Une analyse critique de I’affaire Socigtg des Acadiens du
Nouveau-Brunswick et ravenir pr6caire du bilinguisme
judiciaire au Canada
Roger Bilodeau*
L’autcur d6nonce I’cffct de la rcente dcision
de la Cour supreme dans I’affaire Societe des
.Icadiens dit Notteau-Brunswick c. Associa-
tion of Parents for Fairness in Education,
Grand Falls District 50 Branch sur le bilin-
guisme judiciaire au Canada. L’interpr~ta-
tion par la majorit du paragraphe 19(2) de
la Charte canadienne des droits et libertes est
trop limitie, Ic but dc cette disposition 6tant
de garantir une communication efficace entre
Ic juge et les parties. L’auteur approuve I’in-
terprftation plus libfrale des juges Dickson
et Wilson qui envisagent le paragraphe 19(2)
dans le contexte du cheminement vers I’ga-
lit6 entre les deux langues officielles. II pr6ne
done cette approche pour les affaires linguis-
tiques qui surviendront A l’avenir.
The author criticizes the impact of the recent
Supreme Court decision in Societe des Aca-
diens dit Nou’eau-Brunswick v. Association
of Parents for Fairness in Education, Grand
Falls District 50 Branch on judicial bilin-
gualism in Canada. The majority’s interpre-
tation of subsection 19(2) of the Charter is
too narrow given that the object of this sub-
section is to guarantee effective communi-
cation between the judge and the parties. The
author approves of the more liberal approach
taken by Dickson C.J.C. and Wilson J., which
situates subsection 19(2) within the general
context of the equality accorded both official
languages. Thus, he recommends the adop-
tion of this approach in future linguistics cases.
“Professeur, Ecole de droit, Universit6 de Moncton. Membre des Barreaux du Manitoba et
du Nouveau-Brunswick. Prfsentement inscrit au programme L.L.M. de Duke University, Ca-
roline du Nord.
(,)McGill Law Journal 1986
Rcvuc de droit de McGill
1986]
CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE
Le bilinguisme judiciaire, ainsi que les droits linguistiques en gnral,
ont subi un s6vre recul suite au r6cent jugement de la Cour supreme du
Canada dans l’affaire SocitO des Acadiens du Nouveau-Brunswick c. Asso-
ciation of Parents for Fairness in Education Grand Falls District 50 BranCIh.
I1 est i noter que la Cour supreme a rendu du m~me coup trois jugements
portant sur des causes linguistiques, soit les affaires S.A.N.B., Bilodeau c.
PG. Manitoba2 et MacDonald c. Ville de Montr&L3 A notre connaissance,
il s’agit 6galement de la premiere fois que nous retrouvons des dissidences 4
dans des jugements en mati~re linguistique. 5
Nous estimons que les jugements majoritaires des affaires S.A.N.B. et
MacDonald ont
t6 particuli~rement d6cevants et d~courageants. Les dis-
sidences dans l’affaire S.A.N.B. refl6tent sans doute la fragilit6 et l’impor-
tance de la question en litige lors de ce pourvoi. Nous croyons respectueusement
que la majorit6 des juges ont mal r6pondu A la question posse et que leur
jugement aura sans doute des effets n6fastes sur la question du bilinguisme
judiciaire, ainsi que sur le statut des droits linguistiques en g6n6ral.
Notre commentaire de ‘affaire S.A.N.B. tentera d’exposer l’approche
bien differente des jugements majoritaires par opposition i celle des deux
‘(1986), [1986] 1 R.C.S. 549, 27 D.L.R. (4th) 406 [ci-apr~s S.A.N.B. cit6 aux R.C.S.]. Voir
J. Desch~nes, Ainsi parlarent les tribunaux, vol. 2, Montreal, Wilson & Lafleur, 1985, aux pp.
421-5 1, ofi sont reproduits tous les jugements des cours inferieures dans cette affaire.
2(1986), [1986] 1 R.C.S. 449, 27 D.L.R. (4th) 39. Dans cette affaire, la Cour devait juger de
la validit6 d’une sommation pour exc~s de vitesse, contest6e au motif qu’elle 6tait imprim~e
uniquement en anglais et d6livr~e conform6ment A des lois provinciales r6digees uniquement
en anglais. La question de la redaction unilingue des lois a 6t6 resolue dans le Renvoi relatif
t certains droits linguistiques garantis par larticle 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba et par
‘article 133 de la Loi Constitutionnelle de 1867 (1985), [1985] 1 R.C.S. 721, 19 D.L.R. (4th)
I [ci-apr6s Renvoi relatifaux droits linguistiques au Manitoba cit6 aux R.C.S.].
