit.
I. Un regard vers le pass : une rigidit source dextinction
En dpit des lments qui le singularisent, le contrat de mariage est dabord et
avant tout un contrat au sens traditionnel du droit des obligations. Les principes
fondamentaux sur lesquels repose la thorie juridique classique trouvent donc
application en la matire, quil sagisse de lautonomie de la volont, de la libert
contractuelle ou de la force obligatoire du contrat. Comme lenseigne le professeur
Pineau, ces trois principes interrelis traduisent lapproche librale qui colore le droit
civil qubcois depuis ladoption du Code civil du Bas Canada en 1866 :
La notion de contrat telle que conue par les codificateurs de 1866 repose sur la
thorie de lautonomie de la volont, issue du libralisme dvelopp par les
philosophes du XVIIIe sicle […]. [C]ette philosophie se traduit par la libert
pour lindividu de contracter ou non avec qui il veut, quand il veut, comme il
veut ; cest le principe de la libert contractuelle […]. De cette libert quont les
hommes de se lier, dcoule enfin le principe de la force obligatoire du contrat,
qui simpose aux parties aussi bien quau juge [notes omises]11.
Sous rserve de lordre public et des dispositions impratives de la loi, le contrat
de mariage valablement form oblige donc irrvocablement les poux signataires et
11 Jean Pineau, Danielle Burman et Serge Gaudet, Thorie des obligations, 4e d., Montral, Thmis,
2001 au n 35. Pour un expos historique du sujet, voir Georges Massol, La lsion entre majeurs en
droit qubcois, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 1989 la p. 7 et s. [Massol, La lsion entre majeurs].
[Vol. 51
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
670
simpose au juge de la mme faon12. Mise part lerreur ou la crainte13, aucun motif
ne pourrait tre invoqu lappui dune demande dannulation, de rvocation ou de
modification des dispositions quil contient, quelle que soit linjustice susceptible
den rsulter pour lun des conjoints lors de la dissolution du mariage14. Pacta sunt
servanda…
maintes reprises au cours des annes 70, les tribunaux ont t confronts la
rigidit de ces principes juridiques. Incapables daller au-del des choix contractuels
arrts par les poux, les juges nont pu quassister, impuissants, aux nombreux
drames conomiques dont plusieurs femmes spares de biens ont t victimes
loccasion de leur divorce15. Les propos du juge Beauregard dans laffaire Gagnon c.
Dauphinais16 en tmoignent dailleurs loquemment :
Suivant la preuve, le tribunal est dopinion que la demanderesse a, au cours de
son mariage avec le dfendeur, non seulement agi comme une excellente
pouse, une excellente mre et une excellente matresse de maison, mais quelle
a galement grandement aid son mari dans ses affaires, permettant ce dernier
daccumuler des biens. […] Malgr liniquit apparente de la situation, le
tribunal est dopinion que, suivant ltat actuel du droit, les faits allgus et
prouvs ne donnent pas ouverture aux conclusions recherches, dans le cadre
du litige tel que circonscrit. […] Le rgime de la sparation de biens entre poux
ne mrite pas, sans doute, plus dloges que ceux que lui a faits la Commission
de rforme du droit du Canada […], mais il sagit l dun rgime qui tait et qui
est reconnu par la loi et que les parties ont librement adopt17.
12 Art. 1439 C.c.Q. : Le contrat ne peut tre rsolu, rsili, modifi ou rvoqu que pour les causes
reconnues par la loi ou de laccord des parties. Dans la perspective de la thorie de lautonomie de la
volont, la professeure Charpentier crit : les interventions extrieures destines rquilibrer le
contrat nont aucune lgitimit, sauf dans la mesure o elles sont destines prserver lordre public et
les bonnes murs (lise M. Charpentier, Lquilibre des prestations : une condition de
reconnaissance de la force obligatoire du contrat, thse de doctorat en droit, Universit McGill, 2001
la p. 8 [Charpentier, Lquilibre des prestations]). Voir galement ce qucrit lauteure la p. 74. Sur
la force obligatoire du contrat, voir galement Grant Mills Ltd. c. Universal Pipeline Welding Ltd.,
[1975] C.S. 1203 (Qu) [Grant Mills] ; Julie Bdard, Rflexions sur la thorie de limprvision en
droit qubcois (1997) 42 R.D. McGill 761 la p. 776 ; Pierre Ciotola, Lintervention de ltat dans
le droit des contrats : vers une publicisation du droit des contrats? (1986) 20 R.J.T. 169 la p. 190 ;
Pineau, Burman et Gaudet, ibid. aux no 35, 285. Pour un bref expos historique des principes
traditionnels la base du contrat, voir Stefan Martin, Pour une rception de la thorie de
limprvision en droit positif qubcois (1993) 34 C. de D. 599 la p. 604 et s.
13 Art. 1398 C.c.Q. et s.
14 Notons que des rgles particulires sappliquent dans le cas du contrat de mariage sign par un
mineur ou un majeur inapte : art. 434-36 C.c.Q.
15 Sur les dsquilibres conomiques rsultant de labsence de rgime matrimonial qui prvaut dans
les provinces de common law, (quivalent sparation de biens), voir galement la clbre affaire
Murdoch c. Murdoch, [1975] 1 R.C.S. 423, 41 D.L.R. (3e) 367 [Murdoch].
16 [1977] C.S. 352 (Qu).
17 Ibid. aux pp. 353-54. Voir galement Lvesque c. Faguy, [1978] C.A. 376 (Qu) ; Lebrun c.
Rodier, [1978] C.A. 380 (Qu).
671
A. ROY LE CONTRAT DE MARIAGE EN DROIT QUBCOIS
2006]
Press dintervenir dans le but denrayer les dommages causs par la sparation
de biens, le lgislateur sest employ, lors de la rforme du droit de la famille de
1980, resserrer les rgles impratives applicables lensemble des couples18.
Inspire de laction de in rem verso, la prestation compensatoire constituait lune des
pices matresses du nouvel ensemble lgislatif19. Par cette mesure, le lgislateur
souhaitait fournir aux tribunaux un instrument dquit susceptible dassurer
lindemnisation de
lpoux ayant contribu, en biens ou en services,
lenrichissement du patrimoine de son conjoint20. La nouvelle mesure devait donc
permettre la femme spare de biens dobtenir sa juste part dans les actifs de son
mari, compte tenu de son activit au foyer21.
La prestation compensatoire na toutefois pas produit les rsultats escompts.
Contre toute attente, la Cour dappel a refus de voir dans le travail domestique un
apport susceptible dindemnisation. Selon la cour, accorder lpouse spare de
biens une prestation en compensation du travail accompli au foyer aurait constitu
une forme dguise de partage, au mpris de la libert conventionnelle22. Au
lendemain de la rforme de 1980 et en dpit des objectifs lgislatifs poursuivis, la
femme spare de biens est donc demeure prisonnire de ses choix contractuels.
la prestation compensatoire sest
manifestement bute au dogme de lautonomie de la volont dont le lgislateur de
lpoque a sous-estim la force et lautorit. Comme la affirm la Cour dappel, la
libert contractuelle a, en matire matrimoniale, valeur de principe; on ne saurait par
consquent en altrer la porte de manire indirecte ou quivoque :
Susceptible dinterprtation
judiciaire,
18 Loi instituant un nouveau Code civil et portant rforme du droit de la famille, L.Q. 1980, c. 39.
Pour les professeurs Brisson et Kasirer, la rforme de 1980 tmoigne de lmancipation du droit
qubcois par rapport au droit franais, cette rforme ayant introduit chez nous des rgles qui ne sont
pas de souche purement civiliste (Jean-Maurice Brisson et Nicholas Kasirer, The Married Woman in
Ascendance, the Mother Country in Retreat : from Legal Colonialism to Legal Nationalism in Quebec
Matrimonial Law Reform, 1866-1991 (1995) 23 Man. L.J. 406). Quant au professeur Caparros, il
qualifie dintrus lintgration de mcanismes juridiques qui ne cadrent pas dans notre
ordonnancement codifi (Ernest Caparros, Le patrimoine familial : une qualification difficile
(1994) 25 R.G.D. 251 la p. 252).
19 Franois Aquin, La loi 89 et les accords loccasion des sparations et des divorces (1981) C.P.
du N. 177 la p. 186.
20 Art. 427 C.c.Q. Les dispositions relatives la prestation compensatoire ont subi dimportantes
modifications en 1989, aux termes de la Loi favorisant lgalit conomique des poux, supra note 5.
Avant lentre en vigueur de cette loi, les rgles pertinentes se trouvaient aux art. 459, 533, 559 C.c.Q.
et lart. 735.1 C.p.c.
21 Voir Roy, Le contrat de mariage rinvent, supra note 6 la p. 34, n. 96.
22 Droit de la famille67, [1985] C.A. 135 la p. 145 (Qu) [DF 67] ; Droit de la famille391,
[1987] R.J.Q. 1998 (C.A.) et Droit de la famille441, [1988] R.J.Q. 291 (C.A.). Voir galement
Lucille Cipriani, La justice matrimoniale lheure du fminisme : analyse critique de la
jurisprudence qubcoise sur la prestation compensatoire, 1983-1991 (1995) 36 C. de D. 209 ; Jean
Pineau et Danielle Burman, La prestation compensatoire la lumire de larrt de la Cour dappel
dans laffaire Poirier c. Globensky (1985) 19 R.J.T. 281 ; Mireille D. Castelli, La Cour dappel et la
prestation compensatoire (1985) 16 R.G.D. 625.
672
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 51
Comme toute autre disposition codifie, [la prestation compensatoire] doit tre
interprte dans le contexte lgal auquel elle sincorpore. Or, notre droit
matrimonial rige ltat de principe la libert des conventions en permettant
aux conjoints de faire par contrat de mariage toutes sortes de stipulations […]
qui ne soient pas contraires lordre public. […] Dire que la prestation
compensatoire a pour effet de faire renatre le droit au partage cest prononcer
labolition du principe de la libert des conventions, cest instituer a posteriori
la socit dacquts comme rgime lgal obligatoire. Si le lgislateur avait
voulu quil en soit ainsi, il lui incombait de le dire et non pas quon le lui fasse
dire23.
