Article Volume 49:4

Oser dire l’homosexualité en droit … et la rendre intelligible

Table of Contents

Oser dire lhomosexualit en droit …

et la rendre intelligible

Rmi Samson*

Les controverses entourant les discours sur
lhomosexualit se fondent souvent sur deux faons
fort diffrentes de comprendre
le phnomne :
lessentialisme, qui insiste sur le caractre inn de
lhomosexualit, et le constructivisme, qui lenvisage
comme identit construite. Dans son article, lauteur se
propose desquisser les manifestations de cette double
faon de parler de lhomosexualit, plus particulirement
dans le contexte des dbats juridiques entourant la
reconnaissance des droits des personnes homosexuelles,
et den tirer certaines consquences.

Si lauteur constate que des arguments de nature
essentialiste ont bien servi la cause des militants des
droits des homosexuel(le)s au Canada, il souligne
toutefois que cette approche tend ngliger les
consquences de
lidentification dune personne
comme homosexuelle. Cette dimension constructiviste
est pourtant dune grande importance, puisque le droit
est crateur didentits, de normes et de pouvoirs.

Selon lauteur, cette approche dichotomique des
discours sur lhomosxualit se fait au dtriment de
lidentit homosexuelle elle-mme. Elle fait du droit et
des catgories htrosexuel et homosexuel des
mcanismes de contrle social plutt que des guides
pour comprendre la ralit. Lauteur suggre quune
approche diffrente du droit et de ses rles permettra de
choisir entre les perspectives sans que ce choix
nimplique un rejet de lautre perspective.

Although

the

author

acknowledges

constructivism, which maintains

The controversy surrounding the meaning of
homosexuality is often based on two very different
ways of understanding the phenomenon: essentialism,
which insists on the innate nature of homosexuality,
and
that
homosexuality is a constructed identity. In this article,
the author outlines the features of this double discourse
on homosexuality, specifically in the context of the
legal debates over the recognition of the rights of
homosexuals, before drawing his own conclusions.

that
essentialist arguments have served the cause of
homosexual rights activists in Canada, he emphasizes
that essentialism neglects the consequences of being
labelled homosexual. The constructivist view is of great
significance because law creates identities, norms, and
power.

According to the author, the double approach to
the notion of homosexuality is contrary to the interests
of homosexual identity itself. It converts law, as well as
heterosexual
into
mechanisms of social control rather than guidelines for
understanding reality. The author suggests that an
alternative approach to law and its roles will allow for a
choice between the two perspectives, without the
choice of one necessarily eliminating the other.

and homosexual

categories,

* LL.B., LL.M., Membre du Barreau du Qubec. Lauteur tient remercier particulirement Iwan

Chan, Alain Papaux, Marie-Claire Belleau et Timothy R. Wilson pour leur appui et leur inspiration.

Revue de droit de McGill
McGill Law Journal 2004
Mode de rfrence : (2004) 49 R.D. McGill 815
To be cited as: (2004) 49 McGill L.J. 815

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

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Introduction

I. Une mise en contexte graduelle

A. Quelques considrations historico-politiques
B. Lessentialisme

1. Une pluralit dessentialismes
2. Laspect commun aux essentialismes

C. Un plaidoyer en faveur de la contextualisation :

les constructivistes

II. La rcupration de la thorie par le droit

A. La pratique de lessentialisme statique en droit
B. Les dangers de lessentialisme statique en droit

1. Love the sinner, hate the sin
2. Quest-ce quun acte homosexuel ?
3. Lessentialisme comme ultima ratio en matire

de mariage

Conclusion et ouverture

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LEtre se prend en plusieurs acceptions, mais cest
toujours relativement un terme unique […], une mme
nature1.

Introduction
Le dbat politique houleux situ lintersection de lhomosexualit et du droit,

qui domine depuis un certain temps lactualit canadienne, a fait revivre la vieille
question de la nature inne ou acquise de lhomosexualit. Cette question
reoit autant de rponses varies que le nombre de fois o elle se trouve pose. La
lecture de tout texte portant sur lhomosexualit dmontrera gnralement combien la
confusion qui rgne autour de la notion dhomosexuel est grande.

Le dbat essentialiste/constructiviste, qui a longtemps intress les spcialistes de
la queer theory2, fournit un excellent cadre lexploration de questions dont
lintrt transcende les arnes, fussent-elles politique, juridique ou autre : Quest-ce
que lhomosexualit ? Est-elle inne ou acquise ? Dans quelle mesure constitue-t-elle
un choix ? A-t-elle toujours exist ? Comment les Grecs pouvaient-ils vraiment tre
homosexuels si le terme homosexualit nexistait mme pas lpoque ? Pourquoi
confrer des droits aux homosexuels3 ?

La communaut acadmique contemporaine semble reconnatre que le dbat est
de relative inutilit aujourdhui en raison du trop grand nombre de questions quil
laisse dans lombre4. Pourtant, les deux positions qui le caractrisent permettent
lexploration daspects diffrents du phnomne de lhomosexualit. Privilgier lun
des ples au dtriment de lautre, toutefois, appauvrira invitablement la ralit et la
complexit de lhomosexualit.

Prenant appui sur la sagesse aristotlicienne, qui dira ltre multiplement, le

prsent essai entend esquisser les manifestations de cette double faon de parler de
lhomosexualit en sciences humaines, en en soulignant la fois les contradictions et

1 Aristote, Mtaphysique, t. 1, trad. par J. Tricot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1991, livre

, c. 2 la p. 110.

2 Les thses essentialistes et constructivistes ne sexpriment pas uniquement dans le contexte de
lhomosexualit. Voir par exemple dans le contexte des rapports femmes-hommes Jean-Franois
Gaudreault-DesBiens, Le sexe et le droit : sur le fminisme juridique de Catharine MacKinnon,
Cowansville, Yvon Blais, 2001, c. 6 aux pp. 111 et s.

3 En souhaitant partir du connu pour naviguer vers le moins connu, le prsent texte ne pourra traiter
que de lhomosexualit masculine, moins dindications contraires, explicites ou contextuelles.
Lemploi du terme homosexuel, longtemps considr pjoratif, sera privilgi au long du texte en
raison de sa gnralit et de sa neutralit relative. Quun tel terme puisse aujourdhui servir les fins
dun texte manifestement en faveur de lhomosexualit est signe possible du lien trs fort
quentretient tout concept avec le contexte dans lequel il reoit son expression et, de l, sa
signification.

4 Voir Bruce MacDougall, Queer Judgments : Homosexuality, Expression and the Courts in

Canada, Toronto, University of Toronto Press, 2000 la p. 31.

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les points communs. Leur expression sera fonction de la vision particulire de la
ralit ou mtaphysique qui anime lobservateur. Le contexte du juridique est
particulirement intressant pour explorer ces questions dans la mesure o, par le
truchement de sa mthodologie caractrise par limpratif de la qualification des
faits5, il se prononce vritablement sur lexistence juridique des homosexuels. Sa
vocation normative nest par ailleurs pas sans entraner des consquences relles,
politiques et sociales, sur ses sujets. Cest donc laide dexemples jurisprudentiels
rcents que certaines ramifications pratiques des deux positions thoriques, dgages
en premire partie, seront illustres.

lhomosexualit,

les personnes homosexuelles de nos

Le premier discours abord concernera la nature de lhomosexualit. La
branche essentialiste du dbat mentionn plus haut en est un reflet. La recherche des
causes de lhomosexualit peut paratre intressante en tant que telle, mais cest
surtout lusage qui en est fait qui est rvlateur. En effet, quelles que soient les causes
de
sont
vraisemblablement l pour y rester. De plus, cest par lentremise de lessence que
bien des avances dans le domaine de la reconnaissance de droits aux homosexuels
ont t rendues possibles. Aprs tout, cest bien en essentialisant lhomosexualit
que la Cour suprme du Canada a jug6 ncessaire dinclure le critre de lorientation
sexuelle comme motif analogue de discrimination interdite par lart. 15(1) de la
Charte canadienne des droits et liberts7. Lexamen de dcisions rcentes de
tribunaux canadiens contrastera cette pratique judiciaire de lessentialisme avec les
dangers inhrents une telle approche.

socits

Beaucoup estiment que la question ne devrait pas se poser en ces termes, mais
quon devrait plutt sattarder sur les consquences de lidentification de personnes
comme homosexuels8, de mme que sur la signification rattache par une culture
donne au comportement homosexuel9. Quune personne naisse homosexuelle ou
choisisse son orientation sexuelle a, selon ces auteurs, peu dimportance. Le seul

5 Voir Patrick Nerhot, The Law and Its Reality dans Patrick Nerhot, dir., Law, Interpretation and
Reality : Essays in Epistemology, Hermeneutics and Jurisprudence, Dordrecht, Kluwer Academic,
1990 aux pp. 50-69.

6 Le passage suivant de larrt Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, 124 D.L.R. (4e) 609 [Egan],
souvent cit, est particulirement rvlateur : quelle repose ou non sur des facteurs biologiques ou
physiologiques, ce qui peut donner matire controverse, lorientation sexuelle est une caractristique
profondment personnelle qui est soit immuable, soit susceptible de ntre modifie qu un prix
personnel inacceptable (ibid. la p. 528).

7 Charte canadienne des droits et liberts, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant
lannexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 [Charte]. Lart. 15(1) se lit comme
suit : La loi ne fait acception de personne et sapplique galement tous, et tous ont droit la mme
protection et au mme bnfice de la loi, indpendamment de toute discrimination, notamment des
discriminations fondes sur la race, lorigine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe,
lge ou les dficiences mentales ou physiques.

8 Voir MacDougall, supra note 4 la p. 31.
9 Voir Jeffrey Weeks, Invented Moralities : Sexual Values in an Age of Uncertainty, Cambridge,

Polity Press, 1995 la p. 7.

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fait dtre identifi comme homosexuel peut, par contre, entraner des consquences
relles quil est utile de mettre jour. Les tenants de cette position qui consiste
mettre laccent sur le volet signification de la question homosexuelle craignent mme
lexploration des causes vritables de lhomosexualit, car poser la question
tiologique, cest insinuer la possibilit dune bonne et dune mauvaise rponse10.
Ainsi, la dcouverte dun gay gene11 pourrait avoir comme consquence de rendre
lhomosexualit plus excusable, alors que linverse justifierait lopprobre socital.

Ce second champ dinvestigation exige ncessairement une approche contextuelle
qui permettra de situer le concept homosexuel dans le temps et de mettre en
vidence certaines des sources de la signification ngative qui sy rattache. Le rle
jou par le droit dans ce contexte est vital. Cest largement par lentremise des
pouvoirs normatif et performatif12 du droit quest cre la ralit des homosexuels. Par
son institutionnalisation de lhtrosexualit, en effet, le droit produit un double effet
sur ses sujets : la norme (htrosexuelle) relgue lhomosexualit au rang de
lanormalit et la maintient ce niveau13. Dans ce contexte juridique, donc, ltiologie
de lhomosexualit peut paratre moins importante, dans la mesure o cest
lapposition de ltiquette homosexuel, une opration de qualification de faits jugs
significatifs par la culture juridique donne, qui entrane vritablement des
consquences.

La mise en parallle de ces deux discours et leur illustration subsquente
permettront de voir, en conclusion, quils ne sont pas aisment sparables lun de
lautre, et quils conservent tous deux leur pertinence dans lacte de connaissance (et
de reconnaissance). Le dilemme pos par la mthodologie contemporaine du droit
rside dans le choix de perspective quil impose et dans lappauvrissement corrlatif
de lexprience de lhomosexualit. Ce choix impos fait du droit et des catgories
htrosexuel et homosexuel des mcanismes de contrle social alors quils
devraient plutt servir de guides dans notre comprhension de la ralit. Cest en
dfinitive par le truchement dune nouvelle conception du droit et de ses rles quil
deviendra possible de garder lesprit que le choix dune perspective dintelligibilit
nentrane pas ncessairement le rejet de lautre, puisquil sagit bel et bien de
perspectives.

