McGill Law Journal ~ Revue de droit de McGill
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ?
Grard Bouchard*
The author presents interculturalism as a
model for the integration and administration of
ethnocultural diversity. He not only draws inspira-
tion from the path taken by Quebec since the 1960s
and 1970s, but also from personal reflection and
from experiments conducted in Europe, where the
philosophy of interculturalism has significant roots.
In Quebec, interculturalism currently benefits from
widespread popular support (as the public hearings
of
the Bouchard-Taylor Commission demon-
strated), but it is also the object of significant criti-
cism.
A second goal is to repudiate certain misun-
derstandings that have caused confusion in the
public debate, especially in Quebec. The author
demonstrates that: integration is a global process
affecting all the citizens and constituents in a soci-
ety, and not simply the assimilation of immigrants;
interculturalism is not a disguised form of multi-
culturalism; integration is based on a principle of
reciprocity; pluralism and the principle of recogni-
tion do not in any way lead to fragmentation; plu-
ralism is a general option with many possible ap-
plications corresponding to as many different mod-
els, including multiculturalism; the kind of plural-
ism advocated by interculturalism can be described
as integrationary; accommodations are not privi-
leges, they are not designed solely for immigrants,
and they do not give free rein to values, beliefs, and
practices that are contrary to the basic norms of
society; interculturalism concerns itself as much
with the interests of the cultural majority as with
the interests of minorities and immigrants; except
in extreme cases, radical solutions rarely meet the
needs of the problems posed by ethnocultural di-
versity.
Lauteur prsente linterculturalisme comme
modle dintgration et de gestion de la diversit
ethnoculturelle. Il sinspire du parcours qubcois
amorc depuis les annes 1960-1970, mais aussi de
la rflexion et des expriences conduites en Europe
o la philosophie interculturaliste a dimportantes
racines. Au Qubec, linterculturalisme bnficie
prsentement de larges appuis dans la population
(comme lont montr les audiences publiques de la
Commission Bouchard-Taylor), mais fait aussi
lobjet dimportantes critiques.
Un second objectif consiste rpudier certains
malentendus qui ont introduit de la confusion dans
le dbat public, plus spcialement au Qubec.
Lauteur dmontre que : lintgration collective est un
processus global concernant lensemble des citoyens et
des composantes dune socit et non seulement
linsertion des immigrants ; linterculturalisme nest
pas une forme dguise de multiculturalisme ;
lintgration est
fonde sur un principe de
rciprocit ; le pluralisme et le principe de la
reconnaissance ne conduisent nullement la
fragmentation ; le pluralisme est une option
gnrale pouvant recevoir diverses applications
correspondant autant de modles, dont
le
multiculturalisme ; le type de pluralisme prconis
par
qualifi
dintgrateur ; les accommodements ne sont pas
des privilges, ils nont pas t conus uniquement
pour les immigrants et ne donnent pas libre cours
aux valeurs, croyances ou pratiques contraires aux
normes
socit ;
linterculturalisme se soucie autant des intrts de
la majorit culturelle que des
intrts des
minorits et des immigrants ; et sauf circonstances
extrmes,
les solutions radicales conviennent
rarement la nature des problmes que pose la
diversit ethnoculturelle.
* Universit du Qubec Chicoutimi (Qubec, Canada). Lauteur a retir un norme
profit des commentaires critiques formuls par Franois Fournier, Cline Saint-Pierre,
Genevive Nootens, Pierre Tremblay et Pierre Bosset sur des versions antrieures de ce
texte dont il assume cependant toute la responsabilit. Il a galement contract une
dette immense envers plusieurs chercheurs du Conseil de lEurope et de lUnion
europenne avec lesquels il a longuement dbattu des questions ici abordes. Enfin, il
remercie les valuateurs anonymes ayant agi pour la Revue de droit de McGill.
linterculturalisme
fondamentales
peut
tre
de
la
Citation: (2011) 56:1 McGill LJ 395 ~ Rfrence : (2011) 56 : 2 RD McGill 395
Grard Bouchard 2011
396 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Introduction
I.
Linterculturalisme : quelques lments non spcifiques
II.
Paradigmes et niveaux danalyse
III.
Spcificits de linterculturalisme
A. Une dualit majorit/minorits
B. Une dynamique dinteractions
C. Les pratiques dharmonisation : une responsabilit
citoyenne
D. Intgration et identit
E. Des lments de prsance ad hoc la culture
majoritaire
F. Une culture commune
G. Une qute dquilibres et de mdiations
IV.
Interculturalisme et multiculturalisme
Conclusion : Un avenir pour linterculturalisme et pour la francophonie
qubcoise
397
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QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 397
Introduction
La prise en charge de la diversit ethnoculturelle reprsente un dfi
sans prcdent pour toutes les nations dmocratiques. La rflexion
qubcoise, sur ce plan, est ancienne et elle fait montre de dynamisme et
doriginalit ; il faut sen rjouir. Comme ailleurs, elle procde en grande
partie, au sein de la culture majoritaire, dune vive inquitude pour
lavenir de lidentit et de lhritage dont elle se nourrit. Invitablement,
lmotivit et le symbolique occupent donc une large place dans les dbats,
tout comme la divergence des visions et, souvent, lincompatibilit des
aspirations. Tout cela appelle un arbitrage difficile ax sur la recherche
dquilibres dlicats entre des impratifs concurrents. Cest dire toutes les
prcautions et toute la modestie dont doit sentourer la qute dun modle
gnral dintgration.
En gardant ces considrations lesprit, jaimerais, dans le cours du
prsent essai, prsenter en premier lieu ma vision de linterculturalisme
comme modle dintgration et de gestion de la diversit ethnoculturelle.
Je minspirerai cette fin du parcours qubcois amorc depuis les annes
1960 et 19701, mais aussi de la rflexion et des expriences conduites en
Europe o lapproche interculturaliste, comme formule de coexistence en
contexte de diversit, a dimportantes racines2. Au Qubec mme,
linterculturalisme bnficie prsentement de larges appuis dans la
population (comme lont montr les audiences publiques de la Commission
Bouchard-Taylor3), mais il fait aussi lobjet dimportantes critiques. Il est
1 Pour une excellente reconstitution de lapproche qubcoise, voir Franois Rocher,
Michelle Labelle et al, Le concept dinterculturalisme en contexte qubcois : gnalogie
dun nologisme, Rapport prsent la Commission de consultation sur les pratiques
daccommodements relies aux diffrences culturelles (CCPARDC), Montral, 21
dcembre 2007 [non publi, disponible au Centre de recherche sur limmigration et la
citoyennet] [Rocher et al].
2 Lapproche interculturaliste a trouv de puissants lieux de promotion et de rflexion en
Europe, notamment au sein de lUnion europenne et du Conseil de lEurope. Une
revue de tous ces antcdents exigerait toutefois une autre tude.
3 Il sagit de la Commission de consultation sur les pratiques daccommodement relies
aux diffrences culturelles, cre en fvrier 2007 par le gouvernement du Qubec. Cette
Commission fut coprside par le philosophe Charles Taylor et moi-mme. Son rapport
a t rendu public en mai 2008. Voir Grard Bouchard et Charles Taylor, Fonder
lavenir : Le temps de la conciliation. Rapport de la Commission de consultation sur les
pratiques daccommodement relies aux diffrences culturelles, Qubec, Gouvernement
du Qubec, 2008 [Bouchard et Taylor, Rapport]. La trs grande majorit des mmoires
et tmoignages transmis
faveur de
linterculturalisme comme tant la voie qubcoise, mme si les dfinitions quils en
proposaient restaient en gnral assez succinctes. Trois lments de consensus en
ressortaient toutefois : le rejet du multiculturalisme canadien, le rejet de lassimilation
la Commission se prononaient en
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certain quil reste un important travail faire en termes de clarification,
de promotion et dapplications de ce modle.
Un second objectif consiste rpudier un certain nombre de
malentendus ou de distorsions qui ont introduit de la confusion dans le
dbat public, plus spcialement au Qubec. Je memploierai donc
montrer ou rappeler que :
1. lintgration collective est un processus global qui concerne
lensemble des citoyens et des composantes dune socit, et
non seulement linsertion des immigrants ;
2. linterculturalisme nest pas une forme dguise ( sournoise ,
a-t-on dit) de multiculturalisme4 ;
3. lintgration est fonde sur un principe de rciprocit ; les
nouveaux venus, tout comme les membres de la socit
daccueil, y partagent donc une importante responsabilit ;
4. le pluralisme (comme orientation prconisant le respect de la
diversit) et en particulier le principe de la reconnaissance,
condition quils soient appliqus avec discernement et rigueur,
ne
fragmentation (ou au
communautarisme ) et ne remettent pas en question les
valeurs fondamentales de la socit daccueil ;
conduisent nullement
la
5. le pluralisme est une option gnrale qui peut avoir diverses
applications correspondant autant de modles, dont le
multiculturalisme ; il est donc erron dtablir une relation
exclusive entre ces deux notions et de les prsenter comme
synonymes ;
6. le type de pluralisme prconis par linterculturalisme peut
tre qualifi dintgrateur en ce quil prend en compte le
contexte et lavenir de la culture majoritaire ;
7. les accommodements (ou ajustements concerts) ne sont pas
des privilges, ils nont pas t conus uniquement pour les
immigrants et ils ne doivent pas donner libre cours des
valeurs, croyances ou pratiques contraires aux normes
fondamentales de la socit ; ils visent simplement faire en
sorte que tous les citoyens bnficient des mmes droits, quelle
que soit leur appartenance culturelle ;
et limportance de lintgration sur la base des valeurs fondamentales de la socit
qubcoise (galit homme-femme, lacit et langue franaise).
4 Ce dernier modle, pour des raisons qui seront rappeles plus loin, a trs mauvaise
presse au Qubec.
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 399
8. linterculturalisme, en tant que modle pluraliste, se soucie
autant des intrts de la majorit culturelle, dont le dsir de se
perptuer et de saffirmer est parfaitement lgitime, que des
intrts des minorits et des immigrants ; on ne doit donc pas
opposer, dun ct, les dfenseurs de lidentit et des traditions
de la majorit et, de lautre, les dfenseurs des droits des
minorits et des immigrants ; il est possible et ncessaire de
conjuguer dans une mme dynamique dappartenance et de
dveloppement ces deux impratifs que sont les aspirations
identitaires de la majorit et lorientation pluraliste ;
9. sauf
extrmes,
les
circonstances
radicales
conviennent rarement la nature des problmes que pose la
diversit ethnoculturelle.
solutions
Ma prsentation prendra comme point de dpart la description
prsente dans le Rapport Bouchard-Taylor5, mais en la prcisant et en y
ajoutant de nombreux lments. Je mappuierai galement sur
limportante contribution de divers auteurs qubcois qui ont longuement
rflchi sur le sujet6. Enfin, je signale que la ralit autochtone ne sera
pas prise en compte ici. Cette dcision tient au fait que, la demande des
Autochtones eux-mmes, le gouvernement qubcois a rsolu que les
affaires relatives aux rapports avec ces communauts devaient tre
traites de nation nation 7. De leur ct, les populations vises ne
5 Bouchard et Taylor, Rapport, supra note 3 aux pp 116-18.
6 Voir notamment Alain-G Gagnon, Plaidoyer pour linterculturalism (2000) 24 : 4
Possibles 11 ; Alain-G Gagnon et Raffaele Iacovino, Le projet interculturel qubcois
et llargissement des frontires de la citoyennet dans Alain-G Gagnon, dir, Qubec :
tats et socit, t 2, Montral, Qubec Amrique, 2003, 413 ; Rocher et al, supra note 1 ;
Micheline Labelle, La politique de la citoyennet et de linterculturalisme au Qubec :
dfis et enjeux dans Hlne Greven-Borde et Jean Tournon, dir, Les identits en
dbat : Intgration ou multiculturalisme ?, Paris, Montral, Harmattan, 2000, 269 ;
Marie McAndrew, Multiculturalisme canadien et interculturalisme qubcois :
mythes et ralits (1995) 48 R AFEC, [McAndrew, Multiculturalisme ] ; Marie
McAndrew, Quebecs Interculturalism Policy: An Alternative Vision. Commentary
dans Keith Banting, Thomas J Courchene et F Leslie Seidle, dir, Belonging? Diversity,
Recognition and Shared Citizenship in Canada, Montral, Institut de recherche en
politiques publiques, 2007, 143
Multiculturalisme,
interculturalisme et production de la nation dans Martine Fourier et Genevive
Verms, dir, Ethnicisation des rapports sociaux : Racismes, nationalismes, ethnicismes
et culturalismes, Paris, Harmattan, 1994, 55 ; Institut Interculturel de Montral, Le
Qubec pluraliste la lumire dune pratique interculturelle : Mmoire prsent la
Commission de Consultation sur les pratiques daccommodement relies aux diffrences
culturelles, novembre 2007, [non publi, archiv lInstitut interculturel de Montral,
en ligne :
; Danielle Juteau,
7 Cela en vertu de deux rsolutions adoptes par lAssemble nationale du Qubec, lune
en date du 20 mars 1985 (voir Rsolution de lAssemble nationale du Qubec du 20
400 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
souhaitent pas tre considres comme une minorit culturelle au sein de
la nation qubcoise. Pour linstant, cette question relve donc dune autre
problmatique que celle de linterculturalisme proprement dit, ce modle
tant conu pour penser lintgration au sein dune nation.
