Article Volume 32:1

Perte De Chance En Droit Médical Français

Table of Contents

Perte de chance en droit m dical fran ais

G rard Mmeteau*

L’auteur 6tudie la notion de perte d’une
chance de gugrison en droit mgdical frangais,
dans le contexte de la contestation du prin-
cipe de l’obligation de moyens. Dans la pre-
miere partie, l’auteur montre comment cette
notion a W utilisge en responsabilit6 m~di-
cale pour contourner l’exigence classique de
la preuve du lien de causalit6 entre faute et
dommage. Envisagge sous cet angle, la perte
d’une chance n’est qu’un artifice jurispru-
dentiel servant A allgger le fardeau de preuve
des victimes d’accidents mgdicaux. Dans Ia
seconde partie, l’auteur envisage ]a perte d’une
chance comme prejudice et montre que ce
chef de dommage est habituellement retenu
par les tribunaux frangais. L’auteur 6tudie les
conditions de l’indemnisation de la perte
d’une chance de survie ou de gugrison A la
lumi~re du principe traditionnel de rgpara-
tion intggrale, et effectue un rapprochement
avec Ia faute d’aggravation du risque. II
conclut en situant la perte d’une chance dans
le mouvement de r~forme de Ia responsabi-
lit6 mgdicale.

The author examines the doctrine of loss of
a chance of recovery in French medical law.
in the context of the decline of fault-based
liability. In the first part, the author shows
how this doctrine was used to circumvent the
traditional requirement of the proof of a causal
link between fault and damage. In this light,
loss of a chance is a jurisprudential fiction
designed to alleviate the burden of proof of
victims of medical accidents. In the second
part, loss of a chance is envisaged as a specific
head of damage, and is, as such, regularly
indemnified by French courts. The author ex-
amines the impact of the classical rule res-
titutio in integruin on the indemnification of
loss of a chance of recovery or survival, and
suggests an analogy with wrongful aggrava-
tion of risk. He concludes by situating loss
of a chance in the current reform proposals
for medical liability.

Maitre de conferences, Facult6 de droit, et charg6 d’enseignement, Facult6 de mrdecine,

Universit6 de Poitiers.

McGill Law Journal 1986
Revue de droit de McGill

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

Sommaire

Introduction

I. Perte de chance et causalit6

A. Une exigence traditionnelle
B. Un d~tournement 6vident

II. Perte de chance et pr6judice

A. Un prejudice autonome
B. Une nouvelle qualification

Conclusion

Introduction

Une lecture rapide de la jurisprudence civile pourrait laisser supposer
que l’obligation contractuelle du m6decin envers son patient n’est que << de moyens >>, ou encore, << de prudence et de diligence >>. Dans son arr~t Mer-
cier, du 20 mai 1936, la Cour de cassation avait affirm6 ce principe premier
du droit medical:

Mais attendu qu’il se forme entre le m6decin et son client un v6ritable contrat
comportant, pour le praticien, rengagement, sinon, bien 6videmment, de gu6rir
le malade, ce qui n’a d’ailleurs jamais 6t6 all6guE, du moins de lui donner des
soins, non pas quelconques, ainsi que parait 1’6noncer le moyen du pourvoi,
mais consciencieux, attentifs, et, r6serve faite de circonstances exceptionnelles,
conformes aux donn6es acquises de la science; que la violation, meme invo-
lontaire, de cette obligation contractuelle, est sanctionn6e par une responsa-
bilit6 de m~me nature, 6galement contractuelle […] .1

‘Cass. civ., 20 mai 1936, D.P. 1936.1.88 (note E. Pilon), S.1937.I.321 (note A. Breton) [ci-

apr~s Mercier].

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PERTE DE CHANCE EN DROIT MtDICAL

En d6pit des contingences qui avaient constitu6 la cause prochaine de l’arr&t, 2
celui-ci avait durablement affirm6 une rdgle de droit qui devait tout A la
rdflexion des juges dans l’heureux silence du 16gislateur, ce silence qui –
le doyen Carbonnier l’a enseign6 – n’arrte pas le cours de la justice.

Les decisions les plus rcentes confirment le principe pos6 dans l’arrt
Mercier.3 De m8me, la doctrine enseigne que le m6decin est tenu de cette
simple obligation de moyens. 4 Il n’est sans doute pas d’amphith6dtre oat
l’on ne prdsente l’engagement du professionnel de sant6 comme l’archdtype
de l’obligation de prudence et de diligence. L’alda, qui caractdrise la pres-
tation th6rapeutique toujours emplie d’incertitudes et de risques,5 n’appa-
rait-il pas comme l’un des principaux critdres de distinction entre les deux
categories d’obligations contractuelles? 6 Mlle Viney appliquera ce critdre A
‘activit6 soignante:

On peut, en effet, invoquer, en faveur de la qualification d’obligation de moyen
les alas de l’art mddical qui s’exerce sur des sujets dont les reactions sont
diverses et parfois imprdvisibles ainsi que l’extr~me difficultE d’adapter les
connaissances thoriques au cas particulier de ]a maladie A traiter. 7

Dans sa these, Mine Dorsner-Dolivet y ajoutera l’idde du respect ndcessaire
de l’inddpendance intellectuelle du mddecin, 8 de sa libert6 de prescription.
Le droit civil canadien se prononce dans le m~me sens; non seulement
les auteurs – MM. Baudouin, Crdpeau, Bernardot et Kouri –
l’enseignent,
mais encore le principe de l’obligation de moyens est affirm6 par la juris-
prudence. Celle-ci vient meme de rejeter la th6orie du risque mddical pour
faire prdvaloir la responsabilit6 pour faute. 9

211 s’agissait de la n~cessit6 d’Echapper A feue la solidarit6 des prescriptions civile et p~nale
dont la Loi no 80-1042 du 23 dicenbre 1980 a sonn6 le glas. A ce sujet, voir M. Roger, o La
rdforme du ddlai de prescription de l’action civile >>, D. 1981 .Chron. 175.

3 Voir notamment Cass. civ. Ire, 9 octobre 1985, Bull. civ. 1985.1.226, no 253, Gaz. Pal.,
30 mars au ler avril 1986, Somm. 12 (note F. Chabas) [ci-aprds Picot]; et Cass., civ. Ire. 9
octobre 1985, Bull. civ. 1985.1.225, no 251.

4P. Malaurie et L. Ayn~s, Les obligations, Paris, Cujas, 1986, no 469.
5F. Chabas, ( Vers un changement de nature de l’obligation m~dicale > J.C.P. 1973.1.2541.
no 6.6Voir A. Plancqueel, <(Obligations de moyens, obligations de r6sultat: Essai de classification des obligations contractuelles en fonction de la charge de la preuve en cas d'inexcution >
(1972) 70 R.T.D. Civ. 334.

7G. Viney, La responsabilit6: Conditions, Paris, L.G.D.J., 1982, no 548.
8A. Dorsner-Dolivet, Contribution 4 la restauration de lafaute, condition des responsabilitis
civile el plnale dans l’honicide et les blessures par imprudence: it propos de la chirurgie, Paris,
L.G.D.J., 1986, no 148.

‘)Lapierrec. P.G. Qu~bec(1985), [1985] 1 R.C.S. 241, 16 D.L.R. (4th) 554, 58 N.R. 161. Pour
des commentaires, voir M. Krauss, < L'affaire Lapierre Vers une thdorie 6conomique de l'obli- gation quasi-contractuelle > (1986) 31 R.D. McGill 683. Comparer P.P.C. Haanappel, o Faute
et risque dans le systdme qudbcois de la responsabilit6 extra-contractuelle > (1978) 24 R.D.
McGill 635.

REVUE DE DROIT DE McGILL

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Cependant, A y regarder de plus pr6s, au risque de voir les jugements
apodictiques r6form6s, l’obligation civile m6dicale n’est peut-8tre plus aussi
uniforme. Entre les traits dominants du dessin s’inscrivent des lignes plus
fines mais trac6es sans faiblesse et qui, parce que moins acad6miques, plus
spontan6es, trahissent une sensibilit6 refoul6e par 1’enseignement classique.

D6jA, MM. Savatier, Auby et P6quignot, dans leur Traite de Droit me-

dical, les avaient discern6es: i titre d’exception, le m6decin pouvait, ds
1956, 8tre d6clar6 tenu d’une obligation de r6sultat.10 Ainsi, le praticien
charge d’un travail de laboratoire < ne comportant, en l'6tat des donn6es , et se r6duisant <(A une recherche d'ordre acquises de la science, aucun al6a technique, obissant A des r~gles, strictes et invariables qui doivent n6ces- sairement aboutir A une exacte solution >, 6chappe au principe de l’obli-
gation de moyens et se voit imposer le fardeau de prouver l’absence de cause
6trangre.II Cette solution n’est pas, du reste, d’une agressive modernit6.12
L’al6a disparaissant et le travail devenant m6canique, la r6alisation et la
fourniture d’une prothse appellent une solution identique,’ 3 au contraire
de son 6tude pr6alable et de sa pose. Certains tribunaux s’aventurent m~me
jusqu’A juger, dans l’oubli de la jurisprudence dominante, qu’une obligation
de r6sultat s’attache au fonctionnement du mat6riel m6dical, au motif que
celui-ci ne pr6sente aucun al6a.14

La distinction entre les obligations de moyens et de r6sultat tient 6ga-
lement au r61e actif ou passif du cr6ancier. On ne sera donc gu6re surpris
de voir des juridictions du fond essayer d’affirmer une obligation d6termin6e
de s6curit6 Ai la charge d’un m~decin dans les cas oft un malade lui est livr6
. Ainsi, pour un jugement du 12 juillet 1979 du Tri-
pieds et poings li6s
bunal de grande instance de Poitiers, < la facult6 pour le m6decin de disposer de la personne du malade qui abandonne entre ses mains la libert6 de son comportement, a pour contrepartie l'obligation pour le praticien d'amener le patient indemne de tout dommage qui ne r6sulterait pas des al6as propres 'OR. Savatier et al, Traitg de droit mdical, Paris, Librairies Techniques, 1956, nos 293-94. "Toulouse, 14 d6cembre 1959, D.1960.Jur.181, J.C.P 1960.11.11402 (note R. Savatier). Pour un commentaire, voir H. et L. Mazeaud, Chronique de jurisprudence (1960) 58 R.T.D. Civ. 295, no 8. A contrario, voir Cass. civ. Ire, 4 janvier 1974, Bull. civ. 1974.1.4, no 4, et les commentaires de G. Durry, Chronique de jurisprudence (1974) 72 R.T.D. Civ. 810, no 11. '2Voir Trib. civ. Saint-Affrique, 18 juillet 1933, Gaz. Pal. 1933. 2e sem. Jur.864; Cass. civ., 3 avril 1939, D.H. 1939.Jur.337; et Cass. civ. 2e, 17 d6cembre 1954, J.C.P. 1955.11.8490 (note R. Savatier). 13Par exemple, voir Cass. civ. Ire, 29 octobre 1985, Bull. civ. 1985.1.244, no 273, Gaz. Pal., 30 mars au ler avril 1986, Pan.1 1 (note E Chabas). Voir aussi G. M6meteau, ( Prothse et responsabilit6 du m6decin > D.1976.Chron.9.
14Trib. gr. inst. Poitiers, 23 d6cembre 1985, Raynal c. Nivet, Gaz. Pal., 2 au 3 mai 1986,
Somm.14. Voir aussi Rouen, 7 fevrier 1984, D.1985.Inf.405 (note J. Penneau), Gaz. Pal. 1984.
ler sem. Jur.262 (note E Chabas).