10 Voir MacDougall, supra note 4 la p. 31.
11 Voir par ex. Dean Hamer et al., A Linkage Between DNA Markers on the X Chromosome and
Male Sexual Orientation Science 261 : 5119 (16 juillet 1993) 321 ; Simon LeVay, A Difference in
Hypothalamic Structure Between Heterosexual and Homosexual Men Science 253 : 5023 (30 aot
1991) 1034.

12 Au sens utilis par John Langshaw Austin, How to Do Things with Words, Cambridge, Harvard

University Press, 1962.

13 Voir Adrienne Rich, Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence (1980) 5 Signs 631,
tel que cit dans Ann Snitow et al., dir., Powers of Desire : The Politics of Sexuality, New York,
Monthly Review Press, 1983 aux pp. 177-205.

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I. Une mise en contextes graduelle

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A. Quelques considrations historico-politiques

Lapparition du terme homosexuel est le sujet dune certaine controverse.
Michel Foucault, dans sa clbre Histoire de la sexualit, soutenait que lintroduction
de la psychanalyse ainsi que la gense de lindexation mdicale ont conduit
linvention de la catgorie homosexuel, perue comme plus objective et mieux
approprie pour dcrire la ralit des comportements sexuels que la dichotomie actes
normaux/actes anormaux14. Il en retraait la naissance sa caractrisation par Karl
Friedrich Otto Westphal en 1870 dans un article sur les sensations sexuelles
contraires15. Le Oxford English Dictionary en impute plutt lorigine Charles G.
Chaddock, dans sa
louvrage de Richard von Krafft-Ebing,
Psychopathia sexualis (1886), qui aurait invent le terme homo-sexuality pour
remplacer la catgorie sexual inversion, dune amplitude juge trop large16.
Linvention des mots Homosexuell et Homosexualitt en 1869 est attribue
lcrivain hongrois Karl Maria Kertbeny17.

traduction de

Lidentit homosexuelle, par contre, est un concept dorigine relativement rcente
qui dcoule en partie de la dcouverte de lhomosexuel par les professions
mdicales et psychiatriques, mais surtout de changements sociaux et conomiques qui
ont marqu la socit amricaine la fin du 19e sicle. La monte du capitalisme
industriel et la migration corrlative dindividus vers les villes cette poque ont fait
dcrotre limportance de la cellule familiale dans la dtermination de la moralit et du
droit. De plus, certaines barrires lindpendance conomique des femmes furent
rduites, permettant celles-ci de vivre spares des hommes et de dvelopper des
relations avec des femmes seulement. Ces changements ont permis aux individus de
choisir davoir des relations avec des personnes du mme sexe plutt que de se
marier18.

14 Michel Foucault, Histoire de la Sexualit, vol. 1, Paris, Gallimard, 1976, c. 2 aux pp. 50-67.
15 C. Westphal,

contrre Sexualempfindung. Symptom

eines

Die

neuropatischen

(psychopathischen) Zustandes (1869) 2 Archiv fr Psychiatrie und Nervenkrankheiten 73.

16 Voir David M. Halperin, Sex Before Sexuality : Pederasty, Politics, and Power in Classical
Athens dans John Corvino, dir., Same Sex : Debating the Ethics, Science, and Culture of
Homosexuality, Lanham (Md.), Rowman & Littlefield, 1997 aux pp. 203-204.

17 Voir Manfred Herzer, Kertbeny and the Nameless Love (1985) 12 Journal of Homosexuality
1 ; Franois Rigaux, Les discriminations de race, de sexe et dorientation sexuelle en qute dalibis
scientifiques (2000) 60:2 Ann. dr. Louvain 173 la p. 185.

18 Voir The Editors of the Harvard Law Review, Sexual Orientation and the Law, Cambridge Mass.,

Harvard University Press, 1990 la p. 5.

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John Marshall retrace lmergence de lidentit gaie aux annes 1950-1960, en
raison dun climat politique relativement plus homophile19, manifest notamment
par des mouvements comme la Mattachine Society, qui tenait des runions secrtes
dans les plus importants centres urbains et publiait des bulletins dinformation
lintention des gais et lesbiennes, et comme les Daughters of Bilitis, une association
destine promouvoir les intrts des lesbiennes plus spcifiquement20. En raison de
laugmentation de sentiments anti-homosexuels et du harclement cautionn par les
autorits (les lois, bien souvent, criminalisaient lhomosexualit), les revendicateurs
de droits devaient dabord agir pour mettre labri des intrusions tatiques leurs
espaces privs et leurs institutions culturelles (bars, clubs, journaux)21.

La fin des annes soixante a vu natre le mouvement contemporain du gay and
lesbian liberation, dont on fixe gnralement le point de dpart au mois de juin 1969,
lors dmeutes autour du Stonewall, un bar gai de New York. Le mouvement post-
Stonewall a exig labolition des lois contre la sodomie et ldiction de lois contre la
discrimination22. Cette nouvelle approche a t qualifie de politique de la
reconnaissance (politics of recognition)23. Les attaques des mouvements fministes sur
les rles traditionnels homme-femme (gender roles) ont permis louverture et ont eu
pour effet de diminuer les tabous entourant la sexualit, ce qui a aussi contribu
favoriser la cause des homosexuels24. Les professionnels de la sant mentale ont cess
de qualifier lhomosexualit de maladie au dbut des annes soixante-dix25. Cest en
outre cette approche qui a men la reconnaissance juridique des homosexuels au
Canada, dabord par la dcriminalisation de la sodomie et ensuite, par lacceptation
judiciaire de lorientation sexuelle comme motif illicite de discrimination.

19 Voir Mary McIntosh, Queer Theory and the War of the Sexes dans Joseph Bristow et Angelia
R. Wilson, dir., Activating Theory : Lesbian, Gay, Bisexual Politics, Londres, Lawrence & Wishart,
1993, 30 aux pp. 43-44.

20 Voir The Editors of the Harvard Law Review, supra note 18 aux pp. 5-6. On pourrait ajouter
cette liste le Groupe Arcadie, en France, ou encore le Homosexual Law Reform Society et le collectif
Kenric, en Angleterre : voir Lise Nol, Lintolrance : Une problmatique gnrale, Montral,
Boral, 1989 la p. 222.

21 Voir William N. Eskridge, Equality Practice : Civil Unions and the Future of Gay Rights, New

York, Routledge, 2002 la p. 1.

22 Voir ibid. la p. 2.
23 Le terme vient de Nancy Fraser, Justice Interruptus : Critical Reflections on the Postsocialist

Condition, New York, Routledge, 1997 et est repris par Eskridge, supra note 21 la p. 2.

24 Voir John DEmilio et Estelle B. Freedman, Intimate Matters : A History of Sexuality in America,
New York, Harper & Row, 1988 la p. 321 ; The Editors of the Harvard Law Review, supra note 18
la p. 6.

25 En 1973, lAmerican Psychiatric Association retirait lhomosexualit de sa liste de troubles
psychiatriques (voir Ronald Bayer, Homosexuality and American Psychiatry : The Politics of
Diagnosis, New York, Basic Books, 1981 la p. 137). LAmerican Public Health Association et
lAmerican Psychological Association faisaient de mme en 1975 (voir Sylvia A. Law,
Homosexuality and the Social Meaning of Gender [1988] Wis. L. Rev. 187 la p. 214, n. 131).

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Malgr toutes les perces faites par les mouvements de dfense des droits des
homosexuels, il nen reste pas moins quune signification minemment ngative se
rattache encore lhomosexualit. Tout au long du 20e sicle, les tats-nations ont
utilis lidentit homosexuelle en temps de crise pour attaquer le communisme, le
fascisme, le capitalisme bourgeois, le colonialisme, lOccident et le Nord, lEst et le
Sud, lenvironnementalisme, lEurope et lAmrique du Nord26. Lhomosexualit est
devenue un symbole de modernit qui soppose au mode de vie traditionnel fond
sur un mariage htrosexuel et des rles homme-femme stricts qui existent
prtendument de tout temps. Lhomosexualit, en Occident, menace les valeurs
traditionnelles et est associe au monde urbain, lui-mme en dclin ou en ruine. La
nostalgie dun pass mythique davant la naissance de lidentit homosexuelle est
bien souvent invoque par ses dtracteurs27.

Les mouvements pro-homosexuels ont donc caus, par un effet de ressac,
lmergence de mouvements traditionnels qui considrent que leur vision du monde
est menace par la reconnaissance de droits aux homosexuels, et qui estiment que
leurs valeurs familiales et leurs droits de ne pas se mler aux homosexuels sont
enfreints. Ces ractions constituent ce que William N. Eskridge nomme justement une
politique de sauvegarde (politics of preservation)28. Le dbat qui fait aujourdhui rage
en matire de reconnaissance du droit au mariage pour les homosexuels constitue le
terrain idal dexpression des tenants de cette vision conservatrice de la socit, qui
trouve des rsonnances du ct de la droite politique. Au Canada, celle-ci se sert
maintenant de lidentit homosexuelle et de la menace quelle reprsente pour la
cellule familiale traditionnelle, pierre dassise de la socit, pour dcrier lactivisme
judiciaire et attaquer la lgitimit des interventions des tribunaux dans le domaine
des droits fondamentaux de la personne.

Cest sur cette trame de fond que se dessine la grande controverse qui a
longtemps divis (et qui divise toujours) les thoriciens qui sintressent
lhomosexualit dans leurs champs respectifs dtudes.

Les termes du dbat essentialiste/constructiviste sont loin dtre clairs et ne se
circonscrivent pas aisment. Leur comprhension est facilite par une mise en
opposition presque caricaturale. Le dbat peut tre vu comme une comptition entre
deux dfinitions de lhomosexualit29. Lessentialisme consisterait rduire cette
orientation sexuelle quelques traits conus comme ncessaires, invitables,

26 Voir Carl Franklin Stychin, A Nation by Rights : National Cultures, Sexual Identity Politics, and

the Discourse of Rights, Philadelphia, Temple University Press, 1998 la p. 194.

27 Voir Laurie Rose Kepros, Queer Theory : Weed or Seed in the Garden of Legal Theory ?

(2000) 9 Law & Sexuality 279 la p. 285, n. 32, faisant rfrence Stychin, ibid. la p. 194.

28 Eskridge, supra note 21 la p. 2.
29 Voir David R. Ortiz, Creating Controversy : Essentialism and Constructivism and the Politics of

Gay Identity (1993) 79 Va. L. Rev. 1833 aux pp. 1845-47.

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gnraux et gnraliss30. Lessentialisme postulera gnralement un contenu la
notion dhomosexuel le fait davoir des dsirs et/ou des relations sexuelles avec
une personne de son propre sexe, par exemple et soutiendra que les homosexuels
ainsi dfinis ont exist en tous lieux et en tous temps. Les constructivistes prtendront
au contraire qutre homosexuel na de sens quau sein dun contexte historico-
culturel et que la catgorie identitaire homosexuel ou gay est un produit
dattitudes amricaines et europennes lgard de la famille, du sexe, de la sexualit,
de lorganisation conomique et de la mdecine31, des attitudes qui, comme on la vu,
datent de la fin du 19e sicle.

Le dbat na de sens que dans la mesure o il sarticule autour de la qute dune
vraie dfinition de lhomosexualit32. Vues dans cette perspective, les diffrences
dopinions exprimes par les auteurs et les activistes concernent surtout la meilleure
faon de parler de lidentit homosexuelle pour les fins du politique et du juridique.
Chacune de ces deux positions peut tre nuance divers degrs. Les sections
suivantes mettront en lumire ces deux modes dexpression de lhomosexualit, de
mme que leur pertinence en droit.

B. Lessentialisme

1. Une pluralit dessentialismes

Lessentialisme peut sexprimer sur plusieurs registres qui se recoupent. Un point
permet cependant de les regrouper. Les tenants de lessentialisme, bien quils ne
sidentifient jamais comme tels33, dfinissent gnralement les homosexuels comme
des personnes qui ressentent une attirance sexuelle pour les personnes de leur propre
sexe et/ou qui ont des relations sexuelles avec ces personnes.