I. Linterculturalisme : quelques lments non spcifiques
Premire donne importante : linterculturalisme fait place divers
lments qui ne lui sont pas exclusifs. Cest, par exemple, lide assez
rpandue que la langue officielle, le cadre juridique et la rfrence
territoriale ne suffisent pas fonder une nation ; il faut y ajouter toute la
symbolique qui nourrit lidentitaire, la mmoire et lappartenance8. Le
principe de ce quon appelle la reconnaissance (au sens de Charles Taylor
et dautres) fait aussi partie de linterculturalisme9. On le retrouve
galement au cur du multiculturalisme et de quelques autres modles.
Une autre donne constitutive de linterculturalisme et que lon rencontre
dans la majorit des dmocraties dOccident consiste dans une orientation
pluraliste, cest–dire une sensibilit la diversit ethnoculturelle et le
rejet de toute discrimination base sur la diffrence10. Hrite de la prise
de conscience qui a suivi les deux guerres mondiales, les fascismes, les
rgimes totalitaires et la dcolonisation, cette orientation sest traduite
dans les annes 1950-1960 par une nouvelle attitude, une nouvelle
sensibilit face aux minorits de toutes sortes.
mars 1985 sur la reconnaissance des droits des Autochtones : Qubec, Assemble
nationale, Journal des dbats, 32e leg, 5e sess, vol 28, n 39 (20 mars 1985) la p 2570),
lautre en date du 30 mai 1989 (voir Rsolution du 30 mai 1989 sur la reconnaissance de
la nation malcite : Qubec, Assemble nationale, Journal Dbats, 32e leg, 2e sess, vol
30, n 117 (30 mai 1989) la p 6079).
8 Je me permets dinsister sur ce point. Certains critiques de linterculturalisme me
prtent une conception strictement civique ( lgaliste ) de la nation, conception que jai
pourtant toujours rejete dans mes crits. Voir notamment Grard Bouchard, La
Nation qubcoise au futur et au pass, Montral, VLB, 1999 aux pp 10-20, 22-23
[Bouchard, Nation]. Lidentit et la mmoire nationale sont des lments centraux qui
doivent toujours tre pris en compte.
9 Selon la conception courante, le principe de la reconnaissance rfre au statut ou la
condition des minorits dans une socit donne. Il appelle au respect des diffrences
culturelles et des personnes ou groupes qui les incarnent, ceci au nom de la dignit
laquelle toute personne a droit. Le principe suppose en effet que, chez tout individu ou
groupe, le sentiment de sa propre valeur ou de sa dignit exige que, dans un esprit
dgalit, ces diffrences soient reconnues par les autres, tout particulirement par les
membres de la culture majoritaire. Pour un expos et une discussion critique sur ce
sujet, voir Charles Taylor, Multiculturalism and The Politics of Recognition, Princeton
(NJ), Princeton University Press, 1992.
10 Le pluralisme ne doit pas tre confondu avec la pluralit ou le pluriculturel, lesquels
sont synonymes de diversit. Le pluralisme prne une attitude particulire face la
pluralit ethnoculturelle qui, elle, est un tat de fait.
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 401
Cela dit, il importe de souligner que ces lments (symbolique
nationale, reconnaissance et pluralisme) sont susceptibles dinterprtations
et dapplications trs diverses, ce qui ouvre la voie une varit de
modles. Ainsi, contrairement une perception assez rpandue,
lorientation pluraliste, tout comme le principe de la reconnaissance, ne
conduit donc pas ncessairement au multiculturalisme.
De mme, les accommodements raisonnables sont une pratique trs
rpandue aux tats-Unis, au Canada anglophone, en Australie et dans
certains pays dEurope, dont
lAngleterre. On peut dfinir ces
accommodements comme des ajustements apports lapplication de
certaines normes ou rgles, lintention de certains individus ou groupes
(immigrants ou non) possdant tel ou tel caractre distinctif qui les met
en marge de la culture majoritaire. Ces ajustements visent favoriser
leur intgration et les soustraire des risques de discrimination
dcoulant prcisment de ce caractre distinctif. Encore une fois, et
contrairement une perception courante, il ne sagit pas ici doctroyer
certaines personnes des droits exclusifs ou des privilges. Dans un esprit
dquit (ou dgalit), le but est toujours dappliquer plus intgralement
un droit fondamental reconnu tous les citoyens11. Sagissant de
reconnaissance, de pluralisme ou daccommodement, il importe de
distinguer le principe qui les fonde et les critres ou leur mode
dapplication.
On note donc que ce nest pas non plus sur
le plan des
accommodements que se marque loriginalit de linterculturalisme car
ceux-ci peuvent tre pratiqus suivant des philosophies, des sensibilits et
des rgles ou critres trs diversifis. On doit par consquent sinterdire,
l aussi, dassocier dune manire exclusive
le principe des
accommodements au multiculturalisme. Certains ajustements peuvent
sembler parfaitement admissibles dans une socit et poser problme
dans une autre, mme si elles adhrent toutes deux au pluralisme.
la lumire de ce qui prcde, on voit que dans le cas particulier du
Qubec, il faut amnager une forme de pluralisme qui saccorde avec le
fait que la majorit francophone est elle-mme une minorit culturelle
incertaine, fragile mme, qui a besoin de protection pour assurer sa survie
et son dveloppement dans lenvironnement nord-amricain et dans un
contexte de mondialisation.
11 Par exemple, refuser une jeune fille le droit de porter un maillot particulier un cours
de natation ou un cours de gymnastique peut la priver de son droit ces
apprentissages ; refuser un lve le droit de reproduire des symboles religieux dans
un cours de dessin peut entraner un rsultat analogue.
les autres modles de prise en charge de
402 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
II. Paradigmes et niveaux danalyse
Avant daller plus loin, et afin de bien caractriser linterculturalisme
parmi
la diversit
ethnoculturelle, il est utile de passer en revue les cinq grands paradigmes
dans lesquels ils sinscrivent. Ces paradigmes sont de grands schmas qui
situent lintention premire ou lhorizon constitutif de chaque modle. Ils
structurent le dbat public dans une nation, ils en fixent les paramtres et
les questions principales, ils inspirent aussi les politiques et les
programmes de ltat et, enfin, ils nourrissent les perceptions que les
citoyens entretiennent les uns des autres.
Un premier paradigme est celui de la diversit. On le retrouve
notamment au Canada anglais, aux tats-Unis, en Sude, en Australie et
en Inde. Dans ce cas, le postulat principal veut que la nation soit
constitue dun ensemble dindividus et de groupes ethnoculturels placs
sur un pied dgalit et protgs par les mmes droits ; on ny reconnat
donc pas officiellement de majorit culturelle ni, par consquent, de
minorits proprement dites. lenseigne officielle de la diversit, chacun
saffirme et sexprime comme il lentend, dans les limites fixes par le
droit. En deuxime lieu, on peut parler dun paradigme de lhomognit
(ou dun paradigme unitaire) qui affirme fondamentalement une
indiffrenciation ethnoculturelle au moins dans la vie publique et parfois
galement dans la vie prive ; on pense ici des nations comme la France
(pour ce qui est de lespace public), lItalie, le Japon ou la Russie. Il y a, en
troisime lieu, le paradigme de ce que jappelle la bi- ou multipolarit.
Cest le cas de socits constitues de deux ou quelques groupements ou
sous-ensembles nationaux parfois reconnus officiellement comme tels et
assortis dune sorte de permanence. Des tats-Nations comme la
Malaisie, la Bolivie, la Belgique, la Suisse et lIrlande du Nord (en fait,
tous les tats plurinationaux qui se reconnaissent comme tels12) relvent
de ce paradigme.
Le quatrime paradigme est celui de la dualit. On le retrouve l o la
diversit est pense et gre sur la base dun rapport entre des minorits
issues dune immigration rcente ou ancienne et une majorit culturelle
quon peut qualifier de fondatrice. Arrtons-nous un instant sur ce dernier
concept. Je qualifie de fondatrice toute culture rsultant de lhistoire dune
collectivit qui a occup un espace depuis longtemps (un sicle, quelques
sicles ou quelques millnaires), qui a constitu un territoire ou un
habitat (ce que certains gographes appellent une territorialit ) dans
12 Voir notamment Alain-G Gagnon, Au-del de la nation unificatrice : Plaidoyer pour le
fdralisme multinational, Generalitat de Catalunya, Departament dinterior, Relacions
Institucionals i Participaci, Barcelona, 2007.
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 403
lequel elle se reconnat ; qui a labor une identit et un imaginaire
exprims dans une langue, des traditions et des institutions ; qui a
dvelopp une solidarit et une appartenance ; et qui nourrit un
sentiment de continuit mis en forme dans une mmoire. Dans une
socit donne, des minorits tablies depuis longtemps peuvent donc
galement dtenir le statut de culture fondatrice. Au Qubec, pensons aux
communauts autochtones, dont la fondation est plus ancienne que celle
de la culture majoritaire, ou la population anglophone13.
Sauf exception, les majorits culturelles sont des cultures fondatrices,
mais comme il arrive toujours, elles nont cess dincorporer au fil du
temps dimportants apports qui se sont fondus au filon initial en le
transformant. Sous leffet des migrations et des relations interculturelles,
la ralit que recouvrent ces notions est donc fondamentalement
mouvante et dynamique, mme si le discours dominant tend gommer ce
caractre. Comme nous le verrons plus loin, dautres facteurs font en sorte
que la notion de majorit culturelle peut hberger des contenus diversifis
et mallables.
Au passage, on notera que jvite dutiliser les concepts de groupe
ethnique ou de communaut culturelle . Ces concepts supposent en
effet un degr de structuration qui existe peu frquemment dans la
ralit. Dans cet esprit, la notion de minorit doit tre entendue dans un
sens trs gnral pour dsigner un foyer culturel ou une vie
communautaire spcifique qui se dploie en coexistence avec la culture
majoritaire et dont les frontires sont souvent trs floues.
La dualit majorit/minorits acquiert donc le statut dun paradigme,
du fait que, dans une nation donne, elle peut en venir structurer la
rflexion et les dbats sur la diversit. Elle sy manifeste alors sous la
forme dune dichotomie ou dun clivage Eux/Nous plus ou moins prononc.
Je prcise aussi que le paradigme de la dualit ne cre pas le clivage
Eux/Nous ; il y trouve plutt son point de dpart, son ancrage. Si, pour
quelque raison, on veut rcuser ce paradigme dans une nation donne, il
sera donc plus avis de sen prendre aux facteurs qui lui ont donn
naissance et qui le perptuent. Jajoute que la grande majorit des nations
dOccident (incluant le Qubec) me semblent oprer prsentement sous ce
paradigme.
Le cinquime paradigme est celui de la mixit. Il est fond sur lide
que, grce au mtissage, la diversit ethnoculturelle de la nation va
progressivement se rsorber pour donner naissance une nouvelle
13 On aura not que le qualificatif de fondatrice rfre moins un peuplement ou un
acte initial qu un processus tal dans le temps. Ce processus saccompagne
invitablement dun effet structurant sur la culture dune socit.
sy
rattachent
(tels que
404 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
culture, diffrente de ses lments constitutifs. On retrouve ce paradigme
principalement en Amrique latine, notamment au Brsil et au Mexique.
Jajoute trois autres prcisions ce sujet. Les paradigmes constituent
le premier niveau danalyse de la diversit ethnoculturelle. Les diffrents
modles qui
le multiculturalisme,
linterculturalisme, le melting pot, lhyphenation, le rpublicanisme,
lassimilationnisme, le consociationnisme, etc.14) sont le deuxime niveau.
Le troisime est celui de la structure ethnoculturelle concrte des
populations, telle quelle se rvle la lumire des donnes empiriques
(statistiques de recensement et relevs monographiques) sur lorigine
ethnique, la langue, la religion et la spatialisation (concentrations
gographiques, ghettos et amalgames).
Je signale aussi que les paradigmes, tout comme les modles,
procdent dun choix collectif, souvent codifi dans des documents officiels.