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PERTE DE CHANCE EN DROIT MtDICAL

1’intervention elle-meme

. 15 La Cour de cassation exerce sur ces dcisions

son pouvoir de censure, 16 mais la tendance est significative.

Aussi bien, des arr&ts paraissant abandonner plus insidieusement le
principe de l’obligation de moyens auront-ils trouv6 le terrain pr6par6. Mais,
plut6t que de proc~der par imposition d’une franche obligation de r~sultat,
la jurisprudence s’avancera par des voies d6tourn~es, celles de la causalit6
ou du dommage, et non celles de la faute ou de l’absence de faute.

Notamment, la maxime de common law, res ipsa loquitur, a, ou aurait,
exerc6 une certaine influence. M. A. Tunc a rMvl la parent6 d’une certaine
jurisprudence fran~aise avec cette r~gle, qui 6mane pourtant d’un syst~me
juridique different:

Bien qu’il ne l’6nonce pas express6ment, sinon par la notion de ‘faute virtuelle’
[…] le droit frangais ne peut manquer d’admettre parfois la maxime de common
law: res ipsa loquitur. Qu’un certain traitement, ou une certaine intervention
chirurgicale, provoque un certain r~sultat, peut suffire A 6tablir ]a faute du
m~decin ou du chirurgien […] .17

Faudrait-il prciser, s’il en 6tait ici besoin, qu’en r~alit6 d’une part la
res ipsa loquitur trouve son 6quivalent en droit civil par le jeu des pr&.
somptions simples’ 8 et qu’il n’6tait donc peut-etre pas rigoureusement in-
dispensable de s’y r6ferer, et que, d’autre part, en supposant meme qu’on
ait voulu appliquer cette r~gle (plus ou moins consciemment), il n’aurait
pas fallu oublier que le r~sultat pr~judiciable ne se suffit pas i lui-meme.
Le juge doit se r6ferer aux autres 61ments du dossier avant de conclure
<< qu'en toute probabilit6 ce qui s'est produit ne serait pas arriv6 en l'absence de faute > .19 I1 nous semble que la maxime en cause n’impose pas, lorsqu’elle
joue, une responsabilit6 pour le seul motif que le d6fendeur ne peut prouver
exactement comment l’accident s’est produit.20 Pour l’interprtation << mi- tig6e 7 qu'ils en font, les tribunaux qu~bcois admettent que le m~decin puisse s'exon~rer en 6tablissant, sur la balance des probabilit~s, que la sur- venance du fait dommageable est autant compatible avec l'absence de faute qu'avec l'existence d'une faute.21 15Trib. gr. inst. Poitiers, 12 juillet 1979, Talent c. Lecorre [non publi6]. 16Cass. civ. Ire, 29 octobre 1968, J.C.P. 1969.11.15799 (note R. Savatier). 17A. Tunc, Chronique de jurisprudence (1961) 59 R.T.D. Civ. 100 A la p. 113. '8Voir A. Bernardot, << Le m6decin et les pr6somptions de fait >> (1971) 2 R.D.U.S. 75 et A.
Lessard, << Les pr6somptions de fait et la responsabilit6 m6dicale: Brunelle v. Sirois )> (1975) 6
R.D.U.S. 417.

9Martel c. Htel-Dieu St-Vallier (1969), [1969] R.C.S. 745 A la p. 749, 14 D.L.R. (3d) 445.
1
20Finlay c. Auld (1973), [1975] 1 R.C.S. 338, 43 D.L.R. (3d) 216, 1 N.R. 1.
2’Hbpital g~neral de la r4gion de l’amiante Inc. c. Perron (1979), [1979] C.A. 567.

McGILL LAW JOURNAL

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La jurisprudence frangaise fournit des exemples de la reception de cette
th6orie 22 par le biais de ce que Mlle Ambialet qualifie d’une reduction du
raisonnement >.23 En r6alit6, il s’agit bien d’une responsabilit6 pour faute
pr6sum6e, entre l’obligation de moyens et l’obligation de r6sultat. L’anor-
malit6 des consequences de l’acte (par exemple, vaccination ou usage d’un
appareil) implique la faute du professionnel.

Mais M. Penneau remarquait que cette th~orie avait 6te rejet~e, en
mati~re d6lictuelle, par un des arr6ts du 20 dcembre 1968.24 Meme si
postrieurement A cette intervention de la Cour de cassation des decisions
se rdfraient encore A la doctrine cit~e, 25 elle devait finalement 8tre condam-
nee par l’arr~t Picot du 9 octobre 1985.26 Dans cette affaire, le patient avait
6t6 subitement et inexplicablement frapp6 de quadriplgie suite i une in-
jection administr~e pour soigner des douleurs cervicales. La Cour d’appel
avait maintenu la responsabilit6 du m~decin, 6tant d’avis que t la soudai-
net6 foudroyante –
de la grave quadripl6gie qui a
frapp6 l’appelant, alors qu’il avait subi sans dommage le meme traitement
le mois precedent, rapporte la preuve certaine […] du caract~re inad~quat,
maladroit ou imparfait, et par consequent fautif, de l’acte, sans qu’il soit
n~cessaire pour cela d’avoir 6lucid6 r’tiologie complete de la faute >.27 Sur
pourvoi, cette conclusion fut infirm~e par la Cour de cassation:

quelques secondes –

Attendu que, dans la deuxi~me partie de son raisonnement, la Cour d’appel
n’a d~duit ‘existence d’une faute du docteur Picot dans l’accomplissement du
geste m~dical lui-m~me que de l’absence de succ~s du traitement et de l’ap-
parition d’un prejudice, lequel, du reste, pouvait 8tre en relation avec > sans I’8tre pour autant avee une faute du m~decin; qu’en
se determinant ainsi alors que le m~decin est tenu d’une obligation de moyens
et non de r~sultat, les juges du second degr6 ont violM [I’article 1147 du Code
civil]. 28

Cet arr~t est notable en ce qu’il juge qu’un acte medical non fautif peut
engendrer un dommage qui n’appellera donc pas reparation, ce dont pour-
raient s’emparer les partisans de la reconnaissance d’une responsabilitk m6-

22G. Mmeteau, Le droit mdical, Paris, Litec, 1985, no 703.
-J. Ambialet, ResponsabilitM dufait d’autrui en droit mWdical, Paris, L.G.D.J., 1965 A la p.
51.24Cass. ch. mixte, 20 d6cembre 1968, D.1969.Jur.44, 2e arret (concl. Schmelck).
-3Par exemple, voir Cass. civ. Ire, 17 juin 1980, Bull. civ. 1980.1.151, no 187, et les corn-
mentaires de G. Durry, Chronique de jurisprudence [1981] R.T.D. Civ. 157, no 7 qui parle
plutft de l’exclusion d’une obligation de r~sultat; voir aussi Cass. civ. Ire, 25 mai 1983, J.C.P.
1984.11.20281 (note A. Dorsner-Dolivet), et les commentaires de G. Durry, Chronique de
jurisprudence [1984] R.T.D. Civ. 114, no 2.

26Supra, note 3.
2 Ibid. A la p. 227.
2 Ibid.

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PERTE DE CHANCE EN DROIT MEDICAL

dicale pour risque cr&. I1 est 6galement important dans sa mise A l’ecart
du << proced6 insidieux qui consiste A faire application de l'adage res ipsa loquitur: trouver la faute dans le resultat dommageable lui-meme. Cette application de l'idee de faute virtuelle ne serait qu'une consecration d6- tournee de l'obligation de resultat >.29

La jurisprudence judiciaire a laisse des traces dans celle du Conseil
d’Etat. Certes, pour la Haute Juridiction, il n’y a pas de res ipsa loquitur,3
mais le dommage peut reveler un fonctionnement defectueux du service
public: la lesion normalement impr6visible consecutive A un acte de soins
banal laisse supposer qu’une faute a te commise dans son execution. 3′ Ainsi
en arrive-t-on A une responsabilite pour faute presumee, ouvrant la voie
vers une responsabilite pour risque dont des traces se rencontrent en droit
de la responsabilit6 hospitali re publique. 32 Le droit qu6becois, lui, fonde
la responsabilite de l’etablissement hospitalier, en principe, sur la relation
contractuelle unissant celui-ci au patient, et engendrant une obligation de
moyens. 33 M. Crepeau envisage des hypotheses d’obligations de resultat;
une telle responsabilite contractuelle ne serait, de droit frangais, concevable
qu’i l’encontre des cliniques privees, les h6pitaux publics relevant du droit
administratif, qui place les malades en situation d’usagers du service public
et non de cocontractants.

La theorie de la perte de chance prend place dans ce courant de contes-
tation de l’obligation de moyens du m6decin. De quoi s’agit-il donc? Perte
de chance de reussir une carriere professionnelle, de vaincre lors d’une
competition, 34 de gagner un proces, de realiser le gain d’une operation
contractuelle en general (lucrum cessans) ou commerciale en particulier. La
chance est une valeur juridique d’autant plus aisement reparable lorsqu’elle
est diminuee qu’elle est negociable lorsqu’elle existe (ou est supposee exister).
Mlle Viney cite en exemple de ces negoces la vente d’un billet de loterie et

Somm.158.

