PERSPECTIVE
Quelle justice pour quelle rconciliation ?
Le Tribunal pnal international pour le
Rwanda et le jugement du gnocide
Murielle Paradelle, Hlne Dumont et Anne-Marie Boisvert*
Suite au gnocide de 1994, la rconciliation
nationale au Rwanda simpose comme une ncessit
imprative en raison mme de ce qui en fait sa spcificit
au regard des autres gnocides reconnus, savoir son
caractre de proximit, perptr par des avoisinants sur
dautres avoisinants. La rconciliation est donc vitale si
lon ne veut pas que de nouveaux massacres ne viennent
sajouter ceux qui ont endeuill le pays ces cinquante
dernires annes. Le Tribunal pnal international pour le
Rwanda (TPIR) sest vu assigner le mandat de
contribuer cette rconciliation. Toutefois, comme les
auteures le dmontrent, celui-ci na pas les moyens de
raliser cette rconciliation qui, pourtant, est sa mission
ultime.
En premier lieu, les auteures explorent lantinomie
entre la poursuite de lobjectif de rconciliation et le
moyen utilis par le Tribunal pour latteindre, soit la
sanction dun nombre limit de responsables uniquement.
Bien que le jugement des gnocidaires soit une condition
ncessaire et incontournable de la rconciliation, elle
nest pas la seule ni forcment la plus imprieuse dans un
contexte conomique difficile tel que celui du Rwanda.
La deuxime partie est consacre aux facteurs qui
compromettent
la
rconciliation, dont un dysfonctionnement patent de ses
diffrents organes qui a contribu trs srieusement
entamer sa crdibilit. De plus, la distance entre le TPIR
et les Rwandais, non seulement gographique mais aussi
culturelle, est telle que ces derniers ne se reconnaissent
pas dans la justice que le Tribunal applique et contribue
son manque de visibilit, une visibilit ncessaire aux fins
de promouvoir une rconciliation.
la participation du TPIR
Following
the
1994
genocide,
the country
in
national
reconciliation in Rwanda is imperative because of the
specific characteristic that differentiates the Rwandan
genocide from others that have taken place, namely its
proximity, having been perpetrated by neighbours
victimising other neighbours. Therefore, reconciliation is
vital in order to avoid that additional massacres be
inscribed on the long list of those that have already
affected
the past 50 years. The
International Criminal Tribunal for Rwanda (ICTR)
was assigned the mandate of contributing to this
reconciliation. However, as the authors demonstrate, the
Tribunal does not have the means to achieve this
reconciliation, even though it constitutes the bodys
ultimate purpose.
The authors first explore the antinomy between the
pursuit of reconciliation and the means used by the
Tribunal to attain it, limited merely to the punishment of a
relatively small number of culprits. Although prosecution
of the perpetrators of the genocide is an essential and
unavoidable condition for reconciliation, it is not
necessarily the most pressing one within a difficult
economic context such as that of Rwanda. The second
part deals with
the
participation of the ICTR in national reconciliation, such
as the patently dysfunctional state of its various organs,
which has contributed to seriously undermining its
credibility. In addition, the geographic and cultural
distance between the ICTR and Rwandans is such that
the Rwandan people do not recognize themselves in the
justice dispensed by the Tribunal. This distance also
contributes to the ICTRs lack of visibility, visibility
being a crucial element for promoting reconciliation.
that compromise
the factors
* Cet article a t ralis dans le cadre dune subvention de recherche du Conseil de recherches en
sciences humaines du Canada. La recherche tait jour au 1er juin 2004 ; elle ne tient pas compte des
dveloppements subsquents. Murielle Paradelle, assistante de recherche la Facult de droit de
lUniversit de Montral, agente de recherche au Centre de recherche en droit public de lUniversit
de Montral, associe de recherche lInstitut national de recherche scientifique de lUQAM, centre
Urbanisation, Culture et Socit ; Hlne Dumont et Anne-Marie Boisvert, professeures titulaires la
Facult de droit de lUniversit de Montral.
Murielle Paradelle, Hlne Dumont et Anne-Marie Boisvert 2005
Mode de rfrence : (2005) 50 R.D. McGill 359
To be cited as: (2005) 50 McGill L.J. 359
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Introduction
I. La rconciliation nationale, une finalit difficile
atteindre : lantinomie entre une fin et des moyens
A. Le jugement des responsables et la lutte contre
limpunit comme moyen de contribuer la
rconciliation nationale
1. La raffirmation du principe de la responsabilit
individuelle et du refus de la soumission lautorit
comme moyen de dfense
a. Une responsabilit individuelle pour un crime
collectif ?
b. Le refus de la subordination lautorit comme
moyen dexonration de responsabilit
2. La multiplication des chefs daccusation, le concours
idal dinfractions et les condamnations multiples
propos de faits identiques
3. Le plaidoyer de culpabilit, un instrument juridique de
rconciliation sous-exploit
a. Lusage et lefficacit du plaidoyer de culpabilit
dans une optique de rconciliation
b. La signification particulire de laveu dans le cadre
du crime de gnocide
c. Lattitude inconsquente du TPIR face limportance
des aveux recueillis
d. Plaidoyer de culpabilit et pardon : une sincrit
douteuse pour les rescaps rwandais
4. La fonction prioritairement rtributive et prventive de
la sanction pnale internationale
a. Une sanction proportionnelle au crime : valuer
le gnocide
b. Une sanction vocation rtributive : dnoncer
le crime
c. Une sanction vocation prventive : plus
jamais a !
B. Une rconciliation sans protagonistes : les rescaps,
ni partie au procs, ni victimes reconnues dans leurs droits
1. La victime, un tmoin charge, ni plus ni moins
a. Un traitement hautement discutable des tmoins
devant le TPIR
b. Une prise de parole impossible : la victime efface
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2. Une victime non reconnue dans ses droits : labsence
dun droit rparation devant le TPIR
a. La prise de conscience dun manque : des
tentatives de rparation vaines ou inadquates
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b. La rparation, un lment essentiel de la rconciliation
II. La rconciliation nationale, une finalit compromise par une
administration difficile de la justice
A. Les dysfonctionnements du TPIR, une atteinte sa crdibilit
1. Un contexte et des conditions de cration pour le moins
critiques
a. La comptence douteuse du Conseil de scurit
quant la cration du TPIR
b. Une communaut internationale des plus rticentes
reconnatre le gnocide
2. Le choix dune politique criminelle sujette discussion
a. Des procs ralentis, repousss, retards, qui
remettent en cause son utilit
b. Des erreurs de jugement et des irrgularits qui
entachent sa crdibilit
3. Des conditions de fonctionnement inacceptables
a. Une comptence et une qualit de travail discutables
b. La lenteur excessive des procdures due des
comportements peu professionnels
c. Une communaut internationale indiffrente la
manire dont le justice est administre Arusha
B. La distance entre le TPIR et les Rwandais : une atteinte
sa lgitimit
1. Une justice lointaine, trangre, peu visible au Rwanda
a. Une justice administre selon une procdure
trangre au droit rwandais
b. Une justice qui ne rencontre pas la culture rwandaise
c. Une justice sans chos au Rwanda
2. La justice pnale internationale au Rwanda : pour quels
destinataires ?
Conclusion
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Si on emprisonne toute la haine des massacreurs,
elle ne pourra jamais scher au grand air. Mais si
on la laisse se faufiler dans les bananeraies, les
tueries vont recommencer.
Jeannette Ayinkamiye,
ans,
cultivatrice et couturire rwandaise,
colline de Kinyinya (Maranyundo)1.
17
Introduction
Moins de quatre mois aprs la fin du gnocide rwandais, le 13 juillet 1994, le
Tribunal pnal international pour le Rwanda (TPIR) voyait le jour2. En crant cette
instance internationale, le Conseil de scurit se dclarait
convaincu que, dans les circonstances particulires qui rgnent au Rwanda, des
poursuites contre les personnes prsumes responsables [de] violations graves
du droit international humanitaire […] contribueraient au processus de
rconciliation nationale ainsi quau rtablissement et au maintien de la paix [au
Rwanda et dans la rgion]3.
Si cette dclaration ne peut tre regarde comme faisant office de prambule au Statut
du TPIR4, on ne saurait toutefois totalement dsolidariser le texte du Statut de celui de
la rsolution.
Ds lors, si linstance pnale internationale nouvellement cre est habilite titre
principal juger les personnes prsumes responsables [de] violations graves du
droit international humanitaire commis[es] sur le territoire du Rwanda et les citoyens
rwandais prsums responsables de telles violations sur le territoire dtats voisins
entre le 1er janvier et le 31 dcembre 19945, terme, cependant, ladministration de
la justice quelle met en oeuvre participe de la poursuite du double objectif que sest
assign le Conseil de scurit en crant cette instance, savoir : (1) mettre fin aux
crimes de gnocide et aux violations graves du droit international humanitaire6 ; et (2)
contribuer au processus de rconciliation nationale ainsi quau rtablissement et au
maintien de la paix. Les juges du TPIR eux-mmes situent leur intervention dans cette
optique en nonant la mission assigne au Tribunal :
1 Tel que cit dans Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie : rcits des marais rwandais, Paris, Seuil,
2000 la p. 32 [Hatzfeld, Rcits des marais].
2 Doc. off. CS NU, 49e anne, 3453e sess., Doc. NU S/RES/955 (1994) [Rsolution 955].
3 Ibid.
4 Statut du Tribunal international pour le Rwanda, Doc. Off. CS NU, 49e anne, Annexe, Doc. NU
S/RES/955 (1994) [Statut du TPIR].
5 Rsolution 955, supra note 2.
6 Le TPIR, la diffrence du Tribunal pnal international pour lex-Yougoslavie (TPIY), a t
institu alors que le gnocide tait termin.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 363
[T]raduire en justice les personnes responsables de crimes au nom de la
communaut internationale, […] contribuer de manire efficace la rpression
de la violence et lradication de la culture dimpunit ainsi que […]
promouvoir la rconciliation nationale et la paix au Rwanda7.
Le Conseil de scurit et les juges considrent donc que la rconciliation nationale et
le rtablissement de la paix passent, au moins en partie, par un processus judiciaire
international fond sur le chtiment personnel des responsables.
Certains analystes et commentateurs de la justice pnale internationale, mais aussi
les victimes, ont jug indcent le fait de parler si tt et si rapidement de
rconciliation nationale et dexhorter les Rwandais aller dans ce sens, alors que la
socit rwandaise tout entire, tant du ct des criminels que des rescaps, tait encore
hbte par la catastrophe humanitaire qui venait de se produire. Encore sous le choc
de labomination et de lampleur de lacte, sous lemprise de la souffrance pour les
uns, de la honte pour les autres, et de la peur pour tous, il leur tait impossible de
passer au-del du crime et de songer aux moyens de renouer entre eux le lien social
dchir : [L]es gens viennent au Rwanda, parlent de rconciliation. Cest insultant,
affirmait un rescap. Vous imaginez parler aux Juifs de rconciliation en 1946 ? Peut-
tre dans longtemps, mais cest une affaire prive8.
Pourtant, il nen demeure pas moins vrai que la question de la rconciliation
nationale au Rwanda ne peut et ne doit pas faire figure de simple vu pieux. Elle est
une ncessit imprative car la diffrence des autres gnocides officiellement
reconnus ce jour, le gnocide rwandais a ceci de particulier quil est un gnocide
de proximit, commis par des Rwandais sur la personne dautres Rwandais,
fussent-ils dune ethnie diffrente ; perptrs par des avoisinants contre dautres
avoisinants, pour reprendre le terme employ par les Rwandais. Un rescap
dclarait que, [c]eux qui ont fait a ne sont pas des dmons, ni des interahamwe
drogus comme lont rpt les Blancs. Ctait des avoisinants avec qui on bavardait
jadis sur le chemin du march9, soulignant la relation bourreau-victime qui lie les
Rwandais, contraints aujourdhui de vivre ensemble, et plus encore demain lorsque
les coupables auront purg leur peine10.
7 Jugement dans Procureur c. Kambanda (1998), Affaire no ICTR-97-23-S (Tribunal pnal
international pour le Rwanda, Chambre de 1re instance I) au para. 59, en ligne : TPIR
contribution du TPIR au processus de rconciliation nationale dans la sentence dans Procureur c.
Akayesu (1998), Affaire no ICTR-96-4-T (Tribunal pnal international pour le Rwanda, Chambre de
lre instance I), en ligne: TPIR
8 Tmoignage recueilli par Philip Gourevitch, Nous avons le plaisir de vous annoncer que, demain,
nous serons tus avec nos familles : chroniques rwandaises, Paris, Folio/Document, 1998 la p. 333.
9 Tel que cit dans Hatzfeld, Rcits des marais, supra note 1 la p. 109.
10 Beaucoup de personnes impliques dans le gnocide sont toujours en libert et ctoient
quotidiennement leurs victimes.
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364
Ds lors, et afin dviter quun drame de la mme gravit ne vienne endeuiller
une fois encore une socit qui, depuis la fin de la monarchie en 1959, nen finit pas
de compter les massacres, il est vital de penser et de raliser cette rconciliation.
[Vol. 50
Ce faisant, on ne peut manquer de se demander si, tel que le pense le Conseil de
scurit11, la rconciliation nationale peut se raliser partir de la mise en place dune
justice dlocalise, administre par des intervenants trangers dans un pays voisin
dmuni, selon une procdure inconnue des Rwandais et partir de la valorisation de
principes de justice qui ne sont pas forcment valides au Rwanda.
Cette contribution de linstance pnale internationale la rconciliation se heurte
dimportantes difficults, voire mme de vritables obstacles, dune part parce
quelle ne saurait y prtendre seule, ne serait-ce quen raison de son extranit, et
dautre part parce que, sagissant du TPIR en particulier, et au-del mme de ses
dysfonctionnements notoires, celui-ci na pas les moyens de sa mission ultime. En
effet, comment une justice qui ne fait quexpulser peut-elle uvrer la reconstruction
dune identit commune, condition incontournable que suppose la rconciliation au
Rwanda aprs un tel crime ? Comment concevoir et btir la rconciliation, qui
suppose un face face entre au moins deux parties en prsence, en partant dune
logique de sanction et dexclusion de lun le coupable , tandis que lautre la
victime se trouve rduit ne jouer que les seconds rles, voire ntre que figurant
dans la procdure judiciaire ? Comment parler de rconciliation alors que cette justice
demeure largement trangre, inintelligible et mconnue de ceux-l mmes quil
sagit de rconcilier ? Comment parler de rconciliation alors que la juridiction
charge de dire le juste et le droit sest dcrdibilise par des pratiques au mieux
dysfonctionnelles, au pire abusives ou illgales ? Comment enfin parler de
rconciliation sans que la lgitimit de linstance de justice soit reconnue de tous ?
Ce sont autant de questions auxquelles nous nous proposons de rpondre dans le
cadre de cet article. Prcisons cependant que nos propos ne visent absolument pas
fustiger le TPIR ; sans solutions de rechange, lexercice serait contre-productif et les
difficults que connat linstance judiciaire dans lexercice de ses fonctions ne
tiennent pas toutes de son fait propre12. Dans le mme sens, quil soit galement
entendu que notre remise en cause ne concerne aucunement la ncessit de poursuivre
ni de juger les responsables du gnocide, non plus que ceux qui lont excut. Nous
sommes en effet convaincues que la poursuite et le jugement participent effectivement
et totalement du processus de rconciliation aprs des massacres de lenvergure et de
la nature dun gnocide. En revanche, l o nous nous permettons dmettre de
srieuses rserves, qui nous conduisent mme aller jusqu affirmer que lobjectif
11 Rsolution 955, supra note 2.
12 Certaines relvent, en effet, des conditions de sa cration, tandis que dautres renvoient des
choix oprs en amont quant la faon de penser et de mettre en uvre cette justice par un tribunal
ad hoc choix qui nont dailleurs pas tous t reconduits lidentique en ce qui concerne la Cour
pnale internationale, notamment en ce qui concerne la reconnaissance de la place et du rle des
victimes dans les futurs procs internationaux.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 365
final qui parle de rconciliation nest que pure rhtorique, cest au regard de la
manire dont cette justice a t pense et actionne, au regard des principes sur
lesquels elle sappuie et de la philosophie pnale troite qui la sous-tend.
Cest ainsi que, dans un premier temps, nous nous attacherons tudier ce qui
nous parat tre une antinomie entre la poursuite dune fin la contribution la
rconciliation et un moyen pour latteindre la seule sanction dun nombre limit
de responsables. En deuxime partie, nous verrons certains des facteurs qui
compromettent cette contribution, dont un dysfonctionnement patent des diffrents
organes du Tribunal (greffe, bureau du procureur, chambres de premire instance) et,
plus pernicieux mais non moins important, lextranit tout fait particulire13 de la
juridiction au regard de la socit quil sagit de rconcilier.
I. La rconciliation nationale, une finalit difficile atteindre :
lantinomie entre une fin et des moyens
Il ne sagit pas ici de dissocier processus de rconciliation et justice en affirmant
une contradiction irrductible entre les deux termes. Sil est vrai, comme lcrit
Antoine Garapon, quil y a une part dirrconciliable dans toutes les histoires14 ; sil
est vrai que certains pays qui ont connu des priodes de violations graves du droit
international humanitaire ont choisi de surmonter les traumatismes endurs par leur
socit et de renouer le dialogue social en dveloppant des voies alternatives la
justice pnale ; sil est non moins vrai que dautres pays ont opt pour un abandon
total des poursuites judiciaires au profit dune amnistie gnrale, arguant quun tel
jugement compromettrait les chances de rconciliation nationale en mettant jour
lampleur des atrocits commises et en nommant les tortionnaires15, il en est dautres,
en revanche, qui, au nom toujours de la rconciliation nationale (mais en sens
inverse), ont mis lemphase sur la condamnation pnale des responsables de ces
violations.
13 Nous qualifions cette extranit de particulire dans le sens o elle est totale et quelle se
manifeste tous les niveaux de ladministration de la justice, tant dans son parpillement (les
instances qui y participent sont rparties dans plusieurs pays) quau regard des intervenants (tous de
nationalits diffrentes), des principes qui y sont mis en uvre, des sources du droit et des
philosophies juridiques qui sont mobilises, des langues dans lesquelles elle est rendue, etc. Cette
justice ne pourrait davantage tre extrieure la socit rwandaise quelle ne lest actuellement. Voir
la partie II.B, ci-dessous.
14 Antoine Garapon, Des crimes quon ne peut ni punir ni pardonner : pour une justice
internationale, Paris, Odile Jacob, 2002 la p. 225.
15 Lexemple le plus connu est celui de lAfrique du Sud avec la Commission vrit et
rconciliation, cette dernire stant vu reconnatre le pouvoir de prononcer, sous certaines conditions,
lamnistie des personnes impliques dans les violations graves des droits de lhomme durant le rgime
de lapartheid. Sur la naissance et le fonctionnement de la commission, voir Desmond Tutu, Il ny a
pas davenir sans pardon, Paris, Albin Michel, 1999.
[Vol. 50
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
366
Il est certain que les tmoignages de par le monde de nombreux rescaps
proclament que la traduction en justice des coupables participe indubitablement de
cette rconciliation ; a fortiori sommes-nous convaincues quil en va ainsi pour ce qui
est du crime de gnocide. Lorsquune composante de la population dun pays, quelle
quelle soit, dcide llimination de lautre composante de celle-ci au seul motif de ce
quelle est et de ce quelle reprsente, il est tout simplement impensable, de notre
point de vue, de ne pas engager une poursuite pnale pour sanctionner les
responsables. Le crime est par trop absolu, la culpabilit par trop grave et le risque de
rcidive quenverrait le choix de limpunit par trop grand. Mais encore faut-il que
cette justice, quelle soit nationale ou internationale, soit rendue dans des conditions
dindpendance, dimpartialit et de srieux avres, afin de pouvoir faire autorit
auprs de tous et, partant, uvre de rconciliation. Or cela nest malheureusement que
rarement le cas. De fait, le vingtime sicle nous aura plus souvent offert des
amnisties discutables et des jugements douteux comme moyens de mettre fin
limpunit et de rtablir la paix aprs des massacres de masse.
