Book Review Volume 39:1

Le droit transitoire (Conflits des lois dans le temps), 2e éd. par Paul Roubier

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BOOK REVIEW
CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE

Paul Roubier, Le droit transitoire (Conflits des lois dans le temps), 2′ 6d.,
Paris, Dalloz et Sirey, 1960 (r6impression par Yvon Blais, Cowansville
(Qu6.), 1993). Pp. 608 [45,00$]. Comment6 par Daniel Jutras”

Le recueil d’6tudes publi6 en l’honneur du doyen Paul Roubier s’ouvre,
comme c’est la coutume, sur une photographie de celui dont on salue la carri~re’.
Immortalis6 par les Studios d’Harcourt A Paris, comme les grands artistes de la
sc~ne de son 6poque, Roubier y apparait d6pouill6 de ses attributs universitaires,
sans toge ni biblioth~que. Le professeur est >, dans son essence
intemporelle>>. Alors que certains de ses coll~gues choisissent d’etre repr6sentrs
le visage tourh6 pensivement vers leur ceuvre qui s’61oigne, Roubier, le visage
ponc6 par la vertu>>, fixe intensrment l’objectif2. I1 sait (et il nous annonce) que
son oeuvre est sans date et chose du present.

Ainsi, plus de soixante ans apres sa premiere parution, l’ouvrage le plus
c6l~bre de Paul Roubier se drcouvre un second, pour ne pas dire un troisi~me,
souffle. Publi6 d’abord en deux volumes3, r66dit6 en 1960 A la demande g6n6-
rale4, Le droit transitoire (Conflits des lois dans le temps) 6tait 6puis6 et, jusqu’A
tout r~cemment, introuvable. Ii est aujourd’hui rdimprim6 par l’6diteur qu6b6-
cois Yvon Blais.

I. A propos du livre…

Est-il utile de faire 6tat du contenu du livre, comme on le ferait pour une
nouveaut65 ? L’ouvrage est connu, et la those qu’il expose a fait l’objet de nom-

“Facult6 de droit et Institut de droit compar6, Universit6 McGill. Mes collfgues Roderick A.
Macdonald et Nicholas Kasirer ont lu et comment6 une version ant~rieure de ce texte. Qu’ils
trouvent ici l’expression de ma gratitude.
Revue de droit de McGill
McGill Law Journal 1994
Mode de rf6rence: (1994) 39 R.D. McGill 936
To be cited as: (1994) 39 McGill L.J. 936
M9langes en l’honneur de Paul Roubier, Paris, Dalloz et Sirey, 1961.
2j’emprunte ici librement
]a fort intrressante iconographie des photographies des Studios
3P. Roubier, Les conflits de lois dans le temps, t. 1, Paris, Sirey, 1929 ; t. 2, Paris, Sirey, 1933.
4P. Roubier, Le droit transitoire (Conflits des lois dans le temps), 2′ 6d., Paris, Dalloz et Sirey,
1960 [ci-apr~s Droit transitoire]. C’est cette ddition qui est aujourd’hui rrimprimde. On notera au
passage le changement de titre, qui rel~gue au second plan l’expression conflits des lois>>. M~me
si les analogies entre les conflits de lois dans le temps et les conflits de lois dans l’espace viennent
aisdment a l’esprit, Roubier souligne les dangers d’une telle association. Voir Droit transitoire,
ibid. aux pp. 3-9.

d’Harcourt qu’on trouvera dans R. Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957.

5Le livre de Roubier n’est-il pas une nouveaut6, du simple fait de sa rdimpression ? Sur les fins

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BOOK REVIEW

breux commentaires et raffmements 6. k ceux et celles qui en ignoreraient
encore la teneur, il suffit de dire que Roubier y 61abore un syst~me de droit tran-
sitoire qui envisage trois modes d’action d’une loi dans le temps : la loi peut etre
r6troactive, lorsqu’elle s’applique a des faits enti~rement accomplis avant son
entree en vigueur; la loi n’a qu’un effet imm6diat, si elle s’applique aux faits
qui surviennent apr~s son entr6e en vigueur ; enfin, i y a survie de la loi
(ancienne) lorsqu’elle continue de s’appliquer aux situations juridiques com-
‘entr6e en vigueur de la loi nouvelle. A
menc6es sous son empire, m~me apr~s
partir d’une longue analyse historique, d’oii il ressort que la th6orie des droits
acquis est le fruit d’un 6garement momentan6 du droit transitoire, Roubier
expose la distinction fondamentale des faits accomplis et des situations en
cours, et 6nonce deux grands principes. D’une part, la loi nouvelle n’a pas d’ef-
fet r6troactif, en ce sens qu’elle ne peut atteindre les faits accomplis sous 1’em-
pire de la loi ancienne h moins qu’une telle cons6quence ne soit pr6vue expres-
s6ment par le 16gislateur. D’autre part, la loi nouvelle r6git imm6diatement, pour
l’avenir seulement, les situations juridiques en cours au jour de son entr6e en
vigueur. C’est l’effet imm6diat (ou g6n6ral) de la loi nouvelle.