Lentre en vigueur, le 1er juillet 1989, des dispositions instituant le patrimoine
familial prouve hors de tout doute que le lgislateur a clairement entendu le message
des tribunaux24. Quelle que soit la date de leur mariage, les poux seront dsormais
dans lobligation de partager, lors de la rupture, la valeur des rsidences principale et
secondaires, des meubles du mnage, des vhicules automobiles qui servent aux
dplacements de la famille et des rgimes de retraite privs ou publics leur
appartenant, et ce, indpendamment des termes de leur contrat de mariage25. Limite
dans ses effets, la sparation de biens ne sera donc plus en tat de nuire au conjoint
rest au foyer durant la vie commune26.
En assujettissant lensemble des couples au patrimoine familial, le lgislateur na
en rien branl les socles dogmatiques du droit des contrats; il les a tout simplement
contourns. Les principes de lautonomie de la volont et de la force obligatoire du
contrat de mariage sont demeurs intacts, mais lespace de libert contractuelle dont
jouissent dsormais les poux a t rduit au point den rendre la porte pratique tout
fait illusoire27.
23 DF 67, ibid. aux pp. 144-45.
24 Nicholas Kasirer, Testing the Origins of the Family Patrimony in Everyday Law (1995) 36 C.
de D. 795 la p. 820 [Kasirer, Origins].
25 Art. 415 C.c.Q. Notons que les droits qui confrent lusage dune rsidence principale ou
secondaire sont galement inclus dans le patrimoine familial.
26 Ainsi, crit le juge Baudouin,
[l]e lgislateur, en introduisant dans notre droit le partage du patrimoine familial, […] a
entendu remdier des injustices dont une certaine catgorie de femmes pouvaient tre
victimes et reconnatre la valeur du travail au foyer. Les femmes maries en sparation
de biens, au moment dun divorce ou dune sparation de corps, se retrouvaient en effet
parfois svrement dsavantages sur le plan conomique lorsque venait le temps de
liquider le patrimoine accumul pendant la vie commune (Droit de la famille-977,
[1991] R.J.Q. 904 aux pp. 907-08 (C.A.)).
27 Du moins aux yeux dune majorit dentre eux (voir supra note 3). Comme lexpriment les
professeurs Castelli et Goubau, le lgislateur dlaissant la traditionnelle libert des conventions
matrimoniales des pays de droit civil, la, sinon supprime, tout moins fortement rduite. Certes, la
libert de choix du rgime matrimonial secondaire demeure, mais il est certain quelle ne pourra jouer
que pour les biens non compris dans le patrimoine familial. […] Le libre choix des conventions
matrimoniales semble donc nettement rduit, voire illusoire dans sa porte pratique (Mireille D.
Castelli et Dominique Goubau, Prcis de droit de la famille, Sainte-Foy (Qc), Presses de lUniversit
673
A. ROY LE CONTRAT DE MARIAGE EN DROIT QUBCOIS
2006]
Afin de neutraliser les effets pervers du contrat de mariage, le lgislateur aura
donc eu recours lartillerie lourde que reprsente limposition dun rgime de
partage automatique, uniforme et obligatoire. En visant lensemble des couples, il a
certes atteint son but, mais au dtriment de ceux qui auraient pu raisonnablement et
quitablement tirer profit du contrat de mariage. Larsenal du lgislateur contenait
pourtant certaines armes de prcision qui lui auraient permis de prvenir les
injustices, sans pour autant compromettre le libre choix de tous les couples.
Mais rien nest immuable, y compris le droit28. la lumire des lois en vigueur
dans les autres provinces canadiennes et de la jurisprudence de la Cour suprme29, le
lgislateur qubcois pourrait aujourdhui envisager la possibilit de redonner aux
poux la libert du pass, en prenant soin, cette fois-ci, den baliser clairement
lexercice30.
II. Un regard vers ltranger : une souplesse gage dquilibre
Les systmes juridiques de tradition anglo-saxonne ignorent la notion de rgime
matrimonial31. Nanmoins, les lois qui rgissent les rapports pcuniaires entre les
poux domicilis dans les provinces de common law prvoient le partage dun certain
nombre de biens caractre familial au jour de la dissolution matrimoniale. Toutefois,
contrairement la situation qui prvaut au Qubec, les rgles applicables sont
Laval, 2000 la p. 93). Pour une perspective danalyse diffrente, voir Kasirer, Origins, supra note
24.
28 Sur les processus qui accompagnent la mise en forme juridique dune innovation sociale et les
contraintes inhrentes au remplacement dune norme institutionnalise par une autre, voir Pierre
Noreau, Linnovation sociale et le droit : est-ce bien compatible? dans Le dveloppement social au
rythme de linnovation, Sainte-Foy (QC), Presses de lUniversit du Qubec, 2004, 73 [Noreau,
Linnovation].
29 cet gard, nous adhrons entirement aux propos du professeur Kasirer pour qui lon ne devrait
pas hsiter sinspirer du droit des autres provinces pour enrichir notre systme juridique (Nicholas
Kasirer, Couvrez cette communaut que je ne saurais voir : Equity and Fault in the Division of
Quebecs Family Patrimony (1994) 25 R.G.D. 569 la p. 600 [Kasirer, Equity and Fault]).
30 Comme lcrit le professeur Jobin, [l]a vie mouvemente de la stabilit des contrats ne sarrtera
pas avec lentre en vigueur du Code civil du Qubec. En fait, sa destine est appele connatre
encore de nombreux rebondissements. Invitablement, dautres mesures lgislatives seront discutes
un jour ou lautre pour renforcer telle ou telle politique de protection du consentement, de
raisonnabilit dans lexcution du contrat ou autre […] (Pierre-Gabriel Jobin, La stabilit
contractuelle et le Code civil du Qubec : un rendez-vous tumultueux dans Centre de recherche en
droit priv et compar du Qubec, Mlanges offerts par ses collgues de McGill Paul-Andr
Crpeau, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 1997, 417 la p. 448).
31 Kasirer, Equity and Fault, supra note 29 la p. 573.
[Vol. 51
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
674
suppltives de volont32. Les poux peuvent ainsi, par contrat de mariage (marriage
contract), sy soustraire totalement ou partiellement33.
Cela dit, la majorit des lois pertinentes accordent aux tribunaux le pouvoir de
modifier les termes du contrat intervenu entre les poux, voire den annuler le
contenu. Ainsi, au Nouveau-Brunswick, [l]a Cour peut ignorer toute clause dun
contrat domestique dont lapplication serait, son avis, inquitable (inequitable),
dans les circonstances en lespce34. En Nouvelle-cosse, le tribunal peut carter
une entente contractuelle dans la mesure o celle-ci lui apparat exorbitante
[unconscionable35], trop dure pour une partie ou frauduleuse [notre traduction]36.
En Ontario37, Terre-Neuve38, lle-du-Prince-douard39, au Nunavut40 et dans
les Territoires du Nord-Ouest41, le lgislateur accorde au tribunal le pouvoir dannuler
un contrat de mariage dans la mesure prvue par le droit des contrats. Or, les
principes de common law qui rgissent les contracts autorisent depuis fort longtemps
32 Il importe de noter que nous ne rfrons ici quaux rgles qui concernent le partage des biens
familiaux lors de la rupture et non celles qui restreignent ou limitent, durant le mariage, le droit de
lpoux propritaire den disposer en faveur dun tiers.
33 Voir Matrimonial Property Act, R.S.A. 2000, c. M-8, art. 37(1) ; Family Relations Act,
R.S.B.C. 1996, c. 128, art. 62 [Family Relations Act (B.C.)] ; Family Law Act, R.S.P.E.I. 1988, c. F-
2.1, art. 4(5) [Family Law Act (P.E.I.)] ; Loi sur les biens matrimoniaux, C.P.L.M. c. M45, art. 5(2) ;
Loi sur les biens matrimoniaux, L.N.-B. 1980, c. M-1.1, art. 34 [Loi sur les biens matrimoniaux (N.-
B.)] ; Matrimonial Property Act, R.S.N.S. 1989, c. 275, art. 4(1)(f) [Matrimonial Property Act (N.S.)] ;
Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, F.3, art. 52 [Loi sur le droit de la famille (Ont.)] ; Loi de
1997 sur les biens matrimoniaux, L.S. 1997, c. F-6.3, art. 38(1) [Loi sur les biens matrimoniaux
(Sask.)] ; Family Law Act, R.S.N.L. 1990, c. F-2, art. 62 [Family Law Act (N.L.)] ; Loi sur le droit de
la famille, L.T.N.-O. 1997, c. 18, art. 10 [Loi sur le droit de la famille (T.N.-O.)] ; Loi sur le patrimoine
familial et lobligation alimentaire, L.R.Y. 2002, c. 83, art. 4. Sur le sujet, voir Martha Bailey, Le
mariage et les unions libres (Annexe A) (2000), en ligne : Commission du droit du Canada
des marital agreements, voir Laura W. Morgan et Brett R. Turner, Attacking and Defending Marital
Agreements, Illinois, American Bar Association, Section of Family Law, 2001 la p. 361 et s.
34 Loi sur les biens matrimoniaux (N.-B.), ibid., art. 41.
35 Unconscionability means a result shocking to the conscience of the court, not merely unfair or
unexpected (Gerald P. Sadvari, Marriage Contracts : What are the Chances yours Will be set
Aside? dans Special Lectures of the Law Society of Upper Canada Family Law: Roles, Fairness
and Equality, Toronto, Carswell, 1993, 281 la p. 293).
36 Matrimonial Property Act (N.S.), supra note 33, art. 29. Voir galement Domestic Contracts in
Nova Scotia, Canadian Family Law Guide, vol. 1, p. 5409.
37 Loi sur le droit de la famille (Ont.), supra note 33, art. 56(4). Voir galement Domestic Contracts
in Nova Scotia, Canadian Family Law Guide, vol. 1, p. 5468 ; James G. McLeod et Alfred A. Mamo,
Annual Review of Family Law, Toronto, Carswell, 2005 aux pp. 437-38.
38 Family Law Act (N.L.), supra note 33, art. 66(4).
39 Family Law Act (P.E.I.), supra note 33, art. 55(4).
40 Loi sur le droit de la famille (Nunavut), L.T.N.-O. 1997, c. 18, art. 8(4), telle quadopte pour le
Nunavut conformment la Loi sur le Nunavut, L.C. 1993, c. 28.
