Ontologie de l’quit6
Jean-Marc Trigeaud*
Cet article prrsente les donnres historico-
comparatives d’une philosophie de l’quit6
centr~e sur la definition de son essence (on-
tologie) par rapport A l’ide de justice. Lin-
terprrtation de l’auteur tend A faire ressortir
deux aspects majeurs de l’6quit6 comme pro-
cessus d’intrgration du fait singulier A ]a
norme, c’est A dire au juste Mgal. Tant6t
l’6quit6 est objective en ce qu’elle se rattache
A la nature des choses: au juste naturel, A
l’gal qui se discerne rationnellement dans la
situation empirique observe. L’quit6 ap-
paralit alors traditionnellement, en accord
avec ses origines grecques anciennes, comme
un jugement principal, revenant A ‘essence
du juste. Tantft, l’quitd est subjective,
comme mettant en oeuvre les puissances
d’une intuition plus sensible qu’intellectuelle,
et r6vlant, A l’int~rieur de Ia nature de
l’homme, des exigences 6thiques. Elle peut
ainsi conduire de fagon exceptionnelle A une
solution de droit, afin de pallier l’insuffisance
des dispositions 6tablies. Mais, dans ce der-
nier cas surtout, le modale grnrrique et ul-
time de tout jugement en 6quit6, exprimant
une justice << 6gale )>, se d~couvre avec une
dimension th~ologique implicite que le droit
ne saurait ignorer.
*e *
This article presents the historical and com-
parative elements of a philosophy of equit,
centred on a definition of its essence (its on-
tology) in relation to the concept of justice.
The author’s interpretation highlights two
major aspects of 6quite as a process of inte-
gration of singular facts to a norm, to the legal
right. On the one hand, 6quit is objective in
so far as it relates to the nature of things: to
natural right, to the equality naturally dis-
cernable in an empirically observed set of
facts. quit6 is seen traditionally, as in its
ancient Greek antecedents, as a primary
judgement, returning to the essence of the
just. On the other hand, equit is subjective,
relying on the powers of an intuition more
powerful than intellect, and revealing ethical
imperatives inherent in the nature of man. It
can thus exceptionally result in palliative so-
lutions to the inadequacies of established le-
gal dispositions. In this case above all, the
generic model and paradigm of equitable
judgements, which expresses a “justice of
equality” also reveals an implicit theological
dimension of 6quitM which law cannot ignore.
Au lieu d’une 6tude descriptive ou analytique de thWorie g~n~rale, des-
tinre A montrer les emplois successifs du terme << 6quit6 >> dans la pratique
juridique, visant i examiner les domaines oOi celle-ci intervient et les
nuances de signification dont elle s’accompagne, c’est une drmarche plus
philosophique que nous entreprendrons en nous proposant de d6finir 1’es-
sence de l’quit. Attitude qui oblige d la saisir du point de vue d’une valeur
de justice inspirant le droit, et A rechercher son origine dans les traditions
culturelles europrennes.
Cette interpretation ou cette rrflexion sur une synth~se de donn6es
historiques prend donc un caractrre ontologique, puisqu’elle porte sur l’etre
“Directeur du Centre de philosophie du droit de l’Universit6 de Bordeaux I.
@Revue de droit de McGill
McGill Law Journal 1989
1989]
ONTOLOGIE DE 1’EQUITt
profond de l’Hquit6, sur le principe par lequel il est possible d’en comprendre
les diverses manifestations contingentes. Mais s’il en est ainsi, c’est parce
que la r~alit6 de l’quit6 ne correspond gu~re A la reputation drformatrice
qu’on lui fait. N’est-elle pas habituellement associ6e A un sens peu rationnel
de la solution juste et, en tout cas, incertain et facteur d’ins~curit6 ? Non
seulement, elle parait se rrferer ‘ un jugement individuel et purement sub-
jectif, auquel on a tendance A opposer, comme le faisait Necker, ‘exhorta-
tion : (< Prends garde que la lumi~re qui est en toi ne soit que trn~bres >>’,
mais elle 6voque le souvenir d’un arbitraire malheureux, i6 a ‘Ancien droit
franqais oti circulait cette non moins crl~bre formule : <
ginalisant, que le 1galisme moderne a pu s’6tablir, en accord avec l’esprit
scientifique des << Lumi~res >>. Mais il n’a &6 que trop commode de d~valuer
de la sorte l’6quit6, alors qu’elle semble reposer, depuis la Grace ancienne,
i~e A une loi (nomos), a un centre
sur une ide de mesure, de convenance,
d’6quilibre immanent aux situations sociales, et sans cesse affront~e aux
forces perturbatrices et d~stabilisantes de l’ubris3. Les caractres intellectuels
et objectifs s’offrent comme des traits permanents de son essence: nous
voudrions essayer de les faire ressortir, en d~livrant l’6quit6 des connotations
drpr~ciatrices dont elle a W charg~e, du moment qu’elle ne menace nul-
lement, mais affermit, au contraire, le besoin de certitude propre i l’ordre
juridique4. Un pouvoir discrrtionnaire5 lui est 6tranger comme il l’est au
juste lui-m~me.
Si le recours A. 1’6quit6 se maintient dans le syst~me contemporain de
droit volontariste, c’est A titre subsidiaire, comme instrument accessoire,
occupant la place inferietire que lui ont r~servre les traditions platonicielines
et stoiciennes dans l’herm~neutique lgale. Le ph6nom~ne traduit simple-
‘Voir cette exhortation 6vang~lique chez Necker dans C. Rosso, oLI3galit6 selon Necker:
mythe aussi ruineux que fallacieux ou rralit ? )> dans LVgalit (Travaux du Centre de philo-
sophie dedroit Univ. Bruxelles), t. 9, Bruxelles, Bruylant, 1984 A la p. 8. L’exhortation se retrouve
dans l’6vangile selon saint Luc 11, 35.
2Voir: G. Boyer, o La notion d’Squit6 et son rrle dans la jurisprudence des Parlements >>
dans Mlanges offerts a Jacques Maury, t. 2, Paris, Dalloz, 1960 A la p. 257 et s.
3Voir: Fr. d’Agostino, Epieikeia. II tema dell’equit nell’antichit greca, Milano, Guiffr6,
1973 Ala p.184.
4Voir: E Lopez de Ofiate, La certezza del diritto, Roma, 1950.
5Voir: g6n6ralement sur l’arbitraire, C. Atias, Thorie contre arbitraire: lnents pour une
thorie des theoriesjuridiques, Paris, P.U.E, 1987, et C. Varga, < Law-Application and Its Theo-
retical Conception (Discretion and Equity)> (1981) 4 Archiv fir Rechts und Sozialph. 474;
B. Hoffmaster, (Understanding Judicial Discretion>> (1982) 1 Law and Philosophy 22; R.
Dworkin, Judicial Discretion )> (1963) 60 Journal of Philosophy 627 (sur l’analyse des termes).
McGILL LAW JOURNAL
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ment, ainsi que l’indique Andres Ollero, << l'impossibilit6 d'assimiler le droit
A une norme >6. Autrement dit, l’6quit6 survit aux fins de combler cette
lacune que repr~sente un droit non lgifer. VoilAi qui prouve sans doute
que l’interpr~tation juridique n’est pas interpretation de ]a seule loi, mais
interpretation d’unejustice que la loi est cens~e respecter et exprimer.
En diverses circonstances exceptionnelles, l’6quit6 a paru s’imposer, A
d~faut d’un moyen legal. Elle a permis de rem6dier aux imperfections in6-
vitables des textes, qui ne peuvent << tout pr~voir >>, comme le remarquait
Montesquieu influen~ant sur ce point Portalis. GrAce A elle, le juge a pu
6tablir une solution que le rigoureux m~canisme de l’application de la loi,
suivant un schema d~ductif, ne pouvait rendre accessible. Elle a r~ussi par
IA A surmonter les 6checs de certains modules logiques de subsomption et
de relevance des faits qualifies, selon les crit~res normatifs7.
