Section spéciale Volume 66:1

Écriture doctrinale

* Professeur, École de droit, Institut d’études politiques de Paris. La version originale de ce texte a été acceptée et intégrée au McGill Companion to Law lors d’une réunion en avril 2013. Dans un ouvrage publié antérieurement au présent texte, mais écrit après celui-ci, l’analyse de l’écriture doctrinale a contribué à la mise au jour de ce qui a été appelé « décriture du droit » (Vincent Forray et Sébastien Pimont, Décrire le droit… et le transformer : essai sur la décriture du droit, Paris, Dalloz, 2017).

Table des matières

I.

L’expression « écriture doctrinale » ne renvoie à aucun contenu substantiel du droit civil ou de la common law. Elle ne constitue pas un concept juridique. Elle ne figure même pas au rang des habitudes linguistiques des juristes. Sa présence ici doit donc être expliquée.

L’« écriture doctrinale » a été choisie, et figure ainsi dans certains travaux, pour désigner une activité particulière de production de textes qui ont en commun de vouloir présenter le droit au lecteur. Traités, manuels, monographies, articles de revues, dictionnaires et encyclopédies juridiques en sont des formes canoniques; cours de droit, course packs, sites et blogues sur Internet en sont des formes plus inhabituelles ou récentes. Dans chaque cas, le texte constitue un intermédiaire entre les sources du droit et le lecteur. Il importe peu de savoir ce que l’on entend ici par « sources du droit ». Elles peuvent être perçues du point de vue positiviste, c’est-à-dire selon leur forme (règles, jugements), ou bien du point de vue pluraliste (n’importe quelle manifestation normative est susceptible de sécréter du droit). Dans tous les cas, l’écriture doctrinale produit un texte chargé de rendre intelligible le droit dont il parle. Le phénomène est peu étudié comme tel; cependant il constitue une détermination cruciale des ordres juridiques contemporains.

À cet égard, le mot « doctrinal » ne doit pas induire en erreur. Il ne signifie pas que l’activité en question a seulement lieu dans les traditions qui reconnaissent l’existence d’une doctrine juridique. Rappelons que le sens juridique du mot « doctrine » se dégage dans le courant du XIXe siècle, en droit civil, pour indiquer les opinions et, en général, les travaux par lesquels les juristes — pris alors comme auteurs — exposent le droit. Plus spécifiquement encore, par la suite, la doctrine est perçue comme une « autorité » incarnée par la communauté des juristes universitaires qui donnent au droit sa forme savante. Elle assemble le droit positif dans des propositions synthétiques, souvent qualifiées de théories générales, et réalise ainsi une médiation entre la loi et la jurisprudence. En ce sens, la doctrine demeure une spécificité des systèmes civilistes.

Pour autant, parlant d’écriture doctrinale, il ne s’agit pas de se livrer à une réflexion sur la doctrine. Il s’agit de prendre en considération dans la pensée juridique l’activité pratiquée par tous ceux qui entendent rendre compte du droit au travers d’un texte, quel que soit par ailleurs le statut de ce texte. Ainsi, le mot « doctrinal » veut simplement indiquer que l’activité en question est engagée par des auteurs qui ne disposent pas, alors, du pouvoir de créer du droit. Ils se bornent à établir une représentation du droit fixée par l’écriture. On dira que l’écriture doctrinale est une modalité formelle du droit.

En ce sens, une telle activité existe en common law. Il existe des textes académiques (scholarship, commentaries, treatises, handbooks…) indicatifs du droit. Il faut y ajouter la construction de théories juridiques qui prétendent capturer le réel; qui tentent, comme le dit Stephen Smith, de « correspondre aux données qu’elles s’efforcent d’expliquer ». L’horizon de l’écriture doctrinale doit encore être élargi afin que l’ensemble du phénomène soit appréhendable. Le juge travaille lui aussi à indiquer le droit tel qu’il est dans le cours de la décision qu’il prend. Il mobilise les précédents et représente les règles ou les statutes dans son propre texte sans prétendre les créer. Le travail judiciaire implique une progression à partir d’un état du droit stabilisé qu’il indique. Il faut au jugement des points fixes que la rédaction de la décision se charge de rapporter, mais qui sont hors de la décision. Ils appartiennent au droit sur lequel la décision se fonde et dans lequel, clairement, elle intervient.

