Section spéciale Volume 66:1

Consommateur

* Professeure titulaire de la chaire Peter M. Laing Q.C., Faculté de droit, Université McGill. La version originale de ce texte a été acceptée et intégrée au McGill Companion to Law lors d’une réunion en décembre 2015.

Table des matières

Bibliographie

L’être humain consomme depuis le début des temps, c’est un acte nécessaire à sa survie. Mais la notion de l’être humain « consommateur » n’est apparue en droit que récemment. Si les Égyptiens de l’Antiquité avaient développé des contrôles sur le vin et la bière, il a fallu attendre l’évolution des connaissances scientifiques en chimie et en biologie au XIXe siècle pour voir l’émergence d’une réglementation générale des aliments. C’est ainsi qu’au tournant du dernier siècle le Codex Alimentarius Austriacus a vu le jour en Autriche, établissant les premiers standards alimentaires. La protection économique, elle, passait surtout par la réglementation des poids et mesures. Alors qu’il existait des règles depuis des millénaires, Talleyrand proposa à la France, en 1790, de collaborer avec l’Angleterre pour uniformiser les poids et mesures, notant que ce serait utile à l’industrie et à la consommation. Malgré ces quelques instances de réglementation, c’est l’arrivée de la production de masse qui a donné naissance à la conception moderne de consommateur, soit l’individu qui achète des biens ou des services à des fins personnelles ou familiales. Le consommateur se définit de manière négative dans une relation essentiellement économique : il n’est pas commerçant, distributeur, fabricant. L’intersection entre le droit et la consommation appelle à une conception plus éclatée du consommateur, entendue dans un sens relationnel, reliant le consommateur aux activités économiques et sociales qui constituent son quotidien. Ainsi, l’enseignement et la recherche en « droit de la consommation » se doivent de regarder au-delà du droit des contrats pour examiner la responsabilité civile, le droit de la concurrence, la résolution des différends, le droit alimentaire (y inclus la certification des aliments et la réglementation de l’emballage), le droit environnemental (y inclus la consommation durable), la gouvernance (y inclus le rôle des consommateurs et des associations dans l’élaboration de normes privées et de politiques publiques), etc.

Cet élargissement de la notion de « consommateur » et du « droit de la consommation » n’est pas nouveau. Dès le début du XXe siècle, la distance entre le consommateur et le producteur de biens ou de services a profondément modifié les relations de consommation. Les célèbres affaires Donoghue v. Stevenson et MacPherson v. Buick Motor Co., qui ont créé un droit d’action directe contre le fabricant par le consommateur lésé dans son intégrité physique, illustrent bien l’impact de ces changements socio-économiques sur le droit de la responsabilité civile du fabricant en common law, imposant une responsabilité directe de celui-ci en dehors de la sphère contractuelle. La jurisprudence française (d’influence au Québec à l’époque) a plutôt reflété les effets de l’industrialisation dans le contexte des accidents du travail par le biais d’une responsabilité du fait des choses ayant essentiellement pour but de pallier les problèmes de causalité. En effet, au Québec comme en France, le consommateur — contractant ou simple usager — avait toujours pu rechercher la responsabilité du fabricant sur la base d’une faute causale.

En 1962, le discours de John F. Kennedy au Congrès américain invoque le rôle et la responsabilité de l’État pour assurer la protection de l’autonomie et de l’intégrité du consommateur, soulignant les droits de ce dernier à la sécurité, à l’information et au libre choix ainsi qu’à la revendication de ces droits. Le mouvement de « protection du consommateur » prend son essor; son universalisme est déclaré en 1985 dans les Principes directeurs pour la protection du consommateur adoptés par les Nations Unies.