Une version de lessentialisme veut que le fait dtre homosexuel soit une
proprit
intrinsque, qui ne varie ni historiquement ni culturellement.
Lhomosexualit possderait une certaine stabilit, indpendante du contexte social34.
Selon cette vision, les homosexuels ont toujours exist, partout au monde, et pour en

30 Marie-Claire Belleau, Les thories fministes : droit et diffrence sexuelle (2001) R.T.D. civ. 1

la p. 11.

31 Voir John DEmilio, Capitalism and Gay Identity, Making Trouble : Essays on Gay History,
Politics, and the University, New York, Routledge, 1992 la p. 3 ; David M. Halperin, One Hundred
Years of Homosexuality, One Hundred Years of Homosexuality: and Other Essays on Greek Love,
New York, Routledge, 1990 la p. 15.

32 Voir Ortiz, supra note 29 la p. 1849.
33 Voir MacDougall, supra note 4 la p. 42 ; voir aussi John Boswell, Categories, Experience and
Sexuality dans Edward Stein, dir., Forms of Desire : Sexual Orientation and the Social
Constructionist Controversy, New York, Garland, 1990, c. 7 aux pp. 134-35.

34 Voir Ortiz, supra note 29 la p. 1836 ; Edward Stein, Conclusion : The Essentials of
Constructionism and the Construction of Essentialism dans Stein, supra note 33, c. 12 aux pp. 325-
26.

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parler, il est logique de les rassembler en un seul groupe, indpendamment de leur
situation tant gographique quhistorique35. Ainsi dfinie, lhomosexualit participe
de lessence de la personne et ne peut donc tre facilement change du moins dans
les cas o lon envisage mme la potentialit de changement. Tel que lexplique Bruce
MacDougall, un tenant de lessentialisme soutiendrait que lhomosexualit nest pas
quelque chose dinsignifiant qui pourrait disparatre aisment ou qui pourrait tre
profondment modifi en plaant lhomosexuel dans un environnement diffrent.
Lhomosexualit nest la faute de personne36.

Un aspect de lessentialisme concerne ce quil est convenu dappeler, en anglais,
le dbat nature/nurture : nat-on homosexuel ou le devient-on graduellement ? La
premire branche de cette position est souvent reprsente par les sciences de la
sexualit qui proposent des thories reliant lhomosexualit lADN37 ou
lexposition du ftus des niveaux hormonaux particuliers38. La seconde branche est
celle de la psychanalyse, qui propose des explications de lorientation sexuelle
fondes sur la dynamique psychologique familiale39.

Lessentialisme se manifeste aussi dans la recherche dune causalit dterministe
ou volontariste de lhomosexualit. Selon la vision dterministe, la personne na
aucune dcision prendre face son homosexualit, que celle-ci soit inne ou
acquise, et ne peut la changer, si ce nest au prix defforts inacceptables. Le dbat
nature/nurture sinscrit dans cette perspective dterministe. La position inverse veut
que la personne soit en mesure de choisir initialement son orientation sexuelle ou
encore, de la changer en cours de route40.

Cheshire Calhoun propose une distinction binaire utile quant aux essentialismes.
Lun mettrait lemphase sur des faits naturels fondant lidentit sexuelle ce
quelle appelle lessentialisme naturalisant lautre, universalisant, prendrait acte de
lapparente stabilit historique et culturelle de la catgorie identitaire, sans toutefois
postuler la source de cette stabilit41.

Lessentialisme naturalisant implique donc que lhomosexualit, dfinie comme le
dsir sexuel lgard dune personne de son propre sexe, de mme que lexpression
de ce dsir, nest pas, la base, un fait social, mais plutt un fait naturel tel que
celui davoir cinq doigts ou davoir la rougeole. Par consquent, la concrtisation de

35 Voir la dfinition dans Boswell, supra note 33 la p. 137, n. 8.
36 Voir MacDougall, supra note 4 la p. 42.
37 Voir par ex. Hamer et al., supra note 11.
38 Voir par ex. Richard C. Friedman, Male Homosexuality : A Contemporary Psychoanalytic

Perspective, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1988.

39 Voir par ex. Sigmund Freud, Three Contributions to the Theory of Sex, trad. par A.A. Brill, New
York, E.P. Dutton & Co., 1962 aux pp. 1-13 ; Charles W. Socarides, A Provisional Theory of
Aetiology in Male Homosexuality : A Case of Preoedipal Origin (1968) 49 Intl J. Psychiatry 27.

40 Voir Ortiz, supra note 29 la p. 1837.
41 Cheshire Calhoun, Denaturalizing and Desexualizing Lesbian and Gay Identity (1993) 79 Va.

L. Rev. 1859 aux pp. 1861-63.

2004] R. SAMSON RENDRE INTELLIGIBLE LHOMOSEXUALIT EN DROIT 825

lhomosexualit ne dpend pas de son opportunit culturelle. Ce mode
dessentialisme prsuppose que certaines identits sont invariables parce que fondes
sur des faits personnels pr-sociaux, naturels et culturellement transportables.
Lhomosexualit serait en quelque sorte fonction de critres biologiques.

Lessentialisme universalisant, en revanche, admet que la stabilit et la constance
qui semblent caractriser lhomosexualit en tant que comportement sexuel puissent
tre le fruit doccasions culturelles qui, elles-mmes, sont invariablement disponibles
dans lensemble des cultures et travers lhistoire42. Bien quune catgorie identitaire
soit prsente par-del les cultures, il nen dcoule pas ncessairement que des
personnes tombant sous le coup de la catgorie dans une culture donne occuperaient
ncessairement la mme place dans une autre. Lexemple typique, selon Calhoun, est
celui du criminel dans un tat qui nest pas considr comme tel dans un autre en
raison des conditions diffrentes qui constituent alors la catgorie criminel. Ce qui
compte, cest que la personne ait loccasion de devenir un criminel dans toutes les
cultures43.

2. Laspect commun aux essentialismes

Tous les modes de lessentialisme qui sont dcrits plus haut et qui caractrisent

lpistmologie de lhomosexualit ont en commun leur rattachement au paradigme44
de la modernit, anim par ce que certains nomment une mtaphysique de
lunivocit. Alain Papaux crit :

La mtaphysique de lunivocit affirme que la comprhension et lexpression
des ralits sopre par des concepts univoques, discontinus, lesquels disent
uniment, identiquement tout ce dont ils sont affirms : communaut de nom et
identit de notions. Le concept univoque peut donc sabstraire totalement des
ralits dont il est dit ; il ne comprend que ce quil signifie absolument et ne

42 Voir ibid. la p. 1864.
43 Lexemple est emprunt Ortiz, supra note 29 aux pp. 1841-42, et repris par Calhoun, supra note
41 la p. 1863. Toutefois, il prte le flanc la critique. En effet, pour quune culture donne ait une
conception de ce qui constitue un criminel (au sens dOrtiz, cest–dire une personne qui
contrevient la loi), encore faut-il quil y ait des cas qui viennent donner un sens la catgorie
criminel dans cette mme culture. Dans cette optique, il ne saurait y avoir de caractre essentiel
rattach la catgorie criminel, si celle-ci doit tre conue sans prendre en compte les cas qui la
conditionnent. Lexemple dun fraudeur fiscal met bien en lumire le fait quun principe ne peut tre
spar de ses applications. En effet, il est impossible pour certaines cultures de reconnatre lexistence
de fraudeurs fiscaux puisque les conditions pour une telle qualification (lexistence de lois fiscales) ne
se retrouvent pas chez elles. Une personne na donc pas loccasion de devenir fraudeur fiscal dans ces
cultures.

44 Dans le contexte des sciences pures par opposition aux sciences humaines Thomas Kuhn
donne le nom de paradigme ces ensembles de convictions, dexemples reconnus de travail
scientifique rel exemples qui englobent des lois, des thories, des applications et des dispositifs
exprimentaux [qui] fournissent des modles qui donnent naissance des traditions particulires et
cohrentes de recherche scientifique. Voir Thomas S. Kuhn, La structure des rvolutions
scientifiques, trad. par Laure Meyer, Paris, Flammarion, 1983 la p. 30.

826

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

[Vol. 49

recle aucun ordre, de lantrieur et du postrieur (du plus ou moins),
puisquil se dit identiquement de tout ce quil comprend. Ni multiplicit
contenue, ni unit relative, le concept univoque procde dune logique discrte,

binaire, dune logique du tout ou rien, rassurante certes mais rductrice45.

La sexualit humaine naurait donc pas chapp cette tendance moderne la
compartimentalisation rigide du savoir. Comme lcrit Robert Padgug :

the most commonly held twentieth-century assumptions about sexuality imply
that it is a separate category of existence (like the economy, or the state, or
other supposedly independent spheres of reality), almost identical with the
sphere of private life. Such a view necessitates the location of sexuality within
the individual as a fixed essence, leading to a classic division of individual and
society and to a variety of psychological determinisms, and, often enough, to a
full-blown biological determinism as well. These in turn involve the
enshrinement of contemporary sexual categories as universal, static, and
permanent, suitable for the analysis of all human beings and all societies46.

En philosophie, deux acceptions de lessence paraissent assez pertinentes pour le
prsent propos. Lessence sentend dabord, au sens mtaphysique, de ce qui est
considr comme formant le fond de ltre, par opposition aux modifications qui ne
latteignent que superficiellement ou temporairement47, ces dernires tant dites
accidents de lessence. Lessence peut encore se dire de ce qui constitue la nature
dun tre, par opposition au fait dtre48, et donc, par opposition lexistence. Une
conception statique de lessence comme celle privilgie par une mtaphysique de
lunivocit comporte des risques certains. Lessentialisme statique focalise la pense
sur le seul point de vue de lessence, qui devient seule perspective dintelligibilit
lgitime. Lexistence, laquelle on ne reconnat aucune autonomie en tant que
perspective dintelligibilit propre, sen trouve alors dconsidre. Les existants, au
lieu de conditionner les essences, en deviennent le produit49. Lessentialisme nous
condamne une vision toute statique du monde. La connaissance humaine sen trouve
profondment simplifie qui se conjugue sous une seule perspective dintelligibilit50.

45 Alain Papaux, Essai philosophique sur la qualification juridique : de la subsomption
labduction ; lexemple du droit international priv, Bruxelles, Bruylant, 2003 aux pp. 47-48. Pour
une dmonstration du lien entre lpistmologie de la science moderne (dont le parangon est sans
conteste Ren Descartes) et la mtaphysique de lunivocit, voir ibid. aux pp. 47 et s.

46 Robert Padgug, Sexual Matters : On Conceptualizing Sexuality in History (1979) 20 Radical

History Review 3 dans Stein, supra note 33 la p. 50.

47 Andr Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 16e dition, vol. 1, Paris,

Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, 1988 la p. 301.

48 Ibid.
49 En ce sens, lire Nerhot, supra note 5 la p. 56.
50 Papaux, supra note 45 la p. 69.

2004] R. SAMSON RENDRE INTELLIGIBLE LHOMOSEXUALIT EN DROIT 827

C. Un plaidoyer en faveur de la contextualisation : les constructivistes

Conscientes de laporie laquelle mne la voie de lessentialisme, les coles
constructivistes sont entres en scne dans lespoir de proposer de nouveaux concepts
vocation heuristique. Il y a bien sr peut-tre autant de constructivismes que de
constructivistes, mais en gnral, ceux-ci prtendent qutre homosexuel nacquiert
son sens quau sein dun contexte historico-culturel51. Ce sera donc principalement
llment contextuel qui
tenants du
constructivisme en matire dhomosexualit.

lattention des nombreux

retiendra

Selon Daniel Ortiz, les constructivistes croient que les catgories identitaires sont
des crations sociales, qui rsultent de croyances et de comportements sociaux, et sont
elles-mmes des pratiques sociales complexes qui peuvent svaluer en fonction des
intrts de ceux quelles servent. Dans cette perspective, lidentit sert de moyen tant
daffirmation que de contrle social. Pour les constructivistes, la catgorie identitaire
gay ne rflte pas seulement les attitudes amricaines de la fin du 19e sicle
lgard de la famille, du sexe et de la sexualit, mais aussi des attitudes lgard de
lorganisation conomique et des sciences de la sant52.

