Book Review Volume 64:3

Publicistes et privatistes peuvent correspondre entre eux et même se comprendre

* Juge à la Cour d’appel du Québec.

Table des matières

Introduction

Introduction

L’an dernier paraissait aux éditions Dalloz un ouvrage d’une dense érudition juridique qu’auraient intérêt à lire tous les publicistes ou privatistes curieux de mieux comprendre les rapports entre le droit administratif et le droit civil[1]. Après avoir décrit en quoi consiste cet ouvrage, tout en le situant par rapport à nous (I), je reviendrai sur certains des thèmes qui ont le plus attiré mon attention (II) avant d’insister sur quelques convergences et divergences entre le droit administratif en France et au Canada (III).

I.

De prime abord, l’ouvrage risque de surprendre par sa présentation car il est, semble-t-il, le premier d’un genre nouveau. Je m’explique.

Deux agrégés de droit, professeurs à l’École de droit de Sciences Po à Paris, dialoguent entre eux afin de mieux s’instruire l’un l’autre sur l’état de leur discipline respective et sur les transformations que celles-ci ont connues entre la création de la IIIe République et l’époque actuelle. Christophe Jamin, doyen de l’École en question, est un civiliste réputé. Fabrice Melleray, son collègue et un administrativiste de premier ordre, lui donne la réplique. Les deux correspondent par courriel pendant quelque dix-huit mois dans le but, précisent-ils, d’acquérir « une meilleure connaissance de la culture des civilistes » pour Melleray et « de celle des administrativistes » pour Jamin. Ajoutons à ces derniers les constitutionnalistes, eux aussi assez présents dans ces pages.

Il en résulte cinquante-deux courriels qui varient en longueur entre une et dix pages et dont l’exposé se répartit en trois époques : de 1870 au milieu des années 1930 (sous la rubrique « Construction »), des années 1930 à 1970 (sous la rubrique « Déploiement ») et de 1970 à aujourd’hui (sous la rubrique « Remise en cause? »). Un sous-titre coiffe chaque courriel pour mieux guider le lecteur. J’en donne quelques exemples : la rénovation du droit civil entre socialisation et technicisation — les administrativistes sous le régime de Vichy — la crispation entre la Cour de cassation et le Conseil d’État — les civilistes et le droit européen des droits de l’homme. On voit donc que l’ouvrage couvre un champ fort vaste. Le texte, très documenté, revient sur de nombreux travaux de doctrine et arrêts de la Cour de cassation ou du Conseil d’État dont il livre plusieurs fines analyses. Par endroits aussi, il se présente comme un essai d’anthropologie juridique consacré à la transformation en parallèle au cours des 150 dernières années de ces deux cultures constitutives du droit français moderne. C’est un travail d’érudition, je l’ai déjà dit, qui vraisemblablement n’aurait pas été à la portée d’universitaires en début de carrière. Il faut avoir beaucoup lu, et pendant très longtemps, pour dominer ainsi un tel sujet.

Le corps du texte comprend également sept tableaux synoptiques qui mettent en relief ce qu’il y avait de structurant, de part et d’autre et à divers moments dans le temps, alors que continuaient d’évoluer ces deux cultures. S’y ajoutent un index thématique, un index des noms propres dans lequel on retrouve tous les grands noms de la doctrine de droit public et de droit privé (avec beaucoup d’autres noms moins connus) ainsi qu’une impressionnante bibliographie de plus de 500 titres (où Georges Ripert et Jean Rivero, par exemple, figurent chacun treize fois)[2]. Bref, tout ou presque a été ratissé de près pour les besoins de l’exposé et on y trouve beaucoup de choses susceptibles d’intéresser différents lecteurs. Aussi ne s’étonnera-t-on pas d’apprendre qu’il s’agit également d’un ouvrage primé qui a reçu le Prix du livre juridique 2018[3].

Mais quelques précautions s’imposent avant d’aborder le livre.

Nous, ici, travaillons dans un système de droit mixte, certes rattaché par ses racines historiques à la France, mais aussi à l’Angleterre. La réalité dépeinte par Jamin et Melleray, celle du droit français sur 150 ans, présente donc d’importantes différences avec la nôtre, tant au plan institutionnel qu’au plan du contentieux. Il y a unicité de juridictions au Canada (toute question litigieuse étant susceptible, à tout le moins théoriquement, d’aboutir devant la Cour suprême du Canada). Il y a dualité de juridictions en France (encore que l’observation soit déjà réductrice puisqu’en France, outre la dualité historique et fondamentale entre la Cour de cassation et le Conseil d’État, on doive en plus tenir compte des compétences exercées par le Tribunal des conflits[4], le Conseil constitutionnel, la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme). En outre, l’activité juridictionnelle des cours suprêmes françaises se caractérise par la prolifération d’une jurisprudence de masse[5] (en 2017, la Cour de cassation a jugé 28 067[6] affaires et le Conseil d’État 11 348[7]), ce qui n’a rien à voir avec l’ordre de grandeur qui existe ici (si l’on se fie aux quatre volumes du Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada pour 2017, on voit que cette année-là, la Cour a rendu 127 arrêts au fond, dont 12 furent prononcés séance tenante sur des pourvois de plein droit en matière criminelle). Un total de 115 arrêts contre 39 415, cela ne représente même pas 0,003 % du corpus français qui vient d’être évoqué — et cette proportion pratiquement infime n’augmenterait guère même si l’on tenait compte des jugements que la Cour suprême du Canada rend, sans donner de motifs, sur les requêtes pour autorisation de pourvoi.

Bien sûr, il y a une autre dimension, qualitative, à tout cela. La Cour de cassation, qui loge Quai de l’Horloge à Paris, est bien en France la juridiction suprême de l’ordre judiciaire. Et il est indéniable qu’il y a d’étroites affinités entre une partie de son activité jurisprudentielle et celle de la Cour suprême du Canada. C’est d’ailleurs pourquoi certains arrêts de la Cour de cassation (beaucoup plus que ceux du Conseil d’État[8]) trouvent depuis longtemps écho dans la jurisprudence canadienne[9].

Qu’en est-il, maintenant, du Conseil d’État, qui en France est en quelque sorte la cour suprême administrative, installée au no. 1, Place du Palais-Royal? (Je laisse de côté son voisin de la rue de Montpensier, le Conseil constitutionnel.) Si le Conseil d’État devait avoir un quelconque pendant dans les institutions canadiennes, il faudrait sans doute qu’il s’agisse, organiquement parlant, d’une section du Bureau du Conseil privé : une hypothétique « Section » ou « Direction générale » ou « Division » du « contentieux » qui, dans sa composition ou son personnel, conserverait néanmoins un degré élevé de porosité avec les autres sections de ce même Bureau. Or, on voit tout de suite que la comparaison est bancale, ne serait-ce que parce que les fréquents arbitrages que la Cour suprême du Canada est appelée à faire entre ordres de gouvernement ne pourraient décemment être confiés au Bureau (fédéral) du Conseil privé, à l’œuvre dans ce qu’on appelait autrefois, honteusement selon certains, l’Édifice Langevin.

Non seulement la comparaison est-elle bancale, mais elle est incomplète car elle omet l’importante activité consultative que les six autres sections[10] du Conseil d’État exercent auprès du gouvernement français. Ainsi, en 2017, toutes catégories confondues, ces sections se sont prononcées sur 1 302 textes[11]. Au Canada, cette importante fonction de conseil est assurée par le ministère de la Justice, dans d’autres édifices.

Malgré tout, même si elle est bancale et incomplète, gardons-nous d’écarter cette comparaison du revers de la main. Tout récemment en Angleterre, la consultation de dossiers des National Archives, passés jusque-là inaperçus, a permis à deux auteurs de faire d’intéressantes découvertes[12]. Ils signalent ainsi que, dès les années 1960, dans la foulée du célèbre rapport de Sir Oliver Franks[13], plusieurs voix éminentes s’étaient élevées pour proposer que l’on dessaisisse les tribunaux judiciaires du réexamen des décisions administratives (ou ministérielles) comme de celles de tribunaux administratifs. Sir John Whyatt avait ainsi proposé dans un rapport[14] très remarqué que l’on crée un British Parliament Commissioner inspiré des Ombusmen alors en exercice au Danemark et en Suède, et qu’à terme ce commissaire ait le pouvoir de recevoir des plaintes de particuliers. Un autre de ces interlocuteurs autorisés, J.D.B. Mitchell, suggérait même que la fonction de révision ou de réexamen soit confiée à un… Conseil privé spécialement reconstitué (il s’agit ici de tout autre chose que ce que l’on connaît officiellement en langue anglaise comme le Judicial Committee of the Privy Council)[15]. En somme, il aurait confié la tâche à l’équivalent du Conseil privé au Canada, l’Édifice Langevin d’autrefois devenant un genre de Palais-Royal local. Les choses ne sont donc peut-être pas aussi simples qu’il n’y paraît à première vue. Certains effets d’osmose persistent entre « nous », de culture simplement anglaise, ou mixte anglo-canadienne et française, et « eux », de culture franchement française. Et cela, curieusement, ne se vérifie pas seulement en droit civil.

II.

Plusieurs choses ont piqué ma curiosité en lisant cette monographie, dont le propos, j’y reviens, est d’une grande originalité. Sur plus d’un point, le système français et le nôtre se ressemblent, vraisemblablement parce que, derrière les institutions et les habitudes ou façons de faire propres à chaque système, les principales situations à problème, si je puis le dire ainsi, sont semblables. M’en tenant au seul droit administratif, l’abus de pouvoir, la multiplication exponentielle des textes, la cohérence des pratiques de décision, le statut et la responsabilité des agents du service public, les rapports entre la procédure et le fond en matière contentieuse (de même que, plus généralement, toute la question des voies de recours), et bien d’autres choses encore, ici comme en France, sont perpétuellement dans la mire du droit administratif. Comme l’est « le Contrat » en droit privé, avec tout ce qui se décline autour de lui, sans cesse et à n’en plus finir. La comparaison est non seulement possible mais elle peut souvent être féconde. Cela dit, sur d’autres plans, les différences sont marquées ou, en tout cas, donnent sérieusement à réfléchir. Je m’arrêterai sur les quatre aspects énumérés ci-dessous de (i) à (iv).

(i) Une première chose qui m’a frappé est l’omniprésence de l’histoire dans ce livre. Les traces qu’elle laisse sur le droit à la fois public et privé sont nombreuses et l’on voit dès le début qu’il s’agit d’une histoire beaucoup plus mouvementée que la nôtre.

