Les restrictions A la libert6 d’aliner dans le Code civil du Qudbec
Michelle Cumyn*
Cet article comporte une partie th6orique o6
l’auteure tente d’6lucider le fondement et ]a por-
tde du premier alin6a de l’article 1212 C.c.Q., qui
semble interdire toute stipulation restrictive de la
libert6 de disposer d’un bien dans les contrats a
titre on~reux, et une partie pratique, oh elle dis-
cute du r6gime de ces stipulations. Apr~s avoir
pass6 en revue les positions de la doctrine et de
la jurisprudence au Qudbec et en France, I’au-
teure montre que la stipulation d’inali6nabilit6
dont il est question L I’article 1212 et suivants ne
peut
tre admise que dans le contexte des lib6ra-
lit6s parce qu’une telle stipulation met en p6ril les
droits des cr~anciers du propri~taire d’un bien
inalidnable, en le rendant indisponible dans son
patrimoine, ce qui entrane l’insaisissabilit6. En
effet, si les consequences n6fastes de la stipula-
tion sont limit6es lorsque le propri6taire acquiert
ce bien A titre gratuit, il en est tout autrement
lorsque le propri6taire acquiert le bien a titre on6-
reux, puisqu’il y a alors 6change dans son patri-
moine de valeurs saisissables pour des valeurs
non saisissables.
L’auteure montre ensuite qu’iI est necessaire
de distinguer les stipulations d’inali6nabilitd
r6gies par I’article 1212 et suivants des clauses
prenant ]a forme d’une simple obligation de ne
pas ali6ner, qui quant
elles sont en principe
valables m~me dans le contexte on6reux. En
effet, ces clauses n’ont pas d’effet
l’6gard des
tiers et par cons6quent ne pr6sentent pas les
memes inconv6nients que les stipulations d’ina-
lidnabilit6. En contrepartie, tel qu’iI ressort de la
seconde partie du texte, alors que la stipulation
d’inali6nabilit6 entraine ]a nullit6 de l’acte de dis-
position qui y contrevient et affecte le bien d’in-
saisissabilit6, les clauses comportant une simple
obligation de ne pas ali6ner sont toutes
empreintes du principe de l’effet relatif des con-
trats et ne donnent lieu qu’ t l’exercice entre les
parties des recours pour non-respect d’une obli-
gation contractuelle.
Afin d’illustrer sa these, l’auteure aborde
l’dtude des clauses suivantes : clause r6solutoire,
pacte de pr6f6rence, restrictions stipul6es dans
une convention d’hypoth~que, les statuts d’une
compagnie, une convention entre actionnaires, ou
enfin une d6claration de copropri6t6 divise.
This article consists of a theoretical part, in
which the author attempts to elucidate the basis
and scope of the first paragraph of article 1212
C.C.Q., which seems to prohibit any stipulation
restricting the right to dispose of property in con-
tracts by onerous title, and a practical part, in
which she discusses the regime of such stipula-
tions. After reviewing the doctrinal and jurispru-
dential positions in Quebec and France, the
author shows that the stipulation of inalienability
referred to in article 1212 et seq. can only be
admitted in the context of liberalities, since such
a stipulation puts the rights of creditors of the
owner of inalienable property in jeopardy by
making it unavailable in his or her patrimony,
which leads to unseizability. While the harmful
effects of the stipulation are limited when the
owner acquires the property by gratuitous title,
such is not the case when the owner acquires the
property by onerous titie, since then there is an
exchange in his patrimony of value that is seiz-
able for value that is unseizable.
The author next demonstrates that it is neces-
sary to distinguish stipulations of inalienability
governed by article 1212 et seq. from clauses in
the form of a simple obligation not to alienate,
which, according to her, are in principle valid
even in an onerous context. Such clauses have no
effect with respect to third parties, and therefore
do not exhibit the same drawbacks as stipulations
of inalienability. On the other hand, as is demon-
strated in the second part of this article, while the
stipulation of inalienability leads to the nullity of
the act contrary to such clause and renders the
property unseizable, clauses that include a simple
obligation not to alienate are subject to the prin-
ciple of the relative effect of contracts, and only
give rise to the exercise of recourses between the
parties for breach of a contractual obligation.
To illustrate her thesis, the author discusses the
following clauses: resolutory clause, right of first
refusal, restrictions stipulated in a deed of
hypothec, articles of incorporation, a shareholder
agreement and finally, a declaration of divided
co-ownerhip.
*B.A., B.C.L., LL.B. McGill; D.E.A. Paris I (Panth6on-Sorbonne) ; avocate chez McCarthy
Ttrault h Montr6al. L’auteure poursuit ses 6tudes de doctorat sous la direction du professeur
Jacques Ghestin A l’Universit6 de Paris I. Elle remercie chaleureusement VIX Thomas R.M. Davis
et M Serge Gaudet pour leur appui et leurs judicieux commentaires.
Revue de droit de McGill
McGill Law Journal 1994
Mode de r~f~rence: (1994) 39 R.D. McGill .877
To be cited as: (1994) 39 McGill L.J. 877
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 39
Sommaire
Introduction
I.
Validit6 des restrictions A la libert6 d’ali6ner
A. Conditions de validit6 de la prohibition d’aligner en droitfrangais
et qudbgcois
1.
tvolution des conceptions de la doctrine frangaise suite A la
codification de 1804
tvolution du droit au Qu6bec de la codification de 1866 h celle
de 1991
Synth~se sur la raison d’etre des articles 970 C.c.B.-C. et 1212
C.c.Q.
2.
3.
B. NdcessitM de distinguer trois catigories de restrictions b la libertM
d’aligner
1. These de l’indisponibilit6 r~elle
2.
3.
Thbse de l’incapacit6
Th~se de I’obligation contractuelle de ne pas faire
II. Regime des restrictions i la libert6 d’ali~ner sous 1’empire du Code
civil du Qujbec
A. Conditions de validitd et r6gime de la stipulation d’inali6nabilitM
1. Conditions de validit6 de la stipulation d’inali6nabilit6
a. La stipulation d’inalijnabiliti doit etre privue dans le
contexte d’une libiralitd
b. La stipulation d’inalignabilitg doit ripondre d un int6ret
s~rieux et lMgitime
c. La stipulation d’inalignabilitg doit etre temporaire
Effets de la stipulation d’inali6nabilit6
2.
B. Conditions de validitd et regime de l’obligation de ne pas ali6ner
1. Conditions de validit6 de l’obligation de ne pas ali6ner
2.
3.
Effets et sanctions de l’obligation de ne pas ali6ner
Exemples de restrictions
dehors des lib6ralit6s
l Ia libert6 d’ali6ner stipul~es en
Conclusion
Introduction
– Parni les dispositions du nouveau Code civil du Qugbec qui suscitent
1.
et l’inqui6tude des praticiens -, on retrouve l’article
l’int6r&t des juristes –
1212, qui semble interdire toute clause restrictive de la libert6 de disposer d’un
19941
RESTRICTIONS A LA LIBERTt D’ALItNER
bien lorsque stipul6e en dehors du contexte des lib~ralit6s’. Ironie du sort, cette
nouvelle disposition, qui parait si envahissante dans sa port6e et ses effets, fait
son apparition dans le chapitre d6di6 aux stipulations d’inali6nabilit6 (nouvelle
d6signation des prohibitions d’ali6ner), coinc6 entre 1’emphyt6ose et les substi-
tutions, bref un coin du droit souvent mal connu des juristes.
L’article 1212 C.c.Q. n’est pas vraiment de droit nouveau. I reprend l’ar-
ticle 970 du Code civil du Bas-Canada qui interdisait la prohibition d’ali6ner
dans les transferts i titre on6reux2. Mais l’article 1212 C.c.Q. parait plus 6tendu
h deux points de vue. D’une part, il vise les simples <
la vente, mais aussi de tous les actes on6reux.
Quelle peut etre la port6e de cette disposition ? Affecte-t-elle la validit6, par
exemple, de la promesse unilat~rale de vente ou du pacte de pr6f6rence, qui
entranent tous deux une restriction it la libert6 de disposer d’un bien ? Et que pen-
ser de la validit6 des clauses, couramment stipul6es dans les conventions entre
actionnaires, entre copropri6taires ou entre co’ndivisaires, qui limitent le droit des
parties d’ali6ner leurs actions, leurs fractions ou leurs parts indivises ?
Qu’advient-il enfin des clauses stipul~es dans une convention d’hypoth~que inter-
disant au d6biteur d’ali6ner le bien hypoth~qu6 sans le consentement du cr~ancier ?
Pour d6terminer le sens et l’6tendue de l’article 1212 C.c.Q., il faut en
comprendre le contexte. I1 faut chercher h savoir si toutes les clauses restrictives
de la libert6 de disposer d’un bien sont assimilables aux stipulations d’inali6na-
bilit6 dont il est question A l’article 1212 C.c.Q. et suivants, ou si on ne doit pas
plut6t 6tablir certaines distinctions entre elles. Lh r6side le principal objectif de
notre r6flexion.
– Dans sa conception classique, la prohibition d’ali6ner peut atre d6fmie
2.
comme la stipulation interdisant au propri6taire d’un bien de disposer de ce bien
h titre on6reux ou gratuit. Cette stipulation peut 8tre conque en faveur du stipu-
lant, en faveur du propri6taire ou en faveur d’un tiers. On affinne g6n6ralement
que la prohibition d’ali~ner un bien entrame automatiquement son insaisissabi-
lit6 par les cr6anciers du propri6taire. De plus, la sanction qui a le plus souvent
6t6 attach6e h la violation d’une prohibition d’ali6ner reconnue comme 16gitime
est la nullit6 de l’acte de disposition contraire it la prohibition.
Pour comprendre la port6e de l’article 1212 C.c.Q., il est donc nfcessaire
d’aborder l’6tude des prohibitions d’ali6ner, sujet depuis longtemps n6glig6 par
les auteurs alors qu’au d6but de ce sicle, il faisait l’objet en France d’un
curieux engouement, si l’on en juge par le nombre imposant de theses de doc-
torat qui y ont 6t6 consacr6es durant cette p6riode3. I1 faut dire que la survie
1212. La restriction h l’exercice du droit de disposer d’un bien ne peut atre stipul~e que
par donation ou testament. […]
2 970. La prohibition d’ali6ner la chose vendue ou c~d~e h titre purement on6reux est
nulle.
3Nous avons r6pertori6 les theses de doctorat suivantes sur les prohibitions d’ali~ner : L. Achard,
Des clauses d’inalignabilitM, th~se de doctorat en droit, Universit6 de Grenoble, 1908 [non
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 39
m~me de la prohibition d’alirner en droit civil modeme est un ph6nom6ne en
soi. Dans l’Ancien droit, elle consistait A immobiliser certains biens dans le
patrimoine du b6nrficiaire d’une libiralit6, soit pour protrger ce dernier contre
sa prodigalit6 ou son inexp6rience, soit pour maintenir les biens donn6s ou
16gurs dans la famille et en assurer la transmission intrgrale aux descendants du
b6nrficiaire. Dans un cas comme dans l’autre, la prohibition d’aliner sous-
trayait les biens affect6s A la saisie des crranciers pour les placer en quelque
sorte hors du commerce juridique.
Apr~s la codification de 1804, m~me s’il relevait presque de l’6vidence que
la prohibition d’alirner 6tait contraire a la lettre et a l’esprit du Code civil, elle
a continu6 A trouver sa place dans le droit civil frangais, grace aux efforts com-
binds de la jurisprudence et de la doctrine. C’est ainsi que quelques auteurs se
sont 6merveill6s devant la <
le droit ant6rieur a la codification de 1866, en a reconnu expressrment la vali-
dit6 a condition qu’elle se rattache A la cession d’une chose A titre gratui. Puis,
A la surprise de la doctrine frangaise pour qui le sujet n’6tait plus
juillet 1971, pour intdgrer au Code civil frangais une disposition nouvelle r6gis-
sant certains aspects de la clause d’inalirnabilit6 stipulre dans le contexte d’une
donation ou d’un testament7.
le l6gislateur frangais est
publire] ; E. Bartin, Thiorie des conditions impossibles, illicites, ou contraires aux uurs, Paris,
A. Rousseau, 1887 ; H.-L. Besnus, Des clauses d’inalignabilit6 insgries dans les actes juridiques
en dehors des cas pr~vus par la loi, those de doctorat en droit, Universit6 de Paris, 1899 [non
publire] ; P. Bretonneau, Etude sur les clauses d’inalignabiliti en dehors des contrats de mariage
et des substitutions permises, Paris, L. Boyer, 1902 ; Dimitrescu, Des clauses d’inalignabilite sui-
vant Iajurisprudence, those de doctorat en droit, Universit6 de Paris, 1910 [non publide] ; V. Heitz-
mann, Des clauses d’inalijnabilit6 en dehors des cas privus par la loi, th~se de doctorat en droit,
Universit6 de Nancy, 1904 [non publire] ; Lefebvre, De la valeur des clauses d’inalignabilitd et
d’insaisissabiliti, those de doctorat en droit [non-publire] ; Y. Le Roux, Des prohibitions d’aligner
insirees dans les contrats et testaments, Rennes, Imprimerie du
De la dfense d’aligner, ou clause d’inalignabiliti dans les transmissions de proprigt6, th~se de
doctorat en droit, Universit6 de Toulouse, 1908 [non publi~e] ; J.-H. Merlaut, La clause d’insai-
sissabiliti. Ses rapports avec la clause d’inalijnabilit6, those de doctorat en droit, Universit6 de
Bordeaux, 1907 [non publie] ; D. Negel, De la clause d’inalignabilitg dans les actes o titre gra-
tuit, these de doctorat en droit, Universit6 de Paris, 1915 [non publire] ; H. Rongier, Clauses d’in-
saisissabilitg et d’inalinabiliti, those de doctorat en droit, Universit6 de Lyon, 1902 [non
publire] ; L. Saignat, De la clause portant difense d’alijner, Bordeaux, Y. Cadoret, 1896 ; Stdfa-
nini, De la clause d’inalidnabiliti dans les donations et testaments, th~se de doctorat en droit, Uni-
versit6 de Paris, 1909 [non publi6e] ; Vasilesco, Des clauses d’inalijnabilitM, de leur validite et de
leurs effets, those de doctorat en droit, Universit6 de Paris, 1920 [non publide].
Nous ne pourrons tenir compte que de quelques-unes de ces theses dans le cadre de cette 6tude.
4R. Bdraud,
5Art. 968 et s. C.c.B.-C.
6p. Simler, Les clauses d’inalirnabilit&> D.1971.L6g.416-1 A la p. 416-1.
7Loi n’ 71-526 d 3 juillet 1971 relative aux clauses d’inalidnabiliti contenues dans une dona-
19941
RESTRICTIONS A LA LIBERT D’ALIENER
Enfin, la codification de 1991 au Qu6bec consacre h la stipulation d’ina-
li~nabilit6 tout un chapitre qui contient une habile synth~se des sources 16gis-
latives, jurisprudentielles et doctrinales qu6b~coises et frangaises sur la pro-
hibition d’ali~ner. Ainsi, comme nous l’avons vu plus haut, le premier alin6a
de l’article 1212 C.c.Q. reprend 1’ancienne r~gle de l’article 970 C.c.B.-C.
selon laquelle la prohibition d’ali6ner n’est valable que dans les lib6ralit6s,
une r~gle apparemment propre au droit qu6b6cois, puisque les auteurs fran-
gais sont g~n6ralement d’avis qu’elle est 6galement valable dans les actes
on6reux. Le troisi~me alin6a de l’article 1212 C.c.Q. importe du droit positif
frangais 1’exigence additionnelle que pour etre valable, la stipulation d’ina-
li6nabilit6 doit &re temporaire et justifide par un int&r& s~rieux et 16gitime.
Les articles 1214, 1215 et 1217 C.c.Q. consacrent ensuite la position majo-
ritaire de la doctrine et de la jurisprudence au Qu6bec et en France suivant
laquelle l’inali6nabilit6 rend insaisissable le bien affect6, est opposable aux
tiers 4 condition d’&re dfiment publi6e et permet une annulation de tout acte
de disposition contraire h la prohibition. Enfin, l’article 1213 C.c.Q., comme
l’article 900-1 du Code civil frangais, permet la r6vision de la clause par le
tribunal lorsque l’intdr& l’ayant justifi6e a disparu ou lorsqu’un int6rat plus
important 1’exige s.
– Comme nous le montrerons, on peut alors trouver h l’article 1212
3.
C.c.Q. une explication simple et logique qui est essentiellement la suivante.
L’&ude de la prohibition d’ali6ner s’est presque toujours confin6e, en France
comme au Qu6bec, au domaine des lib6ralit6s. Dans ce domaine, on a inter-
pr6t6 les prohibitions d’ali6ner comme cr~ant une indisponibilit6, une mise
hors du commerce juridique des biens affect6s, interpr6tation qui correspond
le plus souvent h l’intention des disposants, et qui permet une sanction effi-
cace de la clause par la nullit6 des saisies et des actes de disposition pratiqu~s
sur ces biens. I1 apparait alors logique que la prohibition d’ali6ner ainsi con-
que voie sa validit6 limit6e aux lib6ralit6s, puisqu’elle a pour effet de sous-
traire les biens affect6s, qui sont de ce fait insaisissables, du gage commun
des cr6anciers du propridtaire. Alors qu’un cr6ancier ne saurait se plaindre de
ce que son d6biteur acqui~re gratuitement des biens insaisissables, l’6change
que ferait son d6biteur de valeurs saisissables pour des valeurs insaisissables
serait de nature h lui porter gravement pr6judice, d’oti les articles 970
C.c.B.-C. et 1212 C.c.Q.
tion on un testament, D.1971.L6g.268 [ci-apr~s Loi du 3 juillet 1971], crrant un nouvel article
900-1 C. civ.:
Les clauses d’inali6nabilit6 affectant un bien donn6 ou l6gu6 ne sont valables que si
elles sont temporaires et justifides par un int6r& s~rieux et l6gitime. M~me dans ce cas,
le donataire ou le l~gataire peut atre judiciairement autoris6 disposer du bien si l’in-
t6r& qui avait justifi6 Ia clause a disparu ou s’il advient qu’un inter&t plus important
l’exige.