En somme, les constructivistes sattardent sur la signification de lhomosexualit,
de mme quaux procds qui permettent de donner du sens cette catgorie. Alors
que lessentialisme, comme nous lavons vu, avait tendance universaliser la notion
dhomosexuel en la rduisant sa plus simple expression (le comportement sexuel),
les constructivistes densifieront, en la rendant plus complexe, leur description des
homosexuels en connaissant et en reconnaissant ceux-ci au sein de rles sociaux et
dans leurs relations avec dautres ples de la vie sociale, tels la famille, les sexes, la
sexualit53.

La sociologue britannique Mary McIntosh fut une pionnire dans lexposition
dun point de vue constructiviste en matire dorientation sexuelle. Son texte The
Homosexual Role, publi en 196854, parangon du mouvement constructiviste, est
souvent cit. Elle proposait de concevoir lhomosexuel comme jouant un rle social
plutt que comme une personne souffrant dune condition, parce quun rle se
prte plus facilement une conception dichotomique (rle homosexuel/rle

51 Boswell, supra note 33 la p. 135 : Very broadly speaking, they have in common the view that
sexuality is an artifact or construct of human society and therefore specific to any given social
situation.

52 Ortiz, supra note 29 aux pp. 1836-37.
53 Ibid. la p. 1845.
54 Mary McIntosh, The Homosexual Role (1968) 16 Social Problems 182 dans Stein, supra note

33 la p. 25.

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

828

htrosexuel) que les habitudes de comportement sexuel55, qui elles, sont beaucoup
plus varies56.

[Vol. 49

Elle concevait le rle en termes dattentes (expectations) pouvant tre combles
ou non. Elle expliquait que dans les socits modernes qui reconnaissent un rle
homosexuel, lattente principale, tant de ceux qui jouent le rle que des autres, est
quun homosexuel sera exclusivement ou trs majoritairement homosexuel dans ses
sentiments et comportements. Les personnes non homosexuelles manifestent
frquemment dautres attentes qui affectent la concepion de soi de tout homme qui
sestime homosexuel. Par exemple, on sattend ce que lhomosexuel soit effmin,
tant dans ses manires que dans sa personnalit et dans ses activits sexuelles
prfres, que la sexualit jouera un quelconque rle dans toutes ses relations avec les
autres hommes, et quil sera attir vers des garons et des jeunes hommes quil voudra
probablement sduire. Lexistence mme dune attente sociale participe bien sr de
son accomplissement, dont ltendue doit tre vrifie empiriquement57.

La conception propose par McIntosh de lhomosexuel comme jouant un rle
social a pour avantage de densifier le type homosexuel et de lenrichir en y incluant
plus que le simple comportement sexuel et aussi, de rendre les comparaisons entre
cultures plus clairantes58.

Dans un texte publi en 1979, Robert Padgug semble faire cho McIntosh
lorsquil distingue le comportement homosexuel de la conscience et des identits
homosexuelles, le premier tant potentiellement universel, les secondes dorigine
plutt moderne. Il plaide lui aussi pour une densification du type homosexuel,
puisque les identits ne sont pas inhrentes lindividu. Commettre un acte
homosexuel est une chose bien diffrente du fait dtre un homosexuel59.

Selon lui, la ralit sexuelle est variable plusieurs niveaux. Elle change selon les
individus, selon le sexe et lintrieur des socits, tout comme elle diffre dun genre
lautre, dune classe lautre et dune socit lautre. Mme le sens et le contenu
du dsir sexuel varient en fonction de ces catgories. Il y a, avant tout, de continuels

55 Ibid. la p. 29.
56 Son texte est paru vingt ans aprs le clbre rapport de Alfred C. Kinsey qui a rvolutionn
lapproche nord-amricaine lgard de la sexualit la suite de ses conclusions dstabilisantes
indiquant que seule 50% de la population mle adulte et de peau blanche adoptait un comportement
exclusivement htrosexuel durant tout son ge adulte. Voir Alfred C. Kinsey, Wardell B. Pomeroy et
Clyde E. Martin, Sexual Behavior in the Human Male, Philadelphie, W.B. Saunders Company, 1948.

57 Mary McIntosh, supra note 54 la p. 29.
58 Ibid. la p. 36 :

[t]he term role [] refers not only to a cultural conception or set of ideas but also to a
complex of institutional arrangements which depend upon and reinforce these ideas.
These arrangements include all the forms of heterosexual activity, courtship and
marriage as well as the labeling processes gossip, ridicule, psychiatric diagnosis,
criminal conviction and the groups and networks of the homosexual subculture.

59 Padgug, supra note 46 aux pp. 58-59.

2004] R. SAMSON RENDRE INTELLIGIBLE LHOMOSEXUALIT EN DROIT 829

dveloppements et transformations de ses ralits60. Peut-tre lune des plus vibrantes
condamnations de lessentialisme en faveur de la contextualisation se trouve-t-elle
chez Padgug en ces termes :

The forms, content, and context of sexuality always differ. There is no abstract
and universal category of the erotic or the sexual applicable without
change to all societies. Any view which suggests otherwise is hopelessly mired
in one or another form of biologism, and biologism is easily put forth as the
basis of normative attitudes toward sexuality, which, if deviated from, may be
seen as rendering the deviant behavior unhealthy and abnormal. Such
views are as unenlightening when dealing with Christian celibacy as when
discussing Greek homosexual behavior61.

On conviendra peut-tre, linstar dAlfred C. Kinsey62, que laccent peut certes tre
mis sur le comportement sexuel, puisque cette caractristique est videmment un
lment important qui donne sa substance au type ou lessence de lhomosexuel.
Mais il sagit l dun lment parmi dautres. Ceci devient apparent pour toute
tentative (voue lchec) de dfinir le comportement homosexuel. cet gard,
une conception de lhomosexuel comme acteur dans un rle social, calque sur la
proposition de Mary McIntosh63, peut permettre de combler certaines lacunes causes
par la rification du seul statut dhomosexuel.

De manire gnrale, les deux positions thoriques caricaturalement mises en
exergue prcdemment illustrent autant de faons de parler de lhomosexualit.
Retrouver les traces de celles-ci en droit au moyen dexemples jurisprudentiels parat
indispensable pour bien saisir les ramifications des choix entre ces deux points de vue

60 Ibid. la p. 53.
61 Ibid. la p. 54 :

Les formes, contenu et contexte de la sexualit diffrent toujours. Il ny a pas de
catgorie abstraite et universelle de lrotique ou du sexuel qui soit applicable
toutes les socits. Tout autre point de vue est invitablement embourb dans une
forme ou lautre du biologisme, et le biologisme est aisment mis de lavant comme
fondement des attitudes normatives lgard de la sexualit qui, lorsquon sen carte,
peuvent tre vues comme rendant le comportement dviant malsain ou anormal.
De telles conceptions sont peu clairantes tant en matire de clibat chrtien que pour
une discussion sur le comportement homosexuel des Grecs [notre traduction].

62 Kinsey, supra note 56 aux pp. 612 et 617 :

For nearly a century the term homosexual in connection with human behavior has been
applied to sexual relationships, either overt or psychic, between individuals of the same
sex. […] It would encourage clearer thinking on these matters if persons were not
characterized as heterosexual or homosexual, but as individuals who have had certain
amounts of heterosexual experience and certain amounts of homosexual experience.
Instead of using these terms as substantives which stand for persons, or even as
adjectives to describe persons, they may better be used to describe the nature of the
overt sexual relations, or of the stimuli to which an individual erotically responds.

63 McIntosh, supra note 54 la p. 29.

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

830

pistmologiques, car selon que lon adopte une approche contextuelle ou
essentialiste, les consquences en droit ne sont pas ncessairement les mmes.

[Vol. 49

II. La rcupration de la thorie par le droit

A. La pratique de lessentialisme statique en droit

La vision essentialiste statique de lhomosexualit sature la pratique juridique
contemporaine. Peut-tre pour des raisons lies au contexte particulier des cultures
juridiques nord-amricaines, les actions politiques des revendicateurs de droits se
manifestent principalement dans le cercle judiciaire plutt que dans larne politique
proprement dite. Au Canada, par exemple, les rformes lgislatives en matire de
droits des homosexuels ont t, la plupart du temps, conditionnes par les
interventions de la Cour suprme du Canada64.

Dans ce contexte judiciaire, lessentialisme a t et est encore
stratgiquement trs utile, sinon indispensable, aux dfenseurs des droits des
homosexuels forcs de recourir aux tribunaux pour obtenir des garanties dgalit. En
effet, [l]a demande de reconnaissance et dgalit des droits […] sinscrit dans un
contexte politique largement domin par la reprsentation naturaliste que les artisans
de ce combat se font du mode dappartenance la minorit sexuelle. […] Lhostilit
lgard dun homosexuel est structure comme un racisme65. La raison en est quune
apparente immutabilit de caractristiques identifiables constitue une tiquette utile
pour construire des analogies entre catgories et faire des distinctions qui donnent

64 Voir pour une illustration typique larrt M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, [1999] A.C.S. no 23, la
suite duquel le gouvernement ontarien fut contraint de modifier ses lois en matire de pensions
alimentaires.

65 Y. Roussel, Les rcits dune minorit, dans Daniel Borillo, dir., Homosexualits et droit, Paris,
Presses universitaires de France, coll. Les voies du droit, 1998, la p. 14. Lauteur accepte la
dfinition de racisme propose par Pierre-Andr Taguieff, dans Persistance et mtamorphoses du
nationalisme, Le Banquet, No. 10, 1er semestre, 1997, la p. 42 : La pense raciste repose sur le
postulat essentialiste de la fixit de lessence ou de la nature particulire que tout individu
humain possde en raison de sa naissance, ou dune appartenance dorigine pose comme premire
et dterminante. Malgr cette similarit structurale, lexprience de la race est indniablement
diffrente de celle de l orientation sexuelle. Traant le parallle entre ces deux concepts, Lise Nol
crit :

Il nest donc aucun rpit possible pour qui porte la marque de sa diffrence sur le corps.
Le choix de sassimiler au groupe dominant, auquel pourra parfois se rsoudre le
minoritaire moins visible, lui restera, lui, toujours ferm. […] lencontre des autres
opprims, il est en effet possible presque tous les homophiles de passer pour des
membres de la majorit : leur aparence physique (sinon leur comportement) ne les
trahit pas automatiquement, et leur identit ne ressortit gure non plus de leur
appartenance un groupe.

Voir Nol, supra note 20 aux pp. 127-28.

2004] R. SAMSON RENDRE INTELLIGIBLE LHOMOSEXUALIT EN DROIT 831

lapparence dune neutralit du judiciaire66. Dans la mesure o lon russirait
prouver le caractre naturel et dtermin de lhomosexualit, les homosexuels ne
devraient pas tre marginaliss et punis pour une caractristique qui chappe leur
contrle et laquelle on ne peut renoncer, ce qui justifie une protection contre la
discrimination, au mme titre que la race, lorigine ethnique ou le sexe67. De mme,
quelqueffort socital visant dissuader lhomosexualit savrerait-il injustifi,
puisquil serait insens dempcher une proprit inne68.

Lhistoire amricaine rcente rvle que les homosexuels ont dploy quantit
defforts au niveau politique afin de se conceptualiser comme un groupe minoritaire
distinct et lgitime, de statut quasi-ethnique69 et digne dune protection analogue
celle accorde dautres groupes. Cette prise de conscience a donn naissance au
mouvement prconisant une politique de lidentit (identity politics) ou encore, une
politique de la reconnaissance (politics of recognition)70. Ces approches se sont
cristallises autour dune notion de lhomosexualit en tant que diffrence relle et
non arbitraire. Ainsi, alors que les tenants du constructivisme prchent le caractre
socialement fictif de la dichotomie htro/homosexuel, les gais et lesbiennes,
quotidiennement et dans les arnes judiciaire et politique, saffairent renforcer les
catgories71.