29Chabas, note sous Picot, ibid.
30Voir, a cet effet, Cons. d’Itat, 3 novembre 1982, Berrichilo, Gaz. Pal. 1983. ler sem.
3 Cons. d’ttat, 23 ievrier 1962, Meier, Rec. 1962.122.
32Voir Cons. d’ttat, 6 novembre 1968, Saulze, A.J.D.A. 1969.117 (note J. B.): dans cet arr~t,
la requ~rante, institutrice, 6tait enceinte de quelques mois lorsque se d~clara une 6pid~mie de
rubgole dans l’cole oa elle enseignait. Continuellement exposge A la maladie, l’institutrice
contracta elle-meme ]a rubgole, et son enfant naquit atteint de graves infirmitgs. Voir aussi P.
Artur de la Villarmois, La responsabilit6 sans faute de l’hbpital public, th~se de doctorat en
droit, Universit6 de Dijon, 1982 [non publige].
33P.-A. Crgpeau, ((La responsabilit6 civile de l’tablissement hospitalier en droit civil ca-
(1981) 26 R.D. McGill 673 A la p. 711 et s. II convient toutefois de souligner la
nadien)
controverse doctrinale au sujet du fondement de ]a responsabilit6 hospitali~re: voir A. Lajoie,
P.A. Molinari et J.-L. Baudouin, <( Le droit aux services de sant6: LUgal ou contractuel? ) (1983) 43 R. du B. 675 et S. Nootens, << La remise en cause du contrat hospitalier ) (1984) 44 R. du B. 625. 34Paris, Ire ch., 30 mai 1979, Berger c. Poulet [non publi6]. Cet arr~t est int~ressant en ce que Ia perte de chance pour une course hippique 6tait imputable aux fautes d'un v~t~rinaire. REVUE DE DROIT DE McGILL [Vol. 32 la pratique de l'assurance. 35 On pourrait y ajouter la presentation d'un suc- cesseur A. une clientele civile. On comprend que ces espfrances chiffrables appellent compensation, dans la mesure ofi elles sont r6elles et s~rieuses. 36 La victime doit pouvoir raisonnablement s'attendre A obtenir le profit es- compt6. A cette condition, les tribunaux indemniseront, en suivant la dis- tinction proposfe par Mile Viney, < la perte de l'espoir d'un avantage futur >>
ou ol’apparition d’un risque compromettant les chances d’6viter une d6-
tfrioration de la situation actuelle >%37 En droit medical, ces formes de pr6-
judice sont retenues.

Les syst~mes de common law n’ignorent pas, bien stir, la prise en compte
de ce type de dommage, d~fini par M. King comme la < destruction of a chance of completely avoiding an adverse result or of achieving a definitive favorable result >>38. Le recent arrt Hotson c. Fitzgerald pose d’ailleurs le
probl~me en des termes classiques:

If the issue is one of causation then the health authority succeeds since the
plaintiff will have failed to prove his claim on the balance of probabilities. He
will be lacking an essential ingredient of his cause of action. If, however, the
issue is one of quantification then the plaintiff succeeds because it is trite law
that the quantum of a recognized head of damage must be evaluated according
to the chance of the loss occurring. 39
La thorie litigieuse a, en droit frangais plus simplement, effectu6 une
apparition vigoureuse sur le terrain de la causalit6 en bousculant les r~gles
probatoires acquises. N’en devenait-elle pas une r~gle de fond? Les contre-
attaques de la doctrine l’ont repouss~e dans les vallons –
sans fond – des
prejudices indemnisables, desquels peut-8tre elle tenterait de ressortir sous
de maladroits camouflages.

I. Perte de chance et causalit6

Mile Viney 6nonce les donn~es du problme:

On sait que la jurisprudence admet aujourd’hui couramment que la ‘perte d’une
chance’ est un dommage susceptible d’ouvrir droit d r6paration. Or, une s6rie
d’arr~ts tr~s remarqu6s rendus en mati&re de responsabilit6 m6dicale montre

35Viney, supra, note 7 A la p. 342.
36Cass. crim., 12 fevrier 1979, Gaz. Pal. 1979. 2e sem. Jur.563.
37Viney, supra, note 7, nos 279-81. Voir aussi J. Bor6, <(L'indemnisation pour la chance perdue: une forme d'appr~ciation quantitative de la causalit6 d'un fait dommageable > J.C.P.
1974.1.2620.

38J.H. King Jr, ( Causation, Valuation and Chance in Personal Injury Torts Involving Pre-

existing Conditions and Future Consequences>> (1981) 90 Yale L. J. 1353 A ]a p. 1365.

39(1985), [1985] 1 W.L.R. 1036 A la p. 1044 (Q.B.). Pour un autre arret accordant une
indemnit6 vif the chance was capable of valuation >, voir Sykes c. Midland Bank (1970),
[1971] 1 Q.B. 113, [1970] 3 W.L.R. 273, [1970] 2 All E.R. 471 (C.A.).

19861

PERTE DE CHANCE EN DROIT MEDICAL

que cette notion a &6 parfois d~toumr6e de sa signification habituelle et utilis~e
afin de d~placer, au profit de la victime, l’objet de la preuve de la causalit6 et,
par lI m~me, de faciliter celle-ci. 40

Des r~gles Uablies ont donc t alt~r~es.

A. Une exigence traditionnelle

D~s lors que la faute virtuelle n’a constitu6 dans l’histoire de la res-
ponsabilit6 m~dicale qu’un accident, le principe applicable a la preuve de
la causalit6 entre le comportement fautif du m~decin et le prejudice du
malade reprend une force nouvelle. II a pour contenu l’imposition de la
charge de la preuve au demandeur. II suffit, mais il faut, que le celui-ci
d~montre << que le prejudice subi est la consequence d'une faute d'inex& cution des obligations conventionnellement assum~es par le d~biteur >>.41
En droit civil canadien, c’est le principe affirm6 par M. le juge Bisonnette
dans l’affaire X. c. Mellen:

Le patient, s’il subit un prejudice du fait personnel de son m6decin, devra
rapporter la preuve d’une faute 6tablissant un lien de causalit6. Le seul recours
que procure la loi A celui-ci, c’est que les tribunaux exigent Ia preuve certaine
ou concluante de sa faute. 42

Or, des difficult~s particuli~res s’61 vent dans l’application du caract~re
plus ou moins direct du lien causal. A ce sujet, Starck constatait <.43 Entre la these de l’6quivalence des conditions, qui retient comme
causal tout fait qui a W une des conditions sine qua non du dommage, et
celle de la causalit6 adequate, qui ne retient que le fait qui, en l’6tat des
donn6es de la science, rendait le prejudice prvisible,44 le choix n’est point
ais6. Le comportement du d~fendeur doit avoir (m~me avec d’autres dans
l’hypoth~se de contribution) soit provoqu6 le resultat n~faste, soit aggrav6
cette issue, 5. moins que la comparaison de plusieurs fautes en concurrence
ne conduise a 6carter la plus l~gre, au prtexte qu’elle ne rendait pas le
dommage prrvisible.

40Viney, supra, note 7, no 370.
41J.-L. Baudouin, Les obligations, Montreal, Presses de l’UniversitE de Montreal, 1970 A la

p. 291.

42(1957), [1957] B.R. 389 A Ia p. 413; voir aussi P-A. Cr6peau, <<2volution rcente du droit de la responsabilit6 m~dicale et hospitalire en droit civil canadien >> dans Jus Medicum: Acta
premier congrs mondial de droit mdical, t. 2, Gent, Rijksuniversiteit, 1969, 159 A ]a p. 165
et s.

43B. Starck, Droit civil: Obligations, Paris, Librairies Techniques, 1972, no 2079.
44Viney, supra, note 7, no 340.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

Les d6cisions sont tr6s classiques:

Attendu, ds lors, qu’en d~clarant qu’d admettre qu’une faute ait W commise
par le docteur Padovani ou le service hospitalier qui ‘assistait, rien n’6tablit
que cette faute ait provoqu6 ou seulement aggrav6 l’6tat infectieux de -dame
Lognone et ait W, pour elle, la source d’un quelconque pr6judice, la Cour
d’appel a relev6 que la preuve, dont la charge incombait A la demanderesse au
pourvoi, n’6tait pas rapport6e du lien de causalit6 entre la faute all6gu6e par
elle et le dommage qu’elle aurait subi […

.5

Ou encore:

Attendu qu’il appartient au demandeur A I’action en responsabilit6 d’6tablir la
preuve du lien de causalit6 entre la faute all6gu6e et le dommage subi; qu’en
l’espce, la Cour dclare ‘que Ia preuve n’est pas rapport6e que le d6c~s soit
dQ
‘absence de soins imm~diats et 6clair6s’ et qu’il n’est pas certain ‘qu’au
moment de I’accident (respiratoire) ou dans les instants qui l’ont pr~c6d6,
‘enfant poss~dait encore une chance de survie, alors qu’il n’est pas exclu que
t6 d6jA engag6 6tant ainsi toute chance de survie’.
le processus de mort ait
Attendu que ces appr6ciations sont souveraines et 6chappent au contr6le de
la Cour de cassation […]

.46

En mati6re correctionnelle, on lit oque la simultan6it6 du traitement et du
d6c6s n’impliquerait et ne d6montrerait pas le rapport n6cessaire de cause
A effet entre ces deux faits, et ce d’autant plus que des 616ments d’appre-
ciation contraires existent en la cause. >>47 En d’autres termes, le doute sur
la relation de cause A effet ne suffit pas A retenir la responsabilit6 du d6-
fendeur.48

Mais, et sans sortir du droit commun, la preuve de cette causalit6 r6sulte
suffisamment d’un ensemble de pr6somptions. La victime doit d6montrer

45Cass. civ. Ire, 25 octobre 1961, Bull. civ. 1961.1.383, no 486. Voir aussi Cass. civ. Ire, 10

juillet 1962, Bull. civ. 1962.1.312, no 358.

4′(Cass. civ. Ire, 25 mai 1971 [non publif], cit6 dans A. Gombault, ( La perte de chances en
mati~re de responsabilit6 mgdicale: Un intgressant arr~t de la Cour de cassation > (1971) 93
Concours medical 7524 A la p. 7527 et s. Le commentateur ajoute, A la p. 7258: <( [t]oute faute n'entraine pas ngcessairement une perte de chances, celle-ci doit 8tre certaine, Ie lien de cause A effet entre la faute et la perte de chance doit 8tre 6tabli par le plaignant >. Voir aussi, parmi
les arr~ts intgressants, Paris, 18 dgcembre 1980, D.1981.I.256 (note J. Penneau); et Poitiers,
25 juin 1973, Dietz c. Tarange [non publi]:

Attendu que s’iI ressort du rapport d’expertise que ‘injection dont Dietz a t6
victime a 6t6 consecutive 6 la piqfire pratiquge par la demoiselle Tarange le 7
novembre 1963, il n’est cependant nullement dgmontr6 que cette injection ait t6
provoquge par une faute ou une nggligence de celle-ci; qu’il n’est pas dtabIi notam-
ment qu’un dgfaut de strilisation de la seringue qui a servi 6 faire la piq~re puisse
lui

re reproch6.

