Le pouvoirjuridique
Madeleine Cantin Cumyn*
forme substantive,
Le droit positif, tel qu’il est prrsent6 dans la
doctrine et dans la jurisprudence, fait rarement 6tat du
pouvoir juridique. Lorsque apparait le terme
dans sa
il n’a pas de portre
significative : il n’est qu’une autre faqon de reconnaitre
la capacit6 ou la competence, ou de drfinir le droit
le Code civil du
individuel ou subjectif. Pourtant
Qubbec, de par sa codification des
regles de
l’administration du bien d’autrui, rrvrle que le pouvoir
est tine catdgorie autonome et distincte des droits
subjectifs; il est une prerogative attribue pour la
rralisation d’une fin. Le concept de pouvoir justifie le
regime particulier gouvemant son exercice et
les
recours sprcifiques qui le soutiennent. La catrgorie des
pouvoirs couvre cependant un domaine d’application
plus large que la seule gestion de biens pour autrui.
La th~orie des pouvoirs priv~s, dont le titre sur
l’administration du bien d’autrui est l’amorce, permet
de rrpondre d certaines critiques formulres At l’encontre
de l’ide de droit subjectif en mrme temps qu’elle
encadre toute intervention 16gitime d’une personne dans
la sphere juridique d’autrui.
instances where
it is used
its codification of rules goveming
Positive law, as articulated through doctrine and
jurisprudence, rarely makes mention of the concept of
legal power. In
in its
substantive form, the term “power” does not carry
significant weight: these
instances merely represent
another way of recognizing capacity or competence, or
of defining notions of individual or subjective rights.
the Civil Code of Quebec suggests,
Nonetheless,
through
the
administration of the property of another, that the
concept of power belongs to an autonomous category
distinct
that which encompasses notions of
subjective rights; it is a prerogative granted in order to
achieve a purpose. The concept of power justifies the
existence of a particular regime governing its exercise
and its specific remedies. The category that houses the
notion of powers, however, covers a broader sphere of
application
the
administration of property belonging to another.
goveming
from
than
that
solely
The theory of private powers, which is derived
from the title on the administration of property of
another, enables one to respond to certain criticisms
levelled against the idea of subjective rights, while also
framing the legitimate interference of a person in the
juridical sphere of another.
. Professeur et titulaire de la Chaire Wainwright en droit civil et membre de l’Institut de droit
compar& A la Facult& de droit de l’Universit6 McGill. Cet article reprend le texte I6grrement remani6
et augment& de notes de la huitirme Confrence Wainwright prononcre le 24 octobre 2006 A la
Facult& de droit de l’Universit6 McGill. Sa preparation a 6t6 facilitre par l’obtention d’une subvention
de recherche du Fonds Wainwright de la Facult6. L’auteur desire remercier ses collrgues Monsieur le
doyen Nicholas Kasirer et le professeur Robert Godin, pour la lecture critique qu’ils ont faite de son
texte, et Madame Vrronique Roy, B.C.L./LL.B. (Universit6 McGill), pour son assistance dans
l’61aboration des notes.
Madeleine Cantin Cumyn 2007
Mode de rf6rence: (2007) 52 R.D. McGill 215
To be cited as: (2007) 52 McGill L.J. 215
216
McGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 52
Introduction
I. L’6mergence du concept de pouvoirjuridique
A. Le droit et le pouvoir: des notions interchangeables ?
B. Le pouvoir: une cat6goriejuridique distincte
II. Le pouvoir: un concept regulateur complementaire des
autres techniques du droit
A. Le pouvoir, la repr6sentation et le mandat
B. Le droit commun de I’exercice de pouvoirs et le r6gime de
Fadministration du bien d’autrui
Conclusion
217
218
219
222
225
226
229
236
2007]
M. CANTIN CUMYN – LE POUVOIR JURIDIQUE
nouvelles naissent et
II arrive fr~quenment que les constructions
juridiques
se
d~veloppent sous le masque de
th~ories
voisines dont elles empruntent l’autorit6,
mais deforment les traits’.
[A]ussi
labor soit-il, le droit special ne
peut suffire d combler le vide que laisse
l’absence de toute th~orie g~nrale. […]
L’autonomie postule l’existence d’un droit
commun2.
Introduction
L’apparition de categories nouvelles est un ph~nom~ne rcurrent dans
la
discipline juridique. Absentes du droit primitif, ces categories semblent surgir
soudainement. Un regard plus attentif r~vle cependant que I’av~nement d’un concept
inaccoutum& n’a g6n~ralement rien de fortuit. Parce qu’il vient combler un besoin
ressenti par l’ordre juridique, celui-ci en pr&pare la venue sur une p~riode plus ou
moins longue. D~s que les circonstances sont propices, que l’&volution et la
complexit6 des situations juridiques en font voir l’utilit6, le concept auparavant
ignor& ou m~connu se r~v~le et prend la place qui lui revient presque naturellement.
Ce qui pouvait sembler une solution dissidente est d~s lors plus justement consid~r6
comme la manifestation d’une ide que le droit ant~rieur contenait A l’6tat virtuel. La
th~orie g~n~rale qui prend forme autour de la notion vient alors confirmer tout ce que
la cat~gorie r~cemment reconnue doit aux ides ant~rieures3 .
Le pouvoir juridique a suivi ce modle 6volutif et apparait d~sormais comme le
concept indispensable A la regulation adequate de nombreux rapports familiaux et
6conomiques actuels. Notion sous-jacente dans des institutions fort anciennes, telles
la communaut6 de biens entre 6poux, la tutelle et la curatelle, le pouvoirjuridique est
omnipresent dans la vie modeme. L’6volution du contenu du patrimoine individuel
dans lequel ont pris place des biens complexes, dont la gestion requiert une expertise
professionnelle, la modification des rapports interpersonnels de d6pendance et le r6le
predominant que jouent les personnes morales dans la socit et l’&conomie donnent
au pouvoir une pertinence in~dite. Quoique I’analyse logique de plusieurs situations
1 Emmanuel Gaillard, Lepouvoir en droitpriv6, Paris, Economica, 1985 A lap. 102.
2Ibid. A la p. 15.
3 Les concepts de patrimoine et d’universalit& juridique, de droit r~el et de personne morale
s’ins~rent dans un schema analogue, qu’illustre aussi l’introduction des art. 1493-1496 C.c.Q. relatifs
A 1’enrichissement injustifi& La reconnaissance de cette source d’obligation est l’aboutissement des
efforts combines de la doctrine et de la jurisprudence. Voir notamment l’arr&t d~tenninant Cie
Immobilidre Piger Itbe c. Laur~at Gigudre inc. (1976), [1977] 2 R.C.S. 67, confirmant [1973] C.A.
867.
218
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 52
juridiques commande sa cons6cration, la cat6gorie du pouvoir peine d s’affirmer en
droit positif. Nous chercherons donc A comprendre les m6canismes qui retiennent le
fasse
pouvoir A
incontestablement partie de notre droit (I). Nous montrerons ensuite quelle fonction
r6gulatrice le concept de pouvoir est capable d’exercer en compl6mentarit6 avec
d’autres techniques du droit (II).
juristes malgr6 que celui-ci
la marge du discours des
I. L’6mergence du concept de pouvoirjuridique
Le pouvoir juridique est un concept auquel on a volontiers recours dans l’ordre
constitutionnel, dans l’6tude des rapports d’autorit6 de l’administration publique avec
les particuliers. A l’oppos6, le pouvoir ne joue pr6sentement qu’un r6le marginal dans
l’examen des liens entre personnes priv6es. Le pouvoir ne semble en effet jouir
d’aucune autonomie. Le droit subjectif y r~gne presque sans partage. Pourtant cette
domination du droit subjectif n’est pas si ancienne. Des travaux 6loquents montrent,
en effet, que le concept de droit individuel n’est apparu que r6cemment d 1’6chelle de
la tradition civiliste4 . Le droit romain s’est d6velopp6 d l’int6rieur d’une structure
dans laquelle les personnes, les choses et les actions en justice 6taient envisag6es sans
recourir A la notion de droit subjectif. Lejus recouvrait un sens plus proche du droit
objectif de nos classifications modernes. La pr6sentation du jus romain comme un
droit individuel r6sulte d’une lecture modeme des textes anciens, sans suffisamment
tenir compte que le droit romain a 6 6difi6 sur d’autres fondations. On a mal cem6
l’apport du droit romain d la distinction des biens et d la d6finition du droit de
proprit6. De faqon analogue, la transposition de l’action r6elle, pour contraindre au
respect de l’int6grit6 de la chose, et de l’action personnelle, pour obtenir le paiement
d’une dette, en droits d’agir en justice, a ensuite sugg6r6 les deux cat6gories distinctes
de biens que sont les droits r6eis et les droits de cr6ance5 . Certes le dominium du droit
romain est le prototype qui a guid6 la d6finition du droit de proprit6 lors de la
codification, mais le r6le central de ia propri6t& en droit actuel et celui de la cat6gorie
des droits r6els qui en d6coule ne sont qu’indirectement issus du droit romain. Pour
qu’un mod6le unique d’appropriation des choses mat6rielles s’impose, il fallait
consacrer le rejet d6finitif des syst~mes de tenures avec lesquels ce mod61e 6tait en
concurrence pour r6gir la r6partition des usages et des b6n~fices du sol. Alors que le
droit de propri6t6 devenait l’arch6type des rapports juridiques relatifs aux choses, le
droit subjectif, par ailleurs trop souvent assimil6 A ]a propri6t&, a parall61ement atteint
le statut de concept englobant toutes les pr6rogatives et les recours que l’ordre
juridique reconnait d un sujet de droit.