Le passage suivant de laffaire Egan montre bien que la Cour suprme du Canada
a pous une vision essentialiste de lorientation sexuelle pour les fins de lextension
de la protection constitutionnelle contre la discrimination. Celle-ci crit : quelle
repose ou non sur des facteurs biologiques ou physiologiques, ce qui peut donner
matire controverse, lorientation sexuelle est une caractristique profondment
personnelle qui est soit immuable, soit susceptible de ntre modifie qu un prix
personnel inacceptable72. En faisant de lhomosexualit une caractristique
profondment personnelle dans le contexte de la protection contre la discrimination,
la Cour assimile lhomosexualit lessence de la personne73. La Cour se place ainsi
mi-chemin entre les alternatives que porte le dbat nature/nurture, en adoptant le
point commun qui unit les deux positions, cest–dire le fait que dans lun o lautre
cas, lhomosexualit se rattache la personne par dterminisme.

66 Carl F. Stychin, Essential Rights and Contested Identities : Sexual Orientation and Equality

Rights Jurisprudence in Canada (1995) 8:1 Can. J. L. & Jur. 49 la p. 59.

67 Notamment dans le contexte des revendications dasile politique. Voir par ex. Suzanne B.
Goldberg, Give Me Liberty or Give Me Death: Political Asylum and the Global Persecution of
Lesbians and Gay Men (1993) 26:3 Cornell Intl L.J. 605 la p. 614.

68 The Constitutional Status of Sexual Orientation : Homosexuality as a Suspect Classification

(1985) 98 Harv. L. Rev. 1285 aux pp. 1302-03.

69 Expression emprunte Steven Epstein, Gay Politics, Ethnic Identity dans Stein, supra note 32

la p. 243.

70 Voir Eskridge, supra note 21 la p. 2.
71 Voir Steven Epstein, supra note 69 la p. 243.
72 Supra note 6.
73 En ce sens, voir Bruce MacDougall, supra note 4 la p. 43.

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

832

Cette dcision est la consquence prvisible dune prise de position antrieure
quant ce caractre essentiel qui permet lanalogie entre tous les motifs de
discrimination numrs larticle 15 de la Charte. La Cour suprme du Canada,
dans laffaire Andrews c. Law Society of British Columbia74, a jug que les motifs
analogues de discrimination, galement couverts par larticle 15, devaient comporter
les mmes caractristiques gnrales que les motifs numrs75.

[Vol. 49

B. Les dangers de lessentialisme statique en droit

Une lecture essentialiste de la jurisprudence de la Cour suprme du Canada
comporte certains dangers rels. Premirement, accorder la protection lgale aux
homosexuels du fait que ce qui leur en donne laccs est une caractristique
personnelle immuable qui ne peut tre modifie qu un prix inacceptable a aussi
pour effet pernicieux de dissimuler les vraies causes de la discrimination76. En
insistant sur le motif essentiel de discrimination, on finit par oublier que le mal que
constitue la discrimination prend sa source dans des attitudes et des pratiques sociales,
dans le vcu et lexprience des membres de la communaut77. Il vaut mieux faire
varier la force de la protection contre la discrimination en fonction de la position
sociale ou politique infrieure impose lidentit sociale commune des groupes
discrimins78. Ainsi, la protection serait ajuste non pas en raison dune donne
essentiellement statique, mais bien en raison dune ralit relationnelle.

Deuximement, lapproche essentialiste nempche pas de distinguer le statut
dhomosexuel des comportements homosexuels et de les traiter comme deux notions

74 [1989] 1 R.C.S. 143, (1989) 56 D.L.R. (4e) 1 [Andrews avec renvois au R.C.S.].
75 Ibid. la p. 195.
76 Nicole LaViolette, The Immutable Refugees : Sexual Orientation in Canada (A.G.) v. Ward

(1997) 55 U.T. Fac. L. Rev. 1.

77 Diana Majury opine dailleurs en ce sens lorsquelle entrine la position des acadmiciens qui
critiquent lapproche fonde sur lidentification dun motif numr ou analogue de discrimination.
Selon cette critique, les catgories identitaires sont des compartiments artificiels qui simplifient la
ralit outrance et, en dfinitive, donnent naissance des strotypes qui ne refltent pas
adquatement la complexit, la richesse et la diversit des expriences vcues par les membres du
groupe. Voir Diana Majury, The Charter, Equality Rights, and Women : Equivocation and
Celebration (2002) 40:384 Osgoode Hall L.J. 297 aux pp. 301 et 306. Voir aussi Denise G. Raume,
Of Pigeonholes and Principles : A Reconsideration of Discrimination Law (2002) 40:1 Osgoode
Hall L.J. 113 la p. 128 et s. ; ainsi que Nitya Iyer, Categorical Denials : Equality Rights and the
Shaping of Social Identity 19:1 Queens L.J. 179 ; Martha Minow, Making All the Difference :
Inclusion, Exclusion, and American Law, Ithaca (N.Y.), Cornell University Press, 1990.

78 Il ne sagit pas l dun retour lobjet troit de lart. 15(1) de la Charte, tel que dcrit dans
Andrews, supra note 74, soit la protection des seules minorits discrtes et isoles (la juge Wilson,
au para. 6). En fait, il faut plutt considrer les motifs numrs comme des signes ou indices de
discrimination probable. La lecture essentialiste de lart. 15(1) parat donc rsulter directement du
refus dinterprter la disposition comme une garantie gnrale dgalit (Andrews, ibid., J.
McIntyre au para. 25) ; Daniel Proulx, Le dfi de lgalit et la Charte canadienne des droits (1988)
48 R. du B. 633.

2004] R. SAMSON RENDRE INTELLIGIBLE LHOMOSEXUALIT EN DROIT 833

distinctes et indpendantes. Ainsi, bien quil soit clair que la protection couvre bel et
bien le statut ou la qualit dhomosexuel, il nest pas donn quelle stende
ncessairement au comportement79. On jugerait alors acceptable une condamnation
explicite du comportement homosexuel accompagne dun discours prchant
lacceptation des personnes qui ont (malheureusement) des dsirs homosexuels80. Or,
la protection contre la discrimination fonde sur lorientation sexuelle doit, coup sr,
porter tant sur les dsirs homosexuels que sur les actes eux-mmes puisque ces
derniers sont, en grande partie, constitutifs de lidentit homosexuelle. Nest-ce pas la
possibilit de faire lexprience de la richesse et de la complexit de lhomosexualit
qui seule est garante de la dignit humaine des homosexuels81 ?

Les prochaines sections font tat dexemples jurisprudentiels rcents, impliquant
le conflit invitable entre la libert religieuse et le droit la non-discrimination fonde
sur lorientation sexuelle, qui illustrent bien ces craintes de se voir dessiner une
distinction artificielle entre tre homosexuel et adopter un comportement
homosexuel, entre essence et existence.

1. Love the sinner, hate the sin

Dans laffaire Universit Trinity Western c. British Columbia College of
Teachers82, la Cour suprme du Canada devait dcider si le College of Teachers avait

79 En ce sens, voir MacDougall, supra note 4 la p. 45.
80 Lintitul suivant montrera que cest exactement ce que la Cour suprme du Canada a cautionn
dans une affaire rcente opposant la libert de religion au droit la non-discrimination base sur
lorientation sexuelle.

81 Limportance du respect de la dignit humaine a t reconnue par la Cour suprme du Canada au
para. 53 de larrt Law c. Canada (Ministre de lEmploi et de lImmigration, [1999] 1 R.C.S. 497,
(1999) 170 D.L.R. (4e) 1, en ces termes :

La dignit humaine signifie quune personne ou un groupe ressent du respect et de
lestime de soi. Elle relve de lintgrit physique et psychologique et de la prise en
main personnelle. La dignit humaine est bafoue par le traitement injuste fond sur
des caractristiques ou la situation personnelles qui nont rien voir avec les besoins,
les capacits ou les mrites de la personne. Elle est rehausse par des lois qui sont
sensibles aux besoins, aux capacits et aux mrites de diffrentes personnes et qui
tiennent compte du contexte sous-jacent leurs diffrences. La dignit humaine est
bafoue lorsque des personnes et des groupes sont marginaliss, mis de ct et
dvaloriss, et elle est rehausse lorsque les lois reconnaissent le rle part entire jou
par tous dans la socit canadienne. Au sens de la garantie dgalit, la dignit humaine
na rien voir avec le statut ou la position dune personne dans la socit en soi, mais
elle a plutt trait la faon dont il est raisonnable quune personne se sente face une
loi donne. La loi traite-t-elle la personne injustement, si on tient compte de lensemble
des circonstances concernant les personnes touches et exclues par la loi ?

Pour une critique rcente de la notion de dignit humaine, voir D. Robitaille, Vous tes victime de
discrimination et vous souhaitez en faire la preuve ? Bonne chance ! (2002) 62 R. du B. 319.

82 Universit Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772, (2001)

199 D.L.R. (4e) 1 [Trinity Western avec renvois aux R.C.S.].

[Vol. 49

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

834

refus juste titre dautoriser lUniversit Trinity Western, un tablissement priv
dispensant une partie dun programme de formation des enseignants, assumer
lenseignement de lensemble du programme de formation. Le refus avait t justifi
par la crainte de voir les normes communautaires de lUniversit, codifis et
applicables tous les tudiants, aux membres du corps professoral et au personnel,
crer une discrimination lgard des homosexuels, une crainte manant plus
prcisment de la liste des Pratiques que la Bible condamne qui comprenait
notamment les pchs sexuels, y compris […] le comportement homosexuel et qui
interdisait aux signataires de se livrer de telles activits.

Les juges majoritaires ont conclu que la question au cur du pourvoi tait de
savoir comment concilier les liberts religieuses dindividus qui souhaitent frquenter
lUniversit avec les proccupations dgalit des lves du systme scolaire public
de la Colombie-Britannique. La juge LHeureux-Dub, dissidente en linstance,
estimait pour sa part que la question primordiale relevait plutt de la dtermination du
meilleur milieu denseignement possible pour les lves des coles publiques de la
Colombie-Britannique et qu ce titre, le College of Teachers, possdant une plus
grande expertise que les tribunaux ordinaires, jouissait dune plus large marge
dapprciation pour dterminer si des pratiques ouvertement discriminatoires lgard
des homosexuels lUniversit risquaient davoir des rpercussions dans le milieu
scolaire. En raison de la dlimitation trs diffrente de la nature (ou de lessence) du
pourvoi par les juges, le rsultat quant la norme de contrle approprie pour les fins
du contrle judiciaire sest trouv diamtralement oppos : la majorit optant pour
celle de la dcision correcte, la juge dissidente favorisant une trs grande retenue en
adoptant la norme de la dcision manifestement draisonnable83.

Les tenants de la position majoritaire ont convenu quil fallait, dans un cas
comme celui-ci, tracer une ligne entre la croyance religieuse (qui peut tre
discriminatoire) et le comportement motiv par cette croyance (qui, lui, ne saurait
ltre que sous certaines conditions). Les juges Bastarache et Iacobucci, auteurs de la
dcision majoritaire, affirment que [l]a libert de croyance est plus large que la
libert dagir sur la foi dune croyance84. Selon eux, pour que le rejet de la demande
dagrment de lUniversit ait t lgitime, il eut fallu que les craintes du College of
Teachers reposent sur une preuve particulire de comportement discriminatoire bas
sur une croyance discriminatoire85. En labsence de cette preuve concrte de
discrimination, les juges estiment qu[i]l est indniable que la dcision du [College
of Teachers] impose un fardeau aux membres dun groupe religieux particulier et les
empche, en fait, dexprimer librement leurs croyances religieuses et de sassocier
pour les mettre en pratique [nos italiques]86. Doit-on comprendre de cette conclusion
que la majorit de la Cour accepte que croyance et comportement discriminatoires se

83 Ibid. au para. 60.
84 Ibid. au para. 36.
85 Ibid. aux para. 35-38.
86 Ibid. au para. 32.

2004] R. SAMSON RENDRE INTELLIGIBLE LHOMOSEXUALIT EN DROIT 835

confondent et se manifestent lintrieur du groupe universitaire, mais quune fois
sortis du campus, les nouveaux professeurs devront imprativement sabstenir de
mettre en pratique leur croyance discriminatoire, sous peine de sanctions ? Cest bien
ce que laisse supposer le passage suivant de leurs motifs :

Bien que les normes communautaires soient nonces sous la forme dun code
de conduite plutt que sous celle dun article de foi, nous concluons quun
tudiant homosexuel ne serait pas tent de prsenter une demande dadmission
et quil ne pourrait signer le prtendu contrat dtudiant qu un prix trs lev
sur le plan personnel. [LUniversit] ne sadresse pas tout le monde; elle est
destine combler les besoins des gens qui ont en commun un certain nombre
de convictions religieuses. Cela dit, la politique dadmission de [lUniversit]
nest pas suffisante en soi pour tablir lexistence de discrimination au sens de
notre jurisprudence relative lart. 1587.