47Poitiers, 23 mars 1972, Senequier [non publi].
48Cette exigence se retrouve en mati~re extra-contractuelle: Cass. civ. 2e, 17 mars 1977,
D. 1977.1.326 (note C. Larroumet); en mati6re de responsabilit6 hospitalire publique: Cons.
d’Etat, 15 mars 1957, A.J.D.A. 1957.265; et elle se retrouve aussi en common law: voir King,
supra, note 38 6 la p. 1355.

1986]

PERTE DE CHANCE EN DROIT MEDICAL

autre chose que l’anormalit6 du r~sultat et mettre ce dernier en rapport avec
le comportement du d~biteur. Ainsi, dans un arrt du 14 d~cembre 1965,
la Cour de cassation approuvait une Cour d’appel

[d]’avoir pu d6duire ‘des documents fournis’ dont elle a souverainement ap-
pr6ci6 la valeur probante ‘ qu’il existe des prbsomptions suffisamment graves,
pr6cises et concordantes pour admettre que l’invalidit6 dont est aujourd’hui
atteint Pierre Margoux, est Ia cons6quence directe de la faute retenue A 1’en-
contre de ‘intim6’. 49

Ce n’est pas au vu du r6sultat dommageable que les juges du fond se sont
prononc6s, mais sur les documents de la cause qui leur permettaient de
jeter le pont entre ce r~sultat et une faute dfiment constate.50

Le laxisme dans l’appr~ciation de la causalit6 devient plus 6vident lors-
que les juges se contentent d’une tr~s grande probabilit6.51 On n’est plus
tr~s loin de la substitution de l’intuition au raisonnement.

B. Un dtournement 6vident

Les auteurs s’accordent a dater l’apparition d’une nouvelle pens~e ju-
risprudentielle d’un arr~t de la Cour de Grenoble du 24 octobre 1962.52
Dans cette affaire, le demandeur s’6tait fractur6 le poignet, et l’on avait
d6couvert qu’une fracture ant6rieure, survenue trois ans auparavant, n’avait
pas W d6cel6e par le premier radiographe. La victime all6guait que l’omis-
sion de ce radiographe lui avait fait perdre ses chances d’une gu6rison du-
rable qui aurait rendu fort improbable la survenance de la seconde fracture.
La Cour d’appel fit droit A cette pr6tention et d6cida que l’erreur du premier
radiographe l’avait, << de fagon certaine, priv6 [...] d'une chance de gu6rison sur laquelle ce bless6 6tait normalement en droit de compter >>. La Cour
ajouta que << le pr6judice, certain et direct caus6 i E du fait de 1'erreur de diagnostic [...] est constitu6 exclusivement par cette perte d'une chance de gu6rison >>.53

Le commentateur ne manque pas de convenir, 6crivant sur le pr6judice,
de son << rapport al6atoire de causalit6 avec la faute du radiographe >>, et

49Cass. civ. Ire, 14 d6cembre 1965, Bull civ. 1965.1.541, no 707, D.1966.Jur.453, ler arrt,
J.C.P. 1966.11.14753, ler arr8t (note R. Savatier)[ci-apr s Margoux], et voir les commentaires
de G. Durry, Chronique de jurisprudence, (1967) 65 R.T.D. Civ. 153, no 26. 2galement, voir
Cass. civ. Ire, 7 mars 1966, Bull. civ. 1966.L128, no 163, D.1966.Jur.454, 2e arr~t, J.C.P.
1966.Jur.14753, 2e arr~t (note R. Savatier)[ci-apr s Bourgoint].

5oVoir aussi le r6sum6 de Cass. civ. ire, 12 novembre 1968, D.1969.Somm.47, dans lequel
la pr6somption se dduit de ce que < cet expert n'envisage pas l'hypothse d'une autre origine des troubles >.
5’Voir, A titre d’exemple, le r6sum6 de Cass. civ. Ire, 29 mai 1979, Brun, J.C.R 1979.IV.257.
52Grenoble, 24 octobre 1962 [non publi6], comment6 par A. Tunc, Chronique de jurispru-

dence (1963) 61 R.T.D. Civ. 326, no 9.

53Les extraits du jugement sont tir6s du commentaire de M. Tunc, ibid. A la p. 335.

136

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 32

ainsi se trouvent 6nonc~s les 61ments essentiels du sujet. La qualification
du prejudice comme < perte de chance ) autorise les juges A le mettre en rapport de causalit6 avec la faute. On est, on le comprend, tent6 d'6crire que, si le crdancier a prouv6 la faute du ddbiteur, il (.57

Certes, il est comprehensible de vouloir favoriser un malade prdtendu
ddsarm6 oppos6 i son medecin au bdn.fice duquel les difficultds de l’apport
de la preuve joueront. 58 Ces difficult6s sont connues des tribunaux cana-
diens. L’argument, puis6 dans l’quit6 qui corrige, dans des cas particuliers
dignes de misricorde, la rigueur excessive de la loi gdndrale, est d’impor-
tance, mais il << unilatdralise > la r6flexion sur la responsabilit6 du mddecin.
Le doyen Savatier avait critiqu6 cette jurisprudence qui, situant l’apprecia-
tion des chances dans le pass6 A partir du prejudice final, par hypothse
rdalis6, conduirait le juge A << mesurer la condamnation A ses doutes, meme 54H., L. et J. Mazeaud, Le~ons de droit civil, t. 2, vol. 2, 6e dd. par E Chabas, Paris, 1978, no 563. 55Cass. civ. Ire, 18 mars 1969, Bull. civ. 1969.1.92, no 117, J.C.P 1970.11.16422 (note A. Rabut). Pour un commentaire, voir G. Durry, Chronique de jurisprudence (1969) 67 R.T.D. Civ. 772, no 26. Voir aussi Margoux, supra, note 49. 56A, ce sujet, voir les trois arr~ts Cass. civ. Ire, 25 mai 1971, J.C.P. 1971.11.16859, et Ie commentaire de G. Durry, Chronique de jurisprudence (1972) 70 R.T.D. Civ. 395, no 14; Cass. civ. Ire, 5 novembre 1974, Bull. civ. 1974.1.250, no 292. 7p. Lombard, P. Macaigne et B. Oudin, Le mdecin devant sesjuges, Paris, Laffont, 1973 A la p. 72. 58Voir les commentaires de Durry, supra, notes 49, 55, et 56. 1986] PERTE DE CHANCE EN DROIT MtDICAL dans des r~gles inversement proportionnelles ).59 C'est dans l'obligation de r~sultat que le doute conserve la responsabilit6 et la jurisprudence Karoubi ne constitue qu'une fa~on d~tourn~e de quitter le domaine de l'obligation de moyens. Demeure-t-on sur le terrain, encore classique, de l'&quivalence de conditions dans l'affirmation que, sans ce qui a 6, autre chose aurait eu lieu? Cela n'est point, car cette th~orie suppose encore l'affirmation du lien causal de chacune des circonstances sans lesquelles le dommage ne se serait pas produit.60 S'agit-il d'une obligation v6ritable de r~sultat? M. Mi- chaud 6crit: Discuter d~sormais de chance de gu~rison, grace A tel comportement th~ra- peutique ou plut6t a tel autre, n'est-ce pas indirectement reprocher au m~decin ]a non gurison du patient, donc lui faire dans tel cas obligation de gu~rison? 61 Peut-6tre pas totalement ds lors que la faute demeure exig~e, mais en tout cas << glissade >.

II serait s~duisant de d6fendre la solution par le constat du risque cr66
par l’acte medical, devant appeler la contrepartie de la reparation. Le d~bat
redevient connu et n’est pas 6tranger a l’admission des responsabilitds de
plein droit, contractuelle et extra-contractuelle. Or, << en mati~re m~dicale le risque est presque partout >.62 La jurisprudence en offre le t~moignage
irr~cusable, en imposant au m6decin de r~v~ler A son patient les risques
normalement pr~visibles du traitement propos6, pr6alablement A son as-
sentiment. C’est admettre qu’ils restent inh6rents i l’activit6 th~rapeutique.
Le << droit A la sant6 >>, qui n’est pas celui aux soins, passe par l’acceptation
du risque. Or, le risque dont il s’agit dans les responsabilitds de plein droit
est celui encouru par le client pour le profit du professionnel: le responsable
est tenu A r6paration, parce qu’il a le profit de son activit6. Mais en mati~re
m~dicale les risques profitent-ils au m6decin?

Certes, il peut en 8tre ainsi en mati~re d’exp~rimentation scientifique
ofi il n’y a pas mrme, en l’6tat, une responsabilit6 contractuelle, le contrat
6tant frapp6 d’une nullit6 d’ordre public imposant le renvoi vers la respon-
sabilit6 d6lictuelle. Un rdcent avant-projet de loi du 26 avril 1985 du Mi-
nist~re des affaires sociales en prenait acte: <<[t]out dommage r~sultant d'un risque, y compris celui sur lequel la personne est inform6e, est r6par6 par le promoteur de l'essai sans qu'il soit besoin d'6tablir qu'une faute a W 59R. Savatier, R(Une faute peut-elle engendrer la responsabilit6 d'un dommage sans l'avoir caus? >> D.1970.Chron.123.

60J. Penneau, La responsabilite mdicale, Paris, Sirey, 1977, no 108.
61p. Michaux, <(Critiques de la thdorie de la perle d'une chance > dans Jus Medicum: Acta
cinquine congrs mondial de droit medical, t. 8, Gent, Rijksuniversiteit, 1983, 405 A la p.
407.