Ainsi, on connat plusieurs exemples de nations qui ont chang de
paradigmes au cours des dernires dcennies. Dans les annes 1960-1970,
le Canada et lAustralie sont passs du paradigme de lhomognit
celui de la diversit pendant que le Qubec abandonnait le paradigme de
lhomognit pour celui de la dualit. De mme, on pourrait dire que
lAngleterre parat actuellement sloigner du paradigme de la diversit15
et quon assiste prsentement au Qubec une tentative visant
introduire des lments de non-diffrenciation
la rpublicaine
(mouvement contre les accommodements, contre le port de signes
religieux dans les instances de ltat, etc.).
Notons enfin quun paradigme peut accueillir plus dun modle et
parfois des modles assez diffrents, comme on le voit notamment au
Canada et aux tats-Unis (diversit) ou en France et en Italie
(homognit). Le cas de figure le plus simple est videmment celui dune
nation qui adhre un seul paradigme (ou un paradigme prdominant).
Toutefois, on ne doit pas carter les cas de nations o le dbat public est
plus clat et qui souscrivent simultanment deux ou trois paradigmes
en comptition. De ce point de vue, les tats-Unis se distinguent. Le
paradigme de la diversit y prvaut nettement dans lensemble, la nation
y tant dfinie comme fonde sur quelques idaux universels capables
14 Je ne fais pas mention du fdralisme, car cette notion me parat rfrer dabord un
mode de rpartition des pouvoirs politiques entre diverses entits nationales ou autres,
plutt qu un modle proprement dit de gestion ou de prise en charge de la ralit
ethnoculturelle.
15 Ainsi, un important courant dides tend prsentement accrditer une vision dualiste
de la nation. Voir par ex David Goodhart, Progressive Nationalism: Citizenship and the
Left, Londres, Demos, 2006. Voir aussi la revue Prospect dont il est le directeur-
fondateur.
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 405
daccueillir la plus grande diversit qui soit. Toutefois, on y voit bien se
manifester prsentement deux autres paradigmes, soit celui de la dualit
(la culture mainstream face celle de minorits perues comme
rfractaires lintgration) et celui de lassimilation (discours du melting
pot ). De ce point de vue, le cas du Brsil attire galement lattention
dans la mesure o le schma de la mixit qui y prdomine (appuy sur le
grand mythe de la dmocratie raciale) fait galement place au paradigme
de la diversit aussi bien que de lhomognit. Dans ce cas, le discours
officiel et le dbat public rappellent souvent la non-diffrenciation de cette
nation en termes de races, mais ils se montrent en mme temps trs
informs de la diversit ethnoculturelle.
Pour le reste, on retiendra surtout quil ny a pas de relation linaire
entre les trois niveaux danalyse. On ne peut pas supposer que ce qui se
passe un niveau est dict par ce quil advient dans les deux autres.
Certes, on imaginerait mal des pays comme la Belgique ou la Suisse
adhrer au paradigme de lhomognit. Nanmoins, il peut exister
parfois des disparits assez importantes entre la ralit ethnoculturelle
dune nation et le schma gnral travers lequel elle se pense (les
exemples de la France et de lItalie viennent lesprit).
III. Spcificits de linterculturalisme
Je mentionnerai sept points principaux qui me paraissent caractriser
linterculturalisme et le distinguer des autres modles de prise en charge
de la diversit. Il est noter que lexpos devrait normalement faire tat
de deux grandes dimensions du modle. Lune, socitale, renvoie
lchelle macrosociale, soit la problmatique gnrale des relations
interculturelles et de lintgration dune socit. Lautre dimension est
celle de linterculturalit. Elle renvoie lchelle microsociale, celle du
voisinage, des relations communautaires et de la vie quotidienne des
institutions (cole, hpitaux, milieux de travail, etc.). Toutefois, lattention
sera centre principalement sur la premire dimension, priorit tant
donne la dfinition des principes et des fondements du modle.
A. Une dualit majorit/minorits
En tout premier lieu, comme modle global dintgration dune socit,
linterculturalisme prend forme principalement dans le paradigme de la
dualit16. Un des traits inhrents ce paradigme est la conscience vive du
16 Tel quindiqu prcdemment, ce modle peut galement sappliquer au sein du
paradigme de la (bi-)pluripolarit. Je vais toutefois restreindre ma rflexion au
paradigme de la dualit.
406 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
rapport majorit/minorits et la tension qui lui est associe. Plus
prcisment, cest linquitude que peut ressentir la majorit culturelle
face aux minorits. Il arrive que la diversit reprsente par les cultures
minoritaires inspire au groupe majoritaire le sentiment plus ou moins
aigu dune menace non seulement pour ses droits, mais aussi pour ses
valeurs, ses traditions, sa langue, sa mmoire et son identit. Ce
sentiment peut se nourrir de divers motifs. Par exemple, en Angleterre,
aux tats-Unis et dans bien dautres pays, llment terroriste est
prsentement une cause premire de proccupation. Au Qubec, une
source importante dinquitude tient au fait que la majorit culturelle
francophone est elle-mme une minorit fragile dans lenvironnement
nord-amricain (elle y reprsente deux pour cent de la population).
Souvent aussi, le malaise est aliment par le fait dune minorit
ethnoculturelle dmographiquement importante qui est perue comme
hostile aux valeurs et aux traditions du groupe majoritaire et comme
rfractaire lintgration (ce qui peut arriver effectivement quand cette
minorit craint elle-mme pour ses valeurs et pour sa culture). Le malaise
peut galement natre du fait que, dans une nation donne, la culture
fondatrice vit une priode dinstabilit ou traverse une crise quelconque.
Quoi quil en soit, il sensuit que la dualit risque alors dtre vcue
comme
les groupes
minoritaires, pour des raisons videntes, nourrissent eux-mmes un
sentiment dincertitude pour leur avenir. Enfin, il y a des nations au sein
desquelles la dualit est le fait dun accord durable, forg dans lhistoire
entre deux groupes, lun majoritaire, lautre minoritaire.
Indpendamment des sources auxquelles elle salimente, cette
inscurit et la mfiance rciproque qui peut en dcouler conduisent
perptuer la dualit Eux/Nous. Or, tel que mentionn ci-dessus,
linterculturalisme invite assurer un avenir autant la culture
majoritaire quaux cultures minoritaires. De ce point de vue, il est
essentiellement une recherche de conciliation. Il vise articuler, sous
larbitrage du droit, la tension entre continuit et diversit, savoir la
continuit de
la diversit apporte par
limmigration ancienne ou rcente17. En ce sens,
je dirais que
linterculturalisme entend conjuguer la culture en tant que racines et en
tant que rencontres. Cela dit, cette tension qui sous-tend la dualit peut
tre corrosive et donner lieu la cration de strotypes, des
comportements de rejet ou dexclusion et diverses formes de
17 On notera que cette tension traverse toute lhistoire du Qubec depuis la seconde moiti
du dix-huitime sicle, soit avec le dbut du rgime britannique : dune part,
reproduction de la culture francophone et rsistance lassimilation, dautre part,
intgration dimmigrants, assortie, il faut le dire, de diverses formes dexclusion
ethnoculturelle (Autochtones, Juifs, Noirs, etc.).
la conjugaison de deux
inscurits puisque
la culture fondatrice et
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 407
discrimination de la part du groupe majoritaire. Elle peut aussi tre vcue
comme positive, comme un rappel constant la vigilance, au dialogue et
aux ncessaires ajustements concerts. Cest le dfi principal de
linterculturalisme : attnuer au maximum le rapport Eux/Nous plutt
que lenvenimer.
Les remarques qui prcdent appellent quelques avertissements :
1. Il faut se garder dune vision rductrice qui reprsenterait le
clivage majorit/minorits comme une opposition entre une
majorit homogne et des minorits htrognes. Quand on y
regarde de prs, on se rend compte quau-del de la langue
commune et de nombreux symboles partags, dimportants
lments de diversit se retrouvent presque toujours au cur
mme du noyau majoritaire (diffrences au plan de la morale et
des croyances, clivages idologiques, coupures gnrationnelles,
divisions sociales, identits rgionales et le reste). Pour cette
raison, il semblerait plus juste de parler dun clivage entre
deux types de diversit. Il reste que, sous leffet de la menace
ressentie, le groupe majoritaire tend souvent ragir en
gommant dimportantes facettes de sa propre diversit. Cest
un phnomne dont on peut observer des manifestations dans
les dbats en cours au Qubec et ailleurs en Occident.
2. On doit aussi viter de concevoir la dualit majorit/minorits
comme un ensemble fig. Si la structure duelle est durable, les
contenus des deux composantes, le contexte ainsi que les
modalits de leur articulation changent sans cesse (do
lutilit de ne pas figer dans une acception trop troite les
notions de majorit et de minorits). Encore une fois, ce
caractre dynamique ne transpire pas toujours des dbats.
Ainsi, dune conjoncture lautre, la majorit culturelle peut se
contracter, se dilater et se recomposer au gr des enjeux de
lheure et en fonction des stratgies du discours. Au Qubec, si
on sen remet aux perceptions les plus courantes, on pourrait
dire que la majorit culturelle regroupe dans son acception la
plus troite
les
Francophones dits de souche , ceux qui parlent au nom de ce
que jai appel ci-dessus la culture fondatrice18. Dans son
acception
lensemble des
Francophones de naissance et parfois mme lensemble de la
le plus militant parmi
le segment
la plus
large, elle recouvre
18 Cest principalement parmi ces derniers que sest exprim, au cours des audiences de la
Commission Bouchard-Taylor, un vif sentiment dinquitude pour la survie de ce quon
appelait notre culture ou nos valeurs . Cela dit, dautres groupes ont galement
exprim un malaise, notamment lgard des accommodements raisonnables.
408 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
socit hte, lorsquon met par exemple en rapport des valeurs
universelles partages par tous les Qubcois (galit homme-
femme, sparation de ltat et des glises, etc.) avec les
valeurs quon associe certains immigrants. Dans ce dernier
cas, la majorit culturelle exde donc la population ou la
majorit francophone19. Ces prcisions invitent une grande
vigilance dans lanalyse du dbat public.
intervenants
3. Il arrive aussi que la majorit invoque dans les dbats et
dont divers
les porte-parole
autoproclams soit bien thorique, sinon imaginaire. Quoi quil
en soit, on reste dans le paradigme de la dualit avec sa
dichotomie majorit/minorits (et cela jusqu ce que le dbat
public
lui-mme se reconvertisse ventuellement pour
sinscrire dans un autre paradigme).
se
font
4. Le sentiment de menace ou dinscurit quprouve la majorit
face aux minorits doit toujours tre considr avec un il
critique. On connat trop dexemples de majorits qui ont fait
de leurs minorits un bouc missaire parce quelles se
croyaient impuissantes agir sur les vraies causes de leurs
infortunes. Pour les nations dOccident prsentement assaillies
de divers cts (les nombreuses incertitudes lies la
mondialisation, la monte dun nouvel individualisme et
lrosion du lien social, lendettement et laffaiblissement des
tats, le vieillissement des populations, la prcarit des
emplois, etc.),
il peut tre tentant de dtourner vers
limmigrant ou le minoritaire les effets dun malaise qui tient
dabord des bouleversements fondamentaux lchelle
plantaire.
Dans le cadre qubcois, le sentiment dinscurit se nourrit aussi de
la prsence grandissante des immigrants et des minorits culturelles, trs
largement concentre dans la rgion de Montral. Ce sentiment me parat
fond dans la mesure o il exprime la fragilit de la francophonie
qubcoise en Amrique, accentue par la mondialisation et par
lincertaine francisation des immigrants. Il me semble fond galement
dans la mesure o il affirme limportance de sauvegarder des valeurs
fondamentales comme lgalit homme-femme et la sparation des glises
et de ltat. Enfin, il saccentue du fait que la question nationale demeure
non rsolue, quelle semble mme glisser vers une impasse. Cela dit, il sy
mle incontestablement, chez quelques intervenants dans le dbat public,
19 Pensons, par exemple, aux femmes dorigine arabe qui plaident en faveur de la lacit et
de lgalit homme-femme.
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 409
un dsir de consacrer formellement le statut prdominant de la culture
fondatrice et de donner cette prsance une conscration juridique. Les
lments (incontestables) de fragilit de la francophonie qubcoise ne me
semblent pas justifier une mesure aussi radicale qui instaurerait a priori
un rgime dingalit entre citoyens20.
continents
comme des autres
5. On peroit ici un risque potentiel associ au paradigme de la
dualit. En reconnaissant lexistence et les intrts lgitimes
dune majorit, ce paradigme peut en venir non pas attnuer,
mais exacerber le clivage Eux/Nous en ouvrant un espace
pour les tendances dominatrices des groupes majoritaires,
dont les expressions sont bien visibles dans lhistoire de
lOccident
(xnophobie,
exclusion, discrimination, etc.). Pour cette raison, il importe au
plus haut point dinscrire dans le paradigme de la dualit une
orientation fermement pluraliste et des mcanismes de
correction, faute de quoi on risque de verser dans lethnicisme
(empitement sur les droits dautrui au nom de motifs
irrecevables)21. En rsum, linterculturalisme reconnat le
statut de la majorit culturelle (sa lgitimit, le droit de
perptuer ses traditions, ses valeurs, son hritage et le droit de
se mobiliser pour assurer son dveloppement) tout en
lencadrant afin de rduire les risques de dbordements
auxquels sont sujets toutes les majorits lgard de leurs
minorits, comme
lhistoire ancienne et rcente nous
lenseigne.