4 Voir Michel Villey, <
Rev. hist. dr. fr. & 6tran. 20 1.
5 Voir Michel Villey, <(Du sens de l'expressionjus in re en droit romain classique > (1949) 3 Revue
intemationale des droits de l’antiquit& 417; Paul Roubier, Droits subjectifs et situations juridiques,
Paris, Dalloz, 1963 aux pp. 54-60, 68-73, 85-87, 345-49.
2007]
M. CANTIN CUMYN – LE POUVOIR JURIDIQUE
219
11 n’est pas excessif de dire que la pens6e juridique a progressivement attribu6 au
droit subjectif une sorte de monopole, s’agissant de qualifier I’int6ret l6gitime qu’un
justiciable peut invoquer afin d’obtenir l’application des r~gles juridiques6 . Comme
tous les int6rts l6gitimes, le pouvoir a 6t6 subsum6 dans la cat6gorie du droit
subjectif. Bien que la n6cessit6 de reconnaitre la cat6gorie du pouvoir devienne de
plus en plus pressante, plusieurs facteurs contribuent A conserver au droit subjectif le
statut qu’il a atteint.
A. Le droit et le pouvoir: des notions interchangeables ?
II est ais& de constater que les trait6s de droit civil ne reconnaissent pas dans le
pouvoir juridique une cat6gorie autonome, distincte du droit subjectif. Les brefs
passages dans lesquels la doctrine qu6b6coise 6voque la notion de pouvoir font partie
de l’6tude de la capacit6 juridique. Le pouvoir est entendu dans le sens de
comp6tence ou d’habilitation et s’accompagne d’une mise en garde contre le risque
de le confondre avec la capacitC7 . I est, par ailleurs, frappant de voir les meilleurs
auteurs d6finir le droit subjectif, et en particulier le droit r6el, comme un pouvoir
d’agir, ce substantif 6tant manifestement employ6 par les juristes de la m6me faqon
que les profanes pour signifier la puissance, l’autorit6 ou, plus banalement, le contenu
d’un droit individuel’. L’absence du pouvoir en tant que cat~gorie autonome de
l’univers conceptuel des civilistes doit au premier chef Etre rattach~e A l’analyse
dominante du mandat, qui a l’effet d’61argir consid6rablement son champ d’application
6 Pour une analyse des notions de droit et d’int&6rt, voir Andr& Gervais, Quelques r6flexions A
propos de la distinction des “droits” et des “intr~ts”> dans Mdlanges en / ‘honneur de Paul Roubier:
thborie gcncrale du droit et droit transitoire, t. 1, Paris, Dalloz & Sirey, 1961 aux pp. 241-52;
Roubier, ibid. aux pp. 127-222.
7 Voir Jean Pineau et Serge Gaudet, Pineau, Burrman et Gaudet: th~orie des obligations, 4′ 6d.,
Montr6al, Th6mis, 2001 au n 108 ; Maurice Tancelin, Des obligations: actes et responsabilits, 6′
6d., Montr6al, Wilson & Lafleur, 1997 aux n 109-10; Pierre-Gabriel Jobin avec la collaboration de
Nathalie V6zina, Baudouin et Jobin : Les obligations, 6′ 6d., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2005 au
no 338; Didier Lluelles et Benoit Moore, Droit des obligations, Montr6al, Th6mis, 2006 aux no 937-
42 ; ltdith Deleury et Dominique Goubau, Le droit des personnes physiques, 3e 6d., Cowansville (Qc),
Yvon Blais, 2002 au no 414.
8 Voir notamment Jacques Ghestin et Gilles Goubeaux avec le concours de Muriel Fabre-Magnan,
Trait de droit civil: introduction g~n~rale, 4′ 6d., Paris, Librairie g~nrale de droit et de
jurisprudence, 1994 au no 223 ; Jean Carbonnier, Droit civil: les biens, t. 3, 19’ 6d., Paris, Presses
universitaires de France, 2000 au no 38. Voir aussi Pascal Lokiec, Contrat et pouvoir: essai sur les
transformations du droit priv6 des rapports contractuels, Paris, Librairie g6n6rale de droit et de
jurisprudence, 2004. L’auteur, voulant rendre compte des rapports contractuels souvent in6galitaires
entre les parties, propose de renouveler la conception du contrat en d1aborant une th~orie du pouvoir.
Le pouvoir, dans ce contexte, renvoie d la puissance ou aux moyens superieurs d’une partie, qui lui
permettent d’imposer sa volont6 A son cocontractant, et non pas A une pr6rogative juridique en
opposition au droit subjectif. La polys6mie du tenne
difficult& de notre sujet.
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MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 52
aux drpens de l’examen du pouvoir dont il est assorti9 . Certes, il n’est pas ouvertement
contest6 que le mandat confRre un pouvoir de representation en vertu duquel le
mandataire accomplit un acte juridique qui lie le mandant . Toutefois, bien que le
mandataire agisse A titre de reprrsentant, le mandat est per~u principalement sous
l’angle du droit subjectif du mandant. L’accent mis sur l’exercice du droit d’autrui par
le mandataire occulte le pouvoir dont le reprrsentant est investi, la justification qui
rend 16gitime son intervention dans les affaires du reprrsent6&’. Suivant cette logique,
le caract&e essentiel du lien entre le mandat et le pouvoir de representation dans la
passation d’un acte juridique, qui drfinit l’institution en droit civil modeme, est
ignor6. Le mandat retrouve son ancien statut d’institution polyvalente englobant les
contrats pour la prestation indrpendante de services de toute nature en mrme temps
qu’il qualifie les rapports non contractuels de representation et l’exercice de charges
et de fonctions”2 . Alors que le pouvoir de representation est le seul pouvoir vraiment
reconnu et que le mandat en fournit le prototype, le pouvoir n’est plus l’616ment
central de l’analyse de ce contrat.
S’il semble difficile de persuader les civilistes d’admettre la sprcificit6 du
pouvoirjuridique, et ce malgr& les travaux remarquables qui lui sont consacrrs 13 , leur
reticence est aussi entretenue par un contexte plus large ouj plusieurs notions
fondamentales font l’objet de transformations A travers lesquelles elles perdent leur
vocation structurante. Nous avons 6voqu& la tendance actuelle d recourir A la notion
de proprirt6 pour designer toute qualit6 de nature patrimoniale, voire A l’6tendre aux
situations juridiques de nature extrapatrimoniale. Dans cette conception, que
d’aucuns adoptent afin de rendre compte et d’intdgrer des situations juridiques
d’apparition rrcente, la propri&6t ne drcrit plus sprcifiquement le rapport juridique
entre une personne et une chose matrrielle, en vertu duquel le proprirtaire tire de la
chose, indrpendamment et directement, l’ensemble des avantages qu’elle procure.
Tout objet, chose, droit ou bien, devient susceptible de proprirt6, de sorte que rien ne
distingue la proprirt& de l’ide de bien, de titre ou de droit. Le concept de proprirt6
ainsi 61argi se vide de son contenu et ne semble plus se rapporter qu’au caractrre
transmissible ou alienable d’une situation juridique, que ce caractre soit reconnu ou
Droits 91.
9 Voir 1kthel Groffier, oL’importance croissante du mandat en droit qurb&cois: les daveloppements
r¢s> (1985) 15 R.D.U.S. 445 ; Claude Fabien, Les rkgles du mandat, A.I., Chambre des notaires et
Socit6 qurbrcoise d’information juridique, 1987.
10 Comparer la d~finition du mandat A I’art. 2130 C.c.Q. A celle de l’art. 1701 C.c.B.-C.
” Voir Emmanuel Gaillard, <(La representation et ses idologies en droit priv6 franqais>> (1987) 6
12 Pour une analyse critique de cette extension donnre au mandat, voir Madeleine Cantin Cumyn,
L’administration du bien d’autrui, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2000 aux no 24-51. Les pays
civilistes europrens donnent au mandat une portre analogue A celle que le droit qurb&cois lui
reconnait actuellement.