Les dispositions du pr6sent article ne pr~judicient pas aux lib6ralitds consenties h des
personnes morales ou m~me 4 des personnes physiques A charge de constituer des per-
sonnes morales.
8Voir Quebec, Minist~re de la Justice, Commentaires d ministre de la Justice, t. 1, Qu6bec,
Publications du Qu6bec, 1993 a la p. 712 et s. ; J.E.C. Brierley, Des restrictions a la libre dispo-
sition de certains biens: Les articles 1212-1255> dans La riforme dA Code civil, t. 1, Ste-Foy
(Qu6.), Presses de l’Universit6 Laval, 1993, 711.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 39
Pour les m~mes motifs, il serait illogique selon nous d’assimiler A des sti-
pulations d’inali6nabilit6 au sens de l’article 1212 C.c.Q. et suivants toute la
gamme des clauses contractuelles qui emportent des restrictions
t la libert6
d’ali6ner de la nature d’une obligation de ne pas faire. Ces clauses n’entranent
pas une indisponibilit6 du bien, et ne peuvent donc pas faire l’objet des m~mes
objections que la prohibition d’ali6ner classique .
Cette distinction n’a pourtant pas 6t6 clairement articul6e par la doctrine.
La raison en est que les auteurs ont eu tendance A adopter une conception mono-
lithique des prohibitions d’ali6ner et A les soumettre en bloc au meme r6gime.
Nous soumettons au contraire qu’il existe diff6rentes vari6t6s de restrictions A
la libert6 d’ali6ner, et qu’il faut leur appliquer des r~gles adapt6es t leur nature.
– En effet, trois theses permettent, selon les auteurs, d’expliquer la nature
4.
de la prohibition d’ali6ner. La premiere th~se affirme que la prohibition d’ali6-
ner affecte le bien d’une indisponibilit6 r6elle, le plagant en quelque sorte en
dehors du commerce juridique. La seconde th~se soutient que la prohibition
d’ali6ner est une incapacit6 conventionnelle limitant le pouvoir d’une personne
d’ali6ner certains biens. La troisi~me th~se interpr~te la prohibition d’ali6ner
comme une simple obligation de ne pas faire. Nous montrerons que ces theses
ne sont pas en concurrence, mais correspondent chacune A une cat6gorie de pro-
hibitions avec ses conditions de validit6 et son r6gime propres.
– Nous discuterons d’abord des conditions de validit6 des restrictions t la
5.
libert6 d’ali6ner en droit civil qu6b6cois et frangais, en montrant l’importance
de distinguer les trois cat6gories que nous venons d’identifier (I). Nous exami-
nerons ensuite le r6gime juridique applicable t chacune de ces cat6gories de res-
trictions sous l’empire du Code civil du Quibec (II).
I. ValiditO des restrictions A la libert6 d’ali6ner
– Notre objectif principal ici sera de d6gager le fondement de la r~gle
6.
6nonc6e au premier alin6a de l’article 1212 C.c.Q. et d’en d6finir la port6e, afin
de d6terminer quelles sont les restrictions A la libert6 d’ali6ner dont la validit6
est limit6e au contexte des lib6ralit6s.
Nous discuterons d’abord des objections qui ont 6t6 formul6es A l’encontre
des restrictions h la libert6 d’ali6ner par la doctrine qu6b6coise et frangaise, et
des conditions qui ont 6t6 impos6es par le droit positif pour en circonscrire la
validit6 (A). Nous montrerons ensuite l’importance de distinguer les diff6rentes
cat6gories de restrictions t la libert6 d’ali6ner (B).
A. Conditions de validitj de la prohibition d’aligner en droit franqais et
qudbicois
– I est utile de rappeler l’6volution du droit positif et de la doctrine sur les
7.
conditions de validit6 de la prohibition d’ali6ner en France et au Qu6bec afin
d’en recueillir les fragments de v6rit6 ou de bon sens et d’y d6busquer les
erreurs ou les contradictions. Nous serons alors en mesure de justifier notre
propre point de vue d6jt 6bauch6 dans l’introduction.
1994]
1.
RESTRICTIONS A LA LIBERTE D’ALIENER
Evolution des conceptions de la doctrine frangaise suite h la codification
de 1804
la stipulation d’inali6nabilit
– En France, une bonne partie des d6bats dans la doctrine et la jurispru-
8.
dence relatifs aux prohibitions d’ali6ner a 6t6 consacr6e h la question de leur
validit6, 6tant donn6 l’absence, dans le Code de 1804, de dispositions traitant de
la stipulation d’inali6nabilit6.
– Droit romain et Ancien droit. Les auteurs rapportent qu’en droit romain
9.
classique, on a h6sit6 A donner
tous les effets de
l’indisponibilit6 r6elle, jusqu’h ce que Justinien adopte une loi L cet effet. II
semblerait qu’en droit romain, l’objectif de la d6fense d’ali6ner ait 6t6 le plus
souvent de pr6munir le gratifi6 contre sa propre prodigalit6. En Ancien droit, la
prohibition d’ali6ner 6tait plut6t employ6e dans les families nobles pour per-
mettre la transmission intacte d’une masse de biens de g6n6ration en g6n6ra-
tion9. Dans les deux cas, l’inali6nabilit6 plagait les biens affect6s hors du com-
merce juridique, ils 6taient frapp6s d’insaisissabilit6, et toute ali6nation
contraire A la prohibition pouvait 8tre annul~e.
10.
– Codification de 1804. Les codificateurs s’61vent avec vigueur contre
les substitutions et les prohibitions d’ali6ner de l’Ancien droit. Cambac6rs con-
damne la substitution parce qu’elle entraine l’inali6nabilit de certains biens et
permet au grev6 d’obtenir du faux cr6dit’ . Tronchet ajoute que <<[s]i donc les
substitutions sont r6tablies, [...] [i]l faudra declarer nulles les ali6nations faites
par les grev6s [et] d6pouiller des acqu6reurs de bonne foi [...] ". Bigot de Pr6a-
meneu critique ces institutions de l'Ancien regime en ces termes :
Une tr~s grande masse de propri6t6s se trouvait perp~tuellement hors du com-
merce [...]. [L]e cr~ancier qui n'6tait pas 4t porte de v6rifier les titres de propri~t6
de son d~biteur, ou qui n6gligeait de faire cette perquisition, 6tait victime de sa
confiance, et dans les families auxquelles les substitutions conservaient les plus
grandes masses de fortune, chaque g6n~ration 6tait le plus souvent marquee par
une honteuse faillite 2.
Le Code civil frangais interdit les substitutions h l'article 896, exception faite de
certains cas pr6vus t l'article 1048 et suivants. Mais on peut penser, d'apr~s les
passages cit6s, que ce qui d6rangeait le plus les codificateurs, c'6tait l'inali6na-
bilit6, c'est-4-dire l'indisponibilit6 r6elle h laquelle pouvaient donner lieu les
substitutions 3. On peut d'ailleurs lire
'article 1598 du Code civil frangais
comme une condamnation explicite des inali6nabilit6s conventionnelles 4.
9Voir Saignat, supra note 3 aux n- 39, 40, 45 ; Bartin, supra note 3 au n' 32 et s.
IOLe Baron Locr6, La ligislation civile, commerciale et criminelle de la France, t. XI, Paris,
Treuttel et Wuirtz, 1827 a Ia p. 126.
"Ibid. h la p. 97.
2 Expos6 de motifs dans Locr6, ibid., 339 4 la p. 360.
1
13A. Wagner, (La clause d'inali~nabilit dans les donations et les legs> (1907) 6 Rev. trim. dr.
civ. 311 A lap. 318, a cependant argu6 que ce n’6tait pas tant l’inali~nabilit6 qui d6rangeait les codi-
ficateurs que ]a cr6ation d’ordres successifs parall6les aux ordres successifs 16gaux. C’est pourquoi
Ia substitution –
l’int6rieur de l’ordre successif legal,
dans les cas pr6vus par les articles 1048 et 1049 C. civ.
et avec elle, l’inalidnabilit6 –
est admise
14 1598. Tout ce qui est dans le commerce, peut 8tre vendu lorsque des lois particuli~res
n’en ont pas prohib6 l’ali6nation.
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 39
11.
– Ambivalence de la doctrine et de la jurisprudence devant la position
noncie par les codificateurs. Dans les premiers prononc6s de la jurisprudence
aux lendemains de la codification, on retrouve la m~me condamnation de la pro-
hibition d’ali6ner; mais tr6s vite, les tribunaux sont amen6s t valider certaines
clauses, tout en affirmant leur nullit6 de principe et sans que les motifs 6nonc6s
ne permettent de d6gager un syst~me pr6cis distinguant les clauses valables des
clauses nulles”5. Plusieurs auteurs envisagent eux aussi la validit6 des clauses
d’inali6nabilit6 dans certains contextes”6. D’autres critiquent avec 61oquence la
jurisprudence en en soulignant les contradictions et en contestant l’utilit6 de la
clause dans les cas memes oit elle est reconnue 7 .
– Le systime de Demolombe. Demolombe tente une rationalisation des
12.
d6cisions 6parses de la jurisprudence. II admet tout d’abord qu’en principe, la
prohibition d’ali6ner est illicite et devrait etre r6put6e non 6crite :
La condition de ne pas alidner a n6cessairement pour r6sultat, soit de rendre le bien
inali6nable, soit de rendre la personne du donataire ou l~gataire incapable de
l’ali6ner; or l’ali6nabilit6 ou l’inali~nabilit6 des biens, de m~me que Ia capacit6
ou l’incapacit6 des personnes, sont des mati~res d’ordre public, qui ne sauraient
8tre modifiespar des dispositions particulires. Done, une telle condition est con-
traire a la loi l .
Mais, poursuit Demolombe, cette position <.est excessive, dans sa trop grande
g6n6ralit6>. On doit donc reconnaitre la validit6 de la condition d’inali6nabilit6
si elle est relative, temporaire et justifi~e par un int6r&t sdrieux 9 .
– La those de Bartin. Bartin critique le caract~re contradictoire du sys-
13.
t~me de Demolombe, en ce qu’il consiste d’une part A affirmer la nullit6 d’une
clause comme contraire A l’ordre public, tout en la validant, d’autre part, sous
pr6texte qu’elle est temporaire et r6pond h un int6rt s~rieux”. Bartin constate
15C’est un arr&t de la Cour d’appel d’Angers qui amorce ce mouvement en 1842 (Angers, 29
juin 1842, D.P. 1842.HI.218, S.1842.1.400). Cette position est confirm6e par la Cour de cassation
(Chambre civile) le 20 avril 1858 (D.P.1858.I.154, S.1858.I.589): le donateur s’dtait rtserv6 un
droit d’usufruit et avait impos6 aux donataires, ses enfants, de ne pas alidner ou hypoth~quer ]a pro-
print6 de son vivant; la Cour de cassation a d6clar6 que cette interdiction temporaire, impos6e
dans l’int6rat du p~re donateur, ne peut etre assimilde A une interdiction d’ali6ner absolue et ind6-
finie qui aurait pour effet de mettre pendant un long temps les biens hors de la circulation .
16Par exemple C.-B.-M. Toullier, Droit civilfrangais, t. 6, 5′ dd., Paris, Jules Renouard, 1830
au n 488 et s., semble interpr6ter ]a prohibition d’ali6ner comme une condition r~solutoire.
17F. Laurent, Principes de droit civil, t. 11, 4′ 6d., Bruxelles, Bruylant-Christophe, 1887 au n’
l8C. Demolombe, Traits des donations entre-vifs et des testaments, t. 1, 3 6d., Paris, A. Durand
460 et s.
et L. Hachette, 1867 au n 291.
‘9Curieusement, Demolombe attache A la prohibition d’ali~ner les sanctions de ]a r6vocation de
la donation et de la resolution du droit du gratifi et des tiers acqu6reurs, et non la nullit6 des actes
de disposition contraires A la prohibition (ibid. au n, 304). Voir Laurent, supra note 17 au n’ 467,
qui identiflait clairement la nullit6 comme ]a sanction attach6e a la clause d’inali6nabilit6.
2Bartin, supra note 3 aux pp. 177-78 :
Puisque la jurisprudence et les auteurs persistent A voir dans la condition de ne pas ali6-
ner une atteinte au regime de la propri6t6 ou A la capacit6 des personnes, de deux choses
l’une: ou bien cette atteinte est contraire
la loi, et alors nous avons besoin, pour
l’dcarter exceptionnellement, d’un texte clair et formel, qu’aucune induction, aucune
analogie ne sauraient suppl6er, A peine de transformer en 16gislateur l’interpr~te impru-
19941
RESTRICTIONS A LA LIBERTE D’ALIENER
qu’il existe en fait trois formes de d6fenses d’ali~ner, celles affectant les biens
d’inali6nabilit6, celles frappant les personnes d’incapacit6 (ces deux formes
ayant 6t6 perques par Demolombe), mais aussi celles ne constituant qu’une
simple obligation de ne pas ali6ner, cat6gorie qu’aurait ignor6e Demolombe21.
Pour Bartin, il est n6cessaire de distinguer deux formes d’atteinte a l’ordre
public, soit l’impossibilit6 et 1’i11cit6. D’une part, une condition (terme qu’il
emploie au sens de clause) est impossible en droit, lorsqu’elle <
effets de droit contraires au droit, telles une indisponibilit6 ou une incapacit6,
est nulle sans possibilit6 de temp6raments ni exceptions, quels que puissent en
etre la dur~e ou les motifs. D’autre part, les conditions illicites sont celles qui
cherchent ii instaurer une situation de fait que le droit ne permet pas au dispo-
sant d’imposer. L’apprdciation du caract~re illicite d’une clause est alors fonc-
tion des circonstances et de son 6tendue.
Ainsi, les prohibitions de la nature d’une obligation de ne pas ali6ner n’ap-
partiennent pas a la cat6gorie des conditions impossibles en ce qu’elles ne
cherchent pas a transformer le statut juridique d’une personne ou d’un bien. On
doit plut6t les rattacher A la cat6gorie des conditions illicites, lorsqu’elles ont
pour effet d’imposer une situation de fait contraire au principe de la libert6 du
travail et du commerce. Par contre, ces clauses pourront 6tre valables lorsqu’elles
constituent un exercice l6gitime de la libert6 contractuelle24. La these de Bartin
l’am~ne donc at invalider toute clause constitutive d’une indisponibilit6 ou d’une
incapacit6, et h valider a certaines conditions la clause comportant une obliga-
tion de ne pas ali6ner.
– La consicration du systme de Demolombe. M~me si la these remar-
14.
quable de Bartin a s6duit plusieurs auteurs, elle ne correspondait pas aux solu-
tions de la jurisprudence, qui consacrait le syst~me de l’indisponibilit6 r6elle ou
de l’incapacit6 conventionnelle en annulant les actes de disposition qui enfrei-
gnaient une clause d’inali6nabilit6 reconnue comme 16gitime z . Quelques au-
dent qui tenterait de le faire –
effet, quels que soient son caract6re, son 6nergie, et sa dur6e.
ou bien elle est valable en principe, et alors elle produit
21Ibid. A la p. 169 : <<[Les auteurs] ne distinguent pas, comme moi, la condition de ne pas aligner, et la condition d'inalidnabilit6 proprement dite. Ils confondent ces deux conditions sous une d6no- mination commune, et les frappent en principe de la m8me reprobation>.
22Ibid. A la p. 17.
231bid. A ]a p. 126 et s.
2 1Ibid. aux pp. 166-67.
25Saignat a cherch6 h r~concilier la thdorie de Bartin avec les solutions de la jurisprudence, l
ofi Bartin lui-m~me n’avait pas cach6 leur incompatibilit6. I1 propose un 6ventail de sanctions qui
tendront h accorder A l’obligation de ne pas ali6ner tous les effets de la prohibition d’alidner cons-
titutive d’une indisponibilit6. I1 affirme d’abord que le b6n6ficiaire de la clause pourra demander
]a nullit6 des actes de disposition qui y contreviennent en application du droit A la r6paration en
nature pr6vue a l’article 1143 C. civ. (supra note 3 au n 137). I1 ajoute que les cr6anciers du pro-
pri6taire, tenus de respecter les obligations contract6es par leur d6biteur, devront se restreindre de
saisir les biens affect6s par une obligation de ne pas aligner! (ibid. au no 180 et s.). Le Roux a
adh6r6 lui aussi h ]a thse de Bartin en 1929, un peu par d6faut, puisqu’aucun syst~me meilleur
ne peut lui 6tre substitu6>> (supra note 3 A la p. 95). Il est d6jh A meme de constater que ce sont
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 39
teurs ont bien cherch6
critiquer la jurisprudence validant les prohibitions
d’ali6ner constitutives d’une indisponibilit6 ou d’une incapacit6, en remettant en
cause l’utilit6 de la prohibition d’ali6ner dans la plupart des hypoth~ses ott elle
6tait admise26. Mais devant la pers6v6rance de la jurisprudence, les auteurs ont
fimi par adopter le syst~me de Demolombe. Ils ont not6 que la those de l’indis-
ponibilit6 correspondait presque toujours mieux i l’intention des parties que
l’interpr6tation faisant de la d6fense d’ali6ner une charge de la lib6ralit6, meme
affect6e d’une condition r6solutoire. Et puisque la jurisprudence avait si r6solu-
ment d6cid6 de valider cette those tout en l’enfermant A l’int6rieur de certains
param~tres permettant d’en contr6ler la 16gitimit6, il fallait rejeter la conception
de la d6fense d’ali6ner comme une obligation purement personnelle 61abor6e
par Bartin27 .