20 Les tenants de cette ide semblent oublier, par exemple, que la majorit francophone
contrle prsentement la plupart des grandes institutions publiques et prives, ce qui se
traduit notamment par une forte sous-reprsentation des autres citoyens dans les
emplois de la fonction publique ou parapublique. Par ailleurs, le Qubec ntant pas
souverain politiquement, sa capacit agir collectivement demeure restreinte, mais il
ne dispose pas moins dune marge de manuvre importante pour lgifrer en matire
culturelle.
21 Voir Bouchard, Nation, supra note 8 la p 30. ce sujet, dautres auteurs parlent
d ethnocratie ou de majoritarianisme . Voir respectivement Oren Yiftachel,
Ethnicity: The Politics of Judaizing Israel/Palestine (1999) 6 : 3 Constellations ;
Pathik Pathak, The Rise of the Majoity , The Journal [Edinburgh] (2 octobre 2008),
en ligne : The Journal
ancienne ; elle rfre traditionnellement un systme qui accorde aux majorits des
privilges excessifs.
410 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
intercommunautaires.
B. Une dynamique dinteractions
Le deuxime attribut dont il faut faire tat au titre de loriginalit de
linterculturalisme est que tout en prconisant le respect de la diversit, le
modle favorise les interactions, les changes, les rapprochements et les
initiatives
la voie des
ngociations et des ajustements mutuels, mais dans le strict respect des
valeurs fondamentales de la socit daccueil, inscrites dans les lois ou
dans les textes constitutionnels, tout en tenant compte galement des
valeurs dites communes faisant partie dune culture publique partage.
Un esprit de conciliation, dquilibre et de rciprocit prside donc la
dynamique des
cur de
linterculturalisme.
Il privilgie donc
interactions,
laquelle se
trouve au
C. Les pratiques dharmonisation : une responsabilit citoyenne
Tout cela fait appel une vritable culture des interactions et des
ajustements mutuels comme condition de lintgration. Cest pourquoi
linterculturalisme tend lensemble des citoyens la responsabilit des
relations interculturelles dans la vie quotidienne, tout particulirement la
gestion des situations dincompatibilit qui surviennent invitablement au
sein des institutions ou dans le cadre communautaire. Il revient chaque
citoyen plac en situation dinterculturalit de contribuer aux ajustements
et aux accommodements mutuels. Les tribunaux conservent videmment
leur indispensable fonction, mais en dernier recours seulement, lorsque
laction citoyenne a chou rsoudre les dsaccords. Il sensuit aussi
quau-del des politiques de ltat, linterculturalisme encourage
lchelle microsociale les initiatives cratrices des individus et des
groupes. Dans lensemble, on peut donc identifier quatre avenues daction
correspondant autant de catgories dacteurs : a) le systme juridique ;
b) ltat et ses ramifications ; c) les institutions et organisations civiles ; d)
et les individus et les groupes dans leurs milieux de vie et de travail.
Une telle conception suppose toutefois lexistence dune culture ou
dune thique de lchange et de la ngociation, ce qui peut sembler
idaliste. Pourtant, et cest l un constat important de la Commission que
jai coprside, une telle culture existe dj dans une grande partie de la
population qubcoise. Nous avons pu la voir en action dans la vie
quotidienne des institutions (notamment dans la sphre de lducation et
celle de la sant), tout comme au sein des centaines de groupes qui se sont
forms depuis quelques annes en rgions comme en mtropole pour
uvrer laccueil et lintgration socioconomique des immigrants. De
nombreux conseils municipaux, mme dans le monde rural, ont aussi mis
en uvre des politiques pour attirer et intgrer les nouveaux venus.
Toutefois, ces efforts doivent videmment tre prolongs et amplifis avec
le soutien de ltat qui doit veiller mettre en place tout un rseau
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 411
dagents, de lieux et de canaux de communication qui encourage les
rapprochements, la connaissance mutuelle et lintgration.
D. Intgration et identit
les risques de
(individuelle, communautaire,
loppos des orientations dites communautaristes et par souci de
contrer
fragmentation ordinairement associs au
multiculturalisme, linterculturalisme vise une forte intgration des
diverses traditions culturelles en prsence. Une prcision simpose ce
sujet. En accord avec la conception sociologique la plus largement admise,
la notion dintgration dsigne lensemble des mcanismes et processus
darticulation (ou dinsertion) grce auxquels se constitue le lien social,
ciment par des fondements symboliques et fonctionnels. Ces mcanismes
et processus engagent tous les citoyens (anciens et nouveaux), oprent
diverses chelles
institutionnelle et
tatique) et suivent plusieurs dimensions (conomique, sociale, culturelle,
etc.). Il va sans dire quau plan culturel proprement dit, le concept
dintgration est dpourvu de toute connotation assimilatrice. Nanmoins,
dans le cours des controverses rcentes en Europe, il en est venu parfois
acqurir une connotation de ce genre. Pour viter toute confusion, on
pourrait parler dintgrationnisme pour dsigner ces formes dintgration
non respectueuses de la diversit.
Dans cet esprit, linterculturalisme prconise un type particulier de
pluralisme que je qualifie dintgrateur. Cest un troisime trait qui le
caractrise. Une culture majoritaire qui se sent menace par ses
minorits prouve le besoin soit de les assimiler (ce qui prsage une sortie
de la dualit), soit de les intgrer (cest ce dernier parti que le Qubec a
jusquici adopt). Elle craint
tout ce qui est
fragmentation, ghettosation ou marginalisation. Cest encore plus vrai
lorsque cette culture majoritaire est elle-mme une minorit fragile
lchelle continentale, comme cest le cas de la francophonie qubcoise.
Voil un impratif qui conditionne toute la rflexion sur lapproche de la
ralit ethnoculturelle au Qubec. Il fait voir limportance quil faut
attacher lintgration des minorits et des immigrants afin de renforcer
la majorit francophone et dassurer son avenir. Des mesures qui iraient
lencontre de la diversit (comme celles qui sont actuellement proposes
au titre dune lacit rpublicaine) tendraient accrotre le risque de
marginalisation et de fragmentation, deux traits que lon associe
justement au multiculturalisme et qui motivent son rejet. Lide centrale
ici est que, la francophonie qubcoise se trouvant prsentement dans une
situation trs difficile, elle doit viter de creuser en son sein des clivages
durables ; elle doit plutt semployer se faire des allis dont elle a bien
instinctivement
412 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
besoin parmi les immigrants et les minorits culturelles. Toute recherche
dun modle gnral doit incorporer cette donne fondamentale22.
Par ailleurs, toujours dans le cadre qubcois, on ne peut faire
abstraction de plus de deux sicles de lutte pour la survie dans un
contexte marqu par le poids dfavorable du nombre, par un rapport de
pouvoir ingal et par diverses tentatives dassimilation de la part dune
autorit coloniale. La mmoire qui en a rsult est naturellement
porteuse dinscurit. Elle vhicule aussi un rappel constant la
vigilance. Les plaidoyers qui se font entendre prsentement en faveur de
lidentit qubcoise francophone (et parfois lencontre des supposs
excs du pluralisme) en sont une manifestation. Ils ne peuvent pas tre
ignors.
Linterculturalisme plaide donc en faveur de lintgration, ce qui
permet de mieux voir la ncessit des interactions et des rapprochements.
Ramene lessentiel, largumentation est simple : le meilleur moyen de
contrer le malaise quon peut prouver devant ltranger nest pas de le
garder distance, mais de sen rapprocher de faon dtruire les
strotypes et faciliter son insertion dans la socit hte. En dautres
mots, lexclusion nest pas seulement reprhensible sur un plan moral ou
lgal, elle lest galement dun point de vue sociologique.
Toutefois, linterculturalisme nest pas un carcan. Il laisse certains
groupements ethno-religieux la facult de se constituer en petites
communauts qui, tout en respectant la loi, entretiennent des rapports
plus distants avec la socit. De plus, il laisse videmment toute latitude
aux personnes qui le dsirent de se dfinir dabord et avant tout comme
citoyens qubcois, relguant ainsi larrire-plan leur appartenance ou
leur identification leur groupe ou culture dorigine.
Sur un autre plan qui est souvent nglig, il va de soi que linsertion
conomique et sociale doit aller de pair avec lintgration culturelle. Elle
en est mme une condition premire23. Ainsi, cest par laccs aux grands
rseaux sociaux que peuvent se faire les interactions et la diffusion
culturelle (valeurs, normes, etc.). Pour cette raison et pour dautres qui
relvent de la justice sociale la plus lmentaire, il faut dplorer que les
dbats actuels sur lintgration des immigrants naccordent pas cette
22 Que proposent au juste les opposants linterculturalisme sur cette question ?
Comment, par exemple, entendent-ils rsoudre lantinomie que constitueraient le rejet
du pluralisme (tel que dfini ici) et limpratif dintgration ? Quelles mesures
envisagent-ils pour faire en sorte que les immigrants et les membres des minorits
culturelles deviennent des allis, voire des porteurs de la francophonie qubcoise ?
23 Sur ce sujet qui mriterait de longs dveloppements, voir Bouchard et Taylor, Rapport,
supra note 3 au ch XI. Voir aussi Serge Weber, Comprendre la mobilit, rinterroger
lintgration [2009] Projet (4e) 58.
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 413
dimension lattention quelle mriterait. Au Qubec comme ailleurs,
laccs lemploi est la sphre la plus susceptible dtre affecte par les
pratiques discriminatoires. Une ngligence prolonge de ce ct peut
entraner long terme dimportants cots sociaux, comme on a pu le voir
rcemment dans divers pays dEurope.
E. Des lments de prsance ad hoc la culture majoritaire
Lintgration culturelle est le lieu dune cinquime caractristique qui
mrite dtre commente plus longuement. Tout en recherchant une
articulation quitable entre continuit et diversit, linterculturalisme
invite reconnatre certains lments de prsance ad hoc (ou
contextuelle) la culture majoritaire. Je dis bien ad hoc , car il est hors
de question de formaliser ou driger en rgle gnrale de droit cette
disposition, ce qui conduirait crer deux classes de citoyens. En cela,
linterculturalisme se distingue de certains rgimes rpublicains qui,
directement ou non, sous prtexte duniversalisme, octroient une
prsance systmatique, a priori, ce que jappelle la culture majoritaire
ou fondatrice. Pareille disposition, qui tablit une hirarchisation
formelle, ouvre la porte des abus de pouvoir. Cela dit, je crois qu la
condition den circonscrire soigneusement la nature et ltendue, le
principe de la prsance ad hoc peut viter les excs ethnicistes tout en
accordant des avantages ou des protections la culture majoritaire.
Ce principe me parat se justifier de diverses faons. La premire
dcoule de ce que jappelle largument identitaire. Afin de prserver
lhritage culturel et symbolique qui sert de fondement son identit et
qui contribue assurer sa continuit, le groupe majoritaire peut
lgitimement revendiquer des lments de prsance contextuelle fonds
sur son anciennet ou son histoire. Cette revendication, tel que mentionn
dj, est encore plus fonde lorsque la majorit culturelle est elle-mme
une minorit dans son environnement continental. Comme nous le
verrons, il est toutefois difficile, dans labstrait, dtablir exactement la
porte de ces lments, celle-ci devant plutt se prciser dans des
situations concrtes qui relvent toujours dun dbat dmocratique et
dune ngociation arbitre par la Charte des droits et liberts de la
personne24. Il arrive cependant que, dans certaines conditions, des
lments de prsance puissent tre rigs en droits ou en lois ; mais
largumentation doit alors faire valoir des motifs suprieurs (pensons la
loi 101 sur la langue franaise au Qubec25, qui tait ncessaire la survie
de la culture francophone et dont les objectifs ainsi que les dispositions
24 LRQ c C-12 [Charte des droits et liberts].
25 Charte de la langue franaise, LRQ c C-11.
414 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
principales ont t reconnus comme lgitimes par la Cour suprme du
Canada).