13 Voir notamment Roubier, supra note 5 aux pp. 190-202 ; Gaillard, Le pouvoir en droit privW,
supra note I ; Michel Storck, Essai sur le m~canisnie de la reprisentation dans les actesjuridiques,
Paris, Librairie grnrrale de droit et de jurisprudence, 1982 aux no 161-256 [Storck, Essai sur le
m&anisme].
2007]
M. CANTIN CUMYN – LE POUVOIR JURIDIQUE
que l’on veuille justement en promouvoir la reconnaissance”. Dans la mesure oft la
personne qui est habilit6e A intervenir dans les affaires d’autrui est g6n6ralement
autoris6e A accomplir des actes d’ali6nation, l’int~ret d’une analyse de sa situation
autrement qu’en termes de propri6t6, de titre ou de droit subjectifest loin d’apparaitre
A l’vidence.
L’acceptation de la cat6gorie du pouvoir juridique se heurte enfin A d’autres
obstacles de nature plus diffuse, mais dont on aurait tort d’en sous-estimer le poids.
Le si~cle dernier a vu la doctrine 6laborer diverses th6ories mettant en cause la notion
de droit subjectif afin, notamment, de clarifier le fondement du recours en justice
pour abus de droit. A ainsi W mise de i’avant l’id~e que les droits subjectifs sont
assortis d’une fonction sociale inh6rente devant moduler leur usage et, en particulier,
l’usage du droit de propri&t6. D’autres ont voulu distinguer entre les droits
discr6tionnaires et les droits contr6l6s, ou encore entre les droits &goistes et les droits-
fonctions 5 . Ces
th6ories, propos~es dans un contexte de vives controverses
idologiques, ont en commun de ne pas reconnaitre que le pouvoir est un concept
autonome, distinct du droit subjectif. Toutes les situations juridiques sont plac6es sous
l’enseigne des droits individuels, incluant notamrnment les pouvoirs et les facult6s, de
m~me que les libert6s, les devoirs li6s au statut ou A l’6tat civil de la personne, la
‘exercice d’une fonction 6 .
qualit6 pour agir en justice et les obligations d6coulant de
S’il est difficile d’6valuer l’influence de ces analyses sur la pratique du droit, il parait
ind6niable qu’elles jouissent d’une certaine autorit6 dans la doctrine, qui n’y trouve
pas d’incitatif A identifier les caract~res distinctifs du pouvoir juridique.
Enfin, s’agissant de l’attitude des juristes qu~b6cois, on ne saurait n6gliger
l’influence du mode d’appr6hension de ce sujet dans la tradition de la common law,
qu’elle s’exerce A travers les pratiques du droit commercial ou par l’interm6diaire de
la 16gislation particulifre appel6e A s’appliquer dans la sphere du droit r6gie au
Quebec par le droit civil 7 . Dans la tradition du droit anglais, le legal title ou titre en
14 Pour une critique de cette conception de la propri6t6, voir Madeleine Cantin Cumyn et Michelle
Cumyn,
Frenette : 6tudes portant sur le droit patrimonial, Saint-Nicolas (Qc), Presses de l’Universit6 Laval,
2006 aux pp. 127-50.
15 Voir Louis Josserand, De 1’esprit des droits et de leur relativit : th~orie dite de 1 ‘abus des droits,
Paris, Dalloz, 1927 ; Lon Duguit, TraitW de droit constitutionnel, t. 1, 3’ 6d., Paris, Ancienne Librairie
Fontemoing, 1927 aux pp. 200-315; Andr& Rouast, des droits discrtionnaires et les droits
contr616s>> (1944) 42 R.T.D. civ. 1 ; Jean Dabin, Le droit subjectif, Paris, Dalloz, 1952. Emmanuel
Gaillard montre comment ces th6ories, articules A l’aide de concepts impr6cis, n’aident pas A clarifier
le droit positif. Voir Gaillard, Le pouvoir en droit priv , supra note 1 aux pp. 24-48. Ultimement, le
d6bat porte donc sur la distinction entre le droit public et le droit priv6 et sur leurs fonctions
respectives.
16 Cette r6duction est critiqu~e par plusieurs auteurs. Voir notamment Roubier, supra note 5 aux pp.
127-222.
17 On connait bien aujourd’hui la probl6matique de ces lois particulires, mme celles &manant de la
16gislature qu6b6coise, qui sont inspir&es de mod61es puis6s dans des ordresjuridiques appartenant A la
tradition de common law, sans adaptation suffisante au contexte civiliste de leur application. Pour de
222
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL
[Vol. 52
common law est la condition suffisante de la validit6 d’un acte d’ali6nation, que ce
titre de l’ali~nateur corresponde A l’exercice d’un droit ou que celui-ci I’autorise
seulement A agir pour le compte d’autrui. En droit qu6b6cois, le legal title se trouve
ais6ment transpos6 en une propritP 8 et consolide I’habitude de ne pas voir de
distinction entre le droit et le pouvoir.
Plusieurs facteurs tendent donc A faire obstacle i l’6mergence de la cat6gorie des
pouvoirs : l’61argissement indu de la sph&e du mandat, la d6naturation des cat6gories
structurantes en droit civil, les theories de l’abus de droit et l’influence de la common
law. On observera enfin que ces facteurs se conjuguent presque toujours avec un
usage laxiste de la langue du droit, o< i'emploi d'une terminologie trop impr6cise))
,
un ph6nom~ne, incommode mais constant, dont il importe aussi de tenir en compte.
B. Le pouvoir: une cat6goriejuridique distincte
La d6marche visant A &tablir le caract~re irr~ductible de la distinction entre le
droit subjectif et le pouvoir juridique est-elle opportune face aux 6cueils importants
qui semblent la vouer A l'6chec ? L'affirmative s'impose d'embl6e. La distinction
entre
le droit et le pouvoir fait partie int6grante du droit civil et n'attend que
I'occasion de se manifester au grand jour. En effet, un examen meme sommaire de la
codification des r~gles de l'administration du bien d'autrui, accompagn6 de la prise
en compte du principe de la capacit& juridique, foumit la preuve de
'existence du
concept de pouvoir juridique en droit qu6b~cois, et g6n6ralement dans la tradition
civiliste, m6me s'il s'avre que les responsables de la codification n'en aient pas
vraiment pris conscience.
La codification des r6gles de
'administration du bien d'autrui met en lumire la
singularit& des normes qui r6gissent cette activit6. On constate, en effet, que
d'importantes contraintes lient tout administrateur alors que ces contraintes sont
absentes dans
'exercice d'un droit par son titulaire. Ce demier peut omettre de se
pr6valoir de son droit ou poser des gestes qui en diminuent la valeur sans que son
inaction" ou sa mauvaise gestion n'entrainent en soi une sanction. Ce n'est
la documentation relative au projet d'hannonisation de la 16gislation f~d~rale, voir notamment
Minist~re de la Justice du Canada, (
18 La propri~t& sui generis du fiduciaire, selon l’analyse retenue sous le Code civil du Bas Canada,
est le reflet du legal title du trustee. Voir Curran c. Davis, [1933] R.C.S. 283, juge Rinfret (dont les
remarques montrent que le pouvoir d’ali~nation du fiduciaire 6tait un facteur important pour justifier
son analyse). Cette analyse a &6 reprise dans Royal Trust c. Tucker, [1982] 1 R.C.S. 250, 40 N.R. 361.