41 Loi sur le droit de la famille (T.N.-O.), supra note 33, art. 8(4).
A. ROY LE CONTRAT DE MARIAGE EN DROIT QUBCOIS
2006]
la rescision dententes exorbitantes42. En Saskatchewan, le tribunal qui estime quau
moment de sa conclusion, le contrat familial tait exorbitant ou crait une injustice
flagrante, peut rpartir les biens ou leur valeur […], comme si le contrat familial
nexistait pas43. Enfin, en Colombie-Britannique, le tribunal peut ordonner le partage
des biens viss par le contrat, selon les proportions quil estime raisonnables, lorsque
les dispositions du contrat sont inquitables, compte tenu :
675
[…] (a) de la dure du mariage, (b) de la dure de la sparation de fait, (c) de la
date dacquisition ou dalination du bien, (d) de la proportion dans laquelle le
bien a t acquis par lun des conjoints par voie de succession ou de donation,
(e) du besoin de chaque conjoint de devenir ou de demeurer conomiquement
indpendant et autonome ou (f) de toute autre circonstance ayant trait
lacquisition, la conservation, lentretien, lamlioration ou lutilisation
dun bien, ou aux moyens ou dettes dun conjoint [notre traduction]44.
Dans ces provinces, les tribunaux jouissent donc dune certaine discrtion dans
lapplication des contrats de mariage. Mme exempts de pression ou derreur, les
choix contractuels nont pas, comme au Qubec, une porte absolue; ils sont sujets
rvision judiciaire en fonction de normes de contrle plus ou moins explicites45.
cet gard, on remarquera que les lois du Nouveau-Brunswick et de la
Colombie-Britannique tablissent un critre dintervention judiciaire plus souple que
celui prvu dans les autres provinces. Comme lexpriment Laura W. Morgan et Brett
R. Turner :
The test for unconscionability is harder to meet than the test for unfairness.
Accordingly, if the evidence is sufficient to prove that the agreement is fair,
42 Stephen M. Waddams, The Law of Contracts, 4e d., Toronto, Canada Law Book, 2005 la p. 319
et s. Voir galement Michael A. Menear, Effectiveness of Domestic Contracts (1995) 13 Can. Fam.
L.Q. 1 la p. 12 ; D.A. Rollie Thompson, When is a Family Law Contract Not Invalid,
Unenforceable, Overridden or Varied? (2001) 19 Can. Fam. L.Q. 399 la p. 413 et s. ; Berend
Hovius, Family Law: Cases, Notes and Materials, 6e d., Toronto, Carswell, 2005 aux pp. 925-26 ;
Martha Shaffer, Domestic Contracts, Part II: The Supreme Courts Decision in Hartshorne v.
Hartshorne (2004) 20 Rev. Can. D. Fam. 261 la p. 280. Voir galement Freake v. Freake, [2004]
238 Nfld. & P.E.I.R. 203, [2004] R.F.L. (5e) 1, 2004 NLCA 39 [Freake].
43 Loi sur les biens matrimoniaux (Sask.), supra note 33, art. 24(3).
44 Family Relations Act (B.C.), supra note 33, art. 65(1).
45 Le droit amricain serait au mme effet. Voir Philip Gainsley et Susan C. Rhode, The Role of
Substantive Fairness in Premarital Agreements dans Edward L. Winer et Lewis Becker, dir.,
Premarital and Marital Contracts, Illinois, American Bar Association, Section of Family Law, 1993,
51 la p. 53:
While the standards vary, the majority of jurisdictions give at least some consideration
to the substantive fairness of a premarital agreement when deciding its validity. […]
Many jurisdictions have adopted the substantive fairness concept with all the
vagueness that standard may present. Other jurisdictions have rejected a vague concept
of substantive fairness and have instead adopted fairness standards deemed to be
more readily defined and measured. These standards include foreseeability and
unconscionability.
676
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 51
then the agreement is not unconscionable. [….] Since unconscionability is a
harder test, many agreements that are unfair will still be considered
conscionable46.
En apparence, la norme dquit implique donc une retenue judiciaire beaucoup
moins grande que la norme dinadmissibilit ou dexorbitance. En effet, il sera plus
difficile au tribunal saisi dune demande de rvision ou dannulation de se convaincre
du caractre inadmissible ou exorbitant dun contrat que de son caractre simplement
inquitable.
la lumire de larrt Hartshorne c. Hartshorne47 rendu en mars 2004 par la
Cour suprme, la diffrence entre les deux normes de contrle pourrait toutefois
savrer plus thorique que relle48. Cherchant limiter la trop grande marge de
manuvre judiciaire que la norme dquit aurait pu laisser miroiter, la Cour suprme
en a interprt la porte de faon trs restrictive, sassurant du mme coup de
contrecarrer le penchant interventionniste quauraient pu manifester certains juges.
Selon la Cour, le caractre quitable dun contrat de mariage doit tre apprci
selon une dmarche en deux tapes49. Purement objective, la premire consiste
tablir la condition conomique dans laquelle chacun des poux se retrouverait si lon
devait appliquer les dispositions prvues au contrat de mariage, concurremment aux
autres mcanismes de redistribution ou de compensation conomiques prvus par la
loi :
[P]our dterminer si un contrat de mariage est inquitable, le tribunal doit
commencer par lappliquer. En particulier, il doit dterminer et attribuer
chaque poux ce quoi il a droit, sur le plan financier, en vertu du contrat, en
plus de tenir compte des autres droits manant dautres sources, dont les
aliments entre poux et ceux payables aux enfants50.
La seconde tape consiste analyser la situation particulire des conjoints, tant en
fonction de leurs attentes initiales que des changements de circonstances survenus
entre la date de conclusion du contrat et celle de la rupture. videmment, la prise en
compte de tels facteurs colore la norme dquit dune teinte subjective. Le tribunal
ne peut se contenter dapprcier in abstracto la situation conomique des parties au
moment de la dissolution matrimoniale51, il doit aussi prendre en considration les
prvisions et intentions quelles ont exprimes dans leur contrat de mariage :
[P]our dterminer si un contrat de mariage est quitable ou inquitable au
moment de la rpartition des biens, il faut tenir compte du point de vue des
46 Morgan et Turner, supra note 33 la p. 426.
47 [2004] 1 R.C.S. 550, 236 D.L.R. (4e) 193, 2004 CSC 22 [Hartshorne].
48 Shaffer, supra note 42 aux pp. 280-81, 288-89.
49 James C. MacDonald et Lee K. Ferrier, Canadian Divorce law and Practice, 2e d., Toronto,
Carswell, 1986 au n 15, 155 A.
50 Hartshorne, supra note 47 au para. 47.
51 Tel que suggr par les juges minoritaires : juges Binnie, LeBel et Deschamps dissidents en partie
(ibid.).
2006]
A. ROY LE CONTRAT DE MARIAGE EN DROIT QUBCOIS
677
parties. […] Si la vie des parties volue exactement comme elles lavaient prvu
la formation du contrat, conclure que le contrat est inquitable au moment de
la rpartition des biens revient essentiellement substituer la conception
dquit du tribunal celle des parties, pourvu que rien dautre nindique que
les parties nont pas vraiment rationnellement et compltement tenu compte de
leffet quaurait leur dcision. […] [I]l est donc primordial dexaminer si, au
moment de la rpartition des biens, les parties se trouvaient dans la situation
quelles avaient prvue lors de la formation du contrat, si elles ont vraiment pris
en considration leffet quaurait leur dcision et si, durant leur mariage, elles
ont d ajuster leur contrat en fonction dune situation diffrente de celle
quelles avaient anticipe, soit en raison dun changement de circonstances, soit
simplement parce quelles nont pas considr suffisamment ou dune manire
raliste les consquences de leurs choix52.
En situant la problmatique dans la sphre des intentions initialement exprimes
par les poux, de leurs prvisions ralistes et des mesures quelles ont prises la suite
dun changement de circonstances dites imprvisibles, la Cour suprme sinscrit dans
le sillage de larrt Miglin c. Miglin53. Dans cette cause, faut-il le rappeler, la Cour a
confirm la valeur des ententes alimentaires de divorce en accordant une grande
importance au facteur changement. Selon les principes dgags dans Miglin, la
rouverture dune entente alimentaire de divorce ne dpend pas uniquement des
conditions dans lesquelles les parties lont ngocie (procedural fairness), non plus
que de la seule nature des dispositions qui la composent (substantive fairness)54; il
incombe galement au requrant de dmontrer que :
[…] compte tenu des nouvelles circonstances, les modalits de laccord ne
traduisent plus ce qutait la volont des parties au moment o il a t conclu,
ni les objectifs de la Loi. Il sera donc ncessaire de dmontrer que ces nouvelles
circonstances ne pouvaient raisonnablement pas tre prvues par les parties et
quelles ont men une situation qui ne peut tre tolre55.
Bien que la perspective danalyse des affaires Hartshorne et Miglin diffre, la
Cour appuie son prjug favorable aux ententes alimentaires et au contrat de mariage
sur des principes similaires56. Au nom de la majorit le juge Bastarache crit : en
examinant la question de la dfrence, notre Cour peut sappuyer sur larrt Miglin
[…] eu gard sa proposition juridique gnrale quil y a lieu daccorder un certain
52 Hartshorne, supra note 47 au para. 44.
53 [2003] 1 R.C.S. 303, 2003 SCC 24 [Miglin]. Voir Alain Roy, La Cour suprme se prononce sur
le poids des conventions alimentaires de divorce (2004) 106 R. du N. 137.
54 Sur ces notions, voir Massol, La lsion entre majeurs, supra note 11 la p. 92.
55 Miglin, supra note 53 aux para. 88-89. Pour une revue sommaire des jugements subsquents
larrt Miglin dans les provinces de common law, voir McLeod et Mamo, supra note 37 la p. 479 et s.
56 Voir Michel Ttrault, Commentaire sur la decision Hartshorne c. Hartshorne Les arrts
Miglin, Wash, Moge, Bracklow et Boston revisits : de limportance des conventions matrimoniales et
des conventions sur mesures accessoires, Droit civil en ligne (DCL) Repres, 2004,
EYB2004REP222 ; Suzanne Amphousse, Convention entre poux, la rcente dcision de la Cour
suprme du Canada dans Miglin c. Miglin et les autres, Droit civil en ligne (DCL) Repres, 2004,
EYB2004DEV437. Voir galement McLeod et Mamo, ibid. aux pp. 445, 448.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
678
poids aux contrats de mariage57. Un poids qui, dans un cas comme dans lautre,
saccrotra considrablement en
labsence dun changement subsquent et
imprvisible de circonstances :
[Vol. 51
Le fardeau qui incombe au demandeur dtablir lexistence dune iniquit est
plus lourd lorsquil ressort du contrat et des circonstances ayant entour sa
formation que les parties ont prvu, au dpart, la situation dans laquelle elles se
trouvent aujourdhui et quelles ont alors ragi en consquence58.