Un rapide coup d’oeil sur le droit positif frangais peut en convaincre
aisbment. Uquit6 a le r6le d’un compl6ment inesp~r6 des dispositions ac-
quises. Ainsi, la notion d’<< abus de droit >> s’en recommande, face A l’im-
puissance des r~gles de la responsabilit6 du fait personnel qui exigent que
le dommage r6parable provienne d’une action illicite, et non de l’exercice
d’un droit 8. Mais les exemples affluent, en droit public aussi bien qu’en droit
priv6. D6terminer le contenu concret, le quantum d’une indemnit6 compen-
satoire, mod~rer la p~nalit6 stipul~e au contrat ou complbter l’6num6ration
d’une s~rie d’hypoth~ses non limitative, suppose l’6quit6, qu’elle soit ou-
vertement d~sign~e ou sous-jacente aux proc~d~s de lecture et de raison-
nement. De m~me, l’institution du << m~diateuro (comme en droit
procedural de l'arbitrage) a rv6l6 la fRecondit6 explicative de ce concept que
l'on croyait d~suet et inutilisable dans un droit de l'int6r~t g~n~ral 9.
Ces manifestations de l'6quit6 sont d'in~gale importance. Tant6t, l'ar-
gument est ponctuel, tant6t d'un usage plus 6tendu et plus durable. Mais
c'est toujours suivant la meme voie que l'6quit6 est admise A l'int~rieur de
l'ordre l6gal afin qu'elle n'en compromette pas l'6quilibre ni la coherence.
Elle implique, en effet, une autorisation ou habilitation directe ou indirecte
du lgislateur au juge ou d celui qui le remplace. D'oai une similitude frap-
pante avec le processus qui conduit A reconnaitre une efflcacit6 juridique Ai
la coutume, incapable de tirer sa force obligatoire d'elle-m~me et l'em-
6A. Ollero, << Equidad, derecho, ley o dans Interpretacion del derecho y positivismo legalista,
Madrid, Edersa, 1982 d la p. 131 et s.
7Sur ces modAles, voir: N. Irti, Norma efatti: Saggi di teoria generale del diritto, Milano,
Giuffr6, 1984 d ]a p. 22 et s.
sVoir: E Terr6, Droit civil: Les obligations, Paris, Dalloz, 1980 no 641 et s.
9Voir: E Agostini, o L26quit6 > D.1978.Chron.7, no 2.
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ONTOLOGIE DE L’EQUITt
pruntant A la loib. I1 est ainsi drfendu de mani~re intangible de statuer a
priori en 6quit6. Le 16galisme issu de la Revolution fixe cette interdiction
comme garde-fou d’une libert6 qu’il n’a pu 6teindre et qu’il doit soumettre
A ses principes : A la volont6 16gislative souveraine. Tout d6pend cependant
de la conception que l’on adopte de l’quit6 A cet 6gard, et il se peut qu’au-
trement drfinie, selon une orientation objectiviste commune A la justice et
au droit, elle ait requis ds l’origine un mode de constitution analogue: lui
imposant non l’agrrment d’une volont6, mais la fid~lit6 et la conformit6 d.
une exigence d’6quilibre, de mesure, celle-la m~me qui fonde le sens du mot
Si ce type de pr6sentation rrduit l’quit6 d un jugement secondaire,
drpendant et <( autoris6 >>, il ne nie pas, significativement, que l’interpr6-
tation de la loi puisse recouvrir une interpretation de la justice. Ce qu’il
entend exclure en somme, c’est ce comportement irrationnel et romantique
qui a tant contribu6 A jeter le discredit sur l’quit6, tel qu’il s’est incarn6
dans la juridiction quasiment charismatique du President Magneaud, le
<(bon juge de ChAteau-Thierry >>I , ou chez les tenants du < droit libre >>
exaltant les pouvoirs de l’intuition, d’un Rechtsgefaahl immrdiat sollicit6
par les nrcessitrs sociales12 . Aprrs avoir repouss6 le danger d’une 6quit6
servant d’alibi A une autorit6 judiciaire mystifiante et corrompue, il a fallu
chasser le risque de 16gitimer des appreciations aux mobiles individuels et
affectifs, ruinant la certitude et l’objectivit6 d’un droit qui laisserait A chaque
juge < sa >> justice…
Que l’quit6 soit parfois incluse, de surcroit, dans les << principes g6-
nrraux >> (voir aequitas in dubiis prevalet…)13, n’apporte aucun drmenti A
ce rattachement a la loi. Ce n’est que par renvoi d la loi, laquelle se r6fiere
elle-m~me A ces principes comme A son fondement latent1 4, que l’6quit6 se
comprend.
En tous points, le statut moderne de l’6quit6 ne saurait donc marquer
quelque retour A une esp6ce de relativisme comme celui profess6 par ‘6cole
10 Voir: G. Ambrosetti, Contributi a unafilosofia del costume, I, Bologna, 1959 ; Nuovifram-
menti difilosofia del costume, Torino, 1973. Voir aussi, sur l’idre d’ ordre spontan6 >>, commen-
tant EA. Hayek, E Viola, Autoritil e ordine del diritto, 2e Ed., Torino, Giappichelli, 1987 A la
p. 129 et s.
“Voir: E Gny, Methode d’interpritation et sources en droit priv6 positif, t. 1, Paris, LGDJ,
1954; J. Bonnecase, Introduction ti l’tude du droit, 3e Ed., Paris, Sirey, 1939 A la p. 289 et s.
12 Voir: K. Muscheler, Relativismus und Freiheit, Heidelberg, C.E Mfiller, 1984 et E Grny,
supra, note 11. Voir aussi: G. Raamelin, Die Billigkeit im Recht, Tfibingen, 1921.
13 Voir: M. Rotondi, < Equidad y principios generales del derecho >> (1931) 2 Rev. gen. der.
y jurispr. (Mexico) 51, cit6 par Garciz-Maynez, infra, note 19 ; J. Esser, Vorstindnis und Me-
thodenivahl in der Rechtsfindung, Frankfurt, 1970, cit6 par Zaccharia, infra, note 57.
14 Voir: J. Esser, Grundsatz und Norm in der richterlichen Fortbildung des Privatrechts, Tfi-
bingen, 1974, cit6 par Zaccharia, infra note 57.
REVUE DE DROIT DE McGILL
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germanique de la libert6 judiciaire ou de la decision spontan~e, suivant l’Mlan
de la pens~e et du coeur15.
I1 existe, il est vrai, une v6ritable institutionnalisation de l’quit6, qu’elle
soit partielle (pratique de l’arbitrage) ou globale (equity anglo-saxonne).
Mais, d’une part, elle ne constitue pas une derogation et, d’autre part, elle
se situe assez singuli~rement en continuit6 avec les concepts les plus clas-
siques. Le r6le de l’equity est tout particuli~rement 6clairant 16. Or il n’est
pas ainsi sans relation avec la fonction traditionnelle de l’quit6, pr~gnante
d’un droit naturel issu de l’Antiquit6 grecque 17 et romaine’ 8. Le but de
l’quit6 est alors d’adapter aux faits et aux ides en cours. Elle est le com-
pl~ment ad~quat du syst~me de droit objectif embrassant les principes g6-
n6raux. Pour en saisir la portre, il suffit de d~gager de nouvelles r~gles qui,
finalement, retrouvent les 6vidences d’un donn6 qui s’impose, qu’il soit
relatif A ce que la philosophie juridique traite comme 6tant la <(nature des
choses
(I) ou qu'il soit ax6 sur la nature de 1'homme > (II) seul.
Regardre A travers ces traductions multiples, l’6quit6 manque toutefois
de l’unit6 de notion que l’on attendrait. Son sens se modifie selon les cas
d’application, comme il a 6volu6 dans l’histoire. Ce qui ne supprime pas
des constantes fondamentales ; mais celles-ci demeurent difficiles A unifor-
miser, et le mieux est de convenir de leur irrrductible ambivalence dans la
doctrine de l’interpr6tation.
II n’est pas, semble-t-il, de meilleure mrthode que de reprendre un
vocabulaire 6prouv6 par les sprcialistes, notamment par le Mexicain
Eduardo Garcia Maynez1 9, et par les auteurs italiens: Calamendrei, Cam-
marata et Vittorio Frosini20. L’6quit6 indiquerait un procrd6 de raisonne-
15Voir: les r~ferences de la note 12, supra. Voir aussi: J. Carbonnier, Sociologiejuridique,
Paris, P.U.E, 1978 A lap. 120 et s. et L. Bellofiore, [1966] Riv. internaz.
filosofia del diritto 232.
‘6Voir: P. Stein & J. Shand, Legal Values in Western Society, Edimbourg, Edinburgh Univ.
Press, 1974; J.L. Barton & D. Davies,
Newman, 6d., Equity in the World’s Legal Systems: A Comparative Study Dedicated to Ren6
Cassin, Bruxelles, Bruylant, 1973 ; et sur l’opinion de E Bacon, voir: G. Giarrizzo, ( ‘Aequitas’
e ‘Prudentia’ o, (1977) 7 Boll. del Centro di Studi vichiani 27. Voir aussi : E. Agostini, Droit
compar6, Paris, RU.E, 1988.