Au-delà — ou plus exactement, en deçà — des décisions, la masse quotidienne de textes produits dans les deux traditions juridiques par les juristes professionnels (avocats, notaires, arbitres…) qui préparent une décision, une plaidoirie, un conseil comportent une partie destinée à décrire le droit. Au sens dégagé plus haut, cette fraction de leur travail est doctrinale.

II.

La nécessité d’envisager plus précisément le phénomène d’écriture doctrinale vient de l’incertitude ou de l’intuition qu’il provoque si l’on concentre son attention sur lui.

Par les textes qu’ils produisent, les juristes affirment que le droit existe dans un certain état. La question est alors de savoir si l’écriture est transparente au droit dont elle parle, ce qu’elle prétend être à partir du moment où l’auteur n’a pas l’intention, ni la volonté, ni le pouvoir de poser une règle de droit, une norme juridique ou une décision de justice dans son texte — à cet endroit du texte. Pourtant, l’écriture produit un effet sur le droit parce qu’elle en constitue une modalité d’existence. L’idée doit être précisée.

L’écriture rend présent le droit au lecteur, elle le fait être. C’est-à-dire que le texte donne au droit une certaine forme. Ainsi, les juristes ne sont pas simplement des indicateurs du droit quand ils le décrivent; ils en sont aussi des « instances de formalisation ». En d’autres termes, la structure du texte devient structure du droit. À quoi on est tenté d’ajouter que cette confusion des structures demeure momentanée. Elle ne jouerait que pour l’opération en cause : afin de s’acquitter de sa tâche, le juriste donne une forme provisoire au droit, mais, sitôt la tâche accomplie, cette forme perdrait sa raison d’être et, en quelque sorte, le droit reviendrait à sa structure initiale. Toutefois, ce serait ignorer ce qui fait précisément la caractéristique du texte juridique.

La qualité juridique de l’écriture ne dépend pas exclusivement de l’auteur, mais également du mode de composition du texte et de la lecture qui est faite de ce dernier. Le juriste est tenu par une manière d’écrire juridiquement comme l’auteur est tenu, en général, par le langage. De cette façon, dès l’instant où le texte se donne comme juridique, il dit effectivement quelque chose en droit. Ce quelque chose ne se réduit pas à l’intentionnalité du texte, c’est-à-dire ce que vise ce dernier, et, par conséquent, ne demeure pas dans la dépendance de l’opération entreprise à cet instant. Il s’agit plutôt d’une structure identifiable par l’un de ses effets : rendre le texte disponible pour la construction d’autres textes juridiques, et c’est ce qui en fait un texte juridique. De sorte que l’écriture doctrinale entraine les textes dans un rapport implicite, silencieux, équivoque avec le droit dont ils parlent, et cela hors de la conscience des auteurs. Ces derniers (les juristes), pendant qu’ils parlent du droit au fil de l’écriture, le marquent. Ils lui donnent forme. Telle est du moins l’hypothèse que nous défendons ici.

III.

Cette hypothèse peut être soutenue par une incursion dans la théorie littéraire, la philosophie du texte ou l’herméneutique. Nous y trouvons que le texte est, comme le dit Ricœur, « un discours fixé par l’écriture ». Ce qui est à la source d’une rupture. Le texte ne se borne pas à être la forme écrite de ce qui a été dit et il ne suppose pas que quelque chose ait été dit. Il dispose d’une autonomie acquise dans le processus d’écriture. Cette autonomie se traduit par la suspension du rapport entre le discours oral et le monde. À sa place, l’écriture établit un rapport du texte avec la totalité des autres textes, ce qu’on appelle la littérature. On dit parfois que l’écriture « efface le monde sur quoi l’on parle ».

