Article Volume 55:2

Une justice fraternelle : éléments de la pensée de Charles Doherty Gonthier

Table of Contents

McGill Law Journal ~ Revue de droit de McGill

UNE JUSTICE FRATERNELLE : LMENTS DE LA
PENSE DE CHARLES DOHERTY GONTHIER

Fabien Glinas*

Introduction
On a rendu un hommage vibrant au gentilhomme humaniste qutait
Charles Gonthier en relevant tout particulirement son sens profond de la
justice, sa courtoisie exemplaire en toutes circonstances, son sens quasi
lgendaire de la mesure, ses prises de position nuances sur les questions
difficiles, sa manire dincarner le bijuridisme, sa dfense des plus hauts
standards dintgrit pour la magistrature et son souci de protger les
personnes vulnrables tout en insistant sur les devoirs et la responsabilit
des individus1. Il y aurait beaucoup dire sur la vie et la pense de Char-
les Gonthier, que jai eu le privilge de connatre pendant prs de vingt
ans. Ce texte est destin lui rendre hommage en retraant les lina-
ments de sa rflexion sur les rapports entre le droit, la moralit et la
communaut.

I. Droit et moralit
Charles Gonthier a toujours t reconnu comme un homme profond-
ment moral. Sa rserve naturelle ainsi quun sens inn du respect de
lautre lont toutefois toujours prserv de la tentation de jouer les morali-
sateurs2. Ses annes passes la Cour suprme du Canada et les r-
flexions quelles ont pu susciter sur les rapports entre le droit (et le rle du
juge) et la moralit sont venues selon moi renforcer dans son esprit les
raisons dune position au dpart adopte par temprament.

* Professeur agrg la Facult de droit et lInstitut de droit compar de lUniversit
McGill. Le professeur Glinas a agi comme auxiliaire juridique auprs de lhonorable
Charles Doherty Gonthier de 1989 1990.

Fabien Glinas 2010

Citation: (2010) 55 McGill L.J. 357 ~ Rfrence : (2010) 55 R.D. McGill 357

1 Voir notamment Michel Robert, Hommage lhonorable juge Charles Gonthier sa

retraite de la Cour supme du Canada (2003) 48 R.D. McGill 175 la p. 177.

2 Ibid.

358 (2010) 55 MCGILL LAW JOURNAL~ REVUE DE DROIT DE MCGILL

Des jugements de Charles Gonthier, ainsi que de ses crits parus
avant et aprs son dpart de la Cour, on peut tirer deux propositions fon-
damentales sur les rapports entre le droit et la moralit.

A. Le droit ne peut imposer une conception, soit-elle majoritaire, de la

moralit

Fortement attir par certains lments des thories politiques dites
communautaristes , Charles Gonthier est nanmoins toujours rest at-
tach aux fondements des thories politiques associes au libralisme.
Rflchissant sur ces questions la toute fin de sa carrire de juge,
Charles Gonthier affirmait dailleurs considrer les divisions entre le
communautarisme et le libralisme comme artificielles3. Selon lui, les
deux perspectives thoriques partagent un seul et mme objectif ultime,
celui dassurer la dignit de lindividu au sein de sa communaut4. Le res-
te est une question de degr. Cest ainsi quun document comme la Charte
canadienne des droits et liberts5 peut tre considr comme le reflet la
fois de principes libraux et de principes communautaristes6.
la base, et conformment aux principes du libralisme, le droit ne
saurait imposer la moralit telle quelle est conue par la majorit des ci-
toyens : The law cannot impose the majoritys moral views of the good
life on the rest of the population 7. Le droit ne pourrait dailleurs se main-
tenir dans un contexte de diversit culturelle considrable en prenant sys-
tmatiquement position sur toutes les questions de moralit.
Mais le droit protge tout de mme la communaut dont il mane des
menaces que prsentent certains comportements et activits. Le droit re-
vendique en effet le contrle des comportements et activits quil ne peut
tolrer en raison de la menace fondamentale quils prsentent pour la
communaut et son environnement moral. Pour autant que le fonction-
nement de lordre juridique se trouve menac, cette position demeure
dans la ligne des prceptes libraux, qui admettent que le droit doit en-
dosser certains lments de la moralit pour maintenir son effectivit.
Mais il y a plus.