3(1986), [1986] 1 R.C.S. 460, 27 D.L.R. (4th) 321 [ci-apr6s MacDonald cit6 aux R.C.S.]. Dans
cet arrtt ]a Cour devait rfpondre A la question constitutionnelle suivante:
La sommation qui est imprim6e et publiie en frangais seulement et qui ordonne A
une personne anglophone de comparaitre devant les cours du Qu6bec est-elle con-
traire aux dispositions de l’art. 133 de Ia Loi Constitutionnelle de 1867 privant ainsi
totalement la cour de comp6tence a son 6gard?
4Le jugement du juge Wilson 6tait la seule dissidence au sens propre du mot dans les deux
arrats, portant sur Ia d8ecision aussi bien que sur les motifs, alors que <( les dissidences >> du
juge en chef Dickson et du juge Wilson dans S.A.N.B. ne concemaient que la porte de l’art.
19(2) de ]a Charte. Ceux-ci 6taient par ailleurs d’accord avec la dfcision de la majorit6 mais
pour des motifs differents.
50n se souviendra que les jugements dans les affaires PG. Qu~bec c. Blaikie (1979), [1979]
2 R.C.S. 1016, 101 D.L.R. (3d) 391 [ci-apr~s Blaikie no 1 ], PG. Quibec c. Blaikie (1981), [1981]
I R.C.S. 312, 123 D.L.R. (3d) 15 [ci-apr s Blaikie no 2], PG. Manitoba c. Forest (1979), [1979]
2 R.C.S. 1032, 98 D.L.R. (3d) 405 [ci-apr6s Forest] et dans le Renvoi relatifaux droits lin-
guistiques au Manitoba, supra, note 2, ne contenaient aucune dissidence. De plus, cesjugements
ont 6t6 rendus per curiam.
234
McGILL LA W JOURNAL
[Vol. 32
jugements minoritaires. Nous terminerons par quelques remarques sur les
repercussions possibles de ces jugements.
I. Les origines de ‘affaire
Au depart, il s’agissait d’un litige entre les appelantes (la S.A.N.B. et
I’Association des conseillers scolaires fi’ancophones du Nouveau-Brunswick)
et le mis en cause Minority Language School Board No 50. Les appelantes
rIclamaient une dfclaration et une injonction qui auraient empach6 le mis
en cause d’offrir des cours d’immersion A ses 6lves francophones.
Le mis en cause n’a pas port6 en appel la d6cision de premiere instance
du juge en chef Guy Richard. 6 C’est alors que l’intim~e (A la Cour supreme
du Canada), l’Association of Parents for Fairness in Education, a demand6
A la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick premirement, l’autorisation d’en
appeler du jugement de premiere instance, et deuxi~mement, une proro-
gation du d~lai d’appel nonobstant le fait qu’elle n’avait aucunement par-
ticip6 aux d~lib~rations de premiere instance.
L’audience pour cette demande devait avoir lieu en presence du juge
en chef Stratton de la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick. La S.A.N.B. a
alors demand6 que la requite soit entendue par un juge bilingue puisqu’au
moins une partie des plaidoiries devaient se d6rouler en frangais. Le juge
en chef Stratton s’est pli6 A cette demande et le dossier fut transf~r6 au juge
Angers de cette meme cour.
Apr~s avoir 6cout6 les plaidoiries, le juge Angers a dWcide que ‘affaire
devait 8tre entendue par une formation complete du tribunal (3 juges) puis-
‘au-
que la Cour devait se prononcer sur son propre pouvoir d’accorder
torisation de faire appel en vertu de sa propre competence inherente. La
requete fut donc entendue par trois juges, soit le juge en chef Stratton et les
juges La Forest et Angers. Suite i cette audience, le mis en cause a regu
l’autorisation d’appel demandee ainsi qu’une prorogation du d6lai.