19 Roubier, supra note 5 A la p. Hl. L’auteur ajoute : <([O]n doit tr&s humblement reconnaitre que les termes dont les juristes se servent constamment manquent de nettet6 ; les mots : droit, action en libert6, sont constamment employ~s les uns pour les autres (ibid. A la p. II). justice, pouvoir, facult, 20 La prescription extinctive 6teint le droit patrimonial dont le titulaire ne fait pas usage pendant dix ans (art. 2921-2922 C.c.Q.), sauf le droit de propri~t& dont le non-usage donne cependant ouverture A 2007] M. CANTIN CUMYN - LE POUVOIR JURIDIQUE qu'exceptionnellement que le titulaire d'un droit se voit oblig6 de justifier l'usage qu'il en fait2". Ainsi que 1'&nonce le Code civil du Quebec, I'administrateur du bien d'autrui est, au contraire, nrcessairement tenu de veiller A la conservation des droits dont il est charg6, de percevoir les fruits et de faire ce qui est requis pour maintenir la valeur du bien administr6. Lorsqu'il est chargd de la pleine administration, il doit faire fructifier le bien, augmenter la valeur du patrimoine. L'administrateur doit prendre les moyens approprirs d I'identification constante des biens d'autrui sous son contr6le. II doit agir avec impartialit6 en cas de pluralit& des brnrficiaires. 11 doit rendre compte rrguli~rement de sa gestion au titulaire du bien et aux autres intrressrs22 . Les obligations que reconnait le regime de I'administration du bien d'autrui ne sont pas le r~sultat d'une convention ou autres circonstances extemes. Elles drcoulent de la situation juridique dans laquelle l'administrateur est plac6 ; elles sont indissociables de la qualit6 d'administrateur. C'est, en effet, parce que l'administrateur est investi de pouvoirs pour accomplir la mission dont il est charg& qu'il n'est pas autoris6 A agir dans son propre int&rrt, ni selon son bon plaisir. Contrairement au titulaire d'un droit, l'attributaire de pouvoirs est 16galement tenu d'agir dans l'intr&& d'autrui ou pour rraliser la fin en vue de laquelle les pouvoirs lui sont attriburs23 . Par consequent, ia situation juridique de l'attributaire d'un pouvoir est radicalement diffrente de celle du titulaire d'un droit. Appliquer d l'exercice de pouvoirs le regime peu contraignant des droits subjectifs est une solution incompatible avec le droit actuel. La constatation que l'acte juridique de gestion ou d'alirnation d titre onrreux est a priori pourvu de la mrme effectivit6, qu'il soit accompli dans l'exercice d'un droit ou d'un pouvoir, n'y change rien. L'autonomie du concept de pouvoir, qui 6merge d'un survol du regime de I'administration du bien d'autrui, pouvait drjA se drduire des principes grnraux du droit. Le droit civil 6tablit une prrsomption de capacit6 juridique de la personne physique ou morale et un principe de non immixtion dans les affaires d'autrui z4 . Lorsque, exceptionnellement, pareille intervention est 16galement reconnue, c'est que la personne qui agit est investie d'une qualit6 particulirre, qui l'habilite A accomplir un acte juridique dont les effets se produisent dans un autre patrimoine que le sien. A l'6vidence, l'habilitation de l'agent ne lui confrre pas un droit dont l'objet serait le bien d'autrui. La prerogative qui fonde la 16gitimit6 de son intervention dans les affaires d'autrui est d'une autre espce. C'est elle qui est qualifire de pouvoir juridique. Si le regime de l'administration du bien d'autrui s'explique difficilement sans le recours A la notion de pouvoir, l'histoire 16gislative du titre septirme du Code civil du l'usucapion 6ventuelle par celui qui exercerait une possession utile pendant le dMai de prescription acquisitive (art. 921- 922, 930, 2917-2920 C.c.Q.). 21 L'exercice fautifd'un droit est sanctionn6 par les art. 6-7, 1457 C.c.Q. 22 Voir notamment art. 1301-1307, 1313, 1317, 1351-1354 C.c.Q. 23 Voir art. 1310 C.c.Q. 24 Voir art. 4, 153-154, 303 C.c.Q. ; Cantin Cumyn, L'administration du bien d'autrui, supra note 12 aux no 73-79. 224 MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DEDROITDE MCGILL [Vol. 52 Quebec sur I'administration du bien d'autrui 25 montre cependant que ses r6dacteurs ne l'ont pas congu dans cette perspective. Leur objectif principal 6tait de proposer un r6gime g6n6ral d'administration pour autrui qui 6vite de devoir recourir aux r~gles du mandat. Ils souhaitaient fournir une source compi6mentaire de r6gles pour les diverses esp6ces particuli~res de gestion et remplacer le mandat dans ce r6le que la tradition lui a donn6, mais qu'il ne remplit pas ad~quatement 26 . En proc6dant A la compilation de r~gles qui se trouvaient ant6rieurement &nonc6es dans le cadre d'institutions diverses impliquant la gestion de biens d'autrui, notamment la tutelle et la curatelle, l'ex6cution testamentaire, la fiducie, le mandat, ainsi que l'administration des personnes morales, ils ont retenu les normes qui pr~sentaient un caractre suffisant de gln6ralit6 pour aspirer A faire partie d'un droit commun de l'administration. Dans le m6me esprit, ils ont choisi une formulation ouverte prenant souvent le soin de pr6ciser si la norme 6dict~e peut ou non faire l'objet d'une d6rogation. Que les artisans de ce titre n'aient pas eu A l'esprit que le processus de r6daction d'un r6gime g6n6ral de I'administration du bien d'autrui les conduisait vers une codification des normes applicables A l'exercice de pouvoirs transparait de plusieurs mani~res. Le pouvoir substantif, entendu dans le sens d'une pr6rogative juridique, est presque absent des textes du Code civil du Quebec27 . L'tendue des pouvoirs d'un administrateur n'est pas pr6cis6e directement mais doit 6tre d6duite des obligations qui lui sont impos6es, des interdictions qu'il doit respecter28. A l'instar du mandat, les actes juridiques accomplis dans le cadre de l'administration sont envisages en termes de responsabilit6 du b~n~ficiaire ou de l'administrateur, sans que leurs effets dans un autre patrimoine que celui de l'administrateur ne soient consid6r~s. La question pr6alable de la validit6 de ces actes juridiques, selon qu'ils soient ou non conformes aux pouvoirs attribu6s ou A leur finalit6, n'est pas meme pos~e29. 25 Ce titre comprend les art. 1299-1370 C.c.Q. 26 Voir Office de revision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Qu~bec : projet de Code civil, vol. 1, Qu6bec, ltditeur officiel du Qu6bec, 1978 [Rapport sur le Code civil du Qu~bec, vol. 1 ] ; Office de r6vision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Qukbec: commentaires, vol. 2, Qu6bec, tditeur officiel du Quebec, 1978 [Rapport sur le Code civil du Quebec, vol. 2] ; Qu6bec, Ministre de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice: le Code civil du Qubec, t. 1, Qudbec, Publications du Quebec, 1993, aux pp. 774-825. Le titre septi~me du livre des biens du Code civil du Quebec portant sur l'administration du bien d'autrui correspond de faqon &troite aux dispositions propos6es sous la meme appellation par l'Office de r6vision du Code civil dans son Rapport sur le Code civil du Qu~bec, vol. 1. 27 Seuls les art. 1308, 1310, 1319-1321 C.c.Q. font mention des pouvoirs de l'administrateur. 28 Voir art. 1301-1307, 1315 C.c.Q. 29 Comparer art. 1319-1323 C.c.Q. et art. 2152, 2157-2161, 2165 C.c.Q. Le Code civil du Qukbec continue le schema suivi dans le Code civil du Bas Canada (art. 1709-1731 C.c.B.-C.), lequel 6tait influenc& par les textes romains. Voir Qu6bec, Code civil du Bas Canada : rapport des commissaires pour la codification des lois du Bas Canada qui se rapportent aux mati~res civiles, 6' rapport, t. 3, Qu6bec, George E. Desbarats, 1865 aux pp. 7-15, 81-88. Or, le droit romain n'admettant pas la repr6sentation, le mandat ne pouvait &re analys6 qu'en termes d'obligations entre les parties et A 1'&gard des tiers. Voir Cantin Cumyn, L"administration du bien d'autrui, supra note 12 aux n' 8-19. 2007] M. CANTIN CUMYN - LE POUVOIR JURIDIQUE La constatation que, pas plus que la communaut6 juridique en g6n~ral, les r6dacteurs du Code civil du Qu~bec n'ont perqu l'importance de la notion de pouvoir comme fondement des normes codifi6es dans le r6gime de l'administration du bien d'autrui, suscite des r6actions oppos~es : l'&tonnement devant le r6sultat obtenu sans l'assistance d'un cadre th6orique et le regret qu'A d6faut de rattacher les r6gles de l'administration du bien d'autrui au principe qui les justifie, l'exercice de pouvoirs juridiques, l'innovation introduite, aussi prometteuse qu'elle soit, tarde A produire les r6sultats attendus. En effet, le pouvoir, m~me non officiellement consacr6, n'est pas seulement indispensable pour comprendre et appliquer le r6gime de l'administration du bien d'autrui. I1 permet aussi de reconnaitre les personnes qui ont la qualit6 d'administrateur du bien d'autrui, d'6tablir les crit~res d'interpr~tation et le caractre contraignant des normes auxquelles il est assujetti et d'identifier ceux qui ont un int6rt A cette administration. Se trouve enfin occult6e la pertinence du concept de pouvoir au-delA de la gestion de biens pour autrui. II. Le pouvoir: un concept r6gulateur compl6mentaire des autres techniques du droit Avant d'explorer les potentialit~s du concept de pouvoir, il importe de proposer une d6finition du pouvoir priv6 et du droit subjectif de fagon A mettre en exergue le caractre distinctif de chacune de ces categories juridiques tel qu'il se d~gage de l'examen du droit positif. Dans cette optique, le pouvoir se d~finit comme une prerogative confere A une personne dans l'int~r~t d'autrui ou pour la r~alisation d'un but, alors que le droit subjectif est une prerogative confirant A son titulaire un avantage dans son int~r~t propre". De mani~re plus synth(tique, un auteur a propose de d~finir le pouvoir comme une pr&rogative finalis6e et le droit comme une prerogative laiss~e au libre arbitre 3 , ou, pour un autre, le pouvoir est une prerogative altruiste et le droit, une pr6rogative &goiste32 . I1 ressort de ces d6finitions que le pouvoir et le droit ont en commun le fait d'6tre des prerogatives juridiques. Cet 616ment partag6 signifie que la personne qui se pr6vaut d'un pouvoir ou d'un droit est un acteur reconnu sur la scene juridique. Le pouvoir comme le droit habilite A decider, A accomplir de manire autonome des actes juridiques contraignants. I1 d6coule 6galement de ces d6finitions que la finalit& est l'616ment distinctif du pouvoir. La finalit& du pouvoir est le principe qui dicte le r6gime juridique propre A son exercice. Du respect de la finalit6 va aussi d6pendre la validit6 des actes juridiques accomplis dans l'exercice de pouvoirs. 30 Voir Cantin Cumyn, L'administration du bien d'autrui, ibid. (
note 5 aux pp. 67-73, 144, 186-87.