Quoi quil en soit, on constate qu des degrs divers, ces lments de
prsance saffirment concrtement dans toutes les socits, mme les
plus librales (ou les plus civiques ), en vertu de forces difficilement
rpressibles. Cest un deuxime argument, dordre historique ou
coutumier. De nombreux intellectuels, libraux et autres, ont en effet
dmontr ou reconnu que la neutralit culturelle des tats-Nations (ou
plus exactement des majorits qui les contrlent), souhaite ou proclame
en principe, nexiste pas dans la ralit, certains auteurs soutenant quelle
est impossible. Cette marge de non-neutralit est alors admise comme une
sorte de fatalit. Pour dautres, elle savre utile et mme ncessaire. Par
exemple, elle permet de consolider lidentit nationale considre la fois
comme source de solidarit et comme fondement de la participation
responsable des citoyens et de la justice sociale26.
Sont vises ici certaines initiatives ou politiques visant prserver la
culture dite nationale, dont on sait quelle est en grande partie celle de la
majorit. Ces initiatives ont pour effet de favoriser la religion de la
majorit, sa langue, lune ou lautre de ses institutions ou traditions, cela
au nom de lanciennet ou de la continuit27. Jinclus ce qui prcde la
26 Ce sujet mriterait videmment de plus amples dveloppements. Je dois cependant me
limiter renvoyer le lecteur quelques rfrences. Voir notamment Alain Dieckhoff, La
notion dans tous ses tats : Les identits nationales en mouvement, Paris, Flammarion,
2000, ch III ; Iris Marion Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton (NJ),
Princeton University Press, 1990 ; Will Kymlicka, Nation-building and Minority
Rights: Comparing West and East (2000) 26 : 2 JEMS 183 ; Andr Lecours et
Genevive Nootens, Comprendre le nationalisme majoritaire dans Alain-G Ganon,
Genevive Nootens et Andr Lecours, dir, Les Nationalismes majoritaires contempo-
rains : identit, mmoire, pouvoir, Montral, Qubec Amrique, 2007, 19 ; Bernard
Yack, The Myth of the Civil Nation dans Ronald Beiner, dir, Theorizing National-
ism, Albany (NY), State University of New York Press, 1999, 103 ; Tariq Modood,
Multiculturalism, Securalism and the State (1998) 1 : 3 CRISPP 79 ; David Miller,
On Nationality, Oxford, Clarendon Press, 1995 ; David Miller, Reasonable Partiality
Towards Compatriots (2005) 8 : 1-2 Ethical Theory & Moral Practice 63 ; Philippe Van
Parijs, dir, Cultural Diversity versus Economic Solidarity: Proceeding of the Seventh
Francqui Colloquium, Brussels, 28 February – 1 March 2003, Bruxelles, De Boeck,
2004 ; Vicki Spencer, Language, History and the Nation: An Historical Approach to
Evaluating Language and Cultural Claims (2008) 14 : 2 Nations and Nationalism 241.
Voir aussi la rflexion de Daniel Weinstock qui plaide pour un tat aussi
culturellement neutre que possible : Daniel Weinstock, La neutralit de ltat en
matire culturelle est-elle possible ? dans Ronan Le Coadic, dir, Identits et
dmocratie. Diversit culturelle et mondialisation : repenser la dmocratie, Rennes,
Presses Universitaires de Rennes, 2003, 365 la p 380.
27 Rappelons que mme le Canada, donn comme un modle de nation dmocratique et
civique , clbre des symboles monarchiques et a inscrit en 1982 dans le prambule
de sa constitution une rfrence la suprmatie de Dieu.
la solidarit
familiale dans
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 415
la sgrgation,
possibilit pour une culture majoritaire daffirmer une sensibilit
particulire une ou quelques valeurs universelles parmi toutes celles
auxquelles elle souscrit par ailleurs : on pense lgalit homme-femme
au Qubec, la libert individuelle aux tats-Unis, lgalit raciale l o
svit
les socits
mditerrarennes, lgalit sociale dans les pays scandinaves, etc. Cest
prcisment dans cet esprit que le Rapport de la Commission Bouchard-
Taylor nonce que : [d]ans le secteur des soins de sant comme dans tous
les services publics, cette valeur [dgalit homme-femme] disqualifie, en
principe, toutes les demandes [daccommodement] ayant pour effet
daccorder la femme un statut infrieur celui de lhomme 28.
En fait, sans quil ne fasse jamais lobjet dune mise en forme thorique
ou normative, le principe des lments de prsance ad hoc occupe une
place importante dans le fonctionnement des socits dmocratiques. Les
rgimes de lacit en fournissent un exemple loquent. Au-del des grands
principes, valeurs, normes et droits qui les fondent, les systmes de lacit
intgrent ordinairement de nombreux lments contextuels et historiques
ainsi que des choix politiques et sociaux propres chaque socit. On peut
soutenir que tout rgime de lacit est un agencement de quatre principes
ou valeurs constitutives, savoir la libert de croyance ou de conscience
de chaque personne (ce qui inclut les visions du monde), lgalit morale
des citoyens, la sparation ou lautonomie rciproque de ltat et de
lglise, et la neutralit de ltat en matire de croyances, de religions ou
de visions du monde29. Mais ces quatre composantes sen ajoute une
autre, savoir les valeurs traditionnelles et les coutumes de la culture
majoritaire. Peu formalise, cette composante est nanmoins assez
puissante pour bnficier parfois dune prsance sur les autres, ce qui
survient notamment quand elle est en confrontation avec la neutralit de
ltat et/ou la libert morale des personnes. Par exemple, cest au nom des
valeurs traditionnelles (et plus prcisment du patrimoine historique )
quen mai 2008, lAssemble nationale du Qubec sest prononce
unanimement en faveur du maintien dun crucifix au-dessus du sige du
Prsident de lAssemble, et ce, en dpit de la rgle de la neutralit
religieuse de ltat et de la rgle de sparation de la religion et de ltat30.
28 Bouchard et Taylor, Rapport, supra note 3 la p 20.
29 Voir ibid, ch VIII.
30 Pour plusieurs (dont je suis), il sagit l cependant dune disposition abusive de
largument historique : si ltat qubcois est laque, comme on se plat le dire, on
sattendrait ce que ce caractre se reflte dans le lieu mme qui en est lenceinte. On
peut toutefois citer bien dautres exemples qui font avec raison lunanimit : les
funrailles nationales de chefs dtats laques clbres dans une glise catholique, les
symboles de ftes chrtiennes (Nol notamment) sur les places ou dans les difices
416 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Dune certaine faon, il y a peu de neuf dans ma proposition. Ce que
jajoute, cest une volont de prendre acte de ces formes de prsance ad
hoc et de les considrer de front pour arriver en clarifier la fois le
statut, la porte et les limites plutt que de les repousser en marge comme
sils taient accidentels ou accessoires. Ce deuxime argument table donc
principalement sur le fait dune pratique institue, gnralise et
invitable, utile mme, sinon ncessaire, dans les socits les plus
dmocratiques.
Dans une perspective gnrale, et cest le troisime argument, cette
pratique peut tre considre comme une sorte daccommodement que les
minorits reconnaissent aux majorits, mais qui demeure soumise au
dbat. Nous sommes bien ici dans lesprit de linterculturalisme qui
prconise une logique dharmonisation au moyen dajustements mutuels,
selon un principe de rciprocit. Sous ce rapport, une leon importante se
dgage de lexprience qubcoise rcente. La principale critique formule
contre le Rapport de la Commission Bouchard-Taylor est venue du ct de
la majorit francophone. Dans lesprit de plusieurs, le Rapport accordait
beaucoup aux minorits et aux immigrants, mais trs peu la majorit ;
on rappelait avec force qutant elle aussi une minorit, la francophonie
qubcoise a galement besoin de protections, do la ncessit dun
quilibre. Or, les lments de prsance ad hoc sinscrivent prcisment
dans cet esprit.
Un quatrime argument, qui mriterait un examen approfondi, est de
nature juridique. De tout temps, le droit reconnat une valeur
lantcdence. On pense au droit danesse (primogniture) et toutes les
formes davantages confrs en vertu de lanciennet. Lexemple le plus
loquent, cet gard, demeure les droits ancestraux reconnus aux
populations autochtones titre de premiers occupants. Sur quels
fondements et dans quelle mesure cette logique peut-elle tre transpose
dans le domaine des rapports interculturels comme fondement dune
prsance ad hoc en faveur des majorits fondatrices ? Il faut de toute
vidence se garder ici de sadonner des extrapolations faciles et abusives
(la situation de la francophonie qubcoise nest videmment pas celle des
cultures autochtones). Le fait mrite cependant notre attention, ne serait-
ce que pour formuler les nuances qui simposent.
publics, le choix trs orient des jours fris, la croix sur le drapeau du Qubec, la
rcitation de prires au dbut des assembles de conseils municipaux, les croix riges
le long des routes rurales, etc. Cest dans le mme esprit quen Italie, prsentement, une
majorit de citoyens entendent maintenir les crucifix aux murs des coles. Pour un
expos plus dtaill sur ce sujet, voir Grard Bouchard, Lacit : la voie qubcoise de
linterculturalisme [ paratre en 2011] [Bouchard, Lacit ].
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 417
Un cinquime argument tient la diversit des cultures et des
identits lchelle plantaire, clbre par lUNESCO comme une source
dinnovation et de crativit, au mme titre que la biodiversit. On sait
que cet organisme en a fait en novembre 2001 une grande priorit, son
initiative recevant lappui de 185 tats31. Mais si lon saccorde sur la
ncessit de prserver la pluralit culturelle cette chelle, les groupes
majoritaires au sein des tats-Nations, en tant que soutiens principaux
des cultures nationales, ne se voient-ils pas investis dune lgitimit,
sinon dune responsabilit spcifique dans la lutte contre les puissants
courants duniformisation ports par la mondialisation ?
Le critre de la prsance contextuelle se justifie dune sixime faon,
cette fois du point de vue de la sociologie. Comme je lai indiqu plus haut,
toute socit a besoin dun fondement symbolique (identit, mmoire, etc.)
pour assurer son quilibre, sa reproduction et son dveloppement, le droit
lui seul (ou les donnes dites civiques) ne suffisant pas remplir cette
fonction. En particulier dans un contexte de tensions, de changements ou
de crises, seule lexistence de repres largement partags, cest–dire
dune culture ou dune
les lments
dappartenance et de solidarit qui sont la base de toute forme de
mobilisation collective pour la poursuite du bien commun. Or, ce dernier
rside au premier chef dans la lutte contre les ingalits, l prcisment
o lidal de lindividualisme libral accuse peut-tre sa plus grande
faiblesse.
Toutes ces conditions ncessitent une continuit qui est assure en
trs grande partie par la culture majoritaire et les valeurs forges dans
son histoire32. Par ailleurs, il ne sagit pas uniquement de cohsion sociale.
Pour quune socit ait prise sur son prsent et son avenir, elle doit se
donner des orientations et des idaux qui tiennent la fois de lhritage et
du projet. Si le second volet est la responsabilit de lensemble des
citoyens, le premier sinscrit principalement dans le parcours de la
majorit fondatrice.
Un dernier argument, dordre pragmatique celui-l, plaide en faveur
de cette thse. Lhistoire ancienne et rcente nous a appris craindre les
minorits lorsquelles sont terrorises ou fanatises de quelque faon.
Mais elle nous a aussi appris craindre tout autant (et peut-tre
davantage) les majorits culturelles qui donnent dans des comportements
identit, rend possibles
31 Voir la Dclaration universelle de lUNESCO sur la diversit culturelle, Doc off
UNESCO, 31e sess, 20e sance plnire (2001). Larticle premier affirme que la diversit
culturelle constitue le patrimoine commun de lhumanit .
32 Cette remarque devrait rassurer ceux et celles qui reprochent linterculturalisme de
ngliger le pass et mme dtouffer la mmoire de la majorit culturelle.
418 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
agressifs lorsquelles se trouvent profondment humilies, injustement
traites et victimises. La sagesse invite tenir compte de cette donne.
Le principe des lments de prsance ad hoc est justement de nature
attnuer chez certaines majorits une angoisse qui peut aisment se
transformer en hostilit, en particulier quand elle est exploite par des
acteurs sociaux ou politiques qui y trouvent un profit quelconque. Par
contre, ce principe dplaira peut-tre aux tenants dun juridisme ou dun
libralisme absolu. Cest le lieu de rappeler qu viser la socit parfaite,
on sme parfois les germes du contraire.
Pour conclure sur ce point, ce serait une erreur que de tenir a priori
toute culture majoritaire pour menaante ou malfaisante. Certaines ont
un remarquable pass douverture et de gnrosit envers les minorits ;
dautres, malgr des circonstances difficiles, ont su laborer et maintenir
une orientation librale. Il arrive souvent aussi que les cultures
dominantes soient le bon relais pour faire avancer la dmocratie et les
droits de la personne33. Le Qubec des annes 1960 et 1970 en est un
exemple loquent : cette priode a t marque la fois par un
nonationalisme intense au sein de la majorit francophone et une
avance spectaculaire des valeurs librales culminant dans ladoption, en
1975, de la Charte des droits et liberts. LEurope du dix-neuvime sicle
montre aussi divers exemples de majorits nationales qui ont fait
prvaloir les valeurs dmocratiques et librales.