II va sans dire que les appelantes ont 6t6 plus que surprises de constater
la presence du juge en chef Stratton lors de l’audience devant la formation
complete de la Cour d’appel. Apres tout, il s’6tait recus6 ds le depart en
faveur du juge Angers lorsque les appelantes avaient fait la demande pour
un juge bilingue. C’est la validit6 de la presence du juge Stratton que les
appelantes contestent A la Cour supreme. Par consequent, ce pourvoi ne
touche aucunement le fonds juridique du dossier initial. Les appelantes
mettent uniquement en question la decision de la Cour d’appel du Nouveau-
Brunswick d’accorder A l’intim~e le droit de se joindre au dossier.
‘Soc
t& des Acadiens dit Nouveau-Brunswick c. Minorit.i, Language School Board No. 50
(1983). 48 R.N.-B. (2d) 361, 126 A.P.R. 361 (Q.B.).
1986]
COMMENTS
Devant la Cour supreme, les appelantes ont soulev6 deux questions,
soit la capacit6 du juge en chef Stratton de si6ger en tant que juge bilingue,
d’une part, et la competence inh6rente de la Cour d’appel d’accorder A
I’intimee l’aurtoisation de faire appel, d’autre part. Notre analyse portera
uniquement sur la question d’ordre linquistique.
II. La question constitutionnelle et les r6ponses donnees
Comme dans la plupart des causes linguistiques, le juge en chef a for-
mul6 une question constitutionnelle. Dans l’affaire qui nous concerne, la
question se lit comme suit:
Le paragraphe 19(2) de la Charte canadienne des droits et Iiberts confere-t-il
A une partie qui plaide devant un tribunal du Nouveau-Brunswick le droit
d’Ztre entendue par un tribunal dont un ou tous les membres sont en mesure
de comprendre les proc6dures, la preuve et les plaidoiries, 6crites et orales,
ind6pendamment de la langue officielle utilis6e par les parties?7
Sept juges de la Cour supreme ont entendu cette affaire en d6cembre
1984. Le juge Beetz a sign6 le jugement majoritaire qui r6pondait dans la
n6gative A la question pos6e. Les juges Estey, Chouinard, Lamer et Le Dain
se sont ralli6s A ce jugement. Le juge en chef Dickson et le juge Wilson ont
chacun rendu un jugement s6par6.
III. L’interpr6tation du paragraphe 19(2) de la Charte
Rappelons-nous au depart que cette disposition se lit comme suit:
Chacun a le droit d’employer le frangais ou l’anglais dans ioutes les affaires
dont sont saisis les tribunaux du Nouveau-Brunswick et dans tous les actes de
proc6dure qui en d6coulent.
II ne fait aucun doute que l’interpr6tation de ce texte 6tait cruciale. Voyons
maintenant ce qu’en ont dit les juges.
7Supra, note I A la p. 558.
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 32
A. Le juge Beetz
Dans son jugement, il accorde au paragraphe 19(2) le m~me poids et
la meme importance qu’il accorderait d l’article 133 de la Loi constitution-
helle de 1867.8 Eu 6gard au bilinguisme judiciaire, le juge Beetz d~clare qu’il
faut interpreter et appliquer le paragraphe 19(2) de la m~me fagon que
l’article 133, ni plus ni moins:
En outre, ni Fart. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 ni ‘art. 19 de Ta Charte
ne garantissent, pas plus que ‘art. 17 de la Charte, que la personne qui parle
sera cntendue ou comprise dans la langue de son choix ni ne lui conferent le
droit de l’&re.9
Pour lejuge Beetz, c’est donc le statu quo et un refus absolu d’interpr~ter
le paragraphe 19(2) avec au moins un certain degr6 de r~alisme. L’aspect le
plus 6tonnant de son jugement est sa reconnaissance de l’6galit6 des langues
officielles sans une reconnaissance 6quivalente du droit d’&re compris lors-
que ‘on utilise une langue ou l’autre devant le tribunal. Il s’exprime comme
suit A ce sujet: < [I]a garantie d'6galit6 des langues n'est toutefois pas une
garantie que la langue officielle utilis~e sera comprise par la personne i qui
s'adresse la plaidoirie ou la pike de procedure. >>1O
Nous croyons toutefois que son jugement est d’autant plus d~cevant
parce qu’il est sans doute le premier A sugg~rer que certaines dispositions
de la Charte doivent recevoir une interpr6tation sp6ciale ou differente des
autres. Le juge Beetz nous dit que les dispositions linguistiques de la Charte
doivent 8tre interpr&~es diff6remment des autres au motif qu’elles sont
fondes sur un compromis politique. I1 conclut comme suit quant au role
des tribunaux dans l’interpr&ation de ces dispositions linguistiques: << []e
crois cependant que les tribunaux doivent les aborder avec plus de retenue
qu'ils ne le feraient en interpr6tant des garanties juridiques. >>’
N(R.-U.), 30 & 31 Vict., c. 3. Cet article se lit comme suit:
Dans les chambres du Parlement du Canada et les chambres de la Iegislature du
Quebec, l’usage de la langue franqaise ou de la langue anglaise, dans les d~bats, sera
facultatif, mais, dans la redaction des registres, proc~s-verbaux etjoumaux respectifs
de ces chambres,
‘usage de ces deux langues sera obligatoire. En outre, dans toute
plaidoirie, ou piece de procedure devant les tribunaux du Canada 6tablis sous ‘au-
torit6 de la pr~sente loi, ou 6manant de ces tribunaux, et devant les tribunaux du
Quebec, ou 6manant de ces demiers, il pourra 8tre fait usage de l’une ou l’autre de
ces langues.