3 Voir notamment Charles D. Gonthier, Law and Morality (2003) 29 Queens L.J. 408

la p. 412 [Gonthier, Law ].

4 Ibid.
5 Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant lannexe B de la Loi de 1982 sur

le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 [Charte].

6 Voir Gonthier, Law , supra note 3 la p. 416.
7 Ibid. la p. 414.

LMENTS DE LA PENSE DE CHARLES DOHERTY GONTHIER 359

En effet, dans les limites imposes par une socit pluraliste o
les divers segments de la population ont maintes conceptions diffrentes
de ce qui est bien , il est toujours lgitime pour ltat dintervenir pour
protger les conceptions fondamentales de la moralit 8. Ces dernires
se dmarquent de la moralit au sens large en ce quelles se rattachent
des proccupations sociales concrtes (et non seulement une aversion
non fonde pour une opinion ou un comportement) et font lobjet dun
consensus au sein de la population, exigence qui isole le droit constitu-
tionnel des positions prises par une simple majorit de la population9.

B. Le droit doit tre moral pour tre efficace mais nest pas garant de

lamlioration du tissu moral de la socit

Cette seconde proposition se veut dabord essentiellement descriptive
de ce que le droit ne saurait en pratique assurer sa fonction rgulatrice
sans reflter un contenu moral minimum. Charles Gonthier reprend ce
constat du philosophe H.L.A. Hart, plus prcisment dun passage tir de
louvrage The Concept of Law :

In the absence of this [moral] content men, as they are, would have no
reason for obeying voluntarily any rules; and without a minimum of
co-operation given voluntarily by those who find that it is in their in-
terest to submit to and maintain the rules, coercion of others who
would not voluntarily conform would be impossible10.

Il suffira ici de faire mention des exemples de la bonne foi et des obli-
gations fiduciaires en droit priv pour montrer lintgration par le droit
dlments de la moralit bien au-del des matires criminelles, o le
phnomne est encore plus vident. Charles Gonthier a toujours t favo-
rable cette intgration en tant que manifestation dune conception tlo-
logique du droit palliant aux excs du formalisme juridique.

Le constat de Hart, bien que largement partag, est moins anodin quil
ny parat, car il associe implicitement mais de manire significative la
moralit aux conventions sociales telles quobserves dans la ralit. Cest
cette notion conventionnelle de la moralit que nous ramne lide de
consensus voque plus haut.

La moralit conventionnelle sinscrit dans un rapport dialogique oblig
avec le droit en volution, rapport dont une illustration frappante nous est
donne dans la clbre affaire Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procu-

8 R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452 aux pp. 523-24, 89 D.L.R. (4e) 449, juge Gonthier, opi-

nion concurrente.

9 Ibid.
10 H.L.A. Hart, The Concept of Law, Oxford, Clarendon Press, 1994 la p. 189, tel que cit

dans Gonthier, Law , supra note 3 la p. 414.

360 (2010) 55 MCGILL LAW JOURNAL~ REVUE DE DROIT DE MCGILL

reur gnral)11, o une victime de la maladie de Lou Gehrig a tent sans
succs de faire reconnatre par la Cour suprme du Canada un droit cons-
titutionnel au suicide assist. Lintrt de cette dcision, laquelle le juge
Gonthier a particip, repose principalement sur le critre du consensus
social, qui semble avoir t dterminant pour la Cour dans son articula-
tion du droit constitutionnel. En tenant compte des valeurs vhicules par
la Charte telles la vie, la libert et la scurit de la personne humaine, la
Cour a en effet estim quaucun consensus social sur la reconnaissance
dun droit au suicide assist navait encore pris forme.
Mais la moralit conventionnelle qui nourrit ainsi ouvertement la
norme juridique ne reprsente quun aspect limit de lunivers de la mora-
lit. La moralit conventionnelle que le droit se permet dintgrer nest
aprs tout que le dnominateur commun dune quantit de conceptions et
de systmes moraux prsents dans la socit. Cette constatation explique
bien pourquoi et quel point le potentiel du droit comme vecteur
damlioration de lenvironnement moral de la socit est limit.