Le contrat de mariage conclu en application des lois de la Colombie-Britannique
et du Nouveau-Brunswick constitue donc un vritable engagement dont un poux ne
saurait se soustraire au jour de la rupture, sous prtexte quil lui serait objectivement
plus avantageux de recourir aux dispositions du rgime lgislatif suppltif.
Contrairement linterprtation que certains prconisaient, la simple dmonstration
dun cart important entre les droits rsultant du rgime suppltif et ceux dcoulant
du contrat ne permettra plus de conclure au caractre inquitable des choix
contractuels59. Les tribunaux devront imprativement sintresser lvolution de la
57 Hartshorne, supra note 47 au para. 40.
58 Ibid. au para. 44. Une telle interprtation nest pas inusite, la West Virginia Supreme Court ayant
dj statu dans le mme sens dans larrt Gant v. Gant, 329 S.E.2d 106 la p. 114 (W. Va. Sup. Ct.
App. Div. 1985), cit dans Philip Gainsley et Susan C. Rhode, The Role of Substantive Fairness in
Premarital Agreements dans Edward L. Winer et Lewis Becker, dir., Premarital and Marital
Contracts, Illinois, American Bar Association, Section of Family Law, 1993, 51 la p. 56:
Unless a prenuptial agreement is so outrageous as to come within unconscionability
principles as developed in commercial contract law […] West Virginia courts will not
evaluate the substantive fairness of prenuptial agreements; most prenuptial agreements
are designed to preserve the property interests of the stronger party. Nonetheless,
prenuptial agreements will be enforce in their explicit terms only that circumstance at
the time the marriage ends are roughly what the parties foresaw at the time they entered
into the prenuptial agreement. In this regard, the passage of time, a change of position
based upon reasonable reliance on the permanence of the marriage, and the birth of
children are relevant factors, among others, for a court to consider.
59 Rejetant cette interprtation, le juge Bastarache crit dans larrt Hartshorne : tant donn quun
contrat familial droge au rgime lgal, il est vident quon ne peut pas dterminer sil est quitable en
se fondant uniquement sur sa compatibilit avec ce rgime (ibid. au para. 9). Menear, supra note 42
la p. 6, rsume ainsi cette interprtation :
[The Family Law Act] represents the standard in Ontario. It is, in fact, a measuring
stick. All domestic contracts will be measured against the provisions of the Family Law
Act. […] In other words, if the parties do for themselves, in a settlement agreement,
what a judge would have done in applying the provisions of the Family Law Act, then
the prospects of a judge interfering with the terms and provisions of the settlement
agreement are quite minimal. However, if the parties, in their settlement agreement,
deviate substantially from what a judge would have done in applying the provisions of
the Family Law Act, then it is more likely that a judge will interfere with the terms of
the settlement agreement.
Sur la question, voir galement Shaffer, supra note 42 la p. 270. Pour une perspective gnrale
concernant le droit amricain, voir Morgan et Turner, supra note 33 aux pp. 426-27, de mme que
Gainsley et Rhode, supra note 45.
679
A. ROY LE CONTRAT DE MARIAGE EN DROIT QUBCOIS
2006]
relation conjugale, en tenant compte des intentions et prvisions initiales du couple.
Si le contrat de mariage repose sur un consentement libre et clair60 et que la relation
conjugale a volu conformment aux projections originales, les tribunaux devront
faire preuve de beaucoup de retenue et de circonspection. Raisonner autrement,
conclut la Cour suprme, reviendrait vider le contrat de tout son sens61.
En somme, le juge ne pourra dornavant intervenir pour modifier ou annuler le
contrat de mariage que dans deux circonstances. Dabord, lorsque lapplication des
dispositions quil contient entrane, au jour de la rupture, des effets inquitables qui
ne peuvent avoir t raisonnablement voulus et qui, selon toute probabilit, ne
peuvent rsulter dun choix clair. Ensuite, lorsque la relation matrimoniale a
manifestement dvi de sa trajectoire initiale, sans que les poux aient apport au
contrat les ajustements ou les correctifs susceptibles den maintenir lquilibre62.
Plutt que demprunter la voie de traverse que constitue le patrimoine familial, le
lgislateur qubcois aurait-il pu adopter une approche semblable celle qui existe
dans les autres provinces? La mise en place dune norme de contrle judiciaire du
contrat de mariage aurait-elle pu assurer un meilleur quilibre entre libert et quit?
La rponse nous apparat vidente. Dautant plus vidente que la norme dquit fait
partie de larsenal civiliste depuis belle lurette…63
60 Sur limportance que la Cour suprme accorde lassistance dun conseiller juridique
indpendant, voir Hartshorne, ibid. aux para. 60-61. Sur le sujet, voir galement Freake, supra note
42 ; Sadvari, supra note 35 aux pp. 286-87.
61 Hartshorne, ibid. au para. 9.
62 Pour une application jurisprudentielle de larrt Hartshorne, voir S.M.J. c. R.H.C.W. (2005), 45
B.C.L.R. (4e) 105, 2005 BCCA 254 ; Kopelow c. Warketin (2005), 261 D.L.R. (4e) 129, 2005 BCCA
551. Voir galement les rfrences cites dans McLeod et Mamo, supra note 37 aux pp. 478-79.
63 Norme dquit ne pas confondre avec la norme dEquity de common law, laquelle demeure
trangre au droit civil. Comme lcrit le professeur Kasirer :
Equity and its conceptual machinery has no official place in the law of family property
in Quebec. […] [A]s Equity eventually came to rescue economically vulnerable spouses
from the strict application of the common law in the rest of Canada, the positive law of
matrimonial regimes offered courts in Quebec no inherent power to revise marriage
contracts or upset the operation of a freely chosen separate property matrimonial
regime where it led to injustice. The resources of Chancery specifically the division
between legal and equitable title to family property were not, in theory, available
to a Quebec judge whose conscience was shocked when contributions to marriage went
unrecognized by law [notes omises] (Kasirer, Equity and Fault, supra note 29 aux
pp. 573, 575).
Sur la question, voir la dissidence du juge Laskin dans Murdoch, supra note 15. Voir galement Keith
B. Farquhar, Unjust enrichment special relationship domestic services remedial
constructive trust : Peter v. Beblow (1993) 72 R. du B. can. 538.
[Vol. 51
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
680
III. Un regard vers le futur : une alternative porte de mains
En matire de contrats, il ny a quun seul principe absolu : cest la justice. La
libert nest quun moyen en vue du juste; elle ne repose que sur une prsomption de
justice64. Cette phrase clbre, crite en 1912 par le juriste franais Emmanuel
Gounot, tranche avec le dogmatisme traditionnellement vhicul par la thorie
juridique classique65. Selon Gounot, lautonomie de la volont ne saurait servir de
paravent linjustice. En un mot, la libert contractuelle ne doit pas tre ni devenir
linstrument par lequel lune des parties pourra exploiter lautre.
Au Qubec, un courant doctrinal sinscrit dans cette ligne de pense. Cherchant
de diverses manires baliser lexercice de la libert contractuelle autour de principes
fonds sur lquit, plusieurs auteurs ont dnonc la rigidit de la thorie classique en
proposant un renouveau conceptuel dont les deux principaux axes sont la lsion et
limprvision66.
64 Emmanuel Gounot, Le principe de lautonomie de la volont en droit priv : contribution
ltude critique de lindividualisme juridique, Paris, A. Rousseau, 1912 la p. 387. Pour une critique
favorable de larrt Hartshorne, voir Martha Bailey, Marriage la carte : A Comment on Hartshorne
v. Hartshorne (2004) 20 Rev. Can. D. Fam. 249. Pour une critique dfavorable, voir Shaffer, supra
note 42. Pour un commentaire critique de la dcision dans une perspective fministe du droit, voir
Susan B. Boyd, The Responsible Divorce?, Chronique de Hartshorne v. Hartshorne (2004) 16
R.F.D. 397 ; Susan B. Boyd et Claire F.L. Young, Feminism, Law, and Public Policy : Family Feuds
and Taxing Times (2004) 42 Osgoode Hall L.J. 545 la p. 565 ; Mary Jane Mossman, Choices and
Commitments for Women : Challenging the Supreme Court of Canada in the Context of Social
Assistance (2004) 615 la p. 619 et s.
65 La phrase clbre de Gounot tranche galement avec la tout aussi clbre phrase de Fouille :
Toute justice est contractuelle […] ; qui dit contractuel dit juste (cit dans Georges Ripert, La rgle
morale dans les obligations civiles, 3e d., Paris, Librairie gnrale de droit et de jurisprudence, 1935
la p. 40).
66 Voir notamment Charpentier, Lquilibre des prestations, supra note 12 aux pp. 9, 140 ; Louise
Rolland, Les figures contemporaines du contrat et le Code civil du Qubec (1999) 44 R.D. McGill
903 la p. 916. Voir aussi Paul-Andr Crpeau et lise M. Charpentier, Les Principes dUnidroit et le
Code civil du Qubec : valeurs partages?, Scarborough (Ont.), Carswell, 1998 ; Pineau, Burman et
Gaudet, supra note 11 au n 104. Certes, certaines notions prsentes dans le Code civil sont fondes
sur lide dune plus grande justice contractuelle. Tel est le cas de la bonne foi, de labus de droit et de
lordre public (voir art. 6, 7, 1375 C.c.Q.). On ne saurait toutefois stonner du mouvement
prconisant lintroduction de mesures aux contours plus prcis. Lhistoire a dj dmontr la
propension des tribunaux contourner, au nom de la libert contractuelle et de lautonomie de la
volont, des notions par trop gnrales. Sur les notions dquit contractuelle et de bonne foi, voir
Paul-Andr Crpeau, Le contenu obligationnel dun contrat (1965) R. du B can. 1 ; Brigitte
Lefebvre, La bonne foi dans la formation du contrat, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 1998. Sur la
notion dabus de droit, voir Martin, supra note 12 aux pp. 613-16. Pour une analyse gnrale de
notions voisines de lquit, voir Didier Lluelles avec la collaboration de Benot Moore, Droit
qubcois des obligations, vol. 1, Montral, Thmis, 1998 au no 892 et s. ; Pierre-Gabriel Jobin avec la
collaboration de Nathalie Vzina, Baudouin et Jobin : Les obligations, 6e d., Cowansville (Qc), Yvon
Blais, 2005 au n 276. Pour un aperu du mouvement franais vers un plus grand solidarisme
2006]
A. ROY LE CONTRAT DE MARIAGE EN DROIT QUBCOIS
681
A. La lsion
Selon le Vocabulaire juridique, la lsion correspond au [p]rjudice que subit
lune des parties au contrat ou au partage du fait de lingalit originaire des
prestations rciproques ou des lots, disproportion de valeur qui, dans la conception
franaise, justifie la rescision de lacte lsionnaire67.