Car, en effet, que dire ici de l’impact de l’histoire sur le droit public ou privé entre 1870 et aujourd’hui? Assez peu de choses, en somme. En 1867, le Canada est une colonie britannique plutôt assoupie, équipée depuis 1866 d’un code civil largement inspiré du Code Napoléon, à tout le moins par sa forme. Elle traversera, oui, deux grandes guerres, mais fort loin des champs de bataille et des terribles exactions infligées aux populations civiles. Son droit aura commencé à s’autonomiser avec le Statute of Westminster en 1931[16], au lendemain de la Crise de 1929, et le droit administratif connaîtra un essor considérable après la Deuxième Guerre mondiale, mais sans qu’on y décèle autant qu’en France les blessures cruelles de l’histoire. Je ne veux surtout pas laisser entendre par là que l’histoire du droit est sans intérêt. C’est une discipline à la fois riche et très utile[17]. Mais l’histoire hors du droit, et ses multiples bouleversements, n’ont pas eu ici l’impact qui fut le leur sur la culture juridique et le droit français. Car c’est autre chose en France.

Dès le début de la période qui intéresse Jamin et Melleray, la culture juridique est indissociable de la trame historique de l’heure. La IIIe République naît en 1870, année de la guerre franco-allemande, qui se solde par la défaite humiliante de la France. Celle-ci est ressentie comme une défaite morale et elle marquera durablement les esprits. Elle inspire à Ernest Renan son célèbre essai, La réforme intellectuelle et morale[18]. Aussi voit-on de grands juristes de l’époque travailler dans le même sens, au relèvement moral du pays, dont Laferrière et Jèze, de même que Duguit et Hauriou qui, appelant Durkheim à la rescousse, s’emploient à dégager les principes généraux derrière les solutions jurisprudentielles. Cela devient en droit public le moyen de surmonter le complexe lié à l’absence d’un code et ce relèvement intellectuel, s’il doit aboutir, impose d’élaborer une science française du droit qui soit supérieure au droit prussien, ce fruit d’une discipline qui fut aussi le ressort de la victoire allemande. Voilà une première impulsion de l’histoire.

Sans trop insister sur ce rapport presque symbiotique entre l’histoire et la culture juridique, je mentionne malgré tout certains de ses aspects les plus saillants. L’urbanisation et l’industrialisation s’accompagnèrent d’une constante croissance du prolétariat urbain — et des accidents du travail. Ces mutations émergentes contraignirent les civilistes à chercher à leur tour d’autres bases pour adapter aux réalités nouvelles un droit privé encore coulé dans le code de 1804. S’affranchir (attention, avec mesure!) de celui-ci, alors dépassé par les événements, impliquera pour eux aussi l’analyse et la synthèse savante des solutions jurisprudentielles. Les travaux précurseurs d’un Raymond Saleilles ou d’un François Geny, et plus tard ceux d’un Louis Josserand[19], sont issus de ce changement de perspective[20] et illustrent le « moment solidariste ». C’est l’époque où, selon l’un des auteurs dans un autre livre, la doctrine en France aurait pu prendre le même tournant que celui imposé par les Realists aux États-Unis[21] (le mouvement réaliste).

Cela ne se fera pas, cependant, car tout au long des années 1920 et 1930, avec la montée du socialisme, de la Section française de l’Internationale ouvrière, puis, en 1936, la prise du pouvoir par le Front populaire, le cours des événements donnera le vertige aux principaux auteurs de doctrine. Il faut donc remettre les choses en place. Le primat de la technique devient le mot d’ordre contre les émules du « bon juge » Magnaud de Château Thierry[22] et contre ce que Geny appelle leurs « déformations morbides »[23] du droit. Les faiseurs de systèmes se mettent à l’œuvre et à la recherche de « constructions »[24] conceptuellement cohérentes. S’instaure alors l’ère (ou la chimère?) de la « toute-puissance de la technique »[25], selon le mot de Joseph-Julien Bonnecase, ce trouble-fête[26] plus à l’aise que d’autres devant le désordre des faits. Qu’à cela ne tienne, les faiseurs de système auront, du moins pour un temps, le dernier mot. Cette période de « déploiement » de la doctrine mais en même temps de net repli sur la technique, va des années 1930 aux années 1970. Elle encadre le douloureux épisode de Vichy, un régime sous lequel beaucoup de juristes, dont de grands noms[27], trouveront refuge dans une technicité étouffante : un article de Maurice Duverger qui lui sera plusieurs fois reproché[28] en fournit une illustration frappante parmi d’autres.

Mais déjà au cours des années 1950, le vent de l’histoire commence à tourner. En 1954 survient une réforme de la licence en droit que, des années plus tard, en 1979, Michel Miaille analysera en termes de lutte des classes[29]. Le Traité de Rome, le puissant ascendant exercé par la Gauche sur les intellectuels français, puis mai et juin 68[30], nous mènent au seuil des années 1970. Ici commence la troisième séquence historique, intitulée « Remise en cause? », qu’annonçaient les tentatives de « discours critique » chez les civilistes[31]. M’en tenant toujours au rapport étroit entre l’histoire et la culture juridique, il y aurait beaucoup de choses à tirer de cette troisième période. Je serai donc sélectif et me bornerai à souligner deux autres impacts.

L’un s’inscrit dans le sillage de la construction de l’Europe et il est à l’origine de cette susdite crispation des rapports entre la Cour de cassation et le Conseil d’État. Traditionnellement, chose qui pourrait surprendre bien des juristes québécois, ce sont les civilistes français qui se croyaient les gardiens des droits fondamentaux — René Savatier parlait en 1945 des « libertés essentielles de la personne humaine, dont le droit civil doit rester le rempart »[32] et deux ans plus tard Jacques Flour y voyait un « droit d’autonomie » qui, notamment par la liberté contractuelle, devait faire obstacle à trop de dirigisme étatique[33]. Dans cette optique, il revenait au juge judiciaire d’assurer cette protection, par le moyen du droit privé[34]. D’ailleurs, les premières réactions de civilistes face à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), et surtout au rôle des juges appelés à l’interpréter, furent franchement hostiles et perdurèrent longtemps[35]. Mais le mouvement irrésistible de l’histoire balaie bien des résistances sur son passage. Lorsque peu à peu le Conseil d’État s’institue, ou est institué, gardien de beaucoup de droits fondamentaux, cela inquiète fortement Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation. Ses protestations publiques et énergiques demeureront sans effet concret. Cette manche sera donc remportée par le Conseil d’État[36].

L’autre impact est aussi source d’inquiétude pour les civilistes car, selon le sous-titre du 47e courriel entre les auteurs, il remet en cause leur modèle intellectuel. La publication en 2004 des travaux commandités par la Banque mondiale et rassemblés sous le titre Doing Business (entreprise qui n’était qu’un effet incident, à n’en pas douter, de la mondialisation) coïncida avec le bicentenaire du Code civil, alors que les civilistes étaient unanimes à souligner « l’impérieuse nécessité de veiller à la complète modernisation du code dont on fêtait la longévité »[37]. Cette publication provoqua un profond traumatisme parmi eux et raviva l’intense aversion de la plupart d’entre eux envers l’analyse économique du droit, une forme de rationalité juridique autre que l’analyse doctrinale traditionnelle[38]. On sent d’ailleurs sourdre ici une méfiance féroce envers les manières américaines de faire les choses[39]. La réforme du droit des obligations en droit français sera menée à terme, on le sait, en 2016. Dans un de ses courriels à Melleray, Jamin porte un regard quelque peu sceptique sur le résultat :

[…] les civilistes français, qui en ont convaincu le législateur, pourraient avoir réussi à préserver un certain îlot d’intégrité nationale en droit civil via un imposant travail de recodification. Mais il ne s’agit plus que d’un îlot, dont on ne sait pas pour combien de temps encore il restera au-dessus des flots, et qui surtout ne leur permet guère de percevoir ce qui est en train de se jouer dans tous les autres domaines du droit privé : une internationalisation, voire une globalisation, à marche forcée[40].

Je n’insisterai pas davantage sur cet aspect des choses car, à mon avis, quelque chose de plus fondamental encore se profile derrière ce qui précède : la « question de l’interprétation », qui traverse tout l’ouvrage de Jamin et Melleray. J’y reviendrai car on ne peut l’éviter.

Quittant maintenant le terrain accidenté de l’histoire, je veux mentionner rapide­ment quelques-uns des autres sujets qui ont retenu mon attention en lisant l’ouvrage de Jamin et Melleray.

      (ii) J’ai déjà dit quelques mots de la singularité du Conseil d’État en tant qu’institution. Sa perspective particulière sur le contentieux administratif mérite elle aussi mention pour deux raisons. D’abord, elle semble avoir longtemps été bien différente de celle adoptée par les tribunaux judiciaires en droit anglo-canadien. Ensuite, tout indique qu’elle a beaucoup évolué au cours de la troisième période étudiée par Jamin et Melleray. Jusqu’aux années 1980, voire 1990, cette perspective demeurait enracinée dans l’intention d’origine qui avait présidé à la création du Conseil d’État. La défense des droits individuels n’y était pour rien, le « libéralisme » sous-jacent, dans la mesure où il avait quelque influence ici, se voulait étatiste plutôt qu’individualiste (pensons à Guizot et à Colbert) et le but visé était avant tout de pourvoir l’Administration d’un mécanisme régulateur « garant de sa bonne marche interne »[41]. Une phrase de Georges Renard[42] tirée de son Cours élémentaire de droit public cerne admirablement bien cette idée générale en expliquant en quoi consiste le recours pour excès de pouvoir :

un procès fait à l’acte émané de l’administration par un particulier agissant au nom de l’administration et tranché par une cour de justice qui n’est autre que l’administration se jugeant elle-même : un examen de conscience suivi d’un acte de contrition[43].

Cette conception des choses, on le reconnaîtra, reste fort éloignée des idées de Dicey.

Dans un article[44] spirituel par le ton mais passablement critique par sa teneur, et qui est resté célèbre dans les annales du droit administratif, Jean Rivero avait énuméré en 1962 les principales lacunes qui faisaient des recours pour excès de pouvoir portés devant le Conseil d’État des exercices trop souvent très théoriques et peu susceptibles de satisfaire les attentes concrètes de « l’administré ». Le recours n’était pas suspensif, le Conseil d’État n’accordait un sursis de la décision attaquée qu’à de très strictes conditions et ne pouvait, le cas échéant, que prononcer la nullité de cette décision. Il ne pouvait imposer à l’Administration une quelconque obligation de faire (laissant par-là à cette dernière une large latitude pour se conformer, ou non, à sa décision), et se trouvait dessaisi de l’affaire dès le prononcé, ou non, de la nullité. Même si Jamin évoque encore dans un courriel adressé à Melleray « la place éminente que ce vieux pays voue à son Administration plutôt qu’à sa Justice »[45], les choses ont bien changé depuis la critique de Jean Rivero. Un retentissant arrêt[46], puis une jurisprudence novatrice et plusieurs modifications aux textes qui régissaient la procédure contentieuse ont en quelque sorte permis au Conseil d’État de se ressaisir, si l’on peut dire. Désormais, outre l’examen de conscience et la contrition, la pénitence imposée est aussi au rendez-vous, injonction, astreinte et référés étant, entre autres, devenus possibles. Deux universitaires ont salué cette transformation dans un article[47] dont le titre dit déjà tout et qui détaille en quoi ces changements ont consisté. Le problème, selon eux, tenait au fait que le Conseil constitutionnel, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne avaient pris le Conseil d’État de vitesse. Ils observent : « On peut dater du début des années 1990 la prise de conscience du Conseil d’État : sans réaction de sa part, les contentieux les plus prestigieux allaient progressivement lui échapper et, sinon son existence même, du moins sa légitimité »[48]. Si la Cour de cassation a pu prendre ombrage de ce rehaussement des pouvoirs du Conseil d’État, il est douteux, comme le démontre Melleray, que celui-ci soit le principal artisan de ce recalibrage souhaité, et poursuivi jusque récemment encore, par le législateur français[49]. Il est surtout le bénéficiaire de ces largesses et de ces bontés législatives.