Encore une fois, largumentation qui prcde gratigne peut-tre, aux
yeux de certains, le principe de lgalit formelle des droits entre
individus, groupes et cultures. sa dfense, on dira quelle ne fait que
reflter et saccorder avec un tat de fait universel, savoir limpossible
neutralit culturelle des tats-Nations. De mme, elle nous loigne
quelque peu de la vision idale et trs abstraite de la socit comme tant
forme dun ensemble de citoyens parfaitement autonomes, rationnels et
auto-construits. Toutefois, elle nous rapproche de la ralit complexe,
mouvante, omniprsente et imprvisible des dynamiques identitaires et
des alas de la vie politique. La thse des lments de prsance
contextuelle procde donc dune vision plus sociologique et plus raliste du
libralisme.
Ce serait une grave erreur que de sous-estimer le poids ou de nier la
lgitimit des identits collectives. Avec raison, on les dit souvent
arbitrairement construites, parfois mme inventes, mais cela ne les
empche pas dtre vcues comme profondment authentiques par une
grande majorit dindividus qui y trouvent un sens et des repres
33 Voir ce propos David Brown, The Ethnic Majority: Benign or Malign? (2008) 14 : 4
Nations and Nationalism 768.
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 419
fondamentaux. Du coup, elles acquirent une substance qui les soustrait
au procs de larbitraire ou de lartificiel. Largement commandes par
lmotion, elles sont donc peu sympathiques aux esprits trop rationalistes.
Et pourtant, tout comme les mythes34 dont elles se nourrissent, elles
relvent dun mcanisme universel qui traverse lhistoire de toutes les
socits et pse fortement sur lorientation de leur parcours. Imprvisibles
et irrpressibles, elles peuvent sinvestir dans les causes les plus nobles
comme les plus viles ; la responsabilit en incombe aux acteurs sociaux
qui exercent cet gard une responsabilit minente. En tout tat de
cause, elles remplissent des fonctions essentielles dunification, de
scurisation, de stabilisation et de mobilisation.
Sous ce rapport, les dmocraties ont peut-tre une importante leon
apprendre de ce qui sest pass en Russie aprs la chute de lURSS. En
gros, dans ce contexte de transition, les lites librales ont cherch
instaurer de nouvelles valeurs et imprimer une nouvelle direction leur
socit. Cependant, par ngligence ou par souci de rationalisme, elles ont
failli remodeler en consquence lidentitaire russe, en dautres mots,
inscrire leurs idaux dans une identit ou dans des mythes nationaux.
la faveur de diverses circonstances, ce sont les anciens mythes et les
anciennes valeurs issues de la tradition russe, peu sensible la
dmocratie et la libert, qui ont prvalu, contribuant mettre en chec
le programme libral. Il en a rsult le rgime que lon connat : une
gouvernance rude qui fait bon march des droits de la personne35. En
dautres mots,
intgrateur et de
linterculturalisme doit ncessairement prendre en compte la part
dmotion, de non-rationnel qui
imprgne toute socit, et plus
prcisment les puissants mythes36 qui soutiennent toutes les identits
collectives et nationales. On tient peut-tre ici un facteur important
(parmi dautres) dans lexplication du ressac observ rcemment travers
le monde lgard du pluralisme.
la promotion du pluralisme
34 Jutilise le mot dans un sens non normatif, qui est celui de la sociologie, pour dsigner
un type particulier de reprsentations collectives porteuses de valeurs, didaux et de
croyances, qui peuvent tre vrais ou faux, bnfiques ou nfastes une collectivit, et
qui simposent dans toutes les socits en vertu du caractre quasi sacr dont elles sont
lestes. Voir ce sujet Grard Bouchard, Le mythe : Essai de dfinition dans Grard
Bouchard et Bernard Andrs, dir, Mythes et socits des Amriques, Montral, Qubec
Amrique, 2007, 409.
35 Sur ce qui prcde, voir Ytzak Brudny, Mythology, National Identity, and Democracy
in Post-Communist Russia dans Grard Bouchard, dir, Whither National Myth? [
paratre en 2011].
36 Encore une fois, jutilise le mot mythe dans son acception sociologique, dpouille de
toute connotation normative. Voir ce sujet le texte correspondant la note 34.
420 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
Ce serait certes manquer de sagesse que de ne pas cultiver une
mfiance lendroit des dynamiques identitaires qui fondent parfois les
tyrannies de la majorit , mais ce serait une erreur tout aussi grave que
den ignorer les fonctions utiles ou de les condamner a priori. Tout cela
plaide en faveur dun effort de conjugaison ou dintgration de lidentitaire
et du pluralisme. Or cette alliance est possible, comme la montr le
Qubec au cours des dernires dcennies : il ny a pas dincompatibilit
intrinsque entre la continuit et le dveloppement des cultures
majoritaires (ou des cultures nationales) et le droit.
Dans le dbat qubcois sur les relations ethnoculturelles au cours des
dernires annes, divers interlocuteurs se sont employs tablir une
telle polarisation dans le but de discrditer le pluralisme. Selon la vision
quils tentent daccrditer, il y aurait dun ct les dfenseurs de la
majorit et, de lautre, les dfenseurs des droits des minorits, insouciants
des problmes que vit la majorit. Cette opposition nfaste nest pas
fonde et il faut la rcuser. Dans lesprit de linterculturalisme, les deux
impratifs ne sont pas concurrents mais conjoints : il faut rpter que ce
modle nopre pas que dans lintrt des minorits ou des immigrants,
quil doit aussi prendre en compte lintrt de la majorit, dont le dsir
daffirmation et de dveloppement est parfaitement lgitime.
Cela dit, on comprend que le critre de la prsance ad hoc doit tre
balis. Dans le cas contraire, il risque tout simplement de mettre en chec
la pratique des accommodements dont lun des buts, tel quindiqu ci-
dessus, est de protger les minorits contre les dbordements, souvent
involontaires ou inconscients, de la majorit37. Il y a donc ici aussi des
quilibres dlicats ngocier avec prudence et modration. cet gard,
rappelons que dimportantes responsabilits incombent tout groupe
majoritaire, du fait quil contrle largement les institutions de la socit
daccueil. Il lui faut adhrer au principe gnral des droits gaux tous
les citoyens (anciens et nouveaux) et combattre toute forme de
discrimination. Par le biais des institutions quil domine, il a aussi le
devoir de faciliter aux nouveaux venus et aux groupes minoritaires
lintgration la socit. Sauf circonstances exceptionnelles, la prsance
contextuelle doit donc sexercer dans les limites des droits fondamentaux.
Si elle devait aller au-del, cette extension devrait tre proportionnelle
aux dimensions de la menace ou du pril encouru par la majorit
culturelle, dfaut de quoi on verserait dans lethnicisme.
37 Voici quelques exemples de dbordements : un rgime unique de congs fris model
sur la religion dominante, des manuels scolaires qui ignorent la ralit des minorits,
un menu uniforme dans les caftrias des institutions publiques, etc.
concert :
a)
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 421
Il est requis des groupes minoritaires de sadapter la socit
daccueil, dadhrer ses valeurs fondamentales et de respecter ses
institutions, mais en vertu de la double obligation qui vient dtre
voque, le groupe majoritaire se doit parfois lui aussi damender
certaines de ses faons de faire. Cest pourquoi il lui incombe de
promouvoir dune manire raisonne les pratiques daccommodement ou
dajustement
comme mcanisme dharmonisation
interculturelle qui prvient ou dnoue les tensions ; b) comme mesure
dassouplissement qui favorise lintgration des immigrants et rduit les
risques de fragmentation ; et c) comme outil de protection contre les
formes de discrimination qui sont souvent le fait des majorits.
Contrairement une perception courante, ces ajustements ne sont pas
des privilges ; ce sont des dispositions la fois utiles (en faveur de
lintgration) et ncessaires (pour le respect des droits, notamment
lgalit et la dignit). Il est bien entendu, par ailleurs, que leur usage doit
tre soumis des balises strictes qui vitent de glisser dans le laisser-
faire et de compromettre les valeurs essentielles dune socit38.
Enfin, l aussi, la rgle de rciprocit sapplique. Par exemple, le
Rapport de la Commission Bouchard-Taylor tablit clairement que [l]es
demandeurs qui font preuve dintransigeance, refusent la ngociation et
vont lencontre de la rgle de la rciprocit compromettent lourdement
leur dmarche 39. Les tribunaux adoptent la mme rgle dans lexamen
des demandes daccommodement.
Comme on le devine, il est difficile de fixer prcisment dans labstrait
la limite du critre de prsance ad hoc et les modalits de son
application. Mais nen va-t-il pas ainsi avec plusieurs valeurs et droits
fondamentaux, ce qui fonde prcisment la ncessit de promouvoir une
culture des interactions, de la ngociation et du dbat ? Dans ce contexte,
et pour les fins de la prsente rflexion, il peut tre utile de sen remettre
des exemples. titre illustratif, en voici quelques-uns relatifs aux
contextes qubcois et canadien. Certains, comme on le verra, sont plutt
superficiels, dautres rejoignent des enjeux essentiels, mais chacun
illustre une facette de la prsance contextuelle.
critre de la prsance ad hoc :
38 Voir le Rapport de la Commission Bouchard-Taylor (Bouchard et Taylor, Rapport,
supra note 3 au ch VIII) pour des suggestions de balises prcises visant encadrer les
pratiques dajustement. Il y a lieu de souligner toute limportance dune gestion
quilibre et rigoureuse de la pratique des accommodements. cet gard, il faut
dplorer que certaines dcisions mal inspires, au plus haut niveau, aient largement
contribu discrditer cette pratique aux yeux de nombreux qubcois.
Peuvent tre, selon moi, considrs comme lgitimes en vertu du
39 Ibid la p 21.
422 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
1. linstitution du franais comme langue publique commune ;
2. une place prdominante accorde lenseignement du pass
francophone dans les cours dhistoire ; en dautres mots : une
mmoire nationale inclusive mais qui octroie une prpondrance
la trame majoritaire ;
3. la place prioritaire qui est actuellement accorde la
prsentation des religions chrtiennes dans le nouveau cours
dthique et de culture religieuse ;
4. les spultures nationales de chefs dtat dans une glise
catholique ;
5. le maintien de la croix sur le drapeau du Qubec (qui a dj
fait lobjet de contestations40) ;
6. linstallation de dcorations de Nol sur les places ou dans les
difices publics ; et
7. la sonnerie quotidienne des cloches des glises catholiques
divers moments de la journe41.
Par contre, je considre les cas suivants comme une extension
excessive du principe de la prsance ad hoc :
1. le maintien du crucifix sur le mur de lAssemble nationale,
dans les salles daudience des tribunaux ou dans les
tablissements de sant ;
2. la rcitation de prires aux runions de conseils municipaux ;
3. le financement de postes daumniers ou danimateurs de
pastorale catholiques dans des hpitaux publics, mme les
deniers de ltat et lexclusion dautres religions42 ;
4. linterdiction gnrale du port de signes religieux chez tous les
employs des secteurs public et parapublics ;
40 Voir par ex Don Macpherson, A Symbol of France : If Quebec is Serious about Inclu-
siveness, it Should Adopt a New Flag , The [Montreal] Gazette, (7 aot 2001) B3 ; Don
Macpherson, Raising a Flag : Montreal and Quebec Flags are Outdated Symbols of
the People They Are Supposed to Represent , The [Montreal] Gazette (22 janvier 2002)
B3.
41 On notera que tous ces exemples relvent des lments de prsance ad hoc ou
contextuelle, lesquels incluent la protection du patrimoine historique ou identitaire de
la majorit culturelle.
42 Cet exemple devient de plus en plus thorique, la loi prvoyant maintenant que les
animateurs de pastorale, en tant que pourvoyeurs de soins spirituels, doivent servir
toutes les confessions.
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 423
5. la rfrence la suprmatie de Dieu dans le prambule de la
Charte canadienne des droits et liberts43 ;
6. linclusion dans une charte darticles ou de clauses tablissant
une hirarchie formelle entre la majorit culturelle et les
minorits ; et
7. linterdiction du port de la burqa dans les rues et places
publiques (sauf pour motif de scurit ou autres motifs
graves).