A ce stade, c’est la p6rennit6 de l’ouvrage qu’il faut expliquer, plut6t que
le syst~me qu’il expose. Quelle est, en effet, l’utilit d’un livre 6tranger d6jt
vieux d’un demi-si~cle pour le juriste qui croule sous le poids des derni~res
informations sur l’6tat du droit, ici et maintenant ? I y a, bien sfir, la profondeur
de la r6flexion, 1’6rudition de l’auteur et la coh6rence du syst~me. Mais m~me
pour le juriste qui n’a que faire de la doctrine, l’int6r&t de l’ouvrage est criant :
le livre de Roubier a servi de canevas pour la r6daction de la Loi sur l’applica-
tion de la rdforme du Code civil’.

la p. 372.

culturelles et scientifiques de la resurrection d’un Alivre emeritus>>, voir N. Kasirer, A Reading
of Georges Scelle’s Precis de droit des gens>> (1986) 24 Can. Y.B. Int’l L. 372
60n peut consulter, en particulier, E.L. Bach, <> (1969) 67 Rev. trim. dr. civ. 405 ; J. H6ron, ttude structurale de l’ap-
plication de la loi dans le temps> (1985) 84 Rev. trim. dr. civ. 277 ; P.-A. C6t6, dans M9langes Louis-Philippe Pigeon, Montreal, Wilson et Lafleur, 1989 aux
pp. 177-96 ; P.-A. C6t6 et D. Jutras, dans
La riforme du Code civil, vol. 3, Ste-Foy (Qu6.), Presses de l’Universit6 Laval, 1993 aux pp.
935-1058.

7L.Q. 1992, c. 57 [ci-apr~s Loi d’application]. Le ministre de la Justice 6voque en termes sybil-
lins l’important apport de > dans les
Commentaires du ministre de la Justice, t. 3, Qu6bec, Publications du Qu6bec, 19.93 t la p. 1. A
cet dgard, on notera par exemple la remarquable similitude entre l’article 2 de cette loi, et un article
du projet de titre pr6liminaire adopt6 en 1948 par la Commission de rdforme du Code civil frangais,
projet auquel Roubier a 6t6 associ6 de tr~s pr~s. L’article 2 de la loi qu6b6coise se lit comme suit:

2. La loi nouvelle n’a pas d’effet r6troactif : elle ne dispose que pour l’avenir.

Ainsi, elle ne modifie pas les conditions de cr6ation d’une situation juridique ant6-
rieurement cr6e ni les conditions d’extinction d’une situation juridique ant6rieurement
6teinte. Elle n’alt~re pas non plus les effets d6ja produits par une situation juridique.

L’article 23 du Chapitre V du Titre prdliminaire, Travaux de la Commission de riforme du Code
civil : Annge 1948-49, Paris, Sirey, 1950 a la p. 326, se lit quant

lui comme suit:

23. La loi n’a pas d’effet r~troactif ; elle ne statue que pour l’avenir.

La loi nouvelle ne modifie pas les conditions d’6tablissement d’une situation juri-
dique antdrieurement cr6e ni les conditions d’extinction d’une situation juridique ant6-
rieurement 6teinte. Elle ne modifie pas non plus les effets produits par une situation
juridique au temps o~i la loi pr6cdente 6tait en vigueur.

REVUE DE DROIT DE McGILL

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Les ressemblances sont telles que la filiation est incontestable. Sur le plan
structurel, d’abord, le l6gislateur qu~b6cois s’inspire des enseignements de Rou-
bier et adopte des r~gles permanentes de conflit (ou dispositions g6n6rales) et
des r~gles pour r6soudre des conflits particuliers (ou dispositions particuli~res)8.
Quant au fond, on trouve dans la Loi d’application l’essentiel du dispositif con-
ceptuel assembl6 par Roubier: les trois modes d’action de la loi dans le temps,
la notion de situation juridique, les concepts de cr6ation, d’extinction et d’effets
d’une situation juridique, et quoi encore 9 ? C’est presque tout le syst~me du
doyen Roubier qui est ainsi greffM au droit qu6b~cois, et son livre permet donc
d’61ucider la probl6matique du droit transitoire telle que l’envisage le 16gisla-
teur. I offre aussi des solutions A plusieurs questions techniques fort complexes
qui ne sont pas toujours trait6es dans la loi elle-meme 0 . Par ailleurs, au dela du
cadre analytique, l’ceuvre permet de mieux saisir les pr6misses h partir des-
quelles se construit le syst~me de l’effet imm6diat. Ainsi en est-il du droit com-
mun de la r6troactivit6 qu’61abore Roubier, auquel on aura tr~s certainement
recours dans la d6fimition de la portde temporelle des dispositions r6troactives
de la Loi d’application”.