Si donc antinomie il y a, elle ne se situe pas au niveau de la juxtaposition des
dynamiques de justice et de rconciliation, mais bien davantage, nous semble-t-il, au
niveau du caractre unidimensionnel de la procdure judiciaire internationale retenue
par les rdacteurs du Statut du TPIR pour parvenir cette fin. Dun ct, une volont
dclare de voir cette justice contribuer la rconciliation nationale, laquelle passe
par la restauration dun ordre social gravement mis mal par le gnocide ; de lautre,
un modle particulier de justice punitive qui se proccupe davantage de fustiger des
crimes au moyen dun discours punitif ptri de rhtorique que de restaurer un lien
rompu soit une finalit qui relverait plutt de la panoplie juridique dune justice
de type restauratif, mais une procdure pour latteindre qui renvoie, quant elle,
rsolument une justice de type rtributif. Une fois encore, ce nest pas le caractre
pnal et rtributif en tant que tel de cette justice que nous remettons ici en cause, mais
bien le fait que cette justice ne soit que rtributive, sans quaucune considration de
vrit collective, de rparation ni de restauration de la cohsion sociale naient t
prise en compte. Il aurait fallu, pour ce faire, soccuper davantage des victimes, tout
comme il aurait fallu assigner autrement peines et responsabilits.
A. Le jugement des responsables et la lutte contre limpunit
comme moyen de contribuer la rconciliation nationale
sen tenir la lettre du texte qui fonde la cration et lintervention du TPIR16, si
la rconciliation nationale est clairement affirme comme contribution ultime de
linstance pnale la pacification du pays et de la rgion, elle nest en revanche
nullement voque dans le Statut mme qui organise le fonctionnement du Tribunal.
Dans celui-ci, il nest question que de dfinition des crimes, de poursuites, de
responsabilit pnale, de sanctions, de droulement des enqutes, de droits de
16 Rsolution 955, supra note 2.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 367
laccus. Quant aux victimes, il en est peu fait mention, sauf celles appeles la barre
titre de tmoins. Leur vrit commune sur les atrocits commises est entirement
conditionne par le dtail des chefs daccusation retenus contre les accuss et par les
peines quils encourent. Elle ne sexprime que de faon morcele, tronque souvent,
distordue parfois, en considration des droits de la dfense et des rgles strictes de
procdure. La contribution du TPIR la rconciliation est ainsi dtermine par une
dynamique qui vise la condamnation de responsables individualiss, auxquels il nest
possible dattribuer que des actes particuliers de gnocide perptrs titre dauteur
principal ou de complice. Les victimes en sont rduites, pour leur part, ne tmoigner
que de crimes lunit. Leurs propos nont pas pour finalit, dans le cadre de la
justice pnale internationale, de documenter un gnocide collectif : le choix a
dlibrment t fait par les rdacteurs du Statut du TPIR de privilgier le modle de
la justice individuelle rtributive sur toute autre considration de justice. Or cela na
pu se faire quau dtriment des rescaps, non seulement en tant que groupe social,
mais aussi et surtout en tant que victimes crancires dun droit rparation pour les
prjudices personnels et collectifs quelles ont subis.
La justice mise en uvre par le TPIR est une justice focalise sur laccus quil
sagit de punir, tandis que la victime, laisse lcart, ne se voit reconnatre que
lombre dun droit. La
tribunal dArusha confirme cette
proccupation exclusive. Au fur et mesure du rendu des jugements et arrts, les
chambres de premire instance comme la Cour dappel ont, en effet, renforc le
caractre de rtribution individualise de cette justice en explicitant et en interprtant
certains articles du Statut ou du Rglement de procdure et de preuve17 dans le sens
dun afftage du dispositif juridique qui favorise la condamnation personnelle.
jurisprudence du
1. La raffirmation du principe de la responsabilit individuelle et du
refus de la soumission lautorit comme moyen de dfense
Le Statut raffirme le principe de la responsabilit individuelle des personnes
impliques dans des actes de gnocide, de crimes contre lhumanit ou de toute autre
violation grave du droit international humanitaire18. Ce qui signifie, a contrario, que
ni ltat, dans ses instances officielles comme officieuses, ni les armes et autres
milices paramilitaires, ni aucune organisation, personne morale ou groupe (tels les
mdias, pourtant massivement impliqus dans la commission du gnocide), ne sont
susceptibles de poursuites judiciaires. Dans un sens identique, le suprieur est tenu
individuellement responsable pour les actes commis par un subordonn, ds lors quil
na rien fait pour sy opposer19. Quant aux qualits de chef dtat, de chef de
gouvernement ou de haut fonctionnaire, celles-ci ne sont pas reconnues en tant que
17 Tribunal pnal international pour le Rwanda, Rglement de procdure et de preuve, en ligne :
TPIR
18 Statut du TPIR, supra note 4, art. 6(1).
19 Ibid., art. 6(3).
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
368
causes dexonration ou dattnuation de responsabilit20. Enfin, nest pas recevable
le moyen de dfense qui consiste, pour un accus, se retrancher derrire lordre
donn par le suprieur hirarchique21. Tout au plus lui reconnat-on la porte dune
circonstance qui peut tre attnuante.
[Vol. 50
Il ny a rien de nouveau dans laffirmation de ces principes. Tous avaient dj t
poss par le Tribunal militaire international de Nuremberg en 1945 et raffirms dans
les instruments internationaux relatifs ces crimes22. Tous participent de cette volont
de sanction personnelle. Celle-ci est particulirement manifeste sagissant de deux de
ces principes laffirmation de la responsabilit individuelle des accuss et la non
reconnaissance de lobissance lordre comme moyen de dfense dans la mesure
o, pour parvenir condamner les responsables, ils prennent des liberts certaines
avec la ralit criminelle dun acte de la nature du gnocide, de mme quavec la
ralit du comportement humain.
a. Une responsabilit individuelle pour un crime collectif ?
Une fois encore, quil soit bien certain que nous ne remettons aucunement en
cause, en abordant ces questions, le bien-fond de ces principes. Ils reprsentent
indniablement une avance majeure dans la protection des droits de lhomme, en ce
quils permettent de juger des criminels qui, autrement, pourraient commodment se
retrancher derrire labstraction collective de lappareil dtat pour sexonrer de
toute responsabilit et de toute culpabilit, l o ni lune ni lautre ne font de doute sur
le principe. Il nen demeure pas moins, cependant, quils introduisent des distorsions
avec dautres vrits, dont celle du caractre collectif par nature du crime de
gnocide : [C]e quapporte, si lon peut dire, le crime contre lhumanit, cest
lexprience probablement
systmatiquement et
implacablement collectif du crime […]23. Il en reste que [l]e crime contre lhumanit
est constitu de crimes de droit commun commis non pas dans un but crapuleux, mais
en application dun projet collectif24. En ce sens, ils relvent dune criminalit de
systme avant dtre une criminalit dindividus25.
indite dun agencement
Nous sommes propulss ici dans une nouvelle dimension du crime, celle du crime
de masse : une masse dexcutants, une masse de victimes, et, nayons garde de
loublier, une masse de spectateurs et de complices passifs, lintrieur du pays
20 Ibid., art. 6(2).
21 Ibid., art. 6(4).
22 Voir Confirmation des principes de droit international reconnus par le statut de la Cour de
Nuremberg, Rs. AG 95(I), Doc. Off. AG NU, 1re sess., Doc. NU A/RES/95(I) (1946) ; Convention
pour la prvention et la rpression du gnocide, 9 dcembre 1948, 78 R.T.N.U. 277, art. IV ;
Convention sur limprescriptibilit des crimes de guerre et des crimes contre lhumanit, 26
novembre 1968, 754 R.T.N.U. 73, prambule et art. 2.
23 Yan Thomas, tel que cit dans Garapon, supra note 14 la p. 147.
24 Ibid. la p. 148.
25 Ibid. la p. 149.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 369
comme lextrieur26. De fait, le gnocide au Rwanda naurait jamais pu tre commis,
ni surtout atteindre sa pleine ampleur, si un collectif dhommes, de femmes, voire
mme denfants, comptant dans ses rangs des milliers de participants, navait pris part
sa ralisation. Rappelons les chiffres : plus de 800 000 morts en lespace de
seulement dix semaines ; dans les prisons rwandaises au moment de la cration du
Tribunal, prs de 125 000 dtenus accuss davoir particip au gnocide.
De fait, le gnocide nest pas un acte de fureur spontan. Pour parvenir une telle
adhsion au crime, il a fallu derrire celui-ci toute la puissance, lorganisation, la
planification et les facilits de ralisation dun appareil dtat. De mme a-t-il fallu
que se rpande dans le pays une atmosphre dltre de peur, de haine, de frocit et
de dliquescence morale et civile telle quil devenait possible, normal, voire
obligatoire, de prendre une machette et de partir en chasse27 pour aller couper28
son voisin de toujours. Or une telle atmosphre ne gagne pas une socit du jour au
lendemain : elle demande du temps, une planification aussi minutieuse que
pernicieuse, pour pouvoir faire uvre de propagande nocive et infecter
suffisamment les esprits, au point que le passage lacte devienne possible, sans plus
susciter aucun sursaut moral29. Cest cause de ce profond travail de sape moral, lent
et sournois, de cette centralisation et de cette hirarchisation dans la longue chane des
donneurs dordres et des passeurs de responsabilit, en dautres termes, cest parce
que le gnocide a t collectivement organis en amont, quil a pu, collectivement, se
perptrer en aval. Un gnocide nest pas une mauvaise broussaille qui slve sur
deux ou trois racines ; mais un nud de racines qui ont moisi sous terre sans personne
pour le remarquer30, dclare avec une superbe simplicit une rescape.
Ds lors, si des milliers dexcutants ont effectivement pris personnellement leurs
machettes pour aller tuer leurs voisins, considrer leur acte isol de ce contexte
collectif, leur responsabilit est nen pas douter individuelle. Par contre, que lon
replace celui-ci dans la folie sanguinaire de cette priode, et il relve alors dune
responsabilit indniablement collective. Le criminel individuel est pass lacte, a
26 La complicit passive des individus comme des tats et des organisations internationales est,
notre sens, consubstantielle au crime chaque fois quil atteint lampleur que lon a vue au Rwanda et
ailleurs. Dans la mesure o le crime ne se ralise pas en un geste mais suppose une priode de temps
suffisante pour atteindre sa dimension de crime de masse, cette mme priode de temps laisse la
possibilit aux tats et la communaut internationale dorganiser une intervention, ce quils nont
pas fait, ni au Rwanda, ni ailleurs.
27 Expression employe par les gnocidaires dcrivant leur journe de travail sur les collines et
dans les marais rwandais. Voir Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Paris, Seuil, 2003.
28 Expression employe par des rescaps tutsis pour parler des massacres la machette. Voir
Hatzfeld, Rcits des marais, supra note 1.
29 On retrouve dans les rcits des gnocidaires les effets bien connus de la propagande prdisposant
aux massacres de masse, dont lun des plus importants, en ce quil facilite le passage lacte, est celui
de la rification de lAutre liminer, lorsque lon ne reconnat plus en lui un semblable. Voir Jean-
Pierre Chrtien, dir., Rwanda : les mdias du gnocide, Paris, Karthala, 2002.
30 Tel que cit dans Hatzfeld, Rcits des marais, supra note 1 la p. 198.
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MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
370
suivi les ordres, voire les a devancs ou amplifis parce quil tait lui-mme pris dans
un mouvement de masse qui lentranait et le dpassait. Cest ce quaffirment
dailleurs aujourdhui tant les rescaps que les criminels et leurs familles, qui, tous,
parlent de folie collective31 lorsquils tentent de comprendre le droulement des
vnements. Ce qui, une fois encore, ne signifie aucunement dans notre propos que
les excutants doivent chapper toute sanction, loin sen faut. Il sagit simplement
de rtablir les faits et de dmontrer, dans le cadre de cette tude, la logique
unidimensionnelle qui sous-tend lintervention du TPIR, laquelle nemprunte qu la
rtribution.
Cette logique transparat dautant plus quen mettant seulement lemphase sur la
responsabilit individuelle, on sexpose ne pas comprendre les mcanismes qui ont
conduit aux massacres car [la] responsabilit personnelle est impuissante rendre
compte de la dimension de leffondrement collectif qui est le propre du crime contre
lhumanit32. Or la comprhension participe totalement de la rconciliation, dans la
mesure o elle aide chasser la peur, cette mme peur qui fut lorigine de la
catastrophe humanitaire. Cest pourquoi les rescaps demandent que lon pense une
justice qui fasse une place la vrit, pour que scoule la peur ; une justice pour se
rconcilier33. En revanche, et cet argument participe galement de notre adhsion au
principe de la responsabilit pnale individuelle, il est essentiel dinsister sur cette
responsabilit individuelle afin dviter de tomber dans le travers de la criminalisation
de masse dun groupe dans son entier, car au Rwanda aussi il y eu des Justes34
parmi les Hutu35. Auraient pu contribuer restituer le caractre collectif du crime de
gnocide tout en demeurant dans le cadre dune responsabilit individuelle
lincrimination et donc la poursuite dorganisations criminelles en tant que telles. Le
Tribunal militaire international de Nuremberg avait fait ce choix, qui dressa des actes
daccusation contre la Gestapo, les S.A., les S.S. ; les rdacteurs du TPIR sy
refusrent. Des groupes pourtant nettement identifis auraient pu tre poursuivis
Arusha, dont celui des milices paramilitaires (les fameux interahamwe) et des mdias.
31 Raffirmons toutefois, et une fois encore, que si folie il y a eu, celle-ci ne concerne que
lexcution du gnocide et non sa planification et son organisation. Celles-ci, en effet, ont t
froidement et minutieusement prpares.
32 Garapon, supra note 14 aux pp. 201-02.
33 Hatzfeld, Rcits des marais, supra note 1 la p. 225.
34 On a appel Justes les personnes qui, durant lHolocauste, sont venus en aide aux Juifs, parfois
au pril de leur vie. Ils ont cachs des enfants et des familles, ils ont organis des rseaux pour leur
permettre de fuir, etc. Aprs la guerre, les survivants et ltat dIsral ont donc dcid de reconnatre
et de saluer lattitude et les actes de courage de ces personnes en les appelant les Justes.
35 Voir le film-reportage de Marc Renaud, Soleil dans la nuit (A.l., TV5 Distribution, 1995),
consacr aux Hutu ayant cach ou aid fuir des Tutsi pendant le gnocide. Certains dentre eux y
ont perdu la vie.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 371
b. Le refus de la subordination lautorit comme moyen
dexonration de responsabilit
Dans la perspective encore de cette affirmation de la logique punitive de la justice
administre Arusha, mentionnons le principe qui consiste refuser aux accuss le
droit de se prvaloir de la soumission lautorit comme moyen de dfense. Si ce
principe est tout fait dfendable, il nen ignore pas moins, lui aussi, une autre ralit
scientifiquement dmontre qui veut que ltre humain soit enclin, pour de multiples
raisons quil ne nous revient pas daborder ici, effectivement obir lordre manant
dun suprieur ou dune personne
investie dune certaine autorit, ft-il
manifestement illgal et aboutissant faire souffrir, voire faire mourir, un tiers
innocent. Il suffit de se rfrer aux travaux de Stanley Milgram portant sur la
soumission lautorit, et aux conclusions pour le moins surprenantes et inquitantes
auxquelles il est parvenu, pour prendre toute la mesure de cette ralit36 qui se
renforce encore dans des contextes de dliquescence totale des relations sociales
comme celui qui prvalait au Rwanda en 1994, lorsqua saut linterdit du meurtre de
lAutre, lorsque le massacre de masse devint un devoir. La seule concession accorde
cette ralit est le fait dadmettre cet argument comme motif de diminution de la
peine37.
Au regard de lensemble de ces considrations, il semble donc que le modle
troit de la justice rtributive individuelle stricto sensu, qui ne se proccupe que de
punition au dtriment de toute autre considration, soit incompatible avec la finalit
de rconciliation. Nous sommes l au cur mme du paradoxe de la justice rtributive
individuelle applique au gnocide : en occultant le caractre collectif du crime, en
refusant la soumission lautorit, elle ne parvient pas rendre compte ni expliciter
les mcanismes humains individuels quelle prtend pourtant poursuivre. Or
limportance de comprendre les ressorts de la possible ralisation dun crime de la
nature du gnocide est encore renforce par le fait que celui-ci na plus rien voir
avec les crimes de droit commun, mme sil est matriellement effectivement
constitu de tels crimes (meurtres, viols, tortures, atteintes aux biens, etc.). En effet,
alors que les crimes de droit commun sont gnralement envisags comme le rsultat
de la dsobissance la loi et de la dviance, le crime hors du commun que
36 Stanley Milgram, Soumission lautorit : un point de vue exprimental, Paris, Calmann-Lvy,
1974. Lauteur de cet ouvrage a conduit une investigation exprimentale sur lobissance lautorit.
Pour ce faire, lui-mme et son quipe de recherche ont invit des personnes, sujets de leur exprience,
venir dans un laboratoire de psychologie afin de se soumettre une exprimentation (qui ntait
quun prtexte) portant sur ltude de la mmoire et le processus dapprentissage. Au cours de cette
exprimentation, il tait demand ces personnes dexcuter une srie dactions occasionnant une
souffrance autrui sous forme de chocs lectriques gradus pouvant aller jusqu une dcharge
dangereuse. La question tait de savoir jusqu quel point les sujets tests taient prts suivre les
ordres de lexprimentateur avant de refuser dexcuter les actes prescrits. Lexprimentation a
dmontr une propension extrme des adultes la soumission quasi-inconditionnelle aux ordres de
lautorit (ibid. la p. 21).
37 Statut du TPIR, supra note 4, art. 6(4).
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
372
constitue le gnocide est, linverse, le fait dune obissance collective et individuelle
aveugle et absolue lautorit. Il revient pourtant une justice qui se voudrait
socialisante et donc cratrice ou restauratrice de rapports sociaux harmonieux
dapprofondir de telles diffrences.
[Vol. 50
2. La multiplication des chefs daccusation, le concours idal
dinfractions et les condamnations multiples propos de faits
identiques
On retrouve galement cette conception rtributive et personnelle de la justice
dans la pratique qui consiste pour le procureur multiplier les chefs daccusation
venant stigmatiser le comportement adopt par un accus au cours dun mme
vnement. Mme si la procdure na rien de nouveau et est bien connue des droits
nationaux, quils soient de tradition civiliste ou de common law, mme si elle a donn
lieu des rgles sophistiques visant viter le harclement procdural et la
surenchre dans la condamnation dun mme acte criminel, on ne peut qutre frapp
par la stratgie adopte par le TPIR.
Cette stratgie nous parat relever de
lirrsistible volont daccentuer
symboliquement la dmesure du crime de gnocide dans le geste particulier dun
accus. Pour prendre la mesure de cette ralit, il suffit de lire, titre dexemple,
lacte daccusation de Jean-Paul Akayesu, bourgmestre de Taba, dans lequel on ne
relve pas moins de quinze chefs daccusation, dont certains doublent voir triplent la
poursuite des mmes faits, tandis que dautres, identiques dans la qualification
retenue, renvoient des faits diffrents38. Le bourgmestre de Taba a ainsi t
poursuivi, sous chefs daccusations individuels, pour gnocide, complicit de
gnocide, incitation directe et publique commettre le gnocide, crimes contre
lhumanit avec sous cette appellation gnrale autant de chefs daccusation quil y
avait de crimes matriellement individualiss (extermination, assassinat, torture, viol,
autres actes inhumains sept chefs daccusation en tout) et pour violation de larticle
3 de la Convention de Genve39 (cinq chefs daccusation). Autant de chefs
daccusation qui cherchaient rendre compte de la responsabilit du prsum
coupable aussi bien loccasion dun massacre denvergure que dun acte isol
commis lencontre dune victime nommment identifie. Cest ainsi que Jean-Paul
Akayesu put tre accus de gnocide pour ne pas avoir empch le massacre dau
moins 2000 Tutsi dans la commune de Taba entre le 7 avril et la fin du mois de juin
1994, de la mme faon quil fut encore accus de gnocide et de crime
dextermination pour ne pas avoir sanctionn les auteurs du meurtre dun enseignant,
Sylvre Karera, perptr le 19 avril.
38 Procureur c. Akayesu, (1996) Affaire no ICTR-96-4-I (Tribunal pnal international pour le
Rwanda, Chambre de 1re instance I), en ligne : TPIR
39 Convention pour le prvention et la rpression du crime de genocide, 9 dcembre 1948, 78
R.T.N.U. 277, R.T. Can. 1949 no 27 [Convention de Genve].