31 Voir Gaillard, Lepouvoir en droitpriv6, supra note I aux pp. 150-55.
32 Voir Storck, Essai sur le m&anisme, supra note 13 au no 176.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 52
La d6monstration 6tant faite que le droit civil reconnait que le pouvoir d6signe
une cat6gorie distincte de pr6rogatives juridiques, it est temps d’en montrer l’int6rt.
Cette d6marche entend viser deux objectifs principaux. Partant de la conception du
sujet qui nous occupe, la plus r6pandue dans la communaut6 des juristes, nous
voulons d’abord clarifier les liens existant entre le pouvoir juridique, le mandat et la
repr6sentation (A). Nous examinerons ensuite dans quelle mesure le r6gime de
l’administration du bien d’autrui exprime le droit commun de I’exercice de pouvoirs
privds (B).
A. Le pouvoir, la representation et le mandat
La premiere partie de notre expos6 a montr6 que le recours au mandat par le biais
de la repr6sentation contribue A nier l’autonomie de la cat6gorie des pouvoirs priv6s.
Une fausse 6quivalence s’6tablit entre les notions de pouvoir, de repr6sentation et de
mandat, qui ne laisse plus de place qu’aux droits individuels. Pour voir apparaitre le
concept de pouvoir, et en distinguer les divers types, il faut l’affranchir des
m6canismes du mandat et de la repr6sentation. S’il est exact de dire que le contrat de
mandat conf~re au mandataire un pouvoir de repr6sentation, il est aussi ind~niable
que le pouvoir de repr6sentation n’est pas un 6quipollent du mandat puisque ce
pouvoir est souvent confr6 en dehors de toute convention, par la loi ou par un
tribunal33 . Ainsi le tuteur et le curateur ont un pouvoir 16gal de repr6sentation, non pas
un pouvoir conventionnel comme c’est le cas pour le mandataire. Dans chacun de ces
cas, le pouvoir de repr6sentation doit 6tre exerc6 dans l’int6rt exclusif du repr6sent6
parce que telle est la finalit6 du pouvoir de repr6sentation. Doit-on en d6duire que le
r6gime du mandat s’applique, A titre suppl6tif, A toutes les occurrences, meme non
contractuelles, de l’exercice de pouvoirs de repr6sentation, comme on le faisait avant
la codification des r6gles de l’administration du bien d’autrui ? Une r6ponse n6gative
s’impose, m~me s’il semble bien que la pratique ant6rieure pr6vaut encore. L’analyse
d’une situation juridique en termes de pouvoirs de repr6sentation ne doit pas entrainer
‘application automatique de la qualit6 de mandataire, ni du r6gime du mandat. En
effet, les r6gles du mandat visent A encadrer une situation 6tablie volontairement entre
parties ayant la capacit6 de contracter. Elles ne comportent pas de m6canismes de
contr6le de l’exercice du pouvoir de repr6sentation autres que la facult6 du mandant
de r6voquer le mandat. Le r6gime de ce contrat n’est pas adapt6 A la gestion
prolong6e de biens, surtout lorsque le repr6sent& est un mineur ou un incapable34 .
33 Voir par ex. art. 86, 177, 188, 210, 256, 258, 281, 398, al.1, 444 C.c.Q. Le mandat est d6fmi
comme un contrat conf6rant un pouvoir de repr6sentation A l’art. 2130 C.c.Q.
34 Un arrt r6cent l’illustre. Voir Qu~bec (Curateur public) c. D.S., 2006 QCCA 83, [2006] R.J.Q.
466 (en l’absence de dispositions expresses dans la loi, soit dans le Code civil du Quebec, le Code de
procedure civile du Quebec et la Loi sur le curateur public, L.R.Q. c. C-8 I, ou dans l’acte constituant
un mandat en pr6vision de l’inaptitude, ce mandataire n’aurait pas d’obligation de rendre compte de
sa gestion p6riodiquement. La reddition de compte p6riodique n’est pas pr6vue dans les r6gles du
mandat). Le tribunal ne fait pas mention de I’art. 1351 C.c.Q. qui impose A l’administrateur du bien
2007]
M. CANTIN CUMYN – LE POUVOIR JURIDIQUE
227
L’application de la notion de pouvoir s’6tend bien au-delA des situations qui sont
correctement associ6es au pouvoir de repr6sentation d’autrui. Tout pouvoir n’est pas
n6cessairement un pouvoir de repr6sentation. Dans nombre d’hypoth6ses, une
personne se voit attribuer des pouvoirs sur les biens d’autrui qui ne sont pas destin~s A
etre exclusivement exerc6s dans l’intfret du titulaire de ces biens, mais qui visent A la
r6alisation d’un autre but. Les pouvoirs attribues A une personne dans un autre but
que la repr6sentation, qui s’exercent donc sans repr6sentation, doivent etre regroup6s
dans une classe distincte, identifi6e sous l’appellation de pouvoirs propres. La
distinction entre les pouvoirs de repr6sentation et les pouvoirs propres, articul6e A
partir de la finalit6, l’616ment caract6ristique de ces pr6rogatives, constitue la
classification principale des pouvoirs privs 3″. On reconnaitra, notamment, comme
ayant la nature de pouvoirs propres, les pouvoirs du fiduciaire, du g6rant d’une
indivision36 , du liquidateur d’une succession, du fond6 de pouvoir autoris6 A agir en
lieu et place des obligataires en faveur desquels une hypotheque est consentie pour
garantir un titre d’emprunt, du cr6ancier hypoth6caire charg6 de l’administration de
l’objet de sa garantie37 et les pouvoirs du liquidateur des biens d’un debiteur
d6faillant, quelle qu’en soit la source38 .Attardons-nous sur le cas du fiduciaire.
l’analyse de
Le Code civil du Qukbec renouvelle
fiducie et &carte
d6finitivement l’idee que le fiduciaire ait, A l’egard des biens compris dans le
patrimoine de la fiducie, un droit de quelque nature que ce soit. En qualite
d’administrateur du bien d’autrui, le fiduciaire exerce des pouvoirs sur ces biens, mais
sans avoir la qualit6 de repr6sentant. D’une part, la fiducie n’est pas reconnue comme
une personne, et, d’autre part, les b6n6ficiaires ne sont pas les titulaires des biens
contenus dans le patrimoine fiduciaire. Les pouvoirs du fiduciaire sont des pouvoirs
la
d’autrui de rendre compte annuellement de sa gestion, pas plus qu’il n’analyse comme un pouvoir la
pr6rogative qu’exerce ce mandataire. Nous partageons l’opinion d6fendue par Emmanuel Gaillard,
voulant qu’il n’y a pas, en droit priv&, de pouvoirs discretionnaires ou incontr616s, sous reserve d’une
potentielle disposition l6gislative expresse dispensant l’attributaire de rendre compte (Le pouvoir en
droitpriv6, supra note 1 aux pp. 151-52).
35 Sur ]a distinction entre pouvoirs de repr6sentation et pouvoirs propres, voir Storck, Essai sur le
m&anisme, supra note 13 aux n’ 272-87.
36 La finalit6 des pouvoirs du g6rant n’est pas la repr6sentation des indivisaires, mais l’entretien et la
conservation des biens communs. Voir art. 1029, 1301-1305 C.c.Q.