Malgr6 tout, on aura avantage A faire un usage prudent du livre de Roubier
parce que certaines des lignes de force du syst~me de l’effet imm~diat n’ont pas
t6 retenues par le 16gislateur. I1 en est ainsi, par exemple, du principe de survie
de la loi ancienne pour tout ce qui conceme les effets A venir des situations con-
tractuelles en cours. L’article 4 de la Loi d’application pr6voit bien la survie de
la loi ancienne A certains 6gards en mati~re contractuelle, mais ce principe avait
une port6e beaucoup plus large pour Roubier, et s’appuyait sur des distinctions
qui ont chang6 de contenu dans la loi qu6b6coise 2. Des notions fondamentales,
comme celle de > ou celle de >, n’ont
pas n6cessairement dans la Loi d’application l’acception que Roubier leur don-
nait”3. Par ailleurs, les difficult6s conceptuelles li6es A la localisation temporelle

SVoir Droit transitoire, supra note 4 aux pp. 148-49.
9La Loi d’application reprend aussi certaines distinctions qui sont, pour 1’essentiel, propres A
l’ceuvre de Roubier. On notera, par exemple, la distinction entre ]a preuve d~battue en justice et
]a situation juridique probatoire d6j constitu6e (reprise aux articles 9 et 141 de la Loi d’applica-
tion). Voir Droit transitoire, ibid. aux pp. 229-42. Voir, sur cette question, P. Biron, > (1987) 47 R. du B. 365 ; F. Heleine, (Droit transitoire et preuve>>
(1993) 53 R. du B. 127.

‘0 Par exemple, les faits cr6ateurs et extinctifs de situations juridiques se pr6sentent sous de
multiples formes (instantan6s, successifs, continus) qui rendent fort d6licate l’entreprise du droit
transitoire. Voir, sur cette question, Droit transitoire, ibid. aux pp. 293-314 ; P.-A. Ct , < La po- sition temporelle des faits juridiques et l'application de la loi dans le temps>> (1988) 22 R.J.T.
207.

“La loi r6troactive r~git les faits accomplis, mais sans toucher aux litiges qui sont clos de
maniare d6fimitive, par un jugement ou une transaction. Voir la distinction entre les caustefinitte
et les causte pendentes dans Droit transitoire, ibid. aux pp. 285-91.

12Roubier distingue, par exemple, les r~gles relatives au regime contractuel, et les rfgles rela-
tives aux modes d’exercice des droits contractuels. Voir Droit transitoire, ibid. aux pp. 403-10.
M~me si ‘article 4 de la Loi d’application s’appuie lui aussi sur la diff6rence entre les droits con-
tractuels et leur mise en ceuvre, Roubier aurait r6pudi6 1’effet immdiat que ce texte permet d’ac-
corder A certaines r~gles (comme celles qui r6gissent 1’ex6cution forc6e des obligations) qui rel6-
vent plus du fond que de ]a forme.
13La notion de situation contractuelle s’oppose, dans l’euvre de Roubier, h celle de statut 16-

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CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE

des faits produisent des interpr6tations qui varient sensiblement lorsqu’on passe
du texte doctrinal initial aux annotations h la loi qui sont l’ceuvre du ministre
de la Justice du Qu6bec 4.

Bref, si la filiation est incontestable, il n’y a tout de meme pas eu clonage.
Cette mise en garde faite, on retiendra que l’ouvrage de Paul Roubier est
devenu, par delt le temps et l’espace, l’incontournable album de famille du droit
transitoire civil au Qu6bec. D61icieux paradoxe que cette intemporalit6 d’un
ouvrage sur le droit en mutation.

I. A propos du mythe …

Le syst~me de Roubier n’apporte de solution qu’h. un probl~me bien cir-
conscrit, qui est celui des conflits de lois dans le temps, ofi le mot < s’entend
des r~gles 6crites 6manant de l’Etat. Les principes 6nonc6s par Roubier servent
donc t d6terminer, en pr6sence de deux r~gles 6crites distinctes (une ancienne
et une nouvelle), laquelle r6git l’aspect litigieux d’une situation juridique don-
n6e. Le problhme auquel il s’attaque 6tant ainsi d6fmi, on ne saurait reprocher
l’auteur l’image r6ductrice du processus de transformation du droit qui 6merge
de son ouvrage”5. N’emp~che que la norme juridique ne s’y retrouve que dans
sa forme 6crite, et sa mutation est l’affaire d’un instant, moment magique oil le
texte est modifi6.