En droit franais, la lsion a t source de vifs dbats thoriques68. Alors que
certains la considraient sous langle subjectif des vices du consentement, dautres y
voyaient une cause objective dannulation du contrat. Pour ces derniers, le
dsquilibre contractuel constituait une cause de rescision indpendante et autonome,
sans quil ft ncessaire de dmontrer quun tel dsquilibre rsultait dune
dfaillance du consentement69.
Au-del des polmiques thoriques, les codificateurs franais ont admis la
sanction de la lsion en faveur des mineurs, des incapables, de mme quen matire
de vente immobilire et de partage70. Selon la professeure Charpentier, chaque cole
de pense a pu trouver, dans le Code civil, des arguments lappui de ses propres
conceptions :
Les tenants dune conception subjective du contrat sappuient sur la place o
figure la rgle gnrale, cest–dire dans la section traitant du consentement,
alors que les tenants de la conception objective fondent leur position sur les
termes des articles sanctionnant la lsion, o la question du consentement est
carte au profit dune valuation de lquilibre des prestations71.
Au Qubec, les codificateurs nont pas suivi lexemple franais, excluant
expressment tout recours en annulation de contrat pour cause de lsion entre
majeurs72. Au cours du vingtime sicle, le lgislateur sest toutefois permis
dassouplir quelque peu sa position en ajoutant, a et l, quelques rgles fondes sur
contractuel, voir Christophe Jamin, Le solidarisme contractuel : un regard franco-qubcois, 9me
Confrence Albert-Mayrand, Facult de droit, Universit de Montral, Montral, Thmis, 2005.
67 Grard Cornu, dir., Vocabulaire juridique, 6e d., Paris, Presses Universitaires de France, 2004,
s.v. lsion. Pour dautres dfinitions, voir galement Dictionnaire de droit priv et lexiques
bilingues : les obligations, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2003, s.v. lsion [Dictionnaire de droit
priv les obligations] et Dictionnaire de droit priv et lexiques bilingues, 2e d., Cowansville (Qc),
Yvon Blais, 1999, s.v. lsion ; Hubert Reid, Dictionnaire de droit qubcois et canadien, 2e d.,
Montral, Wilson & Lafleur, 2001, s.v. lsion. Lluelles et Moore, ibid. au n 776 ; Pineau, Burman
et Gaudet, supra note 11 au n 101 ; Jobin et Vzina, supra note 66 au n 277.
68 Voir lexcellente synthse prsente par Charpentier, Lquilibre des prestations, supra note 12
la p. 60 et s.
note 66 la p. 84 et s.
69 Pour une prsentation des diffrentes conceptions de la lsion, voir Crpeau et Charpentier, supra
70 Voir art. 491-2, 510-3, 887, 1118, 1305, 1313, 1335, 1674 C. civ.
71 lise Charpentier, Les fondements thoriques de la transformation du rle de lquilibre des
prestations contractuelles (2004) 45 C. de. D. 69 la p. 82. Voir galement Lluelles et Moore, supra
note 66 au n 784, n. 1313.
72 Art. 1012 C.c.B.C. Voir Jobin et Vzina, supra note 66 au n 267 ; Jobin, supra note 30 la p.
425.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
682
lquit. Ainsi esprait-il freiner les abus les plus notoires, notamment dans le
domaine du prt dargent73.
Il faudra cependant attendre les travaux de lOffice de rvision du Code civil au
dbut des annes 80 pour quune vritable rflexion sur la lsion prenne forme. Trs
progressiste, le rapport de lOffice suggrait lintroduction dune disposition gnrale
permettant dannuler tout contrat entre majeurs pour cause de lsion :
[Vol. 51
Art. 37 C.c.Q. : La lsion vicie le consentement lorsquelle rsulte de
lexploitation de lune des parties par lautre et entrane une disproportion
srieuse entre les prestations du contrat. La disproportion srieuse fait prsumer
lexploitation74.
Luniversalit du principe de larticle 37 sera partiellement entame dans lavant-
projet de loi portant rforme du Code civil du Qubec75, pour compltement
disparatre dans le Projet de loi 12576. Les critiques adresses par divers intervenants,
dont le Barreau et la Chambre des notaires, auront finalement convaincu les autorits
gouvernementales de ne pas retenir la proposition de lOffice de rvision77. Craignant
principalement linstabilit contractuelle quaurait pu gnrer ladoption dun tel
principe78, les deux ordres professionnels ont suggr au lgislateur de circonscrire la
lsion des secteurs dactivits prcis, plutt que den gnraliser lapplication. Les
articles 1405 et 1406 C.c.Q. traduisent intgralement cette recommandation79 :
73 Voir art. 1056(b) et 1040(c) C.c.B.C. Voir galement lart. 8 de la Loi sur la protection du
consommateur, L.R.Q. c. P-40.1. Sur ces dispositions, voir Martin, supra note 12 aux pp. 610-12 ;
Pineau, Burman et Gaudet, supra note 11 au n 106.1 ; Jobin et Vzina, ibid. aux no 269-71.
74 Qubec, Office de rvision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Qubec, vol. 1, livre V,
Qubec, diteur officiel, 1978, art. 37.
75 Loi portant rforme au Code civil du Qubec du droit des obligations, Avant-projet de loi, 2e sess.,
33e lg. Qubec, 1988, art. 1449. Cette disposition limitait lapplication de la lsion aux seules
personnes physiques qui ne contractaient pas pour lutilit ou lexploitation dune entreprise.
76 P.L. 125, Code civil du Qubec, 1re sess., 34e lg., Qubec, 1991. Pour une prsentation dtaille
de lvolution du dossier lgislatif, voir Crpeau et Charpentier, supra note 66 la p. 84 et s.
77 ces critiques sajoutrent les conclusions dun comit dexperts prsid par le juge Jean-Louis
Baudouin qui recommanda labandon du principe de la lsion (Pineau, Burman et Gaudet, supra note
11 au n 104).
78 lappui de cette position, voir notamment Richard A. Epstein, Unconscionability : a Critical
Reappraisal (1975) 18 J.L. & Econ. 293. Certains nont pas hsit dnoncer avec vigueur cet
argument. Ainsi, le professeur Crpeau crit : [e]n certains milieux, lorsque lon pense la lsion, on
croit apercevoir un monstre qui, tel le monstre du Lochness, va surgir des eaux pour mettre en pril la
scurit et la stabilit des contrats […] (Paul-Andr Crpeau, Les principes directeurs de la rforme
du louage des choses, (1974) Meredith Mem. Lec. 9 la p. 18). Le professeur Pineau dnonce
galement cet argument, faisant remarquer quen Allemagne (Code civil allemand BGB, art. 138) et
en Suisse (Code des obligations, art. 21), lintroduction du principe de la lsion na pas entran
dinstabilit chronique (Pineau, Burman et Gaudet, ibid. au n 104). Au mme effet, voir Lluelles et
Moore, supra note 66 aux n 880, n. 1578, n 907, n. 1658. Pour une tude des dispositions allemande
et suisse, voir Massol, La lsion entre majeurs, supra note 11 la p. 32 et s.
79 Voir dailleurs Qubec, Ministre de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice : le Code
civil du Qubec, t. 1, Qubec, Publications du Qubec, 1993 la p. 853.
2006]
A. ROY LE CONTRAT DE MARIAGE EN DROIT QUBCOIS
683
Art. 1405 C.c.Q. : Outre les cas expressment prvus par la loi, la lsion ne
vicie le consentement qu lgard des mineurs et des majeurs protgs.
Art. 1406 C.c.Q. : La lsion rsulte de lexploitation de lune des parties par
lautre qui entrane une disproportion importante entre les prestations des
parties; le fait mme quil y ait disproportion importante fait prsumer
lexploitation80.
Larticle 1406 C.c.Q. constitue une innovation importante par rapport au droit
antrieur. Lintroduction dune dfinition formelle de la lsion permet de dterminer
langle thorique sous lequel il faut envisager la notion81. Situe entre les thories
objective et subjective du droit franais, la notion de lsion du droit qubcois est de
nature mixte82. Comme lexplique la professeure Charpentier :
Lintgration de lide dexploitation dans le concept de lsion transforme
celui-ci; le fondement de la lsion nest plus une prsomption dabsence de
consentement qui se manifeste par le dsquilibre des prestations, mais une
sanction de lexploitation. […] La conception mixte rvle avant tout une ide
profondment morale : le refus de lexploitation. En ce sens, la lsion participe
davantage de lide dquit que de celle du vice de consentement. […] [L]a
nouvelle conception de la lsion sapparente liniquit de la common law
car, comme elle, elle ne sintresse pas directement lexistence ou la qualit
du consentement, mais plutt the overall odious nature of the transaction and
the circumstances under which the bargain was struck [notes omises]83.
Quant larticle 1405 C.c.Q., il reprend le principe de larticle 1012 C.c.B.-C.,
ceci prs que des exceptions sont maintenant possibles84. Parmi les exceptions se
irrfragable,
80 Cette prsomption nest pas
le contractant pouvant dmontrer
labsence
dexploitation : art. 2847, al. 2 C.c.Q. Voir Jobin et Vzina, supra note 66 au n 289 ; Crpeau et
Charpentier, supra note 66 la p. 104. Sur linterprtation que lon doit donner aux termes
disproportion importante contenus lart. 1406 C.c.Q., voir notamment Lluelles et Moore, supra
note 66 au n 797 ; Jean Pineau, La thorie des obligations dans Barreau du Qubec et Chambre des
notaires du Qubec, La rforme du Code civil, t. 2, Sainte-Foy (Qc), Presses de lUniversit de Laval,
1993, 9 la p. 59 ; Jobin et Vzina, ibid. au n 287.