– La Loi du 3 juillet 197128. Le nouvel article 900-1 du Code civil fran-
15.
gais est silencieux quant A la nature et au r6gime de la clause d’inali6nabilit6 et
ne vise pas la clause d’inali6nabilit6 stipul6e en dehors des lib6ralit6s. Il se con-
tente de rappeler les solutions jurisprudentielles suivant lesquelles la clause
d’inali6nabilit6 n’est valide que si elle est temporaire et justifi6e par un int6rt
s6rieux et 16gitime. Mais l’article 900-1 doit, selon nous, 8tre compris comme
reconnaissant tacitement la those de l’indisponibilit6 r6elle, h laquelle il foumit
enfin un soutien textuel29 . En effet, le nouvel article codifie clairement les solu-
tions jurisprudentielles, dont il reconnait par cons6quent implicitement le bien-
fond6.
Le seul 616ment nouveau de cette 16gislation est qu’elle accorde aux tribu-
naux le pouvoir de r6viser une clause d’inali6nabilit6 <
Dans le projet initial, on avait voulu fixer 1 21 ans la dur6e maximale
d’une stipulation d’inali6nabilit6 pour qu’il y ait lib6ration automatique des
biens affect6s apr~s cette p6riode, sans n6cessit6 de recourir aux tribunaux .
Mais on a fait valoir lors des d6bats parlementaires que ce d6lai paraissait tan-
t6t trop long, tant6t trop court, selon les circonstances ; c’est pourquoi on a
finalement pr6f6r6 laisser cet 616ment A l’appr6ciation des tribunaux. Notons
encore qu’une exception a 6t6 rajout6e au projet initial, apr~s un vif d6bat, en
faveur des personnes morales: les prohibitions d’ali6ner stipul6es dans les
les syst~mes de l’indisponibilit6 r~elle et de l’incapacit6 conventionnelle qui l’ont emport6 dans ]a
jurisprudence, ota ]a nullit6 est maintenant fermement 6tablie comme Ia sanction normale de la
d6fense d’ali6ner (ibid. aux pp. 170-71).
21Laurent, supra note 17 ; E. Boutaud, note sous Paris, 9 mars 1900, D.1901.II.505 ; A. Tissier,
note sous Cass. Req., 23 mars 1903, S.1904.1.225; Ch~ron, supra note 4 aux pp. 351-53.
27Wagner, supra note 13 au n 23 et s.
21Supra note 7. Pour un commentaire de cette loi, voir M. Morin, <(Les clauses d'inali6nabilit6
dans les donations et les testaments>> Rdpertoire Defrdnois 1971.1.1185 ; H. Corvest,
290n note I’emploi des termes clauses d’inalinabilit affectant un bien donn6 ou 16gu6>>. D’au-
tre part, c’est une autre disposition, introduite celle-ci par la Loi n’ 84-562 d 4 juillet 1984, intro-
duisant les articles 900-2 et s. au Code civil, Gaz. Pal. 1984. 2′ sem. I-g.547, qui pr6voit la r6vi-
sion des conditions et charges des lib6ralit6s, ce qui nous amine l ne pas assimiler ]a stipulation
d’inali6nabilit6 A une condition ou une charge.
30Simler, supra note 6 au n 2.
1994]
RESTRICTIONS A LA LIBERTt D’ALIPNER
tre temporaires.
lib6ralit6s i des personnes morales ou A charge d’en constituer une n’ont pas
a
– L’tat actuel du droit en France. L’6tat du droit en mati~re de prohibi-
16.
tions d’ali6ner en France nous parait pouvoir se r6sumer en deux propositions :
1) la stipulation d’inali6nabilit6 cr6e une indisponibilit6 r6elle et n’est valide
que si elle est temporaire et justifi6e par un int6rat s6rieux et 16gitime3′ ; 2) elle
est stipule le plus souvent dans le contexte des lib6ralit6s, mais si elle devait
se pr6senter dans un contexte on6reux, elle ob6irait aux mgmes r~gles, bien que
la loi soit silencieuse h ce sujet32.
2.
tvolution du droit au Qu6bec de la codification de 1866 A celle de 1991
– La codification de 1866. Les codificateurs de 1866, sans doute parce
17.
que leur mandat 6tait de codifier le droit alors en vigueur au Bas-Canada, mais
peut-8tre aussi en raison de leur plus forte all6geance au principe de la libert6
de tester, 6taient beaucoup moins r6fractaires que ne l’avaient
t6 les codifica-
teurs frangais de 1804 aux substitutions et aux prohibitions d’ali6ner. Ils ont
donc valid6 ces deux institutions dans le contexte des libdralit6s, sans toutefois
pr6ciser la nature de la prohibition d’ali6ner 3.
3 1On note encore une dissidence : C. Larroumet, Droit civil : Les biens, t. 2, 2! 6d., Paris, Econo-
mica, 1988 au n 350, pour qui la prohibition d’ali~ner devrait etre interpr6t6e comme une obliga-
tion de ne pas faire.
32La plupart des auteurs frangais affirment, sans effectuer d’examen s6rieux de la question, que
les r~gles 6labordes dans le contexte des lib&alitds peuvent atre 6tendues au contexte on6reux. On
retrouve ainsi dans plusieurs dcrits sur la prohibition d’alidner, avec Ia constance d’une clause de
style reprise d’auteur en auteur, un passage a peu pros h cet effet:
Les clauses d’inalinabilit6 sont courantes dans les lib~ralit6s, mais tr~s rares dans les
ali6nations t titre on6reux, puisque que dans ce demier cas, le vendeur, pour pouvoir
imposer sa clause, devrait se r~soudre a accepter un prix de vente moins 6lev6, ce qui
ne pr6senterait que peu d’int~r&. Donc, on peut se contenter d’6tudier Ia prohibition
d’ali6ner dans le contexte des lib6ralit~s, et les conclusions obtenues pourront alors 8tre
appliqu6es aux contrats on6reux, dans les rares cas oa une telle clause s’y prdsenterait.
Voir Saignat, supra note 3 aux n- 2-4; Boutaud, supra note 26 a la p. 505 ; Corvest, supra note
28 a lap. 1382 ; Le Roux, supra note 3 aux pp. 5-6 ; G. Marty et P. Raynaud, Droit civil : Les biens,
2′ 6d., Paris, Sirey, 1980 aux n” 56-56-2. Voir aussi F. Langelier, Cours de droit civil de la pro-
vince de Quebec, t. 3, Montreal, Wilson et Lafleur, 1907 hi la p. 321.
33 0n pourrait relever dans les textes certains indices penchant en faveur de l’indisponibilit6
rdelle, comme par exemple l’art. 968, al. 5, qui se lit comme suit: <
disposition apparait comme une r~gle d’interpr6tation voulant que la stipulation d’inali~nabilit6
soit interprdt&e plut6t comme une prohibition au sens fort (c’est-t-dire crrant une indisponibilit6
ou une incapacitd) que comme une simple obligation de ne pas faire. Ainsi interpr6t6, cet alin6a
pr6suppose une distinction entre la prohibition d’alidner proprement dite et le simple engagement
de ne pas ali6ner. On retrouve une autre r~gle d’interpr6tation h l’article 972 qui permet de lire la
volont6 du disposant dans le sens d’une prohibition d’ali6ner <[q]uoique [son] motif ne soit pas
exprim6, et quoiqu'elle ne soit pas en termes de nullitd>, ce qui laisse entendre que la sanction ldgi-
time de la prohibition d’ali~ner est la nullit6. Par ailleurs, l’article 981 exige que les prohibitions
d’ali6ner soient publi6es de la meme mani~re que les substitutions, ce qui semble indiquer qu’elles
seraient opposables aux tiers. Mais l’alin~a 2 de l’article 972 same alors Ia confusion lorsqu’il
affirme:
dition rsolutoire !
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 39
–
18.
Interdiction de la prohibition d’alijner dans le contexte des transferts
d titre onjreux. Les codificateurs consacrent en droit qu6b6cois une nouveaut6
apparente par rapport au droit frangais : ‘interdiction de la prohibition d’ali6ner
dans le contexte d’un transfert h titre on6reux (article 970 C.c.B.-C.) 4. Par ail-
leurs, ils ne reprennent pas les conditions de validit6 61abor~es par le droit fran-
gais depuis 1804 quant au caract~re temporaire de la clause et au caract~re
s6rieux et 16gitime de l’int6r& prot6g6.
– L’interpritation de la doctrine. La doctrine a interpret6 les dispositions
19.
du Code civil du Bas-Canada en les comparant avec le droit positif frangais et
a jug6 tr~s restrictif l’article 970 C.c.B.-C., en ce qu’il d6clare sans effet la pro-
hibition d’ali6ner stipul6e dans une cession
titre on6reux, alors que le droit
frangais parait valider cette clause dans le contexte on6reux aux m~mes condi-
tions que dans les actes gratuits. La doctrine a alors recherch6 des moyens de
temp6rer les effets de
‘article 970 C.c.B.-C. et d’aligner les solutions du droit
qu6b6cois sur le droit frangais, plut6t que d’en rechercher le v6ritable sens. Cer-
tains auteurs ont ainsi propos6 qu’h l’instar du droit frangais, les clauses d’ina-
li6nabilit6 soient valid6es dans le contexte on6reux A condition d’8tre tempo-
raires et stipul6es dans un int6rt l6gitime35 . Ils pensaient pouvoir 6tayer cette
position
l’aide des commentaires des codificateurs 6 .
Ajoutons enfm que la pratique semble avoir donn6 une interpr6tation tr~s
6troite
l’article 970 C.c.B.-C., en consid6rant que la prohibition d’ali6ner n’est
interdite que dans la vente ou l’6change, c’est-h-dire les contrats translatifs de
propri6t6 A titre on6reux. La prohibition d’ali6ner demeurait donc valable sans
restriction (ou du moins, nul ne songeait A la contester) dans les autres contrats
on6reux, par exemple dans les actes d’hypoth~que et les conventions entre
actionnaires, copropri6taires ou associ6s.
– La codification de 1991. La codification de 1991 ne permet plus de con-
20.
toumer ainsi l’interdiction des prohibitions d’ali6ner dans les actes on6reux.
D’une part, A la diff6rence de l’article 970 C.c.B.-C., ce ne sont plus uniquement
les ventes qui sont vis6es par l’interdiction, mais tous les actes A titre on6reux.
D’autre part, on ne peut plus soutenir que la prohibition d’ali6ner est valide en
d6pit de cette interdiction dans la mesure oh elle est temporaire et r6pond ht un
34Deux arrts importants ont appliqu6 ce principe: Fraser c. Pouliot, [1881] 4 R.C.S. 515 ;
Janelle c. Courchesne (1907), 31 C.S. 157. Pourtant, dans Fraser c. Podiot, il ne semblait pas
s’agir d’une v6ritable prohibition d’ali~ner, puisque ]a sanction de la clause 6tait ]a nullit6> de
l’acte principal dans lequel elle 6tait stipul6e, et non de l’acte d’ali6nation. 11 s’agissait done plut6t
d’une condition r6solutoire.
35Voir P.-B. Mignault, Le droit civil canadien, t. 5, Montreal, Th~oret, 1901 b la p. 133 ; R.
Comtois, De la prohibition d’ali6ner dans les actes A titre on&eux> (1956) 59 R. du N. 212 ih ]a
p. 215 et s. Quelques d6eisions ont adopt6 cette position: Morin c. Elphige Goyette Inc., [1990]
R.D.I. 278 A la p. 278 (C.S.) (oii il semblait bien s’agir d’une prohibition constitutive d’une indis-
ponibilit6); Cartier Parking Inc. c. Entreprises Pjtro-Canada (22 aoflt 1990), Montr6al
500-09-001651-835, J.E. 90-1292 (C.A.) aux pp. 8-9, Mme le juge Rousseau-Houle (la prohibition
semblait ici prendre la forme d’une obligation de ne pas faire).
36 L’article 223 exclut de ]a vente la prohibition d’ali~ner, que le vendeur n’a ni intdr&t ni droit
imposer. Si quelque circonstance le porte A le faire temporairement, ien ne l’emp~che de se rdser-
ver un droit de retour ou de faire autrement telle convention valable qui atteindra son buto (Code
civil d Bas-Canada : Quatrieme et cinquiame rapports, Qu6bec, Desbarats, 1865 A la p. 198).
19941
RESTRICTIONS A LA LIBERTE D’ALIENER
int6r&t l6gitime, puisque ces exigences ont 6t6 impos~es par le 16gislateur de
1991 pour les clauses stipuldes dans un contexte gratuit. Ce serait d6toumer de
mani~re flagrante le sens de l’article 1212 C.c.Q. que de d6clarer valables les
clauses stipul6es dans un contexte on6reux aux mAmes conditions que les
clauses stipul6es dans un contexte gratuit !
3.
Synth~se sur la raison d’8tre des articles 970 C.c.B.-C. et 1212 C.c.Q.
– Nous avons vu comment la doctrine frangaise s’est surtout consacr6e h
21.
une discussion de la validit6 de la prohibition d’ali6ner en faisant le plus sou-
vent abstraction du contexte on6reux. La doctrine et la jurisprudence qu6b6-
coises, quant a elles, se sont pench6es sur le contexte on6reux, mais uniquement
pour tenter de contoumer l’article 970 C.c.B.-C., qui leur semblait constituer
une d6viation injustifi6e du droit qu6b6cois par rapport an droit frangais.
Pourtant, l’interdiction dans le contexte on6reux de la prohibition d’ali6ner
constitutive d’une indisponibilit6 ou d’une incapacit6 s’impose selon nous, non
pas parce qu’elle emporte une atteinte plus importante au principe de la libre cir-
culation des biens, comme on a cru pouvoir interpr6ter l’article 970 C.c.B.-C.,
mais en raison du caract~re nuisible d’une telle clause pour les cr6anciers du
propri6taire. La prohibition d’ali6ner emporte en effet l’insaisissabilit6, et si cela
6tait possible dans le contexte on6reux, bien des acheteurs s’y soumettraient
avec empressement. Dans le cadre d’une lib6ralit6, la prohibition d’ali6ner n’en-
traline pas un appauvrissement du patrimoine du nouveau propri6taire en y intro-
duisant une valeur insaisissable. Mais aussit6t que le transfert est on6reux, il y
a 6change de valeurs saisissables pour des valeurs insaisissables et donc appau-
vrissement du patrimoine de l’acqu6reur au d6triment de ses cr6anciers. Pour les
memes raisons, on ne pourrait pas accepter que par acte unilat6ral ou par con-
trat, une personne puisse rendre indisponible un de ses biens, m~me dans Pin-
t6rat d’un tiers.
– Voudrait-on nous r6pondre que rien n’interdit une personne d’appau-
22.
vrir son patrimoine (on permet bien les donations) et qu’il est inacceptable de
circonscrire par des interdictions aussi formelles sa libert6 d’action dans la ges-
tion de ses biens, sous pr6texte de prot6ger ses cr6anciers ? Nous r6pliquerions
alors que les actes
titre gratuit sont en principe anim6s par l’intention lib6rale
du donateur qui ne peut normalement trouver d’int6r& se d6partir d6finitive-
ment de son bien. Qui plus est, il existe justement des m6canismes sophistiqu6s
dans tous les domaines du droit pour pr6munir les cr6anciers contre la fraude
que peut receler une donation. Cette situation n’est pas comparable
celle par
laquelle une personne rendrait indisponible un bien qu’elle acquiert h titre on6-
reux ou qu’elle poss~de d6jh, m~me dans l’int6rt d’un cocontractant. Par ail-
leurs, il existe toutes sortes d’autres m6canismes qui offrent d’excellentes garan-
ties t un vendeur ou un preteur (hypothque, clause de r6serve de propri6t6,
condition r6solutoire, etc.) sans entraner l’indisponibilit6.
L’exemple suivant propos6 par un auteur nous permettra d’illustrer notre
propos:
Apr~s le d6c~s de leurs parents, 3 enfants se trouvent dans l’indivision. Celui d’en-
tre eux qui occupe la propri6t6 de famille n’a pas une situation de fortune qui lui
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 39
permette de l’acqu~rir A son v6ritable prix. Cependant, ses fr6res, d6sireux de voir
cette propri6t6 rester dans la famille, sont d’accord pour lui cder leurs parts A un
prix r~duit. Mais, s’ils acceptent de faire un sacrifice, ils voudraient 8tre certains
que leur fr~re acqu6reur ne revendra par la proprirt6, au moins pendant un certain
d~lai. Peut-on insrrer une clause d’inalirnabilit dans la cession, faite h titre de
licitation ? 37
Dans cet exemple, les raisons qui poussent les parties h stipuler une prohibition
d’alirner apparaissent des plus 16gitimes : loin d’elles l’intention de frauder les
cr6anciers de l’acqu6reur. Et pourtant, c’est permettre h quelqu’un avec peu de
moyens d’acqurrir avec les quelques liquiditrs dont il dispose un bien qui sera
indisponible dans son patrimoine, une situation pour le moins dangereuse pour
ses crranciers. Pourquoi le permettre alors que les vendeurs pourraient tout
aussi bien, pour arriver A leurs fins, se rrserver un pacte de prrf6rence ou le droit
de partager la plus-value en cas de revente par l’acqu6reur ?
– Nos lecteurs se demanderont peut-6tre comment des considerations si
23.
6videntes et si logiques ont bien pu 6chapper aux auteurs et h la jurisprudence.
En rralit:, elles ne leur ont pas tout A fait 6chapp6. Josserand a soulev6 la dif-
ficult6, lorsqu’il a contest6 la validit6 d’une prohibition d’ali6ner stipul6e dans
un acte autre qu’un acte de transfert de proprirt6, pour la raison qu’elle porterait
alors prejudice aux cr6anciers du propri6taire ant~rieurs A l’acte”. Quelques
auteurs ont ensuite rritrr6 cette mise en garde39 . Un arr& de la Cour de cassation
a 6galement 6nonc6 le principe qu’on ne peut grever d’une inali6nabilit6 un bien
dont on est d6jA propri6taire4 . Toutes ces autorit~s reconnaissent donc que la
prohibition d’alirner ne peut pas porter sur un bien dont on ne transfere pas la
proprit6: mais elles paraissent nranmoins favorables
sa validit6 dans les
actes de transfert 4 titre onrreux41.