(iii) Une chose qui elle aussi peut surprendre un lecteur québécois concerne le statut accordé à la jurisprudence.

Non seulement les administrativistes lui ont-ils très tôt reconnu la dignité de source de droit mais il n’est même pas sûr qu’ils se soient longuement interrogés là-dessus avant d’en venir à cette aimable conclusion. Cet état de choses tient peut-être en partie au fait que la tension entre doctrine (universitaire) et jurisprudence (judiciaire), encore très présente en droit civil, n’existe pas vraiment en droit administratif : la doctrine qui en droit administratif peut aspirer à un statut de source de droit est la doctrine dite « organique », celle que distille le Conseil d’État lui-même[50]. Il y a bien eu un moment au cours des années 1980 où les textes constitutionnels, européens ou simplement législatifs, ont paru prendre le dessus sur la jurisprudence comme source de droit, et Georges Vedel a pu souhaiter à une certaine époque une codification des principes de droit administratif, mais on peut affirmer aujourd’hui que le droit administratif reste « un droit fondamentalement jurisprudentiel »[51]. Ce n’est pas cela qui serait de nature à surprendre un familier du droit administratif québécois.

En revanche, ce qui pourrait le laisser interloqué, c’est l’attitude des civilistes français face à cette question du statut de la jurisprudence. Le tableau synoptique qui conclut la première période étudiée (de 1870 au milieu des années 1930) souligne le contraste entre droit public et droit privé, en disant du premier « Absence de débat sur le caractère prétorien du droit administratif, tenu pour un fait acquis » et du second « Débat sur la jurisprudence source de droit (importance du principe de séparation des pouvoirs) »[52]. Si des gens comme Saleilles ou Geny ne répugnaient pas à la consulter, en la traitant comme un révélateur du « droit vivant »[53], ils n’en parlaient pas comme d’une source de droit. Cette réticence va s’atténuer mais les civilistes n’adopteront jamais le point de vue des administrativistes. Ainsi, dans la cinquième édition de son Introduction à l’étude du droit civil : notions générales, Henri Capitant écrit que, lorsqu’un État reconnaît le principe de la séparation des pouvoirs, « la jurisprudence des tribunaux est, dans une certaine mesure, une source productive du Droit » [je souligne — qu’est-ce que cela veut dire? S’agit-il de tracer une ligne de démarcation entre les innombrables cas de simple application du droit et ceux, somme toute rares, où la décision de justice comporte l’élaboration ferme d’une nouvelle norme[54]?].

Le malaise des civilistes français devant le statut de la jurisprudence perdure et la question demeure préoccupante[55]. Carbonnier a critiqué la vision selon laquelle la jurisprudence serait un révélateur du droit vivant. Pour lui, la jurisprudence constitue plutôt la part pathologique d’un droit dont elle donne une représentation inexacte[56]; il estimait que la sociologie était mieux à même de guider les juristes sur les phénomènes infra-normatifs ou sur les réformes souhaitables. Et de nos jours, avec la transformation de la fonction judiciaire et l’avènement d’un juge qui évalue la loi à l’aune de principes flous comme la proportionnalité, n’oublions pas l’hostilité que ce changement inspire à certains civilistes[57]. Quelque chose de mystérieux subsiste donc ici : comment des gens de qualité travaillant parallèlement dans le même système de droit peuvent-ils admettre, les publicistes, ou repousser, les privatistes, l’idée que la jurisprudence est une source de droit en bonne et due forme? D’autant que cette « jurisprudence » provient, non pas du judiciaire, mais de l’exécutif.

(iv) Reste enfin une question qui, en un sens, gît sous-jacente à toutes les autres, une question qui à coup sûr resurgira au premier plan lorsque je m’arrêterai sur les convergences et les divergences entre le droit administratif français et le droit administratif anglo-canadien : la « question », la « controverse », la « querelle » ou le « problème » de l’interprétation qui, de manière générale, hante la discipline des juristes. À ce stade, je veux surtout faire ressortir ici un paradoxe additionnel, soit que « la question de l’interprétation » (expression que j’utiliserai de préférence), celle précisément sur laquelle les civilistes français se sont affrontés pendant toute la période traitée par Jamin et Melleray[58], ne se serait même pas posée en droit administratif français[59]. N’est-ce pas étonnant? Le problème qu’elle cible n’est-il pourtant pas universel en droit?

L’explication de cette brusque bifurcation entre administrativistes et civilistes français résiderait dans le fait qu’il n’existe pas de code du droit administratif (il existe des codifications partielles d’origine récente), alors que bien sûr le Code civil est le point focal du travail qu’accomplissait l’École de l’exégèse et qu’a continué sa descendance. À cela s’ajouterait le fait que la jurisprudence, d’un genre laconique dans le cas du Conseil d’État, étant dépourvue de la fixité langagière sinon sémantique que l’on attribue couramment à la loi, se prête mal à de savants exercices d’herméneutique. Mais ces explications laissent tout de même plusieurs interrogations en suspens[60].

Peut-être devrait-on avancer aussi une hypothèse de nature sociologique pour rendre compte de cette orientation intellectuelle différente. Les privatistes sont formés dans les facultés de droit mais pas les membres du Conseil d’État, qui sont formés à Sciences Po ou à l’ENA par des enseignants qui seront aussi leurs futurs collègues au Conseil d’État[61]. « [L]a majorité de ceux qui auront vocation à y exercer des responsabilités importantes » arrivent jeunes au Conseil d’État, pour y cumuler des fonctions de juge et de légiste, alors que les conseillers à la Cour de cassation y accèdent en fin de carrière, après être passés par l’École de la magistrature puis avoir suivi un parcours professionnel de juge et non de légiste[62]. C’est véritablement au Conseil d’État que ses membres acquièrent, par la pratique, leur connaissance et leur maîtrise du droit administratif et certains ont la « coquetterie » de prétendre qu’ils ne lisent jamais la doctrine universitaire et qu’ils en ignorent tout[63]. C’est ce qui fait dire à un avocat aux conseils que « la particularité du droit administratif, c’est que le juge lui-même fait la doctrine. Elle est institutionnalisée en son sein »[64].

Ce qui précède provoque une réflexion qui m’éloignera quelques instants du livre qui l’inspire. Je me suis demandé si, tout compte fait, « la querelle de l’interprétation ne se pose pas » en droit administratif français pour une raison d’ordre institutionnel : parce que le Conseil d’État contrôle encore toute la donne et qu’il poursuit sur sa lancée d’origine, n’étant vraiment soucieux que de la « bonne marche interne » de l’Administration, dans un but d’intérêt général — on dirait de façon plus moderne, et avec un néologisme, soucieux de bonne gouvernance. Ce peut être une manière parfaitement respectable de comprendre les choses, à condition que, dans la réalité, les acteurs (ici, les membres du Conseil d’État) soient guidés par des valeurs de compétence, de rigueur, de probité et de cohérence. Il n’est pas dit que cette conception du droit administratif appauvrit la discipline ni qu’elle dessert les « administrés »[65]. Du reste, l’on verra plus loin que diverses perspectives critiques sur le droit administratif empruntent depuis quelques temps à des disciplines connexes des révélateurs ou indicateurs d’efficience exogènes au droit lui-même. La « querelle de l’interprétation » est une querelle de juristes, qui suscite entre eux d’innombrables arguties dont un fonctionnaire consciencieux peut légitimement penser qu’elles sont à côté de la question lorsqu’il s’agit de faire un arbitrage entre l’intérêt public et des intérêts privés. Cela m’amène à la troisième partie de mes commentaires.

III.

Il convient en premier lieu de revenir vers le droit anglo-canadien pour rappeler plusieurs choses et rendre la comparaison possible.

En matière contentieuse, mis à part les cas de résistance au droit[66], toutes les affaires ou presque soulèvent un ou plusieurs problèmes d’interprétation soit des faits, soit du droit, soit des deux à la fois. C’est l’indétermination qui rend nécessaire le travail d’interprétation et qui est la source intarissable du contentieux. Se pose donc inlassablement au contentieux la « question de l’interprétation » car la légitimité de la décision qui tranche une question litigieuse dépend de ce que, d’une façon ou d’une autre (veut-on se donner à croire), c’est le droit qui impose la solution retenue, elle seule et nulle autre. D’où le problème[67], car, comme le disait si lucidement Lord Diplock dans une affaire qui remonte à plus d’un demi-siècle : « Lawyers, when they talk of “error”, whether of “fact” or of “law”, in such a statement, are dealing not with absolutes but with the opinions of human beings »[68].