Les lois du Parlement et de la Legislature du Quebec devront 6tre imprim~es et
publiees dans ces deux langues.
“S.A.N.B., supra, note I aux pp. 574-75.
“‘Ibid. A la p. 580.
“Ibid. i lap. 578.
1986]
CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE
Est-ce la le debut d’une fragmentation de la Charte canadienne des droils
et liberts12 selon le domaine vis6 par une disposition quelconque? Est-ce
que cette retenue dans l’interpr~tation va se traduire en une approche res-
treinte face aux recours disponibles lorsqu’il y a violation d’une disposition
linguistique? Nous craignons que ce raisonnement, en sugg~rant une ap-
proche differente pour les dispositions linguistiques, ouvre la porte A une
interpretation in~gale de la Charte. Les garanties de la loi suprame du pays
risquent ainsi d’6tre affaiblies, du moins en ce qui concerne les dispositions
linguistiques.
I1 nous semble que le juge Beetz a sugg~r6 cette ( retenue >> face aux
dispositions linguistiques afin de confirmer la separation entre le pouvoir
judiciaire et les instances politiques. II a sans doute voulu insister sur ]a
neutralit6 des tribunaux et leur refus traditionnel de s’immiscer dans les
questions A caract re politique.
Mais est-ce IA la r~alit6 des choses? Est-il vraiment possible pour un
re au moins conscient des
tribunal de juger une affaire linguistique sans
imp~ratifs politiques?
En r~ponse A ces questions, nous tenons A rappeler que les juges ne sont
pas appel6s A l6giferer ou A <( faire de la politique > en mati~re linguistique.
I1 n’est pas question d’usurper le r6le propre aux parlementaires dans ce
domaine. Par contre, nous ne croyons pas que les juges doivent interpr6ter
les dispositions linguistiques avec plus de retenue au seul motif que celles-
ci sont fond~es sur des compromis politiques. Si c’6tait le cas, il faudrait
possiblement conclure que seuls les parlementaires peuvent interpreter ces
dispositions.
Pour ce qui est de la separation entre la magistrature et les parlemen-
taires, il ne fait aucun doute que cette division existe toujours et doit con-
tinuer A exister. La Charte n’a rien chang6 dans ce domaine.13 I1 demeure
6galement que les droits linguistiques ont toujours eu une certaine ‘saveur’
politique. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner la jurisprudence de la
Cour supreme elle-m~me qui d~montre clairement et de fagon non
-6quivoque le r6le d6licat et m~me opolitique > que doivent exercer les
juges en mati~re de protection des minorit~s – qu’elles soient linguistiques
ou religieuses.
‘2Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant I’annexe B de la Loi de 1982 sur
le Canada (R.-U.), 1982, c. 11.
I3Voir H. Brun, << La Charte canadienne des droits et libert~s comme instrument de d6ve-
loppement social > dans C.F. Beckton et A.W. MacKay, 6ds, Les tribunaux et la Charte, Ottawa,
Approvisionnement et Services Canada, 1986, 1 A la p. 6.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 32
C’est d’ailleurs tr~s t6t dans son histoire que la Cour supreme a exerc6
ce r6le. Dans l’affaire Barrett c. Ville de Winnipeg,14 la Cour avait d6cid6
que la cr6ation au Manitoba d’un seul r6seau d’6coles publiques 6tait con-
traire A l’article 22 de la Loi de 1870 sur le Manitoba,’5 lequel pr6voyait
des 6coles confessionnelles pour les catholiques et protestants, i l’instar de
l’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867.