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 373
Aussi parfaitement comprhensible et justifie que soit lintention derrire la
logique de surenchre dans laccusation, ne serait-ce qu lendroit des victimes dont
il sagit de reconnatre la souffrance et de leur donner un visage au milieu des milliers
de morts, on ne peut toutefois manquer de relever le caractre contraint dune
accusation telle que celle de gnocide, ds lors quelle est retenue pour venir qualifier
le meurtre dune personne. Non pas que le nombre de victimes fasse lui seul la
gravit de lacte, dautant que le meurtre de ladite personne, dans la mesure o elle
appartenait au groupe cible, relevait indiscutablement de lintention gnocidaire, mais
on aurait pu supposer que ledit meurtre tait inclus dans le chef daccusation de
gnocide retenu contre Jean-Paul Akayesu pour ne pas avoir empch le massacre de
milliers de Tutsi dans la commune dont il avait la responsabilit. On ne peut expliquer
une telle pratique autrement que par cette volont de condamnation tout prix, dans la
mesure o, la constitution de partie civile ntant pas autorise devant les juridictions
ad hoc, le choix des crimes poursuivre et leur qualification dpendent de la seule
volont et libert du bureau du procureur.
Cest cette mme volont qui animait encore le procureur lorsque celui-ci a
poursuivi laccus sous la double qualification de gnocide et de complicit de
gnocide loccasion de faits identiques. Il na cependant pas t suivi par les juges
de premire instance, lesquels ont affirm, en lespce, quune mme personne ne
pouvait tre cumulativement condamne pour des faits identiques la fois titre
dauteur principal et de complice40. Aussi, la chambre de premire instance a-t-elle
dclar Jean-Paul Akayesu non coupable de complicit dans le gnocide, puisque
pour tous les autres faits dcrits dans la commission des crimes constitutifs du
gnocide, il tait considr comme auteur principal41.
Si le concours dinfractions dans le cadre de la qualification dun mme crime (en
lespce celui de gnocide) na pas t retenu par le TPIR, en revanche le concours
dinfractions supposant des qualifications multiples pour des faits identiques a t
jug parfaitement recevable. Il revient la Cour dappel davoir tranch la question en
mettant un terme au diffrend n loccasion de ladoption par les juges dinstance de
positions opposes dans deux affaires. Dans laffaire Kayishema-Ruzindana, la
deuxime chambre de premire instance avait refus le cumul dinfractions et les
condamnations multiples, pour lui prfrer la solution qui consistait retenir la
qualification la plus importante et la plus gnrale, considrant les autres infractions
comme tant moindres et incluses. Alors que lacte daccusation poursuivait les
mmes faits la fois pour meurtre et extermination, et donc les incriminait
simultanment sous les deux chefs daccusation de gnocide et de crime contre
lhumanit, les juges dinstance dcidrent de ne retenir que la seule qualification de
gnocide, au motif que [l]es chefs dextermination et dassassinat sont […]
40 Jugement dans Procureur c. Akayesu, supra note 38 aux paras. 468 et 532.
41 Ibid. au para. 734.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
374
entirement compris dans celui de gnocide, et constituent, en loccurrence, une seule
et mme infraction42.
[Vol. 50
En sens inverse, la chambre de premire instance, dans laffaire Alfred Musema,
avait admis le principe du cumul dinfractions, dclarant laccus coupable de
gnocide et de crime contre lhumanit pour des faits identiques43. La chambre
dappel, loccasion de la mme affaire44, et reprenant en cela les conclusions du
Tribunal pnal international pour lex-Yougoslavie dans laffaire Celebici45, devait
reconnatre que les mmes faits pouvaient donner lieu des qualifications multiples,
ds lors que chacune des infractions retenues comportait des lments constitutifs
matriellement distincts lun de lautre. Ainsi donc le cumul de qualifications est
autoris de manire gnrale dans les actes daccusation et les juges peuvent
prononcer, lorsque les conditions sont remplies, des condamnations multiples
loccasion de faits identiques, pour appliquer ensuite le principe de la confusion des
peines. Ces raisonnements sont familiers aux pnalistes.
Toutefois, la volont daccentuer la rtribution personnelle est ici manifeste.
Ladmission du principe du concours idal dinfractions permet en effet de mettre
jour et de dnoncer toutes les dimensions criminelles dun mme comportement. Il
nous semble cependant que la mise en uvre de ce principe rend compte galement
dune difficult, celle quprouvent les juges restituer lentire gravit et surtout le
caractre collectif dun crime, dont ils ne peuvent se saisir qu partir de la mise en
cause dune responsabilit individuelle par trop rductrice de la ralit. Ds lors, le
fait de surenchrir dans la poursuite, de cumuler les chefs daccusation, de multiplier
la culpabilit en la dnonant dans ses dimensions les plus vastes (des milliers de
victimes) comme dans le dtail dune seule mort, a pour finalit de rendre au crime
son caractre inhumain. la masse des crimes, des coupables et des victimes, les
juges rpondent par la masse des chefs daccusation ; au caractre collectif du crime,
ils rtorquent par la collection des mises en accusation. Mais ici encore, les juges
rencontrent cette impossibilit matrielle de juger des crimes que lon ne peut
punir ; linhumanit du crime se heurte lhumanit de la justice46.
42 Jugement dans Procureur c. Kayishema et Ruzindana (1999), Affaire no ICTR-95-1 (Tribunal
pnal international pour le Rwanda, Chambre de 1re instance II) au para. 648, en ligne : TPIR
43 Voir le jugement dans Procureur c. Musema (2000), Affaire no ICTR-96-13 (Tribunal pnal
international pour le Rwanda, Chambre de 1re instance I) aux paras. 287 et s., en ligne : TPIR
44 Voir larrt dans Musema c. Procureur (2001), Affaire no ICTR-96-13-A (Tribunal pnal
international pour le Rwanda, Chambre dappel) au para. 370, en ligne : TPIR
45 Voir larrt dans Procureur c. Delalic (2001), Affaire no IT-96-21-A (Tribunal pnal international
pour lex-Yougoslavie, Chambre dappel) au para. 412, en ligne : TPIY
46 Ceci rappelle le titre de luvre dAntoine Garapon, supra note 14 : le crime en est bien un quon
ne peut ni punir ni pardonner.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 375
Cest ainsi que, dans bien des cas, la porte du principe du concours idal
dinfractions au regard de la sanction encourue reste largement symbolique. En effet,
compte tenu de la gravit des crimes que le TPIR a connatre, la seule
reconnaissance dune culpabilit pleine et entire au titre de lun ou lautre des chefs
daccusation de gnocide ou de crimes contre lhumanit suffit emporter la rclusion
criminelle perptuit, peine maximale. Or la sanction de la reconnaissance de
culpabilits multiples aux titres de gnocide et de crimes contre lhumanit ne pourra
jamais aller au-del dune vie dhomme. Et quest-ce quune vie dhomme, serait-on
tent de demander, lorsquun accus est reconnu coupable de la mort de plusieurs
milliers de personnes ? Peut-on dire que justice est faite ? Peut-on faire justice aprs
un gnocide ? Cest au regard de cette impossibilit matrielle juger un crime de la
nature du gnocide que nous pensons quune justice qui ne serait quindividuelle et
rtributive ne peut amener la rconciliation sociale, mme si, une fois encore, la
rtribution participe ici indubitablement de la rconciliation.
3. Le plaidoyer de culpabilit, un instrument juridique de rconciliation
sous-exploit
Le Rglement de procdure et de preuve prvoit une procdure qui renvoie une
logique de rconciliation47: il sagit du plaidoyer de culpabilit et de la ngociation
(plea bargaining) qui le sous-tend gnralement. Il est regrettable que le TPIR, qui a
eu entendre de tels aveux et non des moindres, puisque certains manaient du
premier ministre de lpoque en personne , nait pas su en faire un meilleur usage et
tirer parti de ce que cette procdure offre en termes de reconnaissance du crime et de
la culpabilit qui lui est lie comme en termes de pas que fait le coupable en direction
de la victime.
a. Lusage et lefficacit du plaidoyer de culpabilit dans une
optique de rconciliation
Dans nombre de traditions juridiques axes sur la rconciliation et la restauration
du lien social rompu par le comportement dviant plus que sur la sanction du
coupable, laveu de culpabilit constitue un moyen efficace de rsolution des conflits.
En reconnaissant sa culpabilit, en sortant du mutisme ou de la ngation du geste
pos, le coupable renoue le dialogue avec la victime et le groupe, dialogue que la
commission de linfraction avait rompu. De fait, laveu de culpabilit raffirme le
caractre attentatoire lordre social de linfraction ; il reconnat le dsordre induit par
elle et ce faisant, restitue la victime son statut de partie souffrante. En outre, laveu
de culpabilit saccompagne bien souvent dune demande de pardon, condition
presque sine qua non de la rconciliation.
47 Supra note 17, art. 92, 100 et 101.
[Vol. 50
law o
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
376
Il en va de mme des effets de laveu de culpabilit dans nos cultures juridiques
occidentales, particulirement en common
la procdure peut tre
minutieusement rglemente et assortie de consquences importantes, que ce soit en
termes de droulement du procs (procdure simplifie), dexigences de preuve
(admissions) ou encore de sanctions susceptibles dtre prononces (adoucissement
des peines). Nous nous situons ici dans une logique de justice ngocie, restaurative
par nature, qui autorise mme que la vrit historique soit mdiatise pour devenir la
vrit commune des protagonistes sur le crime avou.
Aux termes du Rglement de procdure et de preuve, laveu de culpabilit est en
effet admis comme une circonstance attnuante majeure48. Les juges du TPIR
reconnaissent son impact au regard de la rconciliation, qui semblent affirmer que
laveu relve dun dsir profond de dire la vrit49, lment essentiel pour la
rconciliation, dans la mesure o il permet dpargner aux victimes le traumatisme et
les motions lies aux procs50 et quen attnuant la peine et non le crime, il
comporte des lments qui sapparentent au pardon51.
b. La signification particulire de laveu dans le cadre du crime
de gnocide
Or de faon gnrale, si laveu de culpabilit revt une telle importance en termes
de reconnaissance du crime et de la souffrance, a fortiori en va-t-il ainsi en matire de
gnocide, par nature crime du secret, de leuphmisation, du mensonge et de la
ngation : [l]e crime contre lhumanit se caractrise par sa ralit celle du
massacre qui se veut une application dune politique qui nest jamais dite52. Ds
lors, parce qu lhorreur du crime mme sajoute son dni, cest tout le sens de la
justice qui change radicalement53. Cette justice, en qualifiant lacte, en lui
reconnaissant le caractre de crime et en dnonant la nature du crime en cause,
constitue la dngation mme du dni et laffirmation de lintention qui prsidait au
crime, une dngation dont la force symbolique emprunte lautorit mme qui la
prononce. En ce sens, ce dni du dni simpose comme la vrit officielle tatique
dun crime tatique officieux. La vrit judiciaire a un poids auquel ne pourra
jamais prtendre la vrit historique portant sur les mmes faits.
48 Ibid., art. 101(b)(ii).
49 Procureur c. Kambanda (Jugement), supra note 7 au para. 50.
50 Ibid. au para. 54.
51 Ibid. au para. 56. Laveu de culpabilit dans ce cas-ci tait le premier enregistr devant le TPIR et
il portait sur les six chefs daccusation libells contre Kambanda. Il ne remettait pas en cause la
gravit du crime ; seule la sanction pouvait tre attnue. Noublions pas toutefois que dans la
tradition de common law, le plaidoyer de culpabilit peut donner lieu la ngociation des chefs
dinculpation dans le but den rduire le nombre ou limportance. Par le fait mme, il aura un effet
attnuant sur la peine.
52 Garapon, supra note 14 la p. 154.
53 Voir ibid. la p. 207.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 377
Cest au regard encore de cette ralit nie en lien avec la nature spcifique du
gnocide que les juges internationaux, la diffrence de leurs homologues en droit
pnal interne, doivent ncessairement prendre en considration les mobiles de lacte :
Le contexte rtroagit sur la qualification mme du crime puisque est inclus,
dans les lments constitutifs du crime, le projet politique en excution duquel
les actes ont t commis. Cela oblige la justice non seulement tablir que les
actes taient bien lis un projet politique, mais aussi apprcier le contenu du
programme politique54.
Or il est souvent extrmement difficile dtablir lintention gnocidaire, en raison de
llment de dni contenu dans le crime mme. En outre, sagissant du gnocide
rwandais, celui-ci se double dune absence sidrante de remords de la part des
gnocidaires55. En ce sens, [l]aveu de culpabilit est une marque dhonntet et il est
important pour le Tribunal international dencourager les aveux56.
c. Lattitude inconsquente du TPIR face limportance des
aveux recueillis
Ce nest pourtant pas ce que fit le TPIR, alors mme quil venait de recueillir les
aveux de lex-premier ministre rwandais Jean Kambanda57, lesquels confirmaient
quil y avait eu gnocide et surtout planification de gnocide et partant, que la
politique dextermination de la minorit tutsi arrte par le gouvernement intrimaire
tait bien une ralit. Comme le rapporte le jugement :
i) Jean Kambanda [a admis] quil y [avait] eu au Rwanda en 1994 une attaque
gnralise et systmatique dirige contre la population civile tutsie, dans le
dessein den exterminer les membres. […]
vi) Jean Kambanda [a reconnu] quavant le 6 avril 1994, les partis politiques,
de concert avec les Forces armes rwandaises, [avaient] organis et commenc
linstruction militaire des mouvements de jeunes du MRND58 et du CDR59
(Interahamwe et Impuzumugambi60, respectivement) dans lintention de les
54 Ibid. aux pp. 194-95.
55 Lire les propos hallucinants des gnocidaires recueillis par Jean Hatzfeld dans Une saison de
machettes, supra note 27.
56 Procureur c. Kambanda (Jugement), supra note 7 au para. 53.
57 Arrt au Kenya en juillet 1997, Jean Kambanda choisit en effet de plaider coupable ds sa
premire comparution devant le tribunal le 1er mai 1998 aux six chefs daccusation retenus contre lui
et qui portaient sur le gnocide, lentente en vue de commettre le gnocide, lincitation directe et
publique commettre le gnocide et la complicit dans le gnocide et les crimes contre lhumanit
dassassinat et dextermination.
58 Le MRND est le Mouvement rvolutionnaire national pour le dveloppement, ex-parti unique du
Rwanda, cr en 1975 par J.B. Habyarimana. Tous les Rwandais y taient affilis ds la naissance.
59 La CDR est la Coalition pour la dfense de la rpublique et de la dmocratie, parti hutu.
60 Les termes kinyarwandais Interahamwe et Impuzumugambi signifient respectivement ceux
qui se dressent ensemble et ceux qui ont le mme but. Ils dsignent les milices extrmistes hutu
cres linitiative du parti du prsident Habyarimana. Elles taient entranes par larme rwandaise
378
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 50
utiliser dans les massacres qui sensuivirent. De plus, Jean Kambanda [a
reconnu] que le Gouvernement quil dirigeait [avait] distribu des armes et des
munitions ces groupes. En outre, Jean Kambanda [a confirm] que des
barrages routiers tenus par les patrouilles mixtes dlments des Forces armes
rwandaises et de Interahamwe [avaient] t rigs Kigali et ailleurs ds
lannonce la radio de la mort du prsident J.B. Habyarimana. Au surplus,
Jean Kambanda [a reconnu] que les mdias [avaient] t utiliss dans le dessein
de mobiliser et dinciter la population commettre des massacres de la
population civile tutsie. Par ailleurs, Jean Kambanda [a reconnu] lexistence au
sein de larme, des milices et des rouages politiques, de groupes qui avaient
planifi llimination des Tusti et des opposants politiques Hutu […]61.
Ces aveux avaient pour consquence de rfuter la thorie de lembrasement spontan
de la population prise dans le feu de la guerre civile qui opposait, depuis octobre
1990, le gouvernement hutu de lpoque aux forces rebelles tutsi venues dOuganda.
Laccus contraignait ainsi ses anciens ministres modifier leur stratgie de dfense.
Il sagissait l des premiers aveux que recueillait le TPIR, manant qui plus est de
lun des plus hauts responsables de ltat au moment des faits. Or non seulement le
tribunal dArusha ne reprit pas dans son jugement le dtail des aveux, mais en outre ni
le procureur ni les juges ne cherchrent, au cours des audiences, faire expliquer
laccus les ressorts de cette planification. Dans son rapport du 7 juillet 2000, un
groupe dpch par lOrganisation de lunit africaine (OUA) pour enquter sur les
failles du systme onusien dans la prvention et larrt du gnocide, devait
profondment regretter le manque dexploitation daveux dune telle importance,
manant de surcrot des plus hautes sphres de lappareil dtat hutu de lpoque. Il a
interprt ce mauvais usage du plaidoyer de culpabilit de Jean Kambanda comme
une occasion manque par le Tribunal de mieux comprendre les mcanismes qui ont
conduit au gnocide rwandais, voire, en raison du manque de publicit quil na pas
su faire autour de tels aveux, comme une opportunit, perdue elle aussi, de faire
apprcier son travail des Rwandais, en leur montrant limportance des rsultats
auxquels il tait parvenu62.
Alors que la presque totalit des accuss plaident non coupables, que beaucoup
dentre eux vont mme jusqu nier quil y ait eu gnocide, limpact de tels aveux
aurait pu avoir un effet considrable, non seulement sur les victimes enfin rtablies
dans leur innocence absolue63, mais peut-tre galement sur les autres accuss, incits
et ont mme bnfici, certains moments, dune formation dispense par des militaires franais. Ces
milices, qui rassemblaient quelques dizaines de milliers dactivistes, dont beaucoup de jeunes
dsuvrs, encadrrent les massacres. Elles furent les plus acharnes et les plus meurtrires.
61 Procureur c. Kambanda (Jugement), supra note 7 au para. 39.
62 Voir Organisation de lunit africaine, Rwanda : le gnocide quon aurait pu arrter, A.l., OUA,
2000 aux paras. 18.2518.32, en ligne : Commission denqute citoyenne pour la vrit sur
limplication franaise dans le gnocide
63 Le crime de gnocide est un crime absolu parce que les victimes sont dune innocence absolue,
leur seule faute ayant t dexister.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 379
leur tour reconnatre les faits qui leur sont imputs. Par l, un pas considrable
aurait t franchi sur la voie de la rconciliation, dautant que cest en ce sens que
Jean Kambanda lui-mme expliquait son choix de plaider coupable :
LAccus a dclar […] que cest essentiellement son dsir profond de dire la
vrit, cest–dire demprunter la seule voie possible pour reconstruire lunit
nationale et rconcilier les Rwandais entre eux, qui la amen plaider
coupable. Jean Kambanda[,] qui a condamn les massacres survenus au
Rwanda, considre son aveu de culpabilit comme une contribution au
rtablissement de la paix au Rwanda64.
La chambre de premire instance a pour sa part reconnu que ledit plaidoyer de
culpabilit, manant de lancien Premier Ministre, est particulirement important pour
le processus de rconciliation nationale au Rwanda65.
Il est en consquence extrmement regrettable que les juges du TPIR naient pas
su apprcier toute limportance que revtaient de tels aveux, et ce faisant, naient pas
su utiliser leur avantage cet instrument de restauration des liens sociaux.
d. Plaidoyer de culpabilit et pardon : une sincrit douteuse
pour les rescaps rwandais
Il est vrai cependant que la pratique du plaidoyer de culpabilit, inconnue de la
procdure pnale rwandaise de tradition civiliste, est mal comprise des Rwandais.
Ceux-ci y voient de la part de laccus davantage un marchandage discutable en vue
dobtenir une rduction de peine quune vritable reconnaissance de culpabilit, avec
tout ce quune telle dmarche, ds lors quelle est sincre, est suppose entraner en
terme de remords ou de pardon. Or la chambre de premire instance a relev
labsence de contrition, de regrets et de compassion de laccus lgard des
victimes, mme [lorsquelle] lui […] a donn lopportunit [den exprimer]66.