Malgré l’élargissement du domaine de la protection du consommateur au-delà du seul contexte contractuel, il demeure que la notion juridique de « consommateur » résiste à cette mutation. Le « droit de la consommation » continue à se cantonner dans le domaine contractuel où l’intérêt économique du consommateur est priorisé. Ainsi, les diverses lois sur la protection du consommateur que l’on retrouve à travers le monde prévoient un régime juridique particulier pour assurer un certain équilibre dans les transactions entre individus et commerçants malgré le déséquilibre économique et informationnel entre ces parties. Ce déséquilibre objectif condamne le consommateur à une position de vulnérabilité dont le droit cherche à limiter l’exploitation. Et pourtant, c’est le droit lui-même, notamment la notion contractuelle classique du consentement, qui est la source du pouvoir du commerçant contre lequel le consommateur doit être protégé. Emprisonné dans la logique du consentement, le droit de la consommation contemporain cherche à baliser le déséquilibre entre les parties en imposant des obligations de divulgation aux commerçants, l’idée étant d’assurer un consentement « éclairé » du consommateur. Cette logique du droit reflète également la logique des sciences économiques classiques selon laquelle les acteurs agissent de manière rationnelle et les transactions — en présence d’information complète — reflètent les intérêts réels des parties et participent à la maximisation du bien-être général. Or, ces présupposés économiques ont aussi été remis en question, minant ainsi l’idée sous-jacente au droit de la consommation moderne selon laquelle l’information suffit pour protéger le consommateur contre les abus de pouvoir des commerçants.

Le recours à la divulgation d’information comme moyen de pallier la vulnérabilité informationnelle du consommateur a évidemment ses limites. Le législateur, cherchant à contrer la longueur excessive des contrats de consommation, impose des formats allégés, du langage simple, des polices lisibles, des encadrés, etc. Il intervient même dans le contenu des contrats, prohibant les clauses abusives, imposant des clauses ou des contrats types pour certains domaines d’activité (bail résidentiel, assurance, crédit). La Cour suprême du Canada reconnaît la légitimité de cette approche dans la décision Richard c. Time, soulignant que le consommateur « moyen », visé par les lois de protection du consommateur, est « crédule et inexpérimenté ». Et pourtant, lorsque le législateur n’intervient pas expressément, cette même cour s’appuie sur l’analyse classique contractuelle du consentement pour imposer le respect de clauses d’arbitrage obligatoire dans les contrats de consommation. Ceci a pour résultat d’exclure l’accès aux tribunaux et donc au recours collectif, pourtant conçu comme moyen procédural par excellence pour la protection des consommateurs. Le fait que seules quatre provinces canadiennes aient agi dans ce domaine indique qu’aucun consensus sur la légitimité de ces clauses n’existe au niveau national. Cette divergence est reproduite ailleurs, notamment entre les États-Unis et l’Union européenne, menant à l’échec de négociations multilatérales sur un processus de règlement en ligne des différends transfrontaliers. Ces négociations découlaient d’un constat généralisé de l’absence de recours efficaces pour les consommateurs. L’accès à la justice pour les consommateurs est devenu un objectif de réforme au Canada et ailleurs, menant entre autres à un projet pilote de médiation obligatoire au Québec et à l’imposition de processus de règlements alternatifs de ces différends dans l’Union européenne.

Mais le droit vise le consommateur ailleurs que dans ses relations contractuelles. La protection des marchés — par le droit de la concurrence — a des incidences évidentes sur le consommateur, qui sera protégé contre des collusions sur les prix ou autres concurrences déloyales entre commerçants. De même, la réglementation de la publicité, agissant en aval de la transaction, vise l’industrie, mais protège aussi le consommateur. L’émergence de la cyberconsommation, qui ne respecte pas les frontières étatiques et donc juridiques, pose des défis additionnels pour ces modes de gouvernance basés sur la capacité du droit de s’imposer sur un territoire. L’État n’a plus l’emprise qu’il croyait avoir. Les nouveaux modèles d’affaires le confirment régulièrement : l’économie du partage ou « sharing economy » — on pense ici à Uber, AirBnB, eBay — est prisée par le consommateur, opérant un rapprochement virtuel entre les parties dans un renversement de la tendance du dernier siècle. Mais ce rapprochement se fait au détriment d’une réglementation étatique qui, ayant sa part de protection bénéfique pour le consommateur, risque néanmoins de créer des industries monopolistiques qui n’avantagent pas les consommateurs.