81 Voir Lluelles et Moore, ibid. aux no 786, 810-12 ; Crpeau et Charpentier, ibid. la p. 104.
82 Ainsi, selon lart. 37 du rapport, la lsion vicie le consentement lorsquelle rsulte de
lexploitation de lune des parties par lautre et entrane une disproportion srieuse entre les prestations
du contrat. La disproportion srieuse fait prsumer lexploitation (Office de rvision du Code civil,
supra note 74).
the Agreement Most Foul: A Reconsideration of
83 Charpentier, Lquilibre des prestations, supra note 12 aux pp. 78-79, 199, 200 (citant John-Paul
F. Bogden, On
the Doctrine of
Unconscionability (1997) 25 Man. L.J. 187, 190). Voir galement les nombreuses rfrences cites
par lauteure au no 182. Sur le rapprochement entre les notions de lsion et dunconscionability,
Horacio Spector crit : In civil law jurisdictions, the doctrine of laesio enormis, which is an
expansive construal of a remedy in Roman law, performs basically the same function as the doctrine
of unconscionability (Horacio Spector, A Contractarian Approach to Unconscionability (2006) 81
Chicago-Kent L. Rev. 95 au no 2. Voir galement Massol, La lsion entre majeurs, supra note 11 la
p. 79 et s.
84 Adrian Popovici, Le nouveau Code civil et les contrats dadhsion, [1992] Mer. Mem. Lect.
137, 150.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
684
trouvent notamment les actes de renonciation au patrimoine familial et la socit
dacquts85. Conscient du contexte particulier qui prside la signature de ces actes,
le lgislateur qubcois permet au tribunal de les annuler pour cause de lsion, et ce,
en dpit de
lintervention du notaire
instrumentant86 :
la protection quest cense assurer
[Vol. 51
Art. 424 C.c.Q. : La renonciation de lun des poux, par acte notari, au partage
du patrimoine familial peut tre annule pour cause de lsion ou pour toute
autre cause de nullit des contrats.
Art. 472 C.c.Q. : [L]a renonciation [aux acquts, par acte notari87] peut tre
annule pour cause de lsion ou pour toute autre cause de nullit des contrats.
On aurait pu croire que les tribunaux se seraient montrs hsitants appliquer ces
rgles dexception, mais tel na pas t le cas. Les juges en ont, au contraire,
interprt la porte de faon extrmement librale. Dans leur trait sur les obligations,
les professeurs Jobin et Vzina expliquent en ce sens : On observe une tendance des
tribunaux appliquer la lsion toutes les ententes sur les mesures accessoires au
divorce ou la sparation, mme en dehors de la renonciation au partage du
patrimoine familial et de celle au partage de la socit dacquts88.
85 Notons que lannulation de telles renonciations pour cause de lsion tait possible avant la
rforme de 1994. Voir les anciens art. 462.11 C.c.Q. (1980) en matire de patrimoine familial et 504
C.c.Q. (1980) en matire de socit dacquts. Pour une tude de ces dispositions, voir Georges
Massol, La lsion comme motif dannulation de la renonciation au partage familial et la socit
dacquts dans Service de la formation permanente du Barreau du Qubec, Le partage du patrimoine
familial et ses consquences juridiques, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 1990, 29. Pour quelques
illustrations jurisprudentielles, voir Droit de la famille-1411, [1991] R.J.Q. 1889 (C.S.) ; Droit de la
famille-1541, J.E. 92-395 (C.S.) ; Droit de la famille-1998, [1994] R.D.F. 353 la p. 358 (C.S.) ; Droit
de la famille-2057, [1994] R.D.F. 680 (C.S.) ; Droit de la famille-2204, [1995] R.D.F. 333 (C.S.) ;
Droit de la famille-2258, [1995] R.J.Q. 2418 (C.S.) ; Droit de la famille-3181, [1999] R.D.F. 20
(C.S.) ; Droit de la famille-2452, [1996] R.D.F. 466 (C.A.) ; Droit de la famille-2472, [1996] R.J.Q.
1946 la p. 1951 (C.S.) ; Droit de la famille-3545, J.E. 2000-562 (C.A.) et Droit de la famille-3494,
[2000] R.D.F. 68 (C.S.). Cela dit, la lsion prvue par ces anciennes dispositions ntait pas la lsion
mixte, mais la lsion objective (Charpentier, Lquilibre des prestations, supra note 12 la p. 205).
Pour dautres actes susceptibles dannulation pour cause de lsion, voir art. 2332 C.c.Q. lextrieur
du Code civil, certaines lois prvoient galement des mcanismes de redressement en cas diniquit ou
de dsquilibre conomique. Tel est le cas, notamment, de la Loi sur la protection du consommateur,
supra note 73, et de la Loi sur les normes du travail, L.R.Q. c. N-1.1.
86 Mentionnons au passage que les balises institutionnelles sur lesquelles sont fondes
lindpendance et limpartialit du notaire qubcois ne sont en rien comparables avec celles qui
caractrisent le notariat latin en vigueur dans la plupart des pays de tradition civiliste, do
limportance, dans certaines circonstances, dajouter une mesure de protection supplmentaire. Voir
Alain Roy, Notariat et multidisciplinarit : Reflet dune crise didentit professionnelle? (2004)
106 R. du N. 1.
87 Lexigence de la forme notarie dcoule de lart. 469 C.c.Q.
88 Jobin et Vzina, supra note 66 au n 283. Voir dailleurs Droit de la famille-2325, [1996] R.J.Q.
34 (C.A.). Voir galement Jobin, supra note 30 aux pp. 448-49.
685
A. ROY LE CONTRAT DE MARIAGE EN DROIT QUBCOIS
2006]
notre avis, ces dispositions (et linterprtation quen retiennent les tribunaux)
ont valeur de prcdent et permettent dalimenter, voire de lgitimer certains
questionnements. linstar des provinces de common law qui accordent au juge le
les contrats de mariage pour cause dunfairness ou
droit dannuler
dunconscionability89, pourquoi ne pas ajouter la lsion aux causes dannulation du
contrat de mariage90? Plutt que de limiter la libert contractuelle des poux en les
assujettissant au rgime primaire extrmement envahissant que reprsente le
patrimoine familial, pourquoi ne pas donner au tribunal le pouvoir dcarter, en tout
ou en partie, les dispositions dun contrat de mariage lsionnaire, au sens de larticle
1406 C.c.Q.91?
Si les tribunaux avaient dispos dun tel pouvoir au dbut des annes 80, il y a
tout lieu de croire que les dommages conomiques causs aux femmes maries sous
le rgime de la sparation de biens ne se seraient pas matrialiss. Les juges
nauraient pu se retrancher derrire les principes de la libert contractuelle et de
lautonomie de la volont pour sanctionner des conventions inquitables. Ainsi, le
contrat de mariage privant la femme demeure au foyer durant le mariage de toute
participation dans le patrimoine accumul par son mari aurait pu tre jug lsionnaire
et, partant, rescind. On aurait pu, en effet, y dceler la manifestation dune
disproportion importante entre les retombes pcuniaires gnres par lapport
respectif de chacun des poux. Une telle disproportion aurait entran lapplication de
la prsomption dexploitation, que le mari aurait eu beaucoup de mal repousser,
tant donn la concentration des ressources et, incidemment, du pouvoir, entre ses
mains92.
Bref, en permettant au tribunal dannuler un contrat de mariage pour cause de
lsion mixte, le lgislateur qubcois aurait vraisemblablement atteint lobjectif
quil visait avec la prestation compensatoire93. Dans cette perspective, le recours au
rgime uniforme, automatique et obligatoire que constitue le patrimoine familial se
serait rvl inutile.
89 Voir la partie II, ci-dessus.
90 La doctrine qubcoise en matire dobligations se rallie dailleurs majoritairement lide
dintroduire le principe de la lsion en toute matire (comme le suggrait lOffice de rvision du Code
civil). Voir notamment Crpeau et Charpentier, supra note 66 ; Lluelles et Moore, supra note 66 au n
907 ; Maurice Tancelin, Des obligations Actes et responsabilits, 6e d., Montral, Wilson &
Lafleur, 1997 au no 209 et s. ; Louis Perret, Une philosophie nouvelle des contrats fonde sur lide
de justice contractuelle (1980) 11 R.G.D. 537 ; Rolland, supra note 66 la p. 916 ; Pineau, Burman
et Gaudet, supra note 11 au n 104.
91 En fait, si la lsion tait admise en matire de convention matrimoniale, la rgle prvue lart.
1408 C.c.Q. pourrait certainement sappliquer : Le tribunal peut, en cas de lsion, maintenir le
contrat dont la nullit est demande, lorsque le dfendeur offre une rduction de sa crance et un
supplment pcuniaire quitable. Pour un expos dtaill et fort bien prsent sur les sanctions de la
lsion, voir Lluelles et Moore, ibid. au no 909 et s.
92 Voir, par analogie, Jobin et Vzina, supra note 66 au n 288.
93 Voir la partie I, ci-dessus.
[Vol. 51
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
686
Cela dit, la lsion naurait pas suffi et ne suffirait pas liminer toutes les
injustices rsultant de lapplication dun contrat de mariage. Contrairement la
notion dunconscionability qui, en contexte matrimonial, permet dsormais au
tribunal de considrer non seulement les lments lis la formation du contrat, mais
galement ceux se rapportant lvolution de la relation94, lapprciation de la lsion
doit se faire en prenant pour point de rfrence le moment de la naissance de
lobligation, et non un autre moment, antrieur ou ultrieur95. En dautres termes,
explique le professeur Lluelles, la lsion autorise le juge intervenir lorsque la
disproportion est prsente lors de la formation du contrat96, mais nest daucune utilit
lorsque lquilibre contractuel est rompu en raison de circonstances postrieures la
conclusion du contrat.
B. Limprvision
Cest par la thorie de limprvision que le droit civil envisage lintervention
judiciaire afin que soit corrig le dsquilibre conomique rsultant dune volution
contractuelle non conforme aux attentes initialement exprimes dans le contrat97.