La question et aussi, reconnaissons-le, la querelle de l’interprétation ont été centrales en droit administratif anglo-canadien depuis qu’il existe et elles demeurent lancinantes en ce moment même, comme je tenterai de le démontrer plus loin. Pour s’en convaincre, il suffit de remonter dans le temps, à l’époque où la common law ne reconnaissait pas encore le droit administratif comme un sous-ensemble respectable du droit public, et de suivre à la trace les idées successives de Dicey. Son Introduction to the Study of the Law of the Constitution fut d’abord publiée en 1885 et contenait une charge contre le « droit administratif »[69], présenté comme incompatible avec la primauté du droit[70] (ou Rule of Law). Cet ouvrage, fort influent, connut un grand succès et plusieurs éditions ultérieures; la septième en 1908[71] fut la dernière à laquelle Dicey mit lui-même la main. Entre la première et la troisième édition quatre ans plus tard[72], Dicey réorganisa la présentation du texte, transformant les cours (lectures) de la première édition en chapitres, mais le chapitre XII, intitulé « Rule of law contrasted with droit administratif » conserve intact le texte de la première édition. Il est significatif que Dicey consacre vingt-sept pages à ce sujet[73], alors que dans l’édition de 1908, le chapitre XII, ré-intitulé « Rule of law compared with droit administratif », fait soixante-dix-sept pages[74]. De toute évidence, en vingt-trois ans, la pensée de l’auteur avait beaucoup mûri. Comme l’écrit E.C.S. Wade dans son introduction à la dixième édition : « With regard to droit administratif, he had by then [en 1908] acknowledged the judicial character of the Conseil d’État and the work of the Tribunal des Conflits. […] It could be argued from this that Dicey envisaged ultimately the advent of a final administrative appeal tribunal »[75]. Et j’ai déjà mentionné comment Dicey avait changé d’avis sur le rôle souhaitable des tribunaux judiciaires en droit administratif[76]. L’ennui, c’est que ses partisans aussi bien que ses détracteurs ne rendent pas toujours justice à toutes les nuances de sa pensée. En outre, la difficulté la plus sérieuse que cette pensée présente pour le droit administratif concerne moins les agencements institutionnels (un tribunal administratif doit-il ou non être pourvu d’une procédure de révision interne de ses propres décisions? doit-on ou non avoir une cour d’appel administrative dont les décisions seraient finales?) que la conception de l’interprétation des lois véhiculée par son ouvrage[77].

Malheureusement, les idées anciennes et étriquées dont Dicey ne tarda guère à se défaire conservèrent leur attrait pour de nombreux juristes. J’irais jusqu’à dire que c’est encore vrai aujourd’hui pour certains d’entre eux, même très haut placés. Un cas de figure parmi les plus mal avisés de ceux qui se croyaient les disciples de Dicey est Gordon Hewart, à l’époque Lord Chief Justice of England. Son petit essai en forme de brûlot publié en 1929[78] relaya d’une génération à une autre ces idées déjà dépassées. S’agissant du droit administratif français, Hewart lance une première salve en écrivant : « [b]etween the Rule of Law and what is called administrative law (happily there is no English name for it) there is the sharpest possible contrast. One is substantially the opposite of the other »[79]. Manifestement, Hewart n’avait pas jugé utile de se procurer la plus récente édition de Dicey. Son inconfort avec le « droit administratif » semble avoir eu pour base réelle sa vision particulière de l’indépendance judiciaire, qu’il développe plus loin dans le même essai[80]. Selon celle-ci, il est tout simplement inconcevable que des questions de droit litigieuses (et prêtant à interprétation) soient résolues autrement que par des juges judiciaires dans une procédure elle aussi judiciaire. Hewart reconnaît pourtant que, dans son activité contentieuse, le Conseil d’État français exerce une fonction de nature judiciaire[81]. Pourquoi, dans ces conditions, écrire du même coup que primauté du droit et droit administratif sont inconciliables?

Si Dicey fit amende honorable dès 1908, ou à la rigueur 1915, il se fit aussi donner la réplique, et vivement, autour du moment où Hewart et Allen ressuscitaient ses pires idées. Un essai[82] publié en 1935 par un constitutionnaliste de renom, le futur Sir Ivor Jennings, identifie les contrevérités mises en circulation par Dicey[83] et conclut en des termes qui auraient dû dissiper tout malentendu ou toute équivoque traînant encore dans le sillage de son illustre prédécesseur : « The fact that France has one system and England has another for controlling administrative authorities is a strange reason for suggesting that England knows no admistrative law but has a “rule of law” instead »[84].

Au Canada, c’est John Willis[85] qui le premier, je crois, déploiera une offensive d’envergure contre Dicey, ou du moins contre la conception d’abord erronée, puis trop timorée, que ce dernier se faisait du droit administratif. Willis s’exécute d’abord dans un substantiel article paru la même année où, en Angleterre, Jennings publie son essai[86]. Et Willis reviendra à la charge plusieurs fois par la suite[87]. On sait de sa correspondance qu’il se montrait également fort caustique à l’endroit de Hewart et d’Allen[88]. Ajoutons qu’à l’Université de Toronto, Willis aura eu pour collègue pendant plusieurs années le professeur Bora Laskin, qui plus tard se révélera un arbitre du travail extrêmement créatif avant de devenir juge en 1965 puis juge en chef du Canada en 1973. L’un et l’autre partageaient les mêmes vues en droit administratif, ayant étudié cette matière à plusieurs années de distance aux États-Unis et ayant tous deux été les élèves d’un certain Felix Frankfurter[89]. Ce dernier, qui à l’époque était le Byrne Professor of Administrative Law à Harvard, deviendrait en 1939 juge de la Cour suprême des États-Unis. Lui non plus n’était guère tendre envers Dicey[90].

Où tout cela mène-t-il? On peut dire que, très tôt, un courant critique, ou même criticiste, s’affirma au Canada pour dénoncer les distorsions (involontaires?) que charriait le constitutionnalisme classique et victorien de Dicey. Plusieurs de ces juristes dubitatifs avaient été influencés, souvent à la suite d’un séjour d’études aux États-Unis, par le mouvement réaliste mentionné plus haut[91]. C’est déjà une première convergence avec une partie, éphémère il est vrai, de la culture juridique française, une convergence ténue et qui en France n’a pas eu les mêmes effets qu’au Canada. Willis combattait, je crois que le mot n’est pas trop fort, le formalisme obtus d’un Hewart et de ses semblables. On peut lui faire le reproche d’avoir été, du moins à certains égards, trop militant pour sa propre cause. Il avait réagi au rapport McRuer[92] d’une manière qui, aujourd’hui, peut sembler excessive[93] car il est certain que, de ce rapport, découlèrent plusieurs heureuses réformes : la fusion des recours en révision judiciaire, par exemple, ou encore la création d’une cour de justice, la Cour divisionnaire de l’Ontario, spécialement affectée au contentieux administratif. Son antipathie envers cette réforme trahissait peut-être certains préjugés[94] de nature à fausser son jugement sur le développement souhaitable du droit administratif. Mais, à une époque où un tel sens critique demandait beaucoup de suite dans les idées et un réel courage, Willis prenait le contre-pied d’idées reçues et souvent simplistes sur, justement et nous y revoilà, la question de l’interprétation.

En raison de ses prises de position pour une approche « fonctionnelle » en droit administratif, on attribue parfois à Willis la paternité lointaine d’un changement de cap fondamental dans la jurisprudence canadienne[95] : l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick[96]. Peut-être Willis avait-il pressenti, en effet, que les fondements épistémiques de la doctrine dominante, alors admise sur l’interprétation des lois, étaient sur le point de s’affaisser. Je n’en suis pas sûr. Je crois plutôt que, comme le signale David Mullan que je citais plus haut, Willis avait choisi son camp, se sentant plus d’affinités avec le personnel de la fonction publique qu’avec celui, à l’époque particulièrement conservateur, de la magistrature.

Quoi qu’il en soit, il ne peut faire de doute qu’en droit administratif canadien un problème crucial paraissait avoir été résolu par trois importants arrêts dont on pouvait penser qu’ils avaient vidé une fois pour toutes cette fameuse question de l’interprétation : d’abord cet arrêt SCFP (une avancée audacieuse), puis l’arrêt Union des employés de services, local 298 c. Bibeault[97] (un léger recul), et enfin l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick[98] (la réaffirmation du caractère fondateur de l’arrêt SCFP). La Cour suprême du Canada accréditait ainsi deux idées novatrices en droit positif : celle qu’un texte normatif (par exemple, une loi) peut se prêter à plusieurs interprétations différentes qui n’ont pas à être « vraies » ou « fausses » mais simplement raisonnables, et celle qu’un législateur peut légitimement et validement confier à un décideur administratif plutôt qu’à une cour de justice la responsabilité d’interpréter un tel texte de manière raisonnable mais concluante lorsque surviennent certains types de situations litigieuses. Était avalisée de la sorte une conception des choses directement issue du Mouvement Réaliste. Ce faisant, la Cour s’écartait de façon marquée d’un grand arrêt de principe[99] qui des années durant fit majestueusement jurisprudence en Angleterre et qu’on avait déjà suivi au Canada[100]. Or, les termes dans lesquels la Cour a accordé la permission d’appeler le 10 mai 2018 dans trois dossiers[101] provenant de la Cour d’appel fédérale, et la teneur des débats qui se sont déroulés devant elle lorsqu’elle a entendu les pourvois, incitent à être prudent et à se demander si les acquis rendus possibles par l’arrêt SCFP ne sont pas sur le point d’être abandonnés et remplacés par une quelconque et inattendue « nouveauté ». Outre les principales parties, la Cour aura eu le point de vue de deux amici curiae et de trente-deux intervenants, dont quatre procureurs généraux provinciaux. Un tel déploiement de moyens ne devrait pas rester sans effet et il démontre combien demeure centrale ici « la question de l’interprétation ».

Dans ces conditions, comment comprendre que les administrativistes français n’aient jamais eu à se mesurer à cet épineux problème? C’est difficilement explicable, et ce l’est d’autant plus que, très tôt, leurs collègues civilistes, eux, on bien vu l’écueil. Il y a là une vraie et importante divergence entre le droit administratif français et le nôtre, ou en tout cas entre ce qui est explicité dans un système et ne l’est pas dans l’autre. Peut-être cette divergence provient-elle de ce que j’avançais plus haut, à la toute fin de la deuxième partie de ce texte, savoir que les membres du Conseil d’État donnent priorité à la « bonne marche interne de l’Administration », la jugeant plus utile que les querelles oiseuses entre juristes sur le sens des mots. Jamin et Melleray citent un long passage particulièrement prégnant d’un article de Stéphane Rials (un publiciste, en passant, et non des moindres) où celui-ci met cartes sur table pour ce qui est de l’interprétation, en des termes que l’on pourrait aisément transposer ici[102]. Un autre paradoxe, lié lui aussi à la question de l’interprétation, est que la remise en cause du modèle intellectuel des civilistes français aura été partiellement provoquée par l’introduction dans les débats judiciaires de controverses sur les droits fondamentaux découlant de la CEDH[103]. Ces droits, lorsqu’il faut les « interpréter » pour en fixer la portée, s’adaptent mal à une approche qui privilégie la technicité. Ils font même plutôt violence à l’illusion d’un syllogisme judiciaire tout à fait contraignant pour l’interprète. Jamin et Melleray citent à ce sujet un texte de Luc Bégin qui met la chose bien en lumière[104].