La suite des vnements devait dailleurs confirmer cette mauvaise impression de
marchandage. De fait, condamn lemprisonnement perptuit par la chambre de
premire instance, Jean Kambanda dcida daller en appel et demander non seulement
la rvision de la sentence, mais galement lannulation du verdict de culpabilit et la
tenue dun nouveau procs. Il reprochait aux juges dinstance de ne pas avoir tenu
compte du principe gnral de droit selon lequel un plaidoyer de culpabilit doit tre
regard comme une circonstance attnuante et, ce titre, entraner une rduction de
peine67. Les juges dappel ont rpondu que le poids donner aux circonstances
attnuantes relevait du pouvoir discrtionnaire de la chambre de premire instance et
64 Procureur c. Kambanda (Jugement), supra note 7 au para. 50.
65 Ibid. au para. 61.
66 Ibid. au para. 51.
67 Voir larrt dans Kambanda c. Procureur (2000), Affaire no ICTR 97-23-A (Tribunal pnal
international pour le Rwanda, Chambre dappel) au para. 10, en ligne : TPIR
[Kambanda c. Procureur (Arrt)].
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
380
que celui-ci ne pouvait tre remis en cause, sauf pour apporter la preuve dun abus
dans son usage68. En outre, les juges dinstance ont tenu souligner, pour leur part,
que la diminution de la peine rsultant de loctroi de circonstances attnuantes ne
[devait] en rien enlever la gravit du crime69, car la peine remplit ici une fonction
essentiellement objective, et cest dans une intention de seule rtribution du crime que
les juges du TPIR la calibrent.
[Vol. 50
4. La fonction prioritairement rtributive et prventive de la sanction
pnale internationale
La rtribution fait partie de la nature mme de la peine, bien que la pnologie
contemporaine critique le fait quelle soit difie en finalit ultime de la rpression
pnale. Parmi les autres finalits que la peine moderne est susceptible de poursuivre
figure celle de la rconciliation. Ds lors que la peine est tourne vers cette fin, elle
nest plus pense ni actionne de la mme manire. Son sens, son degr de gravit,
jusqu sa perception mme, changent. Toute entire tendue vers la restauration du
lien social que la commission de lacte a rompu ou altr, elle participe au
rapprochement des parties en cause de faon ce que lune et lautre y trouvent leur
compte, sans quil y ait ni vainqueur, ni vaincu. Quen est-il de la sanction
pnale internationale ? Quelle est sa fonction ? Quel but poursuivent les juges
lorsquils la prononcent ?
La justice pnale internationale est ne de la reconnaissance de ce que certains
actes prsentaient une gravit telle quils atteignaient la communaut internationale
dans son ensemble. Il revenait celle-ci le droit et le devoir dorganiser une rponse
adquate. Dans laffaire Akayesu, les juges de premire instance affirment ainsi que le
gnocide et
lhumanit sont des crimes qui choquent
particulirement la conscience de lhumanit, ajoutant que :
les crimes contre
le crime de gnocide a, tout au long de lhistoire, inflig de grandes souffrances
lhumanit et rappelle la ncessit de la coopration internationale pour
librer lhumanit dune plaie. […]
Il est indniable que, compte tenu prcisment de leur extrme gravit, le
gnocide et le crime contre lhumanit doivent recevoir une sanction
approprie70.
a. Une sanction proportionnelle au crime : valuer le gnocide
Cest dailleurs en fonction de lextrme gravit des comportements incrimins
quest valu le degr de svrit de la peine infliger. Certes, ce critre nest pas le
seul nonc qui doive tre pris en compte dans la dtermination de la sanction.
68 Ibid. au para. 124.
69 Procureur c. Kambanda (Jugement), supra note 7 au para. 37.
70 Procureur c. Akayesu (Sentence), supra note 7.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 381
Dautres facteurs entrent en jeu qui doivent faire lobjet dune apprciation de la part
des juges, dfaut de quoi ils risquent de commettre une erreur de droit dans le
prononc de la sanction. Ainsi en va-t-il, aux termes de larticle 101(b) du Rglement
de procdure et de preuve71, de lexistence de circonstances aggravantes ou
attnuantes, ou de la grille gnrale des peines demprisonnement telles quappliques
par les tribunaux rwandais et qui doit tre tudie par les chambres de premire
instance titre indicatif72, voire encore de la dure de la priode de dtention
ventuellement dj purge par laccus. Nanmoins, la chambre de premire instance
a dclar que le juge doit prendre en compte lensemble de ces lments73, ce que la
chambre dappel a confirm par la suite74.
La peine ainsi prononce assume ici une vritable fonction de dnonciation, de
rprobation ; elle a pour but de stigmatiser le crime75 et sapparente ce blme qui
exprime notre attachement aux valeurs foules aux pieds par la faute. [Elle] srige en
protestation contre le mal, en symbole de lindignation que provoque le crime76. Et
mme lorsque, par le jeu des circonstances attnuantes, la peine est rduite, les juges
ont tenu rappeler que ces circonstances ne doivent en aucune faon rduire la
gravit du crime lui-mme, qui demeure entire77.
Il est intressant de relever ce propos que lexamen judiciaire qui consiste
mesurer, nuancer et comparer latrocit respective ou relative des crimes particuliers
et valuer le degr distinct de culpabilit des accuss en raison de ces circonstances
attnuantes est un exercice bcl par les juges. Cest du moins ce que reflte labsence
de raisonnement et de motivation de leurs sentences. Dans les jugements rendus par
les chambres dinstance, lexercice judiciaire de dtermination de la sentence ne
consiste quen des exhortations morales destines dnoncer latrocit du crime.
lheure actuelle, il est impossible didentifier dans la jurisprudence du TPIR des rgles
de droit qui esquisseraient les fondements dune pnologie propre au droit pnal
international, laquelle sattacherait mesurer la responsabilit individuelle dans un
crime collectif, tout en cherchant faire, aussi, une place rationnelle la finalit de
rconciliation. Si le droit pnal international est tout entier fond sur une thorie de la
responsabilit individuelle pour des crimes collectifs, il est en revanche incapable de
mesurer avec justesse la culpabilit individuelle aux fins de limposition dune peine
personnelle juste et quitable.
71 Supra note 17.
72 Voir Kambanda c. Procureur (Arrt), supra note 67 au para. 121.
73 Voir Procureur c. Kambanda (Jugement), supra note 7 : Lchelle des atrocits commises
continuer de constituer un critre essentiel dvaluation de la sentence (ibid. au para. 57).
74 Voir Kambanda c. Procureur (Arrt), supra note 67 : Toute peine inflige doit rendre compte de
la gravit particulire du comportement criminel (ibid. au para. 125).
75 Peut-tre sagissait-il aussi de faire oublier la gravit dun autre crime, celui de non-assistance
peuple en danger, dont sest rendue coupable cette mme communaut internationale.
76 Maurice Cusson, Pourquoi punir ?, Paris, Dalloz, 1987 la p. 83.
77 Voir Procureur c. Kambanda (Jugement), supra note 7 au para. 56.
382
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 50
b. Une sanction vocation rtributive : dnoncer le crime
La fonction de la sanction est ici clairement objective, cest–dire centre sur le
crime, du moins autant quelle peut ltre compte tenu des individus quil sagit de
punir. Cette volont de dnoncer et de rtribuer le crime est manifeste dans lusage
fait par les juges des peines multiples, conscutives ou concurrentes, aux termes de
larticle 101(c) du Rglement de procdure et de preuve. La jurisprudence recourt
deux stratgies punitives. La premire consiste pour les juges prononcer une
multiplicit de peines, dont chacune a pour objectif de dire lextrme gravit des
crimes commis, et par l mme de rendre non signifiant parce que non pertinent au
regard de cette gravit extrme lexercice qui consiste apprcier les fautes
personnelles attribuables aux accuss. La deuxime stratgie renvoie quant elle la
confusion des peines, qui sera prfre par les juges lorsque la sanction de lun des
crimes poursuivis emporte la peine maximale, la rclusion perptuit, au-del de
laquelle il nest pas humainement possible daller.
Cest justement ce choix qui a t fait dans Akayesu : laccus a t condamn
pas moins de trois peines demprisonnement vie, quatre peines de quinze ans
demprisonnement et deux peines de dix ans demprisonnement, chacune dentre elles
venant sanctionner un chef daccusation distinct. La chambre de premire instance a
bien entendu ordonn la confusion des peines, en raison des condamnations la
rclusion perptuit pour certains crimes. En revanche, lorsquil sagit de
sanctionner les crimes par des peines demprisonnement dure dtermine, comme
cela a t le cas dans laffaire Georges Ruggiu, le cumul des peines est prfr et
donne lieu laddition des termes de chacune des sanctions prononces, qui seront
excutes successivement78.
Ces deux cas de figure, quil sagisse de la confusion des peines dans le cas de la
rclusion perptuit, ou du cumul pouvant aller jusquau dcs probable du
condamn, ont une porte minemment symbolique, dans la mesure o, quelle que
soit la lourdeur de la peine prononce, le condamn ne disposera jamais de plus
quune vie dhomme pour la purger. Cette surenchre dans la sanction a elle aussi
pour finalit de restituer, autant que faire se peut, la gravit du crime et partant, la
svrit de la raction au crime, tant entendu que nous avons affaire des crimes que
lon ne peut ni punir ni pardonner79, et quil est ds lors extrmement difficile de
juger.
c. Une sanction vocation prventive : plus jamais a !
La fonction de rtribution objective impartie la sanction se double en outre
dune autre fonction, elle aussi clairement affirme par les juges et allant dans le sens
78 Voir le jugement dans Procureur c. Ruggiu (2000), Affaire no ICTR-97-32-I (Tribunal pnal
international pour le Rwanda, Chambre de 1re instance I), en ligne : TPIR
79 Voir le titre de louvrage dAntoine Garapon, supra note 14.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 383
dune extrme svrit : la fonction de prvention. Si la peine doit punir avec rigueur
et, ce faisant, participer la lutte contre limpunit, elle doit aussi, de par sa rigueur
mme, dissuader toute rcidive. Les deux fonctions sont troitement relies entre elles
dans lesprit des juges, qui ne manquent pas de rappeler les raisons qui ont conduit
la cration du TPIR et les missions qui lui ont t assignes :
[L]a rsolution 955 du 8 novembre 1994 […] indique bien que dans la cration
du Tribunal, lobjectif vis tait de poursuivre et de chtier les auteurs des
atrocits survenues au Rwanda, de manire radiquer limpunit et, par voie
de consquence, favoriser la rconciliation nationale et le retour de la paix.
Il est donc clair que les peines qui sont infliges aux accuss dclars
coupables par le Tribunal doivent avoir pour finalit, non seulement la
rtribution desdits accuss […], mais aussi la dissuasion, cest–dire de
dcourager jamais ceux qui seront tents dans le futur de perptrer de telles
atrocits en leur montrant que la communaut internationale ntait plus
dispose tolrer la violation du droit international humanitaire et des droits de
lhomme80.
Hlas, ce qui se passe aujourdhui dans le Darfour et la Rpublique dmocratique du
Congo suffit branler toute thse de la dissuasion gnrale fonde sur la seule
rigueur des peines en matire de gnocide et de crimes contre lhumanit, une thse
dont le manque defficacit en droit pnal interne a pourtant t maintes fois dcri
dans la littrature scientifique. La seule concession faite cette fonction rtributive-
dissuasive renvoie limpossibilit pour la juridiction internationale de prononcer la
peine capitale. Lemprisonnement, pouvant aller jusqu la rclusion perptuit, est
lunique sanction que le Tribunal puisse prononcer, lexclusion de toute autre. Est
ainsi interdite la condamnation aux travaux forcs ou une peine damende81.
En tout tat de cause, sen tenir la lettre des textes fondamentaux qui rgissent
le TPIR de mme qu la faon dont les juges administrent cette justice, il apparat
que la rconciliation passe par la punition svre des crimes sans gard la culpabilit
des accuss, qui peut tre relative, et par lassurance ainsi donne que, du fait mme
de cette svrit, de tels crimes ne se reproduiront plus. Si ce raisonnement est celui
qui est privilgi lheure actuelle pour combattre limpunit82, si le chtiment des
responsables est ardemment souhait par nombre de victimes, il nous semble pour
notre part, ainsi que nous lavons dit plus haut, que la justice telle quadministre par
le TPIR pche par la faon dont elle a t pense, tout le moins au regard des
80 Procureur c. Akayesu (Sentence), supra note 7.
81 Aucune peine spcifique nest dtermine lavance pour chacun des crimes relevant de la
comptence du Tribunal. La dtermination de la peine est laisse la discrtion des chambres de
premire instance, qui doivent tenir compte, dans la fixation du degr de svrit de celles-ci, de la
gravit du crime, de la situation personnelle de laccus, de lexistence de circonstances aggravantes
ou attnuantes, y compris le srieux et ltendue de la coopration de laccus.
82 Encore quailleurs, dautres ont pu penser quun tel jugement irait dans le sens inverse de la
rconciliation : voir Tutu, supra note 15.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
384
finalits de justice mrite au plan personnel et de rconciliation quil lui revient aussi
de poursuivre83.
[Vol. 50
De fait, assigner la justice un objectif de restauration et de rconciliation fait
appel un autre modle de justice : une justice interactive, participative, qui suppose
que les parties au conflit participent pleinement la rsolution du diffrend qui les
oppose. La rconciliation suppose la rintgration sociale des deux parties, la victime
et le bourreau, qui aujourdhui, demain, dans un an ou dans dix, devront rapprendre
vivre ensemble, redevenir des avoisinants. Le procs, par ce quil reprsente,
par ce quil dit et ce quil fait la parole juridique est une parole performative
constitue un lieu et un moment propices un processus collectif de rhumanisation.
En ce sens, [a]u lieu dune peine qui exclut de lhumanit, la justice [devrait] viser
non expulser, refouler, mais rintgrer lexprience centrale de la violence et du
crime dans la vie publique84. Aprs tout, ne faut-il pas, pour ce rconcilier, tre au
moins deux, sauf vouloir se rconcilier avec soi-mme, ce que la socit rwandaise
prise comme un tout devra invitablement faire un moment ou un autre ?
B. Une rconciliation sans protagonistes : les rescaps, ni partie au
procs, ni victimes reconnues dans leurs droits
Lquilibre est une composante essentielle de lidal que lon se fait de la justice,
comme en tmoigne dans nos socits le symbole du flau. Elle lest encore
davantage lorsque lon prtend, en outre, vouloir atteindre par la justice la
rconciliation des parties en prsence. Or comment peut-on aspirer une justice
quilibre laquelle, parce quelle se veut restaurative, doit parvenir satisfaire tout
le monde lorsque lun des protagonistes direct du crime, la victime, est laisse de
ct ? Cest pourtant dans cette situation quest place la victime devant le TPIR : elle
na dautre rle que celui de tmoin charge et les quelques droits qui lui sont
reconnus (dont la possibilit pour elle de prendre la parole laudience) ne lui sont
concds qu ce titre.
1. La victime, un tmoin charge, ni plus ni moins
La victime, en effet, nest pas autorise se constituer partie civile au procs. Il
ne lui revient pas dactionner les poursuites judiciaires, lesquelles relvent des seules
comptence et discrtion du procureur gnral85. Ce refus de reconnatre la victime
le droit de se constituer partie civile au procs a dailleurs t lune des pierres
dachoppement ayant oppos le gouvernement rwandais au Conseil de scurit. Il
figurait en effet au nombre des motifs invoqus au changement dattitude des autorits
83 Nous ne parlons pas encore ici de la faon dont elle est, en outre, mise en uvre et qui naide
atteindre ni sa finalit rtributive ni sa finalit restaurative.
84 Garapon, supra note 14 aux pp. 187-88.
85 Voir le Statut du TPIR, supra note 4, art. 15.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 385
rwandaises, qui aprs avoir demand la mise en place de linstance pnale
internationale se sont leves contre la Rsolution 955, qui emportait sa cration86.
On a expliqu ce choix procdural par linfluence prpondrante du modle
judiciaire de common law dans llaboration des rgles du procs devant le TPIR, un
modle qui ne connat pas la constitution de partie civile. Les implications de ce choix
vont cependant bien au-del dune simple prfrence procdurale : il a en effet pour
consquence directe non seulement de priver les victimes de la place et du rle
quelles sont en droit doccuper et de jouer dans le procs pnal, mais aussi de
contribuer lnonciation de leur vrit dans une version qui nest pas forcment celle
qui serait ressortie si elles avaient pu prendre la parole en tant que parties civiles au
procs.
Ce choix procdural a en outre soulev une confusion dans lesprit de nombre de
victimes-tmoins quant la position occupe par le procureur leur gard. Certaines
ont ainsi pu penser, parce quelles tmoignaient la requte de ce dernier, que celui-ci
les reprsentait, quil tait l pour dfendre leurs intrts au mme titre que lavocat
de la dfense pour laccus. Or le procs tel quil est dirig par le TPIR ne met en face
lun de lautre que le procureur et laccus ; cest entre eux que sengage la joute
judiciaire.
a. Un traitement hautement discutable des tmoins devant le
TPIR
inertie
Le procureur ne reprsente aucunement les victimes et ne les assiste pas
lorsquelles sont appeles comparatre en tant que tmoins charge. Aussi celles-ci
se sont-elles parfois tonnes de son
lors de contre-interrogatoires
particulirement difficiles dont elles faisaient lobjet. Ce nest quen cours daudience,
voire mme aprs le procs, quelles ont compris son rle vritable et pris la mesure,
cette occasion, de la solitude dans laquelle elles taient laisses face aux procureurs de
la dfense. Quant aux partisans de la procdure criminelle de common law qui
valorisent le contre-interrogatoire agressif des victimes comme moyen efficace de
parvenir au plus prs de la vrit sur les crimes de masse, encore faudrait-il quils
slvent contre lusage indcent qui en a t fait devant le TPIR et qui sest avr si
peu productif au chapitre de la vrit et de lquit, voire mme contre-productif
puisquil a conduit certaines victimes refuser de revenir tmoigner, privant ainsi les
juges de ces parcelles de vrits pourtant indispensables ladministration dune
justice rtributive fonde sur la responsabilit individuelle.
En effet, la solitude des victimes-tmoins a t dautant plus durement ressentie
que les contre-interrogatoires ont souvent t difficilement vcus, allant mme jusqu
occasionner pour certaines dentre elles une seconde victimisation. Une enqute
conduite par la Fdration internationale des ligues des droits de lhomme (FIDH)
86 Supra note 2.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
386
Arusha, et au Rwanda, visant recueillir des informations sur la place et le rle des
victimes devant le TPIR, rvle ainsi que
[Vol. 50
[c]eux [parmi les tmoins-victimes] qui ont dit ne pas vouloir retourner
Arusha pour tmoigner, ou hsiter le faire, donnent tous ce contre-
interrogatoire comme raison principale. Trois facteurs jouent un rle : le
contenu des questions, la faon dont elles sont poses et la dure de
linterrogatoire. […]
De nombreux tmoins se sont sentis trs seuls pendant ce quils qualifient de
traitement dnigrant et estiment quils se seraient sentis mieux sils avaient
eu un avocat[,] qui aurait pu intervenir pour eux87.
Cette dclaration tend laisser penser que la prsence du procureur ne leur a
effectivement pas donn le sentiment dtre soutenus pendant le droulement de
laudience. En fait, cest la technique mme du contre-interrogatoire qui nest pas ou
mal comprise. Elle est vcue par les victimes-tmoins comme une mise en accusation
de la part de la dfense leur encontre :
Arusha, on dirait que les tmoins sont la place des condamns et que ce
sont eux que lon juge tant ils sont harcels par les avocats. Mon tmoignage
Arusha a dtruit huit ans de thrapie. Pendant trois semaines, jai t traite
comme une criminelle. Les tmoins sont vritablement torturs par les avocats
de la dfense. Tu crois que le Procureur va te protger et tu ne comprends pas
pourquoi il nintervient pas, pas plus que les juges dailleurs. Personne nest
intervenu pour mettre un terme ces interrogatoires indcents. Plusieurs
tmoins ont rompu les sances de tmoignage parce quils ne pouvaient plus
les supporter. Cest une torture en direct sous la bannire de lONU et sans
personne pour dfendre les tmoins. On a normment souffert de cela,
affirmait une rescape rwandaise appele tmoigner Arusha88.
De tels reproches nauraient cependant pas d tre possibles, car si les victimes
nont que peu de droits en tant que telles, elles en ont davantage en tant que tmoins.