17Voir: M. Radin, <(Early Greek Concepts of Equity o dans Mnemosyne Pappoulia, Athenai,
1934 A lap. 213 et s.
'8 Voir: H.K.J. Ridder, o Aequitas und Equity > (1950) 39 Archiv fu r Rechts und Sozialph.
185. La Cour de cassation francaise a pu adopter une mrthode fort proche de cette tendance
de ‘equity. En des circonstances exceptionnelles oA une exigence de justice 6tait particuli~re-
ment pressante, elle a ainsi invoqu6 l’quit6 afin de l~gitimer ]a sanction de l’N< enrichissement
sans cause>>; voir: J. Carbonnier, Droit civil, 9e 6d., Paris, RU.E, 1971, no 6.
‘9 E. Garcia-Maynez, Filosofia del derecho, Mexico, Porrua, 1977 A la p. 328 et s.
20V. Frosini, L UquitA nella teoria generale del diritto > dans 11 diritto nella sociehi tecno-
logica, Milano, Giuffr, 1981 A la p. 67 et s.
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ONTOLOGIE DE L’EQUITt
ment logique faisant appel A Fint~gration, ce qui suppose un rapport
d’ext&iorit6 ou, en termes kantiens, synth~tique, entre la norme et le fait
relevant du jugement en 6quit& Mais, au-dela de cette apparence de dualit6,
il faut distinguer l’auto-intgration de l’htro-int~gration plus rarement
observable.
Dans le premier proc~d6, l’interprtation consiste A remonter, de fagon
regressive (et, kantiennement, analytique), A des principes implicites de
l’ordre juridique. Si l’quit6 entrafne une adaptation, il s’agit donc de
confronter la g~n~ralit6 abstraite a la particularitM concre, en faisant ap-
paraitre un 6lment de transition commun tir6 des conditions propres a
cette g~n6ralit6 et impliqu6 dans cette particularit6, dechiffrable dans sa
texture factuelle ; ce qui permet de surmonter la logique de l’identit. Et une
telle d~marche est capable de s’ouvrir A linspiration profonde des principes
discern~s dans un droit naturel, dans une instance du juste immanente a
l’ordre lui-m~me.
Dans le second procd , l’ht~ro-intgration signifie, en revanche, le
recours direct A une norme de justice nettement ext~rieure, transcendante
et A caract6re proprement 6thique, induisant la valeur de droit d’une valeur
morale en soi avec laquelle elle se confond. Par lA, ce sont des 616ments de
nature h~t6rog6ne qui sont rattach6s run A l’autre.
Quelle que soit la voie qu’elle emprunte, l’quit6 oblige au fond A re-
connaeitre au sein de sa rationalit6 la presence d’une philosophie, d’une
axiologie jusnaturaliste. L’int~gration qu’elle r~clame est une integration
dans la justice, par la mediation de la loi. Elle traduit en somme, comme
l’annongait le Projet de Code civil de l’An VIII, << le retour A la loi naturelle
ou aux usages regus de la loi positive >>, usages qui sont l’une des compo-
santes de la nature des choses.
De prime abord, le lien entre l’quit6 et la justice se congoit suivant le
schema h6g~lien, comme le rapport entre le contenu et la forme qui est un
rapport de solidarit6 6troite. Laforme poss6de pr~cis~ment cette uniformit6
abstraite qui est typique de la loi, qu’elle soit naturelle ou positive, quand
elle prescrit une certaine mesure ou 6galit6 de traitement. < Le bandeau qui
recouvre traditionnellement les yeux des statues de la justice, remarque
Perelman, atteste que celle-ci ne tiendra compte que du r~sultat de la pe-
ste >>21… Mais c’est au contenu que se rattache l’r6quit6 dans cette distinction
h~g~lienne. Or, le contenu r6v~le a l’analyse un 6lment formel semblable
a celui de la justice elle-m~me. Ce qui v~rifie l’idfe exploit6e par Aristote
et saint Thomas d’une coincidence, d’une identit6 de l’quit6 et de la justice.
21Ch. Perelman, Droit, morale et philosophie, Paris, LGDJ, 1968 A la p. 13.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 34
Dans le contenu qu’elle repr~sente, l’6quit6, assumant son sens grec
primitifd’ pieikeia, est < un constituant de lajustice formelle : la conformit6
i un ordre objectif > 22 . Telle est la demonstration pertinente d’Enrico Opo-
cher. L’~quit6 exige, d’apr~s lui, une correspondance entre l’6valuation en
termes de justice d’un acte dtermin6, fait ou rapport, et les conditions dans
lesquelles historiquement ce fait, acte ou rapport, est d6termin6 >23. C’est
en quoi elle est conformeed un ordre objectif- dont l’objectivit6 a cependant
ici le sens r~aliste de 1’&re et de la valeur et non le sens volontariste auquel
habitue la th~orie g6n~rale. Cet ordre vise les normes de justice, la justice
lgale (que le philosophe italien dissocie de fins valables en soi, sa conception
de l’exp~rience et du droit-activit le conduisant i qualifier ces fins de justice
< idologique >24). C’est en une telle perspective que l’6quit6 est l’application
de la norme au cas concret. Elle applique la norme de justice A ce cas, et
non la norme de droit qui toutefois la contient comme un presuppos6. Au-
trement dit, elle assure le passage du rationnel au reel, et elle est, pour utiliser
une expression judicieuse d’A. Ollero, < l'accomplissement de la justice l&
gale >25. Elle est encore le droit concrtise ou actualis eu 6gard A une norme
qui est le droit genralis ou potentiel. Dans la version qu’en propose Opo-
cher, l’6quit6 s’identifie ainsi avec la reconnaissance de la v6rit6 >, 6l6ment
le plus caract~ristique de l’ide de justice26. Elle correspond au moment de
l’articulation de ‘abstrait sur le concret par lequel on d~passe les limites
inh~rentes au formalisme, ? sa notion de vbrite-validite ou exactitude. Si
tout jugement selon la justice impose ds lors une r6partition entre deux
parties oppos~es, le jugement selon l’quite a beau se confondre avec le
prcedent, il intervient en m~me temps sur un autre plan: juger selon
l’ quit6, c’est d~partager non seulement les parties adverses mais les critres
d suivre, et cela, A l’int6rieur m8me du cadre formel de la justice tourn~e
vers la v~rit6.
C’est cette liaison intime de 1’6quit6 avec la justice qui demande At etre
approfondie, dans la mesure oft elle fournit un clairage dfcisif sur l’essence
de l’6quitable, sur ce qui fait qu’une chose est dite juste >> et de droit >
en ce sens: sur l’ontologie de cette chose m~me. L’6quit6 se manifeste sous
des aspects difrrents, chacun d’eux refl~tant une conception d~termin~e du
juste, un critre de la justice. Tant6t, elle offre un c6t6 logico-d~monstratif,
dans la tradition d’Aristote ; tant6t, elle prend une signification 6thico-
sensible, dans la tradition de la charit6 chr6tienne ofi le sentiment n’est pas
“22E. Opocher, < Guistizio e equitA)) dans Analisi dell'idea della guistizia, Milano, Giuffr ,
1977 A lap. 91 et s.
23 Ibid.
24 Ibid.
25Ollero, supra, note 6 A la p. 141.
26 Opocher, supra, note 22. Comparer: G. del Vecchio, La justice- la vritL, trad., Paris,
Dalloz, 1955 d ]a p. 173 et s.
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ONTOLOGIE DE UItQUITt
qu'affectif, mais spirituel, polarisant la personne en son ind~composable
unit6 vers la valeur du juste. Tant6t, l'equit6 est objective en tant qu'elle
exprime la nature des choses (I) ; tant6t elle est subjective, ce qui n'oriente
pour autant vers aucun individualisme ou relativisme, en tant qu'elle se
fait l'interpr~te d'une exigence de la conscience (II).
I.
Du premier point de vue, l'essence de l'quit6 peut ressortir d'un aperqu
synth~tique des donn~es de son 6volution, de la pens6e grecque des origines
a la r~flexion contemporaine de tendance ph6nomdnologique. I'interpr~te
rel~ve en effet un phrnom~ne de convergence dans la recherche de la nature
des choses. Von est simplement pass6 de la perception d'une proportion
objective, inh~rente A la nature des choses, au theme de l'intuition qui
p6n~tre au coeur de cette nature et la saisit comme une essence typique et
tendue vers une fin.