Nous estimons que le professeur Bale d6crit avec justesse le r6le des
juges dans cette affaire:
We see the Supreme Court judges playing the roles of judicial statesmen in
protecting the rights of the minority to denominational schools. Here is a
recognition that the constitutions of Canada and Manitoba are based upon a
compromise between the two founding races to which it is necessary to remain
faithful […] . [nos italiques] 16
I1 est malheureux que le juge Beetz ne se soit pas inspir6 de ses pre-
dcesseurs qui n’avaient pas h~sit6 A se prononcer dans l’affaire Barrett en
d~pit d’une < saveur politique 6vidente.
II ne faut toutefois pas prendre l'arr~t S.A.N.B. isol6ment et oublier la
dcision du juge Beetz dans l'affaire MacDonald. Apr~s tout, il ne fait aucun
doute que ces arrts se chevauchent et se compl~tent. Or, dans l'affaire
MacDonald, il reconnait justement que < le langage a pour objet la com-
munication
17 et qualifie la communication d'< objet des droits linguis-
tiques >.18
Pour lui, l’article 133 et, sans doute, le paragraphe 19(2), ne repr~sentent
. Ainsi, il conclut que les tribunaux
qu’un minimum constitutionnel
doivent bien se garder de modifier ou d’interpr6ter ces dispositions de fagon
non-justifi6e: [m]ais il n’appartient pas aux tribunaux, sous le couvert de
l’interpr6tation, d’am61iorer ce compromis constitutionnel historique, d’y
ajouter ou de le modifier. >’19
Nous croyons que ce passage repr6sente tr~s clairement
‘approche sui-
vie par le juge Beetz dans les arrats MacDonald et S.A.N.B. Cette approche
est possiblement acceptable dans l’affaire MacDonald, ofi la Cour devait
‘article 133 z! l’6gard d’une sommation
interpr6ter le passage suivant de
14(1891), [1892] 19 R.C.S. 374 inf. (1892), [1892] A.C. 445, 10 C.R.A.C. 193 (C.P.) [ci-apr~s
Barrett].
Council ) (1985) 63 R. du B. can. 461 A la p. 478.
‘0S.C. 1870, c. 3, reproduite dans S.R.C. 1970, app. II A la p. 247.
1’G. Bale, <(Law, Politics and the Manitoba School Question: Supreme Court and Privy
17Sutpra, note 3 A la p. 495.
IRAid.
'91bid. A la p. 496.
19861
COMMENTS
mise par un tribunal du Quebec: < il pourra
l'autre de ces langues [l'anglais ou le frangais] >>.20
tre fait usage de l’une ou
Ainsi, la dcision majoritaire de la Cour supreme voulant que ces som-
mations puissent 8tre 6mises dans l’une ou l’autre de ces langues n’est pas
enti~rement surprenante, bien que d~cevante. Apr~s tout, le texte meme de
‘article 133 contient l’expression < pourra o, laquelle est clairement facul-
tative.21 Tel qu'indiqu6 par le juge Beetz lui-meme, les tribunaux ne peuvent
pas unilat6ralement changer un texte ou le sens ordinairement attribu6 A
une expression quelconque.
En revanclie, nous estimons que l'interpr6tation du paragraphe 19(2)
dans l'affaire S.A.N.B. laisse beaucoup A desirer. Apr~s tout, n'est-ce pas IA
une question de simple bon sens que tout juge pr~tendant connaitre les deux
langues officielles soient en mesure de comprendre les procedures devant
lui, quelle que soit la langue officielle utilis~e? N'est-ce pas IA justement une
question de communication dans son sens pur? Quel est, en effet, l'objet
vis6 au paragraphe 19(2) sinon que de garantir une communication efficace
entre le juge et les parties devant le tribunal? Afin d'arriver A la r~ponse
souhaitable, il n'est pas n~cessaire de modifier, d'am~liorer ou d'ajouter
quoique ce soit au paragraphe 19(2). I1 suffit de donner A cette disposition
une interpretation qui nous semble d~couler naturellement d'une simple
lecture de son texte. I1 est donc malheureux que le juge Beetz ait opt6 pour
cette interpretation tr~s limit~e du paragraphe 19(2). Jusqu'A nouvel ordre,
il faut donc appliquer ce m~me raisonnement a l'article 133 de la Loi Cons-
'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba.