Cest ainsi quen sus de toutes les mesures de protection auxquelles elles peuvent
prtendre, elles ont le droit dtre interroges et contre-interroges dans des
conditions de respect, de courtoisie et de non-harclement qui simposent comme
autant dobligations mises la charge des avocats de la dfense aussi bien que de la
poursuite. Quant aux juges, il leur revient de faire respecter ces conditions en assurant
une vritable police daudience, dassurer le contrle du droulement des
interrogatoires afin dviter toute forme de harclement et dintimidation89. Il
semble, lire toujours les conclusions du rapport de la FIDH, que [b]eaucoup de
juges privilgieraient les droits de la dfense, parfois au dtriment du respect de la
87 Fdration internationale des ligues des droits de lhomme, Rapport de situation Entre
illusions et dsillusions : les victimes devant le Tribunal international pour le Rwanda, no 343, A.l.,
FIDH, 2002 aux pp. 7-8, en ligne : FIDH
[FIDH, Rapport de situation].
88 Tmoignage dune rescape rwandaise prsent au colloque Gnocide rwandais : rtrospective
et rflexions sur lavenir, Universit Concordia, 26 mars 2004 [non publi].
89 Rglement de procdure et de preuve, supra note 17, art. 75(d).
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 387
dignit des tmoins des tmoins qui ont le sentiment dtre dlaisss, dtre
jets en pture aux loups90. Il suffit de regarder le reportage Rwanda, une justice
prise en otage, dans lequel ont t filmes des auditions de tmoins Arusha, pour
prendre la mesure de la faon dont certains dentre eux ont t traits sous lil amus
et complaisant, voire indiffrent, des juges91.
b. Une prise de parole impossible : la victime efface
Eu gard cette situation de fait et la faon dont se droulent les audiences,
nous pouvons affirmer que le prtoire du TPIR ne reprsente pas ce forum cathartique
appel pourtant de tous leurs vux par les tenants de la justice pnale internationale.
Il nest pas cet espace de prise de parole par les victimes, o elles peuvent certes
dnoncer et accuser, mais aussi exprimer leurs souffrances, leur incomprhension et
leur colre. Il ne peut ltre en raison mme de la nature de ce lieu, rgi tout entier par
une procdure judiciaire qui enferme chaque acteur dans un rle prcis, duquel il ne
saurait droger, et qui enclos non moins strictement la prise de parole elle-mme.
Celle-ci se trouve limite non seulement par la rglementation lie la procdure de
linterrogatoire et du contre-interrogatoire, mais galement par les faits de lespce
juge. La victime-tmoin nest pas convoque la barre pour dire le dommage quelle
a subi ; elle est appele tmoigner pour dire un dommage li la personne de
laccus, quil soit le fait de son comportement direct ou dun acte dabstention. Son
dommage naurait-il aucun lien avec la personne prsente dans le box des accuss,
quelle ne serait tout simplement pas entendue. Davantage mme, il lui est demand,
lors de sa dposition, de tmoigner sans motion ni colre !
la diffrence dautres espaces de prise de parole comme les commissions de
vrit, la salle daudience est rgie par les rgles dun jeu judiciaire prcis qui
nautorise la victime intervenir que tant quelle est un tmoin et non une victime,
dans les formes, les droits et les obligations dun tmoin. Le fait dtre en outre une
victime ne rajoute rien son intervention : tout au plus pourra-t-elle bnficier de
certains gards au moment de sa confrontation avec les avocats; mais l encore, force
est de reconnatre que cela na pas toujours t le cas92. Or en ne lui accordant quun
droit de parole contraint par la ralit de linculp aux prises avec des chefs
daccusation prcis, on enferme le rel des victimes, qui pour certaines dentre elles
aura dur dix semaines, dans les limites spatio-temporelles prcisment dtermines
90 FIDH, Rapport de situation, supra note 87 la p. 9.
91 Pierre Hazan et Gonzalo Arijon, Rwanda, une justice prise en otage, 2003, prsent lors des
journes de la 10e Commmoration du gnocide rwandais, Universit Concordia, 22 mars au 11 avril
2004, organise par lAssociation des parents et amis du gnocide au Rwanda, Humain avant tout,
Vues dAfrique et lUniversit Concordia.
92 Nous faisons ici notamment rfrence laudition du tmoin TA, une femme victime de viol, lors
du procs Butare, qui sest droule dans des conditions qui ont fait scandale. La faon dont ce
tmoin a t trait a t lune des raisons invoques par lassociation des victimes Ibuka pour rompre
sa coopration avec le TPIR.
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dun fait ou dun crime particulier du gnocide. Cet enfermement peut aller parfois
jusqu la dnaturation de cette ralit, qui en sort souvent tronque lorsque la vrit,
oriente par le jeu des interrogatoires et contre-interrogatoires, se trouve conditionne
et biaise par la question de la dtermination dune responsabilit individuelle
strictement limite un acte ou un pisode prcis du gnocide. Il en rsulte alors un
dtournement du sens que les victimes ont voulu ou devraient pouvoir donner leurs
tmoignages. De ces tmoignages tronqus ne peut natre quune vrit morcele,
qui ne reprsentera jamais plus quune documentation en pointills du gnocide.
Cest au vu de cette situation que les associations de victimes ainsi que certains
tmoins-victimes individuels ont exprim le souhait de se constituer partie civile,
essentiellement afin de pouvoir tre partie prenante au procs, mais aussi pour
bnficier de lassistance dun avocat et se sentir de ce fait mieux protgs. Le
dsquilibre n de labsence des victimes en tant que partie au procs est dautant
moins compris par les Rwandais que leur droit national leur reconnat cette capacit.
Il est, en outre, dautant plus durement vcu que, sagissant de crimes de la nature
dun gnocide ou de crimes contre lhumanit qui ont occasionn la mort de prs dun
million de personnes, le besoin de reconnaissance de ceux qui ont survcu est
essentiel. Ne pas se voir donner un rle dans ladministration dune justice sense
contribuer les rconcilier avec leurs bourreaux parat tout simplement aberrant et
contraire aux fins prtendument poursuivies.
Cette situation est regrettable plus dun titre : dune part, une fois encore, en
raison de la nature mme du crime dont il est ici question ; dautre part, en raison de
ce que symbolise le prtoire en tant que lieu de prise de parole. Le crime de gnocide,
en effet, implique une rupture complte de la relation sociale, dans la mesure o il
aboutit dnier la victime le droit davoir des droits93. La victimisation est totale
et cest en cela que le gnocide nous introduit dans la catgorie de la victime
absolue94. Or le prtoire de justice est justement ce lieu o lon reconnat tous le
droit davoir des droits ; quant au procs, il est par excellence ce moment de
rinsertion de la victime dans lordre social dont elle a t dramatiquement carte,
puisquil conduit la rtablir dans le jeu des relations juridiques. En renouant le lien
juridique, la justice rinstaure le rapport politique ; en lui (re)donnant la parole dans le
prtoire, on lui (re)donne publiquement droit de cit, dans les formes de la cit. Cest
pourquoi il aurait t essentiel, dans une perspective de rconciliation, que les procs
devant le tribunal dArusha mettent la victime mme de sprouver juridiquement
lgal de son bourreau et aux deux de se voir reconnatre comme membres part
entire de la socit politique95.
93 Voir Garapon, supra note 14.
94 Ibid. la p. 128.
95 Ibid. la p. 162.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 389
2. Une victime non reconnue dans ses droits : labsence dun
droit rparation devant le TPIR
Cette situation dalination des victimes saggrave encore du fait que le Statut du
TPIR ne leur confre pas non plus un droit rparation.
La philosophie pnale qui sous-tend laction du TPIR est tout entire axe, ainsi
que nous venons de le voir, sur la punition des coupables. La rparation des victimes,
elle, nest tout simplement pas mentionne. Tout au plus est-il prvu, au chapitre du
prononc des peines, que la chambre de premire instance peut ordonner, outre
lemprisonnement du condamn, la restitution leurs propritaires lgitimes de tous
biens et ressources acquis par des moyens illicites, y compris par la contrainte96.
Sagissant de lindemnisation proprement dite des victimes pour les dommages
subis, larticle 106 du Rglement de procdure et de preuve renvoie la question aux
juridictions rwandaises :
(A) Le Greffier transmet aux autorits comptentes des tats concerns le
jugement par lequel laccus a t reconnu coupable dun crime qui a caus un
prjudice une victime.
(B) La victime ou ses ayants droits peuvent, conformment la lgislation
nationale applicable, intenter une action devant une juridiction nationale ou
tout autre institution comptente pour obtenir rparation du prjudice.
(C) Aux fins dobtenir rparation du prjudice conformment au
paragraphe (B), le jugement du tribunal est dfinitif et dterminant quant la
rparation pnale de la personne condamne du fait de ce prjudice97.
ce jour, le Tribunal na jamais appliqu ce droit dordonner la restitution.
Il sagit l dun choix dlibr de la part des rdacteurs du Statut, qui auraient pu
opter pour une autre solution. De fait, plusieurs instruments internationaux
reconnaissent aux victimes un vritable droit rparation, dont la Convention contre
la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dgradants, qui prvoit
[l]e droit [pour une victime] dobtenir rparation et dtre indemnise quitablement
et de manire adquate, y compris les moyens ncessaires sa radaptation la plus
complte possible98.
De mme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques nonce que
toute personne dont les droits et liberts reconnus dans le prsent Pacte auront t
viols disposera dun recours utile et enjoint aux tats de [g]arantir la bonne suite
donne par les autorits comptentes tout recours qui aura t reconnu justifi99.
96 Statut du TPIR, supra note 4, art. 23(3).
97 Rglement de procdure et de preuve, supra note 17, art. 106.
98 10 dcembre 1984, 1465 R.T.N.U. 85, art. 14(1).
99 16 dcembre 1966, 999 R.T.N.U. 171, R.T. Can. 1976 no 47, art. 2(3).
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390
La Commission des droits de lhomme de lONU sest elle aussi penche sur la
question. Dans son rapport intitul Principes fondamentaux et directives concernant
le droit un recours et rparation des victimes de violations du droit international
relatif aux droits de lhomme et au droit international humanitaire100, elle parle en
effet dindemnisation, de radaptation, de rparation morale. Si lon peut ainsi relever,
au niveau international, une attention accrue en faveur de la question de la rparation
des victimes, il ne semble pas que les rdacteurs du Statut du TPIR y aient t
sensibles.
a. La prise de conscience dun manque : des tentatives de
rparation vaines ou inadquates
La rparation des victimes a nanmoins t ressentie par plusieurs acteurs du
Tribunal comme une lacune de celui-ci, ainsi que le dmontrent certaines initiatives
des juges dinstance et dappel et du bureau du procureur, en la personne de Carla del
Ponte. Sur proposition de cette dernire, les magistrats se sont runis en session
plnire en juin 2000, session au cours de laquelle ils ont affirm souscrire pleinement
au principe de lindemnisation des victimes. Pour ce faire, ils ont approch le Conseil
de scurit afin damender le Statut dans le sens dune extension de leur mandat qui
leur donnerait comptence pour intervenir sur cette question101. Toutefois, les juges du
TPIR ont estim que la responsabilit de traiter et dvaluer les demandes
dindemnisation ne devrait pas tre laisse au Tribunal, car cela risquerait de nuire
considrablement son bon fonctionnement102.
Les juges ont galement suggr dautres mcanismes visant assurer
lindemnisation des victimes. Ils ont notamment propos la cration par le Conseil de
scurit dun fonds daffectation spciale auquel les victimes pourraient sadresser en
introduisant des demandes individuelles ou collectives. Paralllement ce fonds et de
faon complmentaire, le tribunal pourrait se voir dot dune nouvelle comptence
consistant ordonner lindemnisation, par prlvements sur ce fonds, des victimes
comparaissant devant lui en tant que tmoins103.
Dans le mme sens, en septembre 2000, le Tribunal a lanc un programme daide
aux tmoins et tmoins potentiels qui se voulait le premier volet dun programme plus
large daide aux victimes. Celui-ci comprenait notamment lassistance de conseillers
juridiques et psychologiques, la mise en place de programmes de rducation
physique, ainsi quune aide financire destine faciliter leur rinstallation104. Il a
100 Doc. off. CES NU, 56e sess., Annexe, point 11(d), Doc. NU E/CN.4/2000/62 (2000).
101 Voir Les juges proposent dindemniser les victimes du gnocide Fondation Hirondelle (30
juin 2000), en ligne : Fondation Hirondelle
102 Lettre de Navanethem Pillay, prsidente du TPIR, Kofi A. Annan, Secrtaire gnral de lONU
(9 novembre 2000), Doc. Off. CS NU, 55e sess., Annexe, Doc. NU S/2000/1198 (2000) 3.
103 Ibid.
104 Voir Le TPIR lance un programme daide aux victimes du gnocide Fondation Hirondelle (26
septembre 2000), en ligne : Fondation Hirondelle
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 391
galement contribu, non sans avoir soulev nombre de critiques, au financement de
la construction de maisons du Village de la Paix de Taba hauteur de quinze pour
cent, soit un montant de 52 000$ US. La controverse quant cette initiative portait sur
la question de savoir si ce genre dactivit relevait bien de la comptence dune
juridiction charge de poursuivre et de juger les auteurs de crimes internationaux. Si
le moyen utilis (le financement de maisons) a de quoi surprendre, il nen demeure
pas moins que la question de la rparation est essentielle ds lors que lon se place
dans une perspective de rconciliation. Non seulement la rconciliation passe-t-elle
indubitablement par la condamnation des coupables, mais elle suppose aussi la
rparation des dommages que les victimes ont subis, mme si une compensation
financire peut paratre drisoire en lespce. Par le simple fait dtre ordonne par un
tribunal, elle emporte reconnaissance officielle, non plus seulement du crime comme
le fait la condamnation, mais aussi de la souffrance. En ce sens, la rparation a
indubitablement une grande valeur morale et symbolique.
b. La rparation, un lment essentiel de la rconciliation
La rconciliation exige que les deux pans du drame soient galement traits. Il ne
sagit pas seulement de condamner et de chtier avec force indignation, mais
galement de compatir et dessayer autant que faire se peut de rparer avec gnrosit.
La rconciliation suppose que lon rende justice aux coupables, mais elle suppose
aussi et non moins que lon rende justice aux victimes, ce que le TPIR manque
totalement de faire. Pour ceux dont la survie au quotidien reste une lutte, la justice
dans le sens de la poursuite des coupables passe ncessairement au second plan105.
ce sujet, un avocat rwandais affirme :
[Q]uand on parle de justice avec nos paysans, la grande ide est la
compensation. Un leveur ou un cultivateur qui perd toute sa famille perd son
systme de soutien conomique tout entier. Si on tue celui qui a commis le
gnocide, ce nest pas une compensation, mais davantage de peur et de colre.
Ainsi pensent nos paysans106.
Il nous semble quant nous extrmement regrettable que les fondateurs du TPIR
aient choisi de ne pas reconnatre aux victimes un droit (pourtant lgitime) la
rparation. Nous le regrettons dune part parce que la communaut internationale, au
nom de laquelle la justice pnale internationale est actionne, porte une large part de
responsabilit dans le drame survenu au Rwanda. Si la justice tait aujourdhui ce que
lon prtend vouloir quelle soit, certains chefs dtat et autres hauts responsables
devraient tre assis sur le banc des accuss devant les juges du TPIR, au mme titre
quun Jean-Paul Akayesu reconnu coupable, entre autres choses, de ne pas avoir
empch les massacres de se commettre dans sa commune. Il serait des plus normal et
105 Voir le tmoignage des rescaps rwandais lors des journes de la 10e Commmoration du
gnocide rwandais, supra note 91.
106 Tmoignage recueilli par Gourevitch, supra note 8 la p. 346.
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392
surtout des plus juste que cette communaut internationale participe la rparation de
souffrances et de dommages auxquels elle a contribu en choisissant de rester
spectatrice passive du drame qui se jouait pourtant en direct sous ses yeux, et alors
mme quelle avait les moyens de le prvenir, ou tout le moins dy mettre fin. Nous
le regrettons dautre part en ce que la reconnaissance dun tel droit rparation aurait
grandement servi luvre de rconciliation laquelle le TPIR est suppos devoir
contribuer, puisquelle aurait permis aux victimes de se sentir entrer dans leurs droits,
aussi peu et imparfaitement que ce soit compte tenu des circonstances. Enfin, du fait
de lampleur des dommages rparer, seule la communaut internationale a les
moyens den supporter le poids.
Mais la difficult pour le tribunal dArusha de contribuer effectivement la
rconciliation de la socit rwandaise ne sexplique pas uniquement au regard du type
de justice quil est amen rendre. Rptons-le une fois encore, le jugement des
gnocidaires est une condition ncessaire la rconciliation, mme si elle nest pas la
seule et mme si elle nest pas forcment la plus imprieuse dans un contexte
conomique extrmement difficile. En revanche, l o le TPIR faillit compltement
dans sa contribution au processus de rconciliation, cest dans la manire dont
fonctionne le Tribunal et dans sa faon de rendre la justice, qui ont pour consquence
de dcrdibiliser totalement linstance judiciaire.
II. La rconciliation nationale, une finalit compromise par une
administration difficile de la justice
La crdibilit dune justice, quelle quelle soit, dpend de la runion dun certain
nombre de facteurs qui amnent sa reconnaissance auprs des justiciables auxquels
elle sadresse et contribuent affirmer sa lgitimit. Au nombre de ces facteurs, nous
en retiendrons trois titre principal :
(1) Lautorit crant linstance judiciaire doit tre reconnue comme lgitime par
les justiciables, afin que la juridiction cre le soit aussi ;
(2) La proximit de cette justice par rapport au groupe social auquel elle
sadresse et qui suppose, pour que ce dernier laccepte, que le droit et les
principes quelle actionne ainsi que les mcanismes qui la rgissent soient
connus, compris et reconnus par lui ; en dautres termes, que le groupe se
reconnaisse dans la justice telle quadministre ;
(3) Enfin, les conditions de fonctionnement de cette justice doivent tre
optimales si elle veut, non seulement tre mme de remplir sa tche
rsoudre les conflits en disant le droit et le juste mais aussi faire passer
auprs de lensemble des justiciables son message de justice et de
socialisation.
reprendre chacun de ces trois facteurs et les tudier en situation par rapport au
TPIR, il apparat que celui-ci se trouve dans une situation particulirement difficile, en
ce quil ne remplit aucun dentre eux, ou ne les remplit que trs imparfaitement.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 393
terme, cest lexcution mme de son mandat, tant dans sa dimension rtributive que
restaurative, qui sen trouve gravement compromise.
A. Les dysfonctionnements du TPIR, une atteinte sa crdibilit
Les multiples dysfonctionnements qui compromettent le travail du Tribunal sont
bien connus. Ils ont fait lobjet en effet de plusieurs tudes et rapports de la part
dONG oeuvrant dans le domaine de la protection des droits de lhomme ou de
lassistance judiciaire107.
Cest ainsi que le Tribunal a t mis en cause en raison :
(1) Du contexte mme de sa cration, qui ne pouvait que dcrdibiliser la
juridiction auprs des Rwandais, voire mme, plus largement, atteindre la
lgitimit de luvre de justice internationale tout entire saisie du gnocide
rwandais ;
(2) Du choix de la politique criminelle arrte par le bureau de procureur, qui a
fini par compromettre la finalit mme du Tribunal et porter atteinte au bien-
fond de la mise en place dune juridiction pnale internationale ;
(3) Des conditions de son fonctionnement, qui, un moment donn, ont tenu
pratiquement du cas dcole de tout ce quil convenait de ne pas faire dans
ladministration de la justice.
1. Un contexte et des conditions de cration pour le moins critiques
De fait, le contexte de naissance difficile et dlicat de la cration du tribunal
dArusha met en pril la lgitimit de sa juridiction. Celle-ci se trouve, en effet,
doublement interpelle : dune part en raison de linstance mme qui a dcid de sa
cration, savoir le Conseil de scurit des Nations Unies, lequel ne semble pas,
premire vue, tre lorgane idoine de cration dune juridiction pnale, ft-elle
internationale ; dautre part et peut-tre davantage en raison du rle jou par ce mme
Conseil de scurit au moment o se commettaient les faits.