La temporalit6 de la transformation juridique est beaucoup plus complexe,
et le dessein de Roubier n’6tait pas d’analyser tous les aspects des rapports entre
le temps et le droit 6. Mais lceuvre est si remarquable par sa clart6 qu’elle fmit
par d6border ses cadres. Pour le lecteur trop enthousiaste, le changement 16gis-
latif se confond avec le changement du droit. Cette confusion est d’ailleurs toute
naturelle lorsqu’un vaste projet l6gislatif occupe l’avant-sc~ne, comme c’est

gal. Voir Droit transitoire, ibid. t la p. 415 :

[L]a formule bien connue d’apr~s laquelle les lois nouvelles n’ont pas d’effet sur les
contrats en cours doit subir une 16g~re correction; il faut dire: les lois nouvelles rela-
tives au rdgime des contrats n’ont pas d’effet sur les contrats en cours. Ce n’est pas
d’apr~s la forme, c’est-4-dire d’apr~s l’existence ou la non-existence d’un contrat, que
se fait la distinction des situations l6gales et contractuelles ; c’est d’aprs le fond, selon
qu’on est en face d’une matinre abandonn6e 4 l’autonomie priv~e, ou d’une mati~re de
statut legal.

Voir aussi ibid. aux pp. 423-39. Cette distinction servira-t-elle h d6finir le domaine de l’article 4
de la Loi d’application ?
t4pour Roubier, on doit qualifier de retroactive toute r~gle qui prive d’effet, meme pour l’avenir,
une stipulation contractuelle qui 6tait valide sous l’empire de la loi ancienne. Ainsi l’article 5 de
la Loi d’application, qu’on devrait voir comme un cas de r6troactivit6 tempdr6e dans le syst~me
de Roubier, est dcrit par le ministre comme une consequence du principe de l’effet imm~diat. Voir
le commentaire sous l’article 5, Commentaires du ministre de la Justice, supra note 7 aux pp. 8-9,
et comparer Droit transitoire, ibid. aux pp. 290-91, 384.

15Roubier 6tait parfaitement conscient du domaine limit6 de son syst~me de droit transitoire.
Pour une discussion du problme du droit transitoire dans son rapport avec la jurisprudence et la
coutume, voir Droit transitoire, ibid. aux pp. 23-29.
16Sur cette question, voir en particulier F. Ost, < dans .J. Austruy
et al., dir., Le droit et lefutur, Paris, Presses Universitaires de France, 1985, 115. L’analyse du droit
transitoire propre aux normes juridiques non-16gislatives reste a faire, de m6me que la syst~mati-
sation d’un droit transitoire qui tiendrait compte de l’ensemble des sources du droit.

McGILL LAW JOURNAL

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n6cessairement le cas au moment d’une recodification du droit civil : on ne peut
nier la force symbolique du nouveau livre qui, sur les rayons d’une biblioth6-
que, prend la place de l’ancien, A une date qui acquiert une vertu incantatoire
A force d’8tre r6p6t6e. Le droit transitoire assurant le passage de l’ancien au nou-
veau Code 6puise alors la question de l’articulation du droit et du temps. Ce qui
n’6tait qu’un aspect de la mouvance du droit –
le remplacement d’un texte
l6gislatif par un autre –
devient rapidement l’image m~me de cette mouvance.
Un v6ritable mythe de la transmutation juridique 6merge des pr6misses de la
th6orie des conflits de lois dans le temps.

I1 est utile de d6chiffrer ce mythe. D’abord, parce qu’un tel examen permet
de mieux cerner les limites de l’entreprise de Paul Roubier (qui sont aussi celles
de l’entreprise du i6gislateur qui en reprend l’essentiel dans la Loi d’applica-
tion). Mais aussi parce que tout ce qui contribue A placer la r6forme du Code
civil dans des proportions plus justes et moins dramatiques, ne peut etre que
salutaire. Qu’en est-il, donc, de cette image 6pur6e de la transmutation juridique
que nous renvoie la th6orie des conflits de lois dans le temps ? Le mythe s’ap-
puie sur trois ides : la r~gle de droit se trouve dans le texte ; la r~gle change
Sl’instant m~me ott le nouveau texte remplace l’ancien ; les r~gles –
les textes

se succ~dent sans coexister. I1 s’agit d’une hypoth~se heuristique, indispen-
sable h la construction d’un syst~me de r6solution des conflits de lois dans le
temps, dont l’utilit6 est incontestable. Mais, h l’instar de Roubier, on se gardera
d’y voir l’expression achev6e des rythmes et des conditions de ]a transformation
du droit.