ULquit6 grecque archaique ( pieikeia) signifie, comme la justice elle-
m~me (dik), une negation du drsordre (de l'ubris). Elle suppose la conve-
nance et l'harmonie. Et elle est par Id cr~atrice du kairos; le kairos qui
traduit, dans ses diverses dimensions (morales, politiques, culturelles), la
mesurejuste d'une situation concrete. On ne peut que renvoyer aux riches
et belles pages que Francesco d'Agostino a consacr6es A cette p6riode de la
gen~se de l'quit627. Chez Gorgias et Thucydide, elle se rapproche clairement
du juste, du dikaion. Elle se prdsente ainsi comme un mode de determination
de la raliti empirique soumise ei des principes transcendants. Puis, chez
Platon, elle devient plus particuli rement une < technique de 'adaptation >> :
elle vise A corriger, i assouplir l’quivalence lgale en la confrontant au cas.
<< Vertu individualisatric.e >>, elle cesse, dans Les Lois, d’avoir un contenu
axiologique propre: elle est subordonn6e au strict contenu normatif lui-
m~me. Et ceci prefigure les conceptions r~pandues A ‘poque moderne, les
conceptions qui se sont 6loign~es de ‘enseignement le plus dense et le plus
exemplaire en cette mati~re: celui du Stagirite, tel qu’il s’est r6percut6 dans
le droit romain et le ius commune m~di6val.
L’tpieikeia n’a pas, en v~rit6, pour Aristote, une fonction accessoire et
d~rive 28. I’analyse de l’Ethique de Nicomaque (L. V,1O) d~couvre l’identit6
de l’quitable et du juste legal, et mme une sup6riorit6 de l’6quitable sur
27D’Agostino, supra, note 3. Pour le d~veloppement qui suit, voir: F d’Agostino, Dimensioni
dell’equit,, Torino, Giappichelli, 1977.
28Voir: K. Kuypers, < Recht und Billigkeit bei Aristoteles > dans Mnemosyne (Biblio. Class.
IIMe s~rie 5.) 1937 ; H.G. Gadamer, Wahreit und Methode, 3e Ed., Tfibingen, Mohr
Batava –
(P. Siebeck) a la p. 301.
REVUE DE DROIT DE McGILL
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le juste legal (V,10,8). L’ quitable a donc le mame contenu que le juste, mais
un contenu plus parfait que le juste legal. Car la coincidence ou l’homologie
est absolue avec le juste en son essence, avec la nature de ]a chose, avec
l’6gal (l’ison) qu’elle denote.
Aristote estime d’abord que << ce qui est 6quitable, tout en 6tant juste,
ne l'est pas conform6ment A la loi >> et constitue << comme une am6lioration
de ce qui est juste selon la loi >> (V,10,3). Il consid~re ensuite que <(la loi
n'en est pas moins bien ordonn~e >> : si elle comporte une omission ou une
lacune, cela tient i une insuffisance ineluctable, imputable A son caract~re
g~nrral et abstrait (V,10,4-6).
Il en rdsulte que l’6quit6 ajoute des determinations nouvelles plus pr6-
cises, qui ne pouvaient 8tre expressrment pr~vues ; elle reprend et r6vise
les d6terminations l6gales ; en fait, elle transmue la loi en cette <
mais <( 6pouse les formes de la pierre >> (V,10,7).
Mais l’important est que l’essence de l’quit6 se rattache A celle dujuste;
elle est tributaire de l’ontologie qui lui est sous-jacente. Le juste juridique
se d~finit chez Aristote par l’6galit6, par la proportion objective qui est un
analogon ; il est par consequent << ce qui est dfi >> (le suum cuique, < sien de
chacun o d'Ulpien) en vertu de cette 6galit6 m~me. Or, si l'quit6 est telle
qu'on l'a dit dans son rapport au juste 16gal, elle peut etre relative A un dfi
different de celui que d6clare la loi. l'homme dquitable, dit Aristote, << est
toujours pr~t A ceder de son dfi, bien qu'il puisse invoquer 'aide de la loi >>
(V,10,8). Et l’on constate le meme propos dans la Grande Ethique (1198 b).
I’quit6 est donc bien selon la formule concise de la Rh~torique (1,1374 a):
o quelque chose de juste qui n’est pas compris dans la loi 6crite >>. Il y a
rigoureuse addquation entre le juste 6gal et l’quitable, mais disparit6 entre
l’quitable et l’expression par laquelle la loi entend traduire l’galit6 juste.
Telle 6tant la pens~e du maitre, ses commentaires n’ont pas moins
d’int~r&t, ce qui s’explique par son 6tonnante fortune historique et son dou-
ble rayonnement A la fois aupr6s de la pratique, de l’ars iuris, et de la science :
la position aristot~licienne sur l’6quit6 fut longtemps l’objet de vives dis-
cussions de Bologne A Salamanque, de Paris A Oxford. Le droit romain, en
premier lieu, a accueilli la notion aristotrlicienne de l’quit6 jusque dans sa
definition de la justice; l’ars aequi dont parle Ulpien au Digeste (I,L 1)
prolonge directement l’gpieikeia hell6nique. Et l’on a pu aussi montrer que
le symbole esthrtique de la justice, la femme tenant la come d’abondance
1989]
ONTOLOGIE DE IP-QUITt
et la balance (et non plus l’6p6e) 6tait associee A l”Aequitas29. Mais c’est
surtout la rehabilitation de la philosophie profane d’Aristote dans l’univers
de la theologie chretienne par le thomisme, qui a donne un elan incom-
parable au developpement des ides du Livre V de l’Ethique d Nicomaque
et A leur interpretation. D’oi la ndcessit6 de s’interroger sur l’tat actuel de
celle-ci.
Les interpretes d’Aristote se sont accord6s sur deux points. Premier
point: la correspondance de l’pieikeia chez Aristote avec le dikaion qui
exprime le juste juridique comme ojuste milieu >. Ce qui renforcerait le
sens de l’equite, tel qu’il est traditionnellement congu dans la mentalit6
grecque qui y voit une vertu ou ar&t, determinatrice du kairos3o. L2’lement
majeur reside cependant dans l’objectivit6 de l’equite qui est << proportion >>
constatable. C’est en cela que l’equit6 aristotelicienne implique, au dire d’E.
Opocher, << un usage precis de la perspective de la justice comme recon-
naissance de la verite >>. Aristote << n'a pas soutenu la these aberrante, con-
tinue cet auteur, que l'6quit6 serait la justice du cas singulier >> ; il a expose
une authentique << conception ontologique >> de l’equite, centree sur la << na-
ture des choses > ou la vritm des choses, comme l’est la justice elle-meme 31 .
Second point: les commentateurs insistent sur les conditions dans les-
quelles s’opere la connaissance de l’equitable. C’est ce qui oblige A porter
attention aux sch6mas tires de la Rh&orique. Le jugement d’equit6 se dis-
tingue du jugement de legalit6, non seulement par sa forme logique, mais
par le type de rationalite qu’il v6hicule. Il est moins proprement syllogistique
qu’enthym~matique, procedant d’une premisse unique A une consequence;
car il en appelle non pas A un raisonnement discursif et diano6tique, mais
A la raison cognoscitive, A l’intuition no6tique 32, cette intuition qui permet
de porter un diagnostic immediat sans se livrer A des deductions par com-
paraison des phenomenes observes; intuition qui va d’embl6e A l’essence
du juste et A la solution, en se passant d’une exegese des concepts du droit,
mais en les d6passant pour remonter A leur source. Le jugement enthy-
m6matique d’equite s’engage dans une dialectique, en associant directement
la norme juridique et le jugement particulier. La regle y devient ainsi << le
fait singulier r6gul >> sur le modele : << seulement si se presente ce cas qui...,
alors on doit decider que... >>
29Voir: M. Kaser, Das Rdmische Privatrecht, 2e Ed., Mfinich, C.H. Beck, 1971, 48.1 ; O.R.
Kissel, Die Justitia, Reflexionen fiber ein Symbol und seine Darstellung in der bildenden Kunst,
MOnich, C.H. Beck, 1984 A ]a p. 23.
30D’Agostino, supra, note 3 A Ta p. 66 et s.
31Opocher, supra, note 22 a Ta p. 91 et s.
32Voir: J.-M. Trigeaud, Humanisme de la libert6, A la p. 61 ; Frosini, supra, note 20; M.H.