Les objections mises lencontre de la lgitimit du TPIR du fait de lidentit de
son gniteur sont partages par nombre de Rwandais et portent srieusement
atteinte limage que la socit rwandaise vhicule du Tribunal. Si la majorit des
critiques ont port, de faon gnrale, sur les facteurs politico-juridiques, elles
relvent cependant de plusieurs arguments, dont certains ont t examins par le TPIR
lui-mme dans sa dcision du 18 juin 1997, rendue loccasion de laffaire Joseph
107 Telles que International Crisis Group, Amnistie internationale, la FIDH, Avocats sans frontires
et Juristes sans frontires.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
394
Kanyabashi108. Cette dcision faisait suite lexception prliminaire introduite par la
dfense, dans laquelle cette dernire contestait la comptence et la partialit du
Tribunal au regard de son contexte de naissance.
[Vol. 50
a. La comptence douteuse du Conseil de scurit quant la
cration du TPIR
Cest ainsi que le Conseil de scurit a t mis en cause au niveau de la
reconnaissance de la comptence personnelle quil sest attribue alors que dune part,
en tant quorgane politique, il ne lui revenait pas de crer une instance judiciaire
(garanties dimpartialit obligent109) et que dautre part, en tant quorgane restreint des
Nations Unies, il ne pouvait prtendre la reprsentativit universelle attendue
dune juridiction appele se prononcer au nom de la communaut internationale110.
cette objection, le Conseil de scurit lui-mme a rpondu que la mthode
institutionnelle de cration du TPIR (une rsolution), privilgie au dtriment de la
mthode conventionnelle (le trait), se justifiait au regard de considrations
dopportunits politiques et surtout de clrit. On ne peut que regretter que les
mmes membres du Conseil, soucieux de juger le plus rapidement possible les
criminels, naient pas fait preuve dune semblable clrit lorsquil sest agi darrter
le gnocide111.
La question de la comptence du Conseil quant la cration du TPIR a galement
t mise en cause au niveau du fondement juridique sur lequel elle repose. Le Conseil
a, en effet, rattach sa dcision au pouvoir que lui confre le chapitre VII de la Charte
108 Voir le document intitul Decision on the Defence Motion on Jurisdiction dans Prosecutor c.
Kanyabashi (1997), Affaire no ICTR-96-15-T (Tribunal pnal international pour le Rwanda, Chambre
de lre instance II), en ligne : TPIR
109 Cette critique a galement t faite par nombre dtats, dont des tats africains, qui affirmaient
que seule lAssemble gnrale des Nations Unies avait comptence pour crer un tel tribunal.
110 Rappelons que le Conseil de scurit ne compte que quinze membres, dont cinq seulement
sigent titre permanent et disposent du droit de veto : la Chine, les tats-Unis, la Russie, la France et
le Royaume-Uni. Les dix autres membres du Conseil sont lus par lAssemble gnrale pour une
priode de deux ans.
111 De nombreux documents attestent des tergiversations, des tractations douteuses (pour ne pas dire
honteuses), des subtilits de langage (voire les contre-vrits) et des hsitations de certains tats
membres du Conseil de scurit (au premier rang les tats-Unis et la France) pour se convaincre de ce
que ce souci ntait manifestement pas au rendez-vous. On peut citer titre dexemple lattitude du
gouvernement Clinton suite la dcision manant dtats africains, excds des tergiversations du
Conseil de scurit, de dpcher une force dintervention au Rwanda condition que Washington
fournisse cinquante vhicules de transport de troupes blinds. Clinton accepta, mais au lieu de prter
les vhicules, il dcida de les louer quinze millions de dollars lONU, qui les tats-Unis
dev[aient] pourtant des milliards de dollars en arrirs de contribution. Pendant ce temps, les
transports de troupes attendaient sur une piste datterrissage allemande, tandis que lONU priait les
tats-Unis de bien vouloir rduire les frais de location de cinq millions de dollars. Lorsque la Maison-
Blanche consentit enfin un rabais, il ny avait plus davions de transport disponibles pour acheminer
les vhicules en Afrique. Voir Gourevitch, supra note 8 aux pp. 208 et s.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 395
des Nations Unies, lequel lautorise prendre toutes les mesures requises au maintien
de la paix et de la scurit. Or lavocat de la dfense de Joseph Kayabashi affirmait
quau moment du vote de la rsolution emportant la cration du Tribunal, une telle
menace nexistait plus, ce quoi les juges dArusha ont rtorqu que le Conseil de
scurit tait seul mme de dterminer la pertinence relle ou non de cette menace.
Ils ajoutrent quen lespce, le flux massif de rfugis (plus de deux millions de
personnes) devant lavance des troupes du Front patriotique rwandais (FPR)112 et
leur fuite vers les pays limitrophes113 faisaient natre le risque de voir stendre aux
tats voisins le conflit qui svissait au Rwanda ; il existait donc bel et bien une
menace la paix et la scurit114.
b. Une communaut
internationale des plus rticentes
reconnatre le gnocide
Que les consquences du gnocide, dont ces dplacements massifs de population,
aient eu des effets dstabilisateurs sur la paix et la scurit rgionales, nous nen
doutons pas. Larrive dans des pays, dj fragiles politiquement, socialement et
conomiquement, de milliers de personnes terrorises, ayant tout perdu et pousses
par les anciennes forces armes rwandaises et les milices interahamwe animes du
seul dsir de reprendre le pouvoir, ne pouvait quenvenimer davantage des situations
dj potentiellement explosives. Les vnements qui se sont produit dans lex-Zare,
ds aprs le gnocide et en lien direct avec lui, sont l pour attester de la ralit de la
menace115. En revanche, il nous parat beaucoup plus discutable que le Conseil de
scurit nait pas considr que le massacre de milliers de personnes pouvait
constituer une menace aussi grave la paix et la scurit rgionales. Il est vrai quau
moment o se commettait le gnocide, et en raison des barrages routiers rigs avec
une grande efficacit par les autorits hutu travers tout le pays, peu de victimes ont
eu la possibilit de traverser les frontires et elles nont donc pas, sur le moment,
reprsent un facteur de dstabilisation rgionale. Un gnocide nest apparemment
112 Dobdience tutsi, cette force arme, essentiellement compose de Rwandais exils, vit le jour
dans les maquis dOuganda la fin des annes quatre-vingts. Conduit par le gnral Paul Kagam, le
FPR commena ses oprations militaires en 1990. Il lana une vaste offensive au Rwanda le premier
jour du gnocide et sempara dfinitivement du pays le 4 juillet 1994.
113 1,2 million de rfugis au Zare, 250 000 au Burundi, 500 000 en Tanzanie, soit un exode massif
et une norme catastrophe humanitaire.
114 Voir le document cit supra note 108 aux paras. 20 et s.
115 Une fois au pouvoir, le FPR a d faire face aux incursions organises par les forces armes de
lancien rgime. Cette spirale de la violence amena le FPR soutenir la premire rbellion congolaise,
conduite par Laurent-Dsir Kabila, qui parvint renverser le rgime du prsident Mobutu en 1997.
Une seconde guerre civile fut dclenche, en aot 1998, suite la rupture de lalliance politique entre
Kabila et le gouvernement rwandais. Cette seconde offensive rwandaise en Rpublique dmocratique
du Congo sexplique par les mmes raisons que celle qui eut lieu en 1997, savoir la prsence sur le
territoire congolais des ex-forces armes rwandaises, responsables du gnocide, dans les provinces du
Kivu.
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MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
396
pas, en lui-mme, constitutif dune menace pour la paix et la scurit. Quant
lobligation faite aux pays membres de la Convention de Genve116 dintervenir afin
dempcher ou de stopper la commission dun gnocide, celle-ci fut oublie par la
majorit des tats signataires ; dautres, dont ladministration amricaine, prfraient
parler dactes gnocidaires et non de gnocide, sans jamais se prononcer sur la
question (pourtant cruciale) de savoir combien dactes gnocidaires il fallait totaliser
pour que soit constitu le crime de gnocide et, partant, remplir lobligation
dintervention prvue la Convention de Genve117.
Les enjeux de la qualification dun crime et lexemple rwandais en est la
preuve convaincante sont loin de ntre que thoriques : ils commandent le type de
riposte qui sera mise en uvre et mesurent la porte des obligations internationales
incombant aux tats signataires des accords internationaux dont les dispositions sont
violes. Ceci nous amne constater que lorsque le respect du droit international
humanitaire tient la qualification juridique dun acte davantage qu la nature de
celui-ci, sa protection sen trouve gravement amoindrie. Elle lest dautant plus
lorsque cette qualification dpend, en outre, dadministrations tatiques prtes faire
feu de tous les subterfuges lgaux et linguistiques pour se dfausser de leurs
engagements internationaux. Ainsi, pendant que Christine Shelley, porte-parole de
ladministration Clinton, prfrait user des termes possible gnocide pour parler des
massacres rwandais rigs en politique, arguant de ce quil tait important demployer
ces formulations […] de manire consquente (sic)118, ladministration franaise,
largement relaye par ses mdias119, reconnaissait dans la systmaticit et lampleur
des massacres de masse qui ensanglantaient les collines et rougissaient les marais, la
marque de guerres tribales, avec tous les relents darchasme que ne pouvait
manquer de vhiculer le recours semblable expression. Il fallut attendre le mois de
juin, soit aprs deux mois de massacres haut rendement, pour que lAssemble
gnrale des Nations Unies en la personne de Koffi Annan finisse par reconnatre que
ctait bien un gnocide qui tait en train de se commettre sous les yeux dune
communaut internationale fort perplexe. Pourtant, lorganisation, la systmaticit et
lampleur des tueries ne pouvaient tromper que ceux qui voulaient bien tre tromps.
Nous nargumenterons pas non plus ici, au-del des dispositions de la Convention
de Genve, sur le fait que si le gnocide avait t prvenu ce qui tait possible
ou tout le moins interrompu, la rgion des Grands Lacs ne se serait pas retrouve
116 Supra note 39.
117 La porte-parole de ladministration Clinton devait dailleurs prciser par la suite les raisons du
rejet de la qualification de gnocide, lemploi de ce terme entran[ant] des obligations. Or
Washington, peu dsireux dagir, prtendait que les massacres en cours au Rwanda ntaient pas
constitutifs dun gnocide. Voir Philip Gourevitch, supra note 8 la p. 214.
118 Tel que cit dans Gourevitch, ibid. la p. 213.
119 Voir la controverse avec le quotidien Le Monde, mis en cause pour avoir volontairement
dqualifi le gnocide rwandais, le ramenant la rcurrence de guerres ethniques. Emmanuel Viret,
Le Monde et le gnocide rwandais, 6 avril 199422 aot 1994, mmoire de fin dtudes, Institut
dtudes politiques de Rennes, 2002 [non publi].
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 397
aux prises avec ces flux migratoires jugs par le Conseil de scurit attentatoires sa
stabilit. En consquence de quoi nous pouvons affirmer, pour rester dans la logique
de lorgane excutif onusien, quau moment mme o le gnocide se commettait, la
paix et la scurit rgionale taient dores et dj menaces, sans mme parler des
milliers de victimes qui auraient pu tre pargnes.
Rappelons aussi que le Conseil de scurit avait reu, plusieurs mois avant le
dbut des tueries, des avertissements srieux et documents relatant la prparation de
massacres denvergure lencontre de la minorit tutsi et des Hutu modrs : ventes
darmes et dons de machettes en provenance notamment de la Chine, de lgypte et
de lAfrique du Sud, constitution de listes de personnes abattre, diffusion sur les
radios nationales dune propagande haineuse caractre ethnique, etc. Or
immdiatement aprs lassassinat du prsident Habyarimana et le massacre des dix
Casques bleus belges, le Conseil votait le quasi-retrait des troupes onusiennes, ne
laissant sur place quun contingent de moins de deux-cent soixante-dix hommes, avec
un mandat ne leur permettant que dassister en spectateurs aux massacres.
Lambassadeur des tats-Unis auprs des Nations Unies, Madeleine Albright,
sopposa mme au maintien de ce semblant de troupes. Dans les heures qui suivirent
le dpart de la Mission des Nations Unies pour lassistance au Rwanda
(MINUAR), plus de 2000 Tutsi qui staient rfugis auprs des Casques bleus
furent dcims la grenade et la machette. Le gnral canadien Romo Dallaire,
commandant des forces onusiennes de la MINUAR au Rwanda au moment o le
gnocide dbutait, devait dailleurs accuser directement, son retour, les tats
membres du Conseil de scurit et de lAssemble gnrale de ne pas avoir pris leurs
responsabilits. Il voqua lapathie et labsolu dtachement de la communaut
internationale, et particulirement du monde occidental, envers lpouvantable sort
des Rwandais120.
Des Rwandais, qui ne sy trompent pas, rptent lenvi que le tribunal dArusha
est bien davantage destin apaiser la mauvaise conscience de la communaut
internationale et de lONU qu punir vritablement les coupables :
Aujourdhui, quand jcoute la radio, jentends que les Blancs slancent
en avion de guerre ds quil y a de la pagaille en Irak ou en Yougoslavie. Au
Rwanda, les gens ont t saigns pendant trois mois, et les Blancs nont envoy
que des journalistes pied pour bien photographier. […] Ils les ont regards
mourir presque jusquaux derniers les bras croiss, voil une vrit121.
Et un autre dajouter : [V]ous pouvez comprendre que dans le cur des rescaps il
sest gliss un sentiment dabandon qui ne se dissipera jamais122.
120 Tel que cit dans Gourevitch, supra note 8 la p. 236. Voir galement Romo Dallaire, Jai
serr la main du diable : la faillite de lhumanit au Rwanda, Montral, Libre Expression, 2003.
121 Tmoignage recueilli par Jean Hatzfeld dans Rcits des marais, supra note 1 aux pp. 165-66.
122 Ibid. la p. 107.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
398
Cette mauvaise conscience ne doit par ailleurs pas tre trop durement ressentie si
lon en croit le dsintrt dont a fait preuve cette mme communaut internationale
ces dernires annes face aux dysfonctionnements notoires du tribunal dArusha. Au
nombre de ceux-ci, nous pouvons relever ladoption dune politique criminelle peu
cohrente, qui a presque remis en cause le bien-fond de lexistence mme du TPIR.
[Vol. 50
2. Le choix dune politique criminelle sujette discussion
La politique criminelle arrte par le bureau du procureur a de fait t juge
alatoire, au moins durant les premires annes de son fonctionnement, au cours
desquelles elle a paru dpendre davantage des opportunits darrestations que dune
vritable stratgie de poursuite. Or il est essentiel, compte tenu du nombre de
responsables, de la lenteur des procdures, de leurs cots et du caractre minemment
symbolique que revt la justice pnale internationale, que le TPIR se concentre sur les
plus hauts responsables sil veut remplir sa mission de rtribution, lutter contre
limpunit et contribuer, ce faisant, la rconciliation nationale.
a. Des procs ralentis, repousss, retards, qui remettent en
cause son utilit
Ainsi, un certain nombre de procs auraient d recevoir toute lattention du
bureau du procureur. Le procs de Thoneste Bagosora, lun des planificateurs et des
organisateurs les plus actifs du gnocide, intime de Mme Habyarimana et membre
fondateur de lAkazu123 et de ses escadrons de la mort, entre indubitablement dans
cette catgorie. Arrt le 9 mars 1995 Yaound au Cameroun, son procs ntait
toujours pas achev en juin 2004.
Une autre instance dont le jugement tait pourtant prpondrant compte tenu du
rle dterminant quont jou la Radio-Tlvision libre des Mille Collines (RTLM)
et le journal extrmiste Kangura dans la propagation dun discours haineux dappel
au meurtre des Tutsi travers tout le pays124, est le procs des mdias, qui vient tout
juste de connatre ses premiers dnouements, aprs avoir rencontr de nombreux
retards et obstacles. Il aura fallu trois ans compter de lintroduction de linstance (23
octobre 2000) avant que ne soient rendus les premiers jugements (3 dcembre 2003),
qui font encore tous lobjet aujourdhui de recours en appel125.
123 Le terme signifie petite maison et dsignait le clan de Madame, gravitant autour de la
femme du prsident, Agathe Habyarimana. Il formait le noyau dur des rseaux concentriques de la
puissance et du patronage politique, conomique et militaire quincarnait le pouvoir hutu. Il semble
que le prsident lui-mme se soumettait lAkazu. Il parraina les milices interahamwe, cra le journal
Kangura ainsi que la Radio-Tlvision libre des Mille Collines pour assurer la propagande raciale et
haineuse qui conduisit au gnocide.
124 Voir Chrtien, supra note 29.
125 Jean Bosco Barayagwiza, lun des responsables de la RTLM, a t condamn 35 ans de
prison : Barayagwiza c. Procureur (2002), Affaire no ICTR-97-19 (Tribunal pnal international pour
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 399
Dans le mme sens, le procs des militaires, considr comme lun des plus
importants de lhistoire du TPIR, nest toujours pas achev, alors que les quatre
officiers suprieurs des anciennes Forces armes rwandaises126 sont emprisonns au
centre de dtention dArusha depuis 1997127. Dbut seulement en avril 2002, il a
connu de nombreuses suspensions, dont une qui aura dur plus de six mois, de
dcembre 2002 juin 2003. Enfin, les deux procs dits des politiques, prsents
eux aussi comme tant dune importance capitale au regard de la personnalit mme
des accuss anciens ministres et hommes politiques de haut rang durant le
gnocide , nont toujours pas conduit un jugement128.
Or le fait pour le TPIR de se concentrer sur des accuss de ce niveau relve non
seulement de sa mission mais, plus encore, constitue la raison mme de son existence,
sous peine de voir rduit nant son impact sur la rconciliation nationale au Rwanda
et de ne pouvoir justifier les sommes importantes et les moyens considrables investis
dans lorganisation et la mise en uvre de cette justice. Noublions pas, en effet, que
le mandat du TPIR expire en 2008 et que la priode denqute est suppose sachever
en 2004. A partir de cette date et jusqu la fin du mandat, il sagira de conclure tous
les procs engags sur une priode dun peu plus de cinq ans.
Sil est vrai que limpact des juridictions internationales prenant en charge le
jugement des gnocides et crimes contre lhumanit ne peut sapprhender en terme
le Rwanda, Chambre dappel), en ligne : TPIR
fondateurs de la RTLM, a t condamn la prison vie : Nahimana c. Procureur (2003), Affaire no
ICTR-96-11 (Tribunal pnal international pour le Rwanda, Chambre dappel), en ligne : TPIR
prison vie : Procureur c. Ngeze (2000), Affaire no ICTR-97-27 (Tribunal pnal international pour le
Rwanda, Chambre de 1re instance I), en ligne : TPIR
dappel. Cest la premire fois que des journalistes sont condamns la prison perptuit pour avoir
incit au meurtre et la violence dans leurs reportages et articles. Georges Ruggiu, journaliste de
nationalit belge, a t condamn douze ans de prison. Il a plaid coupable et a affirm
publiquement regretter davoir particip des vnements dont il a dit ne pas avoir compris la porte
(voir Procureur c. Ruggiu, supra note 78).
126 Forces armes gouvernementales hutu.
127 Le principal accus est lancien directeur de cabinet du ministre rwandais de la dfense, le
colonel Thoneste Bagosora. Les trois autres accuses sont respectivement : lancien responsable des
oprations militaires de ltat major de larme, le gnral de brigade Gratien Kabiligi, lancien
commandant de la rgion militaire de Gisenyi (ouest du Rwanda), le lieutenant-colonel Anatole
Nsengiyumva et lex-commandant de bataillon paracommando de Kanombe (Kigali), le major Aloys
Ntabakuze.
128 Le premier procs des politiques qui sest ouvert le 3 novembre 2003 concerne le ministre de
la sant Casimir Bizimungu, le ministre des affaires trangres Jrme Bicamumpaka, le ministre du
commerce Justin Mugenzi et le ministre de la fonction publique Prosper Mugiraneza. Le deuxime
procs des politiques, dbut le 28 novembre 2003, concerne Edouard Karemera, ancien ministre
de lintrieur et vice-prsident du Mouvement rvolutionnaire national pour le dveloppement
(MRND), Andr Rwamakuba, ancien ministre de lducation primaire et secondaire et membre du
Mouvement dmocratique rpublicain (MDR), Mathieu Ngirumpatse, ancien directeur gnral des
affaires trangres et prsident du MRND et Joseph Nzirorera, ancien secrtaire gnral du MRND,
ancien prsident du parlement et ancien ministre de lindustrie, des mines et de lartisanat.