titutionnelle de 1867 ainsi qu'A
En poussant ce raisonnement jusqu'au bout, 'on peut donc envisager une
situation oft unjuge du Manitoba pourrait s'adresser uniquement en frangais
A des avocats unilingues anglophones de cette province. 22
B. Les motifs du juge en chef Dickson et du juge Wilson
I1 ne fait aucun doute que nous retrouvons dans ces deux jugements
une approche et une attitude qui reflftent dans une large mesure les juge-
ments ant~rieurs de la Cour dans les affaires Jones c. P.G. Nouveau-Bruns-
wick,23 Blaikie no 1 et Blaikie no 2,24 Forest25 et le Renvoi relatifaux droits
21Voir, supra, note 8.
2'Nous recommandons toutefois une lecture du jugement dissident tras ing~nieux du juge
Wilson. Selon elle, le mot < pourra >>, tel qu’utilis6 A ‘art. 133, vise A donner le choix de langue
au particulier et non pas A l’tat. Nous voyons encore dans ce jugement un contraste 6norme
entre l’interpr&ation du juge Wilson et de la majorit6 de l’art. 133.
-2Nous conc~dons au depart qu’un tel incident est invraisemblable dans la pratique quoti-
dienne des tribunaux. Cette hypoth~se ne sert qu’A illustrer jusqu’A quel point l’interpr~tation
de l’art. 19(2), telle que propos~e par le juge Beetz, peut causer des difficult~s tr~s concretes.
tant du c6t6 de la magistrature que pour les avocats et justiciables.
-3 (1974), [1975] 2 R.C.S. 182, (sub non. Jones c. A.G. Canada) 45 D.L.R. (3d) 583.
24Supra, note 5.
25Ibid.
REVUE DE DROIT DE McGILL
[Vol. 32
linguistiques au Manitoba.26 De fait, les juges Dickson et Wilson retracent
chacun de leur faqon I’evolution r6cente des droits linguistiques au Canada,
tant au niveau des lois qu’au niveau de la jurisprudence. Le juge en chef
Dickson conclut d’ailleurs que, de faqon g6n6rale, la Cour supreme est < dis-
posfe A donner aux garanties constitutionnelles en matiere linguistique une
interpretation large >>.27
A partir de ces deux jugements, nous pouvons degager les 61ments
suivants comme faisant partie d’une approche globale envers les causes
linguistiques:
–
tenir compte de l’objet vis6 par le texte constitutionel;
–
tenir compte des dispositions constitutionnelles ant6rieures A celle
qui fait I’objet du litige et determiner si une < continuit6 constitutionnelle >
se d~gage de ‘6tude de ces textes;
–
tenir compte des valeurs fondamentales vehicul6es par chaque dis-
position pertinente;
6tudier le contexte historique de raffaire et des dispositions appli-
–
cables:
analyser les termes choisis pour 6noncer les droits en question et
adapter cette analyse aux faits de ‘affaire;
–
–
proceder A une application g6nereuse du texte constitutionnel in-
voqu6 par les parties.
Nous ajouterions 6galement A cette liste le besoin de garder A l’esprit le sort
et le statut des minorit6s de langues officielles qui reclament l’application
d’un texte constitutionnel quelconque.
A rencontre du juge Beetz, le juge en chef Dickson n’h6site pas A in-
terpr6ter largement les dispositions linguistiques meme si les droits lin-
guistiques < revEtent un caractere fondamentalement et profondement
social >>.28 C’est ainsi qu’il reconnait rimportance d’une communication
efficace entre les plaideurs et le juge pour conclure que les juges doivent
pouvoir comprendre, de quelque fagon que ce soit, la langue utilis6e par
l’avocat ou le justiciable. II reste encore i determiner quels moyens per-
2″Supra. note 2.
2’S.A.N.B.. supra, note 1 A la p. 564.
2 lbid. A la p. 566,
1986]
CHRONIQUE DE JURISPRUDENCE
mettront au juge de comprendre les procedures et les plaidoiries. I1 faudra
attendre un prochainjugement afin de d6terminer si lejuge doit comprendre
directement ou par des moyens interm~diaires (par exemple, la traduction
simultan&e). 29
Pour sa part le juge Wilson, tout comme le juge en chef Dickson, re-
conna^it et affirme l’importance de l’article 16 de la Charte en ce qui concerne
toutes les dispositions linguistiques de cette m~me Charte. Selon elle, il faut
voir dans l’article 16 << un principe de croissance ou de d6veloppement, une
progression vers un objectif ultime >.30 II faut donc relier < ce principe de
croissance o A route interpr6tation des dispositions linguistiques de la Charle.