W6rner, << Enthymeme-ein RfickgriffaufAristoteles in systematischer Absicht > dans 0. Ballweg
& T.M. Seibert, Ed., Rhetorische Rechtstheorie, Freiburg, Alber, 1982 A la p. 73 et s.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 34
Telle est la raison pour laquelle on peut attribuer un r6le cr6ateur A
l’6quit6. Elle r~pugne A la passivit8 d’une simple application adaptatrice.
Elle n’est pas, comme le fait observer Opocher, la justice du cas spfcifique.
Elle est, au contraire, le fruit d’une technique rh~torique, technique qui aide
la raison dans son mouvement pour s’6lever vers ]a v6rit6 de justice, et pour
revenir, au-delA de la loi 6crite, au principe dont cette loi n’est, en d6pit de
sa g~n6ralit6 comprehensive, qu’une derivation conceptuelle: le r~sultat
encore partiel et limit6 de l’op~ration abstractive.
Quant A l’apport du thomisme, en continuit6 avec
‘aristot~lisme, on
ne saurait le n~gliger, meme s’il a 6t6 quelque peu occult6 par l’histoire.
Dans la Somme Thologique, les passages que saint Thomas consacre A
l’6quit6 sont fort nombreux33. Ils s’6clairent par la dualit6 classique du ius
naturale et du ius positivum transpos~e d’Aristote (phusei dikaion/nomikon
dikaion). La solution de droit n’est respectable, n’a force obligatoire, que si
le juste positif (legal ou contractuel) qui la fonde est lui-meme en accord
avec le juste naturel, d~gag6 ex ipsa natura rei. Or, c’est A l’6quit6, am6-
lioration de lajustice > en langage aristot~licien, que Thomas d’Aquin confie
en l’occurrence la mission d’6ventuelles corrections. II est vrai que l’6qui-
table est contenu dans la justice l6gale ; mais il ne l’est qu’en tant qu’il est
aussi contenu dans la justice naturelle qui lui est sup~rieure. L’6quitable est
un
justice naturelle dont elle provient 34.
Sous l’angle subjectif, l’6quitable, d’apr~s Javier Hervada, aboutit A
harmoniser les devoirs de justice avec les autres devoirs, ces autres devoirs
6tant ceux qui autorisent l’am6lioration de la justice en favorisant le bien
commun et l’humanit6 dans les relations humaines >>35. Apparemment, on
pourrait penser qu’il s’op~re par l un glissement de la justice particuli~re
juridique A la justice g~n~rale morale qui s’attache aux personnes sociale-
ment ; mais, comme dans la perspective suarfzienne inspiratrice de ces vues,
l’objectivit se dcouvre dans la subjectivit6 qui n’a aucune connotation
idaliste ou individualiste ; le devoir lui-m~me impose sa n~cessit6 objective
et non immanente A la pens6e 36, ce qui manifeste un progr6s par rapport A
‘aristot6lisme sans en renier l’influence, par 6laboration de l’id~e meme de
vertu dont on oublie qu’elle est commune aux deux justices, le droit 6tant
2); IIa-Ilae (q. 57, a. 2, ad. I ; q. 120, a. 1, ad. 1, 2).
33Voir: St-Thomas d’Aquin, Summa Theologica, Ia-Ilae (q. 96, a. 6, resp.; q. 97, a. 3, ad.
34Voir: J.B. Vallet de Goytisolo, Estudiossobrefuentes del derechoy metodojuridico, Madrid,
Montecorvo, 1982 A la p. 413 et s.
35J. Hervada, Introducci6n critica al derecho natural, 2e 6d., Pamplona, Ediciones Univer-
sidad de Navarra, 1982 d la p. 69 et s.
36Voir: A. Sanchez de la Torre, Le droit dans I’aventure europenne de la libertW, trad. par
E. Douat, Bordeaux, Bire, 1986 d ]a p. 62 et s. et f la p. 172 et s.
1989]
ONTOLOGIE DE L2EQUITt
partie de la morale (< pris a part > d’elle, kata meros). Hervade precise
d’ailleurs comment cette objectivit6 ontologique se retrouve dans le fonc-
tionnement de l’6quit6 qui est celui de la << satisfaction corr6lative >> donn~e
en l’absence de compensation lgalement pr~vue >>37, quand une 6valua-
tion est requise alors que la loi ne pouvait la foumir.
Plus int~ressante serait cependant l’analyse de la m~thode thomiste
d’interprtation a trois termes et analogique, telle que Kaufmann ou Ollero38
en rappellent l’incidence concernant 1’6quit6. Cette m6thode 6tablit une re-
lation entre un principe 1gal et les circonstances du cas, et une telle relation
est en quelque sorte m~diatis~e par un troisi~me 61ment ou plac6e sous
son contrfle : un troisi~me terme qui est le juste naturel comme fondement
ontologique, enseigne Kaufmann. Linterpr~tation est l’op6ration qui juge
la relation en fonction de cet 6lment, qui l’y soumet comme a une instance
qui le transcende. Or 1’6quit6 est la forme de connaissance la plus directe,
parce que la plus intuitive, du juste naturel. Elle repose sur un processus
de <(participation ontologique a son essence >>39.
Certes, ces tendances r~alistes qui s’affirment dans le thomisme ont
paru s’estomper avec le d~veloppement des conceptions suspendant l’6quit6
aux exigences d’une nature humaine universelle qui seront examinees plus
bas. Mais une reaction s’est dessin6e au XIX6me sicle i l’encontre de ces
conceptions, et elle a oppos6 l’&re vivant ou en acte aux entit6s rationnelles
et fig~es, et un mode intuitif de le percevoir aux pures << lumires> de
l’entendement 4 ; et l’6quit6 a pu retrouver chez les m~taphysiciens son
objectivit6 initiale, sans perdre le b~n~fice qu’au cours des temps elle a puise
dans le sujet.
II arrive souvent que l’on pr~sente aujourd’hui l’6quit6 comme s’effor-
ant uniquement de dissiper les obscurit~s et de combler les < vides > de la
loi, et comme 6tant avant tout mise en rapport avec les 6vidences intrin-
s~ques de la < raison morale >. Mais la nature des choses > ressurgit tr~s
vite a l’6poque moderne. Prenons quelques exemples en commengant par
le sicle dernier.
37Hervada, supra, note 35 A la p. 69 et s.
38Voir: A. Kaufmann, Existenz und Ordnung, Francfort, Klostermann, 1962 A ]a p. 381 et
s. et Ollero, supra, note 6 A la p. 131 et s.
39Expression utilis~e dans Trigeaud, supra, note 32 A la p. 66.
40Voir: J.-M. Trigeaud, ((La rference A la vie dans la critique de l’id~alisme juridique
moderne > [1984] Archives de philosophie du droit 261.
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 34
Le premier exemple est donn6 par la Philosophie du droit d’Antonio
Rosmini. A propos de 1’6quit6, Rosmini enseigne le primat de la raison
morale mais en un sens r~aliste; elle est reli~e A l’tre, elle 6value dans la
lumi~re de son intelligibilit6. Le jugement en 6quit6 aurait pour fin carac-
t6ristique de satisfaire A la ncessit6 de maintenir un 6quilibre, une 6galit6,
et principalement dans le domaine des contrats successifs quand ils subissent
des perturbations en cours d’ex~cution 4l. L’enseignement aristot~lico-
thomiste est alors repris en m~me temps que compl6t6 a parte subjecti, en
r6f”erence A Cic6ron et saint Augustin… C’est que la raison morale ne produit
pas la norme de laction : elle l’accueille bel et bien comme un donn6 externe
marqu6 par la transcendance de l’8tre. Affirmer l’6quit6, l’galit6 qu’elle
implique, c’est avoir l’intuition no~tique de la nature de la chose contrac-
tuelle, c’est avoir d l’esprit la repr6sentation directe de l’atre qui est aussi
devoir-etre et qui s’incarne en situation.
II serait vain de pr~tendre 6puiser les divers courants qui s’apparentent
A cette philosophie nouvelle, A travers les mouvements n6o-r6alistes ou
ph~nom6nologiques. On peut simplement signaler, au XX6me s., les posi-
tions proches de quelques noms repr6sentatifs. Et l’on songe A Giuseppe
Capograssi ou A Flavio Lopez de Ofiate qui a montr6 dans un magistral
essai, La certitude du droit, publi6 A Rome en 1950, comment l’quit6, telle
que la reconnait le jusnaturalisme r~aliste, peut s’accorder avec l’imp~ratif
de certitude dont le droit a besoin 42. Lopez de Ofiate, comme peu apr~s
Giovanni Ambrosetti 43, s’oppose A la notion positiviste de s6curit6, de cer-
titude attach~e aux lois (qu’attaquait d6jA Savigny44) ; la vraie scurit6 ou
certitude, qui guide l’interpr~tation A travers les lois, est la s6curit6 ou cer-
titude 6tablie sur un ordre onto-axiologique dujuste. Rien de plus mouvant
et fuyant que cette fausse certitude des lois qui depend de la seule volont6
et dont l’histoire l6gislative r6cente, depuis les grandes codifications, a r~v616
les variations et les errements : les insuffisances constitutives. C’est retrouver
l’id6e que la certitude est dans la vrit, laquelle appartient au contenu tir6
du juste naturel, et non A la forme li6e A la volont6 positivante.
nos 1191, 1203, 1251, 1259.