A. La norme et le texte

La question de savoir si une r~gle a 6t6 modifi6e est 6trang~re au droit tran-
sitoire. I1 s’agit d’une question pr6alable qui en d6finit le domaine d’application.
Une chose est sflre, cependant: il n’y a pas de conflit de lois dans le temps sans
modification d’un texte, sans diff6rence dans la pr6sentation formelle et expli-
cite de la norme juridique. Le syst~me de Roubier n’int6resse ni la mutation
d’un usage, ni l’6volution constante, parfois A peine perceptible, du sens accord6
h un texte, nile revirement jurisprudentiel qui marque une 6poque. De lh h con-
clure que le droit transitoire s’appuie sur une conception simpliste du droit, ob
la norme juridique et son support textuel sont une seule et m~me chose, il n’y
a qu’un pas qu’on s’abstiendra de franchir.

Ainsi, le droit transitoire n’a pas vocation h s’appliquer chaque fois qu’un
texte est chang6, puisque le recours A tine syntaxe ou A un vocabulaire diff6rents
dans la loi nouvelle n’est pas toujours le signe d’un changement normatif. II ne
suffit donc pas de comparer de mani re formelle l’ancien texte au nouveau. I1
faut, en fait, comparer l’ancienne r~gle h la nouvelle”7. L’essentiel du droit tran-
sitoire se trouve IA, dans cette comparaison qui s’effectue entre la r~gle ant6-
rieure, telle qu’elle est conque par l’interpr~te, et la r~gle post6rieure, telle
qu’elle apparait dans le nouveau texte.

17Dans le contexte de ]a r~fonne du Code, ii y a le problme additionnel des dispositions dont
le texte est inchang6, qui acqui~rent un sens different en raison de ]a modification de r~gles con-
nexes dans d’autres parties du Code.

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BOOK REVIEW

Une telle analyse n’est possible qu’en postulant une forme d6terminde et
connaissable pour chacun des termes de la comparaison. L’ancienne et la nou-
velle r~gle doivent 8tre cristallisres, figres comme dans les cliches < et
<> d’une mauvaise publicit6. Mais la cristallisation ne proc~de pas de la
meme mani~re pour l’une et pour l’autre.

L’ancienne r~gle, d’abord, se trouve pour l’essentiel en dehors du texte. On
reconnaitra sans peine, par exemple, que la description d’une r~gle d6coulant
d’un article du Code civil du Bas-Canada ne peut se faire A partir du texte lui-
m~me, sans tenir compte de la lente sedimentation des lectures diffrrentes qu’on
a pu en faire au fil des ans. En ce sens, le texte de l’ancien Code n’est qu’un
des 616ments dans la determination de l’6tat du droit avant sa modification. Mais
dos lors que l’on admet que la norme est ext6rieure au texte, dos lors que l’on
s’61oigne de cette forme rrifire et fixe de la norme, la possibilit6 de dire le droit
repose n6cessairement sur une conception limitative de ce qu’il est. On ne peut
dire > que s’il est conqu comme un
ensemble de r~gles, ayant une forme drfinie h chaque moment, plut6t que
comme une pratique mouvante et dynamique, dont la substance est pratique-
ment insaisissable. On ne peut connaitre > que s’il est conqu comme le fruit explicite de l’activit6 6tatique: seules
certaines sources –
la loi, et la representation que l’on se fait d’une jurispru-
dence constante>> – peuvent servir h circonscrire la r~gle8 . Quant h la nouvelle
r~gle, tout se passe comme si elle tenait tout enti~re dans le nouveau texte,
comme le montre bien la tentation exrg6tique qui accompagne l’entr6e en
vigueur du Code civil d Quebec (le nouveau texte exprime-t-il, oui ou non, le
droit en vigueur sous l’ancien rdgime ?). Dans cette perspective, le droit peut
6tre non seulement saisi et connu malgr6 sa mouvance, il peut aussi 6tre fix6
dans un texte, reconstruit par un acte de volont6 autoris6. Le droit transitoire
met donc l’accent sur la possibilit6 de construire le droit, de le transformer au
moyen d’un texte qui le cristallise. Est-il n6cessaire de dire que cette vision plu-
t~t instrumentaliste des rapports entre le texte et la norme s’accorde bien mal
avec la notion meme de code civil ? La lettre d’un code bien conqu, plastique
et abstraite, n’emprisonne pas la r~gle. Elle fixe des balises. Mieux encore, elle
ouvre des portes. Bref, la nouvelle r~gle, comme l’ancienne, se trouve a la fois
dans le texte et a c6t6 de celui-ci. L’une et l’autre ne sont saisissables qu’a partir
d’une analyse in6luctablement rrductrice de ce qu’est le droit. C’est dire que la
rrponse que le droit transitoire offre h la question qu’il se pose (quel est le texte
l6gislatif applicable h cette situation juridique ?) ne saurait 8tre autre chose
qu’un point de d6part dans la qute de la r~gle de droit.