– Deux auteurs frangais ont tent6 de valider la prohibition d’ali6ner dans
24.
l’ensemble des actes on~reux en 6cartant l’objection soulevre par Josserand .
notaires et des avocats 121 A la p. 121.
37A. Raison, Des clauses d’inali~nabilit6 dans les contrats A titre ondreux>> (1954) 185 J. des
38L. Josserand, Les mobiles dans les actes juridiques, Paris, Dalloz, 1928 au n’ 224.
39Voir H., L. et J. Mazeaud et F Chabas, Legons de droit civil, t. 1, 7′ dd. par F. Chabas, Paris,
Montchrestien, 1986 au n’ 219:
Est-il possible, en dehors des cas prrvus par ]a loi, de rendre un bien inalinable ?
La r~ponse nigative s’impose pour l’inali~nabilitj dont un individu frapperait ses
propres biens sans en disposer. Ce serait un moyen trop commode de faire 6chapper
ses biens aux poursuites de ses cr~anciers : on sait que l’inali6nabilit6 entraine ndces-
sairement l’insaisissabilit6.
40Cass. civ., 22juillet 1896, D.1898.1.17, note M. Planiol. Des enfants cadent h leur pare l’usu-
fruit de biens qu’ils ont requ dans la succession de leur m~re, pendant que leur p6re leur fait dona-
tion de ses immeubles personnels, sur lesquels il se reserve 6galement un droit d’usufruit. Pour pro-
t6ger le droit d’usufruit du p~re, il est stipul6 une prohibition d’alidner sur la nue-proprit6 de
l’ensemble des biens. La Cour de cassation refuse d’accorder au pare le droit de demander l’an-
nulation de la vente par ses enfants d’un des biens regus de leur m re, en affirmant qu’une sem-
blable convention n’est plus opposable aux tiers lorsqu’elle porte sur des biens autres que ceux qui
font l’objet de la donation>>. Commentant cet arret, Planiol affirme: C’est fermer d’un seul coup
a cette clause son plus vaste champ d’applications possibles. Elle apparalt ddsormais comme con-
fin~e dans le cercle des transmissions A titre gratuit>.
41Voir P. Voirin, note sous Guadeloupe, 29 avril 1935, D.P. 1937.11.1 a la p. 4.
42Voirin, ibid. ; Raison, supra note 37.
19941
RESTRICTIONS A LA LIBERTt D’ALItNER
Ces auteurs constatent que la prohibition d’ali6ner peut 8tre tr~s utile dans les
prts hypoth6caires et dans les ventes qui pr6voient un terme pour le paiement
du prix, car elle facilite le recours du cr6ancier qui n’aura pas, notamment, t
exercer son droit de suite43 . Ils affirment alors qu’il faut dissocier dans ces cas
l’inali6nabilit6 de l’insaisissabilit64.
Mais en abandonnant l’insaisissabilit6, n’a-t-on pas aussi abandonn6 la
conception de l’inali6nabilit6 comme une indisponibilit6 r6elle ? Selon nous, il
est plus juste dans ce cas d’affirmer tout simplement que les clauses d’inali6na-
bilit6 dans les actes de vente ou d’hypoth~que sont en g6n6ral de la nature d’une
obligation personnelle de ne pas faire. L’obligation personnelle de ne pas faire,
qui n’entraime pas l’indisponibilit6 de son objet, 6chappe h l’application de la
r~gle 6nonc6e aux articles 970 C.c.B.-C. et 1212 C.c.Q.
– Conclusion. Nous pensons que c’est le d6faut de distinguer clairement
25.
entre les diff6rentes esp~ces de restrictions h la libert6 d’ali6ner et le fait qu’on
tende trop souvent oublier la mise en garde de Josserand contre les effets nui-
sibles de l’indisponibilit6, qui sont h l’origine de beaucoup de confusion dans
la pratique et la jurisprudence45. C’est ainsi qu’en France on parait associer aux
prohibitions d’ali6ner d’effet r6el l’engagement du d6biteur, dans une conven-
tion d’hypoth~que ou une vente, de ne pas ali6ner un certain bien. Par ailleurs,
certains auteurs ont d6plor6 que la Loi du 3 juillet 1971 ait 6cart6 de son
domaine d’application les actes A titre on6reux, cr6ant ainsi une dualit6 de
r6gimes46. Pendant ce temps, au Qu6bec, on invalide dans une vente une d6fense
d’ali~ner en lui appliquant l’article 970 C.c.B.-C., m~me s’il est clair qu’il ne
s’agit pas, dans l’esprit des parties, d’une indisponibilit6 r6elle, mais plut6t
d’une obligation de ne pas faire47 .
La position 6nonc~e par la majorit6 de la doctrine franqaise et qu6b6coise
nous parait trompeuse t trois points de vue. En premier lieu, elle n’articule pas
43Voir surtout Voirin, ibid.
44Voir, ibid.
la p. 3:
l’inalidnabilit6
En bref, l’insaisissabilit6 n’est qu’un moyen auxiliaire permettant
d’atteindre sa fin; elle n’est reconnue et sanctionnde que dans la mesure strictement
n6cessaire. […] Dans les contrats hypoth6caires, l’inalinabilit6 se suffit A elle-m~me,
et n’entrane done pas n6cessairement l’insaisissabilit6 de l’immeuble hypothdqud.
45Commentant l’arr& dont il a d6jh 6t6 question ci-haut, Planiol s’exprime comme suit:
Pourquoi un propri6taire, d’ailleurs capable et maitre de ses droits, ne pourrait-il pas
6tablir lui-meme sur ses propres biens les entraves qu’un tiers peut lui imposer comme
condition d’une lib6ralit6 ? On ne voit pas pour quelle raison l’inali6nabilit6 serait com-
patible avec les principes juridiques et les n6cessit6s dconomiques, lorsqu’elle est 6ta-
blie par un propri6taire qui ali~ne ]a nue propri6t6 et comme condition de l’ali6nation,
tandis qu’elle cesserait de l’tre quand ce meme propridtaire l’6tablit sur des biens qu’il
possde d6jh et dont il se contente d’ali6ner l’usufruit. Entre parties 6galement
capables, les memes clauses doivent etre possibles, quelle que soit l’origine des biens
sur lesquels on va 6tablir ]a charge (supra note 40 a la p. 17).
46Simler, supra note 6 au ne 23 ; Corvest, supra note 28 a la p. 1382.
47Dans l’arr&t Bruneau c. Simard, [19891 R.D.I. 89, la Cour sup6rieure a invalid6 une clause con-
tenue dans un acte de vente qui stipulait que toute alidnation consentie sans l’accord pr~alable du
vendeur serait une cause de d6faut, comme contraire A l’article 970 C.c.B.-C. Voir aussi G. Trudel
et al., Traiti de droit civil du Quibec, t. 6 par C.-H. Lalonde, Montr6al, Wilson et Lafleur, 1958
aux pp. 187-88.
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 39
la distinction mise en lumi~re par Bartin entre la stipulation d’inali6nabilit6
constitutive d’une indisponibilit6 r6elle on d’une incapacit6 et la stipulation
cr6ant une obligation personnelle de ne pas faire48 . En second lieu, elle affirme
la possibilit6 de stipuler la prohibition d’ali6ner conque comme une indisponi-
bilit6 ou une incapacit6 dans le contexte on6reux. En troisi~me lieu, elle r6duit
la question de l’atteinte A l’ordre public soulev6e par cette prohibition d’ali6ner
un simple probl~me de conflit de libert6s, entre la libert6 de tester ou de con-
tracter d’une part, et la libre circulation des biens, de l’autre, ce qui donne lieu
une conception purement relative de l’ordre public applicable en mati~re
d’inali6nabilit649. Si cette analyse convient bien pour appr6cier la validit6 d’une
obligation de ne pas ali6ner, elle est tout A fait inappropri6e pour appr6cier la
validit6 d’une prohibition d’ali6ner de la nature d’une indisponibilit6 ou d’une
incapacit6, car alors passe presque inaperque l’objection beaucoup plus fonda-
mentale que l’insaisissabilit6 accompagnant l’inali6nabilit6 risque de porter
indfiment atteinte aux droits des cr6anciers. C’est sans doute cette troisi~me
lacune qui est A l’origine des deux premieres, car il suffit de remarquer que cette
objection est incontournable lorsque l’inali6nabilit6 est stipul6e dans le contexte
on6reux pour comprendre que seules sont alors admissibles les obligations de
ne pas ali6ner, qui n’ont pas d’effet h l’6gard des tiers et par cons6quent ne
nuisent pas aux cr6anciers du propri6taire du bien vis6 par la stipulation.
B. Nicessit6 de distinguer trois catigories de restrictions i la liberti
d’alidner
– Nous avons vu que parmi les auteurs ayant abord6 la question de ]a vali-
26.
dit6 des prohibitions d’ali6ner, seul Bartin a su lier cette discussion A la nature
multiple de la prohibition’. Les auteurs se sont toujours entendus sur le fait
qu’il en existe trois conceptions possibles : l’indisponibilit6 r6elle, l’incapacit6
et l’obligation de ne pas faire. Mais ils ont le plus souvent cherch6 A donner une
qualification unique h l’ensemble des prohibitions d’ali6ner. I1 faut au contraire,
selon nous, reconnaitre qu’il existe diverses esp~ces de d6fenses d’ali6ner, en
les distinguant soigneusement au moment d’en discuter la validit6 et le r6gime.
– Le processus de qualification. L’interaction entre la qualification d’une
27.
institution juridique et ses effets est bien entendue dynamique : on peut rejeter
4
8<
elle impose simplement
3 a la p. 53).
4 9<
<
Corvest, supra note 28 aux pp. 1380-81 ; H. Moreau, <
1931.1.1057 A ]a p. 1057; Simler, supra note 6 au n* 1.
5 0Quoi que l’on puisse penser de I’6tanch6it6 de ]a distinction qu’effectue Bartin entre les con-
ditions impossibles et les conditions illicites, on ne peut manquer d’8tre convaincu par son expos6
lorsqu’il distingue la prohibition entranant l’indisponibilit6 ou l’incapacit6 et celle crdant une
simple obligation de ne pas ali6ner:
- >, dit-il,
toute la diff6rence du droit rel
A l’obligation>> (supra note 3 a ]a p. 165).
1994]
RESTRICTIONS A LA LIBERTE D’ALItNER
une qualification comme 6tant incorrecte lorsqu’elle ne permet pas A 1’institu-
tion de produire les effets d6sir6s ; et inversement, on peut nier h une institution
certains effets qui ne d6coulent pas de sa qualification. Entre en jeu 6galement
dans le processus de qualification, la question de la validit6 de l’institution telle
qu’elle est qualifi6e. En mati~re de contrats, il faudra pr6frer la qualification
celle qui l’invalide, quitte h nier A la clause certains
qui valide une clause
effets voulus par les parties”1 . Par contre, on ne peut pas permettre aux parties
d’en arriver A une fim qui est juridiquement illicite ou impossible grace h des
moyens autrement licites et possibles. Dans ce demier cas, il faudra restaurer
aux clauses litigieuses leur v6ritable qualification et les d6clarer inefficaces.
Apr~s cette mise en situation, abordons maintenant chacune des theses qui
ont 6t6 propos6es pour expliciter la nature et les effets de la prohibition d’ali6-
ner.
1.
Th~se de l’indisponibilit6 r6elle
– C’est cette conception qui permet de rendre compte de la majorit6 des
28.
cas de prohibitions d’ali6ner envisag6s par la doctrine (c’est-t-dire ceux oa la
clause est stipul6e dans le cadre d’une lib6ralit6) et des sanctions qui leur ont
le plus souvent 6t6 appliqu6es par la jurisprudence (et qui sont maintenant
reconnues par l’article 1212 C.c.Q. et suivants). Elle a donc 6t6 revue majoritai-
rement par la doctrine.
– Caract~ristiques et effets. Selon cette these, la prohibition d’ali6ner
29.
s’attache au bien affect6, le rendant indisponible. Elle retire du propri6taire
l’abusus, c’est-h-dire la possibilit6 de disposer du bien, de mani~re h le figer
dans son patrimoine. De ce fait, tout acte de disposition contraire h la prohibi-
tion peut etre annul6 et le bien est rendu insaisissable. C’est le droit de propri6t6,
le rapport juridique du propri6taire sur son bien, qui s’en trouve directement
affect6.
– Nature juridique de la clause. Au-delh de cette brave description de la
30.
th~se de l’indisponibilit6 r~elle, on 6prouve de graves difficult6s h classer la pro-
hibition d’ali6ner ainsi conque parmi les cat6gories connues des droits person-
nels et reels. S’agirait-il d’un droit r6el d6membr6 ? La r~ponse parait devoir
8tre n6gative puisque l’abusus, retir6 du propri6taire, n’est cependant conf6r6 h
aucune autre personne. Pourrait-on comparer la prohibition d’ali6ner A un droit
de pr6f6rence ou h une hypoth~que ? Certes, la prohibition est souvent stipul6e
au b6n6fice d’une personne autre que le propridtaire pour prot6ger un droit ou
un int6r&t qu’elle a dans le bien vis6, mais cette personne n’est pas pour autant
titulaire d’un droit r6el dans ce bien du seul fait de la prohibition. Tout au plus
b6n6ficie-t-elle d’un droit de critique, c’est–dire celui de demander la nullit6,
face aux actes pos6s par le propri~taire en contravention A la prohibition.
On pourrait alors apparenter l’indisponibilit6 r6elle h une obligation r6elle
ou propter rem impos6e au propri~taire du bien en tant que propri6taire et con-
f6rant un droit personnel au b6n~ficiaire. Mais cette qualification ne permet pas
51Cette r~gle d’interpr~tation classique est reprise A l’article 1428 C.c.Q.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 39
d’expliquer comment la prohibition peut avoir pour rrsultat de rendre le bien
insaisissable, prohibition qui sera alors opposable aux crranciers du propri6-
taire. D’autre part, 1’obligation propter rem suit le bien dans les mains des pro-
prirtaires subs~quents, alors qu’il ne semble pas que la prohibition d’ali6ner ait
cet effe 2. Elle est en ce sens personnelle
la personne a qui elle est imposre.
Devant ces difficult6s, certains auteurs ont suggrr6 que la prohibition d’ali6-
ner constitue une modalit6 sui generis de la proprirt 53. D’autres, refusant d’ac-
cepter si facilement la drfaite, ont tent6 d’expliquer l’indisponibilit6 rrelle par la
notion d’affectation. Les biens ainsi grev6s sont affect6s a une finalit6 sp6ciale
qui les soustrait partiellement du patrimoine de leur proprirtaire 4. L’id~e est
srduisante dans le contexte du Code civil du Quibec qui reconnait expressrment
la notion de patrimoine d’affectation55. Et justement, dans le contexte des substi-
tutions, qui prrsentent certaines affmit6s avec les prohibitions d’ali6ner, l’article
1223 C.c.Q. 6nonce que les biens substiturs, dont le grev6 est proprirtaire,
<4forment, au sein de son patrimoine personnel, un patrimoine distinct destin6 at
l'appel&>. L’id6e d’affectation pr6sente donc des perspectives int6ressantes dans
notre nouveau Code, mais nous croyons que son application devrait 6tre soigneu-
sement soupesre, puisqu’on ne peut a la 16g~re proc~der a des divisions du patri-
moine. Tenter de trancher la question 6pineuse de la nature juridique de la pro-
hibition d’ali~ner conque comme une indisponibilit6 r~elle d~passerait largement
le cadre de cette 6tude, et nous la laisserons donc en suspens.
31.
– Validiti. I n’est pas exagr6 d’affirmer que la cr6ation par un acte juri-
dique priv6 d’une indisponibilit6 r6elle entre en contradiction flagrante avec
plusieurs principes fondamentaux du droit civil post-rrvolutionnaire. On peut
citer le principe du gage commun des crranciers56, le caract~re absolu du droit
de proprirt657, l’interdiction des substitutions en France’, et les principes sous-
52Supposons qu’un testateur lgue l’usufruit d’un bien h A et la nue-propri~t6 a B, en interdisant
A B d’alirner Ia nue-propri&t6 jusqu’ extinction du droit d’usufruit. B veut alidner ]a nue-propridt6
A C, et A, qui fait confiance a C, est d’accord et renonce t son droit de demander la nullit6 de la
vente. C est-il maintenant tenu par ]a prohibition d’alidner ? La rdponse doit 8tre ndgative, puisque
C a obtenu la propridt6 du bien par acte ondreux et ne peut donc pas se voir imposer une inalid-
nabilit6 qui serait au ddtriment de ses crdanciers. Par ailleurs, la prohibition d’alidner nest pas
transmise aux hdritiers du propridtaire.
53Wagner, supra note 13 au n 26 ; H. Aberkane, Essai d’une tdorie ginirale de l’obligation
propter rem en droit positiffrangais, Paris, Librairie gdndrale de droit et de jurisprudence, 1957
au n’ 188.
4C’est la th~se de Bretonneau, supra note 3 h la p. 190 et s. Cette idde n’a pas par ]a suite, A
notre connaissance, fait l’objet de ddveloppements importants ; mais voir Bdraud,
4 au n* 10.
‘art. 1256 et s. C.c.Q., qui constituent le titre sixi~me intitul6 De certains patrimoines
55Voir
d’affectation>>.
56Voir les art. 1981 C.c.B.-C., 2093 C. civ., 2644 C.c.Q.
57Voir les art. 406 C.c.B.-C., 544 C. civ., 947 C.c.Q.
58 896. Les substitutions sont prohibdes.
Toute disposition par laquelle le donataire, l’hdritier institu6, ou le 16gataire, sera
charg6 de conserver et de rendre a un tiers, sera nulle, meme A ‘gard du donataire,
de Ihdritier institu6, ou du 16gataire.
1994]
RESTRICTIONS k LA LIBERTA D’ALIENER
jacents de la libert6 du commerce et de la libre circulation des biens g. Pourtant,
comme nous l’avons vu, la prohibition d’alitner constitutive d’une indisponibi-
lit6 rtelle a 6t6 validde apr~s la codification de 1804 en France, malgr6 l’absence
de support textuel dans le Code civil, et ensuite au Qudbec par les codifications
de 1866 et 1991. Elle fait donc maintenant incontestablement partie du droit
positif frangais et qutbtcois.