4’Voir: A. Rosmini, Filosofia del diritto, t. 2, 6d. par R. Orecchia, Padova, CEDAM, 1968,
42Voir: Lopez de Ofiate, supra, note 4.
43Voir: G. Ambrosetti, supra, note 10 sur Ia coutume, et du m8me auteur, (La sanzione
come testimonianza di valorio (1979) 196 Archivio giuridico (Modena) 32.
44Savigny montre, dans son System des heutigen Romischen Rechts, que le droit lIgislatif
doit prolonger le droit scientifique s’appliquant essentiellement A ]a coutume ; 16gif”Crer et co-
difier A outrance est, selon lui, un sympt6me de decadence, propre aux 6poques ofi
l’appareil
tatique ignore ]a r6alit6 de la nation et o&i une fausse notion de s6curit6, notion artificielle
visant les seuls textes, remplace Ia vraie notion qui s’attache, quant A elle, chez le juriste
authentiquement scientifique, au sens intuitif de
‘histoire, 6laborant 1’exp6rience commune.
Voir: J.-M. Trigeaud, <(notice Savigny)), (1987) 5 Rev. d'histoire des facult6s de droit et de la
sc. juridique 129.
1989]
ONTOLOGIE DE L'IQUIT2
De m~me, Miguel Reale, au Br~sil, n'a pas s6par6 l'6quit6 de l'exp6-
rience du juste qu'il appelle ius vivens: droit vivant ou << intuitif>>. L26quit6
est alors, pour Reale, cette saisie immediate et spontan~e de la chose qui
l’atteint dans sa nature, comme essence d~livr~e de sa facticit6 sociale45. De
m~me encore, dans l’optique ofi se situe le << second >> Gustav Radbruch 46,
la Billigkeit ou 6quit6 est trait~e ainsi qu’elle apparait dans l’equity du droit
anglo-saxon, comme une intuition de l’essence de la situation v6cue ; et c’est
A partir d’une telle essence que Radbruch propose d’6laborer des types ou
des standards de comportement, laissant au juge le pouvoir de discerner
ceux que le l~gislateur est impuissant A d6celer dans son projet ncessai-
rement g~n6ralisateur.
II.
L’autre mani~re de consid6rer l’quit6 consiste A l’abstraire de tout sup-
port empirique et concret, ext~rieur d l’individu, et d en faire une exigence
s’imposant A sa conscience. C’est une ide assez courante chez les th~oriciens
du droit: l’6quit6 a une utilit6 suppl6tive, elle ne sert qu’A remedier aux
lacunes des textes, et elle rfpond ainsi a un appel de la conscience du juge.
On renonce alors A trancher la difficult6 de savoir si l’quit6 a un caractre
de prescription 6thique : on la regarde exclusivement comme une valeur de
fait4 7 .
Pourtant, une double orientation se manifeste A l’analyse philoso-
phique. Si l’quit6 est une exigence de la conscience, elle l’est tout d’abord
dans la voie ouverte par le stoicisme et continu~e par l’id~alisme moderne ;
elle est associ~e A un sentiment g6n~ral d’humanit6, de respect A l’gard de
la nature de l’homme. Puis, dans une vis~e sp~cifiquement chrtienne, d’ail-
leurs compatible avec la prec6dente comme avec l’objectivisme r6aliste, elle
prend une signification caritative et moins abstraite : elle d~signe le geste
d’amour pacificateur. Mais, d’un c6t6 comme de l’autre, l’6quit6 a la per-
sonne pour objet et pour fin justificative.
45Voir M. Reale, 0 direito como Experi~ncia, Sao Paulo, Editoria Saraiva, 1968.
46Voir: G. Radbruch, Die Natur der Sache als juristische Denkform, 2e d., Darmstadt,
. Stone, (
und Sozialph. 145.
47Voir: Grny, supra, note 11 IA la p. 39 ; C.M. Marini, Ii giudizio di equitai nel processo civile
– Premesse teoriche, Padova, 1959.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 34
L’0pieikeia a renvoy6 tr~s t6t, chez les StoYciens, A une attitude amicale
et bienveillante proche de la philanthropia48. Et, comme telle, elle a donn6
naissance A la clementia ; la clementia qui se place A la limite de l’humanitas
et qui se distingue de la misericordia, de caractre plut6t 6motionnel et
attach6e i consid~rer le destin de l’injuste plus que la cause de l’injustice
commise 49.
D~pourvue de tout 6lment affectif, l’6quit6 est ainsi rationnelle. Elle
acquiert cette port~e chez Cic~ron qui la pr~sente comme une lumi~re de
v~rit6 morale: aequitas enim lucet ipsa per se (De Of, 1,30) ; c’est la mame
signification qu’elle revt chez la plupart des juristes romains influences par
le stolcisme, lorsqu’elle est synonyme de la bonafides50. A cet 6gard, l’quit6
est analogue A la bonne foi ; car, sous un aspect plus nettement objectiviste
et r~aliste, la bonne foi concerne l’appr~ciation lucide du contenu des pres-
tations au contrat, l’aequitas coincidant en pareil cas avec le sens du d6-
s~quilibre qualifi6 g6n6riquement d’usuraire5t . Et de cette similitude, le ius
gentium, inspir6 par le Portique, a su tirer le plus grand profit pour har-
moniser les dispositions d’une structure internationale du droit.
Les jusnaturalistes modernes souscrivent dans l’ensemble A une telle
conception de l’6quit6. Ils l’envisagent sous la dimension de l’interpr6tation
du texte lorsque celui-ci est trop g~n6ral. On peut citer le pr6curseur hol-
landais de l’Ecole du droit de la nature et des gens: Grotius (De iure belli
ac pacis, trad. Barbeyrac, 1768, t.I, II-XV-XXVI-2). II n’est pas indiftrent
de le noter: Grotius ale souci d’6viter la confusion entre 6quit6 et indulgence
(i.e. mis~ricorde). l’indulgence qu’il dissocie de l’6quit6 justifie une dispense
de la loi. < Autre chose, dit-il au sujet de l'6quit6, est de d6clarer qu'un
48Sur la relation de 1'6quit6 avec 'amiti6, dans le prolongement de ces traditions, voir: L.
Legaz y Lacambra, Filosofia del derecho, 5e 6d., Barcelona, Bosch, 1979 A la p. 352 et s.; et,
du minme auteur, < La equidad, Ia amidad y Ia justicia > dans Estudios J. Corts Grau, t. 1,
Valencia, Valencia Univ., 1977 A lap. 467 et s. ; L. Lombardi-Vallauri, Amicizia, caritd, diritto,
Milano, Giuffr, 1969.
49Voir: d’Agostino, supra, note 3 A la p. 101 et s.
50Voir: E Pringsheim, Aequitas und Bona Fides > dans Conf XIV Cent. Pandette, Milano,
1931 A la p. 185 et s., et sur ]a bonne foi, J.-M. Trigeaud, (Justice et fid~lit6 dans les contrats
[1983] Archives de philosophie du droit 209. Voir aussi : C.A. Maschi, < CiviltA e suggestioni
antiche e originalitA latina ) dans Atti Convegno Istituto internaz di Bolzano, Bolzano-Bozen,
1980 A la p. 111, (voir la p. 117 sur aequitas et la bonafides dans le ius gentium). Voir aussi :
sur 'honestas et la bonafides, philologiquement, et A partir de Cic8ron, Sanchez de la Torte,
supra, note 36 aux pp. 82-86.
3'Voir: Trigeaud, supra, note 50 A Ia p. 215 et s., et, du mnme auteur, < Promesse et appro-
priation du futur o dans Le droit et lefutur (Travaux Assoc. francaise de philosophie d droit),
Paris, P.U.E, 1985 A Ia p. 63 et s.