Considéré sous cet angle, le texte juridique suspend le rapport du discours avec la réalité, c’est-à-dire le monde dans lequel on se représente les effets de droit se produisant réellement : l’exécution du jugement, la répression des comportements violents, le respect de la propriété d’autrui… Corrélativement à cette suspension, le texte juridique s’inscrit dans un monde littéraire au sein duquel il est libre d’entrer en relation avec les autres textes du droit.

Il est possible d’apercevoir, à la faveur de cette inscription, un procédé caractéristique de l’écriture juridique qu’on peut appeler référence. En effet, pour élaborer un texte juridique, il faut référer au droit. Lorsqu’on dit qu’un écrit traite de droit, c’est qu’il comporte une série de renvois à un corpus de référence dont la qualification en droit n’est jamais problématique. Ainsi, le propos peut s’appuyer sur un article du Code civil, mentionner la décision d’une cour, indiquer son rapport avec un débat doctrinal sur une question de droit. Il peut aussi plus directement se donner comme commentaire de décision ou de loi, comme synthèse, analyse ou critique d’un ensemble désigné préalablement comme étant du droit — Les obligations, Unjust Enrichment, Droit de la santé…

Dans tous les cas, on remarque que la référence s’effectue de deux manières. D’abord explicitement : l’auteur produit la référence au moyen de dispositifs spécialement constitués à cet effet. Dans les décisions de justice, telles que celles de la Cour suprême du Canada, il s’agit de la « jurisprudence », des « lois et règlements », de la « doctrine et autres documents cités ». Dans un texte législatif, ce peut être la loi elle-même ou, plus généralement, l’ensemble normatif auquel le texte se rapporte ou dans lequel il s’insère. Dans un texte doctrinal, ce sont les notes de bas de page ou de fin, et les citations. Quoiqu’il en soit, la référence explicitement pratiquée par l’auteur concourt à l’intentionnalité du texte. En d’autres termes, la référence explicite soutient l’objectif poursuivi par celui-ci en même temps qu’elle assure son inscription dans le droit. Elle sert à guider ce dont parle le texte vers un mode de réalisation pratique. Elle rend vraisemblable l’effet de droit projeté.

Mais il existe aussi une référence constituée implicitement du fait de l’écriture. Le renvoi effectué par l’intermédiaire de tout ce qui réfère au droit dans le texte ouvre ce dernier sur des interprétations ou des réécritures non maîtrisées par l’auteur. Et qui ne peuvent pas l’être. De cette manière, un texte juridique a vocation à susciter des effets de droit différents selon les situations, les contextes, les actions. De sorte que chaque fois que ce texte est lui-même mobilisé comme référence dans un autre texte, celui-ci contient un potentiel d’effets de droit infini. Personne ne connaît la prochaine affaire, la prochaine situation à régler ou la question à résoudre. On peut en avoir une idée ou faire des projections. Il n’empêche qu’un texte juridique peut toujours être interprété différemment ou réécrit par un juriste pour construire un autre texte. Si l’on ramène cette propriété du côté de l’acte d’écrire, on peut dire que les unités du texte qui qualifient ce dernier de juridique disposent d’une « réserve de sens » constamment renouvelable. Un texte, une phrase ou un mot du droit amènent à chaque occasion de leur emploi une diversité de sens possibles et autant d’effets de droit potentiels.

Il y a donc un jeu de la référence : celle-ci ouvre des espaces de travail juridique inattendus. Ainsi, la référence produit, en dehors du renvoi explicite au droit, un flottement du texte. Sans doute ce flottement n’est-il pas propre à l’écriture juridique : n’importe quel texte voit une partie de son sens lui échapper du fait même de l’écriture; c’est ce qu’enseigne la théorie littéraire. Mais le texte juridique jouit d’un statut particulier. Dans la mesure où il peut être pris pour un indicateur du droit positif (au terme de l’ambiguïté qui est la marque de sa composition), il est prêt à recevoir le soutien de l’appareil coercitif dont une société attend qu’il fasse respecter le droit. Il dispose d’un potentiel de force incomparable au texte littéraire. Les contraintes qui pèsent sur la composition des textes juridiques ont donc prise sur la composition du droit lui-même.

IV.

L’écriture doctrinale en subit les conséquences à deux titres : d’abord de sa structure, ensuite de ses implications politiques.