” Voir art. 2768, 2773 et s. C.c.Q. On notera toutefois que les recours auxquels la qualit6 de
cr6ancier hypoth6caire donne ouverture sont malencontreusement identifies dans le Code civil du
Qubbec (voir art. 2748 et s. C.c.Q.) comme des droits hypothecaires, induisant I’id6e, fausse en droit
civil, que le creancier puisse avoir un droit plus 6tendu que celui de recevoir la prestation due par son
d6biteur, ou que ces soi-disant droits hypoth6caires, voire ‘hypotheque, constituent en eux-memes des
biens distincts de la cr6ance. On peut aussi regretter le maintien de la d6signation, inutile A notre avis,
de droit r6el accessoire dans la d6finition de l’hypotheque aux art. 2660-2661 C.c.Q. Elle amene le
lecteur ou l’interprete peu familier avec ce domaine du droit A croire que I’hypotheque appartient A la
mEme espece ou cat6gorie que 1’usufruit, l’emphyteose, voire la propri6te. Voir Cantin Cumyn,
L’administration du bien d’autrui, supra note 12 aux n’ 125-29.
38 L’art. 360 C.c.Q. reconnait aussi la qualit6 d’administrateur du bien d’autrui au liquidateur d’une
personne morale.
228
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 52
propres, dont la finalit& se d6finit en fonction de l’affectation imposee par le
constituant, laquelle est pr6cis~e par l’esp~ce A laquelle la fiducie appartient.
L’analyse de la fiducie en droit actuel ne fait appel ni d la repr6sentation ni au mandat.
Elie entraine l’application du r6gime de l’administration du bien d’autrui39 .
Comme son appellation l’indique, l’administration du bien d’autrui n’envisage
express6ment que les pouvoirs sur des biens. Une personne peut cependant se voir
confier la mission de veiller sur la personne d’autrui, mission pour laquelle elle est
aussi investie de pouvoirs. Les pouvoirs conf6r6s visent dans ce cas la personne plut6t
que les biens d’autrui. II y a donc lieu d’ajouter une distinction entre les pouvoirs
relatifs d la personne et ceux qui portent sur les biens d’autrui. La classification
principale fond6e sur la finalit et celle qui s’int6resse d l’objet des pouvoirs ne
s’excluent pas mutuellement. Les pouvoirs de repr6sentation peuvent se rapporter tant
A la personne physique ou morale qu’aux biens d’autrui, et il en va pareillement pour
les pouvoirs propres. Le droit de la famille et le droit des personnes morales illustrent
cette hypoth~se de concours de pouvoirs d’esp~ces diff6rentes.
Le Code civil du Qu~bec offre plusieurs exemples de pouvoirs relatifs A l’&re
humain, qui seraient reconnus plus ais6ment s’ils 6taient express~ment pr6sent~s sous
cette nomenclature plut6t que comme des droits. Les autorisations l6gales de
consentir pour autrui, soit dans le contexte des soins d prodiguer d une personne
incapable d’exprimer sa volont6, soit dans le cadre familial des rapports entre les
parents et leurs enfants, investissent la personne ainsi habilit6e d’un pouvoir relatif A
la personne, g6n6ralement un pouvoir de repr6sentation . Les pouvoirs relatifs A la
personne incapable ou prot6g6e sont par ailleurs couramment accompagn~s de
pouvoirs sur les biens de cette personne. Dans la mesure oai ces pouvoirs de
repr6sentation ont leur source dans la loi, il est inappropri6 de les associer au mandat.
L’administration du bien d’autrui est le r6gime de r6f&rence convenable.
sorte
leurs
facult6s
Le domaine des personnes morales soul~ve nombre de questions complexes que
la th~orie du pouvoir peut contribuer A solutionner. Le fonctionnement d’une
personne morale repose sur l’intervention n6cessaire de personnes physiques qui
mettent en quelque
intellectuelles d son service. Ces
intermdiaires, que le Code civil d Qu~bec d6signe sous le nom d’organes”1 , sont
charg6s diversement d’arr&er les d6cisions requises pour la r6alisation des objets de
la personne morale, de g6rer ses biens et d’ex6cuter ses obligations, d’engager la
personne morale dans des rapports contractuels, ainsi que d’approuver et de ratifier
les politiques ou les choix les plus importants d6finis par ceux auxquels cette
comp6tence est attribu6e. L’activit6 juridique d6ploy6e en qualit6 d’administrateur ou
de dirigeant ne correspond manifestement pas A l’exercice, dans l’int~rt personnel de
l’interm6diaire, d’un droit dont il est titulaire. La pr6rogative conf6r6e A ce dernier
39 Cette analyse r6sulte de la conjonction des art. 1260-1262, 1266-1270, 1278 C.c.Q.
40 Voir notamment art. 11-12, 19, 21, 177, 256, 597-612 C.c.Q. Voir aussi Roubier, supra note 5 aux
pp. 195-97.
41 Voir art. 311 C.c.Q.
2007]
M. CANTIN CUMYN – LE POUVOIR JURIDIQUE
229
r6pond incontestablement A la d6finition du pouvoirjuridique. Cependant, la diversit6
des fonctions et de l’objet des pouvoirs d6volus At ceux qui assurent la participation
des personnes morales d la vie juridique emp6che de leur donner une qualification
unique. Lorsque la personne morale est partie A un contrat pass6 par l’interm6diaire
habilit6
‘engager, celui-ci exerce un pouvoir de repr6sentation. Par contre, les
pouvoirs directement rattach6s au fonctionnement interne de la personne morale ont
la nature de pouvoirs propres. La cat6gorie distincte des pouvoirs sans repr6sentation
ou pouvoirs propres, dont le droit romain avait esquiss6 l’6bauche, a W conque
initialement pour rendre compte de la sp6cificit6 des pouvoirs attribu6s A ceux qui
assurent le fonctionnement des personnes morales42 . Il en d6coule que, si les liens de
droit 6tablis dans le contexte des personnes morales peuvent parfois r6sulter de
pouvoirs de repr6sentation et donner ouverture A i’application des rigles du mandat,
la conclusion s’impose que, le plus souvent, les rapports juridiques entre les organes
et la personne morale ne ressortent ni de la repr6sentation ni du mandat43 .
La reconnaissance de la cat6gorie autonome des pouvoirs juridiques et de la
distinction entre les pouvoirs propres et les pouvoirs de repr6sentation conduit A
r6server le m6canisme du mandat aux cas oii il y a v6ritablement repr6sentation
conventionnelle. Faut-il de m~me
r6gles de
I’administration du bien d’autrui aux seules situations oi il y a attribution de pouvoirs
sur des biens ?
l’application des
restreindre
B. Le droit commun de I’exercice de pouvoirs et le regime de
I’administration du bien d’autrui
La distinction entre les pouvoirs relatifs aux biens d’autrui et ceux qui s’exercent
au regard d’une personne, am~ne la question du lien entre les normes g~n~ralement
applicables A l’exercice de pouvoirs priv6s et le r6gime de l’administration du bien
d’autrui. L’expression administration du bien d’autrui parait
la
indiquer que
42 Voir Roubier, supra note 5 aux pp. 138-45, 190-206; Frani ois Terr6, Philippe Simler et Yves
Lequette, Droit civil: les obligations, 9′ &d., Paris, Dalloz, 2005 au n’ 174 ; Juris-classeur civil,
Storck, aux n’ 15 et s. L’analyse n’est pas enti~rement nouvelle cependant. Elle rappelle, en effet, la
distinction que Domat tirait du droit romain entre, d’une part, la procuration et les mandemens
r6sultant d’une convention et, d’autre part,
les administrateurs et directeurs de corps et de
communaut&, dont les pouvoirs d6coulent, sans convention, de la nature de leurs fonctions. Voir Jean
Domat, Loix civiles dans leur ordre naturel, livre 1er, titre XV et livre 2e, titre Ill, 6d. r6v., Paris,
Nicolas Gosselin, 1713 aux pp. 124, 162-64.
43 Domat, ibid. A la p. 124, observe que le mandat donn6 dans une affaire A un procureur par les
corps ou communaut~s ne doit pas 6tre confondu avec la fonction des administrateurs et directeurs de
ces corps et communaut~s. Le vocabulaire relatif aux pouvoirs est cependant apparu depuis peu et sa
normalisation reste A faire. La d6signation de pouvoirs organiques, qui identifie les pouvoirs propres
de l’organe d’une personne morale, permet de les distinguer des autres pouvoirs propres qui sont
parfois qualifies de pouvoirs propres autonomes. Voir Cantin Cumyn, L’administration du bien
d’autrui, supra note 12 aux n’ 109-12, 136-41.
230
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROITDE MCGILL
[Vol. 52
le
pertinence du rrgime juridique 6nonc6 dans le Code civil du Quebec est limitre A
l’exercice de pouvoirs sur les biens d’autrui. Une conclusion aussi rrductrice, qui
tendrait A nier toute utilit6 de la nouvelle codification en dehors de la gestion de
regime de
biens, doit 6tre 6cartre”. Certes plusieurs dispositions dans
l’administration pour autrui ne peuvent techniquement s’appliquer qu’A la gestion de
biens. Tels sont les articles relatifs A la distinction entre la simple et la pleine
administration, A I’inventaire, A l’identification et aux placements des biens d’autrui45 .