Le juge Wilson se pose ensuite une question qui nous semble des plus
pertinentes et des plus importantes en mati~re de droits linguistiques: << [l]a
question, selon moi, sera donc toujours de savoir o&i nous en sommes pr6-
sentement dans notre cheminement vers le bilinguisme et si la conduite
attaqu6e peut &re consid6r6e comme approprie A ce stade de l'6volu-
lion. >>31
En appliquant cette question aux faits de la pr~sente affaire, est-il sou-
haitable, en 1986, qu’un juge au Nouveau-Brunswick comprenne l’avocai
et les parties, quelle que soil la langue officielle utilis6e par ces derniers? II
nous semble qu’une r6ponse affirmative s’impose, non seulement par une
simple interpr6tation du paragraphe 19(2), mais aussi en raison des facteurs
suivants:
–
‘adoption de la Loi concernant le statut des langues of/icielles d
Canada en 1969;32
–
le fail que bon nombre de juges canadiens ont suivi des cours dans
l’autre langue officielle depuis une quinzaine d’ann~es:
–
le fait que plusieurs cours ont maintenant au moins un juge pouvant
entendre des causes dans une langue ou l’autre;
–
une disponibilit6 relativement grande de m~canismes de traduction
dans la plupart des cours;
2″Nous sommes d’avis que la communication par des moyens intermfdiaires entre le juge
et les tfmoins ou avocats doit Etre limit&e au strict minimum. La communication directe dans
la langue des parties est de loin prfferable. Voir A ce sujet A. Tremblay. <(L interpr&ation des
dispositions constitutionnelles relatives aux droits linguistiques)) (1983) 13 Man. L.J. 651:
Comit6 sur l'intlgration des deux langues officielles A la pratique du droit. Rapporl Final.
Fredericton, Association des avocats du Nouveau-Brunswick, septembre 1981 : R. Bilodcau.
( Le bilinguisme judiciaire et I'affaire Robin v. Collbge de St-Boniface. traductore. traditore? )
(1986) 15 Man. L.J. 333.
-,"S.A.N.B., supra. note I A la p. 619.
W'Jbid.
3 -S.R.C. 1970. c. 0-2.
McGILL LAW JOURNAL
[Vol. 32
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les progr~s rfalis~s au Canada en mati~re de bilinguisme depuis 1969;
le fait d'inclure dans la Charte, notre loi supreme, plusieurs dis-
positions consacrant le bilinguisme officiel.
La Cour ne mentionne pas express6ment ces facteurs, mais ils sont A la
portfe de tous ceux qui voudraient bien les reconnaitre.
Toutefois, il ne faudrait pas voir dans les propos du juge Wilson une
approche complete A toutes les questions d'ordre linguistique. Il ne faudrait
pas non plus utiliser son approche comme excuse pour ne rien faire, en se
disant que le Canada ou une province n'a pas encore atteint le niveau de
progr~s ncessaire dans le domaine linguistique pour justifier un recours
quelconque. Cette question pourra toutefois servir d'excellent point de d6-
part dans l'analyse d'une rclamation faite en matire linguistique.
Pour terminer 1'analyse de ces deux jugements, le juge en chef Dickson
et le juge Wilson ont tous les deux d6cid6 que le paragraphe 19(2) garantit
aux avocats et aux justiciables du Nouveau-Brunswick le droit d'8tre com-
pris par le juge, quelle que soit ]a langue officielle utilisee par eux. Ils ont
6galement conclu que le juge lui-m~me doit 6valuer son degr6 de compr6-
hension et decider s'il est en mesure d'entendre une cause ofa les deux langues
officielles peuvent 8tre utilis~es.
IV. Les suites de l'affaire S.A.N.B.
Nous croyons que le passage suivant, bien que tir6 d'une affaire brit-
tanique, reflte bien le r~sultat dujugement majoritaire dans l'arrt S.A.N.B.:
< [mly Lords, this case lays bare one of the fundamental weaknesses of
English law. The way we draft and the way we interpret statutes do not
always serve the interests of justice. >)33 Apr~s tout, il est difficile de croire
que la dcision du juge Beetz rend justice A l’esprit et A l’objet de la Charte,
et encore moins i la cause du bilinguisme officiel au Canada.
