Article Volume 7:3

L'enseignement du droit Romain

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L’ENSEIGNEMENT DU DROIT ROMAIN

par Jean-Charles Bonenfant*

Le droit romain n’a jamais 6t6 populaire et il est facile de cueillir dans la
littrature des allusions malveillantes a son endroit et surtout 1 1’6gard de ceux
qui l’enseignent. D~j! Pantagruel, lorsqu’il 6tudiait “en la facult6 des lois de
Bourges” et qu’il 6crivait “que les livres des lois lui semblaient une belle robe
d’or, triomphante et pr~cieuse i merveille, qui fut brode de merde”, visait le
droit romain et surtout ses commentateurs.
“Car, disait-il (Pantagruel),
ajoute Rabelais, au monde n’y a livres tant beaux, tant orns, tant 6lgants,
comme sont les textes des Pandectes, mais la brodure d’iceux, c’est A savoir la
glose d’Accurse, est tant sale, tant infime et punaise, qtie ce n’est qu’ordure et
vilenie”. 1 Plus pras de nous, ici au Canada, lorsqu’un romancier a voulu l~g –
rement ridiculiser un personnage, il en fait “le titulaire du cours de droit ro-
main. 2 Enfin, dans son petit livre sur Le Droit romain, Michel Villey a pu 6crire:
“le moindre journaliste lorsqu’il s’efforce a varier son vocabulaire, ne trouve
pas de meilleure injure pour un homme politique que celle de romaniste”. 3
D’ailleurs, les romanistes eux-m~mes se rendent compte de la crise de Pen-
seignement du droit romain et de son peu de popularit6 aupr~s des 6tudiants.
Le professeur Robert Warden Lee, qui enseigna naguare le droit romain i
l’Universit6 McGill et qui fut un des grands romanistes de notre 6poque,
6crivait dejA en 1923 que m6me si le droit romain occupait une place importante
dans le programme d’6tude du droit de la province de Quebec, les 6tudiants
n’6prouvaient pas pour cette discipline une affection particuliare. “The fact
is that the student of today, disait-il, no less than those who are responsible
for his legal education, does not recognize the use of Roman Law, and therefore
approaches its study without enthusiasm. It seems to him too remote from
the business of modern life to have a reasonable claim upon his time and
attention.” 4

En France, on a fait depuis longtemps les m6mes constatations et la “crise
du droit romain” a pr~occup6 de nombreux auteurs.5 D’ailleurs, il suffit
d’ouvrir un manuel de droit romain, en anglais ou en fran~ais, pour constater
qu’aucune discipline ne sent autant le besoin de se dfendre et de prouver son

*Biblioth~caire de la Legislature de la province de Quebec.
1Rabelais, Livre II. Des faits d noble Pantagruel en son jeune de.
2Lockquell, Clement, Les Elus que vous tes, p. 82.
Villey, Michel: Le Droit remain. Que sais-je 195, p. 117.
4The Canadian Bar Review, Vol. I, 1923, p. 132.
5Noailles, P., La crise do droit remain. Memorial des ftudes latines, 1943, pp. 387-415.

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utilit6. Et les professurs continuent A r6p~ter qu’il faut 6tudier le droit romain
parce qu’il est A la source de nos institutions et parce qu’il fair partie de la
culture juridique. Puis, tr~s peu si~rs d’avoir convaincu leurs 6leves, il leur
reste i invoquer le supreme argument: le droit romain est au programme des
6tudes et le programme du barreau lui consacre m~me plus de deux pages.
Je crois bien qu’en certains milieux on dMend le droit romain sans trop y
croire, i peu pros comme on a longtemps d~fendu le grec dans les 6tudes secon-
daires. On le defend mal et il se peut qu’aussi on le rue d’ici quelques annes.
II vaudrait beaucoup mieux en r6former l’enseignement pour en assurer la
survivance intelligente.

Une premiare distinction s’impose. Le droit romain peut atre 6tudi( et
enseigne
deux niveaux tout A fait diff6rents, au niveau de la licence et au
niveau du doctorat ou des 6tudes post-universitaires. Dans ces derniares, le
droit romain a une place tr~s importante qui n’a gucre ‘te jusqu’ici occup~e au
Canada. I1 est sir que si les futurs professeurs de droit 6taient appelks a preparer
‘agrgation, ils auraient l’occasion et aussi intrkt A
quelque 6preuve comme
frequenter davantage le Digeste, A analyser certains de ses passages et A les com-
menter. D’ailleurs, dans le domaine des 6tudes avances, le droit romain se
porte assez bien dans le monde entier et en particulier en France, ainsi qu’en
tmoignent les confErences qui sont organises depuis quelques ann~es par
l’Institut de droit romain de
‘Universit6 de Paris dont le directeur est Henri
LUvy-Bruhl. C’est 1i une activit6 qui, dans le Quebec, relverait autant des
facult~s de lettres que des facults de droit et pour laquelle les Universit~s
pourraient conjuguer leurs efforts.