1989]
ONTOLOGIE DE L2IQUITt
certain fait n'a jamais 6t compris dans l'intention de la loi >> (Comparez
Suarez, De Leg., III,9-10;XVI,16…)
Le privilfge du jugement en 6quit6 est accord6 A la << droite raison >,
o lumi~re naturelle >, d’aprrs ce qui lui convient, en consideration de son
universalit6 formelle comme la reconnaissent les Stoiciens et Cicrron en
tte. Que vise alors l’6quit6 ? Son objet est toujours drtermin6 suivant le
schema aristotrlicien de l’6galit6 ; mais cette 6galit6 est rrinterprrte A tra-
vers la grille d’un subjectivisme idaliste.
I1 suffit de prendre Leibniz en exemple. L’acte juste, explique-t-il, en-
traeine, en tant qu’<< 6quitable >>, une certaine o proportion >> entre deux mou-
vements propres aux sujets: l’amour de soi et celui du prochain (El. juris
naturae, 1671, VI-1). I’rquilibre est en effet a 6tablir dans les 8tres entre
leurs instincts contradictoires, et non plus dans les choses ou les objets vers
lesquels se portent ces instincts en colorant l’intention morale. I1 en va de
m~me chez Bodin dont la <
gromrtriques >> : c’est l’quit6 qu’il invoque, au sens oci elle proportionne A
chacun, en fonction d’616ments internes, une justice 16gale qui est 6gale pour
tous 52. Ce raisonnement conduit A maintenir, il est vrai, l’ide d’une ad6-
quation de l’6quitable au juste naturel ant~rieur et suprrieur au juste 16gal
qui s’en inspire. Mais il n’y a lI qu’apparence formelle d’une ressemblance.
Car ce juste naturel se situe au sein de la nature de l’homme et non de la
nature des choses, ni, dans une perspective rraliste, de ce statut onto-
axiologique que d6signerait la personne au principe d’une nature de Phomme
qu’elle drpasse en s’y incarnant.
Afin de rendre claire cette distinction, Vico oppose le certum qu’il rat-
tache A la loi, au verum qu’il prrsente comme 1’o 6quit6 naturelle >) (Principi
di scienza nuova, II-II-CX). Mais l’implication des deux termes soulrve une
difficult6. Le certain ne parait-il pas exclure d’abord l’quitable, ce qui pr6-
figure le positivisme moderne ? La loi et l’6quit6 ne sont-elles pas, ensuite,
. l’autre, puisque la premiere repose sur la volont6, le
hrtrrog~nes l’une
consensus, tandis que la seconde se fonde sur la raison, et puisqu’il est
possible de retrouver dans leurs rapports mutuels la fameuse dialectique du
verum et factum convertuntur ?
Ce qui semble drsormais abandonn6 est l’exigence d’une pure 6galit6
objective comme l’avait congue le droit romain dans la mouvance de l’aris-
totrlisme ; 6galit6 tournre vers le seul objet, la relation entre les biens par-
tageables, et assumant, sous cet angle exclusif, les dimensions concretes du
52Voir: S. Goyard-Fabre, < La Juris Universi Distributio de Jean Bodin > dans Estudios de
Filosofia del Derecho y Cienca Juridica en Memoria y Hornenaje al Catedra atico Don Luid
Legazy Lacambra, t. 1, Madrid, Universidad Compluterso Madrid (Centro de estudios consti-
tucionales), 1983 A la p. 481 et s.
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 34
cas empirique. On ne saurait plus d6s lors faire appel A l’quit6 < plus 6gale >>
que l’6quit6 16gale, dans l’hypoth~se d’6cole, par exemple, du contrat suc-
cessif dont les prestations deviennent d6s6quilibr6es, afin d’en obtenir
r6vision 53. Cependant, il n’est gu6re imaginable que ‘on 61imine totalement
cet aspect objectif et r6aliste de l’quit6, et on le voit r6apparaitre lA off on
l’attendait le moins, A l’int6rieur meme de l’id6alisme le plus achev6: dans
la Rechtslehre de Kant.
Objectivement consider6, affirme Kant, l’quit6 n’est aucunement un prin-
cipe qui permet d’exiger d’autrui d’accomplir simplement son devoir moral,
mais celui qui exige quelque chose au nom de ce principe […]; seulement, il
lui manque les conditions indispensables dont a besoin le juge pour d6terminer
combien il est dfi54.
VoilA en quoi l’6quit6 surpasse le < droit strict > dans le vocabulaire romain;
voi1A en quoi elle rejoint une normativit6 naturelle a parte objecti, impli-
citement fond6e sur 1’6galit6, sur la proportion inter-objective. C’est, en effet,
ce qui ressort de 1’exemple donn6 par Kant A propos du salaire d6ja d6valu6
quand il est vers655. Toutefois, on ne voit pas tr~s bien comment l’quit6
qui a trait au contenu peut se concilier avec le juste qui est relatif A laforme
de l’acte (et A son ext6riorit6, comme l’avait enseign6 Thomasius) : non
seulement les critres divergent, mais en admettant l’6quit6 on passe, en
terme kantiens, de la subjectivit6 transcendantale A une objectivit6 vici~e
d’empirisme, contamin6e de factualit6.
Le point d’aboutissement du formalisme kantien est, en tout cas, dans
le positivisme qui se d6veloppe au XIX6e si~cle ; ainsi chez les Pandectistes,
chez Bernhard Windscheid. A un moment donn6, le kantisme oriente vers
l’historicisme : il provoque son contraire. C’est l’attitude de Savigny : l’ae-
quitas ou Billigkeit donne l’occasion de retrouver le v6ritable < esprit d'un
peuple >> et de communiquer avec lui, et, par IA de saisir le v6ritable < droit
positif qui englobe (conform6ment aux d6finitions de G. Hugo ult6rieu-
rement reprises par Austin et Merkel) le droit coutumier, spontan6... Mais
l'historicisme 6volue vers le Pandectisme, vers la (< Science juridique des
concepts >> qui renoue avec le formalisme kantien en le combinant avec un
positivisme. On le perqoit tr~s bien chez Windscheid pdur qui la science
l6gislative (loi-ratio scripta) remplace la science du droit: il 6carte d’emble
l’6quit6, la Billigkeit, dans l’interpr6tation (Lehrbuch des Pandekten,I, 1862).
Windscheid d6finit le principe qui doit guider cette interpr6tation comme
53Voir: Trigeaud, supra, note 51.
54Kant, Doctrine du droit, Appendice de rIntroduction, I, trad. Philonenko, Vrin, 1971 A ]a
55lbid.
p. 108.
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ONTOLOGIE DE UtQUITE
un principe d’6galit6 (aequum) qu’il compare d une 6toile. Or l’quit6 est A
rejeter, dans cette perspective, parce qu’elle d6signe une 6galit6 d’une autre
nature, une fgalit6 insaisissable et plac6e en-dega des lois, ce qui en compro-
met la certitude de l’application. Tel est le positivisme ; la seule 6galit6 qui
, dit Winds-
compte et que le juriste doit interpreter << comme un prftre
cheid, en la servant comme une v~rit6 religieuse soumise A ex6g~se sacr~e,
est inscrite dans les textes... Le kantisme r~apparait ici dans l'universalisme
de la forme l6gale. L'fquit6 renvoie par contre au cas singulier et A l'expe-
rience (celle A laquelle est attach6 R. von Jhering en promouvant la << Science
du droit des int~rats >…), et c’est pourquoi elle embarrasse et elle est exclue
du champ scientifique du droit… Mais c’est principalement le mode d’in-
terpr~tation que sugg~re ce positivisme, dans sa rigidit6 et sa lin~arit , qui
va poser le problme majeur: comment l’activit6 du juriste qui interpr~te
peut-elle se r~duire au mcanisme d’une deduction, d’une subsomption du
particulier qualifi6 sous le g6n6ral normatif et fixe ? N’y-a-t-il pas dans ce
proc~s de la comprehension intellectuelle du droit, tel qu’il se forme dans
la pratique des tribunaux, une simplification abusive et commode ? Ne peut-
on retrouver au moins la tradition antique et oubli~e d’une interpretation
qui n’est plus prisonnire d’un raisonnement analytique et qui est capable
d’assumer la valeur du concret en le r~ferant au principe dont la loi est
l’expression ? …Le renouvellement des m~thodes d’interpr~tation apportera
tr~s vite des modifications significatives, contraignant A une r6vision de la
place r~servfe a l’6quit6. G6ny, Betti56 en ont 6labor6 progressivement la
th~orie, ce qui a conditionn6 largement, comme il reconnait lui-meme, l’her-
m6neutique de Gadamer 57.