62Chabas, supra, note 5, no 12.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

,
commise >.63 Ce n’est point l’hypoth~se habituelle du colloque singulier
dans lequel des risques ne sont propos6s puis accept6s que dans l’int6rft du
patient.64

Le raisonnement de la Cour de cassation n’a plus de fin: le doute sur
les fruits du traitement, n6cessairement autre que le proc6d6 jug6, aurait
mieux 6vit6 le dommage. 65 Donc, la m6thode id6ale n’aurait-elle pas 6t6
certaine
au sens oft l’entend le paragraphe 340-1(3) du Code civil, 6crit
au sujet des fins de non-recevoir opposables d l’action en recherche de
paternit6 naturelle? Ce texte dispose que <4]'action en recherche de patemit6 ne sera pas recevable [... s]i le pare pr6tendu 6tablit par un examen des sangs ou par toute autre m6thode m6dicale certaine qu'il ne peut atre le pre de 'enfant. > I1 s’impose de le relire dans une pens6e de droit m6dical que ses
r6dacteurs n’ont vraisemblablement point eue. La < m6thode m6dicale cer- taine est celle dont les conclusions scientifiques excluent par nature toute possibilit6 de paternit6. 66 Les arrts sur l'obligation de r6sultat du m6decin proc~dant A une analyse remontent alors en m6moire. La m6thode qu'il aurait fallu appliquer aurait exclu, ou du moins r6duit, les risques, les pos- sibilit6s de dommage. Ce jugeant, la Cour de cassation est en voie de contre- dire deux principes fondamentaux qu'elle a elle-m~me affirm6s, A savoir le refus de porter une appr6ciation judiciaire sur la valeur compar6e des pro- c6d6s scientifiques, et l'obligation de respecter la libert6 de prescription du m6decin. On r6pondra A ces objections qu'il n'y a pas lieu de rechercher si les cons6quences fatales auraient W certainement 6vit6es par le recours i une attitude m6dicale differente. 67 La jurisprudence en est d'autant plus dis- cutable, car cette incertitude planant sur le profit attendu d'une autre so- lution aggrave en proportion celle pesant sur les suites de la seule m6thode recueillie.68 Le Conseil d'Etat a proc6d6 lui aussi A des interpr6tations 61astiques de la causalit6 unissant la faute lourde et le dommage de l'hospitalis6 dans des circonstances ofi il estime que la faute a r6duit les chances de r6tablissement: En n~gligeant de prescrire, ds l'accident, la radiographie qui efit permis de d6couvrir la fracture du col du femur, provoqu6e par cet accident et d6cele '-Pour un examen des differentes dispositions du projet de loi, voir J.-M. Auby, < Les essais de mtdicaments sur rhomme sain: L'6tat actuel du problme ) (1985) 21 R.D.S.S. 316 A la p. 320 ct s. 64Voir Chabas, supra, note 5, no 12; et Dorsner-Dolivet, supra, note 8, no 322. 6'Voir le r~sum6 de Rennes, 18 octobre 1971, Gaz. Pal. ler sem. 1972.Somm.22. 66Voir Cass. civ. Ire, ler fRevrier 1983, D.1983.Jur.397 (note J. Massip). 7Contra: Paris, 26 avril 1984, D.1984.Inf.368 (note J. Penneau). 6 M. Hennau-Hublet, L'activit6 m6dicale et les d61its d'atteinte d la vie, l'int6grit6 physique et la sant6 des personnes, these doctorat en droit, Universit6 catholique de Louvain, 1985, nos 482-83 [non publi6e]. 6 1986] PERTE DE CHANCE EN DROIT MEDICAL par un m~decin priv pros de deux ans apr8s raccident, et en compromettant ainsi la chance qu'avait la victime de recouvrer un usage normal de sa jambe gauche, les mfdecins ont commis une faute lourde qui engage ]a responsabilit6 du centre hospitalier.69 Pour sa part, et avec prudence, la jurisprudence criminelle n'a pas suivi ces errements de la jurisprudence civile, meme si elle appr6cie liberalement le lien de cause a effet entre l'acte fautif et le dommage (homicide ou coups et blessures). 70 II n'importe que les fautes commises par l'inculpe ne soient pas la cause unique du deces de la victime, l'article 319 du Code p~nal te involontairement la cause d'un punissant quiconque, par sa faute, a homicide, sans exiger que cette cause ait 6t6 exclusive, directe et imm6- diate. 71 La jurisprudence p6nale exclut en effet << le caractere causal d'une omission jugee fautive, dans le chef d'un medecin, pour la raison qu'il ne peut 8tre affirme avec certitude que l'acte omis eut evite le dommage s'il avait 6t6 realise par le medecin )>.72 Les methodes de raisonnement propres
au droit p6nal imposent ces solutions: le doute profite au prevenu et impose
une relaxe. 73 Tout fait en relation avec le dommage finalement retenu suffit
A constituer l’infraction d’imprudence ou de negligence, mais A la condition
que cette relation, meme non exclusive soit certaine. 74

Une fois la faute 6tablie, le juge correctionnel doit s’expliquer sur l’ab-
sence de lien de causalite avec le dommage,75 mais, en sens inverse, la
chambre criminelle de la Cour de cassation veille A eviter des condamna-
tions motivees par le seul fait de compromission de chances du patient,
comme en temoigne l’arret Bucher du 9 juin 1977:

Attendu [… q]u’il se d~duit immfdiatement d’autre part, des constatations de
l’arr~t, abstraction faite de tout motif surabondant voire erron8, que le docteur
Bucher, en cr6ant imprudemment un risque mortel et en n6gligeant d’en em-
p~cher les effets, a priv
la dame de Grado de toute possibilit6 de survie et

69Cons. d’Etat, 19 d~cembre 1984, Boehrer [non publi]. Voir aussi, A ce sujet, A. Charaf
Eldine, << La th~orie de la perte d'une chance sanitaire (devant la Cour de cassation et le Conseil d'Etat) > (1983) 19 R.T.D.S.S. 48.

71Dorsner-Dolivet, supra, note 8, no 500.
71Voir le r~sum6 de Cass. crim., 13 octobre 1980, J.C.P. 1981.IV.5. Voir aussi le r6sum6 de
Cass. crim., 20 mars 1984, D.1985.Inf.363 (note J. Penneau). L’article 319 du Code p~nal
dispose que: <>

72Hennau-Hublet, supra, note 68, no 411.
73La << relaxe > est une dIclaration de non-culpabilit6 en matire correctionnelle. Le mot

oacquittement >> ne s’emploie g~n~ralement qu’en matire criminelle.

74Voir le r6sum de Cass. crim., 27 janvier et 20 mai 1980, D. 198 1.Inf.257 (note I. Penneau).
75Cass. crim., 27 mars 1974, Bull. crim. 1974.343, no 134.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 32

commis ainsi, par l’ensemble de son comportement, une faute constitutive du
d6lit d’homicide involontaire, en relation de causalit6 avec le d6c~s de celle-
ci […] 76

Iid~e qui se d~gage de la lecture de cet arr~t est celle d’une censure discrete
desjuges du fond, dont un motif est qualifi6 de <( surabondant voire erron6 >>,
ce qui traduit la d~sapprobation doctrinale de la Cour de cassation. Or, et
ceci constitue un 6lment essentiel du d~bat, ce motif visait la perte de
chances. La Cour d’appel avait ainsi voulu imaginer l’infraction d’atteinte
aux chances d’autrui, alors que la legislation p6nale ne connait encore que
celle d’atteinte volontaire ou involontaire A l’int~grit6 physique ou A la vie.
Au m~me effet, dans l’affaire Dr G. du 9 janvier 1979, apr~s avoir estim6
t6 in6vitable en d6pit des traitements qui au-
que <'issue pouvait avoir raient pu 6tre instaur~s >> –
d~marche inverse de celle des juges civils –
la Cour de cassation approuve les juges du fond d’avoir conclu que

si la faute du Dr. G. avait fait perdre au malade une chance de survie, cette
faute n’6tait pas Ia cause certaine de la mort, et que, par suite, le pr6venu devait
8tre relax6 du chef d’homicide involontaire […] .77

M. Chabas 6crit que la Cour de cassation fait application de la th~orie de
l’quivalence des conditions, 78 mais impose, dans le doute sur le lien causal
entre rune des conditions sine qua non du prejudice final, seul retenu par
la loi p~nale, et ce dommage, la relaxe. La jurisprudence p~nale beige statue
dans le m~me sens.

En revanche, lorsque le doute causal n’existe plus, l’infraction est consti-
tute. Si la faute du m~decin n’a pas fait perdre au malade une chance, ou
des chances, mais toute possibilit6 de survie r6lle, et, selon les termes d’un
arr~t de la Cour d’appel de Bruxelles du 12 fevrier 1957, a << scell le sort de la malheureuse cliente en la privant de toutes les chances qu'elle avait 76Cass. crim., 9 juin 1977, J.C.P. 1978.11.18839 (note R. Savatier), Gaz. Pal. 1977. 2e sem. Jur.502 (note Y. M.) [ci-apr~s Bucher]. Voir aussi J.-P. Almh6ras, ((Perte de chance et respon- sabilit pinale > (1977) 99 Concours m6dical 5997, ofi
le commentateur 6crit, A la p. 6000,
(( Cet arrat est capital […] car il affirme le principe que la notion de perte de chance ne peut
tre invoqu~e devant le juge p6nal pour 6tablir la faute d’un m~decin >.
Un motif de la Cour d’appel d’Amiens qualifiA de < surabondant voire erron >> par la Cour
de Cassation dtait le suivant:
[e]n presence de Ia faute ainsi relev6e, il ne saurait 8tre exig6
que soit rapport6e la preuve de certitude d’une chance de survie, la possibilit6 d’une telle
chance 6tant suffisante pour que la responsabilit6 p6nale de l’auteur de cette faute soit engag~e >>;
voir Y.M., note sous Bucher, supra A la page 503.

77Cass. crim., 9 janvier 1979, J.C.P 1980.11.19272 (note E Chabas) [ci-apr~s Dr G.], et les
commentaires de G. Levasseur, Chronique de jurisprudence [1980] R.S.C. 433. 2galement,
voir le r~sum6 de Lyon, ler d6cembre 1981, D.1982.Inf.276 (note J. Penneau); Cass. crim., 7
janvier 1980, Bull. crim. 1980.24, no 10, D.1981.Inf.257 (note J. Penneau), et les commentaires
de G. Levasseur [1980] R.S.C. 982.
78Chabas, note sous Dr G., ibid.

19861

PERTE DE CHANCE EN DROIT MEDICAL

de surmonter la maladie ),79 elle devient la cause certaine du sinistre.80 Le
prejudice interm~diaire (perte de chance) et le prejudice final (mort) se
confondent et la cause de l’une est d~sormais celle de l’autre. N’est-ce pas
alors une simple question de prejudice?

II. Perte de chance et prejudice

S’il est artificiel d’utiliser la notion de perte de chance pour 6luder
‘exigence de preuve de la causalit6 et aboutir <(A des indemnisations tr~s arbitraires >>,81 il est plus traditionnel de la mettre en avant pour qualifier
certains prejudices, identifiables parmi les autres. Cette incontestable au-
tonomie permettra un maniement techniquement plus justifiable que celui
que nous avons constat6.

A. Un prijudice autonome

Alors qu’un prejudice hypothtique ou 6ventuel n’est pas indemnisable,
le dommage al~atoire constitu6 par la perte d’une chance est habituellement
retenu par les tribunaux. Nous avons pu d6jA le constater, et nous le disons
plus prcis~ment encore en droit medical, qu~b6cois82 aussi bien que fran-
gais. La chance est d’autant plus importante en droit medical que le m6decin
est tenu de proposer un traitement pr~sentant des < chances s6rieuses de gu~rison >>83 et ne peut choisir que la th~rapeutique dont les chances de
succ~s exc~dent les risques, compte tenu de 1’6tat du patient –
c’est la r~gle
de la raison proportionn~e dont le droit medical a emprunt6 le principe A
la th~ologie morale.