2.
Th~se de l’incapacit6
– Caractiristiques et effets de l’incapacitj conventionnelle. Les auteurs
32.
ont 6galement soulev6 la possibilit6 de concevoir la prohibition d’alidner
comme constituant une incapacit6 juridique du propridtaire a l’6gard d’un cer-
tain bien. Ce n’est alors plus le bien qui est frapp6 d’indisponibilit6, mais son
propridtaire qui 1’est d’une incapacit6 partielle. La those de l’incapacit6 rend tr~s
bien compte du caract~re personnel de la d6fense d’alitner it l’6gard du propri6-
taire, du fait qu’elle se rattache a la facult6 d’une personne en particulier d’ali6-
ner un de ses biens, sans qu’elle soit transmise a ses ayants cause h la mani~re
d’une obligation propter rem. Comme l’indisponibilitt, l’incapacit6 justifie
l’annulation des dispositions contraires a la prohibition. Par contre, on voit mal
pourquoi une telle incapacit6 entraimerait ndcessairement l’insaisissabilit6 du
bien affects.
– Distinction entre l’incapacitj et l’indisponibilitg. Comme l’indisponibi-
33.
lit, l’incapacit6 paraitrait de prime abord apte a rendre compte des prohibitions
d’alitner dans leur globalit6, c’est-a-dire tant de celles visant la protection des
int6r~ts du stipulant ou d’un tiers que de celles visant la protection du propri6-
taire lui-meme. Les incapacitts sont en effet de deux sortes : celles stipuldes
pour la protection de l’incapable (incapacitts d’exercice), et celles stipuldes
pour la protection de certains tiers (incapacitds de jouissance). Mais les auteurs
ont prdfr6 a la those de l’incapacit6 celle de l’indisponibilit6, qui rendait mieux
compte selon eux de la nature et du but de la prohibition d’alitner envisagde
dans sa globalit6.
I1 est cependant un cas de figure oti de nombreux auteurs ont vu dans la
prohibition d’alidner une veritable incapacit6 conventionnelle : il s’agit du cas
oti la clause est stipulte dans l’intdr&t du gratifi6 pour le protdger contre son
inexperience ou sa prodigalit66. On a ainsi sugg&6r de distinguer les prohibi-
59Notons surtout rarticle suivant du Code civil frangais (art. 1598) et son 6quivalent dans le
Code civil du Bas-Canada (art. 1486):
1598. Tout ce qui est dans le commerce peut etre vendu, lorsque des lois particuli~res
n’en ont pas prohib6 l’alitnation.
1486. Peut 8tre vendue toute chose qui n’est pas hors du commerce, soit par sa nature
ou sa destination, soit par une disposition sp~ciale de la loi.
6Ces auteurs se sont alors divists sur la question de la validit6 d’une telle clause. La majorit6
sont dtfavorables :
Le plus souvent, en stipulant l’inalitnabilit6 dans l’int&ret du btn6ficiaire, le disposant
traite vdritablement ce dernier en incapable. L’incapacit6 ne rtsulte plus alors du seul
fait de l’inalitnabilitd ; elle r~pond au contraire a l’intention du disposant, qui est, tout
en crtant l’indisponibilit6 du bien, d’6tablir a rencontre du b~ntficiaire une veritable
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 39
tions d’ali6ner produisant une indisponibilit6 de celles donnant lieu une inca-
pacit6 en fonction de la finalit6 de ]a prohibition6 . Lorsqu’il s’agit de garantir
l’int6r&t du disposant ou d’un tiers dans le bien, par exemple s’ils d6tiennent un
droit r6el d6membr6 ou 6ventuel dans ce bien, c’est le bien qui est frapp6 d’in-
disponibilit6 tant que dure cet int6rt. Par contre, lorsque l’inali6nabilit est sti-
pulse en faveur du propri6taire lui-mme, pour le prot~ger contre son inexp6-
rience ou sa prodigalit6, il s’agit v6ritablement d’une incapacit6, qui s’imposera
le plus souvent au propri6taire jusqu’A ce qu’il atteigne un certain age de sup-
pos6e maturit6.
– ValidiM
34.
. Peut-on ainsi, par un acte ou une convention priv6s, limiter la
capacit6 d’une personne A g6rer ses biens ? Rien ne pourrait paraitre plus sur-
prenant, lorsqu’on connaeit le principe fondamental selon lequel <<[t]oute per-
sonne est capable de contracter, si elle n'en est pas d6clar6e incapable par la
loi>>2. Pourtant, la jurisprudence et les auteurs ont majoritairement reconnu ]a
validit6 de cette clause63. Ii faut dire que la question de la validit6 de la clause
incapacit6 relative A ce bien. Cela, la loi ne le permet pas (Wagner, supra note 13 au
n 43).
Voir aussi Bartin, supra note 3 aux pp. 180-81 ; Planiol, supra note 40; Tissier, supra note 26;
Morin, supra note 28 au n* 6 ; G. Baudry-Lacantinerie et M. Colin, Traiti thiorique et pratique
de droit civil: Des donations entre vifs et des testaments, t. 1, 2′ 6d., Paris, Recueil g6n6ral des
lois et arr~ts, 1899 au n 129 :
[Ljorsqu’elle se justifie uniquement par l’intrt du gratifi6, la ddfense d’ali~ner appa-
raift, en r6alit6, avec le caract~re d’une v6ritable incapacit6 dont le disposant entend le
frapper. II craint sa faiblesse d’esprit, sa prodigalit6.
Mais, si justifiables qu’elles puissent 6tre, de semblables clauses nous semblent se
heurter A cette id6e que ce ne sont point les particuliers mais ]a lol seule qui, dans un
int6r&t g~n6ral, determine la capacit6 des personnes.
Nous n’h6siterions done point A les consid6rer illicites, aussi bien du reste les d6fenses
temporaires que les d6fenses illimit6es.
Quelques auteurs sont favorables :
[I]l y a une multitude de gens qui, sans 6tre A proprement parler des prodigues ou des
faibles d’esprit, ne laissent pas de se ruiner. La clause d’inali6nabilit6 a done IA un rle
utile A remplir ; nous verrons meme que c’est dans des circonstances de ce genre qu’ap-
paraeit le mieux cet intdr& s~rieux et l~gitime dont parle la jurisprudence (Ch~ron, supra
note 4
la p. 347).
Voir aussi Wagner, ibid. aux pp. 359-60, qui ne recommande cependant le maintien d’une telle
clause que dans des cas tr~s exceptionnels. Voir aussi Le Roux, supra note 3 at Ia p. 53 et s., qui
constate la tendance favorable de la jurisprudence A ces clauses :
La jurisprudence n’a pas eu ces hesitations et, ne reculant pas devant l’idde d’une indis-
ponibilit6 ou peut-etre m~me d’une incapacit6 cr66e par la seule volont6 des parties,
elle a consid6r6 que c’est dans cette hypothse [lorsqu’elle est stipul6e dans l’int6rat
du gratifi6] que la clause rdalise son maximum d’utilit6 (ibid. a la p. 57).
6 1Voir Ch&on, ibid. aux pp. 349-50; Wagner, ibid. aux pp. 324-25.
62Art. 985 C.c.B.-C. Voir aussi les art. 1123 C. civ., 154 C.c.Q.
63Ainsi, la Cour de cassation a rendu un arr& le 16 janvier 1923 dans lequel on retrouve l’attendu
suivant :
[A]ttendu que Jean-Baptiste Calvet […] a seulement voulu que les biens 16gu6s soient
incessibles et insaisissables jusqu’A ce que sa l6gataire ait atteint l’fge de trente ans ou
ait contract6 mariage avec t’approbation de ses grands-parents ou, t d6faut de ceux-ci,
d’un conseil de famille; que […] cette clause a dt6 inspir~e par un sentiment de bien-
veillant int~r& pour Ia lgataire, en vue de la prot6ger contre les prodigalitds auxquelles
elle aurait pu se laisser entraner […] ; Attendu que la clause d’inali6nabilitd temporaire
1994]
RESTRICTIONS A LA LIBERTE D’ALIENER
d’inali6nabilit6 stipul6e dans l’int6r~t du gratifi6 n’a peut-atre pas 6t6 posse suf-
fisamment clairement en termes d’incapacit6, 6tant donn6 que plusieurs auteurs
rejettent d’embl6e la th~se de l’incapacit6 et continuent h qualifier la prohibition
d’ali6ner stipul6e pour la protection du propri6taire comme cr6ant une indispo-
nibilit6 r~elle r6pondant it un int~rat s6rieux et lgitime de sage prdvoyance. Par
cons6quent cette clause est consid6r6e valide 6 .
On pourrait critiquer l’approche de ces derniers auteurs qui consiste a reje-
ter la qualification de l’incapacit6 pour le motif qu’elle est contraire h l’ordre
public. Ils en arrivent ainsi A valider une clause qui est v6ritablement une inca-
pacit6 conventionnelle, en la requalifiant comme une indisponibilit6.
3.
These de l’obligation contractuelle de ne pas faire
– Vers la fim du dix-neuvi~me si~cle, plusieurs auteurs frangais ont voulu
35.
voler au secours de la jurisprudence en trouvant h la prohibition d’ali6ner une
autre qualification qui permettrait de la valider sans avoir recours aux notions
d’indisponibilit6 r6elle ou d’incapacit6, ces notions leur paraissant contraires h
l’6conomie du Code civil. Pour eux, la prohibition d’ali6ner ne pouvait etre
valide que si elle prenait la forme d’un engagement par lequel une personne pro-
mettait de ne pas ali6ner un de ses biens, engagement de la nature d’une obli-
gation personnelle de ne pas faire65 .
– Caractdristiques et effets. Cet engagement peut
36.
tre contract6 au b6n6-
fice du cocontractant ou au b6n6fice d’un tiers, auquel cas il s’agit d’une stipu-
lation pour autrui. Mais il ne peut etre pris dans l’int6rt du propri6taire, qui ne
saurait etre d~biteur et cr6ancier d’une m~me obligation. Dans le contexte des
lib6ralit~s, la d6fense d’ali~ner serait alors interpr6t6e comme une charge pou-
vant 6tre sanctionn~e par la r6vocation de la donation ou du legs. Dans le con-
texte d’un contrat on6reux, le non-respect d’une telle obligation donnerait
ouverture aux recours contractuels pour inex~cution. Bien entendu, la d6fense
d’ali6ner d’effet personnel serait inopposable aux tiers acqu6reurs de bonne foi :
elle ne pourrait donc pas entrainer la nullit6 de l’alidnation consentie par le pro-
pri6taire en contravention A la clause. Enfm, une telle stipulation ne pourrait pas
entrainer l’insaisissabilit6 du bien concem.
– Validit. Mame ramen6e A ces proportions plus raisonnables, la clause
37.
d’inali6nabilit6 a n~anmoins 6t6 attaqude par quelques auteurs qui la trouvaient
ainsi 6tablie par le testament de Jean-Baptiste Calvet, dans l’int6r&t de la 1gataire et
pour des motifs de sage pr~voyance, doit etre consid~re comme licite (S.1923.1.107,
D.P. 1923.1.177).
Un arr& de la Cour d’appel de Paris du 9 mars 1903 est encore plus clair en ce qui a trait h la qua-
lification d’incapacit6: <:Consid~rant qu'il 6tait permis h Mulot de restreindre la capacit6 de son,
neveu pour certains actes>> (S.1904.11.204). Voir aussi Comtois, supra note 35 h lap. 260 ; Lalonde,
supra note 47 h la p. 400. Par ailleurs, l’art. 969 C.c.B.-C. semblait implicitement en reconnaitre
la validit6, en affirmant que la prohibition d’ali~ner peut etre stipul6e dans l’int&t du b6n~ficiaire
.de la lib~ralit6.
64Voir Corvest, supra note 28 i la p. 1408 ; B~raud, supra note 49 au n 2 ; Comtois, ibid. aux
pp. 212, 259, 263, 321.
65Voir supra note 25.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 39
contraire h la libert6 du commerce, it la libre circulation des biens et au caract~re
absolu du droit de propri6t666. Mais [a plupart se sont accord~s pour dire qu’une
d6fense d’ali6ner ainsi conque ne pr6sentait aucune difficult6 quant h sa validit6
h condition qu’elle consiste en un exercice raisonnable par les parties de leur
libert6 contractuelle.
– Effet de l’adjonction d’une condition risolutoire. Pour fortifier les effets
38.
de la prohibition purement personnelle, on peut songer h l’assortir d’une condi-
tion r6solutoire67. Elle produirait alors une sorte d’indisponibilit6 de facto,
puisque son operation r6troactive entrahierait l’an6antissement de tous les actes
de disposition du propri6taire et soustrairait le bien h la saisie de ses cr6anciers’.
Cependant, la condition r6solutoire ne r6alise pas le plus souvent l’objectif
que le disposant a en tate lorsqu’il stipule l’inali~nabilit6: alors que la prohibi-
tion d’ali6ner vise a obliger la personne gratifi6e h conserver, en quelque sorte
malgr6 elle, la propri6t6 qu’on lui a transmise>>, la condition r6solutoire oaurait
au contraire pour cons6quence de lui enlever le b6n6fice de la lib6ralit6>69.
– Conclusion. Nous esp6rons avoir montr6 dans le cours de cet expos6
39.
qu’on ne saurait avoir une conception monolithique des restrictions h la libert6
d’ali6ner. Les auteurs ont su identifier les theses possibles qui les sous-tendent,
mais ils ont trop souvent recherch6 une qualification unique et donc r6ductrice
des clauses d’inali6nabilitO70 . C’est sans doute l’indisponibilit6 que l’on retrouve
le plus fr6quemment dans les lib6ralit6s, mais il arrive aussi que l’intention du
testateur soit de prot6ger le gratifi6 contre son inexp6rience, auquel cas il s’agit
d’une incapacit6 conventionnelle, ou qu’il cherche h cr6er une charge ou une
condition r6solutoire, auquel cas il s’agit tout simplement d’une obligation de
ne pas faire. Nous verrons qu’en dehors du contexte des lib6ralit6s, c’est le plus
souvent ce dernier type de clause qui est vis6 par les parties.
Selon nous, donc, le premier alin6a de l’article 1212 C.c.Q. ne vise que les
clauses constitutives d’une indisponibilit6 ou d’une incapacit6, comme le con-
firment d’ailleurs les articles suivants du Code, qui en 6laborent le r6gime. Mal-
gr6 sa formulation large, cet alin6a ne doit en aucun cas 8tre interpr6t6 comme
visant les clauses constitutives d’une simple obligation de ne pas ali6ner,
puisque ces demi~res ne mettent pas en p6ril les droits des cr6anciers du pro-
6 6
Voir par ex. Lalonde, supra note 47 A la p. 387, qui affirme que <41]a d6fense d'aliner qui
prend sa source dans ]a volont6 de l'homme ne peut 8tre impos6e que par un donateur. Celui qui
ne donne rien ne peut restreindre, encore moins andantir la libert6 qu'accorde la loi de disposer
de son bien>>. Il ajoute un peu plus loin: Al est bon de noter que c’est donc par exception que ‘on
a permis la prohibition d’alidner, ainsi que ]a convention de non-ali6nation […]>> (ibid. A lap. 388).
6711 faut dire que le Code civil frangais prgvoit dejA A son article 953 que ]a donation avec charge
peut 6tre r6voqu6e en cas d’inex6eution de la charge par le gratifi6. De l’avis des auteurs, cette
revocation an6antit r6troactivement tous les actes de disposition consentis par le gratifi6. Voir ‘art.
953 C. civ. Mais sous l’empire du Code civil d Bas-Canada, cette r6vocation n’6tait possible que
si elle avait dt6 stipul6e (art. 816 C.c.B.-C.).
68Les dispositions du Code civil du Quebec en matire de restitutions paraissent introduire des
limites A cette r~gle. Voir les art. 1701 et 1707 qui rendent inopposables l’obligation de restitution
au tiers acqufreur de bonne foi.
69M. Planiol, note sous Cass. Req., 23 mars 1903, D.1903.1.337.
70Voir par ex. Braud, supra note 49 au n’ 2; Comtois, supra note 35 aux pp. 263-64.
19941
RESTRICTIONS ,k LA LIBERTt D’ALIENER
pri6taire. Pour rendre tr~s claire cette distinction, nous nous proposons donc
dordnavant de ne ddsigner par prohibition d’ali6ner ou stipulation d’inali6nabi-
lit6 que les clauses constitutives d’une indisponibilit6 ou d’une incapacit6, et par
obligation de ne pas ali6ner, la restriction de la nature d’une simple obligation
de ne pas faire.
H. Rgime des restrictions A la libert6 d’ali~ner sous l’empire du Code
civil du Quibec
– C’est en ayant recours aux cat6gories de base et aux principes g6neraux
40.
du droit civil tels qu’ils sont explicitds par la doctrine et la jurisprudence en
France et au Qu6bec que nous avons cru bon de rechercher le fondement et
l’6tendue du premier alinga de l’article 1212 C.c.Q. Cette dgmarche nous a per-
mis de distinguer trois categories de restrictions h la libert6 d’aligner, et de con-
clure que seules les prohibitions de la nature d’une indisponibilit6 ou d’une
incapacit6, et non pas les obligations de ne pas aligner, sont visges par cet arti-
cle. Nous avons par ailleurs formul. certaines reserves quant h la validit6 d’une
prohibition stipulge dans l’intr~t du gratifi., puisqu’elle serait selon nous cons-
titutive d’une incapacit6 conventionnelle. Nous sommes maintenant en mesure
de tenter un expos6 des r~gles applicables sous l’empire du Code civil du Qu-
bec aux diffdrentes categories de restrictions h la libert6 d’alidner que nous
avons identifides. I1 est d’abord essentiel de mettre au point une mgthode per-
mettant de qualifier une clause comportant une telle restriction.