Le. vrai problkme de l’enseignement du droit romain se pose au niveau de
la licence oA 1’on peut se demander honn~tement s’il convient encore d’en-
seigner une discipline d6su~te ou du moins de l’enseigner comme on l’a fait
jusqu’ici. Pour r~pondre A la question, on peut examiner les arguments in-
voqu~s habituellement en faveur de son maintien au programme de nos facults.
On defend d’abord le droit romain par principe, cc qui est un puissant
argument dans les milieux juridiques plut6t traditionnels et conservateurs.
Edouard Montpetit a racont6 dans ses Souvenirs comment il devint professeur
de droit romain, “faute de combattants”. “Acceptez, m’avait-on dit, le droit
romain est le fondement de nos institutions juridiqucs”.
“Sans aucun doute.
Je tins bon cinq ans a la poursuite de ces fondements; ct je les quittai, avec plus
ou moins de regrets, lorsque je devins secrtaire general de l’Universit de
Montreal.” 6

On n’&udie cerres pas le droit romain dans le Quebcc comme droit positif
encore applicable. Ce fut un droit romain de cc genre, quoique modernise,
qu’on 6tudia en Allemagne ox il 6tait en vigueur jusqu’I la codification du ler
janvier 1900. C’est presque un droit romain moderne que celui qui est en

Montpctit, E., Souvenirs II, 1949, p. 22.

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DROIT ROMAIN

vigueur en Afrique du Sud sous le nom. de Roman-Dutch Law. Ici, dans la pro-
vince de Quebec, si nous acceptons la th~orie du juge Loranger, le droit romain
pourrait 8tre en vigueur dans certains cas exceptionnels, mais cc ne serait tout
de m~me pas une raison suffisante de 1’6tudier. 7 Nous ne pouvons 6tudier le
droir romain comme droit applicable ni m8me comme ratio rcripta, ainsi que
pouvaient le faire les juristes du dix-neuvikme sicle avant la codification
lorsqu’ils se d~lectaient des Institutes, des Pandectes, du Code ou des Novelles.
Une meilleure raison d’6tudier le droit romain est qu’il est A l’origine de
plusicurs centaines d’articles de notre code m8me si quelques r~frences des
codificateurs sont parfois erron&s. 8 II n’y a aucun doute qu’une bonne partie
de notre code tire ses sources profondes du droit romain directement ou par
1’entremise du Code Napolon. A ce point de vue, nous sommes i peu pros
dans la situation des Ecossais. C’est sans doute pour cela que dans les univer-
sites d’Ecosse, le cours d’6tude de droit romain est assez 6labor&, beaucoup
plus 6labor6 que le n6tre. Cela est ncessaire par suite de l’absence de codifica-
tion. Mais n’exagrons pas la valcur de l’argument d’origine car dans plusicurs
cas, nous devrions aller chercher la gen~se de nos articles dans la Coutume de
Paris et dans le Code Napoleon autant que dans le Corpus Juris civilis.

D’ailleurs, la raison d’utilit& professionnelle directe du droit romain ne
semble-t-elle pas 3 Girard lui-m~me une raison dcisive. “Ce qu’elle amanerait
3.6tudier, ajoute-t-il, ce ne serait pas le droit romain vrai, tel que la critique
modcrne peut chercher A le d~gager de l’ensemble des documents qui nous sont
parvenus, cc serait le droit romain tel qu’il 6tait entendu par nos anciens auteurs;
car il est certain, par exemple que quand Pothier a mal compris une th6orie
romaine, celle de la cause, cc n’est pas la th~orie v&itable de Rome, mais le
contre-sens de Pothier qui a pass6 dans le Code. Une 6tude ainsi conduite
pourrait 6tre fconde en rfsultats pour l’intelligence des origines de nos lois
positives. Elle n’aurait presque rien de commun avec l’6tude scientifique de la
lgislation romaine”. 9

On dit aussi, et c’est un des grands arguments des manuels, que 1’6tude du
droit romain constitue une excellente gymnastique juridique, quelque chose
d’analogue aux langues mortes dans les 6tudes classiques. Je crois que cela est
vrai en th~orie. Mais de mme qu’il est exceptionnel qu’un 6lRve 6tudie assez
parfaitement le latin et le grec pour qu’il en profite pleinement, il n’y a chaque
ann& que quelques 6tudiants de nos facult&s de droit qui &udient assez intelli-
gemment le droit romain pour qu’il dveloppe vraiment chez eux le sens jui-
dique. C’est 1A tout de mme un commencement de raison d’6tudier le droit
romain et peut-6tre un motif de mieux

‘enseigner.

7Lorangcr, T. J. J., Commtntaire sur le Code civil du Bas-Canada, 1873, tome 1, pp. 103-105.
8Lee, Robert Wardcn, The Place of Roman Law in Legal Education, The Canadian Bar Review, Vol. I,

p. 134.

‘Girard, P. F., Manuel ilimentaire de droit romain, 5e 6ition, 1911, pp. 4-5.