Par une decision remarqu.e, la Cour de cassation donna un coup d’arr&t
i sa jurisprudence si discut6e en doctrine, en cantonnant la perte de chance
sur le seul terrain du prejudice. Dans l’affaire Godd du 17 novembre 1982,84
un m~decin avait pratiqu6 une ponction dans le sinus de son patient et y

79 Larrt de la Cour de Bruxelles est rappor6 par Mme Hennau-Hublet, supra, note 68 a la

p. 374.

80Bucher, supra, note 76.
81J. M. Auby, Le droit de la sant, Paris, P.U.E, 1981 A Ta p. 365.
82Voir l’arr~t Tardif c. Laverrire (1976), [1976] C.S. 1803, qui retient la perte d’une chance
83 Lexpression est tir6e de Trib. civ. Courtrai, 23 fevrier 1960, rapport6 par H. Anrys, <(La de recevoir de meilleurs traitements parmi d'autres chefs de pr6judice. jurisprudence r6cente belge en matire de consentement a l'intervention et perte de chance >>
dans Jus Medicum: Acta troisi~me congr&s mondial de droit medical, t. 4, Gent, Rijksuniver-
siteit, 1979, 265 a la p. 269.
84Cass. civ. Ire, 17 novembre 1982, Bull. civ. 1982.1.285, no 333, D.1984.Jur.305 (note A.
Dorsner-Dolivet) [ci-apras Goddf]; voir aussi les commentaires de G. Durry, Chronique de
jurisprudence [1983] R.T.D. Civ. 535, no 11, ceux de J.-M. de Forges, Chronique de jurispru-
dence (1983) 19 R.T.D.S.S. 94, et ceux de E Chabas, <(Vers un revirement de Ia Cour de cassation >> (1983) 12 Presse m6dicale 2726.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

avait inject6 de l’air, au m6pris d’une effusion de sang survenue lors de
l’op~ration. L’air p~n~tra les vaisseaux sanguins, provoquant une embolie,
et le patient se retrouva atteint d’une incapacit6 permanente. Le caract~re
fautif de l’acte 6tait &tabli, mais il 6tait impossible de le mettre en relation
causale avec le prejudice, car l’embolie aurait tout aussi bien pu r~sulter de
l’injection du m~decin que de la p~n~tration d’air naturellement contenu
dans le sinus. La Cour d’appel condamna n6anmoins le m6decin A r6parer
la moiti6 des dommages, au motif qu’en proc~dant i l’insuffiation d’air
malgr6 l’hmorragie, celui-ci avait augment6 le risque d’embolie et fait perdre
au patient une chance d’ viter cette complication. La Cour de cassation
r~prouva cette dcision de la Cour d’appel, au motif

qu’en ayant recours A la notion de perte d’une chance pour d6clarer le mdecin
partiellement responsable de la r~alisation d’un risque, alors que cette notion
ne pouvait concerner que l’valuation du prejudice, lesjuges du second degrE,
qui avaient constat6 l’absence de preuve d’une relation de cause A effet entre
la faute retenue par leur arr~t, c’est-Ai-dire l’utilisation de la technique d’in-
sufflation d’air dans le sinus malgr6 une manifestation h6morragique, et Ia
r~alisation du dommage, c’est-A-dire l’apparition d’une embolie gazeuse, ont
violE [r’article 1147 C. ciV.]. 85

La Cour d’appel avait donc constat6 l’absence de relation causale entre la
faute et la r~alisation du dommage, mais elle avait couvert cette insuffisance
par la notion de perte de chance. La Cour de cassation lui en fit grief- cette
notion ne pouvait concerner que l’valuation du prejudice, et cette formule
incidente a pris tout son sens au vu des arrts prcedents et de l’tonnement
qu’ils avaient suscit6 chez les auteurs. M. Chabas, M. Durry lui-m~me, ont
senti l’importance de ce v6ritable revirement, r6affirmant l’attachement de
la Cour de cassation A l’existence du lien de causalit6 unissant faute et
dommage, et differenciant perte de chance et pr~judice. 86

Des arrts ult~rieurs confirmrent la nouvelle orientation. Un arrt du
8 janvier 1985 approuva une cour d’appel de n’avoir pas condamn6 le
m~decin < en rabsence d'un lien de causalit6 prouv6 entre sa faute et le prejudice dont elle a ordonn6 la reparation >>.87 Un autre arrt du 12 no-
vembre 1985 approuva une autre cour d’appel d’avoir d~bout6 le demandeur
de ses reclamations apr~s avoir d~duit de ses constatations souveraines
< l'absence de lien de causalit6 prouv6 entre l'absentention momentan~e du m~decin et le dommage subi, comme aussi l'absence de demonstration d'une perte de chance quelconque >.88 La rrp6tition de l’expression < lien de cau- salit6 prouv6 > confirme l’interpr~tation donn~e de l’arr& Godd6, et l’on

ibid.

Gaz. Pal. 1984. ler sem. Chron.284 aux pp. 288-89.

85Godd,
86Pour une autre opinion dans le m~me sens, voir F. Bouvier, <( La responsabilit6 medicale >
87Cass. civ. Ire, 8 janvier 1985, Bull. civ. 1985.1.10, no 10.
88Cass. civ. Ire, 12 novembre 1985, Bull. civ. 1985.1.265, no 299 [ci-apr~s Germain].

1986]

PERTE DE CHANCE EN DROIT MEDICAL

peut encore citer, en dehors de la responsabilit6 m6dicale, et meme de la
responsabilit6 contractuelle, au moins une autre d6cision statuant dans le
meme sens: <[e]n statuant ainsi sans pr6ciser en quoi la perte de chance retenue 6tait certaine et en relation directe avec le fait dommageable, la Cour d'appel n'a pas donn6 de base l6gale A d6cision. >>89 La Cour de cas-
sation beige avait donn6 l’exemple, par son arrt du 23 septembre 19 74.90
La perte de chance n’est plus un 616ment de la causalit6. On en revient A
la distinction n6cessaire entre l’appr6ciation qualitative et l’appr6ciation
quantitative de la perte de chance: <[w]hat caused a loss, however, should be a separate question from what the nature and extent of the loss are .1 Dans ces conditions, toute discussion devrait etre devenue superflue. Or, l'appr6ciation de la perte d'une chance, soit de survie, soit de gu6rison, n'est pas sans soulever le probl6me de la r6paration. La responsabilit6 civile doit garantir l'indemnisation int6grale du dommage. Et cependant, l'on sou- tient r6guli~rement que la perte d'une chance ne serait indemnisee que partiellement. Des arr~ts de la Cour de cassation, particulirement l'arrat Andry du 27 mars 1973, appuient cet enseignement: Attendu que, s'6tant fond6s sur une perte de chance de survie, ce qui ne pouvait donner lieu 1 la r6paration totale du dommage r6sultant du d6c6s d'Andry, les juges du second degr6, en ne pr6cisant pas qu'ils n'entendaient indemniser que pour partie ce pr6judice, n'ont pas donn6 de base l6gale A leur decision [...] .' Cette affirmation d'une r6paration simplement partielle du dommage est tellement oppos6e aux principes classiques du droit de la responsabilit6 qu'elle exige une precision, qui confere i la perte de chance toute son au- tonomie juridique, en 6vitant de la confondre avec le pr6judice final (mort ou absence de guerison). 93 La perte d'une chance prend place dans une situation 6volutive. L'ave- nir raisonnablement pr6visible 6tait al6atoire, pour le meilleur et pour le pire, et le r~sultat, b6n6fique ou mal6fique, 6tait susceptible d'etre influenc6 par des 6lements variables complexes, dont la diligence du debiteur et la pr6disposition du malade. Comme l'6crit M. Chabas, [i]l faut toujours que la victime soit engag6e dans un processus morbide anormal soit par des 89Cass. civ. 2e, 9 novembre 1983, J.C.P. 1985.11.20360 (note Y. Chartier), Gaz. Pal. 1984. 2e sem. Somm.237 (note F. Chabas). 9J.C.P. 1976.II.18216 (note R. Savatier). Voir aussi H. Anrys, supra, note 83. 9'King, supra, note 38 f la p. 1363. 92Cass. civ. Ire, 27 mars 1973, D.1973.Jur.595 (note J. Penneau), J.C.P. 1974.11.17643, ler arr~t (note R. Savatier) [ci-apr6s Andry]. Voir aussi Cass. civ. Ire, 9 mai 1973, J.C.P. 1974.II.17643, 2e arrt (note R. Savatier); Margoux et Bourgoint, et les commentaires de Durry, supra, note 49; et Paris Ire ch., 14 juin 1978, Federineyer c. Colin [non publi6]. 93Voir Viney, supra, note 7, no 284. REVUE DE DROIT DE McGILL [Vol. 32 naturelles, soit par le fait d'une personne tierce. >>94 II n’est de perte de chance
que parce que dfjA la maladie s’annongait (on ne l’a point pr~venue) ou se
d6veloppait (on ne l’a point gu~rie). L’6tat du patient constitue donc un
6lament essentiel de la situation, et l’on aurait pu comprendre l’arrt Andry
comme expliqu6 par la causalit6 simplement partielle de l’acte du mfdecin,
dans la commission du pr6judice final. II advient que les tribunaux tiennent
compte de ces predispositions: si les aptitudes du sujet 6taient affect~es par
son 6tat, n’est rfparable que l’aggravation du prejudice imputable au res-
ponsable, <(A l'exclusion des consequences d'une 6volution normale de son 6tat pathologique congenital >>.95 Seulement, on attend du m~decin qu’il
corrige ces predispositions, en limite les cons6quences. S’il n’est point comp-
table de < l'tat dans lequel il prend son client >>, expression dont on aura
reconnu qu’elle est emprunt6e A la common law, il le devient de l’6volution
de cette situation initiale.