La question de l’interprétation demeure donc largement ouverte et on ne peut plus espérer en traiter de manière satisfaisante sans laisser une place aux approches critiques en droit administratif. Daniel Mockle a récemment publié au sujet de ces approches un excellent article[105]; dans le dernier courriel adressé à Christophe Jamin[106], Fabrice Melleray lui signale que cet article ouvre d’intéressantes perspectives de recherche. J’ai dit plus haut qu’un courant critique était apparu assez tôt ici, face à la conception classique de la primauté du droit (ou de la Rule of Law héritée de Dicey, idée toujours à conquérir, dont Lord Bingham offrait il y a quelque temps une version revue et rajeunie[107]). À diverses époques, différents auteurs ont pris le relais de Willis pour jeter sur le contentieux administratif un regard décentré, qui n’est pas celui de la primauté du droit — ou pas exclusivement celui-là — et qui introduit à côté d’elle d’autres valeurs[108]. Il est intéressant de noter, d’ailleurs, que la prééminence de la primauté du droit, accompagnée d’une conception nécessairement univoque du sens de la loi, faussent la perception que l’on se fait de l’évolution du droit administratif, ou plus généralement du droit public[109]. Il est même probable que ce qu’on appelle parfois le pluralisme interprétatif, celui instauré dans sa forme moderne au Canada par l’arrêt SCFP, a des racines historiques bien plus anciennes qu’on ne le croirait[110].

Il existe un type d’approches critiques que je qualifierais d’institutionnelles[111] et qui prônent un renforcement sous divers aspects du statut des décideurs administratifs — les conditions de leur sélection, de leur nomination et de leur renouvellement dans leurs fonctions, leur indépendance, leur sécurité d’emploi voire leur inamovibilité, les contrôles exercés sur leur compétence et sur la qualité de leur prestation comme décideurs, etc. Ces considérations ne sont pas négligeables et elles reçoivent aujourd’hui beaucoup plus d’attention qu’autrefois, ce qui est un progrès. Leurs effets conjugués sont cependant de conférer à ces décideurs des garanties qui les rapprochent inexorablement du statut des juges judiciaires et il y a de cela dans les transformations apportées par le législateur québécois depuis près de trois décennies[112]. Ce n’est sans doute pas une mauvaise chose en soi, mais ces transformations accélèrent le mouvement de judiciarisation et de juridicisation des fonctions, cette fois « de l’intérieur » de l’appareil gouvernemental. Je me demande si l’on ne sacrifie pas en contrepartie quelque chose d’autre qui mériterait d’être cultivé par ces mêmes décideurs. Ce ne sont d’ailleurs pas les approches critiques de ce genre qui retiennent le plus l’attention dans l’article de Daniel Mockle.

Si l’on laisse de côté les critiques franchement externes au droit public (le nom de Michel Miaille revient de nouveau ici à l’esprit), ou encore celles situées à sa grande périphérie, les critiques les plus porteuses sont probablement celles qui, usant lorsque c’est possible d’une lunette interdisciplinaire, permettent de voir en gros plan et de l’intérieur de l’Administration comment les décideurs, y compris les grands organismes de régulation, mènent leur action tout en s’efforçant de se conformer au droit. On peut effectuer de tels travaux en s’appuyant sur rien d’autre qu’une compréhension fine de l’environnement normatif dans lequel agissent ces décideurs — et si la jurisprudence judiciaire peut y figurer en bonne place[113] cela ne veut pas dire qu’elle y sera toujours mise à l’honneur[114]. Plus intéressantes encore, me semble-t-il, sont les perspectives empruntées à des disciplines voisines du droit et qui ont pour raison d’être d’assister l’Administration dans l’atteinte de ses objectifs. Une des contributions de l’ouvrage de Jacques Caillosse, selon Daniel Mockle, est de montrer « un espace normatif où des rationalités concurrentes sont en jeu, soit celles qui sont déjà multiples d’un droit administratif, de plus en plus hétérodoxe dans ses sources et ses modes de formation, par rapport aux impératifs issus des disciplines ayant pour objet les organisations »[115]. Les notions qui apparaissent alors dans le discours proviennent de l’analyse critique du droit (indétermination, désactivation, surdétermination, dénégation, etc.) et les thèmes exploités concernent la nouvelle gouvernance publique, la mondialisation, la science managériale, la performance, l’efficacité, l’évaluation de l’action, la transparence, la participation, et plusieurs autres encore. Autrement dit, on s’attaque enfin à ce qui paraît être la substance intime de l’action gouvernementale. Ces tendances sont relativement récentes. Elles me semblent plus prometteuses qu’un énième retour sur la primauté du droit et sur « la question de l’interprétation ». Depuis quelque temps déjà, des ouvrages classiques de droit administratif, antérieurement entendu ici au sens étroit de judicial review, s’ouvrent dans cette direction. Il n’y est pas nécessairement question de science managériale ou de recherches empiriques, mais une place généreuse est faite à l’administration, indépendamment du rôle des tribunaux[116]. Je crois qu’on devrait s’en féliciter.

Lorsqu’on regarde les choses de loin, le droit administratif français et le droit administratif canadien semblent avoir évolué sur des trajectoires inverses. Le droit français, historiquement, privilégiait l’intérêt général, mais il a glissé vers la base de la pyramide normative et vers les droits individuels, en raison de la place prépondérante qu’ils occupent aujourd’hui en droit européen. Le droit canadien, historiquement, se campait dans une posture de méfiance ombrageuse envers l’Exécutif, d’où une révision judicaire des décisions de l’Administration (ou des tribunaux administratifs) souvent peu amène à leur endroit, au nom des droits « sacrés » des justiciables. Le Mouvement Réaliste et les critiques des thèses de Dicey l’ont poussé vers le haut de la pyramide normative, là où rayonne l’intérêt général. Aussi, les tribunaux laissent-ils beaucoup plus qu’avant les coudées franches à l’Administration, et par une retenue qu’ils s’imposent à eux-mêmes. Mais en fin de compte, le dosage entre le général et le particulier paraît assez comparable, ce qui est une convergence. Sur bien des points plus spécifiques, on en observe d’autres. Ainsi, le développement du contentieux administratif en France comme au Canada doit beaucoup à la réforme moderne des voies de recours. Et les perspectives critiques sur le droit administratif apportent ici comme en France du nouveau d’un même genre. Mais les administrativistes canadiens ne peuvent qu’envier leur vis-à-vis français d’avoir échappé à la question de l’interprétation (ou de croire que ce fut le cas).

                                      

[1]     Christophe Jamin et Fabrice Melleray, Droit civil et droit administratif : Dialogue(s) sur un modèle doctrinal, Paris, Dalloz, 2018.

[2]     Sur le strict plan de la forme, je ne formulerais qu’un seul reproche à l’ouvrage : les index renvoient, non pas aux pages, mais aux cinquante-deux courriels qui le composent, dont certains, sinon la plupart, couvrent plusieurs pages. En relecture, il faut donc fouiller, ce qui est agaçant et fatigue la vue…

[3]     Ce prix est décerné conjointement en France par le Conseil constitutionnel et le Club des Juristes (voir « Prix du livre juridique et du livre de la pratique juridique, samedi 6 octobre 2018 » (10 octobre 2018), en ligne : Conseil constitutionnel <conseil-constitutionnel.fr> [perma.cc/GM55-XC9D]).

[4]     Après tout, l’arrêt Blanco, sur « la nécessité de concilier les droits de l’État avec les droits privés », et qui est souvent présenté comme l’arrêt fondateur du droit administratif moderne en France, fut rendu par le Tribunal des conflits, voir Trib conflits, 8 février 1873, Blanco, [1873] Recueil Lebon n00012.

[5]     On s’explique mieux, dans ces conditions, l’importance que revêt le filtre de la doctrine universitaire pour identifier et calibrer les arrêts importants.

[6]     France, Cour de cassation, « Rapport annuel 2017 » mai 2018 à la p 321, en ligne (pdf) : Cour de cassation <www.courdecassation.fr> [perma.cc/8NRB-95PB].

[7]     France, Conseil d’État, « Rapport public 2018 : Activité juridictionnelle et consultative des juridictions administratives en 2017 » 18 juin 2018 à la p 47, en ligne (pdf) : Conseil d’État <www.conseil-etat.fr> [perma.cc/4PW5-53XT].

[8]     Entre Valois v de Boucherville, [1929] RCS 234 à la p 263, 3 DLR 801 et Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68 au para 57, le Conseil d’État fait quatre brèves apparitions dans la jurisprudence de la Cour suprême. Elles ne sont pas toutes aussi lourdes de sens : celle de l’arrêt Valois, par exemple, se trouve dans un long extrait du Traité élémentaire de droit civil de Planiol, qui renvoie à un avis (consultatif, donc hors contentieux) du Conseil d’État du 12 août 1834… Le Conseil d’État de la Belgique et celui des Pays-Bas reçoivent eux aussi chacun une mention dans cette même jurisprudence.

[9]     Depuis l’arrêt Citizens’ and The Queen Ins Cos v Parsons, (1880) 4 SCR 215 à la p 267, 1880 CanLII 6, la jurisprudence de la Cour suprême du Canada contient plus d’une centaine de renvois aux arrêts de la Cour de cassation.

[10]    Ce sont les sections de l’intérieur, des finances, des travaux publics et de l’administration, ainsi que la section sociale et la section du rapport et des études —bref, une grosse cylindrée.

[11]    Supra note 7 à la p 385. Comme le précise un extrait d’une conférence donnée par Jean-Marc Sauvé, son vice-président : « Le Conseil d’État doit ainsi être saisi, avant leur délibération en Conseil des ministres, sur tous les projets de texte relevant du domaine de la loi qui sont élaborés à l’initiative du Gouvernement, c’est-à-dire les projets de loi, mais aussi les projets d’ordonnance » (Jean-Marc Sauvé, « Présentation du Conseil d’État », Séminaire des membres d’honneur de l’Académie des sciences et techniques comptables et financières, présentée à l’Académie des sciences et techniques comptables et financières, 25 janvier 2017 [non publiée], en ligne : Conseil d’État <www.conseil-etat.fr> [perma.cc/Q7UP-2MM8]).

[12]    TT Arvind et Lindsay Stirton, « The Curious Origins of Judicial Review » (2017) 133:1 Law Q Rev 91. Les auteurs mentionnent leur travail sur archives à la p 92.

[13]    R-U, Lord Chancellor’s Department, Report of the Committee on Administrative Tribunals and Enquiries (Cmnd 218), Londres, The Stationery Office, juillet 1957, mieux connu comme le Rapport Franks.

[14]    Voir Sir John Whyatt, A Report by Justice: The Citizen and the Administration: The Redress of Grievances, Londres, Stevens & Sons, 1961. Cela mènera à l’adoption du Parliamentary Commissioner Act 1967 (R-U). Pour une perspective américaine sur ce rapport, voir Kenneth Culp Davis, « Book Review » (1962) 75:6 Harv L Rev 1258. Davis fait un compte rendu mesuré quoique assez favorable de ce rapport; il lui reproche néanmoins de proposer une version édulcorée des modèles danois et suédois, dont il avait récemment vanté les mérites dans « Ombudsmen in America: Officers to Criticize Administrative Action » (1961) 109:8 U Pa L Rev 1057.