F. Une culture commune
Un sixime attribut de linterculturalisme, qui dcoule des prcdents
est lide quau-del et partir de la diversit ethnoculturelle, les
lments dune culture commune (ou dune culture nationale) en viennent
prendre forme, donnant ainsi naissance une appartenance et une
identit spcifiques qui sajoutent et se greffent de quelque faon aux
appartenances et aux identits premires44. Cest l une consquence
logique et prvisible la fois de lobjectif dinsertion et de la dynamique
des interactions qui sont au cur de linterculturalisme. la longue,
autant la culture majoritaire que les cultures minoritaires sen trouvent
modifies divers degrs45. Tel quindiqu prcdemment, il est aussi
invitable que, dans ce jeu continu dchanges ou de transactions
informelles dans le cadre quotidien, limpact de la culture majoritaire sera
proportionnel son poids dmographique et sociologique, lui donnant
ainsi un avantage de facto pour assurer sa continuit. Par contre,
lhorizon dune culture commune en formation, vritablement pan-
qubcoise , garantit aux minorits culturelles et aux nouveaux venus
lassurance dune pleine citoyennet et les prmunit contre lexclusion. Cet
43 Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant lannexe B de la Loi de 1982 sur
le Canada (R-U), 1982, c 11 [Charte canadienne].
44 Cette conception est proche de ce que plusieurs, au Qubec, appellent la culture
publique commune. Elle semble toutefois sen carter dans la mesure o je ne vois gure
dobjection ce que la culture commune incorpore dautres contenus que des lments
de droit, de procdures ou de citoyennet proprement dite. Je pense par exemple
certaines pratiques coutumires, des valeurs qui ne sont pas officiellement codifies,
des lments de mmoire et dappartenance et ce quon pourrait appeler la culture de
la quotidiennet (les spcificits du langage, les symboles courants diffuss par les
mdias, les clichs, les complicits de la communication, etc.).
45 Lide que linteraction avec les immigrants et les cultures minoritaires entrane
ncessairement des changements au sein de la culture majoritaire suscite parfois des
rticences. Cest pourtant lune des donnes les plus assures des sciences sociales et
historiques, tout comme de
les cultures changent
principalement sous leffet des contacts quelles entretiennent entre elles. Il serait ais
de montrer que lhistoire du Qubec en est un exemple loquent.
lobservation courante
:
424 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
horizon offre aussi aux membres des minorits culturelles une voie de
sortie de ce quils pourraient percevoir comme un enfermement dans des
ghettos ethniques.
En dautres mots, on pourrait dire que lvolution de la culture
qubcoise est dores et dj le fait de trois trames qui sentremlent dune
manire trs fine et trs complexe, en fonction de leur poids sociologique
et de leur dynamisme : la culture de la majorit fondatrice, celle des
immigrants et des minorits, et celle qui rsulte des interactions et du
mlange de lune et de lautre. Il serait certes bien difficile de dmler la
part de chacune, mais quoi cela servirait-il au juste ?
G. Une qute dquilibres et de mdiations
Fondamentalement, linterculturalisme est une recherche dquilibre
et de mdiations entre des principes, des valeurs et des attentes souvent
concurrentes. En ce sens, il est une tentative permanente visant
articuler majorit et minorits, continuit et diversit, identit et droits,
rappels du pass et visions davenir. Il invite, tous les paliers de la vie
collective, inventer de nouvelles faons de coexister au sein et au-del
des diffrences.
Enfin, notons que
la dichotomie majorit/minorits nest pas
immuable. Par le fait de la dynamique prolonge des interactions, il nest
pas exclu quelle se dissolve un jour. On imagine alors deux possibilits :
soit que ses deux grandes composantes en viennent se fondre
compltement, soit que lune dentre elles disparaisse. Dans un scnario
comme dans lautre, on sortirait la fois du modle interculturaliste et du
paradigme de la dualit. Dans le cas du Qubec, cependant, cette
ventualit reste plutt thorique. Il faudrait en effet que limmigration,
qui tend renouveler la dualit, diminue substantiellement et que les
minorits culturelles (ou la majorit elle-mme) renoncent se perptuer.
Cest l une consquence et en mme temps un paradoxe de lorientation
pluraliste au sein du paradigme de la dualit : dans la mesure o cette
orientation prconise le respect de la diversit, elle tend attnuer le
rapport Eux/Nous et dsamorcer la tension qui le nourrit, mais en
mme temps, elle contribue aussi, au moins indirectement, perptuer la
dualit.
Quoi quil en soit, ces scnarios demeurent imprvisibles et quelque
peu arbitraires pour une autre raison. En dfinitive, et tel quindiqu ci-
dessus, les paradigmes et les modles sont aussi une affaire de choix. Il
ny a donc pas de correspondance assure entre la faon dont volue la
ralit ethnoculturelle dune nation et la forme ou les voies quemprunte
le discours public.
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 425
Les paragraphes qui prcdent soulvent la question des valeurs
communes qui font dj lobjet dun trs large consensus (ou sont en voie
dy parvenir) et de leur ncessaire protection au plan juridique. cet
gard, on sait quau cours des dernires annes, certains jugements de la
Cour suprme du Canada ont soulev de vives protestations au Qubec.
Une clarification simpose ce sujet. Si on en venait au point o, par ses
jugements, la Cour suprme, dune faon rpte et systmatique,
contredisait et mettait en pril les valeurs fondamentales et consensuelles
du Qubec, comme lgalit homme-femme, la langue franaise ou la
sparation institutionnelle de ltat et de lglise, le Qubec serait alors
pleinement justifi de rsister ces jugements, soit en recourant la
clause drogatoire de la Constitution canadienne46, soit par dautres
moyens juridiques et politiques.
le milieu du dix-neuvime sicle,
IV. Interculturalisme et multiculturalisme
Jouvre une parenthse pour situer linterculturalisme qubcois par
rapport au multiculturalisme canadien. Je rappelle dabord que, pour des
raisons politiques, tous les gouvernements qubcois (fdralistes ou non)
ont rejet le multiculturalisme depuis son adoption par le gouvernement
fdral en 1971. Depuis
les
Francophones qubcois ont lutt pour faire prvaloir une dfinition du
Canada comme tant form de deux nations (anglophone et francophone).
Cette vision du pays a toutefois t condamne par lintroduction du
multiculturalisme qui faisait dsormais des Francophones qubcois un
simple groupe ethnique parmi plusieurs autres lchelle canadienne. En
ce sens, le multiculturalisme a affaibli le Qubec et, pour cette raison, il
fait lobjet dune vive opposition au sein de la population francophone.
Sur un plan plus sociologique ou thorique, les chercheurs sont
souvent interpells pour expliquer la diffrence entre ces deux modles.
Pour diverses raisons, cette question ne saccommode pas de rponse
simple. Lune dentre elles tient au fait que le multiculturalisme canadien
a beaucoup volu depuis son introduction en 1971. Cest une donne
importante dont on ne tient pas toujours assez compte. Dans les annes
1970, par exemple, la prservation et mme la promotion de la diversit
des langues et des cultures taient un lment central du modle
canadien. partir des annes 1980, la dimension sociale (lutte contre les
ingalits et lexclusion) sest impose, en mme temps que la dimension
juridique exprime notamment dans la lutte contre la discrimination.
Avec la dcennie 1990 et au cours des annes 2000 est apparue une
proccupation croissante pour la cohsion sociale, pour lintgration et les
46 Charte canadienne, supra note 43, art 33.
426 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
valeurs communes, pour la formation (ou la consolidation) dune
appartenance et dune identit canadiennes. Plus rcemment encore, le
modle a fait plus de place aux notions dinteractions, dchanges
interculturels, de valeurs canadiennes et de participation47.
On constate donc avec intrt que, ce faisant, le multiculturalisme
canadien sest rapproch peu peu de linterculturalisme qubcois et
cest l lorigine dune confusion persistante au Qubec. En effet, un
certain nombre dintervenants dans les dbats publics affirment la
similitude des deux modles, mais pour des raisons opposes. Les uns, au
nom du nationalisme qubcois, veulent disqualifier linterculturalisme en
lassimilant au multiculturalisme canadien et en lui prtant les travers
gnralement imputs ce dernier modle (fragmentation, relativisme,
etc.), alors quen vrit, cest contre le pluralisme quils en ont. Les autres,
ordinairement dans une perspective canadienne ou fdraliste, nient les
diffrences importantes qui persistent entre les deux modles en
soutenant
du
multiculturalisme canadien.
diffrents, et ce, pour les raisons suivantes :
Il me semble toutefois que les deux modles demeurent bien
variante
que
linterculturalisme nest
quune
1. Llment le plus dterminant et le plus vident est que
linterculturalisme prend pour objet la nation qubcoise, dont
lexistence a t officiellement reconnue par le gouvernement
fdral lui-mme (en vertu dune motion adopte par la
Chambre des communes le 27 novembre 200648).
2. Les deux modles sinscrivent dans des paradigmes opposs.
Le gouvernement fdral adhre toujours lide quil ny a
pas de culture majoritaire au Canada, que cest la diversit qui
caractrise fondamentalement ce pays et que cette notion doit
commander toute la rflexion sur la ralit ethnoculturelle49. Le
Qubec, quant lui, continue dadhrer au paradigme de la
dualit en mettant laccent sur larticulation majorit/minorits.
Ce choix saccorde avec
le statut minoritaire de cette
47 Si on ajoute cela les critiques de plus en plus vives qui se font entendre chez les
Canadiens anglais contre le multiculturalisme, on en vient se demander si le Canada
nest pas en train de remettre en question son paradigme de la diversit.
48 Dbats de la Chambre des communes ,39e parl, 1re sess, vol 141, no 87 (27 novembre
2006).
49 Je nentrerai pas ici dans la critique de ce postulat, me limitant noter que, dans
diverses rgions du Canada, la population anglophone conserve le sentiment quil existe
une vritable culture canadian hrite du pass et que cette culture ne trouve pas
lespace lui permettant de sexprimer suffisamment dans le cadre du multiculturalisme.
Selon plusieurs, elle serait menace par la diversification apporte par limmigration.
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 427
francophonie sur le continent nord-amricain et les inquitudes
qui laccompagnent invitablement. Le facteur dterminant,
sur ce point est quil y a bel et bien au sein de la nation
qubcoise une culture majoritaire dont la fragilit est un
attribut permanent. Il en dcoule une conception spcifique de
la nation, de lidentit et de lappartenance nationales. La
notion de minorits, notamment, y acquiert un relief
particulier.
do
laccent
3. Parce quils constituent eux-mmes une minorit
les
Francophones qubcois craignent instinctivement les formes
de fragmentation socioculturelle, de marginalisation ou de
ghettosation,
que met
linterculturalisme sur lintgration, savoir les interactions,
le rapprochement entre cultures, le dveloppement dun
sentiment dappartenance et
lmergence dune culture
commune. Traditionnellement, le multiculturalisme ne cultive
pas au mme degr une telle proccupation ; il met donc
davantage laccent sur la valorisation et la promotion des
groupes ethniques .
particulier
4. Dans le prolongement de ce qui prcde, on voit quune forte
dimension collective (unit, interaction, intgration et culture
commune) imprgne linterculturalisme, ce qui lloigne de
lindividualisme
fondement du
multiculturalisme50.
libral
qui
est
au
5. Un autre
fait que
caractre distinctif vient du
le
multiculturalisme canadien a peu dire au chapitre de la
protection de la langue. Cest quinvitablement, pour des
raisons de survie, les immigrants au Canada anglais voudront
toujours, tt ou tard, apprendre la langue du continent. Il en
va bien diffremment avec le franais au Qubec, toujours en
lutte et la recherche de protections. Cette inquitude prend
videmment sa source dans une motivation culturelle, mais
aussi dans le fait que la langue est un facteur important
dinsertion sociale et de cohsion collective. En regard, le
multiculturalisme ne prend pas en compte cette inquitude
entourant lexistence dune langue commune, langlais ny
tant aucunement menac.
50 En ce sens, peut-on voir l une influence franaise et/ou rpublicaine dans
linterculturalisme ? Ou est-ce simplement le fait dune continuit fortement enracine
dans le pass dune minorit domine ayant appris se regrouper pour mieux survivre
et se dvelopper ?
428 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
6. Dune faon plus gnrale, tout ce qui est octroy aux
immigrants ou aux minorits en termes de droits et
daccommodements dans les nations dOccident saccompagne
dune proccupation pour les valeurs et mme pour lavenir de
la culture majoritaire. On comprendra que ce genre
dantinomie est ressenti encore plus vivement dans les petites
nations inquites de leur survie, o le respect de la diversit
prend une tout autre dimension. En dautres mots, les enjeux
dcoulant de la pratique du pluralisme y sont dune porte et y
suscitent une tension que ne connaissent pas les nations plus
puissantes, fermement tablies et se dfinissant en rfrence
la diversit. Cest une contrainte qui imprgne invitablement
lesprit de linterculturalisme.