Dirait-on que l’acte fautif ne constitue qu’une des causes du dommage
final? Ceci expliquerait l’indemnisation partielle du pr6judice. En r6alit6,
I’argument aurait pour seule vertu de rappeler la r~gle obsolete, (< respon- sabilit6 partielle implique rfparation partielle >. Cette r~gle de partage des
responsabilit6s avait Wt 6nonc6e dans l’affaire du Lamoricire96 et celle des
Houillires du Nord.97 Bien qu’intervenues en mati6re quasi-d61ictuelle, ces
d6cisions posaient des solutions transposables en notre domaine. Starck les
r6sumait en une 6quation: << causalit6 partielle = responsabilit6 partielle >.98
Le concours d’une cause 6trang~re et de la faute du d6biteur exon6rait par-
tiellement celui-ci. Sans 6carter cette faute, il y avait confusion des causes
de l’inex6cution de l’obligation. Seulement, le probl~me est de rechercher
si, en l’absence de l’v~nement, le contrat aurait tout de mame
t6 ex6cut6
t6 de toute fagon, la cause 6trangre aurait du
ou non; s’il ne l’avait pas
&re 6cart6e. En mati6re d6lictuelle, la solution a 6t6 abandonn6e, 99 et il doit
en aller de m~me en droit contractuel. Tout coauteur d’un dommage doit
en assurer l’enti~re r6paration, quels que soient ses recours ou absence de
recours.100 La pr6disposition du malade n’est pas assimilable A un < fait >>

94Note sous Dr G., supra, note 77.
95Cass. ass. plan., 27 novembre 1970, D. 197 1.Jur. 181 A lap. 184 (concl. Lindon) –

en matire
d’accident de travail, et les commentaires de G. Durry, Chronique de jurisprudence (1971) 69
R.T.D. Civ. 635 A la p. 658, no 22. Voir aussi Malaurie et Ayn~s, supra, note 4, no 52.

96Cass. com., 19 juin 1951, D.1951.Jur.717 (note G. Ripert), S.1952.1.89 (note Nerson), J.C.P.

1951.11.6426 (note E. Becqu6).

97Cass. civ. 2e, 13 mars 1957, J.C.P. 1957.11.10084 (note

. Esmein), D.1959.Jur.73 (note J.

Radouant).

98Starck, supra, note 43, no 769.
99Voir Viney, supra, note 7, no 414.
WOMalaurie et Ayn~s, supra, note 4, no 48.

1986]

PERTE DE CHANCE EN DROIT MEDICAL

causal qui, seul, permettrait d’envisager une responsabilit6 partielle; en re-
vanche, la n6gligence du malade joue un r6le dans l’indemnisation de son
dommage.101

Les tribunaux se r6ferent A ces regles: ils ne tiennent compte des pr6-
disposition de la victime que pour aider A qualifier le dommage. Celui-ci
d6fini, la faute du m6decin prend place normalement sur la chaine de la
causalit6: les pr6dispositions pathologiques de la victime ne sont pas de
nature At d6gager la responsabilit6 de l’auteur de l’accident. 0 2 On ne retient
pas comme motif de partage de responsabilit6 la pr6disposition du patient
lorsqu’il est 6tabli que la faute du m6decin est la cause directe et certaine
de la maladie dont il est atteint. Mais il en va autrement lorsqu’il n’est < pas certain qu'en prescrivant le m6dicament le m6decin ait particip6 A. la r6a- lisation de 'entier dommage r6sultant de la maladie de la patiente et qu'en cons6quence, la cause du dommage invoqu6e r6side seulement dans la di- .103 Si l'6tat morbide minution de chance de mieux r6sister A la maladie 6tait tel que d'autres th6rapeutiques n'auraient plus te efficaces, il n'y avait plus de chances, donc plus de perte de celles-ci. Faut-il donc distinguer selon que l'acte fautif du m6decin a reve1e ou aggrav6 l'6tat preexistant, rendant dommageable ce qui 6tait plus ou moins indiff-rent? Lajustification de cette apparence d'indemnisation partielle d'une perte de chances sanitaires doit se d6couvrir ailleurs. Deux pr6judices se distinguent. En premier lieu, le pr6judice final, cons- titu6 soit par le d6ces du patient, soit simplement par l'aggravation de son mal. En second lieu, le pr6judice interm6diaire constitu6 par la perte d'une chance de vaincre la maladie. Certes, des arrets, en particulier du Conseil d'Etat, 104 ont omis de pr6ciser, en allouant des indemnites, dans quelle mesure elles r6paraient l'un ou l'autre de ces deux pr6judices. i n'en de- meure pas moins que ces dommages sont distincts et susceptibles de se realiser ind6pendamment 1'un de l'autre. 05 Le dommage final appellera sa propre r6paration, mais alors absorbera le pr6judice interm6diaire, car on ne peut indemniser A la fois la mort et le danger de mort. Si le demandeur (malade ou ayant-cause) choisit de se placer sur le terrain de la perte de chances, il n'obtiendra pas la r6paration du pr6judice final, mais la r6pa- ration du seul pr6judice invoqu6. En ce cas, il b6n6ficiera d'une indemni- sation int6grale. S'il faut poser une 6quation, on 6crira: < r6paration totale 11 Voir, en matire de diagnostic, Cass. civ. Ire, 21 fevrier 1967, Bull. civ. 1967.1.55, no 74. 112Voir le r8sum6 de Cass. crim., 10 dcembre 1985, Phien Bid Dinh, J.C.P. 1986.IV.73: ct voir King, supra, note 38 A la p. 1358. '-Aix-en-Provence, 16 avril 1981, C.P.A.M. Bouches du RhOne c. Bernard [non rapport6]. ""Voir Charaf Eldine, supra, note 69 aux pp. 67-68. '(IsDorsner-Dolivet, supra, note 8, no 500 et s. McGILL LAW JOURNAL [Vol. 32 de la perte de chances = r6paration partielle du dommage final > . Du reste,
l’arrt Andry 6tait r6dig6 en termes compatibles avec cette lecture. 10 6

La jurisprudence confirme cette impression 0 7 et distingue avec soin
les deux chefs de dommage. 108 Chacun exige une reparation int6grale. 109 La
difficult6 est, bien entendu, de proc6der au calcul du pr6judice interm6diaire
par rapport au dommage final et de se garder de la tentation du tout ou
rien > redout6e par M. Durry, Mine Dorsner-Dolivet … I1 s’agit ici d’une
question relevant de l’appr6ciation des juges du fond, qui peuvent d6clarer
la perte de chance nulle, partielle ou totale, selon les circonstances et la
cause. ” 10

Quoi qu’il en soit, les arr~ts r6cents expriment de fagon nette l’auto-
nomie de la perte de chances.”‘ Dans l’affaire Konstantinow du 12 no-
vembre 1985,112 un patient faisait venir son m6decin pour l’examiner suite
A une crise d’hMmipl6gie. Ce m6decin n6gligea de d6celer les symptfmes
d’une trombose et renvoya son patient i un sp6cialiste. Celui-ci ne put &re
consult que quelques jours plus tard. A ce moment seulement, le malaise
fut correctement diagnostiqu6 et le patient fut op6r6 d’urgence, mais, Pin-
tervention ayant 6t6 pratiqu6e trop lard, celui-ci fut atteint de s6quelles
permanentes. Se fondant sur la preuve selon laquelle il n’6tait pas certain
que l’h6mipl6gie se serait trouv6e mieux gu6rie si l’intervention avait 6t6
plus rapide, la Cour d’appel rejeta Faction. Sur pourvoi, la Cour de cassation
6carta cette conclusion de la Cour d’appel:

Attendu, cependant, que la Cour d’appel s’est ainsi born6e i constater l’absence
de relation causale entre le retard dans les soins donn6s et les s6quelles dont
souffre M. Konstantinow, et, qu’en se d6terminant par de tels motifs sans
rechercher s’il n’existait pas n6anmoins un lien de causalit6 entre ce retard et
la simple perte de chance que le malade avait d’Etre gu6ri pr6judice distinct
de celui que constituent les dites s~quelles, lesjuges du second degr6 n’ont pas
donn6 de base 16gale A leur arrt [… ] .3

L’arr~t impose l’examen de la causalit6 entre la faute et la perte de chance,
et affirme le caract~re distinct de celle-ci.

donner lieu A la reparation totale du dommage rdsultant du d~c~s ,>.

“06Supra, note 92: os’Etant fond6s sur une lerte de chances de survie, ce qui ne pouvait
‘1’7Bourgoint, supra, note 49.
“M’Par exemple, voir Cass. civ. Ire, 21 novembre 1978, J.C.P. 1979.11.19033 (note R. Sa-

vatier).

109Cass. civ. Ire, lerjuin 1976, J.C.P. 1976.11.18483, 2e arrat (note R. Savatier).
10Voir, en mati6re de chances de gagner un procs, Bourges, 27 mars 1984, Gaz. Pal. 1984.

Ier sem. Jur. 146.

1’Cass. civ. Ire, 2 mai 1978, Bull. civ. 1978.1.134, no 167; et Germain, supra, note 88.
12Cass. civ. Ire, 12 novembre 1985, Bull. civ. 1985.1.264, no 298.
1 “3Jbid

1986]

PERTE DE CHANCE EN DROIT MEDICAL

Finalement, la plus solide preuve de cette autonomie de la perte de
chance se rencontre dans les consequences de l’autorit6 de la chose jug~e
au p6nal sur l’instance engag~e en second lieu devant le juge civil. Un arret
du 21 novembre 1978’1 4 n’est pas determinant, bien qu’utile par la dis-
tinction retenue entre perte de chance et prejudice total, car le praticien
civilement condamn6 n’est pas celui p~nalement relax6. L’arrire-plan n’en
est pas moins la distinction entre les coups et blessures involontaires et la
faute ayant r~duit les chances du patient. Mais une dcision du 24 mars
1981 est plus probante. Statuant sur l’action en responsabilit6 form6e contre
un m6decin par les ayants-droit d’un malade dc6d A la suite de plusieurs
operations chirurgicales, la Cour de cassation juge que

la cour d’appel a justement considr6 que la decision de relaxe, meme rendue
au b~n~fice du doute, a l’autoritE de la chose jugee au civil en ce qu’elle n’a
pas admis ‘existence d’un lien de causalit6 certain entre les fautes de Nemegyei
et le d~c~s de Allaoui, cette appreciation 6tant le soutien n~cessaire de ]a d6-
cision [ … ] .115

L’arret de la Cour d’appel encourt en revanche la cassation, car

en ne s’expliquant pas sur [le moyen pris de ce que les fautes commises par
le m~decin avaient au moins fait perdre A son client des chances de survie],
qu’elle n’a pas 6cartE par le motif relatif A l’autorit6 de la chose jug~e, la
juridiction p~nale ayant seulement eu a rechercher s’il existait un lien de cau-
salit6 certain entre les fautes commises par Nemegyei et le d~c~s d’Allaoui, la
cour d’appel n’a pas satisfait aux exigences [de ‘article 455 du Code de pro-
cedure civile.]., 16

Une poursuite p6nale avait W engag6e contre un m6decin, du chef d’ho-
micide involontaire; elle avait abouti A une relaxe au b6n6fice du doute, le
lien de causalit6 entre la faute et le d~c~s n’6tant pas certain. Une instance
civile fut alors intent6e contre le meme m6decin en invoquant que ses fautes
avaient fait perdre au malade des chances de survie. Pour la Cour de cas-
sation, les juges civils devaient s’expliquer sur le moyen pris de l’existence
de ce dommage, sans pouvoir se retrancher derri6re l’autorit6 de la chose
jug6e au p6nal. En effet, le juge r6pressif n’avait eu A se prononcer que sur
l’homicide involontaire; il n’avait pas eu ! statuer, pour cause, sur la << perte de chances involontaire >>. Mlle Bouvier commente avec exactitude l’arr~t
rapport6:

II r~sultait clairement de cet arrt que le prejudice n6 de la perte de chance
6tait totalement distinct de celui issu du dfc~s car si premier et second avaient
coIncid6, la d6cision du juge p6nal, niant le lien de causalite entre la faute et

I4Cass, civ. Ire, 21 novembre 1978, Bull. civ. 1978.1.274, no 354, J.C.P. 197911.19033 (note

R. Savatier).

115Cass. civ. Ire, 24 mars 1981, Bull. civ. 1981.1.83, no 98, D.1981.Jur.546 (note J. Penneau).
1161bid.