[15]    J.D.B. Mitchell était professeur de droit constitutionnel et de droit européen à l’Université d’Édimbourg. Arvind et Stirton écrivent, supra note 12 aux pp 98–99 : « Before 1688, the Privy Councils of Scotland and England had operated what Mitchell regarded as an embryonic form of administrative jurisdiction. Mitchell (in a memorandum jointly signed with J.A. Griffith [professeur de droit public à la London School of Economics]) now wrote to Lord Shackelton, Lord Privy Seal and first Minister for the Civil Service proposing that the Privy Council should be reconstituted along the lines of the French Conseil d’État. This idea, too, had surprisingly broad support. Dicey had in his later years come to question whether the ordinary courts might not, after all, be “the best body for adjudicating on the offences or the errors of civil servants”, speculating that a better solution might be something analogous to the Conseil d’État, a “body of men who combined official experience with legal knowledge and who were independent of the government of the day. Lawson [professeur de droit comparé à l’Université d’Oxford], similarly, suggested a court in which recently-retired permanent heads of department would sit as administrative judges along with justices of the Queen’s Bench Division. » [notes omises].

[16]    (R-U), 22 & 23 Geo V, c 4.

[17]    Quoique peu mise à contribution en droit public anglo-canadien. Un traité à la fois classique, et assez représentatif, celui de David Phillip Jones et Anne S de Villars, Principles of Administrative Law, 6e éd, Toronto, Carswell, 2014 aux pp 9–10, y consacre à peine plus d’une page, en bonne partie d’ailleurs sur l’évolution des brefs de prérogative. Deux autres auteures sont plus prolifiques dans un récent ouvrage collectif : Colleen M. Flood et Jennifer Dolling, « A Historical Map for Administrative Law: There Be Dragons » dans Colleen M Flood et Lorne Sossin, Administrative Law in Context, 3e éd, Toronto, Emond, 2018, ch 1 aux pp 2–41, mais elles mettent surtout l’accent sur la période postérieure à 1980. L’exposé le plus intéressant, en particulier par les sources qu’il rassemble, me semble être le précieux ouvrage de Pierre Issalys et du regretté Denis Lemieux, L’action gouvernementale : Précis de droit des institutions administratives, 3e éd, Cowansville (QC), Yvon Blais, 2009, dont tout le premier chapitre, spécialement aux pages 36 à 51, recèle une foule de renseignements révélateurs sur le cours des choses en histoire et en droit administratif canadien ou québécois.

[18]    Paris, Michel-Lévy Frères, 1871.

[19]    Qui lui vaudront d’être qualifié de bolchevique par Ripert… (voir Georges Ripert, « Abus ou relativité des droits — À propos de l’ouvrage de M. Josserand : de l’esprit des droits et de leur relativité, 1927 » (1929) 49 R critique législation jurisprudence 33; Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 28).

[20]    Voir ibid aux pp 24–28.

[21]    La critique du formalisme en France comme aux États-Unis se solde dans ce dernier pays par un recul durable de la dogmatique, alors qu’en France elle provoque un renouveau de la dogmatique (voir Philippe Jestaz et Christophe Jamin, La doctrine, Paris, Dalloz, 2004 aux pp 268–69). Voir aussi Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 72.

[22]    Voir Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 26.

[23]    Tel que cité dans ibid à la p 34.

[24]    Voir ibid aux pp 32–33.

[25]    Voir ibid à la p 72.

[26]    Son essai L’école de l’exégèse en droit civil : Les traits distinctifs de sa doctrine et de ses méthodes d’après la profession de foi de ses plus illustres représentants, 2e éd, Paris, E. de Broccard éditeur, 1924, y est pour beaucoup et l’on comprend facilement qu’en le publiant, Bonnecase ne se soit pas fait que des amis parmi ses collègues. Il aura contribué « largement à la création de la célèbre opposition entre École de l’Exégèse et École scientifique. […] Selon lui, la doctrine exégétique est fondée sur un culte du texte de la loi confondu avec le droit, la prédominance de l’intention du législateur dans l’interprétation de la loi, l’étatisme et le recours concomitant et illogique au droit naturel, ainsi que l’usage abusif de l’argument d’autorité. La méthode exégétique est, quant à elle, une analyse littérale et servile du Code civil. » (Nader Hakim, « bonnecase Joseph-Julien » dans Patrick Arabeyre, Jean-Louis Halpérin et Jacques Krynen, dir, Dictionnaire historique des juristes français (XIIe–XXe siècle), Paris, Presses Universitaires de France, 2015 à la p 139).

[27]    Certains furent par ailleurs à la fois de grands techniciens du droit et de grands résistants, comme Henri et Léon Mazeaud (voir Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 74).

[28]    Voir ibid à la p 69. On reprochait à Duverger un article paru en 1941 et commentant certaines lois de Vichy qui excluaient les juifs et les femmes mariées de la fonction publique. Duverger, qui a 23 ou 24 ans à l’époque, et qui est l’élève de Roger Bonnard, n’a pas encore obtenu son agrégation en droit. Cette publication eut des suites lointaines, dont un procès en diffamation où Duverger eut gain de cause. Il se défendit « en montrant que “la neutralité glaciale du juriste” masquait, dans son commentaire du statut des juifs, une prise de position doctrinale favorable à ces derniers » (voir Renaud Dorandeau, « La “terrible logique des sages”. Maurice Duverger : écritures biographiques et journalistiques » (1992) 5:4 Politix 136 à la p 137).

[29]    Voir Jamin et Melleray, supra note 1 aux pp 110, 237.

[30]    Tout le monde conserve en mémoire mai 68. Juin 68 fut la date de fondation du Syndicat de la magistrature en France. Que cet événement ait ouvert une nouvelle perspective critique sur le droit ne peut faire de doute. Pierre Lyon-Caen, petit-fils d’un premier président honoraire de la Cour de cassation, magistrat lui-même et membre fondateur du syndicat en question, répondait en ces termes à une question, peut-être orientée, sur « les nombreux et graves dysfonctionnements de la justice en France » : « Ils tiennent sans doute à la place de l’autorité judiciaire, en France, au sein de l’État et au sein de la nation. Au sein de l’État, la justice est traitée comme un service public ordinaire — sous réserve de quelques précautions de style — alors que la Constitution et la loi lui donnent une place à part. Conséquence de ce premier phénomène, au sein de la nation la justice apparaît trop souvent comme au service de la classe dominante au pouvoir et donc favorable aux nantis. […] Le Syndicat de la Magistrature sur ces deux plans s’est efforcé de dénoncer cette situation afin qu’il lui soit porté remède ». Voir Pierre Lyon-Caen, « L’expérience du Syndicat de la Magistrature : témoignage » (1981) 16 Pouvoirs 55 à la p 58.

[31]    Jamin et Melleray, supra note 1 aux pp 127–35.

[32]   Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 83.

[33]    Ibid aux pp 86, 91, 102.

[34]    Voir ibid à la p 157.

[35]    C’est Jean Foyer, privatiste, professeur de droit puis Garde des Sceaux sous le général de Gaulle, qui dénonce « les fanfarons de jurisprudence », qui déconseille la ratification de la CEDH qui « n’ajouterait rien au droit public des Français quant aux droits et libertés dont ils jouiss[ent] déjà» et pour qui le contrôle de la Cour de justice européenne est « injurieux pour nos hautes juridictions » (voir ibid à la p 142); c’est Jean Carbonnier qui parle d’une pulvérisation du droit en droits subjectifs, ou Gérard Cornu qui commente : « Invasion pléthorique et pullulante du droit français, dénaturation du système juridique, trouble du cours de la justice sont, on va le voir, les fruits amers de la primauté donnée à un droit exogène et à un juge de l’extérieur… Quelle langueur, quel ennui dans la référence lancinante aux art. 6 et 8 de la [CEDH]! » (voir ibid à la p 179). Les propos méprisants du Procureur général de la Cour de cassation, Jean-François Burgelin, tenus aussi tardivement qu’en 2004, dénotent une espèce d’exaspération envers la Cour européenne des droits de l’homme (voir ibid aux pp 175–76). Et que dire de François Terré qui publie trois ans plus tard « Un juge créateur de droit? Non merci! » (2007) 59 Archives philosophie D 305?

[36]    Voir Jamin et Melleray, supra note 1 aux pp 156–59, 162–63.

[37]    Voir ibid à la p 169.

[38]    Voir ibid  à la p 202.

[39]    Il en existe bien d’autres indices. Ainsi, le Procureur général de la Cour de cassation écrivait en 2004 dans le Recueil Dalloz : « l’Europe des droits de l’homme n’est qu’un bastion avancé de l’influence américaine dont la culture judiciaire est en train d’inonder le monde entier. L’européanisation n’est que le faux nez d’une mondialisation qui tend à nous submerger » (ibid à la p 176, citant Jean-François Burgelin, « La paille et la poutre » (2004) Droits 1249 à la p 1252). Quarante-sept ans auparavant, André Tunc, « marqué par le pragmatisme anglo-américain » qui lui venait d’un long séjour aux États-Unis (voir Xavier Blanc-Jouvan, « André Tunc (1910–1999) » (2000) 52:1 RIDC 5 à la p 7), publie au Recueil Dalloz un article intitulé « Sortir du néolithique –Recherche et enseignement dans les Facultés de droit » qui lui vaut un cinglante réplique de trois collègues, dont son aîné et comparatiste Henri Battifol (voir Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 116).

[40]    Ibid à la p 170.

[41]    Voir ibid, supra note 1 aux pp 154–55.

[42]    Professeur à la Faculté de droit de Nancy, beau-frère de François Geny dont il est proche, et « catholique ardent » qui rejoindra l’ordre des Dominicains après le décès de son épouse, Renard « s’insurge contre le positivisme juridique : l’essence du droit ne saurait être la norme que produit l’État ou les droits subjectifs dont peuvent se prévaloir les individus » (voir Grégoire Bigot, « renard Georges » dans Arabeyre, Halpérin et Krynen, supra note 26 à la p 862).

[43]    Voir Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 154.

[44]    « Le Huron au Palais-Royal ou réflexions naïves sur le recours pour excès de pouvoir » (1962) D Chron 37, reproduit dans André de Laubadère et al, Pages de doctrines, t 2, Paris, LGDJ, 1980 à la p 329.

[45]    Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 153.

[46]    Voir CE, 20 octobre 1989, Nicolo, [1989] Recueil Lebon no 108243. Par cet arrêt, le Conseil d’État effectuait un revirement de sa jurisprudence et consentait à examiner la compatibilité entre le Traité de Rome et une loi française qui lui était postérieure, estimant par ailleurs qu’en l’occurrence il n’y avait pas d’incompatibilité.