Comme lnonce le doyen Carbonnier, la lsion doit avoir son germe dans le contrat
lui-mme, dans une ingalit interne des prestations, tandis [quen matire
dimprvision] on a affaire un bouleversement survenu du dehors, par un vnement
casuel et imprvu98.
Suivant en cela lexemple du droit franais99, le lgislateur qubcois na jamais
sanctionn limprvision. Aucune trace dune telle thorie ne peut tre dcele dans
94 Hartshorne, supra note 47 au para. 9.
95 Lluelles et Moore, supra note 66 au n 801.
96 Ibid. au no 801 et s. Voir galement Bdard, supra note 12 la p. 770. Voir aussi, en matire de
renonciation au patrimoine familial, Droit de la famille 2204, [1995] R.D.F. 333, 339 (C.S.).
97 Notons toutefois que certains auteurs franais traitent de la thorie de limprvision en employant
lexpression lsion a posteriori. Voir par ex. B. Margo, Lsion a posteriori et imprvision dans
les contrats, thse de doctorat en droit, Paris, Universit de Paris, 1949 aux pp. 2, 94, tel que cit dans
Bdard, ibid. la p. 768, au no 27. Pour une dfinition de limprvision, voir Dictionnaire de droit
priv Les obligations, supra note 67, s.v. imprvision.
98 De tels propos traduisent bien le fait que limprvision, contrairement la lsion, ne comporte pas
lide dexploitation (Jean Carbonnnier, Droit civil : Les obligations, t. 4, 22e d., Paris, Presses
Universitaires de France, 2000 la p. 281, au n 144). Sur le sujet, voir aussi Jobin et Vzina, supra
note 66 au n 126. Voir aussi ce qucrivent les auteurs au n 454.
99 Ds 1876, la Cour de Cassation crivait : dans aucun cas, il nappartient aux tribunaux, quelque
quitable que puisse leur paratre leur dcision, de prendre en considration le temps et les
circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles celles qui
ont t librement acceptes par les contractants (Cass. civ., 6 mars 1876, tel que cit dans Henri
Capitant, Franois Terr et Yves Lequette, Les grands arrts de la jurisprudence civile, t. 2, 11e d.,
Paris, Dalloz, 2000 la p. 126, au n 163). Voir aussi Jacques Flour, Jean-Luc Aubert et ric Savaux,
Les obligationsLacte juridique, vol. 1, 9e d., Paris, Armand Colin, 1999 au n 406 ; Bndicte
A. ROY LE CONTRAT DE MARIAGE EN DROIT QUBCOIS
2006]
lancien Code civil du Bas Canada100. Mises part quelques exceptions bien
circonscrites101, la situation est demeure la mme sous le Code civil du Qubec102,
malgr la recommandation favorable de lOffice de rvision du Code civil. Inspir par
ladage rebus sic stantibus, lOffice proposait on ne peut plus clairement lintgration
de la thorie de limprvision au droit civil qubcois :
687
Art. 75 C.c.Q. : La survenance de circonstances imprvisibles qui rendent
lexcution du contrat plus onreuse ne libre pas le dbiteur de son obligation.
Exceptionnellement, le tribunal peut, nonobstant toute convention contraire,
rsoudre, rsilier ou rviser un contrat dont lexcution entranerait un prjudice
excessif pour lune des parties, par suite de circonstances imprvisibles qui ne
lui sont pas imputables [nos italiques]103.
Les autorits gouvernementales nont pas repris les termes de larticle 75 dans
lavant-projet de loi portant rforme du Code civil du Qubec, coupant court toute
discussion sur le sujet en commission parlementaire. Sans doute les autorits
gouvernementales ont-elles demble adhr aux critiques gnralement formuls par
les dtracteurs de limprvision104.
Comme le souligne Julie Bdard, [l]a ncessit de scurit dans les conventions,
qui dcoulerait de la prservation farouche du principe de lautonomie de la volont,
Fauvarque-Cosson, Le changement de circonstances R.D.C. (2004), 67 ; Jean Savatier, La thorie
de limprvision dans les contrats dans tudes de droit contemporain : contributions franaises aux
III et IV Congrs internationaux de droit compar, s. 2, Paris, Sirey, 1959, 1 ; Claude Witz, Force
obligatoire et dure du contrat dans Pauline Rmy-Corlay et Dominique Fenouillet, dir., Les concepts
contractuels franais lheure des Principes du droit europen des contrats, Paris, Dalloz, 2003, 175.
100 Le juge Nichols crivait en 1975 : […] quen droit qubcois, la thorie de limprvision ou de
la rvision na pas russi bouleverser les principes traditionnels du droit civil tel que le principe de
limmutabilit des obligations contractuelles (Grant Mills, supra note 12 la p. 1204). Dans le mme
sens, voir Hudsons Bay Co. c. Wise Brothers Ltd, [1983] C.A. 501 (Qu) ; H. Cardinal Construction
Inc. c. Ville de Dollard-des-Ormeaux, J.E. 87-970 (C.A.).
101 Voir les art. 1834 C.c.Q en matire de donation, 1294 C.c.Q. en matire de fiducie et 771 C.c.Q.
en matire de legs avec charge. Voir aussi lart. 2778 C.c.Q. en matire hypothcaire. Sur le sujet, voir
Jobin et Vzina, supra note 66 au n 455.
102 Voir art. 1439, 1470 C.c.Q. Voir aussi Lluelles et Moore, supra note 66 au n 803 ; Pineau,
Burman et Gaudet, supra note 11 au n 285 ; Crpeau et Charpentier, supra note 66 la p. 32 ; Jobin,
supra note 30 la p. 439 ; Qubec (P.G.) c. Kabakian-Kechichian, [2000] R.J.Q. 1730 la p. 1738
(C.A.). Notons que certains semblent considrer que les tribunaux pourraient utiliser la notion de
bonne foi pour rviser certains contrats en cours dexcution. Voir par ex. Brigitte Lefebvre, La
bonne foi : notion protiforme (1996) 26 R.D.U.S. 321 la p. 352 ; Martin, supra note 12 la p.
624 ; Tancelin, supra note 90 aux no 352-53. En droit franais, non seulement la notion de bonne foi,
mais galement la thorie de la cause, sont parfois voques pour valoir titre de technique de
substitution la thorie de limprvision. Voir Herv Lcuyer, Le contrat, acte de prvision dans
Lavenir du droit : Mlanges en hommage Franois Terr, Paris, Presses Universitaires de France
Dalloz, 1999, 643 la p. 656.
103 Office de rvision du Code civil, supra note 74.
104 Jobin, supra note 30 la p. 439.
[Vol. 51
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
688
est largument le plus frquemment invoqu lencontre de la thorie de
limprvision105. Autrement dit, on craint que le pouvoir reconnu au juge de rviser
les termes dune entente dment conclue en raison de circonstances que les parties
contractantes navaient manifestement pas prvues, soit source dinstabilit
conomique et nuise ainsi au cours normal des affaires106.
Bien que ces considrations soient trangres au contexte matrimonial dont les
fondements ne relvent pas dune logique marchande, il importe de spcifier que de
telles craintes reposent sur des bases plus que fragiles. En effet, plusieurs pays, dont
lAllemagne, lItalie et la Suisse, reconnaissent la thorie de limprvision, sans pour
autant sombrer dans le chaos107. Les principes dUnidroit accordent galement aux
autorits comptentes le pouvoir de rviser une entente devenue inquitable ou
dimposer aux parties lobligation den rengocier les termes108.
Or, tout comme le contrat daffaires, un contrat de mariage originellement
quitable peut devenir inquitable, en raison dun changement de circonstances. Afin
dillustrer cette affirmation, replaons-nous, encore une fois, lpoque prcdant
lintroduction du patrimoine familial, alors que les poux disposaient encore dune
libert contractuelle pleine et entire. Imaginons le cas dun contrat de mariage
prvoyant ltablissement dun rgime de sparation de biens entre deux jeunes
professionnels, exprimant clairement et librement, au moment du mariage, leur
intention de ne pas avoir denfants et de poursuivre leur carrire respective. Au
moment de la signature, un tel contrat aurait t jug parfaitement quitable, les
conjoints tant en position galitaire lun par rapport lautre. Le contrat aurait
toutefois pu devenir inquitable si le couple stait dcouvert, cinq ans plus tard, une
vocation parentale et avait dcid de mettre en veilleuse la carrire de lpouse afin
quelle puisse se consacrer lducation des enfants. Il va sans dire quen
abandonnant son emploi, lpouse aurait subi un important prjudice conomique que
le tribunal naurait pu rparer en sappuyant sur la lsion. En effet, le dsquilibre
conomique naurait pas rsult du contrat lui-mme, mais de lvolution de la
relation. Seule la thorie de limprvision aurait permis au tribunal dinciter les
conjoints rengocier les termes du contrat de mariage ou, dfaut, de rquilibrer
doffice les prestations en fonction de leur nouvelle ralit109.
105 Bdard, supra note 12 la p. 782. Voir aussi Martin, supra note 12 la p. 603.
106 Ambroise Colin et Henri Capitant, Trait de droit civil, t. 2, Paris, Dalloz, 1959 la p. 452 et s.
En ce sens, voir Pineau, Burman et Gaudet, supra note 11 au n 285.
107 Denis Mazeaud, Les dix commandements du droit franais contemporain des contrats,
Quatrime Confrences Roger-Comtois, Montral, Thmis, 2006 la p. 28.
108 Principes relatifs aux contrats du commerce international (Unidroit) (1994), reproduit dans
Crpeau et Charpentier, supra note 66 aux pp. 142-83. Voir aussi lanalyse que font les auteurs des
dispositions pertinentes la p. 116 et s.
109 videmment, lexplicitation formelle des diffrentes attentes conjugales au moment du mariage
(tant sur le plan patrimonial que relationnel) constituerait un outil prcieux pour le tribunal appel
apprcier les changements de circonstances invoqus. Pour un plaidoyer en ce sens, voir Roy, Le
contrat de mariage rinvent, supra note 6 la p. 372 et s.