[Vol. 50
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
400
de volume et si le qualitatif doit prendre le pas sur le quantitatif, encore faut-il que le
quantitatif ne soit pas rduit la portion congrue, et que la qualit soit effectivement
au rendez-vous ce qui na pas toujours t le cas pour le TPIR, mme si sa faon
de rendre la justice sest grandement amliore. Cest toute la porte symbolique du
Tribunal et de la justice quil administre qui ont t atteints par cette politique pnale
alatoire. Arusha, les juges ont manqu les symboles : au lieu de frapper vite et
fort en engageant les poursuites contre les plus hauts responsables et en rendant des
jugements exemplaires, ils se sont trop longtemps fait la main sur des seconds
couteaux, diminuant dautant limportance et la ncessit dune telle justice.
b. Des erreurs de jugement et des irrgularits qui entachent sa
crdibilit
En plus des choix discutables de la politique criminelle telle quarrte par le
bureau du procureur, une erreur malheureuse est venue encore entacher la crdibilit
du travail de la poursuite. Il sest agi de larrestation Bruxelles, le 15 mai 2002, du
gnral Lonidas Rusatira, ancien officier des Forces armes rwandaises (FAR), et
le premier de son rang stre ralli, en juillet 1994, lArme patriotique rwandaise
(APR)129 avant de sexiler en novembre 1995. Cette arrestation a provoqu la
consternation dans les milieux rwandais, le gnral tant connu pour stre oppos au
colonel Bagosora, et surtout pour avoir t linitiateur et le premier signataire des
deux appels dofficiers suprieurs des ex-FAR dnonant les massacres et le gnocide
entre avril et juillet 1994. Cette affaire a gravement min la crdibilit du Tribunal
parmi les Rwandais qui nont pas particip aux gnocides.
Plus grave encore, surtout dans une perspective de rconciliation nationale, fut la
mise en cause du TPIR quant son indpendance vis–vis du gouvernement
rwandais. Cest ainsi que celle-ci a paru manifestement douteuse la suite de laffaire
impliquant Jean-Bosco Barayagwisa, ancien dirigeant de la Coalition pour la dfense
de la rpublique, parti considr comme la principale formation politique de
lextrmisme hutu, et membre du comit dinitiative de la tristement clbre Radio-
Tlvision libre des Mille Collines130. Ce dernier fut en effet remis en libert par la
chambre dappel, tandis que toutes les procdures entames contre lui taient
dclares nulles et non avenues et qutait dcrte une interdiction dfinitive de
poursuites son encontre, en raison des multiples irrgularits survenues depuis son
arrestation jusqu sa mise en accusation. Une partie de ces irrgularits, constitutives
dabus de procdure, taient directement imputables au bureau du procureur lui-
mme. Ds lannonce de cette dcision, le gouvernement rwandais annona la
suspension de sa coopration avec le TPIR, tandis que des manifestations virulentes
contre le Tribunal se droulaient Kigali. Cest alors que le procureur gnral, Carla
129 Nom actuel de larme du Front patriotique rwandais (FPR). Le FPR dsigne aujourdhui
uniquement le parti politique.
130 Barayagwiza c. Procureur, supra note 125.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 401
del Ponte, introduisit une demande en rvision du jugement sur la base de nouveaux
faits. Le 31 mars 2000, la chambre dappel revint effectivement sur son jugement,
dclarant que les irrgularits de droit observes taient moins graves que juges
initialement, en consquence de quoi les poursuites contre Jean-Bosco Barayagwisa
taient maintenues. Entre-temps, les autorits rwandaises annoncrent la reprise de
leur collaboration avec linstance internationale. Carla del Ponte, parfaitement
consciente de ce que laction du Tribunal tait troitement lie la coopration avec le
gouvernement rwandais, justifia cette situation en dclarant que si les juges ne
revenaient pas sur leur dcision, le Tribunal navait plus qu mettre la clef sous le
paillasson131.
Il est vrai que pour conduire ses enqutes et notamment appeler la barre des
tmoins qui viennent en grande majorit du Rwanda, le TPIR dpend largement du
bon vouloir du gouvernement rwandais. En tmoigne le nouveau bras de fer qui sest
engag entre le bureau du procureur et le gouvernement de Kigali quant la
possibilit de traduire en justice les membres de larme du FPR pour violations
graves du droit international humanitaire. Carla del Ponte voulait faire de
lengagement de ces poursuites la marque de lindpendance (dj mise mal) du
Tribunal lgard du pouvoir en place, qui sest lui aussi rendu coupable de crimes
contre lhumanit et de crimes de guerre au moment o ses troupes du FPR entraient
au Rwanda et stoppaient le gnocide ; dans la foule de leur avance, et au fur et
mesure quelles dcouvraient lampleur du drame, celles-ci ont en effet elles-mmes
commis des crimes contre lhumanit et des crimes de guerre lencontre des Hutu
qui navaient pas pris ou pas eu le temps de prendre la fuite132. Or ces crimes, par leur
nature et lpoque laquelle ils ont t perptrs, relvent indubitablement du mandat
du TPIR133.
Au moment o nous rdigeons cet article, aucun membre du FPR na encore t
mis en accusation, alors mme que plusieurs rapports en provenance dONG comme
Amnistie internationale ou Human Rights Watch ont attest de lauthenticit des
violations134. Il semble mme que certains rapports, dont lun, le Rapport Gersony,
rdig par un rapporteur spcial dpch par le Haut-commissariat aux rfugis pour
131 Entrevue de Carla del Ponte extraite du reportage de Pierre Hazan et Gonzalo Arijon, supra note 91.
132 Voir les deux rapports dAmnistie internationale, Rwanda : Report of Killing and Abductions by
the Rwandese Patriotic Army, April-August 1994 (20 octobre 1994) ainsi que Rwanda : Ending the
Silence (25 septembre 1997), en ligne : Amnistie internationale
commissariat des Nations Unies pour les rfugis, aot 1994 ; le rapport de la FIDH et de Human
Rights Watch, Alison Desforges, dir., Aucun tmoin ne doit survivre : le gnocide au Rwanda, Paris,
Karthala, 1999 aux pp. 802-52. Tous font tat de violations du droit international humanitaire par les
forces armes tutsi.
133 Les crimes datent de 1994 mais se sont poursuivis bien aprs et se poursuivent encore.
Toutefois, compte tenu de la comptence temporelle du TPIR, seuls ceux commis au cours de lanne
1994 sont concerns.
134 Voir supra note 132.
[Vol. 50
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
402
enquter sur la situation des droits de lhomme au Rwanda et qui faisaient tat de ces
mmes violations avec preuves lappui, aient mystrieusement disparu135. Plusieurs
nont pas hsit affirmer que cette mme communaut internationale, qui stait
abstenue dintervenir alors que se commettait le gnocide, choisissait aujourdhui de
fermer les yeux, une fois encore, sur les violations graves du droit international
humanitaire, afin de faire oublier sa coupable inaction antrieure. Une abstention pour
une abstention ; des violations ignores contre dautres violations ignores ; des
victimes abandonnes face dautres victimes abandonnes. Une manire de se faire
pardonner sur le dos toujours des Rwandais.
Quen est-il de la rconciliation dans tout cela ? Pense-t-on pouvoir rapprocher
les Tutsi des Hutu en instituant une hirarchisation des victimes et des criminels,
certaines victimes tant reconnues davantage victimes que dautres, tandis que
certains criminels le seraient moins que dautres ? Quant la justice, elle y perd
irrmdiablement en crdibilit. Si la communaut internationale et ses instances
reprsentatives entendent essayer de faire oublier leur voyeurisme passif136, elles
gagneraient le faire en se proccupant de la faon dont la justice est rendue
Arusha, bien davantage quen escamotant des rapports qui attestent, une fois encore,
que ni lune ni les autres ne sont au rendez-vous lorsque le droit humanitaire est
massivement viol. Cependant, Arusha non plus, la communaut internationale au
nom de laquelle est pourtant rendue la justice nest pas prsente. A lcoute des procs
qui se droulent La Haye devant le TPIY, elle a dlaiss une fois encore le Rwanda
et ses victimes aux prises avec une administration de la justice qui, un moment
donn, a atteint des degrs de dysfonctionnement tels quelle en devenait indcente.
3. Des conditions de fonctionnement inacceptables
Le fonctionnement du TPIR sest aujourdhui grandement amlior, mme si la
justice qui y est rendue nest pas cette justice exemplaire que daucuns appelaient
de leurs vux. Il a cependant connu une priode, de sa naissance lanne 2000, o
les critiques et surtout les scandales se sont multiplis, entamant gravement sa
crdibilit et sa lgitimit, et ayant pour consquence de convaincre les Rwandais que
135 Plusieurs organisations africaines de dfense des droits de lhomme ont mentionn la disparition
du rapport, allant mme jusqu sadresser au procureur gnral Carla del Ponte, ainsi quau secrtaire
gnral des Nations Unies Koffi Annan, pour demander que les crimes commis par le FPR soient
poursuivis. Toutes fondaient leur argumentation sur de nombreux rapports, dont le fameux Rapport
Gersony. Voir la lettre de Alexandre Kimenyi, prsident du parti Amahoro Congrs du peuple, Carla
del Ponte, procureur gnral du TPIR [a.d. 2002?], en ligne : Amahoro
Kofi A. Aman, secrtaire gnral de lONU (21 dcembre 1999), en ligne :
136 Le gnocide rwandais a t quasiment retransmis en direct sur les chanes de tlvision.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 403
la communaut internationale et ses organes se dsintressaient du jugement du
gnocide comme elles staient dsintresses du gnocide lui-mme137.
a. Une comptence et une qualit de travail discutables
Cest ainsi qua t assez rapidement mise en cause la comptence de certains
juges dinstance qui ne prsentaient pas toutes les connaissances requises la
conduite dun procs pnal. On leur a notamment reproch de ne pas assurer de faon
suffisamment stricte la police des audiences, ce qui a conduit certains abus, dont
ceux relevs dans le traitement des tmoins. La pratique des chambres de premire
instance, alors quelles ont connatre de dossiers aussi graves que complexes, de
confier la prparation de ceux-ci de jeunes assistants juridiques sans exprience,
voire de simples stagiaires, a galement t pointe du doigt.
La comptence du personnel recrut au niveau du bureau du procureur, dont
certains avocats gnraux, a elle aussi t questionne. Au cours de lanne 2002,
plusieurs limogeages ont t la cause dune crise ouverte entre le procureur gnral,
Carla del Ponte, et son adjoint Bernard Muna, lequel sopposait aux licenciements des
diffrents membres de lquipe de la poursuite. La crise sest acheve le 12 mai sur le
dpart du procureur adjoint ainsi que celui des personnes mises en cause pour
incomptence, dont le chef des poursuites. La vacance de ces postes, combls il y a
peu, a considrablement nuit au travail du bureau du procureur et contribu ralentir
les procdures. En outre, la qualit mdiocre de la prparation de certains dossiers de
la poursuite a t souleve plusieurs reprises, notamment lors du procs des mdias,
affaire pourtant des plus importantes. cette occasion, il tait apparu que le point
essentiel de la preuve, portant sur le rle et le fonctionnement des mdias, se trouvait
dans un tat dimprparation inacceptable. La comptence et la qualit du travail
effectu par les enquteurs de la poursuite ont aussi t mises en cause.
Le Tribunal a galement t en butte des luttes de pouvoir internes. Il en tait
ainsi du conflit qui a oppos le greffier Agwu Okali et la prsidente du Tribunal
Navanethem Pillay, et qui portait sur une question de contrle en matire
administrative et budgtaire. La prsidente considrait en effet que les magistrats
devaient avoir un vritable droit de contrle sur ces questions, alors que le greffier,
sappuyant sur le Statut du TPIR, tentait de prserver ses prrogatives en ce domaine.
Cette querelle de pouvoir a gravement divis les juges et altr les relations la tte
du TPIR. La querelle sest acheve par le dpart du greffier, dmis de ses fonctions en
janvier 2001 sur dcision du secrtaire des Nations Unies, tandis quun autre greffier,
Adama Dieng, tait immdiatement nomm.
137 Pour tous les faits dtaills ci-aprs, se rapporter pour de plus amples dtails aux rapports
produits par les diffrentes ONG ayant enqut sur le TPIR, supra note 132.
404
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 50
b. La lenteur excessive des procdures due des comportements
peu professionnels
Une autre critique rcurrente et qui demeure aujourdhui encore pertinente mme
si des progrs certains ont t raliss concerne la lenteur des procdures et la
prolongation indfinie des procs, dues en partie des comportements trs peu
professionnels de la part des juges comme des avocats de la poursuite ou de la
dfense. Jusqu rcemment, les chambres sigeaient rarement simultanment.
Interruptions et reports des audiences taient pratiques courantes. Il a ainsi t
reproch aux juges des absences rptes et souvent prolonges du sige du Tribunal,
qui expliquent en partie une mdiocre productivit malgr ladjonction en fvrier
1999 dune troisime chambre de premire instance, portant neuf le nombre de
juges en fonction138. Or entre juillet 1999 et septembre 2000, un seul procs dun seul
accus a eu lieu, celui dIgnace Bagilishema. Deux personnes avaient t juges en
1998, quatre en 1999, deux en 2000. Au 8 juin 2004, vingt et un procs taient
achevs, dont douze sont pendants en appel ; vingt et une instances taient en cours et
trente-trois accuss en attente de leur procs ; sur ces trente-trois accuss, dix
navaient toujours pas t arrts. Vingt et un procs en presque dix ans dexistence,
le bilan est pour le moins dcevant et ne peut que laisser perplexe.
Il faut ajouter ceci que cette extrme lenteur des procdures conduit une
pratique abusive de la dtention prventive, encore aggrave par le fait que le
Tribunal sest toujours oppos aux librations conditionnelles. Aussi nest-il pas rare
que des accuss passent plus de six ou sept ans en prison avant que leur procs ne soit
ouvert. Autre consquence extrmement grave de cette situation, qui ne sera pas sans
avoir dincidence sur lefficacit de la justice et donc sur une rconciliation pense
principalement dans le cadre de la justice, est le fait pour nombre de victimes de ne
plus tre en mesure de fournir un tmoignage qui soit recevable dans les termes de la
procdure judiciaire. Avec le temps, en effet, la mmoire de certains vnements,
dtails, prcisions de dates et de lieux saltre et sefface, jetant le doute sur la fiabilit
des propos des tmoins. Plus grave encore est le dcs de nombreuses victimes qui
nont pas reu les soins adquats et qui meurent aujourdhui des suites de leurs
blessures ; avec elles, ce sont des lments de preuves qui disparaissent et des
possibilits de poursuivre qui samoindrissent. La situation est particulirement
dramatique dans le cas des femmes qui ont t victimes de viol durant le gnocide et
qui sont aujourdhui porteuses du virus VIH/sida. Nombre dentre elles sont dj
mortes ou mourantes. Pour elles, il ny aura pas de justice139.
138 LAssemble gnrale des Nations Unies a en outre procd llection, en juin 2003, de dix-
huit juges ad litem, afin de lui permettre dacclrer linstruction des affaires dici la fin du mandat du
TPIR.
139 On estime 250 000 le nombre de femmes violes lors du gnocide et 30 000 le nombre
denfants ns de ces violences sexuelles. Par ailleurs, soixante pour cent de ces femmes seraient
porteuses du sida ou atteintes dautres maladies vnriennes suite aux viols dont elles ont t victimes.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 405
Un scandale en particulier a directement et profondment atteint
le
fonctionnement du tribunal dArusha, transformant cette justice en une parodie : celui
du recrutement de certains enquteurs de la dfense, qui se sont avrs tre impliqus
dans le gnocide. Faisant suite des dclarations de tmoins qui les avaient reconnus,
il est apparu, en effet, que des enquteurs figuraient bel et bien sur la liste des
personnes recherches au Rwanda titre de suspects du gnocide. Le 16 juillet 2001,
le greffier du TPIR annonait la rupture de contrat de quatre dentre eux, dont lun,
interpell directement dans les locaux mmes du Tribunal, a t mis en accusation
pour gnocide et crimes contre lhumanit.
c. Une communaut internationale indiffrente la manire dont
le justice est administre Arusha
Tous ces maux, problmes et scandales, sils ont eu pour consquence de
considrablement ralentir le travail du TPIR, ont surtout contribu trs srieusement
entamer son capital confiance et sa crdibilit. Mme si, ces trois dernires annes, la
situation sest nettement amliore, le fait quil ait fallu attendre lanne 2001 avant
que les responsables ne se dcident intervenir et inverser la vapeur a dmontr, si
besoin tait, quel point la communaut internationale se dsintresse de la justice
administre Arusha. La diffrence de traitement par rapport au TPIY est flagrante.
Elle a t dnonce tant au niveau de lappui financier apport celui-ci, qui est sans
commune mesure avec celui consenti au TPIR, quau niveau de lattention que lui
prtent tous ensemble lONU (Conseil de scurit et Assemble gnrale), les tats,
les organisations de protection des droits de lhomme et les mdias.
Ainsi, par exemple, le fait que le procs du colonel Bagosora, considr pourtant
comme tant le suspect numro 1 devant le TPIR, ne soit toujours pas achev ce
jour alors que celui-ci a t arrt en 1995, et plus encore quil nait t ouvert que
dune faon purement symbolique le 2 avril 2002, appelle invitablement
comparaison si lon regarde la diligence et la couverture mdiatique et politique dont
a fait lobjet le procs de Milosevic. Cet exemple illustre clairement la diffrence de
traitement entre le TPIY et le TPIR. Le procureur gnral a mis tous les moyens
disponibles de son bureau au service de la prparation du procs Milosevic. Or en
avril 2002, aprs huit ans denqute et six ans de prison, le procureur ntait toujours
pas prt poursuivre Thoneste Bagosora, do le report de louverture du procs au
mois de septembre suivant.
Ce dsintrt flagrant de la communaut internationale et surtout du Conseil de
scurit, initiateur pourtant de la solution judiciaire du gnocide, nous oblige ds lors
nous poser la question de savoir qui sadresse rellement cette justice pnale
internationale telle quadministre Arusha. Quels en sont les vritables destinataires ?
Sinterroger sur la destination du TPIR nous conduit nous intresser la rception de
cette justice au Rwanda, la proximit du Tribunal par rapport la socit rwandaise et
dune manire gnrale son impact sur cette socit que la justice pnale internationale
rendue sous les auspices du TPIR doit contribuer rconcilier.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 50
B. La distance entre le TPIR et les Rwandais : une atteinte sa
406
lgitimit
Pour quune justice soit entendue, pour quelle ait un impact sur le groupe social
auquel elle sadresse, quelle que soit par ailleurs la fonction quelle entend poursuivre
rtribution, prvention, rconciliation, resocialisation , il faut non seulement
quelle soit reconnue de ce groupe, mais plus encore que celui-ci se reconnaisse en
elle. Pour cela, cette justice doit tre visible, elle doit tre intelligible, elle doit pouvoir
sinscrire dans leur vcu. Quen est-il de la justice pnale internationale administre
par le TPIR ?
Un constat simpose immdiatement lire les multiples analyses et rapports qui
lui sont consacrs, de mme qu entendre les commentaires des Rwandais : ce
constat est double, et doublement ngatif. Il concerne dune part lloignement de la
juridiction et de sa justice par rapport la socit rwandaise et dautre part son
inadaptation la nature du conflit. Un diplomate rwandais a ainsi reproch au Conseil
de scurit de stre content dcrire partout Rwanda sous le nom de
Yougoslavie140. Aucune tude pralable sur la diffrence des contextes, sur la
spcificit du gnocide ni sur ses causes profondes na t mene au moment de la
cration du TPIR. Or aucune entreprise de justice ne peut faire lconomie dune telle
analyse.
De fait, la distance entre la juridiction internationale et les Rwandais ne
sexplique pas uniquement en termes gographiques ; elle nest pas mettre sur le
compte seul de limplantation du sige du Tribunal Arusha, mais rsulte au moins
autant, si ce nest plus, de considrations culturelles, tout comme elle renvoie une
question de visibilit. La justice rendue par le TPIR est une justice dans laquelle les
Rwandais ne se reconnaissent pas culturellement et qui na pour ainsi dire aucune
visibilit au Rwanda. En dautres termes, le TPIR apparat trs isol de la socit
rwandaise.