La volonté de protéger la vulnérabilité présumée du consommateur est aussi confrontée au caractère essentiel de la consommation dans l’économie locale, nationale et globale. Après la crise de 2008, la plupart des gouvernements ont insisté sur l’importance de relancer la consommation pour sortir l’économie de sa léthargie. Il ne s’agit pas ici de la consommation ostentatoire (ou « conspicuous consumption ») décrite par Veblen à la fin du XIXe siècle. Au contraire, la consommation continue et souvent démesurée est devenue normalisée. Du même souffle, l’endettement excessif des consommateurs est décrié par ces mêmes acteurs gouvernementaux. Ainsi, les législateurs cherchent à freiner l’endettement des consommateurs, en réglementant par exemple certains éléments des contrats de crédit, tout en insistant sur le rôle crucial de la consommation pour le bien-être général de l’économie et donc de la société.

Et alors que le droit appréhende typiquement le consommateur dans sa vulnérabilité, d’autres voix s’élèvent pour lui imposer des obligations. Déjà en 1999, les Nations Unies ajoutaient aux Principes directeurs de 1985 la notion de « consommation durable ». Depuis, la responsabilisation du consommateur vis-à-vis de l’environnement, de la santé (mentale et physique) et des générations futures prend de l’envergure. Les mouvements « slow food » ou « live small » interpellent le consommateur dans ses habitudes de vie, l’invitent à refuser de subir la vulnérabilité que le droit lui suppose. On peut y voir un rejet du paternalisme juridique au profit d’une autonomie renouvelée de l’individu, à la foi égoïste et altruiste. En quête de « sustainable consumption », le consommateur insiste sur un emballage minimaliste, un produit bio, équitable ou recyclable, un investissement « vert ». Le droit réagit en imposant des normes aux producteurs, en subventionnant des industries et des initiatives collectives. Le consommateur n’est plus que l’objet d’une protection juridique, l’individu vulnérable à risque d’être exploité. Il doit s’imaginer dans la multiplicité de ses relations avec son environnement humain et matériel, dans une perspective de protection et d’émancipation réciproque.

                                       

Bibliographie

Autriche, Codex Alimentarius Austriacus, KK Hof-Und Staatsdruckerei, 1911.

CE, Directive 2013/11/UE du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2013 relative au règlement extrajudiciaire des litiges de consommation et modifiant le règlement (CE) no 2006/2004 et la directive 2009/22/CE (directive relative au RELC), [2013] JO, L 165/63.

Consumer Protection Act, RSA 2000, c C-26.3.

Consumer Protection Act, SO 2002, c 30.

Dell Computer Corp c Union des consommateurs, 2007 CSC 34.

Département des affaires économiques et sociales, « Principes directeurs des Nations Unies pour la protection du consommateur (tels qu’étendus en 1999) » (2003), en ligne (pdf) : Nations Unies <www.un.org> [perma.cc/3CXF-TYAX].

Donoghue v Stevenson, [1932] AC 562, SC (HL) 31.

France, Archives parlementaires, 1re série, t 12, 9 mars 1790, annexe (Talleyrand-Périgord).

Kennedy, John F, « Special Message to Congress on Protecting the Consumer Interest », présenté au Congrès des États-Unis (15 mars 1962), en ligne : John F Kennedy Presidential Library and Museum <www.jfklibrary.org> [perma.cc/P26D-Z3Q2].

Loi sur la protection du consommateur, RLRQ c P-40.1.

MacPherson v Buick Motor Co, 217 NY 382 (App Ct 1916).

Principes directeurs pour la protection du consommateur, Rés AG 39/248, Doc off AG NU, 39e sess, supp no 51, Doc NU A/39/51 (1985) 188 [révisés en 1999 et en 2015].

Règlement établissant un projet pilote de médiation obligatoire pour le recouvrement des petites créances découlant d’un contrat de consommation, RLRQ c C-25.01, r 1.

Richard c Time Inc, 2012 CSC 8.

Veblen, Thorstein, The Theory of the Leisure Class: An Economic Study in the Evolution of Institutions, New York, MacMillan, 1899.

Confiance légitime dans ce numéro Contrat relationnel

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