Tout autre est la portre des dispositions qui codifient, dans le contexte d’une gestion
de biens, les obligations essentielles drcoulant de la definition mme du pouvoir.
Nonobstant son intitul& et le lieu de son insertion dans le Code civil du Qu~bec, cette
partie du titre sur l’administration du bien d’autrui doit &re reconnue comme
&nonqant le droit commun de l’exercice de pouvoirs privrs. Elle comprend
l’obligation d’agir avec prudence et diligence, de respecter l’6tendue des pouvoirs et
l’obligation de loyaut646 . Le caractre fondamental de ces 616ments du regime de
l’administration pour autrui est confirm& par leur rritrration dans le titre sur les
personnes morales et dans le mandat47 . Par consequent, dans la mesure oci les rrgles
le contenu de ces
de
obligations”, ces dispositions sont pertinentes et peuvent, par analogie, s’appliquer de
faqon aussi contraignante A l’exercice de tout pouvoir de droit priv&, qu’il drcoule
d’une charge ou d’une fonction, ou quelle qu’en soit la source. Les obligations de
prudence, de diligence et de loyaut6, applicables grnrralement A l’exercice de
pouvoirs, veulent assurer que la mise en ceuvre de cette prrogative exceptionnelle
soit adequate dans les circonstances et compatible avec sa finalit6. Examinons
d’abord le contenu de l’obligation de loyaut& A laquelle celui qui exerce des pouvoirs
est tenu.
l’administration du bien d’autrui prrcisent davantage
La distinction entre pouvoirs de representation et pouvoirs propres expose avec
nettet& l’orientation diff6rente qui marque l’exercice de chaque esprce de pouvoirs
ainsi que la nrcessit6 de drfinir avec suffisamment de precision la finalit6 de tout
pouvoir. L’attributaire de pouvoirs de reprrsentation agit nrcessairement au nom et
dans l’int~rt exclusif du reprrsent. L’attributaire de pouvoirs propres les exerce
pour rraliser le but en vue duquel les pouvoirs lui sont conf6rs. Alors que la fmalit6
des pouvoirs de representation d’autrui est unique et invariable, la finalit6 des
pouvoirs propres est multiple et variable. Elle est d6termin&e par la source
les pouvoirs propres et elle
conventionnelle, 16gale ou judiciaire, qui attribue
s’impose A quiconque est habilit6 A accomplir de manirre autonome des actes
juridiques dont les effets se produisent A l’&gard d’une autre personne ou dans un
l’impose expressrment doit aussi
tre &arte.
44 L’id~e que le titre sur l’administration du bien d’autrui ne s’applique que dans les cas o6i la Ioi
45 Voir notamment art. 1301-1307, 1324-1331, 1339-1350 C.c.Q.
4 6 Voir art. 1308-1309 C.c.Q.
47 Voir art. 322-324 C.c.Q. (relatifs aux personnes morales), art. 2138 C.c.Q. (du mandat).
48 Voir notamment art. 1310-1317, 1337, 1351-1354, 1366 C.c.Q.
2007]
M. CANTIN CUMYN – LE POUVOIR JURIDIQUE
patrimoine qui n’est pas le sien49 . L’obligation de loyaut6 est directement reli6e A la
finalit6 des pouvoirs qui, soit les concentre sur ‘intr& du repr6sent6, soit permet de
les d6ployer plus largement pour la r6alisation d’un autre but”. L’obligation de
loyaut6 consiste A n’user de pouvoirs de repr6sentation que dans
‘int&t de la
personne repr6sent6e. Appliqu6e aux pouvoirs propres, la loyaut6 impose que ces
pouvoirs soient exerc6s uniquement pour en r6aliser le but. Elle interdit d’utiliser les
pouvoirs dans l’int6r~t personnel de celui qui en est investi ou dans celui d’un tiers
qui n’est pas reli6 A la finalit6. La loyaut6 contient aussi une obligation d’impartialit6
lorsque plusieurs personnes sont pareillement int6ress6es A l’exercice du pouvoir1 .
L’acte juridique d61oyal donne ouverture A une action en annulation pour
d6toumement de pouvoi5 2 . C’est encore
la finalit6 qui foumit la clef pour
I’identification des personnes habilit6es A intenter cette action et, g6n6ralement, A
critiquer l’exercice de pouvoirs. A cet 6gard, le titre sur l’administration du bien
d’autrui n’ayant pas W r6dig& A la lumire de la th6orie des pouvoirs, il se r&vd1e
plut6t opaque sur la question de l’identification des personnes qui ont qualit& pour
demander des comptes A l’administrateur et, g6n6ralement, pour exercer les recours
auxquels l’administration pour autrui donne ouverture. En l’absence d’explication des
termes autrui et bcnficiaire dans le Code civil du Qu~bec, la distinction entre
pouvoirs de repr6sentation et pouvoirs propres trace la direction vers une solution.
Lorsque l’administrateur exerce des pouvoirs de repr6sentation, le titulaire des biens
administr6s, ou autrui dans
locution administration du bien d’autrui, est
n6cessairement aussi le b6n6ficiaire de l’administration. Nous avons vu que la tutelle,
la curatelle et le mandat en sont des exemples53 . Par contre, la finalit6 des pouvoirs
propres variant selon le but en vue duquel l’administration ou autre charge est
constitu6e, la notion de b6n6ficiaire d’une administration ou d’une autre fonction est
susceptible de comprendre d’autres int~ress6s que le seul titulaire des biens. Ainsi, les
int6ress&es A la liquidation d’une succession, sont non seulement les
personnes
la
49 Voir Cantin Cumyn, L ‘administration du bien d’autrui, supra note 12 aux no 101-03, 109-12.
50 L’obligation de loyaut6 est 6nonc6e express6ment dans I’administration du bien d’autrui A ‘art.
1309, al. 2 C.c.Q., ainsi qu’A l’6gard de I’administrateur d’une personne morale A l’art. 322, al. 2
C.c.Q. et du mandataire A l’art. 2138 C.c.Q. L’obligation de loyaut6 apparait souvent dans la doctrine
et la jurisprudence sous l’appellation d’obligation fiduciaire (fiduciary duty) qui a cours dans la
common law. Cette assimilation doit dtre &vit~e. En effet, la reconnaissance d’unfiduciary duty suit
une d6marche propre A cette tradition, qui differe de celle suivie en droit civil o6i l’obligation de
loyaut& de celui qui agit dans un autre int6r6t que le sien d6coule n6cessairement de la notion de
pouvoirjuridique.
5 Voir art. 1310-1312, 1314, 1317, 323-326, 2146-2147 C.c.Q.
52 L’expression d6toumement de pouvoir est pr6f6r~e A celle d’abus de pouvoir, utilis6e par les
auteurs qu6b6cois, afin de le distinguer plus nettement de I’abus de droit. De mdme nous pr6f~rons
parler d’absence de pouvoirs plut6t que d’excis de pouvoirs, cette demi~re comportant une
contradiction.
51 Voir art. 208, 286, 262, 282, 87 C.c.Q. ; Cantin Cumyn, Ladministration du bien d’autrui, supra
note 12 aux n’ 114-20.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 52
h~ritiers, titulaires des biens, mais aussi les cr6anciers de la succession54 . La meme
solution doit pr6valoir dans tous les cas de liquidation impos6e de biens et dans celui
du fond6 de pouvoir 5 . La fiducie presente un cas de figure atypique auquel il
convient encore de s’arreter.
La question se pose d’abord de savoir si les beneficiaires de la fiducie sont les
seuls bn&ficiaires de l’administration du fiduciaire, 6tant entendu que ce demier est
un administrateur du bien d’autrui56 . Certes les beneficiaires de la fiducie font partie
du groupe de beneficiaires de l’administration, mame s’ils ne sont pas les titulaires
des biens du patrimoine fiduciaire57. Nous croyons qu’il faut aussi reconnaitre A la
fiducie elle-meme la qualit6 de beneficiaire de I’administration, bien qu’elle ne soit
pas une personne58. La fiducie constitue une universalit6 juridique distincte et
autonome A laquelle peut se rattacher une finalit6 qui ne coincide pas n6cessairement
avec l’int r t de ceux qui ont la qualit& de b6naficiaires pendant sa duree. L’exemple
de la fiducie d’utilit6 sociale, c’est-A-dire la fondation cr e par fiducie59 , illustre bien
que la finalit6 des pouvoirs d’un fiduciaire recouvre un 6ventail plus large que le seul
intr& des b6n6ficiaires actuels. Les mesures de surveillance et de contr6le de
l’administration du fiduciaire, &dictees par le Code civil du Qu~bec6 , confortent ce
point de vue puisqu’elles donnent une large 6numeration de ceux qui sont habilit6s A
les recours qu’ils peuvent exercer,
critiquer
reconnaissant de la sorte que la finalit6 des pouvoirs du fiduciaire peut avoir plus
d’amplitude que la seule poursuite de l’intrt des b6neficiaires de la fiducie.
l’administration du fiduciaire et
Penchons-nous maintenant sur l’obligation d’agir avec prudence et diligence dans
l’exercice de pouvoirs. Nous avons constat6 que l’obligation de loyaut6, dont le
contenu est d6termin& par la finalite des pouvoirs, ne s’applique pas A la personne qui
exerce son droit6″. De meme, la question suivante se pose : l’obligation d’agir avec
14 Voir art. 802 C.c.Q. ; Cantin Cumyn, L ‘administration du bien d’autrui, ibid. au n0 124. Voir aussi
Bergeron c. Fortier, 2005 QCCA 319, [2005] R.J.Q. 982 (retenant cette analyse).