Le droit priv6 frangais a
t affect6 d’un positivisme analogue, celui
qu’ont combattu justement Saleilles, Josserand, G~ny, Bonnecase et, bien
que de fagon plus mod6r~e, Ripert. Car la plupart de nos principes sont
tires de l’id~alisme cart~sien (par l’interm~diaire de Domat et Pothier) et
kantien, et nous ne nous fondons que sur une rationalite scientifique et
formelle au sens des << Lumi~res > et du criticisme. Mais de tels principes
souvent demeur6s implicites et professes uniquement dans l’enseignement
des Ecoles puis des Facult~s, ont W refouls. Pour autant, l’6quit6 n’a pas
repris une signification realiste. En t6moigne suffisamment le refus des tri-
bunaux d’y recourir, alors qu’elle est pr~vue par l’article 1135 du Code civil
frangais, en mati~re d’excution des obligations conventionnelles. L26quite
1956.
56Voir: G~ny, supra, note 11 A la p. 39 ; E. Betti, Teoria generale dell’interpretazione, Milano,
57Gadamer, supra, note 28 d ]a p. 293 et s. et A la p. 312 et s. Voir aussi, sur la pol~mique
entre Betti et Gadamer A propos de l’application selon le schema dductif ou compr~hensif /
participatif: G. Zaccaria, Ermeneutica e Giurisprudenza, Milano, Giuffir , 1984, no 12 A la p.
73 et s., et voir en g~n~ral, K. Engisch, Die Idee der Konkretisierung in Recht und Rechtsivis-
senschaft unserer Zeit, 2e 6d., Heidelberg, 1968.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 34
justifie cependant la r6vision de ces obligations, lorsqu’elles sont disparates
du fait d’un 6v6nement externe (hypoth~se de l’impr6vision). La bonne foi
contractuelle (article 1134) a d’ailleurs 6t6 interpr6t6e dans cette acception,
en accord avec le principe g6n6ral : bonamfidem in contractibus considerari
aequum est; principe qui a connu un meilleur sort que la clausula rebus
sic stantibus, puisqu’en dehors du droit international priv6 elle n’a gu~re
trouv6 ici son application naturelle en droit civil58.
On est dor6navant fort loin de la pratique anglo-saxonne de l’equity.
Car ‘equity n’a nul besoin d’8tre assimil6e A la bonne foi (fairness)59. Elle
s’appuie sur une philosophie r6aliste de la nature des choses, dans Ia mesure
ofa elle refl6te la substance des op6rations juridiques, en conformit6 avec
1’6pieikeia grecque et l’aequitas romaine. Un exemple le d6montre sans
peine: si, d’un c6t6, la common law prescrit que certains contrats soient
sous forme 6crite, l’equity intervient, d’un autre c6t6, quand le contrat n’est
pas 6crit, pour prot6ger le contractant afin que l’autre partie ne tire pas un
avantage indfi de l’absence d’une forme 6crite60.
Comme exigence de la conscience, l’6quit6 ne saurait enfin 8tre mieux
r6fer6e A la personne que dans l’esprit du jud6o-christianisme. C’est alors
qu’elle s’entend au sens de l’amour pacificateur et de l’dlan charitable, par
l’union des facult6s rationnelles et sensibles, au sein d’un meme etre spi-
rituel, irremplagable et indivisible.
Selon la tradition judalque, en particulier dans l’interpr6tation de rAn-
cien Testament que propose la Midrasch, l’6quit6 est surtout prise dans
l’acception de la clementia stolcienne (voir S6n6que) ; elle marque une ten-
dance A la mod6ration du pouvoir du prince61. Prince qui devient la per-
sonne divine dont la personne humaine participe myst6rieusement, d’apr~s
l’orientation 6vang6lique et patristique grecque. Cette fois, l’6quit6 a gravi
le seuil d’une certaine pond6ration rationnelle. Certes, elle reste attach6e
aux notions classiques de convenance, de mesure, d’6quivalence ; mais elle
int~gre des 616ments affectifs et intellectuels, r~v6lant l’unit6 de la personne,
indissociablement corps et esprit. Elle est ainsi amour, elle promeut rin-
dulgence, la mis6ricorde, ce qui est pr6cis6ment 6tranger au rationalisme de
58Voir: Trigeaud, supra, note 51.
59Voir: Stein & Shand, supra, note 16, c. 10. Comparer: H.G. Hanbury, Modern Equity, 6e
6d., Londres, 1952 ; W.W. Coom, Cases and Materials on Equity, Londres, 1947. Comparer:
J. Rawls <(La justice comme Equit6b [1987] Philosophie 39.
6Stein & Shand, supra, note 16, c. 4.
6'Voir: Eschelbacher, < Recht und Billigkeit in der Jurisprudenz der Talmud >, Judaica,
Festschrift Cohen, Berlin, 1912.
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ONTOLOGIE DE UtQUITt
la morale stoicienne, au droit naturel qui en est issu et A l’Ecole qu’il a lui-
meme engendree en Allemagne et en Hollande aux temps modernes 62.
Congue comme expression de la pl6nitude de l’homme d l’image de
son Createur, homme que tout pouvoir judiciaire doit respecter et regarder
comme un modele virtuellement present en chaque acte axiologique, l’6quit6
a l’ambition d’6tablir la paix. Theme de l’apaisement des conflits dont le
tribunal est le lieu mythique, en meme temps qu’il en op re une singuliere
katharsis, comme le montrera avec force la sociologie de Duprel63. Theme
dont l’arriere-plan theologique est patent, comme est analogiquement evi-
dent le symbole de l’Alliance derriere la th6orie des actes juridiques legaux
ou contractuels.
La figure exemplaire de l’quitable qui aime, la figure de l’pieikks ou
de l’amakos, est donn6e par le Christ lui-m me, eu 6gard A sa propre loi.
L’equite est par consequent le signe de sa souverainete comme kurios,
comme maitre64. Une puissance dominatrice que l’equit6 ne traduit pas
comme un pouvoir discr6tionnaire ou arbitraire, ainsi qu’a pu inciter A le
penser la r6flexion luth6rienne, inclinant vers le positivisme juridique et
adh6rant A son formalisme, en ne voyant dans l’equit6 qu’une simple facult6
de moderer ses commandements pour le maitre, le chef de famille ou le
magistrat65…
Le Dieu du Nouveau Testament, en effet, se communique et ne se replie
pas sur lui-meme. Par l’exercice de son 6quit6, une 6quite archetypique qui
appartient potentiellement A tous selon la vis6e participative de la definition
de Phomme, il repr6sente la plus authentique liberation repondant A l’appel
d’une verite integrale66. Si l’6quite s’incarne toujours dans l’individuel, elle
degage l’individuel du poids de ses contingences: elle l’6leve par l’amour A
son essence et lui fait decouvrir le mouvement meme de l’8tre qui l’habite
et l’anime. S’il est une ontologie de l’6quit, elle peut trouver ainsi un fon-
dement ultime. Son essence consiste A percevoir l’essence de chaque chose
62Comparer: PG. Caron, Aequitas romana, Misericordia patristica ed Epieikeia aristotelica
nella dottrina dell’aequitas canonica, Milano, Giuffr6, 197 1.
63Voir: E. Dupr~el, Esquisse d’une philosophie des valeurs, Paris, Alcan, 1939; Le Rapport
social, Paris, Alcan, 1912. Comparer: W. Maihofer, < Le droit naturel comme d~passement du
droit positifN [1963] Archives de philosophic du droit 178 (sur la contradiction).
64Voir: A. von Harnak, < Sanftmut, Huldmut, Demut in der alten Kirchen >, Festgabe Kaf-
tan, Tfibingen, 1920.
65Voir: M. Luther, Traitg de l’autoritW temporelle. Voir aussi, sur les implications de la
theologie protestante dans l’interpr~tation et les presupposes de l’Nquit6, Gadamer, supra, note
28 A lap. 173 et s.
66Comparer: A. di Marino, < L'epieikeia cristiana) (1956) 29 Divus Thomas 396. 434 REVUE DE DROIT DE McGILL [Vol. 34 de droit observ~e, conduite, bien ou rapport, dans sa finitude et sa facticit6, et elle suppose, au sens d'un diagnostic juridique imm~diat, une intuition intellectuelle du juste 6gal auquel cette chose tend. Et 'on peut voir I, mais avec d'autres yeux peut-6tre que ceux de la raison du philosophe, une secrete imitation du Juste en son principe absolu.