En adoptant cette position, la majorit ne semble pas prendre en compte la position
dun tudiant homosexuel partageant substantiellement les mmes convictions
religieuses que celles proposes par lUniversit et qui voudrait recevoir un
enseignement lintrieur de sa confession ni mme celle dun tudiant qui dcouvre
peu peu ses sentiments homosexuels au cours de ses annes universitaires. La juge
LHeureux-Dub, dans sa dissidence, observe que les membres homosexuels ou
bisexuels du personnel et du corps professoral sont dans une situation analogue
puisquils seront, de facto, exclus du campus88. En dfinitive, la position de la
majorit sur ce point laisse voir quils ont postul lhtrosexualit des tudiants de
lUniversit, ce qui explique leur incapacit rendre compte de ces cas
dintersectionnalit89.

La position de la juge LHeureux-Dub parat radicalement oppose celle de ses
collgues. Elle estime que les croyances des tudiants de lUniversit ne sont pas en
cause dans cette affaire90. Elle crit :

87 Ibid. au para. 25.
88 Ibid. au para. 73.
89 Le concept dintersectionnalit tire son origine du mouvement identitaire amricain Critical Race
Theory. Tel que le note Marie-Claire Belleau, le concept dintersectionnalit offre un clairage
gnral utile aux perspectives identitaires et la construction de lidentit sexuelle en particulier. […]
[Il] complexifie la construction de lidentit sexuelle en introduisant dautres dimensions identitaires
dterminantes, telle la race, la ralit des vcus [homosexuels dans le contexte prsent] : voir
Belleau, supra note 30 aux pp. 23 et 24. Sur le problme de lintersectionnalit en droit, voir, par
exemple, Kimberl Crenshaw, Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and
Violence Against Women of Color dans Dan Danielsen et Karen Engle, dirs., After Identity : A
Reader in Law and Culture, London, Routledge, 1995 la p. 332. Au moyen du concept
dintersectionnalit, Kimberl Crenshaw russit dnoncer lexclusion perverse, par chacune des
catgories identitaires femmes et race noire, des personnes qui appartiennent simultanment aux
deux groupes. Voir aussi Majury, supra note 76 la p. 311.

90 Trinity Western, supra note 82 au para. 63 : […] Rien dans la dcision conteste nindique que la
foi religieuse des intimes a influ sur le rsultat. […] Le [College of Teachers] sintressait
lincidence dune pratique discriminatoire sur les salles de classe des coles publiques; il tait sans

836

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

[Vol. 49

En fait, il est impossible de savoir quelles sont les croyances de chaque tudiant
car, comme on le reconnat dans le Code, les croyances relvent, en dfinitive,
dun choix personnel. Par contre, la signature du contrat des normes
communautaires par ltudiant ou lemploy le rend complice dun acte de
discrimination manifeste, mais non illgal, contre les homosexuels et les
bisexuels. En toute dfrence, je mexplique mal pourquoi mes collgues
considrent que cette signature sinscrit dans le cadre de la libert de croyance
plutt que dans celui de la libert plus restreinte dagir sur la foi dune
croyance […]91.

Cette fausse dichotomie entre la croyance et la manifestation de la croyance est mon
avis lune des sources de la problmatique visant la rconciliation de la libert de
religion et du droit la non-discrimination. Elle est analogue celle opre entre tre
homosexuel et adopter un comportement homosexuel et peut paratre, dans ce
dernier cas, encore moins acceptable. Alors que la manifestation de croyances peut
comporter des limites intrinsques en raison, par exemple, des dangers quelle peut
reprsenter pour des tiers92, on peut difficilement reprocher aux homosexuels dabuser
de lgalit. Le caractre nfaste de la distinction a dailleurs t peru par la juge
LHeureux-Dub en ces termes bien pess :

reprendre

les propos de

Je constate avec regret qu diverses reprises, dans le cours de cette affaire, on
a avanc largument quil est possible de sparer la condamnation du pch
sexuel que reprsente le comportement homosexuel et lintolrance
lgard des gens qui ont une orientation homosexuelle ou bisexuelle. Selon ce
point de vue, on peut aimer le pcheur tout en condamnant le pch.
Cependant, pour
lintervenante EGALE,
[TRADUCTION] [f]orcer quelquun droger son identit est nfaste et
cruel. Cela a un effet destructeur sur le plan psychologique. Les pressions
exerces pour que des jeunes qui tentaient daccepter leur orientation sexuelle
modifient leur comportement et nient leur identit sexuelle se sont rvles
extrmement dommageables dans leur cas (mmoire, par. 34). La distinction
statut/conduite ou identit/pratique tablie pour les homosexuels et les
bisexuels devrait tre compltement rejete, comme laffirme madame le juge
Rowles : [TRADUCTION] La lgislation en matire de droits de la personne
prvoit que certaines pratiques sont insparables de lidentit, de sorte que
condamner la pratique revient condamner la personne (par. 228). Elle ajoute
que le genre de tolrance requis [par lgalit] nest pas tiol au point de
comprendre
la
condamnation des caractristiques de certaines personnes (par. 230). Cela
revient non pas laisser entendre que la personne qui adopte un comportement
homosexuel est automatiquement une personne homosexuelle ou bisexuelle,

lacceptation gnrale de

toutes

les personnes, mais

importance pour sa dcision que cette pratique soit fonde ou non sur la religion. Le [College of
Teachers] doit ncessairement procder un tel examen de toute pratique discriminatoire dans le
cadre de son mandat de tenir compte de lintrt public en dlivrant des brevets denseignement [nos
italiques]. Voir aussi le para. 71 du jugement.

91 Ibid. au para. 72.
92 B. (R.) c. Childrens Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, [1994] A.C.S. no
24 (refus de transfusion sanguine); P. (D.) c. S. (C.) Droit de la famille 1150 (SOQUIJ), [1993] 4
R.C.S. 141, [1993] A.C.S. no 111 (endoctrinement religieux).

2004] R. SAMSON RENDRE INTELLIGIBLE LHOMOSEXUALIT EN DROIT 837

mais contester lide quil est possible de condamner une pratique si
essentielle lidentit dune minorit vulnrable et protge sans pour autant
faire preuve de discrimination lgard de ses membres ni porter atteinte leur
dignit humaine et leur personnalit93.

De manire analogue, la juge dissidente a reconnu que […] linterdiction des
frquentations et des mariages interraciaux, est difficile distinguer, sur le plan des
principes, de linterdiction du comportement homosexuel ici en question94.

Dans ces circonstances, il est tonnant que la juge LHeureux-Dub nait pas t
dispose reconnatre cette relation intrinsque, voire consubstantielle, entre statut
et conduite en matire de croyance religieuse car le mme argument pourrait
facilement tre avanc par les tenants de la libert de croyance. Ny a-t-il pas une
analogie tracer entre les ples statut homosexuel/conduite homosexuelle,
croyance/manifestation et la dichotomie essence/existence ? Dans laffirmative,
lon se doit alors de considrer quen rgle gnrale, lexistence, loin dtre
simplement un accident de lessence, se rvle comme son accomplissement, son
achvement, sa perfection. Elle conserve alors toute sa pertinence comme perspective
originale du rel95.

Tel que le laissent voir les extraits de larrt Trinity Western cits prcdemment,
la distinction entre dsirs et actes homosexuels tire, du moins en partie, son origine de
certaines religions qui attachent au fait davoir des relations sexuelles avec une
personne du mme sexe une signification plus grave que pour celui den avoir le
dsir, le premier tant considr comme un pch, le second, comme tant digne de
piti. La position de John Finnis, un apologiste de la position orthodoxe assume par
lglise catholique romaine conservatrice daujourdhui, sinscrit dailleurs dans cette
ligne de pense96.

93 Trinity Western, supra note 82 au para. 69.
94 Ibid. au para. 70. Il est permis de se demander si les juges majoritaires auraient maintenu leur
conclusion sils avaient accept de faire une telle analogie entre la discrimination sur la base de la race
et la discrimination sur la base de lorientation sexuelle. Voir, en ce sens, B. MacDougall, A
Respectful Distance : Appellate Courts Consider Religious Motivation of Public Figures in
Homosexual Equality Discourse the Cases of Chamberlain and Trinity Western University (2002)
35 U.B.C. L. Rev. 511.

95 Papaux, supra note 45 la p. 69.
96 Par exemple, lorsquil crit : The phrase sexual orientation is radically equivocal. Particularly
as used by promoters of gay rights, the phrase ambiguously assimilates two things which the
standard modern position carefully distinguishes : (I) a psychological or psychosomatic disposition
inwardly orienting one towards homosexual activity; (II) the deliberate decision so to orient ones
public behavior as to express or manifest ones active interest in and endorsement of homosexual
conduct and/or forms of life which presumptively involve such conduct. [] [G]ay rights
movements interpret the phrase as extending full legal protection to public activities intended
specifically to promote, procure and facilitate homosexual conduct. Voir John Finnis, Law,
Morality, and Sexual Orientation (1995) 9 Notre Dame J.L. Ethics & Pub. Poly 11 aux pp. 15-16,
cit dans B. MacDougall, supra note 4 aux pp. 25-26.

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

838

Nest-il pas rvlateur, donc, que le sige de cette distinction artificielle soit le
dogme religieux, source par excellence des notions univoques ? Le rsultat de cette
fausse dichotomie pourrait permettre aux juges de faire deux poids, deux mesures
dans lvaluation du comportement homosexuel et du statut. Or, comme lcrit la juge
LHeureux-Dub plus haut97, le respect de la dignit humaine exige assurment de
reconnatre la mme valeur tant au statut des personnes quaux actes quelles peuvent
poser en vertu de celui-ci.

[Vol. 49

2. Quest-ce quun acte homosexuel ?

Une conception univoque des deux termes de la dichotomie dsirs/actes
entrane invitablement le problme pistmologique de dterminer ce qui constitue
un dsir ou un acte homosexuel. Ce problme ressort assez clairement dans la
dcision de la Cour suprieure de lOntario dans Hall (Litigation guardian of) c.
Powers98. Cette affaire impliquait un adolescent ouvertement homosexuel de 17 ans
et de foi catholique romaine qui frquentait une cole secondaire catholique, et qui
on avait refus la permission de se prsenter au bal des finissants accompagn de son
petit ami. Selon le directeur de ltablissement, linteraction du couple lors du bal tait
une forme dactivit sexuelle. Si ladolescent et son ami taient admis lvnement,
lcole serait perue comme cautionnant ou encourageant une conduite proscrite par
les enseignements de lglise, soit les relations sexuelles avant le mariage.

Et le juge de demander : [TRADUCTION] Mais danser constitue-t-il un

comportement sexuel ? Est-ce que danser un bal des finissants est une forme
dactivit sexuelle qui conduit au mariage ?99. Aprs avoir not les divergences
dopinions, mme lintrieur de lglise catholique, sur ce qui constitue rellement
un acte homosexuel ou mme un acte sexuel prohib100, le juge dispose de largument
en jugeant que la danse au bal des finissants, mme entre personnes de mme sexe, ne
peut tout simplement pas tre assimile un acte sexuel (having sex)101. Il a jug que
linterdiction qui affectait Hall constituait un affront sa dignit, compte tenu du
dsavantage historique dont souffrent toujours les homosexuels et de la signification
sociale et culturelle dun bal des finissants102.