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Le droit romain est une introduction 1 l’6tude du droit, surtout du droit
civil. La connaissance du droit civil s’acquiert lentement et progressivement
au cours des ann&s d’6tude par la traverse complare du code civil 6clair~e par
les explications et les commentaires des professeurs. Mais pour bien comprendre
plusieurs des articles du Code, il faut souvent 6tablir des relations entre les
diff~rentes partie du droit et pour cela poss~der une vue d’ensemble 6lementaire
de tout le droit civil et de ses grands principes. Une 6tude intelligente du droit
romain peut donner ds la premiere annfe cette connaissance e’lkmentaire. Le
droit romain et notre droit civil sont assez parents, au chapitre des obligations,
par exemple, pour que le premier serve d’introduction au second et les diff6-
rences qui peuvent exister entre eux peuvent servir a aider la me’moire des
6lves si le professeur sait bien les souligner.

Le droit romain est aussi une excellente initiation au vocabulaire juridique.
Dans bien des cas, nos mots frangais viennent du latin et dans quelques cas
mrme nos codificateurs ont senti le besoin d’employer le mot latin. Le droit
romain peut donner au futur avocat ou au futur notaire les expressions latines
qui sont parfois n6cessaires pour bien exprimer la pense juridique. N’oublions
pas toutefois que bien des brocarts latins nous viennent plut6t du moyen-Ige
que de Rome m~me, mais il est stir que le droit romain demeure un riche arsenal
de mots prfcis et de formules concises.

Enfin, le droit romain est une partie importante de l’histoire du droit dont
tous admettent la ncessit6. I1 est, en effet, impossible de bien connaltre et de bien
comprendre les institutions contemporaines sans tenir compte de leurs origines
et de l’evolution du droit A travers les 1ges. Or, pour nous, il y a trois grands
chapitres d’histoire du droit: le chapitre canadien, le chapitre frangais et le
chapitre romain. Ce dernier peut sembler A certains assez vaste pour constituer
A lui seul tout un cours. On peut tout de m~me se demander honnftement s’il
ne conviendrait pas de ne laisser subsister le cours de droit romain que comme
partie de l’histoire du droit.

En France, A la suite de la r~forme des &udes du droit ope6e par le Decret
du 27 mars 1954, le droit romain est disparu du cours de la premiere anne’e ou
plut6t il se trouve en partie remplac6 par l’histoire des institutions et des faits
sociaux. On le retrouve en troisi~me ann&, mais uniquement dans les matieres
spfciales ! la section de Droit priv6 et li A l’ancien droit fran ais. Nous ne
pouvons imiter aveuglfment une telle r~forme car nous n’avons pas la sp~ciali-
sation des licences, mais nous pourrions nous en inspirer quand meme. On
pourrait abolir le cours de droit romain et le remplacer par un cours d’histoire
des institutions et des faits sociaux qui serait une synth~se du cours d’histoire
du droit et d’une partie du cours de droit romain prfvus par les Rglements du
Barreau. Quant aux institutions de droit romain, on pourrait les ecudier au
sein des cours de droit civil pour autant qu’elles sont A l’origine d’une institution
moderne et en y ajoutant A ‘occasion 1’Ptude de l’institution correspondante du
vieux droit fran~ais et parfois mfme du droit anglais. En d’autres termes, les

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DROIT ROMAIN

nombreux professeurs qui habituellement dans nos universit~s se partagent
l’enseignement du droit civil seraient appelks 1 expliquer davantage les origines
des r~gles modernes de droit qu’ils enseignent. On peut ais~ment multiplier
les exemples. C’est autour des articles 984 et 989 du Code civil que se feraient
l’histoire de la “causa” aussi bien que cele de la “consideration”. L’Etude
de la vente exigerait qu’on remonte a la vente romaine et m~me i la mancipation.
L’article 1301 6voquerait l’incapacit6 de la femme romaine d’ “intercedere”
“pro alio” ou “pro marito”. I1 y a 6videmment le danger qu’avec les annes,
le droit romain soit de plus en plus neglig6 par les professeurs plus soucieux
d’enseigner le droit moderne que ses origines mais on pourrait pr~voir cette
negligence en exigeant aux examens de droit civil quelques questions prcises
de droit romain.

La meilleure faqon de sauver le droit romain qui est vraiment en danger
est de rnover son enseignement. On peut discuter du mode de cette renovation,
mais elle doit r~pondre aux exigences de la conclusion d’une des defenses les
plus intelligentes qui ait 6t6 6crite du droit romain, ces dernires ann~es, par
le professeur J. Gaudemet: “Technique jamais surpass6e, ancetre lointain de
I6gislations modernes, qui ne l’ont pas encore compktement r~pudi6, le droit
romain reste ncessaire a une vritable culture juridique. IMbarrass6 de tradi-
tions d~sutes, bnficiant des progr~s r~alis~s depuis un demi-siacle par l’his-
toire des sciences sociales, int~gr6 a l’histoire de la civilisation romaine, mais
aussi 1 l’6tude naissante des autres droits de 1’Antiquit6, la science du droit
romain doit triompher d’une crise oa se marque non son dclin, mais l’urgence
de besoins nouveaux”.10

10Gaudcmet, J., Methode historique et droit romain. Revue bistoriue du droit, 1946-47, p. 95.

Practical Training for Trial of Civil Cases in this issue A Bibliography of Recent Legal Publications

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