Le droit se cantonne donc dans une position de rserve et dhumilit
face aux conceptions morales et cest ce qui lui assure une lgitimit suffi-
sante pour imposer le respect des standards modestes et conventionnels
dont dpend son effectivit. Dans larticulation de ces standards, Charles
Gonthier sest toujours inquit du rle, prpondrant en apparence, de la
libert et de lgalit conues comme droits individuels.

II. Droit et communaut

Le second thme que je me propose daborder brivement ici concerne
les rapports entre le droit et la communaut dont il mane. Pour Charles
Gonthier, larticulation du discours politico-juridique dominant autour des
droits la libert et lgalit a toujours pos problme dans la reprsen-
tation de nos valeurs et de nos institutions. Cette proccupation snonce
aisment en rappelant le texte de larticle premier de la Dclaration uni-
verselle des droits de lHomme12 quil aimait citer:

Tous les tres humains naissent libres et gaux en dignit et en
droits. Ils sont dous de raison et de conscience et doivent agir les
uns envers les autres dans un esprit de fraternit [nos italiques]13.

11 [1993] 3 R.C.S. 519, 107 D.L.R. (4e) 342.
12 Voir par ex. Charles D. Gonthier, Liberty, Equality, Fraternity: The Forgotten Leg of
the Trilogy, or Fraternity: The Unspoken Third Pillar of Democracy (2000) 45 R.D.
McGill 567 la p. 569 [Gonthier, Liberty ].

13 Dclaration universelle des droits de lHomme, Rs. AG 217(III), Doc. off. AG NU, 3e

sess., supp. no13, Doc. NU A/810 (1948) 71, art. 1.

LMENTS DE LA PENSE DE CHARLES DOHERTY GONTHIER 361

Les mots doivent et fraternit demeuraient pour lui trop large-
ment mconnus et ce, au grand pril de lvolution long terme de la jus-
tice dans nos socits. Il y a l dabord lide du devoir comme face cache
des droits : ces derniers ne sont quune vaste chimre sil ny a point de
devoirs qui y correspondent. Il y a en second lieu lide quune proclama-
tion de la libert et de lgalit des tres humains prend son sens, au pre-
mier chef, au sein dune communaut.

A. Sans devoirs point de droits

Selon Charles Gonthier, [l]e droit de chacun nest jamais dissoci de
lobligation de chacun envers les autres ; lacte pos est toujours reli la
responsabilit quil engendre ; lerreur est toujours apprcie dans son
contexte et dans ses causes 14. Cest cette perspective densemble qui ex-
plique lenthousiasme relatif avec lequel Charles Gonthier apprhendait
la Rvolution des droits que lon a pu associer lentre en vigueur de
la Charte au Canada15.
Pour lui, [s]ouvent, laction des tribunaux en vertu de la Charte a eu

pour effet de concrtiser certaines valeurs fondamentales qui sous-
tendaient auparavant de manire implicite le droit constitutionnel cana-
dien 16. Aussi, bien quil ait t soucieux damnager une marge de man-
uvre suffisante au lgislateur dans la poursuite des politiques publi-
ques, il tait tout fait dispos dclarer les lois inconstitutionnelles
lorsque les restrictions aux droits garantis le justifiaient17. Sa proccupa-
tion avait trait non pas au principe de la garantie constitutionnelle des
droits de lindividu, mais bien leffet potentiel de cette garantie sur le
sens et la conscience du devoir et des responsabilits. Selon lui, la Charte
devrait donner ralit la participation claire du public aux dbats
fondamentaux qui orientent la socit 18. Il devrait en rsulter un dve-
loppement du sens du devoir et des responsabilits chez les justiciables.

Lenjeu, ici, est celui du degr de coercition ncessaire au fonctionne-
ment dune socit protectrice de liberts. Sans prise de conscience de ce
qui est d aux autres et la communaut, il ne reste que la force pour as-
surer la cohsion et le maintien dune communaut de droit.

14 Robert, supra note 1 la p. 177.
15 Voir Alain-Robert Nadeau, Les liberts fondamentales et lart du droit (2003) 35 J.

Barreau 14 la p. 14.

16 Ibid.
17 Voir Michel Morin, Charles D. Gonthier, un juriste pris de justice Le Devoir [de

Montral] (21 juillet 2009) A6.