Mais il faut aller plus loin. Si, dans l’univers du droit transitoire, la norme
explicite 6clipse aisrment les autres formes de normativit6, dans une conception
61argie de la normativit6, on qualifiera de mythologique l’id6e que le nouveau

180n obtient alors quelque chose comme l’image figde d’un film brusquement interrompu –
mdtaphore picturale oblige. Mais pour etre plus rdaliste et tenir compte du dynamisme et de la plu-
ralit6 du droit, la meilleure repr6sentation est probablement celle que l’on trouve dans les c6l~bres
<> de Marcel Duchamp, oji les phases successives d’un geste sont super-
pos~es sur la toile. L’objet represent6 perd son intdgrit6 au profit d’une mise en scone du mouve-
ment.

REVUE DE DROIT DE McGILL

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texte puisse faire table rase, et signifier un nouveau depart, A un moment d6ter-
min6 par la volont6 du l6gislateur. Mme si l’on fait de la norme explicite et for-
melle la piece maitresse de l’ordre juridique, ce dont il est permis de douter, elle
ne nait pas toujours A l’heure choisie, et les textes qui sont cens6s se succ6der
coexistent parfois.

B. La transmutation instantanie

L’objet du syst~me de Roubier, et celui de la Loi d’application, est de
d6terminer le moment pr6cis A compter duquel une situation juridique donn6e
cesse d’8tre r6gie par l’ancienne r~gle, et tombe sous l’empire du nouveau texte.
Dans le cadre de la r6forme du Code civil au Qu6bec, on a fait tellement de cas
de la date d’entr6e en vigueur du nouveau texte, le premier janvier 1994, que
l’image d’un instant magique, d’un moment de transfiguration de l’ensemble du
droit priv6 qu6b6cois, a fini par s’imprimer dans notre inconscient collectif.

Mme si le nouveau Code – <

y perd un peu
de sa mystique, i faut dire que sur le plan technique, il n’y a pas un seul, mais
bien plusieurs moments de transformation. La transition ne s’effectue pas glo-
balement, un r6gime de droit priv6 prenant la place d’un autre, mais bien r~gle
par r~gle19 . Les principes du droit transitoire conferent donc Ai chaque nouvelle
r~gle une p6riode d’applicabilit6 fonnelle. L’ancienne r~gle s’6teint en meme
temps que la nouvelle nalt, et ce moment varie selon les choix exprim6s par le
l6gislateur dans la Loi d’application. Le plus souvent, la <> de la nou-
velle r~gle co’ncide avec l’entr6e en vigueur du nouveau Code (c’est l’effet
imm6diat). Mais dans certains cas, le moment de transition pr6c~de cette date
d’entr6e en vigueur (c’est la r6troactivit6). Dans d’autres cas, la nouvelle r~gle
ne s’applique pas aux situations en cours, et sa naissance se trouve retard6e
(c’est la survie de la loi ancienne). I1 reste qu’il y a bien, pour chaque r~gle, un
moment d6termin6, un instant de transition, qui marque le d6but de sa p6riode
d’applicabilit6.

Ceci dit, ce qu’on pourrait appeler la p6riode d’effectivit6 d’un texte, c’est-
h-dire la priode durant laquelle il joue un r6le normatif, ne coincide pas n6ces-
sairement avec sa p6riode d’applicabilit6 formelle. Le texte vit avant et apr~s
cette p6riode, meme sans ph6nom~ne de rgtroactivit6 ou de survie.

D’abord, la transformation des pratiques juridiques ob6it h un rythme qui
lui est propre, en contrepoint par rapport au changement 16gislatif. Dans la
mesure oa les textes 6manant de l’Etat ont une influence sur les autres ordres
normatifs, cette influence n’est pas conditionn6e uniquement par la date t
laquelle le texte devient applicable A une situation juridique donn6e. Le Code
civil du Quibec, par exemple, est pass6 par plusieurs versions successives a
valeur officielle variable, des tout premiers rapports pr6liminaires sur la r6vision
du Code civil jusqu’au texte d6fimitif adopt6 en 1991. Chaque version, la der-
nitre surtout, aura servi de point de r6f6rence pour les justiciables. Chacune
offrait des indices des orientations l6gislatives A venir, bien entendu, mais aussi
un nouveau langage, une nouvelle grammaire, de nouveaux concepts A partir

19Dans certaines matires, comme en droit des sfiret~s, la transition s’effectue m~me cas par cas.