Le texte doctrinal ne peut offrir de contenu juridique sans référer au droit. Si c’était le cas, il s’exposerait au reproche de « ne pas être du droit » ou de « ne pas parler de droit ». La référence peut se constituer dans toutes les zones du texte : les renvois explicitement élaborés par l’auteur, le titre du texte, son objet expressément mentionné, la signature du texte et, bien entendu, les mots du droit. Ceci veut dire que le texte doctrinal produit lui aussi des effets de référence implicites — le jeu de la référence — parce qu’il subit les contraintes de l’écriture juridique. Il peut bien s’annoncer simplement descriptif du droit dont il parle. Mais en écrivant à propos du droit, il écrit en droit.

Il faut ajouter à cela ce qui fait le propre de l’activité doctrinale universitaire ou académique : un effort de rationalisation de la matière juridique. Il s’agit de produire un discours théorique constitutif du savoir juridique. Dans ce discours interviennent des catégories, des doctrines (au sens anglophone du mot) et des principes de mise en ordre. Lorsque ce discours se fixe par l’écriture, la matière juridique en question est elle-même faite de textes. L’écriture doctrinale entrelace les éléments qu’elle présente comme issus du droit positif, mais qui proviennent alors de textes qui autorisent la qualification de droit positif, peut-être eux-mêmes par renvoi, avec les propositions propres de l’auteur, des interprétations. De la sorte, l’écriture doctrinale amplifie mécaniquement l’ambigüité entre la description et la constitution du droit.

L’auteur de ce genre de texte, conscient à l’évidence de n’avoir aucun pouvoir de produire du droit, n’a pourtant pas d’autre choix que de reproduire dans la structure de son texte une telle ambigüité. Le fait de l’écriture s’intercale entre l’intention de l’auteur et le texte dont un juriste pourra se saisir pour produire un autre texte juridique.

Le phénomène a des implications politiques à deux niveaux. Tout d’abord, il malmène une distinction qui fait l’objet d’une adhésion massive — et souvent implicite. On peut poser simplement cette distinction de la manière suivante : la production du droit est séparée de son application. À un niveau plus abstrait, il y a, d’une part, la fabrication de l’objet « droit » et, d’autre part, le traitement de cet objet (en assurer les effets, en contester la portée, en imaginer les résultats, en faire la description, en parler tout simplement). Une chose est donc le mode d’édiction du droit, une autre est son mode de réalisation. Cette distinction suit la ligne de la conception démocratique du droit. Dans une société démocratique, la production du droit est dévolue à l’avance aux institutions jugées conformes aux valeurs du régime politique en question. Par la suite, l’appréhension du droit et son traitement ne sauraient en modifier l’essence. Ceci obéit à l’idée selon laquelle l’exercice du pouvoir en démocratie peut être contenu, contrôlé, contraint par la structure démocratique du droit.

La prise en considération du phénomène d’écriture du droit dans les traditions occidentales tend à modifier cette représentation. Elle amène à douter de ce que le droit s’ordonne réellement (ou tout au moins exclusivement) selon la structure promue par le régime politique en vigueur. Il se devine une autre structure qui se détermine par la textualisation du droit. Le texte assure la présence du droit au monde social, il en décide aussi la forme et participe à sa production. L’écriture juridique dispose d’une force intrinsèque que traduisent les contraintes qui pèsent sur elle. On suspecte qu’elle constitue une forme de gouvernement irréductible à l’ordre politico-institutionnel d’une société.

Il apparaît ensuite que l’écriture doctrinale est elle-même un acte politique. Il faut comprendre : l’exercice d’un pouvoir indépendant des intentions politiques de celui-ci qui l’exerce, puisque lié à des contraintes de production des textes qu’il ne contrôle pas. La doctrine, les scholars, les professeurs de droit, les juristes concourent, par leur travail, à la construction d’un ordre politique. Ce qui pose, finalement, deux questions : celle de la responsabilité du fait de l’écriture du droit et celle de l’avenir des activités scientifiques des juristes conscients du pouvoir de leur plume.

                                       

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Dominium dans ce numéro Fact

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