18 Nadeau, supra note 15 la p. 14.

362 (2010) 55 MCGILL LAW JOURNAL~ REVUE DE DROIT DE MCGILL

La justesse de cette proccupation na jamais t aussi vidente quelle
ne lest aujourdhui, lheure o les juridictions occidentales uvrent
larticulation ou au renforcement de garanties juridiques relatives aux
droits et liberts fondamentales dans la sphre prive, o le dbiteur de
lobligation nest plus ltat mais bien lindividu. Charles Gonthier rappe-
lait dailleurs avec justesse que la Charte des droits et liberts de la per-
sonne19 du Qubec, un prcurseur cet gard, avait dment et naturelle-
ment pris acte de limportance du devoir envers les autres en imposant
tous une obligation expresse dassistance aux personnes en danger20. Il
sagissait l, pour lui, de lune des nombreuses manifestations du principe
de fraternit dans lordre juridique canadien.

B. Sans fraternit point dgale libert

Au crpuscule de sa brillante carrire de juge, Charles Gonthier a
consacr une nergie considrable au dveloppement et lexposition de
la notion de fraternit, quil jugeait essentielle au bon fonctionnement
dune dmocratie21. La fraternit voque des valeurs telles que lempathie,
la coopration, lengagement, la responsabilit, la confiance, le fair play et
lquit22.

Parmi les nombreux rles importants jous par le principe de fraterni-
t, on trouve celui de passerelle qui nous lie la fois au pass et aux gn-
rations qui vont nous succder. On peut souponner que cette ide est la
source du choix fait par Charles Gonthier de consacrer ses nergies, aprs
son dpart de la Cour suprme du Canada, au dveloppement durable.
Pour lui, Forging a relationship between generations in a community is
not rooted in liberty or equality, but rather, fraternity 23.

La fraternit est toutefois bien ancre dans le prsent. Valeur exprime
dans la Dclaration universelle des droits de lHomme comme pendant de la
libert et de lgalit, et pourtant largement oublie dans le discours des
droits de lhomme, la fraternit avait pour Charles Gonthier le statut de
principe sous-jacent de lordre juridique et constitutionnel canadien.
Comme il a russi le dmontrer, on peut en effet envisager ce prin-
cipe comme donnant lieu une foule de rgles et de thories tant en droit
public quen droit priv, et tant en droit civil quen common law24. La re-

19 L.R.Q. c. C-12, art. 2.
20 Voir Gonthier, Liberty , supra note 12 la p. 579.
21 Ibid. la p. 589.
22 Ibid. la p. 572.
23 Ibid. la p. 573.
24 Ibid.

LMENTS DE LA PENSE DE CHARLES DOHERTY GONTHIER 363

connaissance de ces rgles et thories par le droit positif donne en retour
un poids considrable la fraternit comme principe juridique structu-
rant, un principe qui doit prendre sa juste place aux cts de la libert et
de lgalit si lon ose concevoir ces concepts dans la dure.

Pour Charles Gonthier, la fraternit est le ciment qui rattache la liber-
t et lgalit une socit civile25. Acceptant cette ide, la question de
lidentification ou de la dfinition de cette socit civile, ou communaut,
demeure toutefois ouverte. La fraternit se dveloppe dabord au sein de
la famille, puis sarticule autour des rapports humains et se formalise
dans les institutions. lheure o lon sinterroge sur le rle de ltat et de
son droit dans la rgulation sociale mondialise, les questions souleves
par Charles Gonthier sur le lieu de dploiement du principe de fraternit
sont, encore ici, plus que jamais dactualit.

La position de rserve et dhumilit adopte par lordre juridique ca-
nadien face aux conceptions morales lui semblait cet gard tout fait
pertinente dans le dveloppement du village global , qui passerait par
lmergence de standards universels de tolrance, un phnomne bien sr
amorc par la Dclaration universelle des droits de lHomme, et qui sem-
ble sacclrer aujourdhui.

Conclusion

Sans tre orientalisant, Charles Gonthier, lhomme comme le juge in-
comparable quil fut, semblait bien avoir dcouvert les trois perles de la
sagesse taoste : la compassion, la modration et lhumilit. Il nous laisse
un hritage hors du commun qui nous engage tous remettre en rapport
dialogique nos thories des droits institutionnaliss et le devoir de chacun
de rendre justice son prochain et sa communaut.

25 Ibid. la p. 569.