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CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE

desquels l’activit6 juridique pouvait s’orienter. Inversement, plusieurs aspects
de l’ancien r6gime juridique, qui devraient disparaitre d~s l’entr6e en vigueur du
nouveau texte, continueront de d6terminer les pratiques juridiques post6rieures
h cette date. S’il est possible, par exemple, de r6diger de nouveaux contrats-type
pour les adapter h la nouvelle grammaire, il n’est pas certain que ces modifica-
tions puissent affecter du jour au lendemain la dynamique des rapports entre les
parties et les pratiques commerciales et professionnelles qui en d6coulent. L’ha-
bitude est une seconde nature, et le 16gislateur le plus ambitieux se doit d’&re
patient.

Ce d6calage entre la p6riode d’effectivit6 d’un texte et sa p6riode d’appli-
cabilit6 formelle peut aussi
tre observ6, de mani~re encore plus 6vidente, au
sein m~me de l’ordre juridique 6tatique. Ainsi, certaines formules canoniques de
l’ancien Code, comme celle que l’on trouve a l’article 1053 C.c.B.-C., refuse-
ront de disparaitre, ne serait-ce qu’en raison de la qualit6 et de la simplicit6 de
leur expression. Inversement, d~s avant son entr6e en vigueur, le texte du Code
civil du Qudbec est invoqu6 devant les tribunaux et cit6 par les juges. C’est vrai
surtout quand l’int~rpr~te est d’avis que le contenu de la r~gle est inchang6 mal-
gr6 la modification du texte. Mais m~me lorsqu’il y a v6ritablement conflit de
lois, lorsque le changement de fond est incontestable, le nouveau Code sert de
r6v6lateur du droit tel qu’il existe avant son entr6e en vigueur.

En somme, l’instant de transition qu’on identifie h partir de la th6orie des
conflits de lois dans le temps n’a qu’une valeur indicative: il repr6sente le
moment h partir duquel le nouveau texte acquiert toute sa 16gitimit6 comme
source formelle du droit. Mais le calendrier de l’effectivit6 du texte se divise
autrement.

C. Le temps liniaire

La th6orie des conflits de lois dans le temps s’appuie sur une troisi~me
id6e, dernier 616ment constitutif du mythe de la transmutation juridique: les
r~gles s’y succ~dent de mani~re s6quentielle, comme une suite ordonn6e de
plans distincts qui ne se superposent pas.

D~s lors qu’on accepte que l’espace normatif ne peut etre occup6 que par
un texte
la fois, il y a n6cessairement un moment oii le nouveau texte devient
le point de r6f6rence exclusif. Lorsque la r~gle est inchang6e quant au fond,
l’ancien texte perd son attrait; il n’est plus que l’expression bien imparfaite de
l’6tat du droit, alors que le nouveau texte, plus < et plus complet, offre
A l’interpr~te tout ce qu’il doit savoir. Lorsque,
l’inverse, il y a v6ritablement
changement de fond, et que les r~gles du droit transitoire conduisent
l’appli-
cation du nouveau texte, l’ancien texte n’a plus qu’une valeur historique. Bref,
dans cette repr6sentation de la r6forme du droit, les textes juridiques sont prts-
soutenir un certain id6al de
a-porter et jetables-apr~s-usage, et le mythe sert
progr~s. Mais au-delt du mythe, on trouve un in6vitable dialogue des textes.
En l’absence de conflits de lois, d’abord, les textes, l’ancien comme le nou-
veau, coexistent et se juxtaposent. Tout comme le bilinguisme juridique, qui
permet le fertile d~doublement de la meme id6e, la consolidation et la moder-
nisation des textes favorisent un 6change de sens, un dialogue entre les versions

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 39

successives. Les 6diteurs des diff6rentes versions de nos codes civils l’auront
bien compris, eux qui ne sauraient envisager la publication des nouveaux textes
sans les tables de concordance qui permettent d’identifier l’ancien texte corres-
pondant. Bien plus, l’ide meme qu’une r~gle donn6e puisse 6tre exprim6e dans
deux versions diff6rentes, sans changer de contenu, sugg~re que la connaissance
juridique est ext6rieure au texte, et qu’elle est possible malgr6 l’ind6termination
du texte20. Le sens de la norme se tr’ouve donc entre les deux textes, dans leur
juxtaposition, et dans les facteurs indicibles –
qui rendent possible la conclusion que les deux versions expriment la m~me
id6e.