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A. ROY LE CONTRAT DE MARIAGE EN DROIT QUBCOIS
2006]
Bien quelle nait pas t retenue par le lgislateur qubcois, plusieurs auteurs
prconisent lintroduction de la thorie de limprvision dans le Code civil110. Qui
plus est, en matire commerciale, un grand nombre de contractants sy soumettent
volontairement. En effet, il est frquent de retrouver dans les contrats commerciaux
de longue dure et dans les contrats internationaux, des clauses dindexation ou des
clauses de rvision, de sauvegarde ou de hardship, qui permettent de modifier les
prix ou de ramnager le contrat dans lhypothse ou des changements dans la
le dsquilibrer gravement111. Ces clauses sont
conjoncture viendraient
parfaitement valables et engagent les parties. Elles leur imposent lobligation de
rengocier laccord initial en toute bonne foi, ou dfaut, de soumettre leur litige
larbitrage112.
Il est intressant de constater quun phnomne similaire semble se dessiner
progressivement en matire matrimoniale. Dans un article publi en 1995 dans la
Revue du Notariat, nous avions suggr la stipulation, dans les contrats de mariage,
dune clause de suivi juridique113. Reprise un an plus tard dans les formulaires de
pratique professionnelle de la Chambre des notaires du Qubec, cette clause se lit
ainsi :
Les futurs poux reconnaissent que le prsent contrat est tabli en fonction de
leur situation actuelle, des prvisions raisonnables qui peuvent tre faites sur la
base de cette situation et des lois et rglements en vigueur aujourdhui. Ils
reconnaissent quune volution dans leur situation ou quun changement dans
ltat du droit pourrait affecter lquilibre des prestations voulues aux termes
des prsentes.
En consquence, les futurs poux sengagent consulter un notaire de leur
choix tous les _ ans compter de la date des prsentes et requrir un
examen juridique de leur situation matrimoniale et familiale de faon ce que
les modifications appropries, le cas chant, puissent tre apportes en temps
utile. Les frais des consultations seront supports par eux, proportionnellement
leurs facults respectives114.
Les rsultats prliminaires dune enqute empirique mene auprs de praticiens
nous ont permis de constater la popularit relative de cette clause115. Sur un
110 Tancelin, supra note 90 au n 245 ; Crpeau et Charpentier, supra note 66 la p. 124 ; Bdard,
supra note 12 la p. 787 ; Martin, supra note 12 la p. 601 ; Jobin, supra note 30 la p. 439.
111 Pineau, Burman et Gaudet, supra note 11 au n 285. Sur le sujet, voir Pierre Moisan, Technique
contractuelle et gestion des risques dans les contrats internationaux : les cas de force majeure et
dimprvision (1994) 35 C. de D. 281 ; Vincent Karim, Les contrats de ralisation densembles
industriels et le transfert de technologie, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 1987, 221.
112 Jobin et Vzina, supra note 66 au n 458. Voir aussi Bdard, supra note 12 aux pp. 788-89.
113 Alain Roy, Des contrats de mariage innovateurs (1995) 98 R. du N. 64 la p. 85.
114 Chambre des Notaires du Qubec, Rpertoire de droit Nouvelle srie, Famille, Formulaire
Document 1.1, Montral, Avril 2003, p. 3. En marge du texte de la clause, les rdacteurs du formulaire
ont pris soin dinscrire le terme optionnel.
115 Cette recherche, actuellement en cours, est finance par le Conseil de recherche en sciences
humaines du Canada (CRSH).
[Vol. 51
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
690
chantillonnage de 215 contrats de mariage recueillis auprs de diffrents notaires, 87
contrats soit plus de 40% contiennent cette disposition116. Un pourcentage
significatif de conjoints adhrent donc volontairement
lide de rviser
priodiquement les termes de leur contrat la lumire de circonstances nouvelles et,
incidemment, de confier au tribunal le soin den rvaluer la teneur afin dassurer
lquilibre des prestations en cas de msentente117.
Ces donnes permettent de croire en lexistence dun terrain propice
limplantation de la thorie de limprvision en matire de contrat de mariage.
Comme lcrit Pierre Noreau, […] une innovation consacre dans le droit nest
jamais si bien reue que lorsquelle est dj intgre la pratique courante des
activits dun champ social particulier118.
Conclusion
Sil est un domaine du droit en pleine effervescence, cest bien le droit de la
famille. Au cours des dix dernires annes, le Code civil de mme que dimportantes
lois en matire familiale ont subi plusieurs modifications visant intgrer ou
consacrer de nouveaux phnomnes sociaux119. Pensons simplement la rforme de
la filiation au terme de laquelle le lgislateur a reconnu lhomoparent120 et a revu les
finalits de la procration assiste121. Pensons galement, sur la scne fdrale, la
intervenue en 2004122. Ces changements
reconnaissance du mariage gai
fondamentaux dmontrent bien la mouvance des normes qui encadrent le couple et la
famille.
116 31 notaires nous ont fourni la totalit des contrats de mariage quils ont reus au cours de la
priode comprise entre 1999 et 2003. Ces praticiens ont t recruts de faon alatoire. Ils exercent
leur profession tant en milieu urbain que rural et appartiennent diffrentes catgories dge.
117 Rappelons que, en vertu de la Loi sur le notariat, le notaire a lobligation dexpliquer chacune
des parties contractantes, et dans le moindre dtail, la porte et les consquences de ses engagements.
Voir Loi sur le notariat, L.R.Q. c. N-3, art. 11 ; Code de dontologie des notaires, D. 921-2002, 21
aot 2002, G.O.Q. 2002.II.5969, art. 16-17. Sur le sujet, voir Alain Roy, Dontologie et procdure
notariales, Montral, Thmis, 2002 la p. 17 et s., au no 43 et s.
118 Noreau, Linnovation, supra note 28 aux pp. 97-98.
119 Alain Roy, Le droit de la famille Une dcennie deffervescence lgislative (2003) 105 R. du
N. 215.
120 Alain Roy, La filiation homoparentale : Esquisse dune rforme prcipit (2004) 1 Enfances,
Familles, Gnrations, en ligne : rudit
121 Alain Roy, Le nouveau cadre juridique de la procration assiste en droit qubcois ou luvre
inacheve dun lgislateur trop press (2005) 23 LObservatoire de la gntique, en ligne :
Lobservatoire de la gntique
122 Alain Roy, Les couples de mme sexe en droit qubcois ou la qute dune galit sans
compromis (2005) 65 Ann. dr. Louv. 29.
691
A. ROY LE CONTRAT DE MARIAGE EN DROIT QUBCOIS
2006]
En 1989, le lgislateur a choisi de limiter la libert contractuelle des conjoints en
imposant tous les couples maris lobligation de partager un certain nombre de
biens caractre familial au jour de la rupture. En agissant ainsi, le lgislateur est
parvenu rtablir, entre les conjoints, lquilibre conomique quaurait autrement
compromis lapplication dun contrat de mariage inquitable.
Eu gard la diversit des profils conjugaux qui se ctoient aujourdhui123, le
temps est peut-tre venu de rvaluer la pertinence de cette mesure uniforme et
denvisager ladoption dautres formules plus respectueuses du libre choix des
conjoints124. En permettant aux tribunaux de rviser ou dannuler un contrat de
mariage sur la base de la lsion ou de limprvision, le lgislateur parviendrait
certainement contenir les abus contractuels qui ont marqu le pass.
Comme le prouve lexprience de nos voisins de common law, lamnagement
dun pouvoir de rvision judiciaire nentrane pas la ngation du contrat. En imposant
certaines balises aux juges appels statuer sur le caractre quitable du contrat, la
Cour suprme a dmontr, dans larrt Hartshorne, quun contrat reste un contrat,
mme si on accorde au tribunal le pouvoir den revoir le contenu, dans le but den
prserver lquilibre125.
123 La professeure Martha Bailey, supra note 64 la p. 256, crit en ce sens : Provided the public
policy of ensuring on family breakdown is respected, the move to marriage la carte is a positive step
that provides a legal framework for a diversity of family forms [nos italiques].
124 Nous souscrivons aux propos du professeur Noreau lorsquil affirme quil faut reconnatre
limportance de plus en plus pousse des rapports conventionnels comme source de normativit
juridique. Cette tendance ne doit pas se restreindre aux rapports de travail ou aux rapports marchants,
mais stendre de faon plus significative aux rapports familiaux […] : Pierre Noreau, Familles
spares et ruptures du droit : du mlange des genres familiaux la redfinition du droit de la famille
dans Association internationale francophone des intervenants auprs des familles spares (AIFI), Les
nouveaux sentiers des familles spares : un dfi pour les intervenants, Montral, AIFI, 2004, 209 la
p. 222.
125 Certes, contrairement au patrimoine familial qui assure automatiquement lgalit conomique
entre les poux, le conjoint dsavantag par le contrat de mariage aura le fardeau de saisir le tribunal
pour obtenir justice. Pour certaines personnes, le modle contractuel desservira donc la cause du
conjoint vulnrable, gnralement la femme, qui, suite la rupture, ne dispose pas ncessairement des
ressources financires et motives lui permettant de faire valoir ses droits. Voir par ex. les lments
souleves par Penelope Eileen Bryan, Womens Freedom to Contract at Divorce : A Mask for
Contextual Coercion (1999) 47 Buff. L. Rev. 1153 aux pp. 1171, 1239; Marie-Claire Belleau, Les
thories fministes : droit et diffrence sexuelle [2001] R.T.D. civ. notre avis, une telle critique
dplace lenjeu de son vritable cadre danalyse et dtourne le droit de la famille de sa finalit
premire. Le lgislateur ne peut transformer le droit de la famille en politiques sociales, au mpris des
valeurs dgalit qui fondent le Code civil. Ce nest pas dire quil faille nier le besoin de mesures de
soutien. Si, en raison du contexte social et conomique, les femmes ncessitent un support particulier,
il incombera ltat de les soutenir convenablement au moyen de vritables programmes sociaux. Sur
le rle limit que peut remplir le droit de la famille pour contrer la pauvret des femmes et des enfants,
voir Margrit Eichler, The Limits of Family Law Reform or, The Privatization of Female and Child
Poverty (1990) 7 Can. Fam. L.Q. 59 la p. 82. Pour une rflexion gnrale sur la problmatique des
risques sociaux engendrs par une approche axe sur lgalit et lautonomie, voir Jacques
692
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 51
Commaille, Une sociologie politique du droit de la famille des rfrentiels en tension :
mancipation, institution, protection dans Jacqueline Pousson-Petit, dir., Liber Amicorum Marie-
Thrse Meulders-Klein Droit compar des personnes et de la famille, Bruxelles, Bruylant, 1998,
83.