” Voir art. 2692 C.c.Q. ; Cantin Cumyn, L ‘administration du bien d’autrui, ibid. aux n 125-30.
56 Voir art. 1278 C.c.Q.
57 Voir art. 1261 C.c.Q.
58 Le choix de d6finir la fiducie comme un patrimoine d’affectation plut6t qu’une personne morale
est diversement pris en compte dans les autres parties du Code civil du Quibec qui s’y r~ffrent. Voir
Madeleine Cantin Cumyn,
V Woir art. 312-313, 321 C.c.Q.; Loi sur les compagnies, L.R.Q. c. C-38, art. 123(83). Voir aussi
Raymonde Crete et St~phane Rousseau, Droit des socitjs par actions: principes fondamentaux,
Montreal, Th6mis, 2002 aux pp. 421-33, 446-56; Maurice Martel et Paul Martel, La compagnie au
Qu~bec : les aspectsjuridiques, vol. 1, Montreal, Wilson & Lafleur, 2004 aux pp. 22-3-22-9.
67 Voir Crete et Rousseau, ibid. aux pp. 50-59.
68 Voir ibid. aux pp. 245-55, 433-37, 454-56. Les auteurs signalent le caract&re inappropri6 de la
prrsomption de gratuit6 du mandat et de la r~vocabilit& qui le caract&fise. La meme critique vaut pour
la r~gle d’interpr~tation restrictive des pouvoirs d’un mandataire, que rien ne justifie d’appliquer aux
pouvoirs des administrateurs d’une personne morale. Un renvoi A la pleine administration aurait
amen6 l’application des art. 1306-1307 C.c.Q. Voir Cantin Cumyn, L’administration du bien d’autrui,
supra note 12 aux no 193-204.
69 Voir art. 321, 311 C.c.Q.
70 Voir notamment Gilles Goubeaux, Trait de droit civil: les personnes, Paris, Librairie g~nrale de
droit et de jurisprudence, 1989 au no 28; Jean-Pierre Berdah, Fonctions et responsabiliti des
dirigeants de socit6s par actions, Paris, Sirey, 1974 ; Gerard Martin, La repr~sentation des socits
commerciales par leurs organes, these de doctorat en droit, Universit& de Nancy II, 1977, aux pp. 91-
124 [non publi~e].
2007]
M. CANTIN CUMYN – LE POUVOIR JURIDIQUE
Les administrateurs vus comme les repr6sentants de la socit& doivent exercer
leurs pouvoirs dans son intr& exclusif. Comment se d6finit l’int6ret de ]a socit6 ?
Les administrateurs, que leur fonction d’organes confond avec la socit6 elle-m~me,
se trouvent plac&s dans la position d’expliciter I’intrt de la soci6t&, donc la finalit&
de leurs pouvoirs, et d’en surveiller le respect, dans l’int6rt de la personne morale
qu’ils repr6sentent. Le conseil d’administration, incamant la volont6 de la socit6, est
appel& A juger de la compatibilit6 de l’exercice qu’il fait de ses pouvoirs avec l’int6ret
de la soci6t6, sa mandante. Dans ce sch6ma, les actionnaires sont rel6gu6s au r6le de
pour critiquer
tiers, une situation qui met en doute la suffisance de leur int&
I’exercice des pouvoirs7″. En r6alit&, l’analyse en termes de repr6sentation de la
fonction des administrateurs tend A transformer leur statut d’attributaires de pouvoirs
en celui de titulaires de droits subjectifs72 . Un examen m~me sommaire de cette
branche du droit le confirme : le droit commun de i’exercice de pouvoirs juridiques
ne joue aucun r6le dans l’appr6ciation des obligations des administrateurs de
personnes morales73 . L’obligation d’agir avec prudence et diligence est analys6e de la
m~me manire et selon les memes critres que le devoir g6n6ralement applicable A la
personne raisonnable agissant pour elle-meme. Aucune comp&tence particulire n’est
requise des administrateurs. L’inaction ou le d6faut d’exercer les pouvoirs ne sont pas
sanctionn6s. La retenue dont les tribunaux font preuve, en vertu de laquelle ils
s’abstiennent de juger de la gestion des personnes morales, ach~ve de consolider
I’impression que les administrateurs n’ont de compte A rendre qu’A eux-memes74 . La
th6orie des pouvoirs priv6s aux personnes morales
suggestion d’appliquer
extravagante. Pourtant,
commerciales paraitra
paradoxalement, les directives dites de r6gie interne ou de bonne gouvernance, qui
6manent depuis quelque temps d’organismes non 6tatiques de r6glementation des
entreprises, exhortent leurs membres A adopter des pratiques de gestion et de
divulgation qui rejoignent singuli~rement le contenu des obligations fondamentales
attach6es A l’exercice de pouvoirs 7 . On donnerait A ces normes incitatives une
la
sans doute
irr6aliste, voire
71 Pour une description de la d6marche analytique sur laquelle se fonde la pratique, voir Crete et
Rousseau, supra note 66 aux pp. 480-91, 518-20.
72 Emmanuel Gaillard observe aussi que le d6faut de reconnaitre la cat6gorie des pouvoirs sans
repr6sentation empache un contr6le v6ritable de leur exercice. Voir Gaillard, Lepouvoir en droitpriv ,
supra note I aux pp. 230-3 1.
73 Une affaire l’a r6cemment illustr6. Voir Magasins d rayons Peoples (Syndic de) c. Wise, 2004
CSC 68, [2004] 3 R.C.S. 461, 244 D.L.R. (4 ) 564. Pour une 6tude portant sur la formation du droit
qu6b6cois des personnes morales, voir Madeleine Cantin Cumyn, oLes personnes morales dans le
droit priv6 du Qu6bec)) (1990) 31 C. de D. 1021.
74 Voir Marc Gigu&re, ofLa competence et la diligence des administrateurs de compagnies)) dans
Jacques Boucher et Andr6 Morel, dir., Le droit dans la vie &onomico-sociale : livre du centenaire du
Code civil, vol. 2, Montr6al, Presses de l’Universit& de Montreal, 1970 aux pp. 113-32. Ce n’est que
r6cemment que les tribunaux queb&cois ont commenc6 A exiger des administrateurs une expertise
minimale. Sur ‘insuffisance des mecanismes de contr6le de la gouvemance des soci6tes par actions et
sur l’ensemble de la problkmatique, voir Crete et Rousseau, supra note 66 aux pp. 395-415, 457-78.
75 Voir par ex. Bourse de Toronto, Rfgie d’entreprise: guide de divulgation, en ligne: European
Corporate Governance Institute
MCGILL LAW JOURNAL/ REVUE DE DROITDE MCGILL
[Vol. 52
v&ritable port6e juridique en les int6grant au droit commun de I’exercice de pouvoirs.
L’analyse juridique accuserait-elle un retard vis-A-vis de celle des organismes priv6s
de contr6le des march6s financiers ?
Conclusion
La reconnaissance de la cat6gorie du pouvoir juridique se rvle doublement
opportune. La th6orie du pouvoir priv6 permet de mieux dM1imiter le champ
d’application des droits subjectifs et d’ainsi r6pondre d une partie des critiques
lors qu’il parait nourrir
formul6es contre ce concept, devenu suspect d~s
l’individualisme jug6 excessif de notre tradition juridique. Le concept de pouvoir
rejoint, en outre, les attentes 16gitimes des justiciables dont les droits sont affect6s par
l’intervention de tiers. Le droit commun, r6gissant I’exercice des pouvoirs priv6s,
‘activit6 que ces tiers sont habilit6s d mener dans la sphere d’autrui
veille A ce que
soit A la hauteur de la confiance qui s’attache A leur charge ou leur fonction, qu’ils
n’abusent pas du statut d’autorit6 dont ils sont investis et qu’ils r6pondent de la bonne
ex6cution de leur mission.
Global Corporate Governance Forum, Developing Governance Codes of Best Practice, en ligne:
Global Corporate Governance Forum
mondiale et I’Organisation de coop6ration et de d6veloppement 6conomiques).