Cest manifestement en adoptant un point de vue typiquement constructiviste que
le juge a pu solutionner le problme auquel il tait confront. En concevant Hall non
pas comme un homosexuel, mais plutt comme un acteur dans un rle social, les
considrations lies aux aspects dignit humaine et dsavantage historique

97 Trinity Western, supra note 82 au para. 69.
98 [2002] O.J. No. 1803, (2002) 59 O.R. (3d) 423.
99 Ibid. au para. 29.
100 Ibid. aux para. 23, 25.
101 Ibid. au para. 49.
102 Ibid. au para. 53.

2004] R. SAMSON RENDRE INTELLIGIBLE LHOMOSEXUALIT EN DROIT 839

devenaient pertinentes au point de lemporter sur celles striles relatives la
nature de lacte pos.

On voit donc que la dtermination de ce qui constitue un acte ou mme un dsir
homosexuel ne peut se faire dans labstrait et dpend ncessairement du contexte103.
Dans la mesure o la conception essentialiste demeure statique et ignore le second
terme, cest–dire lexistence, elle se voit confronte un obstacle pistmologique
insurmontable :
lhomosexualit quelle
prsuppose (dsirs et/ou acte) ne sauraient souffrir une seule acception univoque,
puisque ce nest quen sactualisant, en se concrtisant dans une myriade de situations
diffrentes quelles acquirent leur(s) signification(s).

les caractristiques de

lessence de

3. Lessentialisme comme ultima ratio en matire de mariage

Lessentialisme statique se manifeste encore dans un dbat dactualit lchelle
du monde occidental : celui de la reconnaissance juridique du mariage entre
personnes de mme sexe. Au Canada, il sillustre le mieux dans une triade de
dcisions rcentes rendues par les tribunaux de la Colombie-Britannique, de lOntario
et du Qubec104. En gnral dans ces affaires, les demandeurs, des couples de mme
sexe, ont revendiqu le droit de se marier en sadressant aux tribunaux pour obtenir
une dclaration selon laquelle le mariage entre deux personnes du mme sexe ntait
pas prohib par la common law ou par la loi. Dans lalternative, ils demandaient que
toute disposition prohibant le mariage des personnes de mme sexe soit dclare
illgale parce quincompatible avec les droits et liberts garantis par la Charte.

En premire instance, le juge Pitfield de la Cour suprme de la Colombie-
Britannique a conclu quen labsence de toute dfinition statutaire, le mariage est une
construction juridique qui provient de la common law, plus particulirement de la
dcision anglaise de 1866 dans Hyde c. Hyde and Woodmansee105, o, la question
what are its essential elements and invariable features?, la chambre des Lords a
rpondu : marriage, as understood in Christendom, may for this purpose be defined
as the voluntary union for life of one man and one woman, to the exclusion of all
others106. Le juge a conclu que lexclusion des couples de mme sexe de la
participation linstitution du mariage tait en contravention avec les garanties
dgalit contenues dans la Charte, mais que cette violation tait justifie dans une

103 Pour un autre exemple, voir Gaveronski c. Gaveronski [1974] S.J. No. 63, (1974) 45 D.L.R. (3e)

317 (Sask. Q.B.).

104 EGALE Canada Inc. c. Canada (A.G.), [2001] 11 W.W.R. 685, 2001 BCSC 1365, inf. par 225
D.L.R. (4e) 472, 2003 BCCA 251 [EGALE (C.A.) avec renvois au D.L.R.]; Halpern c. Canada (A.G.),
215 D.L.R. (4e) 223 (Ont. Div.C.), conf. par 225 D.L.R. (4e) 529 (Ont. C.A.) [Halpern]; Hendricks c.
Qubec (P.G.), [2002] R.J.Q. 2506 (C.S.) (dsistement du procureur gnral du Canada en appel;
appel de la Ligue catholique pour les droits de lhomme rejet : [2004] J.Q. no 2593 [Hendricks].

105 Hyde c. Hyde and Woodmansee (1866), [1861-73] All E.R. Rep. 175 L.R. 1 P.&D. 130 [Hyde

avec renvois au L.R. 1 P.&D.].

106 Ibid. la p. 130.

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

840

socit libre et dmocratique telle que le Canada107. son avis, bien que les couples
de mme sexe se soient rcemment vu offrir plusieurs des droits et obligations
auparavant rservs aux couples maris, il nen demeure pas moins que, de par la
ralit biologique, seuls les couples de sexe diffrent sont en mesure, entre eux, de
perptuer lespce humaine. Selon lui, le mariage a toujours t et demeure le moyen
principal par lequel lhumanit se perptue dans notre socit108.

[Vol. 49

Le juge a donc choisi de localiser lessence du mariage au niveau de lunion
dun homme et dune femme pour les fins de la procration. En plus dtre rductrice,
une telle conception ne correspond probablement pas lide que se font de leur
mariage les couples daujourdhui, plongs quils sont dans un contexte de
recrudescence des divorces, de recours possible des procdures de procration
mdicalement assiste, dabsence frquente de procration lintrieur du couple
mari, de diversit des modes de vie de couple hors mariage, et ainsi de suite.

Le rsultat de cette dcision est donc de rifier lessence du mariage en nonant

officiellement quil sagit de la conception en vogue au moment de linclusion du
concept au sein de la constitution canadienne. Pourtant il nest pas clair quen 1866,
lpoque de Hyde, les juges de la Chambre des Lords auraient mis laccent sur les
mots man et woman de leur dfinition tristement clbre comme le fait
aujourdhui le juge Pitfield. En effet, cette dcision avait t rendue dans le contexte
dune affaire de polygamie. Nest-il pas possible dimaginer que les Lords
britanniques visaient plutt, dans ce contexte, souligner que le mariage sentendait
de lunion de deux personnes, et non de plusieurs ? lpoque, en effet, il est
douteux que des couples homosexuels auraient eu recours aux tribunaux pour leur
demander de statuer sur leurs droits. Les lois criminelles auraient entran leur
emprisonnement109 !

Adoptant une tout autre approche, trois juges de la Cour divisionnaire de
lOntario concluaient, moins dun mois plus tard, que lexclusion des couples de
mme sexe de linstitution du mariage tait discriminatoire et injustifiable dans le
cadre dune socit libre et dmocratique telle que le Canada. Des motifs rendus par
les trois magistrats, ceux du juge Blair paraissent assez rvlateurs dune approche
plus contextuelle.

Pour lui, la question du droit au mariage pour les couples de mme sexe doit
studier non pas partir dune essence a priori et fixe du mariage, mais plutt la

107 Larticle 1 de la Charte, supra note 7, prvoit en effet la restriction, certaines conditions, des
droits et des liberts quelle garantit. Il se lit : La Charte canadienne des droits et liberts garantit les
droits et liberts qui y sont noncs. Ils ne peuvent tre restreints que par une rgle de droit, dans des
limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se dmontrer dans le cadre dune socit
libre et dmocratique.

108 EGALE (C.A.), supra note 104 aux para. 204-205, 207.
109 cet gard, le clbre procs criminel intent contre Oscar Wilde est assez rvlateur. Notons
aussi que le Canada na dcriminalis lhomosexualit quen 1969 Hendricks, supra note 104 au para.
94; EGALE (C.A.), ibid. au para. 54, juge Prowse.

2004] R. SAMSON RENDRE INTELLIGIBLE LHOMOSEXUALIT EN DROIT 841

lumire des changements, devenus rapides au cours des dernires annes, dans les
attitudes de la socit lgard de la famille, du mariage et des relations
interpersonnelles. Cette approche est motive par une vision bien dynamique de la
ralit, o les essences sont intrinsquement lies aux existants :

Cultures and social mores, however, as well as faiths and religions and laws
and economies, all tend to be reflective of the physical, environmental,
technological and scientific realities of the times. Those realities can and do
shift. Indeed, since the early to mid-20th century, developed societies have
been transformed in geometrically progressive fashion as a result of changes in
technology, communications, transportation, applied sciences, social sciences,
world economies, global mobility and in Canada, particularly multi-
culturalism. We live in the global village. Cultural and religious diversity are
defining features of the Canadian mosaic. Former realities are not
necessarily any longer current realities110.

On ne se surprendra pas, dans ces circonstances, de ladmission du juge Blair quant
au caractre volutif du concept de mariage. Pour lui, la preuve au dossier illustre
abondamment les variations culturelles et religieuses des aspects du mariage
historiquement privilgis par diverses socits111. Cette prmisse contextuelle amne
le juge carter la procration comme essence du mariage112 et privilgier une
description plus riche de linstitution et de ses buts et rles dans la socit canadienne.
De lunion dun homme et dune femme pour les fins de la procration, le mariage
devient caractris par :

its pivotal child-rearing role, and by a long-term conjugal relationship between
two individuals with its attendant obligations and offerings of mutual care
and support, of companionship and shared social activities, of intellectual and
moral faith-based stimulation as a couple, and of shared shelter and economic
and psychological interdependance and by love113.

On remarquera que, tout comme dans laffaire Trinity Western, cest en dfinitive le
choix dapproche qui aura men une si grande disparit de rsultat chez les juges.

Conclusion et ouverture

Les revendications des homosexuels sont des demandes de reconnaissance qui se
manifestent dans plus dune arne, car si la notion de reconnaissance des couples
homosexuels peut avoir un contenu dans le discours juridique, la notion de
reconnaissance des homosexuels est avant tout un enjeu du discours politique114. Or,
en qualifiant les questions comme tant juridiques ou non juridiques, une conception
positiviste du droit vacue leurs dimensions politique et sociale. Un dtachement des

110 Halpern, supra note 104 au para. 68.
111 Ibid. aux para. 48-49.
112 Ibid. aux para. 60-61.
113 Ibid. au para. 71.
114 Roussel, supra note 65 la p. 12.

MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL

842

enjeux moraux en rsulte ; alors que la moralit peut tre le fondement de la
qualification dune question particulire, la discussion morale est voile par laspect
juridique de la question115. Ainsi le positivisme juridique, qui postule lunivocit des
concepts juridiques abstraits de toutes questions morales ou politiques, est-il
invitablement incapable de rendre compte du caractre polycentrique de la question
homosexuelle.

[Vol. 49

Lhistoire contemporaine de la lutte des homosexuels pour la reconnaissance du
droit la protection contre la discrimination est rvlatrice du pouvoir dexclusion
dtenu par le droit. Jusqu maintenant, les revendicateurs agissant pour le compte des
homosexuels ont t contraints de jouer le jeu impos par le droit afin dobtenir la
reconnaissance du juridique. Linclusion de la catgorie orientation sexuelle parmi
les motifs de discrimination interdits par larticle 15 de la Charte, par exemple, aura
t facilite par lessentialisation de lhomosexualit, opration ncessaire parce
quintimement conditionne par lpistmologie du positivisme juridique. Or, en plus
de rduire le phnomne de lhomosexualit au seul comportement/dsir sexuel des
individus, une telle rification de la catgorie infriorise les homosexuels en crant
une catgorie dautres qui drivent leur lgitimit non pas du fait des lacunes que
peuvent prsenter les rles homme-femme et de la hirarchie sexuelle que les
catgories prsupposent, mais plutt parce quils constituent un groupe fixe
dautres qui ont besoin de protection et qui la mritent116. Carl Stychin remarque,
juste titre, que chaque catgorie constitue une distinction, une drogation la norme,
qui justifie la protection. La norme, cependant, reste en place, fixe de faon
permanente, immuable et non dconstruite. Les catgories de discrimination prohibe
ne reprsentent que de simples dviations117. De plus, la construction sociale et
juridique de formes particulires de relations hors norme cre des pratiques

115 Lori G. Beaman, Sexual Orientation and Legal Discourse : Legal Constructions of the

Normal Family (1999), 14 Can. J. L. & Soc. 173 la p. 187.