contexte et culture juridiques –

Les textes coexistent aussi lorsque la nouvelle r~gle differe de l’ancienne
quant au fond, m~me s’il faut alors parler de superposition plut6t que de juxta-
position. On admettra sans peine, d’abord, que le nouveau texte ne puisse etre
compris que par r6f6rence a l’ancien. Le changement l6gislatif s’exprime le plus
souvent par un jeu subtil de silences, de corrections et d’ajouts. Dans le cas du
Code civil du Quebec, cette technique l6gislative est port6e
.un tel niveau d’in-
tensit6 qu’on est tent6 de parler, de mani~re un peu fac6tieuse, du Codicille du
Qu6bec. Pour cette raison, le sens de la r~gle ne se trouve pas dans le nouveau
texte, pris isol6ment, mais dans le rapport que ce texte entretient avec son pr6-
d6cesseur, et dans les facteurs qui permettent de distinguer le changement de
fond de la simple correction du style. Le nouveau texte affecte l’ancien de
mani~re analogue, meme si cet effet est parfois moins 6vident. De m~me que la
description de l’ancien droit ou du droit romain, par exemple, est modul6e par
les categories A partir desquelles les juristes contemporains pensent le droit, le
sens accord6 h l’ancien texte est n6cessairement reconstruit h partir du contenu
et de la forme du nouveau texte. Ainsi, les textes superpos6s s’interpellent, et
la distance entre l’ancienne r~gle et la nouvelle r~gle est elle-m~me At g6om6trie
variable, puisque la teneur de chaque r~gle n’est jamais fix6e une fois pour
toutes.

A ce n6cessaire et f6cond dialogue entre les textes envisag6s individuelle-
ment, il faut ajouter l’osmose entre les deux codes civils, congus comme des
ph6nom~nes organiques distincts. La premiere cause de cette osmose se trouve
dans les cas de r6troactivit6 et survie pr6vus par le 16gislateur. En vertu de ]a Loi
d’application, plusieurs situations juridiques seront r6gies par l’ancien Code a
certains 6gards, et par le nouveau A d’autres 6gards. Le texte h effet r6troactif
est parachut6 sur le terrain conceptuel du Code civil dut Bas-Canada, et le texte
qui survit s’imbrique dans l’6difice du Code civil du Qu6bec. Dans un cas
comme dans l’autre, d~s lors que le droit civil s’interpr~te comme un tout, le
texte <6tranger>> modifie la logique interne du syst~me normatif qui le regoit.

Par ailleurs, h la diff6rence d’une loi particuli~re, un code civil ne peut pro-
bablement pas 8tre totalement 6clips6 par le nouveau texte qui le remplace. Un
code, dans sa globalit6, est une tentative de construire le reel en fonction d’une
culture juridique donn6e. Bien entendu, chaque code civil est enracin6 dans un

2Pour une discussion de cette idle, voir R.A. Macdonald, Legal Bilingualism>> (Ai parattre,

manuscrit en possession de l’auteur).

1994]

BOOK REVEW

cadre socio-politique ddtermin6, mais sur le plan iddologique, l’entreprise de
codification pr6suppose ndanmoins la continuit6 historique du droit civil’. En
ce sens, chacun des deux codes qudbdcois, par sa structure et son langage, est
la manifestation d’une qu~te permanente du genie du droit civil au Canada 2.
Ainsi, meme si le Code civil du Bas-Canada n’a plus de force obligatoire offi-
cielle, il n’a pas perdu grand chose de sa valeur normative en tant qu’artefact
ou ph~nombne social.

Rien de tout cela ne prive Le droit transitoire de son immense valeur sur
le plan scientifique. Le doyen Roubier <,
sans jamais
confondre le droit transitoire et la transition du droit. Le lecteur averti fera de
meme.

2 1Pour cette raison, on peut regretter que le l6gislateur moderne ne se soit pas inspir6 du pass6
dans la mise en oeuvre du Code civil du Quibec. Alors que le Code civil du Bas-Canada s’ins&ait
sans heurts dans le droit civil canadien, prdservant le droit existant alors A titre suppl6tif (art. 2712
C.c.B.-C.), le nouveau Code bouscule l’ancien et le remplace sans faire de politesses (Disposi-
tions finales>> C.c.Q.).
22Voir gdndralement J.E.C. Brierley et R.A. Macdonald, dir., Quebec Civil Law: An Introduction
to Quebec Private Law, Toronto, Emond Montgomery, 1993 aux pp. 33-152; P.-A. CtS, dir., Le
nouveau Code civil: Interpritation et application (Journdes Maximilien-Caron 1992), Montreal,
Thmis, 1993. Voir aussi A.-F. Bisson, < (1992) 23 R.D.U.S. 1.

23La formule est de Jean Carbonnier, oSur le caractbre primitif de la rbgle de droit>> dans

Milanges en rhonneur de Paul Roubier, vol. 1, supra note 1 i la p. 109.