REVUE DE DROIT DE McGILL

[Vol. 32

le d6c~s, se serait imposee au juge civil qui n’aurait pu songer A indemniser
les plaignants: ]a d6ecision p6nale qui constatait de faon certaine qu’un doute
subsistait se serait impos~e au juge civil.’ 7

Si la distinction des deux dommages se confirme, il y aura sans doute
peu A craindre que les juges incertains n’affirment l’existence d’un lien de
causalit6 artificiel entre la faute et le dommage p6nal, en penchant vers le
tout, dans l’alternative du tout ou rien.1 18 Dans la r6paration de perte de
chance, il y a un artifice >>. 119 Cela a
6 6crit par de meilleurs maitres, et
nous ne pr6tendons pas apporter de nouveaux arguments dignes d’6branler
une jurisprudence solide.

Ce qui subsiste devant cette jurisprudence est le doute sur le s6rieux
de la r6paration de ce dommage particulier. Le recours A la probabilit6 est
ici on ne peut plus direct: il sert A calculer la valeur de la chance. Le degr6
de probabilit6 de celle-ci sera la mesure de l’indemnisation par rapport au
profit espr6. >>120 Lintervention malheureuse du medecin a compromis des
((chances >, mais l’on est jamais en mesure << d'affirmer qu'en cas de dia- gnostic exact le traitement ad6quat [...] aurait donn6 au bless6 un r6sultat meilleur que le r6sultat actuel. >121 L6tat de maladie cr6ait d6jA un risque
et compromettait l’avenir du malade. Le m6decin promettait d’apporter
tous ses soins en vue d’6carter ce danger, mais, tenu d’une obligation de
moyens, ne s’obligeait pas A apporter ce r6sultat. Or, il devient responsable
pour le motif qu’en agissant autrement, il aurait peut-8tre atteint ce r6sultat.
Le paradoxe est que le doute sur ce qui aurait peut-6tre eu lieu conduit vers
r’quivalent d’une obligation de r6sultat. A partir de l’instant ofi un 6tat
pathologique est susceptible, par d6finition, de d6velopper des cons6quences
diverses que les meilleurs diligences du m6decin ne peuvent enti~rement
ma^itriser (c’est le crit6re de l’al6a), le sort final du patient ne peut se re-
constituer que par ce ( pronostic r6trospectif>> d6nonc6 par les auteurs. Un
seul vnement est certain: le malade n’est pas gu6ri, et sans ce r6sultat
certain, comment 6crire que des chances ont W gaspill6es? Une chance n’est
qu’un espoir, une ide, et non un bien certainement existant.

Mais A quoi bon s’fvertuer A d6noncer le sophisme? Il est des moments
oA la solidit6 apparente d’une jurisprudence ne tol6re meme plus, devant
les tribunaux, la discussion, faute sans doute d’avocats t6m6raires. Celle-ci
devrait 8tre port6e sur un nouveau terrain.

17Bouvier, supra, note 86 A la p. 289.
1’8Voir G. Durry, Chronique de jurisprudence [ 1983] R.T.D. Civ. 535, no 11; J. Huet, Chro-
nique de jurisprudence [1986] R.T.D. Civ. 115, no 3; et Dorsner-Dolivet, supra, note 8, no
501.

“1Chabas, note sous Dr G., supra, note 77.
’20A. B16nabent, La chance et le droit, Paris, L.G.C.D., 1973, no 237.
‘Voir

le t6moignage des experts dans l’arr& Germain, supra, note 88 A la p. 266.

1986]

PERTE DE CHANCE EN DROIT MEDICAL

B. Une nouvelle qualification

Mme Dorsner-Dolivet 6crit:

C’est d’abord de mani~re incidente que certaines d6cisions r6centes de la Cour
de cassation paraissent mettre en cause l’utilisation de la perte d’une chance
comme un succ~dan6 de la certitude du lien causal. 22

Plus exactement, la perte de chance, rejetee du domaine de la causalite
par l’arret Godd, r6alise un retour sous une autre qualification. La Cour
de cassation reconnait aujourd’hui la faute d’aggravation du risque, ou de
negligence devant un processus dangereux. 123

Les juges qualifient la faute du medecin de creation d’un risque afin de
ne pas encourir la critique de confondre faute et dommage. Cette affirmation
du risque constitue une des formes des blessures ou homicides involontaires
et 6quivaut A la lesion corporelle elle-meme alors que, rationnellement, elle
est, ou aurait dfi rester, une simple 6tape sur le chemin menant As cette lesion.

La premiere chambre civile de la Cour de cassation reprend ce raison-
nement qui lui permet d’exiger la preuve du lien de causalite.’ 24 Devant
cette nouvelle analyse, 125 l’on ressent l’impression d’une requalification d’une
meme et permanente realite, celle de l’alea de l’intervention medicale. Lors-
que cet alea devient un pr6judice autonome, alors qu’il conditionnait, qu’il
soutenait l’obligation professionnelle des moyens, quel avenir connait en-
core celle-ci?

Quant au Conseil d’tat, en matiere de responsabilit6 hospitaliere pu-
blique, il retient la faute consistant A avoir fait courir au patient un risque
inutile ou excessif.126 En constatant cette faute, les juges peuvent deduire
qu’elle etait en rapport causal avec le prejudice final du patient.

En realit6, aggraver ou creer un risque est identiquement reduire des
chances; chances et risques illustrent les deux faces d’une seule medaille.

122Supra, note 8, no 507.
123Voir Bucher, supra, note 76: << en crrant imprudemment un risque mortel et en nrgligeant d'en empecher les effets [... ]). Voir aussi Paris, 30 juin 1983, Gaz. Pal. 1984. ler sem. Jur. 146; Trib. corr. Evry, 17 novembre 1982, Gaz. Pal. ler sem. 1983. Jur.105; le rrsum6 de Cass. crim., 27 novembre 1984, Leclercq, Gaz. Pal. 1985. 2e sem. Somm.223 (note J.-P. Doucet); et celui de Cass. crim., 20 avril 1982, Desan, D.1983.Inf.379 (note J. Penneau). 124Cass. ciV. Ire, 13 fevrier 1985, J.C.P. 1985.11.20388 (concl. Gulphe), D.1985.Inf.403 (note J. Penneau). 125Voir Cass. civ. Ire, 11 f'evrier 1986 [non publi6], tel que rapport6 dans Cahiers de droit medical (no 12, juillet 1986) 9: > (risque effectivement r~alis6, et
de fr~quence 61ev8, de paralysie faciale).

’26Cons. d’Etat, 4 aofit 1982, HOpital civil de Thann, Gaz. Pal. 1983. ler sem. Somm.66;

Cons. d’Etat, 26 juillet 1985, Lohier, Gaz. Pal., 25 au 26 avril 1986, Pan.10.

McGILL LAW JOURNAL

[Vol. 32

Seulement, la pr6sentation est plus habile car elle n’6lude pas la constation
de la causalit6. Le risque cr66 est devenu le nouveau vetement du m~me
pr6judice, la perte de chance. Uartifice, en tout cas, demeure incident.

Conclusion

Of en est donc aujourd’hui la responsabilit6 m6dicale? L’obligation de
r6sultat a r6ussi sa perc6e, alors que la responsabilit6 p6nale 6volue parfois
vers l’exc~s.

La perte de chance, quant A elle, n’est, et ne peut 8tre, qu’un d6tour-
nement du raisonnement commis dans le seul but, qu’il aurait fallu au moins
avouer clairement, d’indemniser les victimes les plus avides ou les mieux
conseill6es des accidents m6dicaux. Reconstruction de l’avenir i partir du
pass6, pr66minence d’une hypoth6se tri6e parmi les autres, pan sur les pro-
babilit6s, cette th6orie n’est qu’un artifice.

II n’est donc pas surprenant qu’on ait song6 d d’autres m6canismes
d’indemnisation des dommages dfis au risque m&lical. Le docteur M61ennec 127
ainsi que M. Penneau 128 ont 6mis des id6es de r6paration automatique, voire
6tablis des avant-projets dont les propositions parlementaires Gau et Cr6-
peau du 30 juin 1977,129 ou Delhale et Pons du 3 novembre 1977,130 consti-
tuent la reprise. C’est le Fonds de garantie qui deviendrait le pivot des
syst6mes nouveaux, comme il 1’est aujourd’hui du r6gime de la Loi no 85-
677 du 5 juillet 1985131 concemant l’aide aux victimes d’accidents de la
circulation.

C’est le risque qui soutient la responsabilit6 de legeferenda, au moment
oft il est 6cart6 par la jurisprudence du Qu6bec, 132 au moment aussi oft l’un

’27M. M1ennec, <(La responsabilit6 m0licale doit Etre fond~e sur la notion de risque)> (1972)

8 R.T.D.S.S. 271.

128J. Penneau, Faute et erreur en matiere de responsabilitt medicale, Paris, L.G.D.J., 1973 i

la p. 385.

129J.0., 30 juin 1977, 3083.
130J.0., 3 novembre 1977, 3193. Ces deux projets sont toutefois rest6s sans suite.
I31J.O., 6juillet 1985, 7584, D.1985.Lkg.371.
132Lapierre, supra, note 9.

1986]

PERTE DE CHANCE EN DROIT MEDICAL

des plus importants promoteurs d’une responsabilit6 r~nov~e, M. A. Tunc,
vient presenter ses suggestions. 133 Vraiment, c’est bien l’avenir de l’indem-
nisation du pr6judice corporel qui est en cause au travers des r6flexions sur
le droit professionnel du m~decin; c’est 6galement celui de la relation entre
le m~decin et le malade.

133A. Tunc, < La correction du risque m~dical ou la responsabilit6 m&licale sans faute 7>

(Conference, Centre de droit priv et compar6, 23 octobre 1986) [non publi~e].