De plus, ce jugement vient briser une suite de jugements ant~rieurs
favorables, 34 bien que raisonnables, en mati~re linguistique. On a donc cass6
les reins d’une approche large et g~n~reuse jusqu’alors suivie par la Cour
supreme en matire linguistique. Qu’adviendra-t-il maintenant de l’ap-
proche pr6n~e par le juge en chef Dickson et le juge Wilson dans leurs
jugements? Sera-t-elle rel~gu~e aux oubliettes?Est-ce le debut d’une nouvelle
6poque dans l’interpr~tation des droits linguistiques? L’approche suivie par
le juge Beetz saura-t-elle s’infiltrer dans toutes les cours inferieures? Nous
croyons qu’il s’agit lA du plus grand danger suite i cette decision.
Mais le d~bat n’est pas encore fini. Signalons d’abord que la Cour
supreme se penchera tr~s bient6t sur une autre cause linguistique, l’affaire
E.R. 215 (H.L.), Lord Scarman.
‘1 Tuck c. National Freight Corporation (1978), [1979] 1 W.L.R. 37 A la p. 54, [1979] 1 All
34Voir supra, note 5.
19861
COMMENTS
Mercure c. P. G. Saskatchewan.35 I1 est meme d’ailleurs possible que ]a Cour
doive r6pondre A une question tr6s semblable A celle pos6e dans l’affaire
S.A.N.B., bien que ce soit dans le contexte de l’article 110 de l’Acte des
territoires du Nord-Ouest.36 I1 serait pr6matur6 et surtout pr6somplueux
d’esp6rer un renversement de l’approche restreinte sugg6r6e par lejuge Beetz
dans l’affaire S.A.N.B. Nous souhaitons toutefois que les juges qui enten-
dront cette cause aient l’occasion de r6-examiner leur approche aux causes
soulevant des questions d’ordre linguistique. Apr~s tout, ce ne sera sfirement
pas la derni~re cause de ce genre A se rendre en Cour supreme. II importe
donc de continuer A d6velopper une approche aussi raisonnable et conforme
aux pr6c6dents que possible, nonobstant les 6chos n6gatifs qui nous sont
parvenus des affaires S.A.N.B. et MacDonald.
Comme tout autre droit fondamental, les droits linguistiques peuvent
seulement 6voluer et se manifester dans le contexte d’une interpr6tation
juste, pratique et large. Nous croyons qu’il faut ainsi injecter dans les dis-
positions linguistiques leur plein sens et leur pleine port6e afin qu’elles ne
demeurent pas lettre morte.
-“(1985), 44 S.R. 22, [1986] 2 W.W.R. 1 (C.A.), conf. (1981), 44 S.R. 43, (sub nor. R. c.
Mercure) [1981] 4 W.W.R. 435 (C.P.). Dans cette affaire, la question principale est de dcider
si l’art. 110 de rActe concernant les territoires du Nord-Ouest, S.R.C. 1886, c. 50 est toujours
applicable A la province de Saskatchewan. C’est seulement dans l’affirmative que la Cour aura
A r6pondre aux questions additionnelles sur la porte de cet article. Cet article se lit comme
suit:
36Ibid.
Toute personne pourra faire usage soit de la langue anglaise, soit de la langue
frangaise, dans les d6bats du conseil ou de l’Assembl6e 16gislative des territoires,
ainsi que dans les proc6dures devant les cours: et ces deux langues seront employ6es
pour la r6daction des proc~s-verbaux et des journaux du conseil ou de l’Assembl6e;
et toutes ordonnances rendues sous rautorit6 du pr6sent acte seront imprim6es dans
ces deux langues.
II est A noter que la formulation de cet article est tr~s semblable A celle de l’art. 133 de la Loi
constitutionnelle de 1867, ainsi qu’A celle de Part. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba. Suite
A une ordonnance de ]a Cour supreme du 7 juillet 1986, l’audition du pourvoi dans ‘affaire
Mercure c. R. a eu lieu le 26 novembre 1986; l’ordonnance est reproduite dans < La cause du
pare Mercure: Ordonnance de la Cour supreme du Canada)> T616-Clef (no 3, 1986) 33.