41. – Les 6tapes de la qualification d’une restriction d la libert6 d’alijner.
Nous avons dgja propos6 que c’est par une approche h la fois souple et coh6-
rente au processus de qualification que l’on peut rgussir A concilier les impera-
tifs juridiques avec la volont6 priv6e. Nous allons prgciser maintenant quelles
devraient etre selon nous les 6tapes d’une telle qualification.
1)
II faut d’abord rechercher l’intention du disposant ou des parties pour 6ta-
blir si elles voulaient crger une prohibition d’ali6ner ou une obligation de ne pas
aligner. En ggndral, ce sont les sanctions envisagees par les parties qui per-
mettent une identification de la clause : l’acte de disposition effectu6 en contra-
vention de la clause donne-t-il lieu dans l’esprit des parties h une action en nul-
lit6 ou aux recours contractuels pour inexgcution ? Si on conclut que les parties
ont voulu constituer une simple obligation de ne pas faire, alors on ne doit pas,
meme lorsqu’on se trouve en presence d’une lib6ralit6, appliquer les disposi-
tions relatives aux stipulations d’inalignabilit6. Le regime applicable aux obli-
gations de ne pas ali6ner est celui que nous esquisserons ci-dessous (B).
2) Si les parties entendaient au contraire crger une prohibition d’aligner, il faut
alors s’interroger sur sa validit6. Pour 6tre valable, une telle clause doit 6tre sti-
pulse dans le contexte d’une donation ou d’un legs, 8tre temporaire et r6pondre
a un int6r~t sgrieux et lggitime (article 1212 C.c.Q.). On lui applique alors le
regime pr6vu A l’article 1212 C.c.Q. et suivants (A). Si la clause ne satisfait pas
aux conditions de validit6 de la prohibition d’aligner, on peut envisager soit
l’annulation de la clause, soit sa requalification comme une obligation de ne pas
ali6ner.
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 39
3) Avant de proc6der A une requalification de la clause, on doit nranmoins
s’assurer que cela ne permet pas aux parties de r6aliser indirectement une
atteinte A l’ordre public. On doit 6galement s’assurer que la requalification n’en-
traime pas de nouveaux effets non voulus par les parties. Dans ces cas, il n’y
aura pas d’autre option que d’annuler la clause.
4) Le tribunal qui annule une prohibition d’alidner devra se poser la question
A savoir si elle constituait pour le stipulant une cause d6terminante de sa lib6-
ralit6 ou de son engagement contractuel1 . Si oui, l’annulation de la clause devra
entramer celle de l’acte en son entier. Avant de procrder h une telle annulation
de l’acte, on devra cependant tenir compte des attentes 16gitimes de l’autre par-
tie, qui ne devrait avoir h subir l’annulation de l’acte en son entier que dans la
mesure oa elle avait cormaissance du caract~re determinant de la clause pour
son cocontractantf.
A. Conditions de validiti et rigivie de la stipulation d’inalenabilitj
– Par stipulation d’inalirnabilit6, il faut entendre les clauses cr6ant soit
42.
une indisponibilit6, soit une incapacit6. Le Code civil du Qu6bec offre une
excellente synth~se des conditions de validit6 et du regime de ces clauses. I1
emprunte au droit frangais l’exigence voulant que la clause soit temporaire et
stipul6e dans un int6r& s6rieux et l6gitime, ainsi que le pouvoir de r6vision du
juge en cas de changement de circonstances. I1 reprend de l’ancien Code l’in-
terdiction d’une telle clause dans un contexte on6reux. Enfin, il traite des effets
de l’inalirnabilit6, soit la nullit6 des actes de disposition contraires h la clause
et l’insaisissabilit6 des biens affect6s.
1.
Conditions de validit6 de la stipulation d’inali6nabilit6
– Pour etre valable, la stipulation d’inalirnabilit6 doit 8tre pr6vue dans le
43.
contexte d’une lib6ralit6, en fonction d’un intdrt srrieux et l6gitime, et pour
une durde limitde.
a. La stipulation d’inaliinabilitj doit etre prvue dans le contexte d’une
libdraliti
– Constitution d l’occasion du transfert d’un bien dans le cadre d’une
44.
donation ou d’un legs. Non seulement la prohibition d’alidner doit-elle 8tre sti-
pulde dans le cadre d’une librralit6, mais elle doit encore se rattacher A un bien
qui est l’objet de cette lib6ralit6, h l’occasion du transfert de la pleine proprirt6
ou d’un simple ddmembrement de ce bien. Ces exigences sont logiques, car
elles permettent d’6viter que la prohibition d’alirner ne devienne l’occasion,
pour l’acqureur ou le propridtaire d’un bien, de placer celui-ci A l’abri de la sai-
sie, au ddtriment de ses crranciers. La donation ou le legs, au contraire, n’ap-
71Voir
‘article 1438 C.c.Q. ; Comtois, ibid. h ]a p. 262; Corvest, supra note 28 aux pp.
72j. Ghestin, Traitg de droit civil : Les obligations (Le contrat :formation), 2′ 6d., Paris, Librai-
1399-1400; Morin, supra note 28 au n 15; Mazeaud et Chabas, supra note 39 au n 222.
rie gdndrale de droit et de jurisprudence, 1988 au n’ 886.
73Art. 1212, al. 1, 2. Voir supra note 40.
1994]
RESTRICTIONS A LA LIBERT D’ALD1,NER
pauvrissent pas le patrimoine du b6nrficiaire en y faisant p6n6trer un bien insai-
sissable. Et la publication dont doit 8tre assortie la stipulation d’inalirnabilit6
pour 8tre opposable aux tiers (article 1214 C.c.Q.) prot6gera les crranciers
futurs contre le risque d’etre induits en erreur quant A la valeur des actifs du
brnrficiaire par la prdsence de ce bien dans son patrimoine.
b. La stipulation d’ inali~nabiliti doit ripondre e un int~rit srieux et lMgitime
– Les difftrentes catigories d’int~r~ts pouvant justifier une stipulation
45.
d’inalignabilitg. La jurisprudence frangaise a eu A apprrcier le caract~re l~gitime
ou non de l’int~rt protrg6 par une prohibition d’ali6ner dans des contextes
assez divers. On peut d’abord penser aux cas oi la prohibition vient appuyer
l’int~rt actuel ou 6ventuel d’une personne dans un bien, comme dans le cadre
d’une substitution ou d’un usufruit. On peut ensuite penser au cas oii la prohi-
bition vise A protrger la personne meme du brnrficiaire contre sa propre inexp6-
rience ou prodigalit6 et contre les saisies de ses crranciers, tout en lui confrant
la proprirt6 exclusive du bien lgu6 ou donn6. On peut enfin penser au cas oil
le disposant trouve un int~rt moral h ce que les biens donnrs ne soient pas
revendus de sit6t par le gratifi6. Envisageons maintenant de mani~re plus pr6-
cise ces diffrrentes hypotheses en nous interrogeant sur le caract~re l6gitime de
l’intrr& protdg6.
– La substitution. La 16gitimit6 de la prohibition d’alidner stipulre dans le
46.
contexte d’une substitution est partout admise, et cette situation est d’ailleurs
explicitement envisagre au troisi~me alin6a de l’article 1212 C.c.Q. Pourtant,
elle est selon nous ouverte
discussion. En effet, rappelons qu’il existe trois
formes de substitutions qui laissent progressivement moins de libert6 au greve.
I1 y a d’abord celle ofi le grev6 est libre d’alidner les biens substiturs selon ses
besoins, la substitution ne portant que sur ceux demeurant encore en sa posses-
sion A son drc~s (article 1232 C.c.Q.). Ensuite, il y a celle oii le grev6 peut ali6-
ner les biens substiturs, mais h charge de remploi du produit de la vente : c’est
la solution de droit commun (articles 1229 et 1230 C.c.Q.). Enfin, il y a la sub-
stitution avec obligation pour le grev6 de conserver les biens substiturs, h
charge pour lui de les rendre intacts t l’appel6. Cette demi~re forme de substi-
tution permet encore au grev6 de disposer des biens substituds dans la limite de
ses droits, et sans prdjudice aux droits 6ventuels de l’appel 74. II ne faut pas la
confondre avec la substitution assortie d’une prohibition d’ali6ner, qui rend les
biens insaisissables et interdit tout acte de disposition par le grev6 des biens sub-
stitu6s, sous peine de nullit6. Ainsi, la substitution avec charge de rendre permet
encore une alienation par le grev6 de son droit propre et prrcaire dans le bien,
alors que celle avec prohibition d’alirner rend le bien compl~tement indispo-
nible dans son patrimoine.
On pourrait discuter de l’utilit6 de la prohibition d’ali~ner pour la protec-
tion des droits de l’appel6 t la substitution, puisque ce demier brndficie ddjA,
dans la substitution avec charge de rendre, de moyens de preserver l’intdgrit6 de
74Cette possibilit6 6tait express~ment prgvue a
ment envisag~e a I’article 1233 C.c.Q.
‘article 949 C.c.B.-C., et semble 6tre implicite-
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 39
ses droits, notamment par l’opposition a la saisie et a la vente (article 1233
C.c.Q.). Par contre, la prohibition d’ali6ner foumit des garanties plus solides i
l’appel6, puisque le recours en nullit6 lui permettrait de d6truire une vente ou
une saisie d6jh pratiqu6es.
– L’usufiuit ou le droit d’usage. Dans le cas d’un usufruit ou d’un droit
47.
d’usage, le disposant pourra soit conf6rer A deux personnes diff6rentes l’usufruit
et la nue-propri6t6 du bien, soit en conserver pour lui-m~me l’usufruit tout en
disposant de la nue-propri6t6. Dans ces cas, le disposant peut 8tre amen6
imposer une prohibition d’ali6ner au nu-propri6taire ou t l’usufruitier. II est
admis que la prohibition d’ali6ner impos6e dans 1’int6r& du titulaire d’un droit
r6el d6membr6 r6pond ?t un int6r& s6rieux et l6gitime75. Cette possibilit6 semble
par ailleurs 8tre express~ment envisag6e au deuxi~me alin6a de l’article 1212
C.c.Q.
Encore une fois, on pourrait cependant contester l’utilit6 de la prohibition
d’ali6ner, qui sous pr~texte de prot6ger les droits du nu-propri6taire (ou de
l’usufruitier), retranche A l’usufruitier (ou au nu-propri6taire) le droit de dispo-
ser de son droit propre. Le droit pr6voit en effet des m6canismes permettant de
prot6ger chacun des int6ress6s contre les actes de disposition de l’autre en les
rendant inopposables i son 6gard. Les dispositions en mati~re d’usufruit sont
claires quant au fait que la cession par le nu-propri6taire de l’objet de l’usufruit
est inefficace i l’6gard du droit de l’usufruitier (article 1125, deuxi~me alin6a
C.c.Q.) et vice versa (article 1135 C.c.Q.). La cession par l’un du droit de l’autre
6quivaudrait a la vente du bien d’autrui, qui peut 6tre annul6e (article 1713
C.c.Q. et suivants). D~s lors, on ne voit pas quel avantage additionnel procure-
rait une prohibition d’ali6ner. Les auteurs ont donc sugg6r6 que c’est en raison
de la bonne entente qui existe entre le nu-propri6taire et l’usufruitier, et pour
garantir la jouissance paisible ou la sauvegarde int6grale des droits de l’un
d’eux, que le disposant impose a l’autre de ne pas c6der son droit A un 6tran-
ger 6 . Une telle motivation est-elle jamais suffisante pour 16gitimer une prohibi-
tion d’ali6ner7 ?
– Le droit de retour conventionnel. Le donateur peut pr6voir que dans
48.
1’6ventualit6 oft le donataire venait ?i d6c6der avant lui, les biens 16gu6s lui
75Mazeaud et Chabas, supra note 39 au no 220 ; Encyclopedie juridique Dalloz : Ripertoire de
droit civil, 2′ 6d., nali6nabilit6>>, par L. Vincent aux n- 79, 81 [ci-apr~s Encyclopgdie Dalloz] ;
Juris-classeur civil, art. 900-1, fasc. H, par A. Seriaux, n 13 [ci-apr~s J.-cl. civ.] ; Comtois, supra
note 35 aux pp. 260-61.
76Comtois, ibid. A la p. 260 ; Mazeaud et Chabas, ibid. au n 220 ; Baudry-Lacantinerie et Colin,
supra note 60 au n* 126. Ce motif a encore r6cemment 6t6 reconnu comme dtant 16gitime par ]a
Cour de cassation dans le contexte d’un droit d’usage et d’habitation (Cass. civ. 1’ , 10juillet 1990,
Bull. civ. 1990.136, n, 192).
77En fait, cet argument n’est peut-etre pas tr~s convaincant, comme l’a soulign6 Ch6ron : Les
procs d’ordre pdcuniaire entre membres de ]a m6me famille sont-ils done si rares qu’il faille atta-
cher quelque importance h cet argument ?>. II commentait un arr~t qui affirmait:
352).
1994]
RESTRICTIONS k LA LIBERTt D’ALIENER
reviendraient en pleine propri~t6. Cette clause fonctionne h la mani~re d’une
condition r6solutoire de la donation, et a ainsi pour effet d’entrainer l’an6antis-
sement rdtroactif de tous les actes de disposition consentis par le donataire sur
ses biens. Le disposant appuie parfois le droit de retour d’une prohibition d’ali6-
ner, qui empechera donc le donataire d’ali6ner meme son droit pr6caire dans le
bien7″. Encore ici, on pourrait discuter de l’utilit6 de la stipulation d’inali6nabi-
lit6 en ce que le droit 6ventuel du donateur est d6jh protdg6 par l’effet r6troactif
de la clause r6solutoire. Cependant, l’efficacit6 du recours auquel donne lieu
l’op6ration de la condition r6solutoire est limit6e quelque peu dans le Code civil
du Quebec par le fait que le deuxi~me alin6a de l’article 1507 en mati~re de con-
ditions r6solutoires renvoie aux articles relatifs h la restitution des prestations.
Or selon l’article 1707 C.c.Q., l’obligation de restitution est inopposable au tiers
acqu6reur de bonne foi 9.
Comme dans le cas de la substitution, la prohibition d’ali6ner procure donc
au b6n6ficiaire un recours plus efficace contre les tiers. Par ailleurs, elle permet
au disposant d’attaquer immdiatement les alidnations faites par le donataire,
6vitant de laisser trop longtemps leur sort en suspens0 .
– La liberalitg accompagnge d’une rente viagre. I arrive encore que le
49.
disposant charge le b6n6ficiaire de lui payer ou de payer un tiers une rente via-
g~re en affectant les biens objets de la lib6ralit6 d’une garantie au paiement de
la rente, et en appuyant cette garantie par une prohibition d’ali6ner. Dans un tel
cas, il faudra bien s’assurer que la rente viag~re n’a pas pour effet de dfnaturer
la donation en en faisant un contrat on6reuxs , auquel cas la stipulation d’inali6-
nabilit6 ne serait pas valide. On pourrait ensuite suivre la jurisprudence fran-
aise qui consid~re comme sdrieux et l6gitime l’intr&t qui consiste t prot6ger
le b6n6ficiaire de la rente en stipulant l’inali6nabilit6 du bien affect6
son paie-
ments2.
Pourtant, ici encore, certains auteurs ont contest6 l’utilit6 de la prohibition
d’ali6ner dans la mesure ofi l’hypoth~que grevant le bien assure d6jh une pro-
tection suffisante. M~me en cas d’ali6nation des biens donn6s, le b6n6ficiaire de
la rente pourra toujours exercer ses droits en mains tierces en tant que cr6ancier
hypoth6caire s3.
– Synthdse partielle sur la notion d’ intgret sdrieux et lMgitime. Dans tous
50.
les cas envisag6s jusqu’h pr6sent, la stipulation d’inali~nabilit sert h prot6ger
78Mignault, supra note 35 A la p. 132 etJ.-cl. civ., supra note 75 au n, 13 en admettent la validit6.
79En cas d’acquisition par un tiers de bonne foi, la restitution portera sur la valeur du bien (voir
les art. 1700, 1701 C.c.Q.).
s0Ch6ron, supra note 4 A la p. 352.
S1Voir l’article 1810 C.c.Q.
82Mazeaud et Chabas, supra note 39 au n 220; Encyclopdie Dalloz, supra note 75 au no 81;
J.-cl. civ., supra note 75 aux n- 13, 15. Voir aussi Langelier, supra note 32 h Ta p. 320 ; Lalonde,
supra note 47 A la p. 399.
S3Voirin, supra note 41, fait l’inventaire d’un certain nombre d’inconv~nients qui accompagnent
l’exercice du droit de suite et qui, selon lui, suffisent 4 justifier 1’emploi d’une prohibition d’ali~ner
dans une convention hypoth~caire. Voir dans le meme sens Comtois, supra note 35 h la p. 259
et s.
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 39
l’intrt d’une personne (le disposant ou un tiers) qui est titulaire d’un droit r~el
d~membr6, 6ventuel ou de la nature d’une garantie dans la chose qui est l’objet
de la stipulation. Faut-il s’arrter lA dans la d6termination du caract~re ldgitime
d’une prohibition d’ali6ner ?
Nous avons vu que dans le cadre d’une substitution ou d’un droit de retour,
la prohibition d’ali6ner procure h son b6n6ficiaire un recours plus sfir contre un
tiers acqureur de bonne foi, ce qui nous semble en 6tablir la 16gitimit6. Tel ne
nous parait pas 6tre le cas de l’usufruit ou de la rente viag~re garantie par
hypoth~que, oii il faudrait sans doute apporter la preuve concr~te de circons-
tances particuli~res pour d6montrer que la stipulation d’inali6nabilit6 est justi-
fi~e par un int&t s6rieux et 16gitime.
– La prohibition d’ali~ner s’expliquant par l’intgrgt moral du disposant.
51.