1. Une justice lointaine, trangre, peu visible au Rwanda
Cet loignement est en premier lieu gographique, avec un clatement des
organes du TPIR, dont le sige est Arusha en Tanzanie, tandis que le bureau du
procureur et la chambre dappel sont La Haye aux Pays-Bas et le bureau du
procureur adjoint Kigali au Rwanda. Cette dispersion des instances, si elle
occasionne lenteur et surcot dans laccomplissement des procdures, a surtout pour
consquence de maintenir distance les Rwandais eux-mmes, qui ne voient pas cette
justice officier dans leur pays. Hormis ceux qui sont appels venir tmoigner, les
Rwandais nont quasiment aucun contact avec le Tribunal, duquel ils sont
compltement dconnects.
140 Tel que cit dans Gourevitch, supra note 8 la p. 350.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 407
Plus grave encore, un loignement culturel vient sajouter cette distance
gographique. Comment, en effet, les Rwandais pourraient-ils se reconnatre dans une
justice administre de ltranger, par des intervenants trangers141, selon des normes,
des principes et des mcanismes trangers, noncs dans une langue trangre142, et
dont les sanctions sont elles aussi excutes ltranger ?
a. Une justice administre selon une procdure trangre au
droit rwandais
La procdure mise en uvre devant le TPIR est une procdure mixte, qui
emprunte, plus ou moins heureusement, la tradition civiliste et celle de common
law. Or le droit pnal rwandais tel quil est appliqu par les juridictions nationales est
un droit de nature civiliste. Quant aux normes mobilises par les juges pour asseoir en
droit leurs dcisions, elles puisent une diversit presque surraliste de sources. Ainsi
trouve-t-on invoqus dans les jugements des chambres de premire instance non
seulement les dispositions des instruments internationaux signs ou non par le
Rwanda qui rpriment des crimes relevant de la comptence du Tribunal, mais
galement des observations mises par les diffrentes dlgations nationales lors des
travaux prparatoires de ces instruments internationaux143, et mme des rgles de droit
issues des lgislations nationales de certains pays de tradition de common law pour
apprcier, par exemple, le rattachement de la notion dincitation celle de
participation criminelle144. De la mme faon, il y est fait rfrence de la
jurisprudence en provenance des quatre coins du monde et relative des affaires qui
nont, pour la plupart dentre elles, aucun lien avec le crime de gnocide. Or si nous
pouvons comprendre aisment que les juges reprennent leur compte les principes
noncs dans les dcisions des tribunaux de Nuremberg ou de Tokyo, voire mme des
juridictions nationales ayant eu connatre de crimes de mme nature145, et plus
forte raison du TPIY, en revanche la distance slargit considrablement avec les faits
auxquels est confront le TPIR lorsque celui-ci, pour dfinir la complicit, renvoie
une dcision de la Chambre des lords britannique rendue en 1975146.
141 Les juges et les avocats de la poursuite comme de la dfense sont le plus souvent des trangers.
Sur les huit cent dix postes pourvus en 2000, quatre-vingt nationalits diffrentes taient reprsentes.
142 Les audiences se droulent en franais et en anglais avec traduction vers le kinyarwanda ; une
seule chambre de premire instance est dote dun systme de traduction simultane.
143 Voir les observations du reprsentant du Brsil lors des travaux prparatoires de la Convention
sur le gnocide, propos de la dtermination du dol spcial dans le jugement dans Procureur c.
Akayesu, supra note 38 au para. 519.
144 Voir par ex. Procureur c. Akayesu, ibid. au para. 552, o il est fait rfrence aux lois nationales
de lEspagne, de lArgentine, de lUruguay, du Chili, du Venezuela, du Prou et de la Bolivie.
145 Voir par ex. ibid. aux paras. 465, 569, 572 et 576, o il est fait rfrence la dcision de la Cour
de cassation franaise dans laffaire Barbie propos de la pratique du concours idal dinfractions, ou
aux paras. 503, 542-44 et 568 o il est fait rfrence la Cour du district de Jrusalem et la Cour
suprme isralienne dans laffaire Eichmann.
146 Ibid. au para. 539.
408
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
[Vol. 50
b. Une justice qui ne rencontre pas la culture rwandaise
Certes, le droit pnal rwandais est galement mentionn dans les jugements, qui
reprennent certaines de ses dispositions pour tayer leurs dcisions. Il est mme
mentionn comme une rfrence oblige dans larticle 101 du Rglement de
procdure et de preuve : les juges, au moment de la dtermination de la peine, se
doivent de prendre en compte la grille des peines arrte par le Code pnal rwandais.
Pourtant, si cette rfrence est obligatoire, elle na quune valeur indicative et noblige
en rien les magistrats la respecter147. Le droit rwandais apparat comme tant une
source de droit au mme titre que les lgislations nationales de tout autre pays
membre des Nations Unies.
Or entre le droit rwandais et le droit appliqu par le TPIR, il existe des diffrences
importantes qui suscitent incomprhension et dfiance de la part des Rwandais. Au
nombre de celles-ci, nous pouvons relever :
(1) le fait pour les victimes de ne pouvoir se constituer partie civile devant la
juridiction internationale, alors que ce droit leur est reconnu devant les
juridictions rwandaises ;
(2) le fait pour un accus davoir la facult de se prvaloir de la procdure du
plaidoyer de culpabilit, laquelle, jusqu il y a peu encore, nexistait pas
dans le droit rwandais. Elle na en effet t introduite que subsquemment
dans les dispositions du Code pnal national148 ;
(3) le fait que le TPIR ne retienne pas la peine de mort au titre des sanctions
possibles alors que celle-ci est applique au Rwanda, ce qui conduit la
situation aberrante qui veut que les personnes supposes les plus coupables
soient moins svrement punies que les moins responsables, ceux que la
justice nationale rwandaise a juger ;
(4) le fait de ne pas ouvrir aux victimes un droit la rparation, alors que celle-ci
est de premire importance dans la tradition juridique rwandaise. Les modes
traditionnels de rsolution des conflits, qui continuent de fonctionner au
Rwanda aujourdhui, obissent en effet une logique restaurative axe titre
principal sur la rparation des victimes. Rendre justice selon cette logique
peut certes conduire punir le coupable, mais il sagit avant tout de rtablir
la victime dans ses droits en lui accordant une rparation qui compense au
mieux de ses intrts le dommage ou les pertes quelle a subis.
147 Voir Procureur c. Kambanda (Jugement), supra note 7 au para. 121.
148 Loi organique du 30 aot 1996 sur lorganisation des poursuites des infractions constitutives du
crime de gnocide ou de crimes contre lhumanit, commises partir du 1er octobre 1990 (Rwanda),
art. 4-13.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 409
c. Une justice sans chos au Rwanda
ces divergences juridiques, il convient encore dajouter les distorsions
introduites par des comportements, des faons dtre, de parler et dagir qui renvoient
une culture que ni les juges ni les avocats du TPIR ne matrisent, mme sils en sont
avertis. Ainsi, la prise de parole obit des rgles diffrentes en Afrique, tant de la
part du locuteur que de lauditeur, du contenu de son propos que de la manire dont il
est livr. Certaines choses ne se disent pas ouvertement149 ou bien se disent selon des
tours et des dtours spcifiques la culture rwandaise et africaine. Ainsi a-t-il t fait
remarquer quune
singularit de la culture rwandaise rsidait dans le fait que ses membres ne
rpondent pas toujours directement une question, en particulier si elle est
dlicate. Dans ces cas, pour bien saisir ce que le locuteur veut dire, bien
souvent il faut dcoder son message. Pour russir un tel exercice
dinterprtation, il faut se rfrer au contexte de la discussion, au parler propre
du groupe social auquel appartient le locuteur, lidentit de celui-ci et de son
interlocuteur, la nature du rapport qui existe entre les deux ainsi quau sujet
de la conversation150.
Mme la vrit ne snonce pas de faon identique. Suivant la personne des parties au
conflit, leur statut social, les liens de parent existants, les intrts en prsence, les
mmes faits ne donnent pas lieu une mme vrit151. On imagine les difficults
quun tel exercice reprsente au niveau de laudition des tmoignages et combien il
est facile, ds lors que lon ne sy livrerait pas, de jeter le doute sur la crdibilit de
ceux-ci.
Autant de diffrences et dincomprhension qui ont pour consquence que cette
justice ne fait pas toujours de sens pour ceux qui y sont impliqus, de prs (en tant
que tmoins) ou de loin.
Cette incomprhension se double en outre dune visibilit des plus rduites du
TPIR au Rwanda, ce qui nuit grandement limpact de sa justice sur la socit
rwandaise. A la diffrence du procs Milosevic, retransmis jour aprs jour, heure aprs
heure, sur toutes les tlvisions, les affaires dfres devant le tribunal dArusha ne
suscitent que peu dintrt et ne reoivent donc que peu dcho dans les mdias. Mais
en susciteraient-elles mme davantage que leffet en serait tout de mme rduit en
raison du fait que seuls les citadins, au Rwanda, possdent la tlvision. Quant la
radio, le mdia par excellence sur les collines, il semble quelle ne fasse pas, ou de
faon trs parcimonieuse, le relais de ce qui se passe Arusha. Cela est regrettable
lorsque lon sait limpact quelle a sur les personnes, ainsi quen a tmoign la terrible
149 Tout ce qui a trait au sexe, par exemple, et qui na pas t sans poser problme lorsquil sest agi
de demander aux victimes de dtailler les crimes sexuels quelles avaient subis.
150 Voir Procureur c. Akayesu (Jugement), supra note 38 au para. 156.
151 Voir Charles Ntampaka, Vrit et opinion dans la socit rwandaise traditionnelle (2002) 221
Dialogue 3.
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
410
efficacit de la propagande meurtrire diffuse sur ses ondes et ainsi relaye partout
dans le pays.
[Vol. 50
Or il est vident que le TPIR ne peut apporter une contribution significative la
rconciliation nationale et la paix au Rwanda si ni son travail ni surtout ses rsultats
ne sont connus de la population. Conscient de cette situation, le Tribunal a tent de
remdier cet loignement de la socit rwandaise en initiant diffrents projets et
programmes.
Ainsi, le 25 septembre 2000 tait inaugur Kigali un centre dinformation et de
documentation en rapport avec le travail du TPIR. Un programme de rapprochement
avec la socit rwandaise a galement t mis en place grce des fonds spciaux. Au
nombre des initiatives entrant dans celui-ci, mentionnons la multiplication des visites
de journalistes rwandais Arusha ainsi qu la prsence rgulire de la radio nationale
rwandaise, la mise sur pied de caravanes mobiles quipes dun systme de
projection, lorganisation de stages ouverts aux praticiens du droit comme aux
tudiants. Il a galement t envisag, la demande du gouvernement rwandais
comme des particuliers, que des audiences du TPIR soient tenues Kigali afin de
donner plus de visibilit et de tangibilit cette justice pnale internationale.
Toutefois, ce dmnagement sest avr difficile mettre en uvre compte tenu des
cots et du ralentissement considrable dans les travaux du Tribunal quil
occasionnerait : suite lopposition souleve par les accuss et les quipes de dfense,
le projet a t dfinitivement abandonn.
Malgr ces diffrentes initiatives, la justice du TPIR demeure extrmement peu
visible. Elle nest pas mme relaye par la justice pnale rwandaise qui pourrait
reprendre ses dcisions ou, linverse, voir sa propre jurisprudence invoque par le
Tribunal. De fait, la coopration entre les deux systmes juridiques est quasiment
inexistante, au dtriment parfois dune bonne administration de la justice que rendrait
plus facile leur coopration, notamment au niveau de lchange des preuves ou de
ltablissement des faits. En effet, certaines affaires traites par le TPIR renvoient
des faits dj examins par les juridictions rwandaises et inversement. Outre une
acclration des procdures et une conomie quivalente dans les cots, lexploitation
rciproque de leur jurisprudence permettrait dassurer chacune delles une visibilit
accrue et renforcerait dautant leur impact tant lextrieur qu lintrieur du pays,
en dmontrant que la justice uvre, diffrents niveaux, dans la mme direction.
Ainsi, pourquoi le plaidoyer de culpabilit de Jean Kambanda ou la dclaration de
repentir du milicien Omar Serushago, dont la porte rconciliatrice tait revendique
par le TPIR lui-mme, nont-ils pas t rendus publics au Rwanda ? Laveu dauteurs
renomms du gnocide aurait pu tre lune des contributions immdiates et
spectaculaires du Tribunal la rconciliation nationale. Nol Twagiramungu,
secrtaire excutif de la Ligue des droits de lhomme des Grands Lacs voit dans ce
manque de collaboration la raison pour laquelle
[d]ans lensemble, les Rwandais attachent trs peu dintrt au TPIR. On se
rend compte quil ne peut pas faire beaucoup. tant donn son rythme de
travail, il ne peut connatre de beaucoup daffaires. Du ct des rescaps,
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 411
comme il nest pas prvu de parties civiles et de dommages et intrts, ils
nattendent presque rien du TPIR. Pour eux, Arusha est un endroit o lon
hberge les criminels pour quils ne viennent pas ici [au Rwanda] rpondre de
leurs actes. Cest un peu dcourageant. Si les actions taient visibles, peut-tre
cela changerait-il152.
Cette triple distance du tribunal dArusha vis–vis de la socit rwandaise, en
termes dloignement gographique et culturel et de visibilit quasi-inexistante, ne
peut que nous interpeller quant sa destination finale et ultime.
2. La
destinataires ?
justice pnale
internationale au Rwanda : pour quels
Lloignement du TPIR de la socit rwandaise travaille au dtriment de sa
contribution la rconciliation nationale rwandaise. On ne peut, au vu de la faon
dont cette justice a t pense, initie et mise en uvre, quprouver un doute srieux
quant la ralit de cette contribution, qui nous parat ntre que de pure rhtorique.
Celle-ci naurait-elle t inscrite dans la Rsolution 955 aux cts de lobjectif du
maintien de la paix que pour justifier sa cration par le Conseil de scurit, contraint
de lui assigner une fin qui rentre dans ses propres attributions ? Il nous semble en effet
lgitime de nous demander, au terme de tout ce qui vient dtre dit, qui le TPIR
entend, en fin de compte, rconcilier.
Le coupable avec la victime ? Certainement pas, sans quoi une place et un rle
diffrents auraient t reconnus cette dernire dans le droulement du procs. Elle
serait devenue un intervenant part entire dans la rsolution dun conflit qui la
concerne au premier chef, tandis quon lui aurait amnag la possibilit dtre
ddommage autant que faire se peut dans de telles circonstances.
La socit rwandaise ? Il est vrai que la rconciliation nationale laquelle le TPIR
est suppos uvrer sapprcie un niveau collectif, et non pas au niveau des simples
individus. Mais si la rconciliation nationale nest pas la somme de toutes les
rconciliations inter-individuelles, elle passe aussi et ncessairement par elles. La
rconciliation ne se dcrte pas, elle saccepte. Or si les victimes, quelles que soient
leur ethnie et leur affiliation politique, nont pas limpression que justice leur a t
rendue, elles ne seront pas prtes passer une autre tape. Ds lors, la menace de la
vengeance-reprsailles, laquelle ladministration de la justice est suppose faire
barrage, reste entire, lourde de nouvelles tueries en gestation. Mais au-del des
victimes, cest la socit rwandaise dans son ensemble qui se sent dpossde de cette
justice internationale qui ne lui appartient pas, quelle ne comprend pas, quelle ne
voit pas et de laquelle elle attend peu. La socit rwandaise ne sest pas approprie
cette justice, qui reste laffaire de la communaut internationale.
152 Tel que cit dans International Crisis Group, Tribunal pnal international pour le Rwanda :
lurgence de juger, A.l., a.m.e., 2001 la p. 30, en ligne : International Crisis Group
MCGILL LAW JOURNAL / REVUE DE DROIT DE MCGILL
412
La justice pnale internationale administre au Rwanda sadresserait-elle ds lors
cette commune humanit blesse dans son essence face latrocit des crimes
commis ? Il semble bien que ce soit le cas en croire les juges dappel lorsque, se
rclament de la communaut internationale au nom de laquelle ils agissent, ils
affirment leur devoir de contribuer au chtiment des crimes de gnocide et des crimes
contre lhumanit, en ce qu153
[Vol. 50
[i]l sagit dactes inhumains qui de par leur ampleur ou leur gravit
outrepassent les limites tolrables par la communaut internationale qui doit en
rclamer la sanction. Mais les crimes contre lhumanit transcendent aussi
lindividu puisquen attaquant lhomme, est vise, est nie, lHumanit. Cest
lidentit de la victime, lHumanit, qui marque dailleurs la spcificit du
crime contre lhumanit154.
Il apparat cependant que les Rwandais, victimes directes et non transcendes de ces
mmes crimes, prouvent quelques difficults se reconnatre dans la figure ultime de
la victime mise en scne par la justice internationale. Dautant que cette commune
Humanit parat voue ne se reconnatre commune que dans le drame, une fois les
victimes terre, massacres ou violentes ; elle ne se reconnaissait apparemment
aucun lien de parent avec ces dernires, en revanche, lorsque des criminels se sont
arms de machettes et sont partis leur poursuite. Il est dommage que lon ne sache se
retrouver que dans une Humanit tombe, jamais dans une Humanit debout. Or si
lexprience rwandaise [a] enseign une leon quelconque, c[est] que les peuples
menacs, dpendant pour leur protection physique de la communaut internationale,
demeur[ent] sans dfense155.
Conclusion
Au terme de tout ce qui vient dtre dit, expos et dmontr, nous aimerions
achever ce texte en rappelant que la justice pnale internationale, quoi que lon puisse
dire son propos en termes davance sur le chemin de la protection du droit
international humanitaire ce quelle est certainement, loin de nous lide de le nier
ne saurait en aucun cas servir de succdan daction une communaut
internationale dtats, qui se contenteraient de rester passifs devant les violations
graves du droit humanitaire perptres sous leurs yeux. Traduire en justice des
gnocidaires ne pourra jamais reprsenter une alternative laction car la justice
administre dans de telles conditions ne constituera jamais une rponse honorable
de tels crimes. La justice pnale internationale, parce quelle ne peut faire autrement
quintervenir en aval du crime, ne peut tre action, mais uniquement raction ; ce
153 Voir Kambada c. Procureur (Arrt), supra note 67 au para. 58.
154 Jugement dans Procureur c. Erdemovic (1996), Affaire no IT-96-22 (Tribunal pnal pour lex-
Yougoslavie, Chambre de 1re instance I) au para. 28, en ligne : TPIY
tel que cit dans Procureur c. Kambanda
(Jugement), supra note 7 au para. 15.
155 Gourevitch, supra note 8 aux pp. 487-88.
2005] M. PARADELLE, H. DUMONT ET A.-M. BOISVERT TPIR ET RCONCILIATION 413
quelle juge, ce sont des faits chus, une histoire que, certes, elle ractualise pour les
besoins du procs, mais une histoire termine. En ce sens,
le procs se prsente comme un acte rflexif, toujours secondaire par rapport
une action initiale […]. Le rle du procs est de terminer une action, de la clore
en la rptant. La justice referme une parenthse. Sa signification est de
dpasser lHistoire, den dsamorcer la violence, de supprimer en elle les
motifs de ragir, en bref de sortir de la vengeance et du mimtisme156.
Vouloir la transformer en action reviendrait linstrumentaliser en dresponsabilisant
les tats passifs. Elle ne serait plus alors quune justice de dfausse, une justice
dhypocrite ; pas mme une justice de vainqueurs, mais bel et bien une justice de
voyeurs157. Elle chouerait ce faisant tant dans sa fonction de justice que dans sa
contribution la rconciliation, car personne ne sy tromperait, comme ne sy sont pas
tromps les Rwandais. Le tribunal […] a t cr principalement pour apaiser la
conscience internationale, qui a t incapable de respecter ses conventions sur le
gnocide, affirmait Charles Murigande, prsident de la Commission sur la
responsabilit du gnocide. Elle veut simplement donner limpression quelle fait
quelque chose, ce qui est souvent bien pire que de ne rien faire du tout158. Ce faisant,
il ne sagirait plus que dune mascarade de justice; la forme judiciairise dune
simple rhtorique : celle de lutopie morale. Or la rhtorique de lutopie morale est
une bien curieuse rponse face un gnocide159.
156 Garapon, supra note 14 aux pp. 253-55.
157 Ibid. la p. 75.
158 Tel que cit dans Gourevitch, supra note 8 la p. 351.
159 Ibid. la p. 208.