7. Un autre lment de diffrenciation tient la mmoire
collective. cause des combats que les Francophones dici ont
d mener au cours de leur histoire, une mmoire intense de la
petite nation combattante sest naturellement constitue. Pour
de nombreux Francophones, cette mmoire est porteuse dun
message fort qui cre le sentiment dune fidlit, sinon dun
devoir pour les gnrations prsentes et futures. La rfrence
ce pass est au cur de limaginaire francophone, ce qui fait
natre une autre source de tension : dans un contexte marqu
par la prsence croissante des immigrants et des minorits,
comment enseigner cette mmoire de la majorit sans la diluer
de son contenu symbolique, tout en faisant droit la mmoire
des minorit51 ? On voit que ce genre dinterrogation na pas la
mme rsonnance dans une perspective multiculturaliste o la
problmatique de la culture majoritaire est tout simplement
absente.
8. Les lments de spcificit qui viennent dtre signals se
traduisent concrtement de diverses faons, notamment dans
les modes dapplication du principe de la reconnaissance et
dans la gestion des accommodements. Dans ce dernier cas, par
exemple, on sattend ce que lexamen des demandes
daccommodement au Qubec accorde un poids important au
critre de lintgration ; une demande aura donc plus de
chance dtre agre si elle va dans ce sens. Ainsi, permettre le
51 Je parle bien de tension et non dimpasse. On aurait tort en effet de croire que cette
question, aussi difficile quelle soit, se drobe toute solution. Voir par exemple une
proposition que jai labore en ce sens : Bouchard, La Nation, supra note 8 aux pp 81-
137 ; Grard Bouchard, Promouvoir ce quil y a de plus universel dans notre pass ,
lettre ouverte, Le Devoir [de Montral] (30 janvier 2003) A9.
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 429
port du hidjab en classe encourage les lves musulmanes
continuer frquenter lcole publique et souvrir plus
aisment aux valeurs de la socit qubcoise. Il en va de
mme avec
les
caftrias dtablissements scolaires, une politique flexible
pour certaines activits pdagogiques qui ne porte pas atteinte
la Loi sur linstruction publique52, etc.
lautorisation de menus distincts dans
9. Dans lensemble, linterculturalisme, comme on le voit, se
montre trs sensible aux problmes et aux besoins de la
culture majoritaire, ce que le multiculturalisme ne peut faire,
encore une fois parce quil ne reconnat pas lexistence dune
telle culture.
Ces remarques font ressortir une vision contraste des deux modles.
Nanmoins, si lon compare les politiques effectivement mises en uvre
depuis quelques dcennies par les gouvernements canadien et qubcois
en matire de relations interethniques, on observe de nombreuses
similitudes53. Comment expliquer ce paradoxe ? Hormis lvolution dj
signale du multiculturalisme en direction de linterculturalisme, je crois
que ces ressemblances sont dues en partie au fait que les deux modles
partagent lorientation pluraliste. Bien plus encore, elles dcoulent du fait
que les gouvernements qubcois nont pas suffisamment align leurs
politiques sur le modle interculturaliste, un cart stant creus entre
lorientation officiellement professe et les programmes mis en oeuvre. Un
effort beaucoup plus important devra tre fait sur ce point. Il presse en
effet de concevoir des projets et des politiques qui donnent vraiment corps
lesprit et aux finalits de linterculturalisme. Il importe aussi de
mobiliser cette fin toute la socit qubcoise : non seulement ltat,
mais aussi les institutions parapubliques et prives, le milieu des affaires,
les centrales syndicales, les mdias, les individus et les groupes de
pression.
titre dexemple parmi bien dautres mesures que ltat pourrait
mettre en uvre, pourquoi ne pas donner linterculturalisme une
reconnaissance officielle quivalente celle dont le multiculturalisme a
bnfici au Canada ? En vertu de larticle 27 de la Charte canadienne, le
52 LRQ c I-13.3.
53 Voir ce propos McAndrew, Multiculturalisme , supra note 6 ; Danielle Juteau,
Marie McAndrew et Linda Pietrantonio, Multiculturalisme la Canadian and
Intgration la Qubcoise: Transcending their Limits dans Rainer Baubck et John
Rundell, dir, Blurred Boundaries: Migration, Ethnicity, Citizenship, Aldershot (R-U),
Ashgate, 1998, 95.
430 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
multiculturalisme jouit du statut de clause interprtative. Pourquoi ne
pas en faire autant avec linterculturalisme dans la Charte qubcoise ?54
interpelles sinon branles dans
Conclusion : Un avenir pour linterculturalisme et pour la francophonie
qubcoise
En conclusion, ajoutons que, comme toutes les dmocraties du monde
prsentement
leurs fondements
culturels, le Qubec est confront un dilemme quil ne pourra surmonter
quau prix de dbats, de ngociations et de formules novatrices dans les
modalits dintgration. Cest le cur mme du modle ici propos : la
recherche de solutions ngocies et dquilibres tablir entre des
principes ou normes concurrentes, grce aux initiatives concertes de
nombreux acteurs de la majorit et des minorits.
On aura compris que linterculturalisme prconise une dynamique
complexe
faite dinteractions, de continuit et de changements,
constamment ngocie et rengocie tous les chelons de la socit, dans
le respect des valeurs fondamentales et dans un esprit qui pourrait se
rsumer dans une maxime : fermet sur les principes, souplesse dans les
modalits dapplication. a me semble tre la recette la plus propre
favoriser lintgration. Dans le cadre qubcois, je soutiens donc quil faut
carter les solutions radicales, celles qui, par exemple, conduisent
bannir totalement le port de signes religieux dans les institutions
publiques. Il me semble que les modles de type rpublicain, la franaise
ou la turque, ne saccordent pas avec le contexte qubcois55 et ne
conviennent pas aux finalits et la philosophie de linterculturalisme. La
prohibition intgrale, qui entrane la violation dun droit fondamental, ne
parat justifie, du moins prsentement, par aucun des argumentaires
prsents en sa faveur, soit parce que le principe est erron, soit parce
quils
non
attestes empiriquement : accroc la sparation institutionnelle de ltat
et de lglise56, complot islamiste ou intgriste, menace terroriste
imminente, partialit des agents de ltat dans lexercice de leurs
suppositions
ou
hypothses
reposent
sur
des
54 Cette proposition sest mrit rcemment lappui dun juriste de lUniversit Laval de
Qubec. Voir Louis-Philippe Lampron, Comment droger la Charte canadienne sans
droger la libert de religion , Le Devoir [de Montral] (8 mars 2010) A7.
55 tat faible, socit dcentralise, tradition librale, reconnaissance ancienne et bien
ancre des cultures minoritaires, forte influence nord-amricaine dans les institutions
et dans la culture publiques, etc.
56 Il est noter que le port de signes religieux par des agents de ltat ne remet
aucunement en question le partage des pouvoirs entre les glises et ltat et ne saurait
tre assimil aux grandes controverses des annes 1960.
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 431
fonctions, symboles doppression de la femme (ce qui se vrifie certes dans
plusieurs cas, mais la gnralisation nest certes pas fonde57), etc.
Dans lesprit de linterculturalisme, il faut plutt sappliquer
reconnatre la diversit des situations pour y apporter une diversit de
solutions lintrieur dun cadre normatif clair. On est ainsi amen
constater que, dans certains cas, on doit recourir linterdiction, par
exemple dans le cas des agents qui incarnent au premier chef la
neutralit de ltat et son autonomie par rapport la religion, dans le cas
des agents dots dun pouvoir de coercition et dans le cas de la burqa ou
du niqab qui doivent tre bannis dans les emplois de ltat et mme dans
lespace public sil est dmontr quils posent un problme de scurit,
etc58.
Linterculturalisme repose sur un pari qui est celui de la dmocratie,
savoir la capacit de raliser des consensus sur des formules de
coexistence pacifique qui prservent les valeurs fondamentales et
mnagent un avenir pour tous les citoyens, indpendamment de leurs
origines et de leurs allgeances. Cette option nest certes pas la plus facile.
En ce qui concerne la culture majoritaire, le plus simple consisterait
vouloir protger la vieille identit francophone au point de lisoler, de la
figer et donc de lappauvrir, ce qui serait une autre faon de la mettre en
pril. Le parti le plus prometteur, mais aussi le plus difficile, cest celui
qui offre un horizon largi cette identit et aux valeurs qui la
nourrissent en les partageant avec les immigrants et avec les groupes
minoritaires. Ce dernier parti, contrairement ce quon en dit parfois,
cest celui non pas de leffacement ou du renoncement de soi, mais dune
vritable affirmation. Cest
et de
lenrichissement de lhritage. Il comporte aussi le prcieux avantage de
proposer un avenir mobilisateur pour tous les citoyens du Qubec.
Enfin, il faut le redire, il saccorde pleinement avec les nouveaux
paramtres de la francophonie qubcoise, dfinitivement engage dans le
freinage dmographique, dans la diversification issue de limmigration et
dans la mondialisation. Minoritaire, cette francophonie na pas les moyens
de saffaiblir en creusant des clivages durables au sein de la nation. Elle a
57 Les auditions (publiques et prives) de la Commission que Charles Taylor et moi-mme
avons coprside en 2007-2008 lont clairement dmontr. Mme l o il y a oppression,
est-on assur que linterdiction est la mesure la plus efficace pour aider ces femmes ?
lagrandissement
celui de
58 Jai tent ailleurs de rsumer ma conception dun rgime de lacit la lumire de
linterculturalisme (voir Bouchard, Lacit , supra note 30), ce que, la suite de Jean
Baubrot, on pourrait appeler une lacit interculturelle (voir Jean Baubrot, Une
lacit interculturelle : Le Qubec, avenir de la France ?, La Tour DAigues (Fr), ditions
de lAube, 2008). Toutefois, jadmets sans peine que le modle interculturaliste peut
accueillir bien dautres conceptions.
432 (2011) 56:2 MCGILL LAW JOURNAL ~ REVUE DE DROIT DE MCGILL
besoin de toutes ses forces ; son avenir passe par une intgration
respectueuse de la diversit.
Pour ce qui est du Qubec, lessentiel est de sen remettre une
formule qui prserve les acquis de cette nation, dans toute leur richesse,
tout en tendant la sphre dans laquelle ils peuvent se dployer ou se
redployer. Jusqu preuve du contraire, linterculturalisme sannonce
comme le modle le plus apte conjuguer efficacement ces impratifs. Je
crois avoir montr, en particulier, que de diverses faons, il peut assurer
un avenir aussi bien la majorit quaux minorits. On a donc tort de
prtendre que linterculturalisme (ou le pluralisme intgrateur) force la
culture majoritaire renoncer elle-mme (cest–dire sa mmoire,
son identit et ses aspirations) et la prive des moyens de saffirmer59.
Cette brve prsentation du modle a fait une large place aux
spcificits qubcoises et, plus particulirement, au double statut la
fois minoritaire et majoritaire de cette francophonie. Elle a aussi mis en
relief les capacits de transposition et dexpansion de linterculturalisme
toutes les nations, occidentales et autres, qui ont choisi dinscrire dans le
paradigme de la dualit leur rflexion sur la diversit et lintgration. On
en verra une preuve dans les rsultats dune large consultation effectue
en 2006-2007 par le Conseil de lEurope auprs de ses quarante-sept tats
membres ( la suite du Sommet de Varsovie en 2005)60. Ces derniers
taient interrogs sur le meilleur modle promouvoir en matire de
relations interethniques. Tous ces pays en sont arrivs un consensus en
trois points : a) le rejet du multiculturalisme, associ la fragmentation et
peru comme nuisible la cohsion sociale ; b) le rejet de lassimilation,
cause de la violation des droits individuels auquel il conduit ; et c) le choix
de linterculturalisme comme voie mdiane, comme modle dquilibre et
dquit. La consultation faisait galement ressortir que ce modle
retenait ce quil y a de meilleur dans le multiculturalisme (la sensibilit
la diversit) et dans le rpublicanisme (la sensibilit luniversalit des
droits)61.
59 Il serait ais de dmontrer que les vritables obstacles laffirmation et au
dveloppement du Qubec francophone sont principalement de nature politique et que,
tout comme la question nationale, cest surtout dans cette sphre quil faut sy attaquer.
60 Conseil de lEurope, Comit des Ministres, 118e sess, Livre Blanc sur le dialogue
interculturel : Vivre ensemble dans lgale dignit (2008).
61 ce propos, voir Gabrielle Battaini-Dragoni, allocution prsente dans le cadre de
latelier La voie de lavenir : Vivre ensemble dans le respect de la diversit dans Les
droit de lHomme dans des socits culturellement diverses : Dfis et perspectives. Actes
de la confrence de La Haye, 12-13 novembre 2008, Strasbourg, Direction gnrale des
droits de lHomme et des affaires juridiques, Conseil de lEurope, 2009, 144.
QUEST CE QUE LINTERCULTURALISME ? 433
Linterculturalisme ouvre donc un horizon trs large de rflexion et
daction, en mme temps quil offre au Qubec loccasion dapporter une
contribution significative lun des problmes les plus fondamentaux de
notre temps.