I1 arrive parfois que sans se r6server de droit sur la chose, le disposant trouve
un int6r& moral h ce que le bien derneure en la possession du donataire sp6ci-
fiquement, ou alors
ce qu’il soit affect6 a un usage bien particulier. Souvent,
cet int6r& moral constituera la cause de la lib6ralit6. On peut donner l’exemple
d’un legs ou d’une donation d’oeuvres d’art a un mus6e : il peut etre important
pour le disposant que ces ceuvres d’art soient expos6es au public dans le mus6e
b6n6ficiaire. De m~me, il arrive que le disposant veuille s’assurer que certains
biens ayant pour lui une grande valeur morale restent entre les mains de
membres de sa famille, contre leur gr6 s’il le faut.
La jurisprudence n’aura g6n6ralement aucune difficult6 h reconnaftre
comme s6rieux et l6gitime l’int6r~t que peut trouver un disposant A limiter
l’ali6nabilit6 d’un bien dans le cas oii ce bien est donn6 a une personne morale
ou h une fiducie. Ce cas est d’ailleurs explicitement pr6vu au troisi~me alin6a
de l’article 1212 C.c.Q. Mais lorsque le bien est ainsi 16gu6 ou donn6 h une per-
sonne physique, il pourra etre plus difficile de distinguer l’int6ret s6rieux et l6gi-
time du simple caprice”. Dans un tel cas, la stipulation d’inali6nabilit6 peut etre
interpr6t~e comme une substitution en faveur des h6ritiers du b6n6ficiaire, ce
qui permet de contoumer la difficult 86 .
– La protection du ben~ficiaire de la libiralitg. Le disposant qui a en vue
52.
la protection du gratifi6 peut avoir deux objectifs distincts en tate. Il peut vouloir
prot6ger les biens 16gu6s ou donn6s contre les saisies des cr6anciers du gratifi6,
en raison par exemple de sa situation financiere precaire. I1 suffira alors de sti-
84La prohibition d’aliner pourrait peut-6tre avoir une certaine utilit6 dans le cas d’un usufruit
de choses consomptibles (voir ‘art. 1127 C.c.Q.).
85Voir Chdron, supra note 4 A la p. 353.
86La jurisprudence frangaise a reconnu ]a 16gitimit6 de l’int6r& moral d’un disposant h rendre
le bien donn6 ou lgu6 inalienable. La Cour de cassation a ainsi valid6 une clause fond6e sur
1925, Rec. civ. J.-cl. 1925 A la p. 249). Elle a r6itdr6 cette position plus r6cemment en considdrant
que ]a volont6 d’une donatrice d’emp~cher que l’immeuble, qu’elle avait acquis elle-meme par la
succession de sa mere, ne puisse quitter ]a branche directe de sa famille, r6pondait a un int6r&t
s~rieux et lgitime (Cass. civ. 1′ , 20 novembre 1985, Bull. civ. 1985.1.277, nw 313).
On peut voir dans cette jurisprudence la validation indirecte d’une substitution.
19941
RESTRICTIONS A LA LIBERT D’ALIENER
puler l’insaisissabilit6 des biens 16gu6s. Cette insaisissabilit6 ne cr~e pas une
incapacit6, puisque le b6n6ficiaire peut y renoncersT. Le disposant peut vouloir
plut6t prot6ger le gratifi6 lui-meme contre les consequences de sa prodigalit6 ou
de son inexp6rience. II stipulera alors l’inali6nabilit du bien 16gu6, inalidnabi-
lit qui entrainera 6galement l’insaisissabilit6 du bien (article 1215 C.c.Q.).
Comme nous l’avons d6jh indiqu6, la prohibition d’ali6ner est dans ce cas
de la nature d’une incapacit6 conventionnelle plut6t que d’une v6ritable indis-
ponibilit6. De ce fait, la validit6 de la stipulation d’inalidnabilit6 dans <
du gratifi6 est discutable au regard de l’ordre public qui pr6voit d6jt des m6ca-
nismes de protection en dehors desquels il affirme la pleine capacit6 de tous les
individus h disposer comme ils l’entendent de leur patrimoine 5 . L’article 969
C.c.B.-C. reconnaissait implicitement la validit6 de cette clause, puisqu’il 6non-
gait qu’il 6tait possible de stipuler une prohibition d’ali6ner dans l’int6rt du
gratifi6. La jurisprudence frangaise a elle aussi admis le caract~re socialement
utile de tels r6gimes priv6s de protection”g. Mais l’article 969 C.c.B.-C. n’est pas
repris dans le Code civil du Quibec et le d6bat est donc ouvert quant 4 la validit6
de la stipulation d’inali6nabilit6 dans l’intr& du gratifi6 en droit qu6b6cois
actuel 9.
– Conclusion sur l’intgret requis pour valider une prohibition d’aligner.
53.
Nous pouvons conclure de cet expos6 qu’il y aurait lieu d’6tre plus exigeants
que ne l’a t6 la jurisprudence frangaise dans l’appr6ciation de l’int6rt d’un dis-
posant h stipuler une prohibition d’ali6ner. En effet, dans plusieurs cas 6tudi6s,
la prohibition d’ali6ner ne parait pas r6pondre 4 un besoin s6rieux et 16gitime
qui ne serait pas susceptible d’8tre combl6 autrement. On comprend alors mieux
pourquoi l’Office de r6vision du Code civil avait pr6vu d’abolir compl~tement
la prohibition d’ali6ner, sauf dans la mesure oti elle valait substitution”.
8 7Sur l’insaisissabilit, voir les art. 2649 C.c.Q. ; 552, 553 C.p.c.
880n peut penser notamment A l’article 258, al. 2 C.c.Q, qui stipule : II peut aussi etre nomm6
un tuteur on un conseiller au prodigue qui met en danger le bien-dtre de son conjoint ou de ses
enfants mineurs >.
Par ailleurs, l’article 154 C.c.Q. est cat~gorique:
154. La capacit6 du majeur ne peut etre limit~e que par une disposition expresse de
la loi ou par un jugement pronongant l’ouverture d’un r6gime de protection.
8 9Voir supra note 63.
9 00n note cet 6gard un changement net d’attitude du l6gislateur qu6b6cois en 1994 dans le cas
particulier de ]a donation ou du legs sous forme de rente. En effet, le Code civil du Bas-Canada
pr6voyait que la rente viag~re pouvait 8tre stipul6e insaisissable du moment qu’elle 6tait confr6e
a titre gratuit (art. 1911 C.c.B.-C.). Or le Code civil du Quebec affirme maintenant:
2377. La rente ne peut etre stipulde insaisissable et inali6nable que lorsqu’elle est
revue A titre gratuit par le crddirentier ; m~me alors, la stipulation n’a d’effet qu’h con-
currence du montant de la rente qui est n~cessaire au cr~direntier en tant qu’aliments.
Cette disposition montre l’intention claire du l6gislateur dans le cas de la rente viag~re de limiter
la validit6 de l’insaisissabilit6 et de l’inali6nabilit6 conventionnelles de protection a l’acquittement
de robligation alimentaire, laquelle est d~jA rendue insaisissable par la loi. Pourquoi la solution
serait-elle diff~rente si la libralit prend une forme autre que la rente viag~re ? Ne devrait-on pas,
M~ encore, limiter l’effet de la stipulation d’inalidnabilit au contenu de l’obligation alimentaire telle
que d6finie par la loi ?
9 1Qu6bec, Office de r6vision du Code civil, Rapport sur le Code civil, t. 1, vol. 2, Qu6bec,
tditeur officiel, 1978, art. 361.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 39
c. La stipulation d’inalignabilitg doit etre temporaire
54. – Prohibition des obligations perp~tuelles. Certains auteurs ont sugg6r6
que le contr6le de la dur6e des stipulations d’inali6nabilit6 s’explique par la pro-
hibition des obligations perp6tuelles92. Pourtant, le Code civil du Qubec recon-
nat comme valide la prohibition d’ali6ner impos6e A la fondation ou au grev6
de substitution pour leur dur6e, meme si une telle stipulation apparait bien
comme perp6tuelle (article 1212, troisi~me alin6a C.c.Q.). II est certes important
de tenir compte du fait qu’une prohibition stipul6e pour la vie durant du b6n6-
ficiaire est h toutes fins pratiques perp6tuelle pour lui, et donc que c’est 14 lui
imposer une charge particuli~rement on6reuse. Nanmoins, ce n’est pas vrai-
ment la perp6tuit6 qui est le crit~re At employer pour juger de la validit6 d’une
stipulation d’inali6nabilit6 en fonction de sa dur6e.
– Stipulation pour une durge adaptge d l’int6drt protg. Pour 8tre vala-
55.
ble, la prohibition d’ali6ner doit plut6t selon nous 8tre stipul6e pour une dur6e
n’exc6dant pas celle qui est raisonnablement adapt6e
sa finalit6. Ainsi, elle
pourra atre stipul6e pour la dur6e de l’usufruit, du droit d’usage, de la substitu-
tion, du droit de retour ou de la rente viag~re93. En cas de donation ou legs A une
fiducie, la stipulation d’inali6nabilit6 pourra durer aussi longtemps que dure son
existence94. Si la prohibition d’ali6ner est stipul6e en consid6ration de l’inexp6-
rience du b6n6ficiaire, et si un tel motif est consid6r6 comme s6rieux et 16gitime,
elle devrait atre impos6e jusqu’A ce que le b6n6ficiaire ait atteint un age raison-
nable, en tenant compte de sa situation particuli~re et de la complexit6 de l’ad-
ministration des biens en cause95.
Effets de la stipulation d’inali6nabilit6
2.
56. – Nullitg des dispositions contraires d la stipulation. Les actes de dispo-
sition contraires
la prohibition d’ali6ner sont nuls d’une nullit6 relative, t con-
dition qu’elle ait 6t6 publi6e dans le registre appropri6″. La personne au b6n6-
fice de laquelle la clause est stipul6e peut demander l’annulation de l’acte de
disposition, ou, au contraire, le confirmer, en renongant express6ment ou taci-
tement h invoquer la nullit6 (article 1423 C.c.Q.). La nullit6 aura pour effet de
replacer le bien intact dans le patrimoine du b6n6ficiaire, et obligera ce derier
restituer au tiers la prestation accord6e en contrepartie.
L’article 1217 C.c.Q. pr6voit que la nullit6 peut aussi 8tre invoqu6e par le
stipulant et ses ayants cause, meme lorsque ceux-ci ne sont pas les b6n6ficiaires
92Voir par ex. J. Ghestin, Traitg de droit civil : Les obligations (Les effets du contrat), Paris,
Librairie g6n6rale de droit et de jurisprudence, 1992 au n* 185 ; Mazeaud et Chabas, supra note
39 au r 221 ; Encyclopidie Dalloz, supra note 75 au r 65.
93Voir Comtois, supra note 35 aux pp. 261-62 ; J.-cl. civ., supra note 75 aux n- 10, 11 ; Corvest,
supra note 28 A la p. 1385 : L’analyse des d6cisions judiciaires permet de constater que l’appr6-
ciation du caractre temporaire est 6troitement
i~e A celle de la nature de l’int6rat en cause>.
94Art. 1212, al. 3.
95Selon Corvest, la jurisprudence indique que l’inali6nabilit6 imposde pour ]a protection du gra-
tifi6 est invalide si elle est stipul6e pour sa vie durant (supra note 28 aux pp. 1385-86). La juris-
prudence a valid6 les clauses qui durent jusqu’A trente ans ou jusqu’au mariage du gratifi6 (voir
J.-cl. civ., supra note 75 au n* 14).
96Art. 1217 C.c.Q.
19941
RESTRICTIONS A LA LIBERTt D’ALIENER
de la prohibition d’ali6ner. Cette r~gle fait exception aux r~gles g6n~rales en
matire de nullit6 relative (article 1420 C.c.Q.), en ce qu’elle accorde au stipu-
lant et A ses ayants cause un pouvoir de surveillance leur permettant d’intervenir
pour sauvegarder les int6rts du b6n6ficiaire de la prohibition97. I1 nous semble
cependant que dans le cas oii le b6ndficiaire de la prohibition renonce valable-
ment h son exercice, le disposant ou ses ayants cause ne devraient pas pouvoir
invoquer la nullit6s.
Parmi les actes de disposition qui sont contraires h la prohibition d’ali6ner,
citons l’alidnation h titre on6reux ou gratuit du bien, y compris la constitution
d’une hypoth~que sur ce bien. La prohibition d’alidner peut meme entrainer la
prohibition de 16guer le bien, lorsque celle-ci est n6cessaire h sa fmalit6.
– L’insaisissabiliti. L’insaisissabilit6 est une cons6quence logique et
57.
n6cessaire de la stipulation d’inali~nabilit6 constitutive d’une indisponibilit6:
on doit la pr6sumer si l’on veut r6aliser pleinement l’objectif que vise cette
clause, c’est-h-dire le maintien du bien intact dans le patrimoine de son proprie-
taire.
L’article 1215 C.c.Q. affirme que l’inali6nabilit6 entrame l’insaisissabilit6
du bien pour toute dette contract6e avant ou pendant la p~riode d’inali6nabi-
lit6> . Le Code donne ici
l’insaisissabilit6 sa plus grande 6tendue, en ce sens
que les cr6anciers dont la dette est ant6rieure ou concurrente h la p6riode d’ina-
li6nabilit6 ne pourraient jamais saisir les biens affect6s par l’inali6nabilit6,
m~me apr~s l’expiration de la clause. Une protection aussi 6tendue ne se justifie
pas selon nous lorsque l’objet de la clause est de prot6ger le droit temporaire du
disposant ou d’un tiers dans la chose, par exemple celui d’un usufruitier ou du
titulaire d’une rente viag~re. Apr~s l’expiration de son droit, le b6n6ficiaire de
la prohibition d’ali6ner n’est nullement touch6 de ce que le bien redevienne dis-
ponible h la masse des cr6anciers dont la dette est concurrente ou ant6rieure a
l’inali6nabilit6. Ii conviendrait donc selon nous de limiter l’6tendue de l’insai-
sissabilit6 h ce qui est requis pour assurer h la stipulation d’inali6nabilit
son
plein effet99.
– Autres sanctions. On peut se demander si la prohibition d’ali6ner est
58.
g6n6ratrice d’une obligation contractuelle de ne pas faire donnant ouverture aux
recours contractuels pour inex6cution par le stipulant ou, lorsque le b6ndficiaire
est un tiers, par ce tiers en vertu des dispositions sur la stipulation pour autrui
(article 1444 C.c.Q. et suivants). Ainsi, le disposant pourrait-il r6voquer la
donation pour inex6cution de la charge si le gratifi6 s’avisait de vendre le bien
requ ? I nous semble que les notions d’indisponibilit6 ou d’incapacit qui
fondent la stipulation d’inali6nabilit6 sont enti~rement distinctes et ind6pen-
dantes de l’existence d’une obligation de ne pas faire. Nous sommes donc d’avis
que pour avoir le droit de r6voquer la donation, le donateur devrait prdvoir
97Cette solution est d’ailleurs pr6conis6e par plusieurs auteurs fran~ais (voir J.-cl. civ., supra
note 75 au n 21).
98Certains auteurs ont affrm6 que lorsque la prohibition d’alidner est stipule dans l’intdrt du
gratifi6, ce demier ne peut y renoncer valablement qu’apr~s l’expiration de la p6riode d’inali6na-
bilit6.
99 B6raud, supra note 49 A la p. 57.
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 39
express6ment une clause cet effet. L’tude des restrictions a la libert6 d’ali6-
ner de la nature d’une obligation de ne pas faire permettra de rendre ce contraste
encore plus net.
B. Conditions de validitM et regime de l’obligation de ne pas alidner
–
59.
II existe dans la pratique quotidienne du droit toute une s6rie de clauses
qui, prenant la forme d’une obligation de ne pas faire, limitent contractuelle-
ment la facult6 d’alirner certains biens : pactes de pr6f6rence, promesse de ne
pas alirner sans obtenir d’abord le consentement du cr6ancier, promesse de ne
pas alirner a certaines categories d’acqurreurs, etc. Nous ne pourrons pas 6tu-
dier ces clauses dans toute leur diversit6, mais l’6bauche du r6gime grnrral qui
leur serait applicable permettra de faire ressortir leurs diff6rences avec les sti-
pulations d’inali6nabilit6.
1.
Conditions de validit6 de l’obligation de ne pas aligner
60.
– Njcessitj de contr6ler l’etendue et la durge de la clause. Si les effets
de l’obligation de ne pas ali6ner sont tout relatifs, une telle clause peut cepen-
dant, lorsqu’elle est rrdigre en termes absolus et assortie de sanctions s6v~res,
rrsulter en une atteinte considerable au droit de propri6t6, A la libre circulation
des biens et dans certains cas a la libert6 du commerce. Comme le faisait remar-
quer Bartin, elle peut donc comporter une atteinte h l’ordre public”1 . A cet
6gard, on note une nette ressemblance entre l’obligation de ne pas ali6ner et la
clause de non-concurrence, et il serait souhaitable que les tribunaux proc~dent
un contrrle analogue de son 6tendue et sa dur6e, eu 6gard aux circonstances
dans lesquelles elle s’inscrit'”.
– Absence de restrictions relatives d la nature de l’acte. A la diffirence
61.
de la prohibition d’ali6ner, l’obligation de ne pas alirner peut se retrouver dans
toutes sortes d’actes, que ceux-ci soient relatifs ou non au bien qui en constitue
l’objet principal, et qu’il s’agisse ou non d’actes de transfert d’un droit r6el.
2.
Effets et sanctions de l’obligation de ne pas ali6ner
– Inopposabilitg aux tiers de bonne foi. En vertu du principe de la rela-
62.
tivit6 des contrats, l’obligation de ne pas ali6ner n’est pas opposable aux tiers,
qui n’ont qu’une obligation passive universelle de ne pas nuire aux relations
10OVoir Corvest, supra note 28 A Ia p. 1405, qui montre que ]a rdsolution ou ]a revocation ne sont
pas des recours qui d~coulent logiquement de l’inali~nabilit6. Elles sont m~me le plus souvent con-
traires A l’intention des parties. Voir aussi J.-cl. civ., supra note 75 au n’ 20. Les articles 816 et 1536
C.c.B.-C. prrvoyaient que dans ]a donation et ]a vente immobili~re, ]a rdsolution pour non-
paiement du prix ou la revocation pour non-execution des charges n’6taient ouvertes que si elles
6taient expressdment stipules. De ces dispositions, qui visaient A protrger les tiers acqurreurs con-
tre les effets de la rdsolution, seule est reprise celle en mati~re de vente d’immeubles A l’article
1742 C.c.Q. D’ailleurs, meme si on jugeait que l’ali6nation par le gratifi6 constitue une violation
d’une obligation de ne pas faire, encore faudrait-il drmontrer que la prohibition d’ali~ner est une
cause impulsive et drterminante de ]a libdralitd pour justifier sa rivocation (voir J.-cl ch,, ibid.).