116 Ibid. aux pp.178-79, citant Didi Herman, Rights of Passage : Struggles for Lesbian and Gay
Legal Equality, Toronto, University of Toronto Press, 1994 la p. 11, o Danielsen et Engle notent,
cet gard, que les stratgies juridiques dployes par les dfenseurs des droits des homosexuels :
[TRADUCTION] ont cherch faire reconnatre les groupes identitaires et les rendre
insignifiants, et elles ont cherch corriger les irrationalits et les distortions de la
discrimination, permettre aux individus de se dvelopper dans une socit libre de
prjugs, enchsser une notion dgalit de similitude en dessous de nos
(in)diffrences. Mais dans le cours de ces stratgies politiques de lidentit (identity
politics), le problme pistmologique relatif la dtermination de lidentit
homosexuelle a t clips au point o des contradictions deviennent apparentes. Dun
ct, les avocats et les activistes ont cherch faonner des remdes juridiques pour
dimportants groupes dsavantags en mettant lemphase sur des catgories gnrales
de statut afin de dfinir les groupes. De lautre, ces mmes remdes ont souvent
cherch transcender les catgories en rendant illgale leur prise en compte (Danielsen
et Engle, supra note 89 la p. xiv).
Voir aussi Iyer et Rhaume, supra note 77.

117 Stychin, supra note 66 la p. 52.

2004] R. SAMSON RENDRE INTELLIGIBLE LHOMOSEXUALIT EN DROIT 843

disciplinaires qui contrlent ceux qui se situent lextrieur de la norme118, renforant
ainsi le rle de contrle social exerc par le droit. La rflexion de Lise Nol parat ici
fort propos :

Lun des moindres dfis que rencontre
lindividu domin soucieux
dintgration nest pas, en effet, leffort suprieur quil faut constamment
fournir pour y arriver. Cest que la place qui lui est faite par le dominant lui est
toujours concde comme une faveur : la moindre erreur, tout ce quil a pu
acqurir peut donc tre remis en cause. Aussi, pour obtenir des droits
quivalents, doit-il faire doublement la preuve de sa comptence. Seul
loppresseur a le privilge dchouer ou dtre simplement daptitude moyenne,
sans tre souponn pour autant dune infriorit intrinsque119.

Les revendications du droit au mariage par les groupes de promotion des droits des
homosexuels ne sont-elles pas de parfaits exemples de cette exigence de prouver
lhyper-comptence du groupe qui recherche lgalit ? Aprs tout, les couples
homosexuels sont tout aussi capables que les couples htrosexuels de former des
unions amoureuses stables et mme davoir et dlever des enfants … Mais ces
revendications courent le risque de transformer le droit au mariage en couteau
double tranchant. Sa reconnaissance liminerait certes une distinction importante
entre htrosexuels et homosexuels quant la valeur juridique de leurs unions
amoureuses, mais une fois lgalit formelle atteinte, la sphre du juridique pourrait
cesser de constituer un forum lgitime de critique pour les homosexuels120.

Il faut alors admettre ce que lhistoire nous suggre dj : bien souvent, les
catgories htrosexuel et homosexuel ne reprsentent pas tant des efforts
honntes de description, mais plutt un mcanisme de hirarchisation. Ltiquette ne
sert pas dcrire sensiblement la personne, mais plutt porter un jugement brutal
sur celle-ci : est-elle des ntres ou non ? Est-elle normale ou pathologique121 ? Le
dveloppement de lhtrosexualit comme norme institutionnelle reprsente un

118 Beaman, supra note 115 aux pp. 193-94. Le problme avec cette faon typiquement lgaliste de
confrer le droit la non-discrimination est clairement mis en exergue par James Tully en ces mots :
[t]o treat the candidates for admission just like the rest of us is not to treat them justly at all. It is to
treat them within the imperial conventions and institutions that have been constructed to exclude,
dominate, assimilate or exterminate them, thereby ignoring the questions the politics of recognition
raises concerning the universality of the guardians and the institutions they guard. James Tully,
Strange Multiplicity : Constitutionalism in an Age of Diversity, New York, Cambridge University
Press, 1995 la p. 97, cit par Beaman, ibid. la p. 179. Cette position est par ailleurs trs proche des
thses du fminisme relationnel, et particulirement de celui de Minow. Voir, ce sujet, Martha
Minow, supra note 77.

119 Nol, supra note 20 aux pp. 222-23.
120 Carl F. Stychin, Governing Sexuality : The Changing Politics of Citizenship and Law Reform,

Oxford, Hart, 2003 la p. 4.

121 MacDougall, supra note 4 la p. 22.

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moyen important de rgulation sociale122. Les incidents de violence dirige
lencontre des homosexuels servent renforcer
institutionnel et
idologique de lhtrosexualit obligatoire123 et montrent cette volont de contrle
social de la sexualit humaine124.

limpratif

[Vol. 49

Il est certes ais de naviguer dans la ralit du discours laide dabsolus, de
prfrer les analyses faites en noir ou blanc, de se satisfaire de rponses oui ou
non et ainsi, de subsumer le monde sous deux seules rubriques : nous et eux,
htrosexuels ou homosexuels125. Comme le note Michel Foucault dans un passage
souvent cit :

Il ne faut pas oublier que la catgorie psychologique, psychiatrique, mdicale
de lhomosexualit sest constitue du jour o on la caractrise [] moins
par un type de relations sexuelles que par une certaine qualit de la sensibilit
sexuelle, une certaine manire dintervertir en soi-mme le masculin et le
fminin. Lhomosexualit est apparue comme une des figures de la sexualit
lorsquelle a t rabattue de la pratique de la sodomie sur une sorte
dandrogynie intrieure, un hermaphrodisme de lme. Le sodomite tait un
relaps, lhomosexuel est maintenant une espce126.

Or, la notion dhomosexuel comme espce […] relve dun […] dsir de rationaliser,
de reprsenter, pour indissociablement grer et contrler127, analogue la rationalit
classificatoire […] qui rgne en botanique128 ou encore, celle qui anime les concepts
de la science moderne129. Pourtant, lactivit et les dsirs sexuels humains sont si
divers quils se refusent une telle catgorisation dichotomique. Lajout dune
catgorie comme la bisexualit ne fait gure mieux que de fournir une case
supplmentaire servant simplifier et rduire la richesse des expriences humaines.

Dans la mesure o les discours htrosexuel et homosexuel sont compris dans une
perspective fonde sur le paradigme de labsolu, la vision htrosexiste de la socit,
des gender roles, du comportement sexuel et de la morale ne peuvent que rester en
place tant et aussi longtemps que dautres positions ne clameront pas leur prtention
la vrit plus fortement. Faudra-t-il alors stonner si, dans un tel paradigme,

122 G. Kinsman, Men Loving Men : The Challenge of Gay Liberation dans Michael Kaufman,
dir., Beyond Patriarchy : Essays by Men on Pleasure, Power and Change, New York, Oxford
University Press, 1987 aux pp. 103-05.

123 Rich, supra note 13 aux pp. 177-81.
124 K. Thomas, Beyond the Privacy Principle dans Danielsen et Engle, supra note 89 aux pp.
288-89. Rigaux note dailleurs que le contrle social de la sexualit est un mode dexercice du
pouvoir (supra note 17 la p. 187).

125 MacDougall, supra note 4 la p. 22.
126 Foucault, supra note 14 la p. 59.
127 Roussel, supra note 65 la p. 16.
128 Ibid. la p. 15.
129 La science moderne se distingue de la science contemporaine en ce que la premire adopte une
pistmologie issue des Lumires, quil convient de rattacher linfluence de Descartes, alors que la
seconde tente aujourdhui de se rapatrier une pistmologie aristotlicienne, fonde sur une
mtaphysique de lanalogie. Voir, sur cette distinction, Papaux, supra note 45 la p. 88, n. 81.

2004] R. SAMSON RENDRE INTELLIGIBLE LHOMOSEXUALIT EN DROIT 845

lhomosexualit est perue comme une menace la stabilit sociale en ce sens o les
gais et lesbiennes manifestent des alternatives la famille traditionnelle ? La
conception htrosexiste des sexes nest-elle pas menace parce que lhomosexualit
brouille la distinction entre les sexes et le rle qui leur est assign ? La moralit est
aussi menace puisque les relations homo-sexuelles sont manifestement contraires la
croyance en la finalit procratrice des relations sexuelles130.

Tel quindiqu prcdemment par les tenants du labelling theory en sociologie, la
ralit sociale est conditionne, stabilise et mme cre par les tiquettes qui sont
apposes aux personnes, aux actions et aux communauts131. Les changements
sociaux crent de nouvelles catgories de personnes, ce qui se traduit par de nouvelles
faons dtre132. Bien sr, lhistoire de la gay liberation amricaine montre quune fois
lhomosexuel institutionnalis en droit et dans la morale officielle, les personnes
impliques ont, individuellement et collectivement, pris leur vie en charge pour
transcender ltiquette impose133. Il nen reste pas moins que beaucoup dactions
humaines et mme dtres humains (pensons aux esclaves) sont crs de faon
concomitante notre invention des catgories permettant leur qualification134. Ainsi,
nos sphres de possibilits, et donc nous-mmes, sont, jusqu un certain point,
constitus par notre acte de dnomination et ses consquences135.

Comment sortir de limpasse dans ces conditions ? Ne serait-il pas temps
dadopter une approche critique face aux rgles qui permettent la cration de ces
catgories afin den proposer une nouvelle conception? Car les catgories utilises par
une socit a fortiori par le droit ne sont vraiment que des paramtres
lintrieur desquels lactivit sexuelle se produit et grce auxquels cette dernire peut
tre value. Elles tendent vers lidologie et la normativit et donc se prsentent
comme des catgories lintrieur desquelles les membres de la socit devraient
agir. Et pourtant, la ralit de toute socit ne peut constituer quune approximation de
ces catgories prtention ontologique. Ne devrait-il pas alors, dans toute exploration
de catgories telles que homosexuel et htrosexuel, tre tenu compte tant de leur
nature normative que de leur adquation la ralit sociale136 ? Ny a-t-il pas lieu
dinsister sur le potentiel cognitif des catgories juridiques ?

En dpit des luttes menes, parfois avec succs, parfois en vain, pour la
rhabilitation des homosexuels au sein de la socit, la route est encore longue
parcourir. La solution viendra dune reconnaissance quil y a une analogie faire

130 J. Keller, On Becoming a Fag (1994) 58 Sask. L. Rev. 191 la p. 201.
131 McIntosh, supra note 54.
132 I. Hacking, Making Up People dans Stein, supra note 33 la p. 70.
133 Ibid. la p. 84.
134 Ibid. la p. 87.
135 Ibid. Dans le mme sens, lire Papaux, supra note 45 ; les premiers mots du texte sont :
Barbare qui ne sait nommer ; il demeure spar, absolu de la communaut. Et Adam ne dut-il
pas dnommer pour que lden fut habit ?

136 Padgug, supra note 46 la p. 60.

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846

entre lhomosexualit et lhtrosexualit, car lanalogie permet de mettre les deux
types sur un mme pied dgalit, tout en tenant compte des importantes diffrences
constitutives de lidentit. Cest, en dfinitive, une vision analogique de la ralit qui
permettra aux deux perspectives dintelligibilit explores dans cet essai de rendre
plus compltement compte du phnomne de lhomosexualit. En effet,

[Vol. 49

[l]analogie recle […] une certaine confusion ou concrtion lui interdisant de
dire la notion tout uniment, celle-ci ntant que une dune certaine manire
selon
les paroles dAristote. Il sagit donc dune unit conjuguant
dissemblances et ressemblances, de lautre et du mme et telle que le
mme lemporte sans effacer pour autant lautre : Lanalogie se
caractrise [alors] par une oscillation, pour elle constitutive, entre la
ressemblance quelle signifie et la dissemblance quelle enjambe sans toutefois
la rduire. Une proportion une raison fait tenir ensemble ce qui, par
ailleurs, ne se ressemble pas. Il y a visiblement ressemblance dans la
dissemblance137.

Le juridique, en sa qualit de moteur de transformations sociales, aurait tout avantage
redcouvrir la richesse des linaments du raisonnement analogique qui le caractrise
dj.

137 Papaux, supra note 45 la p. 172, citant P. Secrtan, Lanalogie, Paris, Presses universitaires de

France, Coll. Que sais-je ?, 1984 aux pp. 7-8.