[47]    Voir Philippe Terneyre et Denys de Béchillon, « Le Conseil d’État, enfin juge! » (2007) 123:4 Pouvoirs 61. Ces deux auteurs signalent aussi, par exemple à la p 69, que le Conseil d’État s’est même doté dans sa jurisprudence du pouvoir de prononcer des nullités sous conditions suspensives (en somme, ce qu’on appelle en langue anglaise le prospective overruling).

[48]    Ibid à la p 62.

[49]    Voir Jamin et Melleray, supra note 1 aux pp 158–62.

[50]    Voir ibid à la p 47 : « la doctrine organique n’a pas besoin — ou estime ne pas avoir besoin — de la doctrine universitaire pour forger les cadres de sa réflexion ». Voir aussi ibid à la p 108.

[51]    Voir ibid à la p 138.

[52]    Voir ibid à la p 55.

[53]    Voir ibid aux pp 50–54.

[54]    5e éd, Paris, Pédone, 1929 à la p 54; Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 51.

[55]    Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 100.

[56]    Ibid à la p 42.

[57]    Voir par ex Terré, supra note 35.

[58]    Il s’agit chez eux d’un thème récurrent : voir Jamin et Melleray, supra note 1, notamment aux pp 6–8, 11–12, 26, 39, 89, 132, 200–01.

[59]    Commentant l’œuvre d’Édouard Laferrière, vice-président du Conseil d’État de 1886 à 1898 et auteur d’un Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux (Paris, Berger-Levrault et Cie, 1887), Fabrice Melleray écrit : « Laferrière a bien été le premier à proposer une présentation systématique de la matière ordonnée autour de la jurisprudence du Conseil d’État. […] Le droit administratif s’épargne ainsi la querelle de l’interprétation qui animera quelques années plus tard la doctrine civiliste » (voir Jamin et Melleray, supra note 1 aux pp 5–6). Plus loin, après avoir expliqué en quoi consistait la notion de « droit objectif » selon Léon Duguit, Fabrice Melleray ajoute : « Dans cette perspective, il ne peut y avoir comme chez les civilistes de “querelle de l’interprétation”. Le débat ne se pose même pas » (voir ibid à la p 23).

[60]    Répondant à Fabrice Melleray, Christophe Jamin écrit :

La “querelle de l’interprétation” dont tu parles vient de là : d’une situation différente de celle des publicistes qui n’ont pas l’équivalent du code. Je n’en disconviens pas. Mais derrière la question du code, il y a tout de même la question de la loi. Pas plus que les civilistes, les administrativistes ne partent de rien : le droit administratif est régi par une multitude de textes de tous acabits. Et puis surtout, les juristes de cette époque vivent dans un univers mental dominé par l’autorité absolue de la loi, au sens formel du terme (un acte voté par le Parlement) (voir Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 7).

[61]    Voir ibid à la p 17.

[62]    Ibid à la p 20.

[63]    Ibid à la p 45.

[64]    Ibid à la p 47.

[65]    Les professeurs Arvind et Stirton, supra note 12, écrivent en conclusion de leur article, à la p 116 :

… our administrative law has mostly done a poor job of articulating — except in very vague terms bordering on the vacuous — standards of good administration, which can usefully guide civil servants in the exercise of their public powers. … This problem, too, was well understood by the reformers, especially Mitchell [voir supra note 15]; yet a consequence of the modern approach is that it has remained unaddressed in modern doctrine. The effect on a department of being subject to a successful judicial review has been likened to being struck by lightning — random, unpredictable and destructive — but the effects in terms of improving the quality of administration are contestable.

On verra plus loin que les approches critiques du droit administratif ont peut-être vocation de combler ces lacunes.

[66]    Ce que j’ai déjà appelé ailleurs « le syndrome du sabot de Denver » : Yves-Marie Morissette, « Deux ou trois choses que je sais d’elle (la rationalité juridique) » (2000) 45:3 RD McGill 591 à la p 595.

[67]    Il est clair, quant à moi, qu’on ne peut l’aborder utilement sans regarder du côté de la théorie du droit. Voir Yves-Marie Morissette, « Peut-on interpréter ce qui est indéterminé? » dans Stéphane Beaulac et Mathieu Devinat, dir, Interpretatio non cessat : mélanges en l’honneur de Pierre-André Côté, Cowansville (QC), Yvon Blais, 2011, 9 aux pp 13–28.

[68]    Voir Anisminic Ltd v Foreign Compensation Commission (1967), [1967] 2 All ER 986 à la p 993, [1968] 2 QB 862 [Anisminic].

[69]    AV Dicey, « Lecture V. The Rule of Law: Its Nature » dans Lectures Introductory to the Study of the Law of the Constitution, Londres (R-U), Macmillan and Co, 1885.

[70]    Pour emprunter la traduction du préambule de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11.

[71]    Londres (R-U), Macmillan and Co, 1908.

[72]    Londres (R-U), Macmillan and Co, 1889.

[73]    Voir ibid aux pp 303–30.

[74]    Londres (R-U), Macmillan and Co, 1908 aux pp 328–405.

[75]    10e éd, Londres (R-U), Macmillan and Co, 1959 à la p cxlv (les italiques sont tirés de l’original). Cette édition inclut une introduction du constitutionnaliste ECS Wade à laquelle contribua le comparatiste FH Lawson aux pp xix–cxcviii).

[76]    Supra, note 15. Lui qui en 1885 niait l’existence d’un droit administratif en droit anglais publierait pourtant trente ans plus tard un article sur le sujet intitulé « The Development of Administrative Law in England » (1915) 31:2 Law Q Rev 148.

[77]    J’avais tenté de décrire ce qu’il en était dans « Rétrospective et prospective sur le contentieux administratif », (2008–09) 39:1–2 RDUS 1 aux pp 23–7, et je prenais soin de préciser à la note 62 que je m’efforçais de ne pas caricaturer la thèse de Dicey.

[78]    The Right Honourable Lord Hewart of Bury, The New Despotism, Londres (R-U), Ernest Benn, 1945 (cette dernière réimpression de l’édition originale parue en 1929 est disponible dans la banque Legal Classics de Heinonline). On décrit Hewart comme irascible, buté et rancunier, autant de traits de caractère qui ne conviennent guère à quiconque exerce des fonctions judiciaires voir Graeme Williams, A Short Book on Bad Judges, Londres, Wildy, Simmonds & Hill, 2013 aux pp 35 et s). Il n’était cependant pas le seul à tirer de Dicey les idées qu’il met en valeur dans son livre de 1929. Pour une version moins virulente de thèses semblables ou voisines, voir Sir Carleton Kemp Allen, Bureaucracy Triumphant, Oxford, Oxford University Press, 1931.

[79]    Hewart, supra note 78 à la p 37.

[80]    Ibid aux pp 103–42

[81]    Ibid à la p 42, où il écrit : « The Council of State, when it is exercising judicial as distinguished from administrative functions, acts by a Committee which is in many respects analogous to the Judicial Committee of the Privy Council, in the exercise of its jurisdiction to hear appeals from the Dominions and in Prize Causes. »

[82]    The Law and the Constitution, 5e éd, Londres (R-U), University of London Press, 1959.

[83]    Voir ibid aux pp 232–36, 305–17.

[84]    Ibid à la p 313.

[85]    Personnage presque de légende en droit administratif canadien, Willis était britannique d’origine et formé à Oxford et Harvard. Ne trouvant pas de travail à son retour en Angleterre, il accepte un poste à l’Université Dalhousie. Il enseignera dans d’autres facultés canadiennes avant de définitivement s’établir à l’Université de Toronto. Elle lui a consacré un numéro spécial de sa revue de droit en 2005, rassemblant dix-neuf articles sous le titre général : « Administrative Law Today: Culture, Ideas, Institutions, Processes, Values, Essays in Honour of John Willis » (2005) 55:3 UTLJ 311. Pour en savoir plus sur la carrière de Willis, voir Richard C B Risk, « My Continuing Legal Education » (2005) 55:3 UTLJ 313.

[86]    John Willis, « Three Approaches to Administrative Law: The Judicial, the Conceptual and the Functional » (1935) 1:1 UTLJ 53.

[87]    Notamment dans un article qu’il publia en fin de carrière, « Canadian Administrative Law in Retrospect » (1974) 24:2 UTLJ 225.

[88]    Son scepticisme à leur endroit fut provoqué, dira-t-il, par ses lectures de la preuve volumineuse entendue ou déposée lors d’enquêtes publiques sur le travail quotidien de divers services gouvernementaux. Il écrit dans une lettre : « With those descriptions in my mind, I could only sneer at the theology-ridden Lord Hewarts and C.K. Allens of the world who never looked beyond the conventional nostrum of the argle-bargle that passed for truth in their cloistered courtrooms » (Risk, supra note 85 à la p 330).

[89]    Voir Philip Girard, Bora Laskin: Bringing Law to Life, Toronto, University of Toronto Press, 2005. Le biographe de Laskin rappelle que, désireux de faire sa thèse de maîtrise avec Frankfurter, Laskin le sollicite et lui demande s’il accepterait de diriger une thèse sur le Ontario Municipal Board. Frankfurter lui répond : « Dear Laskin: you yourself should know whether this is worth doing. F.F. » [note omise] (voir ibid à la p 94). Mais Frankfurter dirigera finalement la thèse et Laskin « set his topic within the new literature on the rise of the administrative state and distanced himself from Diceyan ‘rule of law’ thought. » (ibid à la p 95).

[90]    Préfaçant un numéro spécial d’une revue consacrée au droit administratif, il dégaine sa plume. Voir Felix Frankfurter, « Foreword » (1938) 47:4 Yale LJ 515 à la p 517: « Traditional disregard of the existence of administrative law by bench and bar would have been sufficient restraint against its fruitful development. Unfortunately not only was it neglected, but, being deemed hostile to the Common Law, its very existence was denied. Few law books in modern times have had an influence comparable to that produced by the brilliant obfuscation of Dicey’s The Law of the Constitution. Thirty years later, in his Law and Opinion in England During the Nineteenth Century, Dicey himself demonstrated the sociological sterility of his earlier chapter on the “Rule of Law”. […] Generations of judges and lawyers were brought up in the mental climate of Dicey. Judgments, speeches in the House of Commons, letters to The Times, reflected and perpetuated Dicey’s misconception and myopia. The persistence of the misdirection that Dicey had given to the development of administrative law strikingly proves the elder Huxley’s observation that many a theory survives long after its brains are knocked out. As late as 1929 Lord Hewart attempted to give fresh life to the moribund unrealities of Dicey by garnishing them with alarm. »

[91]    Voir supra note 21 et texte correspondant.

[92]    Ontario, Royal Commission Inquiry Into Civil Rights, rapport n° 1, vol 1, Toronto, Queen’s Printer, 1968 (commissionnaire : James Chalmers McRuer).