‘OVoir ci-dessus, n, 13.
12Ce rapprochement est bien mis en lumi~re par Ghestin, supra note 92 au n 185 et s. et Com-
tois, supra note 35 A ]a p. 216, bien que ces auteurs n’aient pas opdr6 de distinction entre la pro-
hibition d’alirner et l’obligation de ne pas alirner.
1994]
RESTRICTIONS k LA LIBERTI D’ALItNER
contractuelles d’autrui. Ce n’est donc que dans le cas oii un tiers participe
sciemment a la rupture d’un engagement contractuel que sa responsabilit6 civile
pourrait 8tre engag6e en vertu du premier alin6a de l’article 1457 C.c.Q. Entre
les parties, la violation de l’obligation de ne pas ali6ner donne ouverture aux
divers recours contractuels pour inex6cution 6num6r6s h l’article 1590 C.c.Q.
– Execution en nature. L’article 1603 C.c.Q. permet au cr6ancier de
63.
demander au tribunal que soit d6truit aux frais du d6biteur ce que celui-ci a fait
au m6pris d’une obligation de ne pas faire. Mais cet article ne vise que la des-
truction de choses mat6rielles et ne pourrait fonder une demande en annulation
de l’acte de disposition h un tiers meme de mauvaise foi 3.
D’ailleurs, l’article 1397 C.c.Q. 6nonce que le contrat conclu en violation
d’une promesse de contracter ou d’un pacte de pr6f6rence <
Sl’encontre d’un tiers de mauvaise foi.
64. – Risolution pour inexicution du contrat principal. Pour avoir droit au
recours en r6solution, le cr6ancier de l’obligation de ne pas ali6ner devra mon-
trer que le d6faut de se conformer
la clause est d’une importance suffisante par
rapport a l’ensemble de la convention pour en justifier la r6solution (article
1604, deuxi~me alin6a C.c.Q.). L’ouverture de ce recours n’est donc pas acquise
dans la mesure ott la prohibition d’ali6ner est souvent stipul6e h titre accessoire.
L’6valuation du caract~re important du d6faut se fera d’ailleurs de mani~re
objective, sans que les tribunaux ne soient li6s par une disposition du contrat qui
le d6clarerait tel (article 1604, deuxi~me alin6a C.c.Q.).
Si la r6solution pour inex6cution est accord6e, elle donne lieu A l’an6antis-
sement r6troactif du contrat principal et h la restitution r6ciproque des presta-
tions (article 1606 C.c.Q.). L’efficacit6 de ce recours sera cependant limit6e
dans la mesure oa les actes d’ali6nation
titre on6reux au profit d’un tiers de
bonne foi ne pourront pas 8tre d6truits (article 1707 C.c.Q.). Dans ce dernier
cas, la restitution se fera par 6quivalent et sera fonction de la valeur du bien
(articles 1700, 1701 C.c.Q.).
– Dechgance du terme. L’obligation de ne pas ali6ner est souvent stipul6e
65.
dans le cadre d’une convention de pret ou dans une vente h terme. Dans ces cas,
le non-respect de la clause pourra 6tre sanctionn6 par la perte du b6n6fice du
terme (article 1514 C.c.Q.).
– Dommages-int~rets et sanctions conventionnelles. Dans plusieurs cas,
66.
l’obligation de ne pas ali6ner ne donnera ouverture, en vertu du droit commun,
qu’t une action en dommages-int6r~ts. On peut donc penser que cette clause
sera le plus souvent assortie de sanctions conventionnelles, telle une clause
p6nale.
103C’est du moins ce qui semble ressortir de l’affaire Jacol Realty Holdings Inc. c. Conseil d’ex-
pansion economique d’Argenteuil, [1986] R.J.Q. 2295 (C.A.). Voir S. Gaudet, <
486-88.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 39
– Stipulation sous laforme d’une condition risolutoire. On peut songer at
67.
fortifier les effets de l’obligation de ne pas ali6ner en la formulant comme une
condition r6solutoire. Si cette condition r~solutoire est introduite dans l’acte de
transfert du bien sur lequel porte l’interdiction d’aliener, on peut esp6rer obtenir
en cas de d6faut, outre la r6solution du contrat principal, l’an6antissement de la
disposition en faveur du tiers acqu6reur. Mais le deuxi~me alin6a de l’article
1507 C.c.Q., en mati~re de conditions r6solutoires, renvoie aux dispositions
relatives h la restitution des prestations. Or les articles 1701 et 1707 C.c.Q.
d6clarent que l’obligation de restituer ne sera pas opposable aux tiers de bonne
foi. La restitution se fera alors plut6t par 6quivalent, en fonction de la valeur du
bien (articles 1700, 1701 C.c.Q.).
Par ailleurs, il se peut que le second alin6a de l’article 1604 C.c.Q. vienne
limiter s6rieusement l’utilit6 de la clause r6solutoire.
– Conclusion. Nous esp6rons par ce bref expos6 avoir fait ressortir les dif-
68.
f6rences importantes entre la stipulation d’inali6nabilit6 r6gie par larticle 1212
C.c.Q. et suivants et l’obligation de ne pas ali6ner, h laquelle il convient d’ap-
pliquer les principes g6n6raux applicables en mati~re d’obligations. Ce con-
traste sera d’autant plus marqu6 si, comme cela semble 6tre le cas, le nouveau
Code ne reconnalt ni la possibilit6 de faire annuler l’acte de disposition h un
tiers de mauvaise foi par le biais du droit A la r6paration en nature, ni celle de
faire annuler la disposition h un tiers de bonne foi en vertu d’une condition r6so-
lutoire.
3.
Exemples de restrictions A la libert6 d’ali6ner stipul6es en dehors des
lib~ralit~s
– Avant de conclure cette 6tude, nous aimerions, par quelques exemples,
69.
illustrer le sens et l’utilit6 de notre th~se selon laquelle l’article 1212 C.c.Q. ne
doit recevoir application que lorsqu’on est en pr6sence d’une prohibition d’ali6-
ner, et ce malgr6 sa formulation tr~s large qui parait viser toute restriction A la
libert6 d’ali6ner un bien. Deux de ces exemples nous permettront par la meme
occasion de nuancer nos propos ant6rieurs, puisqu’il semble bien exister, en
dehors des lib6ralit6s, des clauses s’apparentant A des prohibitions d’ali6ner et
qui sont valid6es en raison de leur utilit6 particuli~re.
Les cas abord6s seront les suivants : les restrictions stipul6es dans une con-
vention d’hypoth~que, celles limitant la libre cessibilit6 des actions d’une per-
sonne morale et celles ins6r6es dans une d6claration de copropri6t6 divise.
– La restriction stipuMe dans une convention d’hypotheque. I1 est incon-
70.
cevable qu’en stipulant une restriction
la libert6 d’ali6ner un bien hypoth6qu6,
un d6biteur et un cr~ancier puissent rendre ce bien inali6nable, avec pour con-
s6quence notamment de le soustraire a la saisie des autres cr6anciers. Si telle
6tait v6ritablement 1’intention des parties, cette stipulation serait nulle en vertu
du premier alin6a de l’article 1212 C.c.Q.
On devra plut6t privil6gier l’interpr6tation qui ferait de cette stipulation une
obligation de ne pas ali6ner, ce qui implique qu’elle ne serait pas assujettie At
l’article 1212 C.c.Q. et suivants. D’ailleurs, le Code reconnait implicitement la
1994]
RESTRICTIONS A LA LIBERTt D’ALIENER
valeur d’une telle clause dans le contexte d’une hypoth~que ouverte, i l’article
2717 C.c.Q.’ 4. Cet article fournit donc un argument textuel de poids
notre
these voulant que l’intention du l~gislateur h l’alin6a premier de l’article 1212
C.c.Q. n’est pas de viser les obligations de ne pas aligner.
– Les restrictions d la libre cessibilitt des actions d’ une personne morale.
71.
Les actions d’une personne morale ont une nature hybride et participent
la fois
du droit personnel et de la chose mobili~re pouvant faire l’objet d’un droit r6el.
Le droit des compagnies reflte cette dualit6 et arbitre par la m~me occasion
entre deux intfr~ts qu’il a mission de prot6ger. D’une part, la clause d’agr6ment,
permettant aux actionnaires d’une petite compagnie d’exercer un certain con-
tr6le sur l’identit6 des nouveaux venus qui souhaiteraient se porter acqu6reurs
d’actions de cette compagnie, r6pond h des consid6rations 16gitimes en assurant
une gestion stable et coh6rente de la compagnie et en permettant h ses action-
naires de prot6ger leur investissement. D’autre part, l’action est un bien ayant
une valeur 6conomique importante, qui doit 6tre mobile et susceptible d’ali~na-
tion. I1 est important d’en prdserver la cessibilit6 si l’on veut 6viter qu’un
actionnaire puisse se retrouver prisonnier d’un investissement dont il souhaite
se retirer.
C’est pourquoi la Loi sur les compagnies affirme que les actions sont des
biens mobiliers qui sont librement cessibles, de la mani~re et aux conditions
prescrites dans la loi et les statuts corporatifs0 5. Par ailleurs, le droit des com-
pagnies reconnait ponctuellement la possibilit6 de stipuler des restrictions h
l’ali6nabilit des actions, notamment dans les statuts corporatifs des compagnies
ferm~es 16.
A cet 6gard, notons que le droit corporatif 6tablit une distinction impor-
tante entre les restrictions qui sont stipul6es dans l’acte constitutif de la compa-
gnie et celles qui d6coulent d’une convention entre actionnaires. Les premieres
semblent alt6rer la nature m~me de l’action en en restreignant la cessibilit6,
d’autant plus qu’elles sont opposables aux tiers et peuvent donner lieu h l’an-
nulation de l’acte de disposition qui leur contrevient, h condition d’etre impri-
m6es sur les certificats d’action 7. Au contraire les secondes, de nature pure-
ment contractuelle, sont inopposables aux tiers et ne peuvent, selon la
jurisprudence ant6rieure A 1994, etre sanctionn6es par l’annulation que si le tiers
acqu6reur est de mauvaise foi 0t . Cette distinction n’est pas sans pr6senter des
104 2717. Les conditions ou restrictions stipul6es 4 l’acte constitutif quant au droit du
constituant d’ali~ner, d’hypoth~quer ou de disposer des biens grev6s ont effet entre les
parties avant m~me la cl6ture.
‘SL.R.Q., c. C-38, art. 46.
16Voir les articles 46 de Ia Loi sur les compagnies, ibid. ; 3(2), 5 de la Loi sur les valeurs mobi-
Iires, L.R.Q., c. V-1.1 ; 174 de la Loi sur les socigtis par actions, L.R.C. 1985, c. C-44.
’07 Voir M. et R Martel, La compagnie au Quebec : Les aspects juridiques, 6dition sur feuilles
mobiles, Montrdal, Wilson et Lafleur aux pp. 304-305.
1’SVoir Martel, ibid. aux pp. 311-12 et 1’article 52 de la Loi sur les compagnies, supra note 105.
Dans les arrats Taddeo c. Club de hockey national de Laval Inc. (13 mars 1979), Montr6al
500-05-002946-794, J.E. 79-372 (C.S.) ; Les ressources di lac Meston Inc. c. Cie d’immeubles
Courville Lte, [1984] C.S. 399 ; Barnard c. Desautels (1909), 19 B.R. 114, on effectue une dis-
REVUE DE DROIT DE McGILL
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analogies avec celle que nous avons d6jh mise en lumi~re entre la prohibition
d’ali6ner et l’obligation de ne pas alirner, et les principes d~gagrs plus haut
pourront donc s’appliquer de mani~re compl6mentaire au droit des compagnies.
La restriction h la libre cessibilit6 des actions stipulre dans l’acte constitu-
tif n’est valable, eu 6gard h l’article 46 de la Loi sur les compagnies et au prin-
cipe 6nonc6 h l’alinra premier de l’article 1212 C.c.Q., que si elle est relative
et justifi~e par des imprratifs propres au droit corporatif'”. Pour determiner les
effets des clauses valables, on pourrait se rrf6rer par analogie au r6gime des pro-
hibitions d’alirner, avec les ajustements n~cessaires.
Les restrictions stipules dans les conventions entre actionnaires, qui sont
quant A elles de nature purement contractuelle, ne sont pas visres par l’article
1212 C.c.Q. Par ailleurs, elles doivent selon nous 6tre soumises au r6gime appli-
cable aux obligations de ne pas faire, ce qui implique, sous l’empire du Code
civil du Quebec, une inopposabilit6 quasi totale de ces restrictions A l’6gard des
tiers”‘.
72.
– Les restrictions stipulies dans la diclaration de coproprit6 divise.
L’article 1067 C.c.Q. affirme le principe grn6ral voulant que les fractions drte-
nues par chaque copropridtaire dans la copropri6t6 sont librement ali6nables, en
tout ou en partie. Cette disposition est-elle d’ordre public ? Qu’adviendra-t-il h
l’avenir si des restrictions A la facult6 d’alirner des coproprirtaires sont stipu-
l6es dans la declaration de copropri6t6 afim de contr6ler les activit6s, voire
l’identit6, des futurs occupants ?
I1 semble tout d’abord qu’une restriction stipulre dans la declaration de
copropri6t6, si elle 6tait valide, serait opposable aux sous-acqu6reurs en vertu de
l’article 1062 C.c.Q. Si tel est le cas, il faudrait reconnaitre qu’on n’est pas en
pr6sence d’une stipulation purement contractuelle, mais d’une restriction qui se
rapproche davantage d’une indisponibilit6 partielle. La validit6 d’une telle
clause serait donc douteuse h 1’6gard de l’article 1212 C.c.Q.
En drpit des articles 1212 et 1067 C.c.Q., il serait cependant 6tonnant que
toute restriction h la libert6 des copropri6taires d’alirner leurs fractions stipul6e
dans la d6claration soit syst6matiquement d6clar6e invalide l”. La disposition
maitresse ddterminant la validit6 des clauses stipul~es dans la d6claration de
copropri6t6 divise est plutrt l’article 1056 C.c.Q. : les restrictions impos~es par
la ddclaration aux droits des copropridtaires sont valables si elles sont justifires
par la destination de 1’immeuble.
tinction entre la restriction stipulre dans les statuts corporatifs et celle stipule dans une convention
entre actionnaires, pour juger que cette demi~re ne peut avoir aucun effet A l’dgard des tiers acqud-
reurs de bonne foi. Dans Lapointe c. Lapointe (14 septembre 1990), Qudbec 200-05-000266-895,
J.E. 90-1616 (C.S.), la vente d’actions A un tiers qui avait connaissance de ]a restriction est annulde,
en raison de sa mauvaise foi.
109Voir Martel selon qui seule une restriction partielle A ]a libert6 d’aliner est valable (ibid. aux
pp. 304-305).
I”Voir ci-dessus au n 62 et s.
“‘Voir R. Comtois,
toire de droit : Biens, 6dition sur feuilles mobiles, doe. 2, Montreal, Chambre des notaires du Qu6-
bec, n- 92-94.
1994]
RESTRICTIONS A LA LIBERTt D’ALIENER
Conclusion
– Nous esp~rons que les arguments soulev~s dans les pages qui precedent
73.
ont su convaincre nos lecteurs de l’importance de dissocier de nombreuses
clauses contractuelles que l’on trouve couramment dans le contexte commercial
de la stipulation d’inali6nabilit6 dont il est question h l’article 1212 C.c.Q. et
suivants.
– Nous avons voulu montrer, d’une part, le caract~re tout h fait exception-
74.
nel de la prohibition d’ali6ner. Qu’elle constitue une indisponibilit6 ou une inca-
pacit6, elle heurte de front l’6conomie du droit civil modeme. Nous l’avons vu,
non seulement sa compatibilit6 avec notre droit, mais son utilit6 m~me 6taient
discutables, au point oti l’Office de r6vision du Code civil en recommandait
l’abolition. Mais on peut voir son maintien dans le contexte bien sp6cial des
lib~ralit6s comme une concession au d~sir irrepressible de prot6ger et contr6ler
les gens qu’on aime, de faire avancer les causes qui nous tiennent A cceur,
au-delM m~me de la mort.
Cette concession a d’ailleurs 6t6 bien encadr6e par le 16gislateur, qui a
d’abord exig6 que la clause soit temporaire et r6ponde A un int6rat 16gitime, et
qui a ensuite pr~vu la possibilit6 de demander au tribunal de r6viser la clause
– Nous avons voulu montrer, d’autre part, la diff6rence de nature qui
75.
existe entre l’obligation de ne pas ali6ner et la stipulation d’inali6nabilit6.
L’obligation de ne pas alidner n’entraine pas l’insaisissabilit6 et ne permet pas
une annulation des actes de disposition consentis en violation de la clause. Ce
contraste apparait d’ailleurs encore plus nettement, maintenant que l’article
1212 C.c.Q. et suivants indiquent clairement le r6gime des prohibitions d’ali6-
ner.
Les restrictions A la libert6 d’ali6ner de la nature d’une obligation de ne pas
faire sortiront donc indemnes de la menace qui semblait peser sur elles sous la
forme de l’article 1212 C.c.Q. En contrepartie, la personne qui stipule une telle
restriction devra se contenter de recours contractuels empreints du principe de
la relativit6 des contrats et, par cons6quent, d’une inefficacit6 quasi totale de la
clause a l’6gard des tiers.