[93]    Sa réaction ne se fit pas attendre et il la rendit publique dans « The McRuer Report: Lawyers’ Values and Civil Servants’ Values » (1968) 18:3 UTLJ 351, dont le premier paragraphe, incisif et belliqueux, dit ceci :

This brief, preliminary, and critical note on the parts of the McRuer report dealing with administrative law is written in a mood of irritated dissent. It will show cause against treating the report as if it were the Ten Commandments, engraved on tablets of stone and brought down by Moses himself from Mount Sinai — which is how the Toronto Globe and Mail, opposition members in the Ontario legislature and, to my own personal knowledge, many lawyers are treating it (ibid à la p 351).

[94]    Selon celui qui aujourd’hui est probablement le doyen du droit administratif canadien, il se dégage des travaux de Willis « a strong presumption that collective interests trump individual interests » et un « cult of civil service expertise » (voir David Mullan, « Willis v. McRuer: A Long-Overdue Replay with the Possibility of a Penalty Shoot-Out » (2005) 55:3 UTLJ 535 aux pp 572, 574). Roderick A. Macdonald, sûrement pas un apologiste du contrôle judiciaire, n’était pas non plus un admirateur de Willis, à qui il reprochait entre autres chose son ethnocentrisme (voir « Call-Centre Government: For the Rule of Law, Press # » (2005) 55:3 UTLJ 449, particulièrement aux pp 451–53, 492–95).

[95]    Voir Lorne Sossin, « From Neutrality to Compassion: The Place of Civil Service Values and Legal Norms in the Exercise of Administrative Discretion » (2005) 55:3 UTLJ 427 à la p 446. Un juge en exercice de la Cour suprême du Canada partageait d’ailleurs cet avis : voir Frank Iacobucci, « Articulating a Rational Standard of Review Doctrine: A Tribute to John Willis » (2001-02) 27:2 QLJ 859 aux pp 866, 868.

[96]    [1979] 2 RCS 227, 25 NBR (2e) 237 [SCFP].

[97]    [1988] 2 RCS 1048, 95 NR 161.

[98]    2008 CSC 9.

[99]    Voir Anisminic v Foreign Compensation Commission (1968), [1968] 2 AC 147, [1969] 2 WLR 163, infirmant le jugement de la Cour d’appel dans Anisminic, supra note 68. Pour ma part, j’ai toujours considéré que l’analyse de loin la plus pénétrante, et la plus réaliste aussi, du difficile problème de droit administratif que soulevait cette affaire est celle que Lord Diplock livra en Cour d’appel (voir ibid aux pp 992–6). La perspective réaliste est aussi décelable aux pp 1006–7.

[100] Voir notamment Metropolitan Life Insurance Co c International Union of Operating Engineers, [1970] RCS 425 à la p 435, 11 DLR (3e) 336.

[101] Voir Vavilov c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2018] 3 RCF 75, autorisation de pourvoi à la CSC accordée, 37748 (10 mai 2018) et Bell Canada c Canada (PG), [2018] 4 RCF 300, autorisations de pourvoi à la CSC accordée, 37896 (10 mai 2018).

[102] Rials écrivait : « Le monde des juristes, cerné par la question de l’interprétation, submergé si souvent par les surprises qu’elle lui réserve, ne semble pouvoir demeurer serein qu’en la refoulant. On ironise parfois sur la clarté incertaine des actes clairs. Il vaudrait mieux comprendre que la clarté fut l’une des grandes illusions modernes (moderne dans l’acception chronologique de ce terme qui prévaut chez les historiens) et que le maintien suffisant de cette illusion conditionne la possibilité non seulement d’expression légitime des juristes dogmaticiens des Facultés mais encore d’articulation cohérente du discours de ce qu’on appelle l’État de droit […] » (Stéphane Rials, « La démolition inachevée. Michel Troper, l’interprétation, le sujet et la survie des cadres intellectuels du positivisme néoclassique » (2003) 37 Droits 49 à la p 49 tel que cité dans Jamin et Melleray, supra note 1 à la p 201).

[103] À laquelle il faut maintenant ajouter la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (CE, [2012] JO, C 326/391) sur le sens et la portée de laquelle statue désormais la Cour de justice de l’Union européenne.

[104] Dans « L’internationalisation des droits de l’homme et le défi de la “contextualisation” » (2004) 53 RIEJ 63 à la p 79 il écrivait : « Les pratiques d’interprétation contextuelle marquent une importante rupture avec le formalisme juridique ayant caractérisé le siècle passé. Cette mutation du droit se vérifie là où on pourrait croire, avant examen de la question, qu’elle risquait moins de se produire. Malgré leur caractère universel et hautement abstrait — ou justement à cause de cela — les droits fondamentaux donnent lieu à une contextualisation de la norme qui, lorsqu’elle est assumée par le pouvoir judiciaire, se traduit par des pratiques interprétatives contextuelles sensibles au particulier et aux multiples intérêts et valeurs en présence. Ces pratiques ont l’avantage non négligeable de tirer un trait définitif sur le mythe du sens littéral des normes juridiques : le juge ne peut plus masquer son engagement intellectuel personnel derrière des prétentions d’objectivité donnant libre cours, dans les faits, à des prémisses interprétatives cachées. »

[105] « Les approches critiques du droit administratif » (2016) 57:3 C de D 497. Le point de départ de la réflexion de l’auteur est l’ouvrage de Jacques Caillosse, L’État du droit administratif, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, Lextenso, 2015.

[106] Jamin et Mellerey, supra note 1 à la p 214.

[107] Tom Bingham, The Rule of Law, Londres (R-U), Penguin Books, 2010, qui conclut en disant, à la p 174, que dans un monde où les multiples formes de la diversité deviennent sans cesse de plus en plus nombreuses et se côtoient de plus en plus près, cette idée est désormais « the nearest we are likely to approach to a universal secular religion ». Un aphorisme tiré de la correspondance de Romain Rolland pourrait donner le ton ici : « La vérité n’est pas derrière nous, comme une position conquise, à maintenir coûte que coûte : elle est devant — à conquérir éternellement. » (voir Jean-Kely Paulhan, « Recension de Romain Rolland : Journal de Vézelay 1938-1944, Paris, Bartillat, 2012 » (2016) 154 Commentaire 457 à la p 457).

[108] Voir par ex Albert Abel, « The Dramatis Personae of Administrative Law » (1972) 10:1 OHLJ 61, H W Arthurs, « Rethinking Administrative Law: A Slightly Dicey Business » (1979) 17:1 OHLJ 1 et « Jonah and the Whale: The Appearance, Disappearance and Reappearance of Administrative Law » (1980) 30:3 UTLJ 225 [Arthurs, « Jonah »]. Voir aussi Allan C Hutchinson, « The Rise and Ruse of Administrative Law and Scholarship » (1985) 48:4 Mod L R 293.

[109] C’est en partie le propos de Harry Arthurs dans Jonah, supra note 108, qui montre que, si l’on retrace  l’évolution du droit administratif au XIXe siècle, on voit qu’il en existait bien un et qu’il était largement autonome. Il conclut à la p 237 : « … like Jonah, administrative law would ultimately emerge from the belly of the common law, chastened, no doubt, but eager to resume its onward journey ».

[110] Ainsi, Kevin M Stack, dans « Overcoming Dicey in Administrative Law » (2018) 68:2 UTLJ 293, recensant deux ouvrages récents (Matthew Lewans, Administrative Law and Judicial Deference, Oxford, Hart, 2016 et Adrian Vermeule, Law’s Abnegation: From Law’s Empire to the Administrative State, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2016), montre que l’idée de retenue judiciaire était déjà apparue il y a très longtemps dans un article remarqué de James Bradley Thayer, « Origin and Scope of the American Doctrine of Constitutional Law » (1893) 7:3 Harv L Rev 129. Thayer soutenait que le principe de la séparation des pouvoirs implique qu’un corps investi d’un pouvoir de légiférer sur tel ou tel sujet doit se voir reconnaître par les tribunaux une marge de manœuvre. Il écrivait : « there is often a range of choice and judgment … and … whatever choice is rational is constitutional » (ibid à la p 144). Stack observe : « This Thayerian seed of legal pluralism, Lewans shows, flowers in the jurisprudence of Oliver Wendell Holmes, Louis Brandeis, and Felix Frankfurter into judicial deference to agencies » (supra note 110 à la p 298). Lewans comme Vermeule, ajoute-t-il, « [b]oth reject the idea that courts have a monopoly over the power to interpret the law » (ibid à la p 311).

[111] Un bon exemple en est Ron Ellis, Unjust by Design: Canada’s Administrative Justice System, Vancouver, UBC Press, 2013. L’auteur vante plusieurs caractéristiques du système québécois de justice administrative qu’il souhaiterait voir reproduites ailleurs à la p 27 (sur ce qui distingue le Québec) et aux pp 231–82 (sur les réformes qu’il suggère). Un autre bon exemple est l’ouvrage de Pierre Noreau et al, La justice administrative : entre indépendance et responsabilité :Jalons pour la création d’un régime commun des décideurs administratifs indépendants, Cowansville (QC), Yvon Blais, 2014. Certains constats empiriques des auteurs, aux p XXX, XXXIII, dressent un tableau plus sombre que celui d’Ellis.

[112] France Houle en fait le bilan dans « A Brief Historical Account of the Reforms to the Administrative Justice System in the Province of Québec » (2009) 22:1 CJALP 47.

[113] Un classique du genre, qui tentait de replacer le droit administratif dans son contexte d’ensemble, et qui parut pour la première fois en 1984, est l’ouvrage de Carol Harlow et Richard Rawling, Law and Administration, 3e éd, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, où les auteurs font appel à divers travaux empiriques.

[114] J’entends par là certains travaux comme ceux de Hudson Janisch, « The Relationship Between Governments and Independent Regulatory Agencies: Will We Ever Get It Right? » (2012) 49:4 Alta L Rev 767 ou « Regulation and Challenge of Broadband Telecommunications: Back to the Future » (2012) 49:4 Alta L Rev 785.

[115] Supra, note 105 à la p 515.

[116] Un classique comme l’ouvrage de Paul Craig, Administrative Law, 8e éd, Londres, Sweet & Maxwell, 2016, consacre maintenant de longs développements à l’histoire du système administratif, aux organismes gouvernementaux relevant ou non de ministères (ainsi que la sélection et la gestion de leurs personnels), aux marchés publics, aux collectivités locales, à l’accès à l’information, au Parliamentary Commissioner, aux tribunaux administratifs considérés de l’intérieur et à la réglementation de la concurrence. D’autres auteurs font de même : voir par ex Timothy Endicott, Administrative Law, 2e éd, Oxford, Oxford University Press, 2011.